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-406 : Mort de Sophocle

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Socrate

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Socrate


Les études sur Socrate s’attardent généralement sur le contenu réel ou supposé de son enseignement. Pour notre part, dans notre propre étude sur Socrate, une fois n’est pas coutume, nous choisissons de mettre entre parenthèse la méthode de Proust et d’utiliser la méthode de Sainte-Beuve : au lieu d’analyser l’œuvre pour comprendre l’homme, nous analyserons l’homme pour comprendre l’œuvre. Car la vie de l’homme Socrate est effectivement très éclairante, et permet de mieux saisir sa démarche intellectuelle.


Comme Sophocle une génération plus tôt, Socrate né vers -470 (lors de son procès en -399, il dit "comparaître pour la première fois de [sa] vie devant un tribunal à plus de soixante-dix ans", selon Platon, Apologie de Socrate 17d) est issu de la classe moyenne athénienne, qui a bien profité de l’hégémonie athénienne sur la Méditerranée orientale dans la première moitié du Vème siècle av. J.-C. La mère de Socrate est sage-femme ("Ignores-tu, ô innocent, que je suis fils d’une sage-femme réputée, Phainarétè ? […] Sais-tu que je pratique moi-même cette activité ? […] Sache que cela est bien vrai", Platon, Théétète 149a), elle a engendré un autre fils nommé "Patrocle" avec un homme qui n’est pas le père de Socrate, sur lequel nous ne savons rien ("“Patrocle est donc ton frère ?” [c’est Dionysodoros qui s’adresse à Socrate] “Oui, frère de mère, non de père” “Il est ton frère, sans l’être ?” “Il n’est pas mon frère car son père s’appelait « Chairédèmos », alors que le mien s’appelle « Sophroniskos »”", Platon, Euthydème 297e). Le père de Socrate, nommé "Sophroniskos", est tailleur de pierres ("Socrate, fils du tailleur de pierre Sophroniskos et de la sage-femme Phainarétè, comme l’atteste Platon dans son Théétète, était Athénien, du dème d’Alopekè" Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.18). L’historien Douris de Samos dit que Sophroniskos est un ancien esclave, qui doit son affranchissement à son art, mais cette déclaration est douteuse car Douris écrit longtemps après les faits (il vit au début de l’ère hellénistique, au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C.) et surtout ses propos sur son île natale et sur Athènes sont souvent tendancieux. Une petite base d’environ vingt centimètres de haut sur dix centimètres de long et dix centimètres de large, ayant servi de socle à une statuette aujourd’hui disparue (un trou dans cette base accueillait la cheville fixant la statuette disparue), comporte une légende référencée 805 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques mentionnant le nom "Sophroniskos/Sofron…skoj" : peut-être que ce socle supportait l’une des œuvres du père de Socrate ? Dans le dialogue Lachès de Platon, datant de la fin de la deuxième guerre du Péloponnèse, après la bataille de Délion en -424, on apprend incidemment que Sophroniskos est ami avec Lysimachos fils d’Aristide ("Le souvenir de ton père [Sophroniskos] garantit notre amitié [c’est le vieux Lysimachos qui parle à Socrate]. Lui et moi avons toujours été bons camarades et amis, et il est mort avant que nous ayons eu un démêlé", Platon, Lachès 180e) : c’est en souvenir de cette ancienne amitié que, toujours selon le dialogue Lachès de Platon, le vieux Lysimachos vers -424 voudra confier l’éducation de son propre fils Aristide le Jeune à Socrate. Selon plusieurs auteurs antiques, Socrate apprend le métier de sculpteur auprès de son père. Dans sa Description de la Grèce, guide touristique recensant tous les monuments que le voyageur peut admirer en Grèce à son époque, au IIème siècle, le géographe Pausanias signale un groupe de statues représentant les Charites (déesses de la séduction, de la beauté, de la fécondité) près des Propylées, à l’entrée de l’Acropole à Athènes, qui, selon la rumeur, ont été réalisées par l’adolescent Socrate du temps où il exerçait la sculpture auprès de son père ("Près de l’entrée de l’Acropole, on trouve la statue d’Hermès des Propylées, et les Charites dont on dit qu’elles sont l’œuvre de Socrate fils de Sophroniskos", Pausanias, Description de la Grèce, I, 22.8). Diogène Laërce, au IIIème siècle, dit que ces Charites sont encore visibles à son époque plus tardive ("Douris prétend que [Socrate] fut esclave et exerça le métier de tailleur de pierres. On dit que les Charites qui sont représentées vêtues, à l’Acropole, sont de lui. Timon [de Phlionte, Athénien ruiné et ayant coupé tout contact avec ses concitoyens et ayant sombré dans une mélancolie acide après son revers de fortune, que nous avons évoqué incidemment dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse] dit sur ce sujet dans ses Railleries/S…lloi : “C’est d’eux que descend ce tailleur de pierres, ce raisonneur légiste, cet enchanteur de la Grèce, ce subtil discuteur, ce railleur, cet imposteur pédant, cet Attique raffiné”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.19). Suidas au Moyen Age dit encore la même chose ("Fils de Sophroniskos tailleur de pierre, et, comme mère, de Phainarétè sage-femme. Au début, il fut aussi tailleur de pierre, on dit qu’il a réalisé les Charites à Athènes", Suidas, Lexicographie, Socrate S829).


Dans le contexte économique athénien du deuxième quart du Vème siècle av. J.-C., alors que Thémistocle, puis Cimon, puis Périclès, commandent des grands travaux pour la gloire d’Athènes (dont la construction du Parthénon et les Propylées), les tailleurs de pierres sont très sollicités. Sophroniskos gagne bien sa vie. Et son fils Socrate bénéficie de cette aisance socio-économique. Comme tous les fils issus de milieu moyen, il se satisfait difficilement de la succession paternelle et aspire à davantage. Il est aidé par l’orientation progressiste du régime démocratique. Primo, l’hégémonie militaire d’Athènes a favorisé l’essor d’un système d’assistanat qui, alimenté par les calculs électoralistes des dirigeants, incite peu à peu la masse à préférer l’inaction au travail, parce qu’on gagne davantage par ce système d’assistanat quasi inconditionnel (notamment la délivrance du theorikon et du dikastikon) que par la nécessité de se lever tous les matins à six heures pour aller peiner aux champs ou à l’atelier afin de réaliser des produits vendus à perte sur l’agora puisqu’ils sont concurrencés par des produits identiques moins chers amenés de Chypre, d’Ionie ou d’Ukraine par des spéculateurs. Le jeune Socrate peut donc quitter de plus en plus souvent l’atelier de son père pour aller satisfaire ses pulsions dans Athènes : son improductivité est palliée par les mesures avantageuses gouvernementales. Secundo, le désir naturel de savoir dégénère en un plaisir de la contradiction, qu’utilisent les politiciens pour gagner ou conserver des magistratures, et les citoyens ordinaires pour gagner des procès et arrondir leurs fins de mois. Socrate a donc tout loisir de se former auprès des experts en rhétorique et en maniement des lois pour rétorquer à quiconque lui reproche sa dissipation, dont probablement son père qui le voit de moins en moins souvent à l’atelier (comme Strepsiade qui reproche à son fils Phidippide de dilapider le patrimoine familial dans Les Nuées d’Aristophane). L’adolescence de Socrate est révélée indirectement par Cicéron, qui évoque à deux reprises un personnage nommé "Zopyre", probablement le même Zopyre d’origine thrace que Socrate mentionne incidemment comme un des esclaves de Périclès et un des précepteurs d’Alcibiade ("Toi, ô Alcibiade, Périclès t’a donné pour précepteur celui de ses esclaves que sa vieillesse rendait incapable de tout autre emploi, Zopyre le Thrace", Platon, Premier Alcibiade 122a-b), le même Zopyre auquel Phédon a consacré un dialogue homonyme Zopyre aujourd’hui perdu (cité par Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.105 ; Cicéron a peut-être puisé dans ce dialogue de Phédon, qui existait encore au Ier siècle av. J.-C.). Ce Zopyre prétendait deviner la nature d’un individu en analysant les traits de son visage, tel les physiognomonistes plus tard au XIXème siècle. Un jour, il observe le visage de Socrate adulte et déclare que celui-ci est intellectuellement déficient et lubrique. Les auditeurs éclatent de rire, car cette description ne correspond pas à l’image qu’ils ont de Socrate. Mais Socrate lui-même approuve Zopyre en avouant que dans son adolescence il souffrait en effet de ses manques intellectuels et qu’il s’adonnait à toutes sortes de vices, et que la volonté, la raison, les apprentissages, lui ont permis de corriger ces tares originelles ("Souvenons-nous du jugement que porta un jour sur Socrate le physionomiste Zopyre, qui prétendait connaître le tempérament et le caractère des hommes en observant simplement le corps, les yeux, le visage, le front : il déclara que Socrate était un sot et un niais, parce qu’il n’avait pas la gorge concave et parce que tous ses organes étaient fermés et bouchés, il ajouta même que Socrate aimait beaucoup les femmes, ce qui provoqua le rire d’Alcibiade", Cicéron, Du destin 5 ; "Zopyre, qui prétendait révéler sa nature [à Socrate] en l’examinant devant une nombreuse assemblée, énuméra les vices qu’il découvrit en lui, et chacun commença à rire parce qu’ils ne semblaient pas refléter Socrate, mais celui-ci le sauva en disant qu’il était porté vers tous ces vices et s’en guérissait grâce à la raison", Cicéron, Tusculanes IV.37).


L’adolescent Socrate n’a pas besoin de voyager pour satisfaire sa soif de savoir et d’élévation intellectuelle, car Athènes est alors ce que Paris sera au XIXème siècle : tous les grands savants du Vème siècle av. J.-C. sont présents dans la cité, capitale intellectuelle et artistique internationale. Socrate fréquente le plus remarquable d’entre eux, le philosophe Anaxagore de Clazomènes jusqu’à sa condamnation et son bannissement on-ne-sait-quand au milieu du siècle (sur ce sujet, nous renvoyons à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Après le bannissement d’Anaxagore, Socrate s’attache au physicien Archélaos de Milet dont, selon Aristoxène de Tarente, il devient le giton. Le même Aristoxène dit que Socrate a fréquenté Anaxagore non pas directement, mais par l’intermédiaire d’Archélaos ("[Socrate] se consacra à la philosophie après avoir entendu Anaxagore de Clazomènes, puis Damon, puis Archélaos. Aristoxène dit qu’il a d’abord écouté Archélaos, ajoutant qu’il en était le giton, mais Porphyre [de Tyr, philosophe platonicien au tournant des IIIème et IVème siècles] dans son Histoire de la philosophie dit que leur désir ardent est resté sans faute ["¢dik»matoj cwr…j"]", Suidas, Lexicographie, Socrate S829 ; "Socrate fut disciple d’Anaxagore selon certains, et aussi de Damon selon [Cornelius] Alexandre [Polyhistor] [historien du Ier siècle av. J.-C.] dans ses Successions. Après la condamnation d’Anaxagore, il s’attacha à Archélaos le physicien, dont Aristoxène dit qu’il fut le giton", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.19 ; "[Anaxagore] transporta son enseignement d’Ionie à Athènes. Lui succéda Archélaos, dont Socrate fut l’élève. Mais “ce tailleur de pierres, ce raisonneur légiste, cet enchanteur de la Grèce”, comme dit Timon dans ses Railleries, quitta son maître : Socrate en effet abandonna les sciences physiques pour la morale", Clément d’Alexandrie, Stromates I.14). Aristoxène est un philosophe aristotélicien du IVème siècle av. J.-C. qui n’a pas digéré le fait qu’après la mort d’Aristote en -322 la direction du Lycée a été confiée à Théophraste plutôt qu’à lui-même, il en a conçu un vif ressenti à l’encontre des Athéniens en général, notamment à l’encontre de Socrate auquel il a consacré un livre plein de fiel, qui n’a pas survécu, son propos sur la relation entre le jeune Socrate et son nouveau maître Archélaos semble donc malintentionné. Néanmoins le tragédien et chroniqueur Ion de Chio, contemporain de Socrate, dit bien que ce dernier accompagne Archélaos dans un voyage à Samos, sans en préciser la raison ("Ion de Chio dit que dans sa jeunesse [Socrate] effectua un voyage à Samos avec Archélaos", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.23). On ignore par ailleurs comment Socrate entre en contact avec l’énigmatique Damon. Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons vu que ce Damon est "apparenté/genomšnoj" à une Alcméonide nommée "Agaristé" dénonçant les agissements d’Alcibiade en -415 (selon Andocide, Sur les Mystères 16), et nous avons supposé que cette "Agaristé" a certainement un rapport avec la mère homonyme de Périclès, ce qui expliquerait que Damon est devenu le précepteur de Périclès après la mort de son père Xanthippos (jusqu’à sa mort au début de la guerre du Péloponnèse, Périclès continue à solliciter les conseils de Damon : "[Périclès] n’est pas devenu habile par lui-même, il a commercé avec plusieurs hommes, comme Pythoclidès [de Kéos, musicien pythagoricien de la première moitié du Vème siècle av. J.-C., maître d’Agathoclès, lui-même maître de Damon, selon un scholiaste anonyme] et Anaxagore, et encore aujourd’hui, malgré son âge avancé, il continue à fréquenter Damon afin de s’instruire", Platon, Premier Alcibiade 118c). Damon exerce officiellement la profession de musicien, mais, à l’instar de son maître Agathoclès, et de Pythoclidès le maître d’Agathoclès, il utilise la musique pour orienter officieusement les décisions politiques de son élève Périclès, comme le trahit un de ses enseignements rapporté par Socrate ("“Chaque fois que les modes musicaux sont ébranlés, les lois politiques les plus hautes sont aussi ébranlées”, disait Damon, et c’est aussi mon opinion", Platon, La République 424c ; aux paragraphes 400b-c dans le même dialogue La République, daté vers -430, Socrate expose longuement en quoi, selon Damon, certains rythmes musicaux provoquent l’asservissement tandis que d’autres favorisent la liberté, et il se sert de ces principes musicaux de Damon pour affiner son modèle politique idéal ; Socrate fréquentera Damon longtemps après la mort de Périclès puisqu’on apprend incidemment qu’il lui envoie le fils de Nicias comme élève, selon le dialogue Lachès daté après la bataille de Délion en -424 ["[Socrate] m’a procuré [c’est Nicias qui s’adresse à Lysimachos l’Ancien] un maître de musique pour mon fils : Damon, élève d’Agathoclès, très réputé dans son art et dans tous les autres, parfaitement capable de donner d’excellentes leçons à des jeunes gens", Platon, Lachès 180c-d]). Protagoras, dernier grand philosophe du Vème siècle av. J.-C., que Socrate fréquente aussi, n’est pas dupe du discours apparemment musical de Damon, qui cache en réalité des ambitions de pouvoir personnel sur la masse ("Je prétends que l’art sophistique est très ancien, mais que ceux qui y ont recouru par le passé le cachaient derrière le voile de la poésie, comme Homère, Hésiode et Simonide, ou le voile des sanctifications et des prophéties, comme Orphée et Musée, ou le voile de la gymnastique, comme Ikkos de Tarente, et ce procédé est encore utilisé par les grands sophistes d’aujourd’hui, comme le Mégarien Hérodicos de Sélybrie, ou ceux qui s’enveloppent du charme de la musique comme l’habile sophiste Agathoclès, et Pythoclidès de Kéos, et beaucoup d’autres. Tous ces personnages se sont couverts du manteau des Arts pour se prémunir des envieux. Je ne veux pas les suivre. Parce qu’ils n’ont pas fait ce qu’ils voulaient faire, ils n’ont pas réussi à se dissimuler aux yeux des notables de la cité, or c’est contre ceux-là qu’ils ont employé cet artifice (et non pas contre le peuple qui ne voit généralement rien et qui suit ses gouvernants). Rien n’est plus néfaste qu’être découvert quand on veut se cacher. Cela suscite des ennemis en masse, rend suspect, et même fourbe. Moi, je veux prendre le chemin opposé : j’enseigne ouvertement et je me déclare sophiste. Car je pense que la meilleure de toutes les finesses, c’est ne pas en avoir. J’aime mieux me montrer qu’être démasqué", Platon, Protagoras 316d-317b). Contrairement à ses maîtres autant qu’à ses futurs élèves, Socrate ne laisse aucune œuvre écrite, philosophique ou littéraire. Lors de son séjour en prison, juste avant sa condamnation à mort en -399, il se livre soudain à l’écriture, au grand étonnement de ses élèves ("Par Zeus, ô Socrate, dit [Cébès], […] à propos de tes poésies sur les fables d’Esope et ton prélude pour Apollon, plusieurs personnes m’ont demandé, dont Evènos récemment, d’où t’est venue cette idée, pourquoi tu composes des vers depuis que tu es ici, alors que tu n’en as jamais composés jusqu’à maintenant", Platon, Phédon 60c-d) : il leur répond que cette activité relève davantage de la louange aux dieux dans l’attente de son exécution, que d’une remise en cause de son amour de la philosophie orale ("Dans ma vie passée, j’ai eu un rêve récurrent, sous une forme ou sous une autre, mais me disant toujours : “O Socrate, cultive la musique et la poésie”. Jusqu’à présent je croyais œuvrer dans ce sens, je pensais que ce rêve m’excitait dans ma tâche comme on encourage un coureur, convaincu que la philosophie que je pratique constitue la plus haute musique. Mais depuis mon procès, et maintenant que ma mort dépend de la fête du dieu [les exécutions capitales sont suspendues pendant la fête d’Apollon de Délos], je me dis que ce rêve m’incite peut-être à me livrer à la musique ordinaire, et que je ne dois pas désobéir, je dois décharger mon âme en composant des poèmes tel que mon rêve me l’ordonne. Voilà pourquoi j’ai réalisé le poème en l’honneur du dieu [Apollon] célébré actuellement. Ensuite, j’ai pensé devoir renoncer aux discours et composer des fictions, mais comme je n’ai aucun talent dans ce domaine je me suis porté vers les premières fables d’Esope que je connais par cœur et je les ai mis en vers", Platon, Phédon 60e-61b ; "Après un rêve, Socrate entreprit de composer des vers. Mais comme il avait combattu toute sa vie pour la vérité contre les fictions, ses poèmes furent médiocres. Alors il résolut de traduire en vers les fables d’Esope, et se convainquit que la poésie implique une part de fiction", Plutarque, Comment lire les poètes 16c ; "Certains prétendent que [Socrate] composa un péan commençant par : “Apollon de Délos, salut, et toi aussi Artémis, enfants illustres”, mais Dionysodoros dit que ce péan n’est pas de lui. On raconte aussi qu’il composa une fable assez médiocre imitant celles d’Esope, commençant ainsi : “Esope conseilla un jour aux magistrats de Corinthe de ne pas confier le jugement de la vertu à la sagesse populaire”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.42 ; "[Socrate] n’a laissé aucun écrit, sauf, selon certains, un hymne à Apollon et Artémis et une version épique des fables d’Esope", Suidas, Lexicographie, Socrate S829).


Le Protagoras de Platon, rapportant un dialogue entre Protagoras et Socrate avant -429 (puisque les deux fils de Périclès morts de typhoïde cette année-là sont présents dans ce dialogue), où Socrate peine à s’imposer à son interlocuteur, semble constituer l’ultime étape de la formation intellectuelle de Socrate. Car Socrate est très déçu par les savants qu’il fréquente. Il découvre que derrière leurs certitudes apparentes, ceux-ci en réalité ne sont sûrs de rien. Il est allé vers eux pour apprendre et s’élever, et il a vite compris qu’au pire ils recourent à leurs maigres connaissances pour manipuler les foules et conquérir des postes politiques (comme Damon), au mieux ils avancent des hypothèses très fragiles, ou mal étayées scientifiquement même quand elles sont pertinentes, qui ne les transcendent pas davantage que la masse du peuple (comme Anaxagore et Archélaos : "Un jour j’ai entendu quelqu’un ayant lu un livre d’Anaxagore, dire que le Noos est l’organisateur et la cause de toute chose. Cette idée me ravit. Je me dis que le Noos à l’origine de tout est parfait, qu’il organise tout et dispose chaque chose à la meilleure place, que pour découvrir la cause de chaque chose qui naît, vit et meurt on doit simplement chercher quelle est la meilleure manière pour elle d’exister, de se développer et d’agir, et que, selon ce raisonnement, chaque homme doit examiner le meilleur et la perfection pour lui-même et pour les autres, et découvrir le pire par la démarche inverse. Fort de ces réflexions, je me réjouis d’avoir trouvé en Anaxagore un maître intime pour m’enseigner la cause de tout. Je pensais qu’il m’apprendrait d’abord si la Terre est plate ou ronde, qu’après cela il m’expliquerait la cause et la nécessité de cette forme, selon le principe du mieux, et si la Terre est au centre du monde en me prouvant que cela est aussi le mieux pour elle. S’il me démontrait cela, j’étais disposé à ne plus m’interroger sur les origines. Sur le Soleil, sur la Lune et les autres astres, mêmes questions, je voulais savoir le mieux pour chaque corps afin de comprendre sa vitesse, ses changements de direction et tout autre accident qu’il subit ou impose aux autres. Après avoir affirmé que les choses sont gouvernées par la nécessité du Noos, je ne pensais pas qu’il pût invoquer d’autres causes. Je pensais qu’en assignant leur raison à la fois à chacune de ces choses et à toutes, il m’expliquerait en détail et à peu de prix le mieux pour chacune et le bien commun pour toutes. Je m’empressai de le lire, aussi vite que possible afin d’apprendre le meilleur et le pire. Je ne tardai pas, ô mon ami, à tomber de ma haute espérance. En avançant dans ma lecture, je vis un homme qui néglige le Noos et donne à l’ordre du monde non pas des causes réelles mais l’air, l’éther, l’eau et beaucoup d’autres étrangetés. C’était comme dire que Socrate fait tout par le Noos mais, pour essayer d’expliquer chacune de ses actions, que si celui-ci est assis dans tel endroit c’est parce que son corps est constitué d’os et de muscles, que les os sont durs et ont des jointures qui les séparent, que les muscles grâce à leur capacité à se tendre et se détendre enveloppent les os avec les chairs et la peau qui les renferme, que les os oscillent dans leurs jointures et les muscles se tendent et se détendent afin de plier les membres, et cela expliquerait pourquoi je suis assis ici les jambes pliées", Platon, Phédon 97b-98d). A la fin de sa vie, juste avant son exécution en -399, Socrate rapporte à son élève Cébès le dépit qu’il a ressenti dans sa jeunesse en découvrant l’impossibilité des scientifiques à s’accorder entre eux, leurs doutes permanents, leur incapacité à donner aux individus des principes fondamentaux pour créer un monde meilleur, ou simplement à maintenir les principes inventés par les individus au fil du temps pour ne pas aggraver le monde existant ("Dans ma jeunesse, ô Cébès, j’ai conçu un grand désir pour la science dite “physique”, parce que je croyais qu’elle donnait une cause à chaque chose, une finalité et un sens. Je m’agitais dans toutes les directions en posant des questions du genre : “Les animaux sont-ils apparus d’une altération du froid et du chaud, comme disent certains ? Notre pensée vient-elle du sang, ou de l’air, ou du feu ? Si non, est-ce le cerveau qui crée les sensations de l’ouïe, de la vue, de l’odorat ? Est-ce de ces sensations que naissent la mémoire et l’opinion, qui à leur tour engendrent le savoir quand elles s’apaisent ? Et pourquoi tout se corrompt en permanence dans le ciel et sur la terre ?”. Et j’ai compris mon incapacité à appréhender ces mystères. Je t’en donne une preuve frappante : auparavant j’avais quelques connaissances, du moins par rapport à moi-même et aux autres, eh bien ! mes réflexions m’ont rendu aveugle, j’ai désappris tout ce que je croyais savoir", Platon, Phédon 96a-d ; "Je n’arrive même plus à savoir si, quand on ajoute un à un, deux s’obtient par l’apport du premier un au second, ou par l’ajout du second un au premier, ou par l’addition de celui-ci et celui-là. Je suis étonné de voir que, quand chaque un est séparé, ils se sont pas deux, mais que, dès que celui-ci et celui-là se rapprochent, ils deviennent deux en raison de ce rapprochement. Je n’arrive plus à comprendre aussi comment, quand on coupe un, le fait de séparer crée deux, car cela contredit l’expérience précédente : avant celui-ci et celui-là donnaient deux en se réunissant, et maintenant deux s’obtient en séparant celui-ci et celui-là", Platon, Phédon 96e-97b). Il déduit que les soi-disant "savants" de son temps ne sont pas plus savants que lui ("[Socrate] dissuadait de trop s’interroger sur les corps célestes et sur les lois divines auxquels ils obéissent, estimant qu’elles sont impénétrables aux hommes, et qu’on fâche les dieux en sondant des mystères qu’ils ne veulent pas nous révéler. Il disait qu’on risque de perdre la raison en s’enfonçant dans les spéculations, comme l’avait perdue Anaxagore avec ses amples raisonnements pour expliquer les mécanismes des dieux. Celui-ci affirmait que le Soleil est semblable à un feu, mais les hommes regardent facilement le feu alors qu’ils ne peuvent pas regarder directement le Soleil, les rayons du Soleil noircissent la peau alors que le feu ne produit pas le même effet, la chaleur du Soleil est nécessaire à la vie et à l’accroissement des produits de la terre alors que celle du feu les détruit. Il disait aussi que le Soleil est “comme une pierre enflammée”, mais une pierre exposée au feu ne donne aucune flamme et ne résiste pas longtemps, alors que le Soleil existe depuis toujours et est le plus brillant de tous les corps", Xénophon, Mémorables, IV, 7.6-7), et il érige cette déduction en loi générale, résumée par la célèbre formule : "La seule chose que je sais, est que je ne sais rien", qu’il emploie dans sa propre apologie en -399 en évoquant un oracle anonyme qui croyait naïvement donner une explication à un signe sans comprendre que cette explication n’avait aucun sens ("J’ai donc consulté cet homme, dont je tais le nom, je peux vous dire simplement qu’il était l’un de nos premiers concitoyens, et que je suis allé vers lui parce qu’il avait la réputation d’être un grand savant aux yeux de tout le monde, surtout aux siens. En réalité, il ne l’était pas. Après cette découverte, je me suis efforcé de lui montrer qu’il n’était pas ce qu’il croyait être. Cela me rendit odieux à lui et à tous ses amis qui assistaient à la conversation. Quand je l’ai quitté, je me suis dit que j’étais plus savant que cet homme. Lui et moi n’avons pas des connaissances très significatives, mais la différence entre lui et moi, est que moi je le sais, alors que lui l’ignore. En ce sens je suis plus savant que cet homme, parce que je ne prétends pas savoir ce que je ne sais pas", Platon, Apologie de Socrate 21c-e ; "[Socrate] disait que la folie est non pas l’ignorance mais la mauvaise connaissance de soi-même et la conviction de savoir ce qu’en réalité on ne sait pas", Xénophon, Mémorables, III, 9.6). Il élabore ainsi une nouvelle science reposant paradoxalement sur l’inaccessibilité de la connaissance universelle, domaine réservé aux dieux. Socrate établit une distinction nette entre l’au-delà où vivent les dieux qui décident tout, vrais dieux tout-puissants et immatériels par opposition aux faux dieux incarnés par des acteurs dont les tragédiens montrent les souffrances pitoyables sur la scène théâtrale, et l’ici-bas où vivent les hommes voués aux interrogations perpétuelles. Le seul moyen d’entrevoir le Vrai, le Beau et le Bon, de seulement entrevoir et non pas saisir puisque le Vrai universel, le Beau universel et le Bon universel sont insaisissables par les hommes, est de reprendre la méthode des savants, mais sans jamais la conclure, d’avancer par des questions contradictoires sans jamais y répondre fermement. Protagoras, avec ses Antilogies qui montrent que sur n’importe quel sujet on peut soutenir tout et son contraire, conforte définitivement Socrate dans son abandon des études scientifiques et dans son attirance naissante pour la morale ("Peu satisfait par les conclusions des théories physiques, il se mit à disserter sur la morale dans les boutiques et sur l’agora, en disait qu’il ne cherchait qu’une seule chose : “En quoi consistent le bien et le mal dans la vie privée [maxime tirée de l’Odyssée I.392]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.21 ; Xénophon dans ses Mémorables explique que l’accusation d’impiété intentée en -399 contre Socrate est infondée précisément parce que Socrate a très tôt abandonné les études scientifiques remettant en cause l’existence des dieux, et choisi au contraire de professer la morale civique sous leur autorité : "[Socrate] ne se cachait pas. Le matin il allait aux promenades et aux gymnases, il se montrait sur l’agora à l’heure où elle est pleine de monde, et se tenait le reste de la journée aux endroits où la foule était la plus nombreuse, il y parlait souvent, et quiconque voulait pouvait l’entendre. Or, jamais personne n’a vu ni entendu Socrate accomplir un acte ou dire un propos contraire à la morale ou à la religion. A l’opposé de la plupart des philosophes, il ne discourait pas sur la nature de l’univers, il ne recherchait pas l’origine spontanée de ce que les sophistes appellent le “cosmos”, à quelles lois fatales obéissent les phénomènes célestes, il prouvait même la folie de ceux qui se livrent à ce type de spéculations : il examinait s’ils croyaient avoir assez approfondi leurs connaissances humaines avant de s’occuper de ces sujets, ou, dans leur prétention à aborder le domaine des dieux en négligeant le domaine des hommes, s’ils pensaient agir convenablement, il s’étonnait de leur incapacité à comprendre que ces secrets sont impénétrables aux hommes puisque ceux qui affirment en parler le mieux ne sont même pas d’accord entre eux et se traitent mutuellement de fous. Parmi ceux-ci en effet, les uns ne craignent pas ce qu’ils devraient craindre et les autres redoutent ce qu’ils ne devraient pas redouter, les uns estiment qu’on peut tout dire et tout faire publiquement sans honte et les autres pensent qu’on doit se prémunir de tout commerce avec autrui, les uns ne respectent ni temple, ni autel, ni quoi que ce soit de divin, et les autres honorent les pierres, les premiers bois, les premiers animaux. Parmi ceux qui s’intéressent à la nature de l’univers, ceux-ci affirment l’unité du vivant, et ceux-là, sa diversité infinie. Les uns croient que les corps sont en perpétuel mouvement, et les autres, qu’ils sont absolument statiques. Ici on prétend que tout naît et meurt, et là, que rien n’a été engendré et que rien ne doit périr", Xénophon, Mémorables, I, 1.10-14). Socrate quitte l’atelier de son père, il cesse de tailler les pierres, et il entame son ministère philosophique dans Athènes, aidé financièrement par son ami Criton ("Démétrios de Byzance prétend que Criton, séduit par son bel esprit [littéralement son "esprit séduisant, beau, fécond/yuc¾n c£ritoj"], fut celui qui le tira de son atelier et l’instruisit", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.20), il attire ses premiers élèves ("Favorinus [philosophe de tendance incertaine au tournant des Ier et IIème siècles, élève de Dion Chrysostome, ami de Plutarque et maître d’Aulu-Gelle] dit dans ses Histoires diverses que [Socrate] a le premier enseigné le Logos avec son élève Eschine, propos confirmé par Idoménée dans son Sur les Socratiques", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.20).


La méthode de Socrate interpelle.


Spontanément, nous sommes tentés d’y voir la même astuce que les amoureux déçus emploient à l’encontre de l’objet de leur déception amoureuse : incapables d’accéder à cet objet, ils le dénigrent afin de l’abaisser, pour essayer malhonnêtement de convaincre le monde entier, et surtout eux-mêmes, que l’objet en question ne valait pas l’amour qu’ils lui ont voué. Ainsi le jeune ambitieux qui admire un homme d’Etat et qui a été éconduit par lui, commence à le dénigrer dès qu’il comprend ne pas être à la hauteur de cet homme d’Etat, en disant : "Il parle mal ! Il pense mal ! Il dirige mal !" pour essayer malhonnêtement de convaincre le monde entier, et surtout lui-même, que l’homme d’Etat en question ne mérite pas les éloges que lui adresse la population, et qu’à sa place n’importe qui agirait mieux. Le jeune fan qui admire un chanteur ou un acteur et qui n’en a pas reçu une photo dédicacée dans un concert ou un rôle de figurant à la sortie d’un festival, commence à le dénigrer dès qu’il comprend ne pas être à la hauteur de ce chanteur ou de cet acteur, en disant : "Il chante mal !" ou : "Il joue mal !" pour essayer malhonnêtement de convaincre le monde entier, et surtout lui-même, que l’artiste en question ne mérite pas les éloges que lui adressent ses milliers ou millions d’auditeurs ou de spectateurs. De même, Socrate qui admirait Anaxagore et d’autres savants et qui n’en a pas reçu toutes les réponses à ses interrogations existentielles, a commencé à les dénigrer dès qu’il a compris ne pas être à leur hauteur scientifique, en disant : "Ils ne savent rien !" pour essayer malhonnêtement de convaincre le monde entier, et surtout lui-même, que leurs livres ne valent rien. Plus généralement, Socrate souffre peut-être du complexe d’infériorité commun à tous les individus à l’intelligence moyenne, c’est-à-dire suffisamment développée pour constater des manques, mais pas assez développée pour pouvoir combler ces manques. Nous voyons ce complexe d’infériorité à l’œuvre en l’an 2000 dans nos modernes dilettantes qui errent de plateau médiatique en plateau médiatique pour donner leur avis sur la faim dans le monde, et sur le dernier match de football, et sur les résultats des élections, et sur la semaine de la mode, et sur un récent scandale financier : ces gens en chemise blanche à manches bouffantes et à la coiffure aérodynamique n’ont aucune compétence dans ces domaines mais se rêvent en philosophes habiles à discourir sur n’importe quel sujet, ils brassent l’air et l’argent du contribuable pour repousser toujours le moment de se dire à eux-mêmes que leur vie n’a aucune substance. Nous le voyons aussi dans nos modernes physiciens qui se perdent dans des logorrhées sur l’éther, sur la gravitation quantique à boucles ou sur la quintessence pour éviter de se dire à eux-mêmes qu’ils ne seront jamais des Einstein, ou dans nos modernes jurés de concours internationaux de piano qui jouissent de sélectionner les candidats pour éviter de se dire à eux-mêmes qu’ils n’ont jamais été capable de jouer intégralement une mazurka de Chopin, de jouer simplement les notes, de jouer même dans un tempo deux fois plus lent que celui indiqué sur la partition. Ces fausses élites en philosophie, en science ou en musique entretiennent des réseaux qui étouffent peu à peu toute contradiction et monopolisent l’agora selon leur désir de revanche sociale, sur le mode : "Moi, je suis un savant, ce sont les autres qui ne savent rien !", pour essayer de cacher l’insupportable vérité : "Au fond, je suis bien conscient que je ne sais rien, que je n’ai pas les capacités de savoir davantage, et que les autres sont plus savants que moi, et ça me mine, donc je renverse toutes les valeurs en déclarant partout que le savoir suprême consiste à confesser publiquement ne rien savoir, ainsi je me place sur un piédestal par rapport aux vrais savants que j’envie !". On suppose que Socrate est jaloux des savants qu’il fréquente dans sa jeunesse, qui sont en effet plus savants que lui, et qu’il enviera jusqu’à sa mort : en -399, lors de son procès face à Mélètos, Socrate refusera d’être qualifié d’élève d’Anaxagore et réfutera le Noos (selon Platon, Apologie de Socrate 26d-e), mais juste après au moment du verdict il s’enorgueillira d’être condamné comme son ancien maître Anaxagore avec une ferté adolescente : "Enfin je suis devenu l’égal de mon maître !" ("Quelqu’un lui ayant dit : “Les Athéniens t’ont condamné à mort”, il répondit : “La nature a prononcé contre eux le même arrêt”, réponse que l’on attribue aussi à Anaxagore", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.35), et dans sa prison avant son exécution il confessera croire toujours dans le Noos (en citant un passage du traité Sur la nature d’Anaxagore, selon Platon, Phédon 72c). Mais ce n’est pas le cas. Non seulement Socrate ne renie pas les savants de sa jeunesse, mais encore il les fréquente jusqu’à la fin de sa vie, il les questionne continuellement, il va même jusqu’à inciter Nicias à confier son fils au musicien-savant Damon vers -424 (selon Platon, Lachès 180c-d). La fascination de Socrate pour les nuages, fascination qui étonne, interroge ou inquiète ses contemporains parce qu’elle le conduit à rester des heures sans bouger le nez levé vers le ciel, fascination dont Aristophane fera le sujet de sa comédie Les Nuées en -423, paraît un avatar de l’obession d’Anaxagore pour le Noos : Socrate voit dans les nuages, qui semblent à l’origine de tout puisqu’ils créent la pluie, qui elle-même malaxe l’argile, qui elle-même façonne la terre, qui elle-même organise les paysages, les hommes qui y habitent, les mœurs, les sociétés, les croyances, l’incarnation du Noos abstrait d’Anaxagore. Et mieux encore : Socrate ne se contente pas de vanter ces savants qui lui sont supérieurs, il va jusqu’à les défendre contre les sophistes, en accusant ces derniers d’être plats et malveillants derrière leur apparence de savants généreux (au paragraphe 4 livre I de ses Mémorables, Xénophon rapporte trois entretiens entre Socrate et Antiphon de Rhamnonte, où le second accuse le premier de nuire aux sophistes en donnant des leçons gratuites, en menant une vie misérable et en ne s’impliquant pas dans les campagnes électorales ; "[Antiphon] eut avec Socrate le philosophe des controverses fréquentes, non pas par envie de disputer, mais pour chercher et découvrir la vérité, comme Xénophon le raconte dans son ouvrage sur les paroles mémorables de Socrate", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 1).


Ensuite, la forme du propos : "La seule chose que je sais, est que je ne sais rien" est absurde, aussi incohérente que les formules : "monter en bas", "descendre en haut", sortir dedans", "entrer dehors", le slogan : "Soyez vous-même !", ou l’injonction : "Interdit d’interdire", ou la loi anarchiste consistant à abolir toutes les lois, ou des phrases comme : "La justice est injuste" ou : "Je suis victime d’un meurtre" ou : "Cette phrase n’existe pas". Comment Socrate peut-il être certain que "savoir que je ne sais rien" est un savoir ? Cette certitude n’est-elle pas une croyance ? S’il met sa main au feu, si sa main flambe, s’il hurle de douleur à cause de sa main brûlante : "Je souffre !", pourra-t-on lui objecter : "Non, tu ne peux pas savoir si tu souffres ou si tu ne souffres pas puisque tu ne sais rien, tu es même certain de ne rien savoir, donc quand ta main brûle tu crois que tu souffres mais rien ne te permet de l’affirmer, ta douleur est une simple opinion de ton esprit ignorant !" ? Mais Socrate utilise cette loi comme un principe et non pas comme une fin, il la considère comme un outil, un aiguillon l’obligeant à se remettre en cause à chaque instant (il reprend pour lui-même la célèbre formule inscrite sur le temple d’Apollon de Delphes : "Connais-toi toi-même", qu’il utilise comme une hygiène de vie), à briser ses convictions temporaires, à quitter le confort d’explications séduisantes mais partielles pour courir vers l’inconfort de nouvelles questions générales, et non pas comme un à-quoi-bon statique.


Au fond, le danger de la méthode socratique, son drame et son désespoir, est qu’elle oublie que toute chose nécessite un contexte. Un sujet actuel, la santé, permet de mieux comprendre. D’un côté, les médecins disent : "Pour ne pas tomber malade, vous devez en permanence être vaccinés, prendre des médicaments, suivre des protocoles !". De l’autre côté, les anti-médecins disent : "Non, pour ne pas tomber malade, vous devez refuser tout traitement médical !". En fait l’un et l’autre ont tort, car on constate que les individus de même âge, face au même mal, en obéissant au même traitement médical ou à la même absence de traitement médical, ne réagissent pas tous de la même façon, certains meurent et d’autres survivent. Celui-ci a l’arrogance de se croire immortel, il est esclave de son estomac, il mange toute la journée, sans plaisir car la nourriture est une drogue pour lui. Celui-là a l’arrogance de se croire étranger à la nature, il est esclave de son idéologie diététique, il se limite à manger le strict nécessaire car la nourriture est une souffrance physique et intellectuelle pour lui. Celui-ci et celui-là ont tort, et ils meurent pareillement dès le premier virus, le premier parce qu’il pèse cent soixante kilos, le second parce qu’il pèse trente kilos. Seul survit celui qui mange selon son appétit sans en être l’esclave, avec plaisir, et qui passe sa journée à d’autres activités que vider le frigo ou lire des livres de diététique. Autrement dit la vérité ne se trouve ni dans le domaine de Laurel ni dans le domaine de Hardy, mais dans la zone indistincte, mouvante, relative, entre ces deux domaines. La célèbre image de la chouette d’Heisenberg peut se superposer à cet exemple médical. Afin d’expliquer son principe d’incertitude en 1927, le physicien Werner Heisenberg imagine un ornithologue désirant observer une chouette. Cet observateur n’étant pas satisfait de sa longue-vue à infrarouges, qui lui permet d’étudier la chouette à distance mais dans le noir et de façon approximative, il décide de s’en approcher. Plus il approche, plus il accroit sa connaissance sur les comportements de la chouette. Mais au-delà d’un certain point, problème : la chouette devine sa présence, elle se sent observée et, surtout si l’ornithologue braque sur elle un projecteur, elle prend peur, elle réagit en conséquence, elle reste figée pour estimer le danger ou elle s’enfuit. Autrement dit, au-delà de ce point, l’ornithologue interfère avec la chouette, le comportement qu’il observe n’est plus celui de la chouette mais celui qu’il provoque sur la chouette. Résultat, son désir de connaissance échoue. Pour raccorder avec Socrate, on peut dire que le savoir n’est pas dans la longue-vue à infrarouges à distance, qui ne permet pas l’étude détaillée, ni dans l’approche de trop près avec un projecteur, qui perturbe, corrompt, efface l’objet étudié, le savoir se trouve dans la zone intermédiaire. Cette zone floue et fragile signifie que, comme le sous-entend Socrate, la connaissance absolue est certes inaccessible, mais des niveaux existent dans le savoir : l’ornithologue qui s’approche trop près ne sait rien - car l’objet de son étude s’envole ! -, celui qui se contente d’observer la chouette à la longue-vue sait peu, celui qui évolue dans la zone intermédiaire sait davantage. La vérité n’est pas dans celui qui se gave de médicaments ni dans celui qui les refuse, mais dans celui qui les utilise à bon escient, et qui n’est jamais à l’abri d’un abcès ou d’un dysfonctionnement circulatoire causé par un effet secondaire inattendu ou non répertorié. Le bon n’est pas dans celui qui se suicide au cheeseburger ni dans celui qui se suicide par anorexie, mais dans celui qui apprécie l’escalope à la normande, et qui n’est jamais à l’abri d’une crème trop liquide ou d’un champignon trop cuit. Tout le danger du propos : "La seule chose que je sais, est que je ne sais rien", est qu’il peut servir les intérêts du gros comme du maigre, du fanatique Laurel comme du fanatique Hardy, de l’exalté courant après la chouette comme du dogmatique vissé à sa longue-vue, au détriment de tous ceux qui pensent comme Socrate qu’on doit toujours rester humble, curieux, ouvert, disponible. Le monde de l’an 2000 offre une parfaite illustration de cette dérive. D’un côté on trouve des illuminés qui professent que la Terre est plate, que leur grand-mère morte dix ans plus tôt les contactent quotidiennement via le ouija ou la boule de cristal, que les pyramides égyptiennes ont été édifiées avec les pistolets lasers des Olmèques de l’île de Pâques, de l’autre côté on trouve des zététiciens qui professent que tout cela est faux car ces illuminés "ne savent pas qu’ils ne savent rien" et donc racontent des sottises. Or les zététiciens usent du même adage socratique pour sombrer dans l’excès contraire : sous prétexte que "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", ils jugent que toute chose est fausse tant qu’on n’a pas prouvé qu’elle est vraie, et, puisque selon l’adage socratique on ne peut pas avoir la moindre certitude sur quoi que ce soit, ils demeurent dans le refus de toute affirmation, le refus de toute argumentation (forcément partielle, selon eux), le refus de toute hypothèse (forcément tendancieuse et obscurantiste, selon eux), le refus de tout questionnement (forcément complotiste et sectaire, selon eux), et tombent dans une religion sceptique aussi fanatique, stérile, erronée, laide et mauvaise que la religion assertive des illuminés qu’ils combattent, ils ont une attitude de foi derrière leur apparente attitude de science. Le ministère philosophique de Socrate n’enseigne pas cela. Socrate, par son "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", ne professe pas que toute chose est fausse tant qu’on n’a pas prouvé qu’elle est vraie, il professe au contraire que toute chose est vraie tant qu’on n’a pas prouvé qu’elle est fausse, et que, même si la connaissance absolue est certes inaccessible, on peut et on doit progresser dans le savoir par des questions, qu’on contextualise afin de vérifier leur pertinence ou leur non-pertinence, et d’émettre d’autres questions qu’on contextualise pareillement, sans s’arrêter, à l’instar du patient qui refuse d’avaler un médicament soulageant les maux de tête quand il a un cor au pied, ou de l’ornithologue qui méprise son confrère déclarant : "La chouette est un animal agressif !" après avoir approché trop près une chouette qui s’est sentie menacée, ou son autre confrère déclarant : "La chouette est un animal à huit pattes !" après avoir oublié de nettoyer la lunette de sa longue-vue sur laquelle est passée une araignée ("J’ai arrêté mes études, reprit [Socrate], en pensant au risque que prennent ceux qui observent le Soleil pendant une éclipse, au lieu de regarder son reflet dans l’eau ou par un autre moyen : ils perdent parfois la vue. J’ai redouté un pareil accident, j’ai craint d’aveugler mon esprit en regardant les choses avec mes yeux ou en les saisissant avec mes autres sens. J’ai décidé de recourir au Logos, et de regarder les choses à travers lui. Ma méthode est certes discutable, car je sais bien que l’examen des choses par le Logos renvoie davantage à leur image qu’à leur vérité. Mais c’est la mienne. Sur chaque sujet, je pose le Logos que je juge le plus solide, j’y adjoins toutes les raisons qui semblent s’y rapporter, et je repousse tout ce qui ne s’y raccorde pas", Platon, Phédon 99d-100a). L’adage "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien" n’est pas une incitation résignée au dogme et à l’ignorance, mais au contraire une invitation aux hypothèses, aux arguments nombreux et solides, à la sincérité (Socrate condamnera son élève Euclide quand celui-ci utilisera sa méthode pour manipuler la foule : "Voyant Euclide se livrer avec ardeur au Logos, il lui dit : “O Euclide, tu produis des sophistes, non des hommes”, tant il méprisait comme inutile le Logos dévoyé ["gliscolog…a"], comme le remarque Platon dans son Euthydème", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.30), une valorisation des questions sur les réponses, du débat sur les institutions, de l’intuition prospective sur la classification statique, du mérite sur la naissance ("Il enseignait aussi que le savoir est le seul bien, que l’ignorance est le seul mal, et que la richesse et la naissance n’ont rien d’enviable et qu’au contraire elles sont une source de maux", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.31 ; "Il disait encore que valoriser la foule ignorante, c’est imiter celui qui refuse un tétradrachme comme un mal et qui accepte un monticule de pièces identiques", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.34).


La démarche de Socrate est totalement gratuite et honnête. Socrate est le premier individu à enseigner le Logos, art de rationaliser le monde et d’en découvrir les vérités cachées, avant lui les spécialistes du Logos gardaient leur savoir pour eux-mêmes ou pour les hommes de pouvoir. En cela Socrate est l’exact contraire des sophistes, qui enseignent la rhétorique, art de bien parler et de bien s’exprimer afin de convaincre l’interlocuteur et d’en tirer profit, sans se préoccuper des vérités universelles. Les sophistes ressemblent souvent à nos modernes gourous de sectes : comme Antiphon de Rhamnonte, ils manipulent leurs élèves par la rhétorique d’abord pour leur soutirer de l’argent, puis ils leur enseignent la rhétorique pour qu’ils attirent à leur tour d’autres fidèles dans l’hérésie/secte sophistique, au bénéfice financier et politique du sophiste/gourou. Le Logos chez Socrate ne se compromet pas dans les calculs financiers ni politiques, il est tourné exclusivement vers les profondeurs de la terre et vers l’immensité des cieux, et se remodélise en permanence en fonction des interrogations qu’il pose. Il n’apporte aucun bénéfice matériel à son promoteur, qui d’ailleurs ne lui en demande pas ("[Socrate] disait que les autres hommes vivaient pour manger alors que lui mangeait pour vivre", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.34 ; "Socrate disait que la différence entre lui et les autres hommes était que lui mangeait pour vivre tandis qu’eux vivaient pour manger", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.48 ; "Il affectait une excessive frugalité et n’exigeait aucun salaire pour ses leçons. Il disait que ceux qui mangent avec le plus d’appétit sont ceux qui ont le moins besoin de mets recherchés, et que ceux qui boivent avec le plus d’avidité sont ceux qui savent le moins supporter la privation de la boisson. “On se rapproche d’autant plus des dieux, disait-il encore, qu’on a moins de besoins”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.27 ; lors de son procès en -399, Socrate tirera justement argument de la gratuité de son enseignement pour souligner son honnêteté : "Et si l’on vous dit que j’enseigne en exigeant un salaire, c’est encore un mensonge, même si je trouve beau d’instruire les hommes à la manière de Gorgias de Léontine, de Prodicos de Keos, d’Hippias d’Elis, ces illustres personnages qui parcourent toute la Grèce en attirant des jeunes gens qui pourraient s’attacher gratuitement à tel concitoyen de leur choix, mais qu’ils convainquent d’y renoncer en les amenant à eux, et même de les payer et de les obliger. J’ai appris qu’un homme très habile de Paros est arrivé ici. J’étais récemment chez Callias [III] fils d’Hipponicos [II], qui dépense plus en sophistes que tous les autres citoyens réunis, je lui ai demandé en parlant de ses deux fils : “O Callias, si tu avais deux poulains ou deux taurillons, tu les confierais à un homme habile que tu paierais sans compter afin qu’il les rendît beaux et bons autant que possible, et qu’il favorisât leur développement naturel, cet homme serait un cavalier ou un paysan. Mais tu as des enfants. A qui les confies-tu ? Quel maître as-tu trouvé pour développer leurs vertus humaines et citoyennes ? Tu as dû déjà penser à cela pour tes enfants. Vois-tu quelqu’un ?”, lui dis-je. “Certainement”, me répondit-il. “Qui donc ?”, repris-je. “D’où est-il ? Combien prend-il ?” “C’est Evènos, ô Socrate”, me répondit Callias [III]. “Il est de Paros, et prend cinq mines”. Alors j’ai félicité Evènos, qui a vraiment du talent d’enseigner aussi cher. J’avoue que je serais bien fier et bien glorieux, si j’avais sa technique, malheureusement je ne l’ai pas, ô Athéniens", Platon, Apologie de Socrate 19d-20c), au point que le Logos chez Socrate finit par se confondre avec le fameux "démon/da…mwn" souvent invoqué par ce dernier comme une sorte de djinn personnel, d’ange gardien tantôt malicieux tantôt bienveillant (subordonné au Noos universel d’Anaxagore, dont Socrate croit voir les manifestations dans les phénomènes célestes, dans les nuages ?), qui veille sur la droiture de ses actions philosophiques ("La faveur divine m’a accordé un démon qui m’accompagne depuis l’enfance, c’est une voix qui m’avertit parfois pour me détourner de ce que je m’apprête à faire, sans jamais me contraindre", Platon, Théagès 128d). La fortune personnelle de Socrate ne dépasse pas cinq mines (dans un dialogue rapporté par Xénophon, Socrate insiste sur son caractère dérisoire en la comparant à celle de Critobule, fils et héritier de son riche ami Criton : "Je crois, dit Socrate, qu’un bon acquéreur rachèterait ma maison et tous mes biens pour cinq mines, et je sais que les tiens te rapporteraient plus de cent fois cette somme", Xénophon, Economique II.3), lors de son procès en -399 il dira incidemment qu’elle est descendue à une mine (selon Platon, Apologie de Socrate 38b). Parallèlement Socrate ne paie pas ceux qu’il sollicite, notamment les savants dont il s’approprie les savoirs et les sophistes dont il s’approprie les raisonnements, pour mieux les retourner dans sa propre maïeutique, ou plus exactement il les paie par des flatteries ("Quand tu dis que je m’instruis auprès des autres, tu dis vrai, Thrasymaque, mais quand tu affirmes que je ne suis pas reconnaissant tu ne dis pas la vérité : je paie avec mes moyens, c’est-à-dire en formulant des éloges, car je n’ai pas de biens matériels", Platon, La République 338b), et quand ceux-ci insistent pour qu’il les rémunère il les accuse d’être des vils esclaves du gain ("[Socrate] appelait “esclaves volontaires” ceux qui reçoivent un salaire pour leur enseignement, puisqu’ils s’imposent la nécessité d’enseigner à ceux qui les paient en retour. Il était choqué qu’un homme prétendant exercer la vertu pût exiger un salaire en oubliant que le plus précieux des salaires est la création d’une amitié vertueuse, la reconnaissance de l’homme devenu beau et bon", Xénophon, Mémorables, I, 2.7). Quand son élève Alcibiade lui propose un terrain où il pourrait édifier une maison confortable pour se protéger de la pluie, du soleil, du froid, plutôt que vivre dans la rue ou dans une cabane, il décline la proposition ("Sa frugalité égalait la simplicité de ses mœurs : Pamphile raconte au livre VII de ses Commentaires qu’Alcibiade lui ayant donné un vaste terrain pour y bâtir une maison, il refusa en disant : “Si j’ai besoin de sandales et si tu me donnes du cuir pour les fabriquer moi-même, ne serai-je pas ridicule de le prendre ?”. Souvent il se disait à lui-même, en examinant la multitude des objets mis en vente publique : “Que de choses dont je n’ai pas besoin !”. Il avait continuellement à la bouche ces vers : “L’argent et le pourpre sont utiles pour le théâtre mais inutiles à la vie”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.24-25). Charmide lui propose des serviteurs pour le libérer des nécessités quotidiennes et lui permettre de se consacrer pleinement à sa tâche philosophique : il refuse encore, parce que sa tâche philosophique consiste justement à dépasser les nécessités quotidiennes ("Charmide lui ayant donné des esclaves pour en tirer profit, il les refusa", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.31). Il s’alimente peu, et il impose la même frugalité à ses élèves ("[Socrate] était si frugal, que je ne connais personne capable de supporter le peu dont il se contentait. Il se nourrissait seulement par plaisir, quand la faim lui servait d’assaisonnement. Toute boisson lui était agréable parce qu’il ne buvait jamais sans être assoiffé. Quand il était invité à un repas, il se mesurait avec la plus grande facilité, contrairement à la plupart des hommes. A ceux qui n’arrivaient pas à l’imiter, il conseillait de ne pas manger sans appétit et de ne pas boire sans soif, car cela, disait-il, “donne mal au ventre, à la tête et à l’âme”", Xénophon, Mémorables, I, 3.5-6 ; "Quand ses amis venaient souper chez lui, les uns apportaient peu, et les autres, beaucoup. Socrate ordonnait au valet de mettre le plus petit plat en commun ou d’en distribuer la même portion à chaque convive. Ceux qui apportaient beaucoup avaient honte de s’exclure du plat commun et de ne pas y déposer leur grosse part, ils se résignaient donc à partager et, comme ils n’en tiraient pas un plus grand bénéfice que ceux qui apportaient peu, ils cessaient de venir avec des plats coûteux", Xénophon, Mémorables, III, 14.1). Il n’échappe à la déchéance que grâce à l’appui logistique de son ami d’enfance Criton, voisin de quartier de son dème d’Alopekè ("Criton d’Athènes fut, parmi tous les élèves de Socrate, celui qui lui témoigna le plus vif attachement : il prévenait ses besoins et veillait à ce qu’il ne manquât jamais de rien", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.121), le même qui l’a poussé à quitter l’atelier de son père tailleur de pierres pour embrasser une carrière philosophique dans Athènes. Il malmène son corps, en oubliant de le laver selon Aristophane ("Chez les Skiapodes existe un lac où le sale ["¥loutoj", dérivé de "laver/loÚw" précédé d’un "a-" privatif] Socrate évoque les âmes", Aristophane, Les oiseaux 1553-1555), et en lui imposant des épreuves qui laissent ses contemporains perplexes ("L’hiver est très rigoureux dans ce pays [c’est Alcibiade qui évoque le siège de Potidée en -432, auquel il a participé avec Socrate], et la manière dont Socrate résistait au froid allait jusqu’au prodige. Dans le temps de la plus forte gelée, quand personne n’osait sortir, ou du moins ne sortait que bien vêtu, bien chaussé, les pieds enveloppés de feutre et de peaux d’agneau, lui allait et venait avec le même manteau qu’il avait coutume de porter, marchant pieds nus sur la glace beaucoup plus aisément que nous qui étions bien chaussés. Un matin on l’aperçut debout, méditant sur quelque chose. Ne trouvant pas ce qu’il cherchait, il ne s’en alla pas, mais continua de réfléchir dans la même posture. Il était déjà midi, nos gens l’observaient et se disaient avec étonnement les uns aux autres que Socrate était là rêvant depuis le matin. Enfin, vers le soir, des soldats ioniens, après avoir soupé, apportèrent leurs lits de campagne dans l’endroit où il se trouvait, afin de coucher au frais - car on était alors en été - et d’observer en même temps s’il passerait la nuit dans la même attitude. En effet, il continua de se tenir debout jusqu’au lever du soleil. Alors, après avoir fait sa prière au soleil, il se retira", Platon, Le banquet 219e-220e ; "Parmi les exercices volontaires par lesquels Socrate endurcissait son corps et le prémunissait contre la souffrance, en voici un qu’il s’imposait fréquemment. On raconte qu’il restait souvent debout dans la même attitude, pendant tout le jour, et même pendant la nuit, d’une aurore à l’autre, sans faire un seul mouvement, sans remuer les paupières, toujours à la même place, la tête et les yeux fixes, l’âme plongée dans des pensées profondes, comme isolée du corps par la méditation. Evoquant la patience de ce philosophe, Favorinus a utilisé une formule frappante, il m’a dit un jour que Socrate “restait dans la même position d’une aurore à l’autre aussi immobile et droit qu’un tronc d’arbre”. On raconte aussi qu’il était si mesuré et si réglé, que, pendant tout le cours de sa vie, sa santé ne s’altéra pas une seule fois. Lorsqu’au commencement de la guerre du Péloponnèse une affreuse contagion dépeupla Athènes par ses ravages exterminateurs, sa sobriété, l’égalité de son régime, son éloignement des voluptés, l’influence d’une vie pure et saine, le préservèrent du mal auquel personne n’échappait", Aulu-Gelle, Nuits attiques II.1). Socrate est vraiment convaincu que sa démarche est juste, vrai et bonne pour sa patrie (jusqu’à préférer être frappé plutôt que la tromper : "Sa vivacité dans la discussion lui causait fréquemment des ennuis : on le frappait, on lui arrachait les cheveux, le plus souvent on se moquait de lui. Il supportait tout cela avec un calme imperturbable, au point qu’ayant une fois reçu un coup de pied il resta impassible et que quelqu’un s’en étonnant il répondit : “Si un âne m’avait donné un coup de pied, irais-je lui faire un procès ?”. Tel est du moins le récit de Démétrios [de Byzance, historien du IIIème siècle av. J.-C.]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.20), à laquelle il reste fidèle toute sa vie, refusant les invitations des cités étrangères à venir enseigner chez elles (dont Pella en Macédoine, où l’attire le roi Archélaos, hôte des intellectuels à la fin du Vème siècle av. J.-C., parmi lesquels Euripide et Agathon : "Il repoussa tour à tour les avances d’Archélaos de Macédoine, de Skopas de Krannon et d’Eurylochos de Larissa, il ne voulut ni accepter leurs présents ni aller les visiter", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.25), participant à trois batailles athéniennes importantes (celle de Potidée en -432, celle de Délion en -424, et une troisième à Amphipolis en -436 ou -422, sur ces sujets nous renvoyons à nos paragraphes précédents) alors que rien ne l’y oblige. Socrate n’est pas un soldat d’élite, il n’est pas un héros flamboyant, il n’est pas efficace au combat, mais il est assurément courageux et civique, par sa seule présence il veut signifier son amour pour Athènes (on remarque en passant que dans ces trois batailles, Socrate se met sous les ordres de stratèges réputés pour leur dynamisme, leur initiative, leur audace [Phormion à Potidée en -432, Démosthénès et Lachès à Délion en -424, Hagnon ou Cléon à Amphipolis en -436 ou -422], et non pas de planqués comme Nicias, il s’investit non pas pour faire de la figuration, pour gonfler son propre curriculum vitae à peu de frais, mais pour prendre des risques avec ses compatriotes, pour offrir des titres de gloire à sa patrie ou pour en assumer les défaites). Quand la fièvre typhoïde se déclare en -430 et décime la population pendant quatre ans, il reste dans Athènes, il choisit de risquer de mourir plutôt que préserver sa vie en se réfugiant à Thourioi ou ailleurs, et même, détail croustillant, il accepte de temporiser son inclinaison naturelle vers les jeunes garçons pour s’accoupler avec une seconde femme afin d’engendrer deux nouveaux fils et participer au repeuplement d’Athènes dévastée par l’épidémie ("Aristote dit que [Socrate] eut deux femmes : la première Xanthippe, dont il eut Lamproclès, l’autre Myrto fille d’Aristide le Juste, qu’il prit sans dot et de laquelle il eut Sophroniskos [le Jeune] et Ménéxène. Quelques-uns prétendent que Myrto fut la première. Satyros, Hiéronymos de Rhodes et plusieurs autres prétendent pour leur part qu’il les épousa en même temps, en précisant que la disette d’hommes et la nécessité de repeupler la cité engagèrent les Athéniens à rendre un décret qui autorisait chaque citoyen à prendre, en plus de son épouse légitime, une autre femme et à avoir d’elle des enfants, Socrate selon eux aurait profité de ce décret", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.26 ; "Certains auteurs attribuent deux épouses à Socrate, l’une nommée ‟Xanthippe”, l’autre nommée ‟Myrto” fille d’Aristide, non pas celui surnommé “le Juste” car cela semble impossible chronologiquement, mais le troisième de sa descendance : ces auteurs sont Callisthène, Démétrios de Phalère, Satyros le péripatéticien et Aristoxène, après Aristote qui le premier parla de cela dans son traité Sur la naissance. Cette affirmation nous laisse perplexe, sauf si on admet que la bigamie a été autorisée à cette époque par une loi exceptionnelle pour pallier à la pénurie d’hommes, ce qui expliquerait que les poètes comiques, qui sont si élogieux sur Socrate, soient restés silencieux sur ce sujet", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.2). Socrate juge son enseignement comme un apport citoyen, et il voit sa propre personne comme l’incarnation de la démocratie athénienne : tant qu’existera dans Athènes un Socrate pour poser des questions "tel un taon qui attise un cheval" (c’est Socrate lui-même qui utilise cette image devant ses juges lors de son procès en -339 : "Si vous me condamnez à mort, vous ne retrouverez pas facilement un homme comme moi, qui semble avoir été attaché à cette cité [d’Athènes] - je recours à cette image même si elle semble ridicule - tel un taon attisant un cheval grand et racé mais qui s’appesantit précisément à cause de sa grandeur et qui a besoin d’un aiguillon pour rester éveillé", Platon, Apologie de Socrate 30e), pour bousculer les certitudes où sombrent ses compatriotes, pour empêcher qu’un homme ou qu’une poignée d’hommes imposent leurs réponses à la masse via un lobbying contagieux et réinstaurent une monarchie ("monarc…a" ou littéralement "pouvoir/¢rc» détenu par un/mÒno seul ou quelques-uns", tyrannie ou oligarchie), le régime démocratique continuera à exister, en revanche le jour où Socrate disparaîtra le régime démocratique cessera d’exister.


Le problème est que, comme dit le proverbe, l’Enfer est pavé de bonnes intentions.


Primo, les scientifiques ont bien raison de souligner les limites de la méthode socratique. Des exemples récents dans le domaine historique permettent de comprendre quelles sont ces limites. L’année 1945 a amené Français et Allemands, après trois conflits sanglants en moins d’un siècle, dont deux ont dégénéré en guerres mondiales, à chercher des terrains d’entente afin de mettre un terme à leurs différends. Les deux peuples ont conçu la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier quelques années plus tard, fédération incitant Français et Allemands à travailler ensemble, ceux-ci en produisant un charbon vendu à un prix avantageux à ceux-là, et ceux-là produisant un acier vendu à un prix avantageux à ceux-ci, afin de solidariser, souder, fusionner leurs deux économies et les dissuader de provoquer un nouveau conflit au risque de tout perdre. Dans le domaine intellectuel, les Français ont commencé à écrire et professer que l’Allemagne est un grand pays en méprisant tout le passé de la France, et les Allemands ont commencé à écrire et professer que la France est un grand pays en méprisant tout le passé de l’Allemagne. Cette démarche contradictoire et systématique, parfaitement socratique, partait d’une bonne intention, généreuse et autocritique : chacun voulait abaisser sa propre singularité et élever la singularité du voisin de l’autre du Rhin, au sein d’un grand tout européen égalisé, égalitaire, égalitariste, étouffant dans l’œuf tout prétexte à une nouvelle guerre. Mais elle a conduit à des inepties. Ainsi plusieurs historiens allemands dans les années 1990, dans le contexte de nivellement européiste généralisé d’alors, sont allés jusqu’à remettre en cause la défaite française de 1940 via des arguments certes fondés (pour reprendre la formule de l’historien allemand Karl-Heinz Frieser popularisée par les médias, "l’armée allemande de 1940 était une lance avec une pointe en acier trempé mais avec un manche en bois pourri allongé", en référence aux cent-cinquante-sept divisions allemandes dont seulement dix blindées et six d’infanterie mécanisée, toutes les autres étant constituées de soldats se déplaçant à cheval ou à pied ; les mêmes historiens allemands rappellent aussi que, si les généraux français ont été couards dans leur grande majorité, les soldats français en revanche méritent les honneurs pour s’être défendus avec des moyens dérisoires après avoir été abandonnés par leurs chefs, et que leurs initiatives isolées ont apporté des résultats remarquables, comme le colonel De Gaulle à Montcornet, voire spectaculaires, comme le capitaine Billotte à Stonne, qui, si l’épuisement des munitions et l’absence de soutien aérien ne les avaient pas contraints finalement à la retraite, auraient provoqué des catastrophes du côté allemand) mais orientés idéologiquement vers un futur rêvé et non pas énumérés froidement sur un passé réel, jusqu’à conclure que cette défaite inattendue en 1940 a aveuglé les Allemands sur leur prétendue supériorité militaire, et les a confortés dans leur certitude de vaincre tous les autres pays du monde, autrement dit si les Allemands ont perdu face à la Russie et aux Etats-Unis en 1945 ce serait grâce à la défaite française de 1940, qui ne serait donc pas une défaite mais une grande victoire. Un peu plus tard, vers l’an 2000, à cause de la même idéologie repentante des Européens dirigée non plus vers eux-mêmes mais vers leurs anciennes colonies devenues Tiers-Monde, les hellénistes ont commencé à plaquer les relations modernes entre blancs chrétiens et ex-colonisés non-blancs non-chrétiens sur les relations antiques entre Grecs et non-Grecs, et ils sont allés jusqu’à dire que Cambyse II n’est pas mort fou, que Xerxès Ier n’a pas souffert de ses défaites à Salamine, à Platées et à Mycale, que la politique du diviser-pour-mieux-régner employée par Artaxerxès Ier et ses successeurs était respectable et hautement astucieuse, que Darius III était un grand général, parce que, contaminés par la propagande mondialiste, ils ont fini par juger indigne et insupportable de dire simplement qu’un non-Grec non-blanc non-chrétien pouvait être fou, ou ridiculisé par trois tartes dans la goule, ou fourbe et bassement pratique afin de conserver ses jardins et son harem, ou castré et refoulé moribond dans une vallée perdue d’Asie centrale par un Grec blanc au diadème proto-christique. Bah non. La vérité historique est que la France a perdu son hégémonie séculaire en trois semaines en 1940, elle a cessé d’être une grande puissance depuis cette date, sa débâcle constitue la dernière glissade vers le trou où elle tombait depuis Waterloo en 1815. C’est triste pour l’idéal démocratique européen qui veut niveler définitivement tous les Etats d’Europe, mais c’est ainsi : tous les Européens ne sont pas égaux, selon les époques. La vérité historique est que la Perse a toujours été un puzzle de peuples incompatibles sous le joug immuable du Grand Roi tandis que les Grecs ont toujours été un peuple uni sous le joug mouvant de leurs lois, et que le Grand Roi regardait à distance le déroulement des batailles et se maintenait sur ses provinces par des alliances de revers avec des renégats tandis que les stratèges grecs animaient les batailles en première ligne et que les citoyens grecs ordinaires se sont répandus partout dans le monde par la séduction de leur langue, de leurs sciences, de leurs produits manufacturés, de leurs mœurs. C’est triste pour l’idéal démocratique mondialiste qui veut niveler définitivement tous les empires du monde, mais c’est ainsi : tous les peuples du monde ne sont pas égaux, selon les époques. La méthode socratique, par son systématisme, provoque des erreurs, et même des contre-vérités. Pour reprendre l’image précédente, Socrate veut tout niveler en restant dans la zone floue et instable entre la longue-vue et la chouette, entre le zététicien et l’illuminé, au final il se révèle encore moins fécond que celui-ci et celui-là, il oublie le réel et se perd dans un idéal démocratique insensé. Comme nous avons dit dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, il oublie que, si on peut discuter de la nature d’une pomme dans le monde quantique, dans le monde non-quantique une pomme est une pomme et non pas une poire ou une olive. Le savoir ne s’obtient pas par des questions sans réponse, il s’obtient par des questions dont on admet certaines réponses afin de poser des nouvelles questions, à la manière d’un rugbyman. Tant qu’on ne butte pas sur un obstacle, on avance. Et quand on heurte un mur, on rétrograde, on passe la balle à un autre rugbyman en arrière, pour continuer à avancer par une autre voie. Même si une réponse s’avère fausse, même si on butte sur un mur, la question posée était pertinente parce qu’elle a permis de découvrir une incohérence, la voie choisie était pertinente parce qu’elle a permis de découvrir une impasse, et cette incohérence ou cette impasse devient un nouveau point de départ vers la connaissance, vers le poteau de victoire. Socrate quant à lui n’avance nulle part. Il reste sur la ligne de départ et ratiocine, il s’immobilise dans l’attitude tétanisée, le visage sans expression, les yeux toujours ouverts et fixes, dans laquelle Alcibiade et les autres soldats du contingent athénien l’ont surpris à Potidée en -432. Adimante, le frère de Platon, le lui reproche : "A tout questionner systématiquement, ô Socrate, on finit par tout embrouiller, par ne plus savoir qui vaut quoi ni quoi vaut qui, et on s’éloigne du savoir !" ("Personne, ô Socrate, ne saurait s’opposer à tes arguments, pourtant tes auditeurs ont la même impression chaque fois que tu les formules comme maintenant. A cause de leur inexpérience dans l’art de questionner et de répondre, la discussion les entraîne chaque fois à l’écart de la question, et à la fin de l’entretien ces petits écarts accumulés établissent une erreur importante contredisant les premières positions adoptées. Tout se passe comme au jeu du caillou où les joueurs inexpérimentés finissent par être bloqués par les joueurs habiles et n’arrivent plus à se déplacer : tes auditeurs finissent par être bloqués, et, dans ce nouveau jeu où les arguments remplacent les cailloux, ils ne savent plus quoi dire. Mais à ce petit jeu, la vérité ne gagne rien !", Platon, La République 487b-c). Calliclès dit la même chose : questionner systématiquement peut amuser quand on est jeune et contribue même à la formation, mais s’y maintenir à l’âge adulte rend fou et pervers ("La philosophie, ô Socrate, est une chose amusante quand on l’étudie avec modération dans la jeunesse, mais si on y reste trop longtemps elle devient un fléau. Même doté d’un bon naturel, si on persiste à un âge avancé dans cette pratique on reste ignorant dans tous les sujets que l’on doit connaître, on ne peut pas devenir un homme honorable et respectable. Les philosophes n’ont en effet aucune connaissance des lois civiques, ils ne savent pas comment traiter avec les hommes en public ou en privé, ils n’ont pas l’expérience des plaisirs et des passions humaines, ni plus généralement de la vie. Ainsi, quand ils sont chargés d’une affaire domestique ou civile, ils se ridiculisent", Platon, Gorgias 484c-e). Hippias d’Elis dit aussi la même chose ("Par Zeus, dis-moi d’abord ce que toi tu penses sur la justice. Voilà trop longtemps que tu te moques des autres, en les interrogeant et en les réfutant systématiquement, sans vouloir rendre des comptes à quiconque, ni exposer ton opinion sur quoi que ce soit", Xénophon, Mémorables, VI, 4.9). En réintroduisant le mode assertif dans ses propres dialogues, Platon trahira l’enseignement de son ancien maître Socrate dédié du mode interrogatif exclusif, mais cela permettra justement de sortir de la zone stérile, floue et mouvante, de la nuée pseudo-savante raillée par Aristophane dans les Nuées en -423 nivelant le Vrai et le Faux, dans laquelle Socrate s’est perdu.


Deusio, la méthode socratique est aussi inutile pour le scientifique dans le cadre étroit et ponctuel de ses recherches, qu’elle est néfaste pour l’individu ordinaire dans le cadre plus large et quotidien de la vie citoyenne. Le refus systématique du mode assertif implique une systématique remise en question de tout dans la cité, depuis les hautes valeurs qui la dirigent jusqu’à ses plus basses nécessités. Ainsi au début de La République, daté vers -430, Platon montre Socrate revenant de la première cérémonie officielle en l’honneur de la déesse thrace Bendis récemment importée dans Athènes. Nous n’avons aucune raison de contester l’authenticité de cet épisode, parce qu’il s’inscrit dans la philosophie égalitariste socratique, il met au même niveau la religion à Bendis importé par les nouveaux étrangers thraces installés dans la cité, et la religion à Athéna des autochtones, au nom de la suprême valeur démocratique progressiste se justifiant par la formule : "La seule chose que je sais est que je ne sais rien, le seul dieu auquel je me voue est celui de l’Incertitude, donc Bendis vaut Athéna". De ce point de vue, Socrate est bien un athée, il abaisse tous les dieux au niveau de l’individu dont l’ignorance devient la mesure de toute chose ici-bas, pastichant Protagoras qui naguère voulait élever l’homme comme mesure de toute chose dans un ciel sans dieux (c’est ce que Socrate lui-même dira clairement en -399 lors de son procès : "Quelqu’un parmi vous dira sans doute : “Mais, ô Socrate, comment expliques-tu ces calomnies sur ton compte ? Car si tu ne faisais rien de plus ou autrement que les autres, on ne parlerait pas autant sur toi. Dis-nous donc leur cause, afin que nous ne te jugions pas de façon précipitée”. Rien de plus juste assurément qu’un tel langage. Je veux tâcher de vous expliquer ce qui m’a apporté tant de réputation et tant d’ennemis. Ecoutez-moi. Certains parmi vous croiront peut-être que je ne parle pas sérieusement, mais soyez persuadés que je ne vous dirai que la vérité. O Athéniens, la réputation que j’ai acquise vient d’une sagesse en moi. Quelle sagesse ? L’humanité. Je cours un grand risque de n’avoir que cette sagesse-là, parce que les hommes que je viens d’évoquer ont une sagesse bien supérieure à l’homme. Mais je ne peux rien dire sur cette sagesse supérieure, parce que je ne l’ai pas, et quiconque le prétend veut me calomner. Croyez-moi, ô Athéniens, et ne vous offusquez pas si mon propos vous paraît très arrogant : tout ce que je dis ne vient que de moi", Platon, Apologie de Socrate 20c-e). En participant à cette cérémonie à Bendis, Socrate questionne Athéna et les milliers d’Athéniens ayant façonné la cité avant lui depuis l’ère mycénienne, il demande à celle-ci : "En quoi mérites-tu mes louanges ?" et à ceux-là : "En quoi votre déesse est-elle plus méritoire que la déesse de vos voisins ?". Et en agissant ainsi, non seulement il alimente le paradoxe dont nous avons déjà parlé - comment un dieu de l’Incertitude pourrait-il exister, puisque son existence contredirait sa propre doxa sur l’incertitude de toute chose ? en quoi un dieu de l’Incertitude serait-il plus crédible qu’un dieu de la pluie qui en même temps réclamerait des offrandes et professerait que la pluie ne sert à rien, ou un dieu à tête de girafe professant que les girafes n’existent pas ? -, mais encore il oublie l’essence du contrat social, du vivre-ensemble, du lien grégaire, qui est justement l’obéissance à un idéal toujours arbitraire mais fédérateur, et non pas la négation de soi dans une chimère futuriste où on espère qu’autrui se niera pareillement, dans un monde plat semblable à la mort. Car la méthode socratique appliquée à la cité signifie en effet la mort de la cité. Elle rappelle nos modernes utopistes pleurant sur les dépouilles de la IVème Internationale et reconvertis dans l’écologie, qui demandent au citoyen mangeant une omelette : "D’où viennent les œufs de ton omelette ?", à qui le citoyen répond : "D’une poule", puis nouvelle question : "Ces œufs, n’étaient-ils pas destinés à devenir aussi des poules, si tu ne les avais pas cassés pour réaliser ton omelette ? N’as-tu pas commis un génocide aviaire, pour obéir à l’appel de ton estomac ?", réponse : "Effectivement. Mais alors, que puis-je manger ? De la salade ?", nouvelle question : "Une salade, n’est-ce pas aussi un organisme vivant, comme un œuf ? Lorsque tu coupes une salade et que tu la laisses sur place, elle jaunit, s’assèche, se flétrit, tombe en morceaux en quelques heures : n’est-ce pas parce qu’elle n’est plus en lien avec sa terre nourricière ? Ne commets-tu pas un crime contre la nature, en mangeant une salade ?", réponse : "Tu as raison. Je dois donc renoncer à manger et ne plus écouter les revendications criminelles de mon estomac. Je me contenterai de l’air que je respire", nouvelle question : "Cet air que tu respires, tu en conserves l’oxygène et tu en rejettes le carbone, or je t’ai montré des études qui établissent une correspondance entre le carbone et le réchauffement du climat planétaire, provoquant des fontes de banquises, inondant des terres par la montée des océans, et augmentant le nombre des incendies sur les continents, bref, réduisant la faune et la flore : ne participes-tu pas au réchauffement climatique et à la destruction de la faune et de la flore planétaire, quand tu respires ?", réponse : "Tu as encore raison. Je dois accepter l’amputation de mon estomac criminel et de mes poumons génocidaires et leur remplacement par des organes artificiels que je contrôlerai mieux et qui feront de moi une créature bionique en parfaite harmonie avec mon environnement", nouvelle question : "Mais ton cerveau, ton cœur, tes trippes, tes testicules ou ton vagin, ne sont-ce pas eux qui te dictent leur loi tyrannique et meurtrière, contrôlent tes actes, t’oppressent, te dominent comme un maître domine son esclave ?", réponse : "Tout à fait. Je veux donc lutter contre mon genre, contre mon courage, contre ma sensibilité et contre mon intelligence afin de devenir un être libre et vertueux", nouvelle question : "Ne crois-tu pas que, si tu te tirais une balle dans la tête, tu deviendrais cet être libre et vertueux auquel tu aspires, pour le monde, pour la planète, pour la faune et la flore, pour la salade, pour les œufs et pour les poules, et pour toi-même ?". On retrouve dans cette logique la scène des Nuées d’Aristophane de -423 où Phidippide, après être passé par l’école de Socrate, matraque son père Strepsiade en disant : "Si je te matraque, c’est par amour, c’est pour ton bien, c’est pour la justice ! Si je te tue, c’est pour te sauver !" ("“Quand j’étais enfant, me battais-tu ?” “Oui, par intérêt et sollicitude pour toi.” “Comment pourrais-je donc être injuste en te témoignant de l’intérêt à mon tour et en te battant pareillement, puisqu’on s’intéresse aux autres en les battant ?”", Aristophane, Les Nuées 1409-1412). Les circonvolutions interrogatives de Socrate sur le régime idéal provoquent un sur-place gouvernemental et un siphon institutionnel, un nihilisme communautaire. Et ce nihilisme à l’échelle des assemblées, s’observe aussi à l’échelle des interactions entre particuliers. Le boulanger doit se lever à quatre heures pour préparer le pain, afin que le pain soit en magasin à sept heures quand les premiers citoyens passent avant de se rendre à leur champ ou leur usine ou leur bureau. Le citoyen veut que le boulanger lui livre du pain à sept heures, il ne veut pas que le boulanger le questionne sur la nécessité de manger du pain plutôt que des chips à la betterave ou des galettes de soja. Si le boulanger n’est pas d’accord pour se lever à quatre heures, ou s’il estime que le citoyen n’est pas assez ouvert au monde et aux différences alimentaires en exigeant le même pain tous les jours à sept heures, il doit changer de métier. On peut conclure de la même façon sur tous les domaines d’une communauté. Le citoyen a le droit de choisir le domaine qu’il souhaite, et en retour il a le devoir d’apporter des réponses pertinentes dans le domaine qu’il a choisi : si ses réponses ne sont pas pertinentes, c’est non pas parce que ses concitoyens sont méchants ou bêtes ou parce que le monde est injuste, mais parce que le domaine qu’il a choisi ne lui convient pas, il doit donc se réorienter et non pas essayer de réorienter ses concitoyens ou de réorienter le monde selon ses réponses non-pertinentes. Socrate n’accepte pas cela. Il se prétend boulanger, et, quand un concitoyen se présente à sept heures, il le questionne pour le convaincre que sa demande de pain est illégitime et que la faim est une illusion, parce qu’il refuse d’avouer avoir oublié de se lever à quatre heures et par conséquent qu’il n’a aucun pain en magasin, il refuse de s’avouer qu’il n’a aucune compétence en boulangerie et qu’il servirait davantage ses compatriotes comme tenancier de bistrot ou animateur en discothèque que comme boulanger (il avoue lui-même être improductif : "De même que les sages-femmes n’accouchent pas, je n’enfante pas la sagesse. Beaucoup de gens me reprochent de toujours interroger les autres et de ne jamais rien leur répondre, parce que je n’aurais rien à leur répondre. Ce reproche est bien fondé. Le dieu me pousse en effet à aider les autres à produire, et m’empêche de produire quoi que ce soit", Platon, Théétète 150c). Un homme qui a soif ne veut pas qu’on lui pose des questions sur la beauté ou la légitimité ou la vérité de sa soif, il veut seulement qu’on lui donne de l’eau, les questions philosophiques viendront ultérieurement, quand sa soif sera résolue, s’il ne trouve pas une autre activité comblant ses autres besoins. Le rôle d’un citoyen dans la sphère publique, d’un boulanger dans son magasin comme d’un élu dans une assemblée, est d’apporter à ses concitoyens non pas le Vrai, le Juste, le Bon (synthétisés parfois par le terme "Bonheur" avec un "B" majuscule) mais simplement les outils ou une partie des outils utiles à l’épanouissement personnel de ses semblables, c’est-à-dire un travail, de l’eau propre, de la nourriture, la stabilité et la paix, tout le reste concerne la sphère privée et ne doit sortir de la sphère privée, car le Vrai, le Juste, le Bon sont des nuées opaques, des entités mouvantes dont la définition diffère selon chacun et selon les lieux et les temps, et interroger et orienter mes compatriotes sur la Vérité, la Justice, la Bonté revient à imposer à mes concitoyens ma vérité, ma justice, ma bonté (en cherchant le Bonheur pour tous, Socrate finalement ne réalise que le bonheur de quelques-uns).


Tertio, la méthode socratique attire naturellement des gens épouvantables ayant vite compris le parti à en tirer. Un parallèle avec une séquence télévisuelle récente peut nous éclairer sur ce point. Dans une émission, des journalistes ont placé face-à-face un chef de parti islamique et un candidat à l’élection présidentielle. A un moment dans la conversation, désirant apparaître comme un modéré disposé au compromis, le chef islamique demande malignement l’organisation d’un moratoire sur la lapidation des femmes adultères telle qu’elle est exigée par la Charia, afin de niveler la Charia et la Constitution française au nom du vivre-ensemble sur tout le territoire français. Le candidat à l’élection présidentielle, sentant instinctivement l’occasion d’engendrer une vague d’approbation chez les téléspectateurs, et de gagner l’élection par la suite, se précipite : il coupe la parole au chef islamiste, déclare la demande inacceptable pour les mœurs françaises, insiste sur l’incompatibilité entre la Charia et la Constitution française. Imaginons Socrate à la place de ce candidat. Socrate n’aurait pas bondi sur son siège, il n’aurait pas coupé la parole à son interlocuteur islamique, au contraire il l’aurait questionné sur la prétendue vérité, la prétendue justice et la prétendue bonté de la Charia, offrant ainsi une tribune ouverte au chef islamique, qui aurait usé de cette aubaine pour prodiguer sa propagande religieuse, renforcé dans ses sermons par chaque nouvelle question de Socrate. Peu à peu, Socrate aurait interrogé le chef islamique sur la légitimité de l’adultère, puis sur la légitimité de punir l’adultère, puis sur la légitimité de la lapidation, puis sur la légitimité de la femme en général, au final on aurait entendu Socrate poser une question du genre : "Nous avons établi que la Constitution française prétend réguler par ses lois les relations entre les citoyens, or elle se contredit en défendant la femme adultère puisqu’elle défend ainsi une citoyenne ayant bafoué la loi constitutionnelle du mariage, la Constitution française n’est donc pas juste et ne garantit pas les relations citoyennes, par ailleurs nous avons établi que la lapidation est une punition douloureuse, mais que bafouer la loi amène des désordres sociaux encore plus douloureux, en conséquence la lapidation individuelle est une punition moins injuste que les exécutions collectives nécessaires à la résolution des désordres sociaux, quelle solution proposez-vous donc pour rétablir la justice du mari cocu et des relations entre citoyens que bafoue la Constitution française ?", autrement dit Socrate aurait déroulé le tapis rouge à ce chef islamique en croyant servir la France, en croyant incarner le débat démocratique, il aurait servi la Charia en croyant servir la liberté, servi les ténèbres de la sottise en croyant servir la lumière du savoir. Socrate ne comprend pas que ses questions aboutissent souvent à des syllogismes du type : "Un cheval bon marché est rare, or tout objet rare est cher, donc un cheval bon marché est-il cher ?", des aberrations par rapport au réel ou au simple bon sens. Et il ne comprend pas que tout n’est pas équivalent à tout. A Tintin-Cléophon dans la démocratie parlementaire de -409, il demande : "Ne crois-tu pas que ton avis est faux parce que telle et telle raisons ?", puis à Rastapopoulos-Critias dans la dictature des Trente en -404 il demande pareillement : "Ne crois-tu pas que ton avis est faux parce que telle et telle raisons ?". Le problème est qu’il ne voit pas, ou s’obstine à ne pas voir, que Tintin-Cléophon et Rastapopoulos-Critias ne sont pas interchangeables, que contester Tintin-Cléophon n’a pas les mêmes conséquences que contester Rastapopoulos-Critias, et son courage relatif à s’opposer au second en -404 n’efface pas sa veulerie bobo facile (car sans danger, sinon une amende ou une nuit au poste de police du quartier) à s’opposer au premier en -409. Sur ce point, Socrate, que toutes les démocraties depuis deux mille cinq ans représentent dans leurs livres et leurs peintures comme un saint éthéré condamné injustement en -399, est autant l’incarnation du régime démocratique que son fossoyeur, car sa méthode a séduit et continue de séduire tous les immatures, les frigides, les ratés qui, incapables de création, s’adonnent à la destruction pour tenter d’exister. Socrate lui-même en est bien conscient lors de son procès en -399 : il n’enseigne rien, sinon l’art de déconstruire, ce qui lui attire un large audimat avide de provocations, de dénonciations, de dégradations ("Je n’ai jamais été le maître de personne, simplement si quelqu’un, jeune ou vieux, désire s’entretenir avec moi et estimer ma démarche je lui suis ouvert. Je me tais quand on veut me payer, et je parle quand on ne me donne rien, je laisse pareillement le riche et le pauvre m’interroger, ou plutôt répondre à mes questions, et déduire de lui-même. Si parmi ceux qui me fréquentent certains deviennent honnêtes et d’autres malhonnêtes, ne me louez pas et ne me blâmez pas, car je n’en suis pas la cause. Je ne promets aucun enseignement, et n’ai jamais rien enseigné. Si quelqu’un prétend avoir appris ou entendu de moi en privé autre chose que ce que je dis en public, soyez sûrs qu’il est un imposteur. Vous savez maintenant pourquoi on aime converser longtemps avec moi, la vérité toute pure : c’est parce qu’on prend plaisir à me voir démasquer les gens qui prétendent savoir et qui ne savent rien. Et cela ne leur est pas agréable", Platon, Apologie de Socrate 33a-c). Les auteurs antiques en étaient aussi conscients. Ainsi Athénée de Naucratis mentionne un nommé "Chairon de Pallènè", élève de Platon, qui a utilisé l’enseignement philosophique de son maître pour devenir un petit tyran dans son dème dans la seconde moitié du IVème siècle av. J.-C. ("L’Académie a compté d’autres philosophes sans probité et sans honneur, ayant amassé beaucoup d’argent par leur friponnerie et dominé sur les autres au mépris de leur profession, qu’ils ont utilisée pour leur propre gloire. Par exemple Chairon de Pellènè, auditeur de Platon et de Xénocrate [de Chalcédoine, deuxième directeur de l’Académie] : il exerça sur sa patrie une cruelle tyrannie, il proscrivit les meilleurs citoyens, il donna leur argent aux esclaves, et leurs femmes comme épouses, en utilisant le beau système politique et des lois extravagantes de Platon", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.119). Au tournant des Ier et IIème siècles, l’historien Appien se révèle le plus virulent contre les velléités des philosophes dans les affaires publiques : avec une rare violence (son propos s’applique-t-il à tous les philosophes en général [il garde peut-être le souvenir d’Hérode Atticus subissant les injures de l’un d’eux, vulgaire gueux selon Aulu-Gelle : "Hérode Atticus, consulaire célèbre par les charmes de son esprit et par son éloquence dans les lettres grecques, fut un jour accosté en ma présence par un personnage couvert d’un manteau, portant des longs cheveux et une barbe descendant au-dessous de la ceinture, qui lui demanda de l’argent pour acheter du pain. Hérode lui demanda son identité. Celui-ci répondit altièrement être philosophe et ajouta : “Je suis étonné de ta question, car tout le monde sait qui je suis”. “Je vois, répliqua [Hérode] Atticus, une barbe et un manteau, mais je ne vois pas encore un philosophe. Dis-moi, sans te fâcher, par quels signes pourrions-nous te reconnaître comme tel ?” Un de ceux qui entouraient Hérode [Atticus] déclara que cet homme était un vagabond, un vaurien, qu’il fréquentait les mauvais lieux, qu’il couvrait ordinairement d’injures quiconque lui refusait l’aumône. “Qu’il soit ce qu’il voudra, dit alors [Hérode] Atticus, donnons-lui de l’argent non pas parce qu’il est un homme mais parce que nous-mêmes sommes des hommes.” Il lui donna le nécessaire afin qu’il pût acheter du pain pendant trente jours. Puis il se tourna vers nous : “Musonius [Rufus] a croisé un jour un mendiant du même genre, qui se vantait aussi d’être philosophe, il lui donna mille deniers, tous lui signalèrent que ce vaurien, ce misérable, ce fripon ne méritait aucune pitié, on raconte que Musonius [Rufus] répondit : « Dans ce cas l’argent est bien fait pour lui ». Je trouve toujours triste et affligeant, ajouta Hérode [Atticus], que des êtres si abjects et si vils usurpent le saint qualificatif de « philosophe ». Mes ancêtres athéniens défendirent par décret public de donner à des esclaves les noms d’Harmodios et d’Aristogiton qui avaient immolé le tyran Hippias, parce qu’ils ne voulaient pas souiller les noms des libérateurs de la patrie en permettant qu’on les appliquât à des esclaves : pourquoi donc souffrons-nous que l’illustre dignité de « philosophe » soit ainsi déshonorée par des misérables ?”", Aulu-Gelle, Nuits attiques IX.2] ? ou est-ce une haine ciblée suscitée par un épisode de sa propre vie ?), il fustige leur charlatanerie, et le désastre de leur influence dans la cité ("Aristion, qui se prétendait philosophe épicurien, devint le tyran de sa patrie, exécutant certains Athéniens sous prétexte qu’ils étaient des partisans de Rome, et envoyant les autres devant le tribunal de Mithridate VI. Il ne fut pas le premier à Athènes, Critias et son cercle philosophique le précéda dans cette voie. A la vérité, tous les philosophes impliqués dans les affaires publiques, depuis les Pythagoriciens en Italie et les Sept Sages en Grèce, ont exercé le pouvoir avec plus de cruauté que les tyrans ordinaires, à tel point qu’on se demande, sans trouver une réponse, si les philosophes en général entrent en philosophie par vertu ou pour se consoler d’être des pauvres et des ratés. Aujourd’hui encore, beaucoup d’entre eux qui vivent pauvrement et en marge de la vie publique en se drapant dans le manteau de la philosophie adressent des reproches acerbes aux riches et aux gouvernants moins par dégoût pour la richesse et le pouvoir que par envie de ces deux avantages. De sorte que les victimes de leurs diffamations apparaissent beaucoup plus philosophes qu’eux en les traitant avec mépris", Appien, Histoire romaine XII.109-111).


On peut répartir les élèves de Socrate en trois catégories.


La première catégorie est celle des idiots, qui fréquentent Socrate en espérant devenir intelligents et quitter leur classe d’idiots. Parmi eux, on trouve Cébès, originaire de Thèbes, sur lequel on ignore tout (quand est-il venu à Athènes ? dans quelles conditions ? que devient-il après la mort de Socrate ?), sinon qu’il est parmi ceux qui accompagnent Socrate lors de son procès en -399 et tentent vainement de le convaincre de fuir avant son exécution (Cébès apparaît dans les dialogues Criton et surtout Phédon de Platon). Diogène Laërce dit que Cébès est l’auteur de trois dialogues ("Cébès de Thèbes a laissé trois dialogues : Le tableau, Ebdonè ["EbdÒnh", littéralement "la Septième" : est-ce une allusion au sabbat, septième jour dans la semaine juive, ce qui sous-entendrait que Cébès est juif ?], Phrynichos", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.125). Une œuvre intitulée Le tableau est présentée par les éditeurs modernes comme l’un de ces trois dialogues, le seul qui aurait survécu aux siècles : cette œuvre est une "ekphrasis", description d’un tableau imaginaire illustrant une notion philosophique, une idée politique, un concept social ou économique, ou autres ("œkfr£sij", dérivé de "fr£zw/expliquer, exprimer, indiquer, signifier" qui donnera "phrase" en français avec le même sens, précédé du préfixe "™k/hors de" ; l’ekphrasis la plus ancienne est celle du bouclier d’Achille par Homère, Iliade XVIII.483-608, dont les scènes illustrent l’idéal héroïque de l’ère mycénienne), or l’ekphrasis du Tableau sous-entend une morale stoïcienne inexistante à l’époque de Cébès à la fin du Vème siècle av. J.-C. puisque le stoïcisme sera fondé un siècle plus tard par Zénon de Kition. Doit-on conclure que Le tableau édité en l’an 2000 n’est pas l’œuvre de Cébès ? ou au contraire c’est bien l’œuvre de Cébès, qui serait l’un des premiers inspirateurs de Zénon de Kition ? Mystère. Simmias, également originaire de Thèbes, est un autre élève transparent. Il apparaît aux côtés de son compatriote Cébès lors du procès de Socrate en -399 (on le voit dans Criton et Phédon de Platon). Diogène Laërce lui attribue une seule œuvre, contenant vingt-trois dialogues ("Simmias de Thèbes a laissé vingt-trois dialogues réunis en un volume", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.124) dont il donne les titres, aujourd’hui perdue. Euclide est un autre élève qui nous laisse dubitatifs. Mégarien (l’origine sicilienne avancée tardivement par Cornelius Alexandre Polyhistor ["Euclide naquit à Mégare près de l’isthme [de Corinthe], ou à Gela selon notamment [Cornelius] Alexandre [Polyhistor] dans ses Successions", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.106] n’est créditée par aucune autre source), homonyme du stratège Eukleidès qui était en poste à Erétrie en Eubée sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409, (selon Inscriptions grecques I/3 375, lignes 17-18 précitées) avec lequel il ne doit pas être confondu (Eukleidès est un authentique Athénien, ce qui explique pourquoi il sera l’un des Trente en -404, puis archonte éponyme en -403/-402), Euclide effectue régulièrement le trajet entre Mégare et Athènes en se faufilant déguisé en femme à travers les postes de garde pour venir en ville écouter Socrate ("Le philosophe Taurus [originaire de Bérytos/Beyrouth en Phénicie, maître d’Aulu-Gelle], illustre platonicien, cite aujourd’hui à ses élèves un grand nombre de bons et salutaires exemples pour les exhorter à étudier la philosophie et enflammer leur ardeur, il aime notamment raconter ce trait sur Euclide le socratique : “Les Athéniens, dit-il, avaient décrété que tout Mégarien s’introduisant dans Athènes serai condamné à mort, tant était grande la haine des Athéniens envers leurs voisins de Mégare. Mais Euclide, qui était de Mégare, et qui jusqu’alors séjournait régulièrement à Athènes pour suivre les leçons de Socrate, ne se laissa pas effrayer par le décret des Athéniens. Vers le soir, il se couvrait d’une longue tunique féminine de diverses couleurs et d’un voile, et il se rendait de Mégare à Athènes pour aller écouter Socrate et discuter avec lui pendant une partie de la nuit. Au point du jour, caché sous le même vêtement, il disparaissait et parcourait les vingt mille pas le séparant de Mégare. Aujourd’hui au contraire, ajoute-t-il, les philosophes se précipitent aux portes des fils de famille pour leur offrir des leçons, et ils restent assis là jusqu’à midi en attendant que leurs élèves cuvent leur vin nocturne”", Aulu-Gelle, Nuits attiques VII.10). Le dialogue consigné par Platon dans son Théétète, daté dans le deuxième quart du IVème siècle av. J.-C. (au début de ce dialogue, les personnages évoquent un conflit impliquant Corinthiens et Athéniens, ce qui semble raccorder avec la campagne d’Epaminondas dans le Péloponnèse de l’été -369 où Corinthiens et Athéniens bataillent ensemble sous le commandement du stratège athénien Chabrias, et réussissent à repousser l’envahisseur Epaminondas après beaucoup d’efforts), met en scène Euclide dans sa propriété de Mégare, rapportant à son compatriote Terpsion un ancien dialogue entre Socrate et Théétète, Euclide confirme ses anciens va-et-vient entre Mégare et Athènes afin d’y entendre Socrate ("“Peux-tu me rapporter cette conversation [entre Socrate et Théétète] ? ” “Non, pas Zeus ! du moins pas de vive voix. Quand je revenais chez moi [à Mégare], je m’empressais de noter par écrit mes souvenirs, je les rédigeais ensuite au fil de ma mémoire, chaque fois que j’allais à Athènes je demandais à Socrate des détails m’ayant échappé, que je rétablissais ici dans l’ordre. C’est ainsi que j’ai conservé cette conversation, à peu près complète, par écrit”", Platon, Théétète 142d-143a). Euclide est présent lors de la condamnation de Socrate en -399 (selon Platon, Phédon 59b, il est accompagné de son compatriote Terpsion). Diogène Laërce attribue cinq dialogues à Euclide, aujourd’hui perdus ("Euclide a laissé six dialogues : Lamprias, Eschine, Phénix, Criton, Alcibiade, L’amoureux", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.108), en donnant quelques indications sur leur contenu général : Euclide y emploie la maïeutique socratique consistant à questionner en permanence et ne jamais recourir à l’assertion, et il raccourcit le ministère de Socrate en considérant que le Vrai, le Beau et le Bon ne sont que les trois faces d’une même entité qu’il appelle "le Bien/AgaqÒn", et que le Mal opposé au Bien n’existe pas puisqu’il équivaut à l’incorrect, à l’inachevé, à l’erreur ("Ses élèves [à Euclide] furent appelés d’abord “mégariques”, puis “éristiques”, et ensuite “dialecticiens” d’après Denys de Carthage qui le premier remarqua qu’ils œuvraient par questions et réponses. […] [Euclide] disait que le Bien est un, même si on le désigne par différents noms comme “pensée raisonnée” ["frÒnhsij"] ou “dieu” ou “Noos” ou autres. Il niait que le Bien eût un opposé, l’assimilant à l’erreur. Pour argumenter, il n’attaquait pas directement les principes de son adversaire mais les réfutait par les conséquences qu’il en tirait. Il rejetait tout raisonnement fondé sur une comparaison, disant que, si la comparaison s’applique bien à un objet, mieux vaut étudier l’objet lui-même que son analogue, et que dans le cas contraire elle n’a aucune valeur", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.106-107). La cité de Mégare célèbre Euclide comme une gloire nationale dans les décennies qui suivent l’effondrement d’Athènes en -404, Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres II.108-112) donne les noms d’élèves qu’Euclide a formés dans sa demeure, dont aucune œuvre n’a survécu, parmi lesquels, pour l’anecdote, le rhéteur Eubulide de Milet qui deviendra le phoniatre de Démosthène ("On dit qu’[Eubulide de Milet] enseigna à Démosthène et corrigea son incapacité à prononcer le son “r”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.109). Phédon est un autre élève idiot de Socrate. Les auteurs anciens s’accordent pour dire qu’il est un fils de notable de la cité d’Elis au nord-ouest du Péloponnèse, et qu’il est réduit à l’état d’esclave à la suite d’on-ne-sait-quelle guerre. Diogène Laërce et Aulu-Gelle ajoutent qu’il est contraint à se prostituer ou à devenir maquereau pour son maître, dont on ignore la nationalité ("Phédon d’Elis, issu d’une famille noble ["eÙpatridîn"], fut réduit en esclavage lors de la prise de sa patrie et forcé de se prostituer. […] Hiéronymos [de Rhodes, philosophe aristotélicien du IIIème siècle av. J.-C.] dans son Sur l’âge de raison dit qu’il fut esclave", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.105 ; "Phédon d’Elis fut le plus socratique de l’entourage de Socrate, et le familier de Platon qui a donné son nom au divin livre sur l’immortalité de l’âme. Doté d’un beau physique et d’un esprit noble, il fut d’abord esclave, certains écrivent que son maître le prostitua alors qu’il était encore enfant", Aulu-Gelle, Nuits attiques II.18), Suidas dit mystérieusement que ce dernier était un "Indien/Indîn" ("[Phédon] fut d’abord capturé par des Indiens, puis fut vendu comme adjoint ["prÕj ˜ta…risin"] à un tenancier de maison close à Athènes", Suidas, Lexicographie, Phédon F154). Quelques hellénistes modernes suggèrent que l’opération militaire ayant causé la déchéance sociale de Phédon serait le différend entre Elis et Sparte à une date indéterminée au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, mentionné brièvement par Thucydide : Elis a voulu punir la cité de Lépréon qui ne voulait plus payer l’impôt foncier, les gens de Lépréon ont appelé les Spartiates à l’aide, en retour Elis a basculé dans le camp d’Athènes ("Jadis Lépréon, en guerre contre plusieurs peuples d’Arcadie, avait appelé les gens d’Elis à son secours en leur promettant la cessation de la moitié de son territoire. La guerre terminée, les Eléens avaient laissé ce territoire aux gens de Lépréon contre une redevance annuelle d’un talent versée à Zeus Olympien. Cette redevance fut acquitté jusqu’à la guerre contre Athènes [la deuxième guerre du Péloponnèse, qui commence en -431], que les Lépréates utilisèrent comme prétexte pour s’en affranchir. Les Eléens ayant voulu contraindre les Lépréates à tenir leur engagement, ces derniers s’adressèrent aux Spartiates. Quand ils apprirent que le litige était soumis à Sparte, les Eléens pensèrent ne jamais obtenir justice et, refusant l’arbitrage, ravagèrent le territoire de Lépréon. Les Spartiates proclamèrent l’indépendance des Lépréates et blâmèrent la conduite des Eléens, puis, les Eléens méprisant ce jugement, ils envoyèrent à Lépréon une garnison d’hoplites", Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.31), on devine que les Spartiates ont puni ce revirement d’Elis d’une quelconque façon, c’est ainsi que Phédon aurait déchu. Mais cette suggestion reste très fragile. La majorité des autres hellénistes pensent plutôt que l’événement ayant ruiné Phédon est l’intervention militaire de Sparte menée par Agis II contre Elis en -402/-401, longuement racontée par Xénophon (Helléniques, III, 2.21-31), Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XIV.17 et 34) et Pausanias (Description de la Grèce III.8), à laquelle participent des Athéniens (selon Xénophon, Helléniques, III, 2.25), Phédon aurait été emmené à l’état d’esclave par l’un de ces Athéniens, et il aurait vu en Socrate un moyen d’échapper à sa condition, et, selon les auteurs anciens, en insistant il aurait convaincu ce dernier de demander à Cébès ou plus probablement au riche Criton de racheter sa liberté (en tous cas, selon cette hypothèse, Phédon ne peut pas avoir été racheté par Alcibiade, qui est assassiné en -403 comme nous le verrons dans notre alinéa suivant : "[Phédon] fut réduit en esclavage lors de la prise de sa patrie et forcé de se prostituer. Il fermait parfois sa porte et allait écouter Socrate, jusqu’au jour où celui-ci racheta sa liberté par Alcibiade ou par Criton. A partir de ce jour, il se livra avec une noble ardeur à l’étude de la philosophie", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.105 ; "Doté d’un beau physique et d’un esprit noble, il fut d’abord esclave, certains écrivent que son maître le prostitua alors qu’il était encore enfant. Finalement Cébès, sur le conseil de son maître Socrate, racheta ce jeune homme et lui enseigna la philosophie. Rapidement Phédon devint un philosophe illustre, il composa sur Socrate des discours à l’élégance remarquable", Aulu-Gelle, Nuits attiques II.18 ; "[Phédon] fut vendu comme adjoint à un tenancier de maison close à Athènes. Il rencontra Socrate qui l’éduqua, il s’éprit de son discours et le pria de la libérer. Socrate convainquit Alcibiade de le racheter. C’est ainsi qu’il devint philosophe", Suidas, Lexicographie, Phédon F154). Cette hypothèse est renforcée par la scène où Socrate, dans sa prison en -399, joue avec les longs cheveux de Phédon aux paragraphes 89a-b dans le dialogue homonyme de Platon : les longs cheveux de Phédon sous-entendent que celui-ci en -399 est encore jeune, or Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres II.105) ajoute que Phédon aura pour élèves Asclépiade de Phlionte et Ménédème d’Erétrie "qui avaient quitté les leçons de Stilpon pour les siennes" et nous savons par ailleurs que Stilpon, lui-même élève d’Euclide de Mégare dont nous venons de parler, enseignera au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C., autrement dit Phédon sera encore vivant à la fin du IVème siècle av. J.-C., il est donc né à l’extrême fin du Vème siècle av. J.-C. Cette hypothèse est renforcée aussi par le fait que Phédon n’apparaît pas dans l’œuvre de Xénophon (notamment dans les Mémorables) : ce fait est aisément expliquable si on admet que Phédon devient un élève de Socrate après -401, puisqu’à cette date Xénophon a fui Athènes et n’y remettra jamais les pieds, autrement dit Xénophon ne connaît pas les nouveaux gitons dont Socrate s’entoure après la chute des Trente en -403 jusqu’à sa condamnation à mort en -399, tel Phédon. Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres II.105) et Suidas (Lexicographie, Phédon F154) mentionnent deux dialogues perdus écrits par Phédon, et plusieurs autres à l’authenticité douteuse. Notons au passage que Phédon le très jeune élève de Socrate n’a aucun rapport avec son homonyme adulte "Pheidon/Fe…dwn", qui est l’un des Trente en -404 (selon Xénophon, Helléniques, II, 3.2), car ce "Pheidon" pour être ainsi nommé à la tête de l’Etat athénien est nécessairement citoyen athénien, contrairement à Phédon originaire d’Elis. Comme Euclide de Mégare profite de Socrate pour échapper à sa condition de bouseux, Phédon d’Elis profite de Socrate pour échapper à sa condition d’esclave, comme Euclide il devient une gloire dans sa patrie, mais il ne laisse aucun souvenir positif ou négatif au reste de la Grèce, encore moins au reste du monde, encore moins à la postérité.


La deuxième catégorie, plus nocive, est celle des affairistes en quête de légitimité intellectuelle, et des velléitaires en quête de réussite sociale. Dans cette catégorie on trouve Criton et son fils Critobule. Criton est un voisin et un strict contemporain de Socrate (selon Socrate lui-même, en -399 lors de son procès, en désignant Criton présent dans la salle : "[Criton] vient de mon dème et a mon âge", Platon, Apologie de Socrate 33e). Il s’est enrichi dans l’agriculture ("Et l’agriculture, qui est ton domaine [c’est Socrate qui s’adresse à Criton], que produit-elle ? N’est-ce pas notre nourriture, qu’elle tire de la terre ?", Platon, Euthydème 291e-292a). Sa fortune lui attire des parasites ("J’étais présent le jour où [Socrate] entendit Criton se plaindre que la vie était difficile a Athènes pour un homme qui voulait s’occuper tranquillement de ses affaires : “Aujourd’hui des gens m’intentent des procès, disait-il, non pas parce que je leur cause du tort, mais parce qu’ils pensent que je leur donnerai de l’argent pour éviter le tribunal”. Socrate répondit : “Dis-moi, ô Criton, nourris-tu des chiens pour écarter les loups de tes brebis ?”. “Certainement, je trouve plus d’avantage à en nourrir qu’à ne pas en avoir.” “Consentirais-tu à nourrir pareillement un homme voulant et pouvant écarter de toi ceux qui essayent de te nuire ?” “Volontiers, si je ne craignais pas qu’il se retourne contre moi.” “Quoi ! Tu ne vois donc pas l’agrément et l’intérêt à servir un homme comme toi plutôt qu’à te combattre ? Sache que beaucoup ici rêvent de t’avoir pour ami”", Xénophon, Mémorables, II, 9.2-4), parmi lesquels le pouilleux Archédèmos dont nous avons parlé dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, devenu son valet et un démagogue écouté après la dictature des Quatre Cents en -411. Dans Euthydème de Platon, on apprend incidemment que Criton a contracté un heureux mariage, dont il a eu quatre fils, Critobule est son aîné ("O Socrate, comme je t’ai déjà dit, je cherche à éduquer mes fils. Le cadet est encore très jeune, mais Critobule est déjà grand et a besoin d’un précepteur pour former son esprit. Chaque fois que j’en parle avec toi, je me dis être fou de vouloir le meilleur pour mes enfants, un mariage, une mère qui engendrera une famille nombreuse, une grande richesse, tout en négligeant leur éducation. Or quand je regarde ceux qui prétendent éduquer la jeunesse, ils m’épouvantent, je ne sais pas quoi faire, parce que tous me paraissent compétents", Platon, Euthydème 306d-307a ; "Criton d’Athènes fut, parmi les élèves de Socrate, celui qui lui témoigna le plus vif attachement, il prévenait ses besoins et veillait toujours à lui apporter le nécessaire. Ses enfants furent instruits par Socrate : Critobule, Hermogénès, Epigénès et Ctésippos", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.121). La richesse de Criton, comme celle de beaucoup de millionnaires athéniens de la fin du Vème siècle av. J.-C. - par exemple celle d’Andocide, ou celle de Lysias récemment naturalisé -, échappera à la ruine de la cité et à la dictature des Trente en -404/-403, puisque qu’en -399 Criton sera capable d’avancer trente mines spontanément, soit trois mille drachmes (une mine vaut cent drachmes), pour tenter de soudoyer les geôliers de Socrate ("Si j’étais riche, je pourrais payer une amende, cela ne me causerait aucun préjudice. Mais actuellement je n’ai rien. Si vous consentez à me condamner selon mes moyens, je peux vous payer jusqu’à une mine d’argent, voilà jusqu’où je peux aller. Platon ici présent, Criton, Critobule [fils de Criton] et Apollodore s’engagent à payer une caution de trente mines, je peux donc avancer cette somme, car ils présentent des garanties solides", Platon, Apologie de Socrate 38b). Nous avons vu que Criton est celui qui a poussé Socrate à abandonner la profession paternelle de tailleur de pierres (il "le tira de son atelier", selon l’expression de Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.20 précité) et à enseigner la philosophie, en lui garantissant un matelas financier. Criton restera fidèle à son voisin de dème jusqu’à sa mort puisqu’il sera parmi ceux qui visiteront Socrate dans sa prison en -399, il sera même celui auquel Socrate adressera sa dernière parole ("Criton, nous devons un coq à Asclépios, n’oublie pas de le lui régler", Platon, Phédon 118a) et celui qui lui fermera la bouche et les yeux après l’ingestion de la ciguë (selon Platon, Phédon 118a). Diogène Laërce donne les titres de dix-sept dialogues écrits par Criton (Vies et doctrines des philosophes illustres II.121), qui sont tous perdus, et qui s’apparentaient sans doute à des recueils de souvenirs davantage qu’à des exposés philosophiques. Criton n’a fondé aucun courant de pensée et n’a eu aucun élève. Il ressemble beaucoup à nos modernes milliardaires qui achètent le talent de tel acteur ou de tel peintre, ou qui assurent un viatique à tel écrivain ou tel spécialiste des sciences dures ou des sciences humaines, pour se créer une image flatteuse face au public autant que pour se convaincre eux-mêmes qu’ils ont une âme, qu’ils sont des êtres de pensée et de sentiments, et non pas des machines mues seulement par l’argent ou des malades animés par un besoin enfantin de vengeance ou de revanche sociale. Critobule paraît une caricature de son père. Chez Platon, il est totalement inféodé à l’héritage de son père : il est nommé avec Criton comme l’une des cautions de Socrate lors du procès de -399 (Platon, Apologie de Socrate 38b) et parmi ses derniers visiteurs avant l’exécution (Platon, Phédon 59b), dans ces deux séquences il reste muet. Chez Xénophon, il est aussi muet quand Socrate moque son attirance incontrôlable pour le cousin d’Alcibiade (Xénophon, Mémorables, I, 3.8-14). Dans un dialogue des Mémorables qui prolonge cette scène de moquerie (au chapitre 6 livre II), il prend enfin la parole pour répondre à Socrate, et il se révèle incapable de comprendre la différence entre comportement amical et comportement intéressé, entre le contrôle sur soi-même qu’enseigne Socrate, qui suscite l’authentique amitié, et la domination de soi sur autrui ou d’autrui sur soi, qui n’est qu’un commerce déguisé en amitié. Dans Le banquet, évoquant le banquet organisé chez Callias III célébrant la victoire de l’athlète athnénien Autolycos aux Panathénées à la fin de la deuxième guerre du Péloponnèse ou au début de la paix de Nicias en -421, Xénophon montre Critobule se vanter d’être beau et affirmer que la beauté assure tout pouvoir, contre Callias III qui dit que tout pouvoir s’obtient par l’argent ("Si vous prétendez que je ne suis pas aussi beau que je le crois [c’est Critobule qui s’adresse aux convives du banquet de Callias III], vous êtes des menteurs, car vous vantez ma beauté sous serment sans y être contraints, et moi je vous considère comme des gens honnêtes. Si je suis donc vraiment beau, je produis sur vous les mêmes sentiments que la beauté produit sur moi-même. Alors par les dieux ! je jure préférer le pouvoir de la beauté à celui du Grand Roi [de Perse]. Je contemple en effet Clinias [junior, "fils d’Axiochos, petit-fils d’Alcibiade l’Ancien et cousin de l’Alcibiade d’aujourd’hui" selon Platon, Euthydème 275a-b] avec plus de plaisir que tout autre bel homme, et je souffrirais volontiers d’être aveugle pour tout autre objet que Clinias. Je maudis la nuit et le sommeil qui m’empêchent de le voir, et je remercie infiniment le jour et le Soleil parce qu’ils me permettent de revoir Clinias. Notre fierté à tirer de notre beauté, sans rien faire, ce que l’homme ordinaire doit obtenir par un travail ardu, ou le combattant par le danger, ou le savant par le discours, est bien légitime. Moi qui sait le pouvoir de la richesse, je trouverais plus doux de donner mon bien à Clinias que d’en recevoir autant d’un autre, j’aimerais mieux devenir esclave que rester libre si Clinias me proposait d’être mon maître, l’effort pour le servir me serait plus agréable que le repos, et j’aurais plus de plaisir à affronter les périls pour lui qu’à vivre sans risque. Si tu prétends, ô Callias, conduire les hommes à la vertu par la justice, je crois pour ma part les y mener par un autre moyen. La passion que nous, hommes beaux, inspirons aux cœurs aimants, les affranchit du goût des richesses, les pousse au travail et à la gloire acquise dans l’épreuve, les rend plus modestes et plus réservés au point qu’ils rougissent de demander davantage. On devrait choisir des hommes beaux comme stratèges : dans mon cas, pour Clinias, je serais prêt à me jeter au feu, et je suis sûr que vous aussi", Xénophon, Le banquet IV.10-16). Avec malice et affection, Socrate organise un vote pour départager les deux hommes, en déclarant que chaque votant aura le droit d’embrasser le vainqueur : le vote incline largement vers Critobule, qui prouve ainsi que la beauté est un outil de corruption plus efficace que l’argent, comme il le disait ("Le garçon et la danseuse furent chargés de recevoir les votes secrets. Socrate approcha une lampe près de Critobule, et à la surprise des juges il déclara que le vainqueur recevrait non pas un bandeau mais un baiser pour couronne. Les cailloux furent rapidement tirés de l’urne. Tous furent pour Critobule. “Par les dieux ! dit Socrate, ta fortune, ô Critobule, ne ressemble pas à celle de Callias : la sienne promeut la justice, tandis que la tienne corrompt juges et électeurs”", Xénophon, Le banquet V.9-10), qui prouve aussi son total hermétisme au Vrai, au Juste et au Bon enseignés par Socrate. Dans son Economique, Xénophon montre encore Critobule dialoguer avec Socrate à une date indéterminée : en s’appuyant sur les bons résultats agricoles d’Ischomachos, gros propriétaire terrien du dème de Phalère et, pour l’anecdote, gendre de Callias III puis mari cocu de Chrysillè après que Callias III a couché avec cette dernière, comme nous l’avons raconté dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, Socrate veut signifier à Critobule que le travail de la terre est le meilleur baromètre du Vrai, du Juste et du Bon puisque la terre récompense par des abondantes récoltes l’homme qui la travaille réellement, pertinemment et sincèrement, et punit par des récoltes médiocres l’homme qui l’outrage, la néglige, la saccage ("La terre enseigne la justice à ceux qui veulent l’apprendre, car elle apporte ses bienfaits à ceux qui s’évertuent le mieux à la cultiver", Xénophon, Economique V.12). Et à nouveau Critobule ne comprend rien à son interlocuteur, il confond la source de la richesse avec la thésaurisation (c’est-à-dire l’amas de biens) alors que Socrate lui explique que la source de la richesse repose d’abord sur une bonne organisation, il confond la pérennité de la richesse avec la dépense continuelle (pour acheter la fidélité de son entourage) alors que Socrate lui explique que la pérénnité de la richesse repose d’abord sur l’échange, la réciprocité, et que la dépense au contraire crée une servitude du donneur envers le receveur et un appauvrissement et une solitude inéluctables ("“Ce que j’ai, suffit à mon nécessaire. Alors que toi qui vit grand train, même si tu avais le triple de ce que tu possèdes aujourd’hui, cela ne te suffirait pas pour assurer ta réputation.” “Pourquoi cela ?”, dit Critobule. “Parce que d’abord je te vois contraint à des sompteux et nombreux sacrifices afin de garder les faveurs des dieux et des hommes, expliqua Socrate, ensuite ton rang t’impose de recevoir beaucoup d’hôtes et de les traiter magnifiquement, tu dois nourrir tes concitoyens et leur apporter des bons services sous peine de perdre tout soutien. Ce n’est pas tout : je sais qu’actuellement la cité t’impose des grosses contributions, comme pourvoyeur de chevaux, chorège, gymnasiarque, prostate, en cas de guerre on te nommera triérarque et on t’accablera d’impôts et de taxes si lourdes que tu pourras difficilement les honorer, et si tu ne les honores pas les Athéniens te puniront comme un voleur de leurs propres biens. Et en supplément, parce que tu te crois riche, tu négliges d’accroître ta  fortune, tu t’occupes d’enfantillages, comme si cela t’était permis. Voilà pourquoi j’ai pitié de toi. Je redoute qu’un malheur irréparable t’arrive, et que tu tombes dans une extrême indigence. Si quelque chose me manquait, je sais, et tu sais aussi, que des gens serait prêts à m’aider, même modestement, et à apporter l’abondance dans mon humble maison. Tes amis au contraire, qui ont plus de ressources pour entretenir leur état que tu n’en as pour entretenir le tien, ne songent qu’à profiter de toi”", Xénophon, Economique II.4-8). Critobule incarne les limites de la méthode socratique : quels que soient les moyens employés par Socrate, quelles que soient les questions que Socrate lui pose, Critobule reste un bête comptable, qui ne peut pas échapper à sa nature de bête comptable. A l’opposé de Criton et de Critobule, qui sont des pragmatiques rêvant vainement à devenir des intellectuels, Glaucon est un intellectuel rêvant vainement à devenir un pragmatique, un influenceur politique, un homme d’action. On se souvient que Glaucon est le frère de Platon, ou demi-frère selon l’hypothèse que nous avons avancée dans notre paragraphe sur la paix de Nicias. Il est le petit-fils homonyme de Glaucon l’Ancien, qui était le frère de Callaischros père de Critias (à ne pas confondre avec "Glaucon fils de Léagros" qui commande avec Andocide l’expédition vers Corcyre en -432 selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.51, et selon Inscriptions grecques I/3 364, ligne 19, même si l’usage paponymique antique sous-entend un lien de parenté entre cet ancien "Glaucon fils de Léagros" de -432 et Glaucon le frère de Platon de la fin du Vème siècle av. J.-C.). Glaucon apparaît avec son frère Adimante tout au long de La République de Platon, interrogeant sans arrêt Socrate sur la forme du régime politique idéal, trahissant sa forte volonté de jouer un rôle de chef d’Etat. Cette forte ambition politique est confirmée par Xénophon dans le paragraphe 6 du livre III de ses Mémorables, où Glaucon questionne pareillement Socrate sur les moyens d’accéder au pouvoir et de contribuer à l’administration hégémonique d’Athènes. Malheureusement pour lui, Socrate est bien conscient des carences de son auditeur, et il le dissuade brutalement de persister dans cette voie ("Glaucon fils d’Ariston aspirait à diriger le peuple et à gouverner la cité, alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, que ses parents et amis l’en dissuadaient, et qu’il était éjecté de la tribune et ciblé par les huées. Socrate, qui voulait son bien, par amitié pour Charmide fils de Glaucon [l’Ancien] et pour Platon, parvint seul à l’assagir", Xénophon, Mémorables, III, 6.1), notamment en rappelant que Glaucon serait bien incapable de gérer l’Etat athénien puisqu’il n’est même pas capable de gérer convenablement la maison de son oncle Charmide ("La cité compte plus de dix mille maisons, c’est difficile de gérer tant de famille ensemble. Pourquoi n’as-tu pas essayé d’abord d’en relever une, celle de ton oncle ? Elle en a besoin. Quand tu auras accompli cette tâche, tu pourras t’occuper d’un plus grand nombre. Mais comment peux-tu te prétendre utile à tout un peuple, si tu n’es même pas capable de rendre service à un seul individu ? Quand un homme n’a pas la force de soulever un poids d’un talent, comment peut-il espérer soulever davantage ?", Xénophon, Mémorables, III, 6.14). Il est hautement intéressant de remarquer que Socrate, parallèlement à ses froides mises en garde adressées à Glaucon, encourage chaudement Charmide à s’investir en politique, estimant que Charmide, contrairement à son neveu Glaucon, a bien le charisme et les compétences d’un homme d’Etat, et que son retrait de la vie publique après sa mise en accusation dans l’affaire des Mystères en -415 (sur ce sujet, nous renvoyons encore à notre paragraphe sur la paix de Nicias) est un gâchis pour Athènes ("Voyant que Charmide fils de Glaucon [l’Ancien], homme respectable et très supérieur à tous les politiciens de son temps, n’osait ni paraître devant le peuple ni s’occuper des affaires de l’Etat, Socrate lui dit : “Dis-moi, ô Charmide, si quelqu’un est capable de gagner les couronnes dans les jeux, d’apporter la gloire à lui-même et à sa patrie dans toute la Grèce, mais refuse de s’engager, comment juges-tu un tel homme” “Clairement comme un efféminé et un lâche.” “Et un citoyen capable, en s’impliquant en politique, d’agrandir sa patrie et de se couvrir lui-même de gloire, mais qui refuse de s’engager, n’est-ce pas aussi un lâche ?” “Peut-être. Mais pourquoi cette question ?” “Parce que malgré ton mérite, tu me sembles reculer devant tes responsabilités alors que tu devrais les assumer comme citoyen”", Xénophon, Mémorables, III, 7.1-3). Socrate va même jusqu’à accuser Charmide d’orgueil en disant que l’apparente timidité de ce dernier cache en réalité son refus de se confronter à des gens ordinaires valant moins que lui ("Ce ne sont pas les plus sages qui t’intimident, ni les plus puissants qui t’effraient, mais les moins éclairés et les plus faibles. Ne sont-ce pas les foulons, les cordonniers, les maçons, les chaudronniers, les laboureurs, les marchands, les brocanteurs de l’agora, les gens qui cherchent à vendre cher ce qu’ils ont acheté à vil prix, qui t’inquiètent ? Voilà en effet ce qui constitue l’Ekklesia. En quoi ta conduite diffère-t-elle de celle du spécialiste qui craindrait les ignorants ? Tu t’exprimes facilement devant les plus illustres citoyens, dont quelques-uns te méprisent, et ta supériorité en public est manifeste, et tu hésites à prendre la parole devant une multitude qui ne s’est jamais occupée des affaires et qui t’écoute, parce que tu as peur qu’elle te ridiculise ?", Xénophon, Mémorables, III, 7.5-7). Le double discours que Socrate pratique avec Glaucon et Charmide, incitant celui-ci à s’exposer aux projecteurs de l’agora publique parce que sa nature le lui permet, et celui-là à se contenter de l’ombre de son cabinet privé parce que sa nature l’empêche d’aspirer à autre chose, prouve l’impuissance de la méthode socratique : la maïeutique ne permettra jamais à un maçon de devenir un bon écrivain, ni à un écrivain de devenir un bon maçon, par conséquent le questionnement systématique et le rejet du mode assertif sous prétexte que "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", et la croyance qu’un maçon pourrait donner des leçons d’écriture à un écrivain et un écrivain pourrait donner des leçons de maçonnerie à un maçon, ne tient pas face aux faits, la maïeutique conduit immanquablement au déni de réalité ou à la perversion. On peut conclure de la même façon sur Platon et Xénophon, qui appartiennent aussi à cette deuxième catégorie d’élèves socratiques : Platon est un authentique intellectuel qui se rêve en homme d’action, Xénophon est un authentique homme d’action qui se rêve en intellectuel, leur engagement dans la dictature des Trente en -404 et leur exil après la chute des Trente en -403, sur lesquels nous nous attarderons dans notre alinéa conclusif, scellent l’échec du ministère philosophique de Socrate. En poussant Platon et Glaucon à gratter du papier plutôt qu’à monter à la tribune, en poussant Charmide (qui sera l’un des Trente en -404, et qui mourra à la bataille de Munichie aux côtés de Critias en -403) et Xénophon à monter à la tribune plutôt qu’à gratter du papier, Socrate a réellement influencé la jeunesse athénienne dans un sens désastreux, et sur ce point il mérite bien sa condamnation à mort en -399.


La troisième catégorie, la pire, est celle des fourbes qui utilisent Socrate comme une caution morale à leur opportunisme ou à leur doxa. Parmi les opportunistes, on remarque Aristippe de Cyrène. Ce personnage originaire de Lybie est introduit dans l’entourage de Socrate par Ischomachos, le riche propriétaire de Phalère dont nous venons de parler, gendre de Callias III ("Quand Aristippe aux Jeux olympiques rencontra Ischomachos, il lui demanda par quel discours Socrate s’attirait l’affection de la jeunesse. Ayant recueilli des bribes de ce discours, il y succomba passionnément, son corps faiblit, il devint pâle et maigre. Il fit voile vers Athènes afin d’y apaiser au plus vite la soif qui le consumait, en puisant à la source. Il approfondit sa science philosophique, pour enseigner aux hommes à connaître leurs défauts et à s’en débarrasser", Plutarque, Sur la curiosité 2). Aussitôt obtenu le label "élève de Socrate", Aristippe propose des cours de philosophie contre rémunération ("Aristippe était originaire de Cyrène. Eschine dit qu’il fut attiré à Athènes par la réputation de Socrate. Arrivé à Athènes, il proposa un enseignement payant, ce qu’aucun des élèves de Socrate n’avait fait avant lui, selon le péripatéticien Phainias d’Erèse", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.65). Quand Socrate le questionne sur cette pratique, Aristippe lui répond simplement : "Si tu avais l’appât du gain comme moi, tu n’éprouverais pas le besoin de me sermonner" ("Son enseignement [à Aristippe] l’ayant enrichi, Socrate lui dit : “Quelle cause t’a procuré tant d’argent ?” “Celle qui t’en a privé”, répliqua-t-il", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.80), il essaie même de le corrompre ("[Aristippe] essaya de pousser son maître [Socrate] à demander un salaire, un jour il lui envoya vingt mines. Mais Socrate refusa car son démon, qui condamnait cette pratique, l’en détourna", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.65). Dans deux passages de ses Mémorables (II.1 et III.8) trop longs pour que nous les citions ici, Xénophon rapporte deux dialogues entre Socrate et Aristippe qui prouvent que ces deux hommes ne partagent absolument pas les mêmes idées sur les plaisirs, la tempérance, le bon, le beau. Aristippe déclare sans honte et sans problème de conscience fréquenter Socrate pour apprendre l’art de baratiner et de manipuler les autres ("Quand on lui demandait [à Aristippe] quel avantage il avait tiré de la philosophie, il répondait : “Celui de pouvoir converser librement avec n’importe qui”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.68), il s’en glorifie à l’occasion d’un naufrage près de Rhodes : ayant perdu tous ses biens dans ce naufrage, il blablate si bien la population qu’il en suscite la pitié et en tire des dons de toutes sortes, et reconstitue ainsi sa fortune et celles de ses compagnons de voyage ("On raconte que le philosophe Aristippe, élève de Socrate, ayant été jeté par la tempête sur les côtes de l’île de Rhodes et ayant aperçu des figures géométriques tracées sur le sable, s’écria : “Gardons espoir, mes amis, voilà des indices prouvant une présence humaine”. Il se dirigea aussitôt vers la cité de Rhodes, alla droit au gymnase, débattut sur quelques sujets philosophiques, et en tira de tels bénéfices qu’il put s’entretenir lui-même et fournir à ses compagnons de naufrage des vêtements et tout le nécessaire à la vie. Ces hommes désirèrent retourner dans leur patrie. Ils lui demandèrent quel message il souhaitait transmettre à sa famille : “Dites à mes enfants, répondit-il, que le bien le plus utile qu’ils doivent acquérir, est celui qui, quand ils seront surpris dans une tempête, leur permettra de survivre au naufrage”", Vitruve, De l’architecture, VI, Introduction.1). Il enseigne cet art du baratin pour que ses élèves deviennent à leur tour des manipulateurs capables de transformer n’importe qui en domestique, et il justifie le coût élevé de son enseignement par son efficacité ("A un autre homme qui lui présentait son fils, [Aristippe] demanda cinq cents drachmes. “Quoi, s’écria le père, à ce prix-là plutôt acheter un esclave !” “Achète-le donc, répliqua-t-il, et tu en auras deux”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.72 ; "Aristippe adressa un jour une réponse acerbe à un homme méprisable auquel il demandait mille drachmes pour élever son fils : “Quoi, s’écria le père, à ce prix-là plutôt acheter un esclave !”. “Achète-le donc, répliqua Aristippe, et tu en auras deux : ton fils et celui que tu auras acheté”", Plutarque, Sur l’éducation des enfants 7). On ne connait pas sa biographie en détails. On sait seulement qu’il vit à la Cour de Denys, gendre du stratège syracusien Hermocratès (vainqueur des Athéniens en -413 puis allié des Spartiates dans les opérations contre Athènes en mer Egée, comme nous l’avons vu dans nos précédents paragraphes) et tyran de Syracuse depuis -405 jusqu’à sa mort en -367, autrement dit Aristippe vit à Syracuse après la chute de la démocratie athénienne en -404, ce qui suppose qu’il y a participé et qu’il n’est plus le bienvenu à Athènes après la restauration démocratique de -403. Cette supposition est renforcée par le fait qu’Aristippe partage son séjour syracusain avec Platon et Eschine de Sphettos dont nous parlerons juste après : l’exil de Platon à Syracuse étant directement lié à ses agissements sous la dictature des Trente, sur lesquels nous nous attarderons dans notre alinéa conclusif, on devine que la présence d’Aristippe et d’Eschine au même endroit au même moment relève de la même cause. Aristippe n’a pas plus de considération pour Denys de Syracuse que pour Socrate : il ne le côtoie que par intérêt ("[Aristippe] passait un jour près de Diogène qui lavait des légumes : “Si tu savais te contenter de légumes, lui dit celui-ci, tu ne ramperais pas à la cour des tyrans”. “Et toi, dit Aristippe, si tu savais converser avec les hommes, tu ne laverais pas des légumes”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.68). La recherche des jouissances amène Aristippe à multiplier les aventures féminines de plus en plus glauques ("Etant entré chez une courtisane et voyant rougir un des jeunes gens qui l’accompagnaient, il lui dit : “Le mal n’est pas d’entrer, mais de ne pas pouvoir sortir”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.69), mais toujours sans autre motivation ni finalité que le plaisir brut ("[Aristippe] s’accommodait de tout, prenant le plaisir quand il se présentait, sans jamais s’imposer de le poursuivre. Pour cette raison Diogène le qualifie de “chien royal”. Timon quand à lui raille sa luxure en parlant de “l’efféminé Aristippe qui distingue au toucher les bonnes et les mauvaises choses”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.66 ; "Une autre fois Denys lui amener trois courtisanes et lui demanda d’en choisir une. Il les prit toutes les trois en disant : “Pâris a regretté de choisir” [allusion au choix de Pâris pour la déesse Aphrodite, c’est-à-dire pour l’adultère avec Hélène de Sparte, qui a provoqué la jalousie des déesses Héra et Athéna et la ruine de Troie à la fin de l’ère mycénienne], mais, aussi prompt à dédaigner le plaisir qu’ardent à jouir, il les congédia dès qu’il fut à la porte", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.67). L’une de ses fréquentations est la célèbre courtisane Laïs de Corinthe, fille d’une ancienne pute d’Alcibiade (appelée "Timandra" au paragraphe 48 livre XII des Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis, ou "Damasandra" au paragraphe 34 livre XIII de la même œuvre ; "Nymphodoros de Syracuse [historien du IVème siècle av. J.-C.] écrit dans ses Merveilles de la Sicile/Sikel…a qaumazomšnwn que Laïs est née à Hyccara [aujourd’hui Carini] en Sicile. Mais Strattis [auteur de comédies au tournant des Vème et IVème siècles av. J.-C.], dans ses Macédoniens ou dans son Pausanias suggère qu’elle était Corinthienne, il dit en effet : “« D’où sortent ces filles ? Et qui sont-elles ? » « Elles viennent de Mégare mais elles sont Corinthiennes, dont la première Laïs qui qui appartient à Mégaclès »”. Au livre XIII de ses Histoires, Timée [de Tauroménion, historien au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C.] déclare aussi qu’elle est né à Hyccara", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.55 ; "Née à Hyccara en Sicile, elle fut prise encore enfant par Nicias et par les Athéniens, et fut vendue à Corinthe. Sa beauté surpassa rapidement celle de toutes les courtisanes de son temps, et les Corinthiens poussèrent l’admiration pour elle à tel point qu’encore aujourd’hui ils prétendent qu’elle était de Corinthe", Pausanias, Description de la Grèce, II, 2.5 ; "Laïs était originaire de la cité sicilienne d’Hyccara. Polémon dans son œuvre sur Timée dit qu’elle y fut capturée et emmenée à Corinthe. Elle devint la maîtresse d’Aristippe, de Démosthène et de Diogène le cynique", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.54). Cette jeune femme, connue pour avoir allumé tous les hommes de son temps ("Laïs était d’une beauté si saisissante que les artistes venaient la voir pour dessiner ses seins et son corps", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.54) aussi négligemment qu’elle les a jetés l’un après l’autre, a conçu un violent désir pour un athlète nommé "Eubatas" originaire de Cyrène - comme Aristippe -, qui n’a pas répondu à ses œillades et à ses roulements de hanches. Selon le principe "suis-moi je te fuis, fuis-moi je te suis", le désir sexuel de Laïs s’est mué en amour passionnel, au point qu’Eubatas a dû lui promettre le mariage pour qu’elle cesse de l’importuner pendant ses entrainements sportifs. Eubatas remporte l’épreuve de la course aux Jeux olympiques de l’été -408 ("Les Athéniens nommèrent Euctémon archonte d’Athènes [en -408/-407], et les Romains élurent pour consuls Marcus Papirius et Spurius Nautius. On célébra la quatre-vingt-treizième olympiade, où Eubatas de Cyrène remporta le prix de la course du stade", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.68). Aussitôt après ces Jeux, il retourne à Cyrène, délaissant Laïs ("Laïs conçut pour l’athlète Eubatas de Cyrène, la première fois qu’elle le vit, une passion si violente qu’elle lui proposa le mariage. Craignant ses emportements, Eubatas lui promit de répondre à sa proposition après la célébration des jeux. Il ne profita pas des avances de Laïs, et n’eut aucune relation avec elle. Dès qu’il fut déclaré vainqueur, il se demanda comment éluder son engagement. Pour ne pas se parjurer, il fit peindre le portrait de Laïs et l’emporta à Cyrène en disant qu’il “emmenait son épouse” [jeu sur le double sens du verbe "¥gw", qui en grec signifie à la fois "emmener, attirer, entraîner" et "épouser"]. Ainsi il ne viola pas son serment", Elien, Histoires diverses X.2). Son pouvoir de séduction ayant été bafoué, celle-ci ouvre alors ses cuisses à tout ce qui passe ("Quand vint le moment de rivaliser avec Phryné, [Laïs] prit une foule de clients, sans faire la moindre distinction entre le riche et le pauvre et sans rechigner à quiconque", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.54), dont Aristippe, qui la baise sans aucun égard, seulement pour son plaisir personnel ("Sotion rapporte au livre II de ses Successions qu’[Aristippe] entretenait la courtisane Laïs, et que quand on le lui reprochait il répondait : “Je possède Laïs, mais elle ne me possède pas. Et le bien consiste à être maître de ses passions et à ne pas se laisser dominer par elles, non pas à se priver de plaisir”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.74). La relation entre l’amoureuse déçue dépravée et le jouisseur sans scrupules dure jusqu’à l’époque de Diogène, dans le deuxième quart du IVème siècle av. J.-C. Au fil des ans et des exercices de gymnastique intime, la beauté de Laïs est ruinée. La séduisante jeune fille devient une vieille ivrogne ("Epicratès [d’Ambracie, auteur de comédies dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C.] dans son Antilaïs parle ainsi de la célèbre Laïs : “Cette Laïs est une fainéante et une ivrogne, elle ne fait rien sinon boire et manger. Elle mm’évoque les aigles : quand ils sont jeunes ils surgissant du haut des montagnes, on les voit prendre des moutons et des lièvres dans leurs serres vigoureuses, et ils s’en nourrissent, mais devenus vieux et faméliques ils se perchent sur le toit des temples et attire les mauvais augures. Cette Laïs aussi un mauvais présage : quand elle était jeune, l’appât du gain l’a rendue arrogante et sauvage, elle se cachait comme Pharnabaze, et maintenant après une longue carrière, le corps avachi ayant perdu ses magnifiques proportions, c’est plus facile de la voir que de cracher. Elle est toujours sortie, toujours entre deux vins, acceptant un gros statère ou trois petites oboles, s’offrant indifféremment aux vieillards et aux jeunes. L’oiseau est tellement apprivoisé, mon cher, qu’elle vient prendre l’argent directement dans ta main”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.26), dépendante des hommes qui daignent encore la regarder, comme Diogène auquel elle offre son corps gratuitement, et visitée régulièrement par Aristippe en souvenir du temps passé et perdu ("Une autre fois on lui reprocha [à Aristippe] de vivre avec une courtisane. “Quand on habite une maison, dit-il, est-ce important qu’elle ait été déjà occupée ou non ?” “Admettons”, répondit le censeur. “Et quand on s’embarque, est-ce important que le bateau ait déjà reçu des passagers ou n’ait jamais été monté ?” “Certes non.” “Eh bien ! dit Aristippe, quelle importance de vivre avec une femme qui a déjà servi à d’autres ou qui soit encore novice”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.74 ; selon Athénée de Naucratis, cette conversation a opposé le Aristippe à un âge avancé au jeune Diogène : "Chaque année, à l’occasion des fêtes de Poséidon, Aristippe vivait deux mois en compagnie de Laïs à Egine. Hicétas [de Léontine, aventurier qui trouvera la mort en -343 lors d’une tentative de putsch à Syracuse contre Denys le Jeune] lui reprocha vivement cette liaison en ces termes : “Tu la gaves d’argent alors qu’elle se fait tirer sans vergogne et gratis par Diogène le cynique !”. Aristippe lui rétorqua : “Je suis très généreux envers Laïs pour qu’elle me contente, non pas pour l’empêcher d’aller baiser ailleurs”. Diogène lui dit un jour : “Tu vis avec une putain. Tu ferais mieux de te devenir cynique comme moi. Ou renonce à elle et maîtrise-toi”. Aristippe lui demanda : “Es-tu choqué d’habiter dans une maison que d’autres ont occupée avant toi ?” “Non”, répondit Diogène. “Es-tu choqué de monter sur un bateau que d’autres ont déjà utilisé ?” “Evidemment non.” “Donc ce n’est pas choquant de coucher avec une femme qui a déjà servi”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.55). Afin de conjurer sa déchéance, Laïs consacre un miroir à Aphrodite, dont l’épigramme votive attribuée à Platon a traversé les siècles ("Moi, fière Laïs qui dédaigna la Grèce et des essaims de jeunes amants à ma porte, je consacre ce miroir à Aphrodite pour ne plus voir celle que je suis et celle que j’étais", Anthologie grecque VI.1). Aristippe a peut-être eu un bâtard avec Laïs ("Une courtisane lui dit un jour [à Aristippe] : “Je suis enceinte à cause de toi !”, il répondit : “Autant accuser une épine de t’avoir piquée quand tu as traversé un buisson”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.81). Il témoigne en tous cas d’une totale indifférence à l’égard de ses fils ("Quelqu’un lui reprocha de délaisser négligemment son fils, il dit : “Nous produisons aussi de la salive et de la vermine, et nous les rejetons le plus loin possible parce qu’elles nous importunent”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.81), autant qu’il manifeste pour sa fille Arètè des attentions suscitant nos doutes. Les historiens de la philosophie disent qu’Arètè "lui succédera à la tête de l’école cyrénaïque", mais comment doit-on comprendre cette phrase ? Signifie-t-elle qu’Aristippe fonde une école philosophique à Cyrène après son séjour chez Denys de Syracuse, comme Platon fonde l’Académie à Athènes après son séjour chez le même Denys de Syracuse ? ou plus bassement Aristippe enseigne incestueusement à sa fille les pratiques du plaisir qu’il a expérimenté avec Laïs ("Il inspira de nobles sentiments à sa fille Arètè, il lui enseigna surtout à éviter tout excès", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.72) ? Et quand Diogène Laërce écrit qu’Arètè à son tour "aura pour élève" son propre fils Aristippe le Jeune, doit-on comprendre qu’elle confiera à son fils la succession d’une école philosophique dans Cyrène, ou plus bassement qu’elle aura avec son fils une relation incestueuse de même type que celle qu’elle a entretenue avec son père ("Aristippe eut pour élèves sa fille Arètè, Aithiops de Ptolémaïs et Antipatros de Cyrène. Arètè forma Aristippe surnommé “Métrodidacte” ["Mhtrod…daktoj", littéralement "éduqué/didaktÒj par sa mère/m»thr"]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.86) ? Aristippe laisse une Histoire de la Libye en trois livres dédiée à Denys (donc composée pendant son séjour en Sicile, après -403), des écrits de natures diverses (dont une lettre A ma fille Arètè), et une vingtaine de dialogues dont Diogène Laërce donne la liste aux paragraphes 83-85 livre II de ses Vies et doctrines des philosophes illustres, parmi lesquels un Sur Laïs/PrÕj La‹da, un Sur le miroir de Laïs/PrÕj La‹da perˆ tÁj katÒptrou, et un Artabaze consacré à Artabaze le satrape d’Ionie sous Darius III au milieu du IVème siècle av. J.-C. (cet Artabaze trahira Darius III et se rendra à Alexandre le Grand en -330, qui le nommera satrape de Bactriane quelques mois plus tard), peut-être lié à un naufrage qu’Aristippe aurait subi à une date indéterminée sur les côtes asiatiques (Diogène Laërce mentionne un dialogue d’Aristippe intitulé "Sur le naufrage/PrÕj toÝj nauagoÚj" ou "Les naufragés/Nauago…", par ailleurs plusieurs anecdotes circulent évoquant un échouage près de Rhodes [selon Vitruve, De l’architecture, VI, Introduction.1 précité], un voyage difficile dans la tempête vers Corinthe ["S’étant embarqué pour Corinthe, [Aristippe] fut surpris par une tempête et fut temporairement effrayé. Quelqu’un s’en aperçut et lui dit : “Nous, ignorants, n’avons pas peur, alors que toi, philosophe, tu trembles !” “Je l’avoue, dit-il, nous n’avons pas la même vie à conserver”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.71], un autre voyage impliquant des pirates ["Une autre fois, [Aristippe] s’aperçut que la barque dans laquelle il était appartenait à des pirates. Il prit alors son argent comme pour le compter, et le laissa tomber à la mer en simulant la maladresse et en déplorant amèrement son infortune. Certains prétendent qu’à cette occasion il dit : “Mieux vaut qu’Aristippe perde son argent, qu’il périsse à cause de lui”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.77], une entrevue avec un satrape perse nommé "Artaphernès" ["Pendant un séjour en Asie, il fut capturé par le satrape Artaphernès. En constatant sa sérénité, quelqu’un lui dit : “Comment peux-tu être aussi calme ?”, il répliqua : “A quel autre moment devrais-je l’être, sinon quand je passe devant Artaphernès ?”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.79 ; s’agit-il d’Artaphernès le jeune, co-commandant du contingent perse à la bataille de Marathon en -490 sous Darius Ier, puis général des Lydiens à la bataille de Salamine en -480 sous Xerxès Ier, peut-être satrape de Lydie jusqu’à sa mort au milieu du Vème siècle av. J.-C. sous Artaxerxès Ier ? ou, plus sûrement, d’un descendant et successeur homonyme d’Artaphernès le jeune à la tête de la satrapie de Lydie ?] : le dialogue Artabaze était peut-être le compte-rendu d’un accident de mer survenu à Aristippe et l’ayant conduit chez un dignitaire perse d’Anatolie). Toutes ces œuvres sont aujourd’hui perdues. Mais leur contenu général est bien décrit par Diogène Laërce et par Athénée de Naucratis. Aristippe s’y révèle fondateur de l’hédonisme, quête de la jouissance active sur l’instant présent, contrairement à l’école d’Epicure un siècle plus tard qui enseignera que le plaisir passif ou l’absence de plaisir peuvent être aussi une jouissance ("[Aristippe et ses élèves] distinguent deux modes de sensibilité : le plaisir équivalent à la douceur, la douleur équivalent à la violence. Ils ajoutent que tous les plaisirs sont de même nature, qu’aucune notion de plus ou de moins n’existe entre eux, que tous les animaux recherchent le plaisir et fuient la douleur. Ils ne parlent que du plaisir corporel, qu’ils considèrent comme l’objectif de tout homme, selon le traité Sur les hérésies de Panétios, en cela ils se distinguent d’Epicure qui valorise le plaisir calme résultant de la suppression de la douleur, l’absence de tout trouble. Ils disent aussi que la finalité de l’homme n’est pas vraiment le bonheur, somme de tous les plaisirs passés et futurs, mais plutôt le plaisir ponctuel, car celui-ci vaut pour lui-même alors que le bonheur n’existe que par tous les plaisirs ponctuels qui le constitue. La meilleure preuve, selon eux, est que nous nous tournons vers le plaisir dès l’enfance, sans y penser, dès que nous l’expérimentons nous ne désirons pas autre chose, et nous craignons son contraire, la douleur. Selon le traité Sur les hérésies d’Hippobotos, ils prétendent que le plaisir est un bien même quand il résulte d’actions malhonnêtes, car même ces actions sont mauvaises le plaisir qu’on en tire est bon et désirable. Ils ne pensent pas comme Epicure que se soustraire à la douleur est une jouissance, ni que la privation de plaisir est une souffrance, car ils estiment que plaisir et douleur naissent du mouvement, et que l’absence de tout sentiment agréable ou désagréable n’est pas un mouvement mais plutôt un engourdissement ou un sommeil", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.86-89 ; "Beaucoup d’hérésies philosophiques ont la volupté comme principe. L’une d’elles est celle du socratique Aristippe de Cyrène, qui enseignait que la félicité découle d’une vie de plaisirs saisis dans l’instant. Comme les débauchés, il considérait que les jouissances passées n’ont plus aucune pertinence, et que les espoirs de jouissances futures ne signifient rien car ils sont aléatoires, le bon selon lui se trouve seulement dans le présent. Son raisonnement rejoignait en tous points celui des dépravés, pour qui le plaisir ponctuel importe plus que tout autre chose. D’ailleurs, sa vie fut conforme à sa doctrine : il vécut dans un luxe outrancier, s’aspergeant de parfums coûteux, s’habillant de riches vêtements, séduisant de nombreuses femmes. Il ne cacha pas sa liaison avec la courtisane Laïs, et on sait qu’il fut le complice des extravagances de Denys", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.63), et que le passé et le futur sont aussi stimulants que le présent ("Contrairement à Epicure, [Aristippe et ses élèves] croient que, le temps affaiblissant les mouvements de l’âme, le souvenir d’un bien passé ou l’espoir d’un bien futur ne peuvent pas produire le plaisir parfait", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.89). On note que l’utilitarisme du plaisir chez Aristippe ("[Aristippe et ses élèves] enseignent encore qu’un seul plaisir suffit, s’il est répété souvent, que la sagesse ne sert à rien par elle-même mais par les avantages qu’elle procure, que l’amitié ne vaut que par l’utilité qui en résulte, comme les membres aussi longtemps qu’ils sont unis au corps", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.91) se fonde complètement sur la logique socratique du "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien" : puisque toute chose n’est jamais certaine, puisque les prétendus savants ne savent rien ou pas grand-chose et que tout peut être questionné, remis en cause, contesté, effacé, remplacé, la seule chose certaine est mon plaisir et mon déplaisir, c’est-à-dire la satisfaction ou la non-satisfaction de mes pulsions ("[Aristippe et ses élèves] disent que les sensations permettent une connaissance claire et certaine des impressions qu’elles provoquent, mais non des raisons qui les produisent. Ils négligent la recherche des causes physiques pour cela, prétextant que cette démarche ne peut aboutir à aucune certitude", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.92). Eschine de Sphettos est un autre élève opportuniste de Socrate. Comme Cléon ancien tanneur athénien, comme Hyperbolos ancien marchand de lampes athénien, comme Cléophon ancien fabriquant de lyres athénien, Eschine est un fils de charcutier athénien, autrement dit il est bien citoyen athénien, il a le droit de vote, il a accès à toutes les prestations sociales athéniennes, mais il ne peut pas espérer dépasser sa condition ordinaire sans démagogie. La maïeutique de Socrate, iconoclaste et subversive, constitue l’outil démagogique qu’il cherche. Partout il suit son maître, qui voit en lui son plus parfait élève ("Très révolté ["¢pšsth"], [Eschine] s’attacha à Socrate, qui disait de lui : “Seul sait m’apprécier le fils du charcutier”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.60). Eschine entretient parallèlement des rapports de séduction avec Aristippe et Platon. Ce dernier est attiré par Eschine, mais celui-ci se montre plus intéressé par le plaisir physique immédiat que promeut Aristippe. Selon le philosophe épicurien Idoménée de Lampsaque aux tournants des IVème et IIIème siècles av. J.-C., c’est Eschine qui propose à Socrate de l’aider à s’enfuir de sa prison en -399, et non pas Criton comme le prétend Platon dans son dialogue Criton 44b-46a, cette réécriture historique s’expliquerait par la rancœur de Platon, inconsolable et aigri qu’Eschine l’ait délaissé pour Aristippe naguère ("Idoménée dit que ce fut Eschine et non pas Criton qui proposa à Socrate de l’aider à s’évader, et que Platon attribua cette proposition à Criton parce qu’il était jaloux qu’Eschine lui préférait Aristippe", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.60). Ainsi s’expliquerait aussi l’insistance maligne et infantile avec laquelle Platon s’excuse d’"avoir été malade" (Platon, Phédon 59b) pour essayer de justifier son absence auprès de Socrate lors de ses derniers instants, alors qu’Aristippe également absent était "à Egine" sans mot d’excuse (Platon, Phédon 59c). Après la chute du régime des Trente, ces trois hommes, impliqués pour leurs actes dans ce régime déchu, fuiront Athènes et se retrouveront en exil en Sicile, à la Cour de Denys de Syracuse, où ils continueront leurs amours mutuelles et rivales (Platon y défendra Eschine auprès de Denys, dans l’espoir de l’éloigner d’Aristippe : "Une amitié s’honore aussi quand, méprisé soi-même par un ami, on expose franchement les torts que cet ami cause à des tiers. Ainsi Platon, qui s’était attiré le mécontentement de Denys, lui demanda audience, et l’obtint. Denys pensait que Platon voulait se plaindre, mais celui-ci lui dit : “Si quelqu’un, Denys, vient en Sicile avec des mauvaises intentions que seules l’absence d’occasion empêche de concrétiser, le laisseras-tu repartir ?” “Certainement non, répondit Denys, car on doit condamner les mauvaises intentions des ennemis de la même manière que leurs actes.” “Et si quelqu’un, reprit Platon, veut te rendre service avec les meilleures intentions, et que toi seul l’empêche d’en témoigner, estimes-tu juste de le priver de ta reconnaissance et de le traiter avec mépris ?” “Qui est cet homme ?”, demanda Denys. “Eschine, répondit Platon, l’un des plus vertueux élèves de Socrate, le plus capable de former au Logos ceux qui le fréquentent. Il a traversé les mers pour discuter philosophie avec toi, et tu le négliges”. Ce discours impressionna tellement Denys, qu’il embrassa tendrement Platon en louant sa noblesse et sa grandeur d’âme, et traita Eschine avec tous les égards par la suite", Plutarque, Comment distinguer le flatteur de l’ami 26). Diogène Laërce au IIIème siècle a encore dans ses mains des exemplaires des œuvres d’Eschine, qui sont, comme beaucoup de celles du temps, comme celles de Platon, comme celles d’Aristippe, comme celles de Glaucon, Criton, Phédon, Euclide, Simmias et Cébès, des dialogues philosophiques héritiers des tragédies laborieuses à la manière d’Euripide que tous ont admirées et imitées dans leur jeunesse, dont les titres renvoient à leurs concitoyens favorables ou hostiles à la génération d’Alcibiade ("On compte sept dialogues d’Eschine, qui trahissent l’influence de Socrate : Miltiade, le premier et aussi le plus faible, Callias, Axiochos, Aspasie, Alcibiade, Telaugès, Rhinon", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.61). On se souvient que, selon le paragraphe 62 livre V des Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis, Eschine dans son dialogue Callias rapporte les ignominies de Callias III envers son père Hipponicos II, coupable de ne pas mourir assez vite, empêchant Callias III de dilapider plus largement la fortune familiale. On se souvient aussi que, selon le même passage d’Athénée de Naucratis, Eschine dans son dialogue Aspasie dit qu’Hipponicos II est un "nigaud/koalemos" en sous-entendant qu’il s’est laissé séduire par Aspasie de Milet, la maîtresse de Périclès. On se souvient par ailleurs qu’"Axiochos", auquel Eschine consacre un dialogue homonyme, est le nom du fils cadet d’Alcibiade l’Ancien originaire du dème de Skambonidès, or nous avons dit dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse que probablement Axiochos a pour mère une femme de Milet apparentée à Aspasie, et est le père du "Eschine de Skambonidès" mentionné sur la stèle 7394 dans le volume II/2 des Inscriptions grecques, autrement dit cet Eschine "de Skambonidès" (qui semble avoir vécu une existence paisible entre son fils Aspasios, sa bru Eukleia et son petit-fils homonyme "Eschine" selon cette inscription) est en réalité un fils de métèque de Milet récemment naturalisé athénien, et, selon l’usage paponymique antique, un lien existe entre cet Eschine "de Skambonidès" ou "de Milet" et le socratique Eschine "de Sphettos" (pour l’anecdote, Diogène Laërce au paragraphe 64 livre II de ses Vies et doctrines des philosophes illustres mentionne un Eschine "de Milet" qui "a écrit sur la politique" : cet Eschine "de Milet" se confond peut-être avec son homonyme "de Skambonidès" sur l’inscription qui nous occupe). Diogène Laërce dit incidemment qu’Eschine a été confronté à Lysias dans on-ne-sait-quelle circonstance, car Lysias a écrit un discours contre les dénonciateurs visant clairement Eschine ("Lysias écrivit un discours contre [Eschine], Sur les sycophantes/Perˆ sukofant…a, preuve que celui-ci s’adonnait à la rhétorique", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.61). Athénée de Naucratis rapporte quelques passages de ce discours aujourd’hui perdu, qui permettent de reconstituer l’affaire : Eschine a contracté un emprunt pour ouvrir un commerce de parfums, en réalité pour séduire la vieille femme d’un parfumeur afin qu’elle lui lègue son commerce, il n’a pas remboursé cet emprunt, et comme ses créanciers sont devenus menaçants il s’est tourné vers le riche Lysias, camarade de classe chez Socrate, pour lui demander de rembourser à sa place, il a sollicité aussi des producteurs de vins, ses voisins de quartier, des marchands du Pirée, bref, il semble avoir créé ce que les économistes modernes appellent une "pyramide de Ponzi", et, estimant que dans toute cause perdue la meilleure défense est l’attaque, il a conduit ses débiteurs au tribunal pour les accuser de calomnie, de harcèlement, d’avarisme et d’ingratitude ("Je n’aurais jamais cru, ô juges, qu’Eschine eût le culot de paraître dans un tribunal pour soutenir un procès aussi malhonnête, aussi injuste. Ayant emprunté aux banquiers Sosinomos et Aristogiton une somme d’argent à intérêt de trois drachmes, il vient me trouver pour me supplier de lui éviter la ruine. “Je projette d’ouvrir un commerce de parfums, dit-il, mais les fonds me manquent. Je m’engage à te rembourser neuf oboles par mine.” [...] Je me laisse fléchir par son discours, dans l’idée qu’Eschine est un élève de Socrate, qu’il discourt souvent, longuement et magnifiquement, sur la vertu et sur la justice, et qu’il n’oserait jamais se comporter comme un scélérat sans scrupule. […] Il a agi de cette manière non pas seulement envers moi, ô juges, mais envers tous ceux de son entourage. Tous ses voisins cabaretiers auxquels il a pris du vin qu’il n’a jamais payé, ne ferment-ils pas boutique pour le citer en justice ? Quel traitement leur a-t-il infligé, pour qu’ils soient réduits à abandonner leurs demeures et aller habiter dans des quartiers périphériques ? L’argent qu’il emprunte à ses amis ne sert pas à payer ses dettes, il se perd dans cet individu perfide comme dans un gouffre qui engloutit tout. Tous les matins des foules se dirigent vers sa maison pour réclamer leur dû, en tel nombre que les passants croient qu’il est mort et qu’ils assistent à ses funérailles. Les gens du Pirée disent qu’ils préféreraient faire voile vers la mer Adriatique plutôt que traiter avec lui, qui considère que les sommes qu’il emprunte constituent son patrimoine. N’a-t-il pas accaparé la propriété du parfumeur Hermaios après avoir séduit son épouse septuagénaire ? Feignant de la passion pour cette vieille femme, il a dépossédé le mari et les enfants, et finalement il a troqué son statut de marchand fripon pour devenir parfumeur, en prodiguant les caresses à sa “jeune” amante dont on compte plus facilement les dents que les doigts", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.94-95). Ces indications biographiques raccordent bien avec l’Eschine que présente Aristophane dans ses comédies : Aristophane déteste Socrate, or Eschine de Sphettos adore Socrate, il ne serait donc pas étonnant que l’Eschine raillé par Aristophane soit bien celui de Sphettos. En -422 dans Les guêpes, Aristophane dit qu’Eschine a pour père un nommé "Sellos", et le qualifie ironiquement de "savant" et de "musicien" afin de souligner par antiphrase son caractère ordinaire et son inculture ("Eschine fils de Sellos le reprendra, en savant ["sofÒj"] et en musicien qu’il est, en chantant : “Richesse et vie à Clitagora et à moi en Thessalie !”", Aristophane, Les guêpes 1243-1247), il le montre au côté de Cléon ("Les convives sont Théoros, Eschine, Phanos, Cléon", Aristophane, Les guêpes 1219-1220) pour suggérer qu’il est un vil démagogue, il le décrit comme un "pseudamamaxys/yeudam£maxuj", c’est-à-dire "treille de mensonges" ("O Zeus au bruyant tonnerre change-moi en fumée à l’instant […] ou en fils de Sellos le pseudamamaxys", Aristophane, Les oiseaux 323-326), ou comme une fumée qui asphyxie, embrouille et disperse indifféremment tous les citoyens par ses discours (comme Socrate embrouille et disperse les Athéniens avec ses nuées : "Pour les enfumer, utilise Eschine le fils de Sellartios [diminutif de Sellos]", Aristophane, Les guêpes 459). En -414 dans Les oiseaux, Aristophane se demande si le seul savoir et les seuls biens que possède Eschine ne sont pas, comme ceux de Théogénès futur membre des Trente en -404, dans la cité imaginaire de Nephelokokkygia ("N’est-ce pas à Nephelokokkygia que se trouvent beaucoup de biens de Théogénès et tous ceux d’Eschine ?", Aristophane, Les oiseaux 823). Aux côtés des opportunistes Aristippe et Eschine, on trouve aussi l’opportuniste Alcibiade, que nous avons suivi dans nos précédents paragraphes. Nous avons vu à quel point, pour Alcibiade, l’enseignement socratique est une manne de parlote, un jeu avec les réalités, un affront au bon sens, un masque de bêtise, une perversion du vivre-ensemble et de la transcendance, servant à l’emprise sur les foules et au renversement des assemblées (Socrate le lui reproche : "Je pense que si un dieu te disait : “O Alcibiade, préfèrerais-tu mourir dans l’instant ou, comblé par les avantages que tu possèdes, renoncer définitivement à en acquérir des plus grands ?”, tu choisirais la mort. Dans quel espoir vis-tu donc ? Je vais te le dire. Tu es persuadé que, dès que tu auras harangué les Athéniens, ce qui arrivera bientôt, tu leur prouveras que ton mérite est plus grand que celui de Périclès et de tous les autres grands citoyens, tu ne doutes pas devenir tout-puissant dans Athènes, puis dans toutes les cités grecques, et chez les peuples barbares de notre continent. Et si ce dieu te proposait encore d’être le maître de toute l’Europe à condition de ne pas passer en Asie afin d’y diriger les affaires, je pense que tu choisirais aussi de renoncer à vivre pour si peu. Je pense que tu veux emplir la terre entière de ton nom et de ta gloire, et que tu méprises tous les hommes sauf Cyrus [II] et Xerxès [Ier]. Voilà ton espoir, je le sais, et ce n’est pas une conjecture", Platon, Premier Alcibiade 105a-c). Dans La République, Platon met malignement dans la bouche de Socrate des propos rappelant la continuité entre l’apparente tempérance dans laquelle ce dernier a maintenu Alcibiade quand il était jeune, et l’hybris absolu qu’Alcibiade a témoigné dès qu’il a cessé de fréquenter Socrate ("Que penses-tu [c’est Socrate qui s’adresse à Adimante, le frère de Platon] qu’un tel homme [Alcibiade] puisse devenir parmi des gens de cette sorte [les flatteurs qui pullulent dans Athènes à la fin du Vème siècle av. J.-C.], surtout si le hasard l’a engendré dans une grande cité, et si en supplément il est riche, noble, avec un beau visage et bien constitué ? Ne crois-tu pas qu’il se gonflera d’espoirs extraordinaires, allant jusqu’à s’imaginer qu’il pourra gouverner autant les Grecs que les barbares ? […] Mais si, le trouvant dans ces dispositions, quelqu’un s’approche doucement de lui et lui dit avec raison que l’esprit lui manque, qu’il en a besoin, et que l’esprit s’acquiert seulement en tendant toutes ses énergies à l’acquérir, penses-tu que dans cette médiocrité ambiante il ne prêtera pas l’oreille de bon gré à ces paroles ?", Platon, La République 494c-d), sous-entendant que non seulement l’enseignement de Socrate échoue toujours sur des natures égocentriques comme Alcibiade, mais encore il les agrave. On trouve enfin le dogmatique Critias, que nous croisé aussi dans nos précédents paragraphes, sur lequel nous nous attarderons longuement dans notre prochain alinéa.


Le dialogue entre Thrasymaque et Socrate au début de La République de Platon illustre très bien ces trois problèmes que pose la méthode socratique (la confusion jusqu’au déni de réalité, l’instabilité sociale jusqu’au chaos, la valorisation des idiots et des pervers). Thrasymaque accuse Socrate d’être un ignorant qui n’accepte pas son ignorance, et qui recourt à des questions perpétuelles pour essayer de cacher toute l’étendue de son ignorance. Il l’accuse aussi de paresse en rappelant que c’est toujours plus facile de poser des questions que chercher des réponses, plus facile de moquer que faire. Et il qualifie sa maïeutique de superficielle et d’inutile derrière ses apparences de profondeur et de nécessité ("Quel est donc ce bavardage auquel vous vous livrez depuis un moment, Socrate ? Et pourquoi faire les idiots avec des circonvolutions ? Si tu veux vraiment établir en quoi consiste la justice, ne te contente pas d’interroger et ne mets pas tout ton honneur à contredire chaque fois qu’on t’apporte une réponse. Il est toujours plus facile d’interroger que de répondre. Alors toi aussi réponds, donne ta définition de la justice, et abstiens-toi de me répondre que c’est ce qui est nécessaire ou avantageux ou profitable : dis-moi clairement et précisément ton avis, car moi je n’accepterai pas que tu te dérobes avec des balivernes", Platon, La République 336b-d). Thrasymaque anticipe là le célèbre propos de l’historien Polybe : "La critique est facile mais l’art est difficile" ("Critiquer autrui est toujours plus facile que se conduire soi-même de façon irréprochable. On constate même que les gens les plus enclins à blâmer les autres sont souvent ceux qui se fourvoient au cours de leur propre vie", Polybe, Histoire, XII, fragment 25c.5 ; ce propos de Polybe sera repris en français dans la comédie Le Glorieux de Destouches, que celui-ci semblera s’appliquer à lui-même : "Mes comédies ne sont peut-être pas des chefs-d’œuvre, mais elles existent et elles plaisent parce que je les ai réalisées avec sincérité, alors que mes détracteurs n’ont jamais écrit la moindre pièce, ils préfèrent me railler parce qu’ils savent que, s’ils en écrivaient une, non seulement le résultat ne serait pas un chef-d’œuvre mais encore ne serait même pas à la hauteur de mes modestes comédies !"). Il anticipe aussi le propos de Sacha Guitry : "On peut faire semblant d’être grave, on ne peut pas faire semblant d’avoir de l’esprit". Thrasybule pourrait pasticher Sacha Guitry en disant : "O Socrate, tu fais semblant d’être grave, tu fais semblant d’être intelligent en posant systématiquement des questions, mais en réalité tu n’as pas d’esprit, tu es incapable d’apporter la moindre réponse sur n’importe quel sujet, tu ne comprends même pas la portée de tes propres questions, qui ruinent les gens travailleurs et sincères et profitent aux crétins comme Cébès et aux fourbes comme Critias !". Thrasybule dénonce par ailleurs l’ironie socratique, consistant à feindre l’humilité en jouant au naïf sans jamais prendre parti, c’est-à-dire sans jamais assumer la moindre responsabilité tout en prétendant être une boussole morale, en adoptant une position interrogative Laurel chaque fois qu’un interlocuteur affirme Hardy, et une position interrogative Hardy chaque fois qu’un interlocuteur affirme Laurel ("“De votre part, vous les sophistes [c’est Socrate qui s’adresse à Thrasymaque], nous devrions mériter de la compassion, plutôt que de la dureté.” A ces mots, [Thrasymaque] ricana amèrement et dit : “Par Héraclès, voilà bien la fameuse ironie dont Socrate a l’habitude ! Je le savais : j’avais bien prédit à ceux qui sont présents ici que tu refuserais de répondre, que tu userais de mille ruses plutôt qu’apporter une réponse à ma question”", Platon, La République 336e-337a). L’ironie socratique, le petit sourire au coin des lèvres, trahit au fond l’arrogance du manipulateur tête-à-claques, bien conscient de ses manques, mais très satisfait de constater qu’il peut mettre en difficulté n’importe quel spécialiste dans n’importe quel domaine (car une limite existe aux connaissances du spécialiste) sans prendre de risques (puisqu’il n’apporte aucune réponse de remplacement à celles du spécialiste) et paraître supérieur à ce spécialiste aux yeux des gens manipulables. L’ironie socratique, en refusant systématiquement d’adopter le point de vue Laurel ou le point de vue Hardy sous prétexte qu’adopter un point de vue est aliénant, autorise à penser et à juger que tel meurtre est inacceptable dans tel contexte et que tel autre meurtre similaire est acceptable dans tel autre contexte, elle est l’aboutissement de la justice rêvée jadis vers -600 par Clisthène de Sicyone que nous avons décrite dans notre paragraphe introductif, qui considérait que tout meurtre commis au nom d’Adraste est condamnable et que tout meurtre similaire commis au nom de Mélanippe mérite les honneurs. La maïeutique de Socrate cautionne par omission des actes que l’instinct ou l’intuition considèrent aberrants, elle conteste le pouvoir qui dit en 1942 : "La rafle du Vel d’Hiv est un bon projet, aide-nous à le réaliser" de la même manière qu’elle a contesté le pouvoir qui disait en 1936 : "Repousser la Wehrmacht sur la rive droite du Rhin et aider les républicains espagnols est un bon projet, aide-nous à le réaliser". Platon et Xénophon, anciens gitons et grands laudateurs de Socrate, louent leur maître d’avoir contesté le pouvoir disant en -404 : "Tuer Léon de Salamine est un bon projet, aide-nous à le réaliser", mais ils gardent le silence sur la position de Socrate avant -404 : leur silence embarrassé s’explique par la position inverse adoptée par Socrate juste avant -404, sa contestation du pouvoir qui disait à cette époque, via les harrangues de Cléophon : "Empêcher Théramène d’ouvrir les portes d’Athènes aux troupes spartiates et de renverser le régime démocratique est un bon projet, aide-nous à le réaliser". Thrasymaque, comme Calliclès dans Gorgias (nous renoyons ici à notre paragraphe introductif), dit que la justice s’incarne dans la raison du plus fort ("Je soutiens que le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort", Platon, La République 338c, "Tout gouvernement institue les lois selon son intérêt propre : la démocratie institue des lois démocratiques, la tyrannie, des lois tyranniques, et de même pour les autres régimes. Une fois les lois instituées, ils proclament juste pour les gouvernés ce qui de fait correspond à leur propre intérêt, et si quelqu’un les transgresse ils le punissent comme violateur de la loi et auteur d’une injustice. Voila donc, excellent homme [Thrasymaque s’adresse à Socrate], ce que je soutiens : dans toutes les cités, le juste est la même chose, c’est l’intérêt du gouvernement en place. Or, c’est ce gouvernement qui exerce le pouvoir, de sorte qu’à quiconque raisonne avec bon sens s’impose la conclusion suivante : partout, c’est la même chose qui est juste, c’est-à-dire l’intérêt du plus fort", Platon, La République 338d-339a). Socrate, fidèle à sa méthode, adopte la position inverse, afin d’ébranler le propos plein de bon sens de Thrasymaque : avec un petit sourire au coin des lèvres, il demande à Thrasymaque comment la raison du plus fort pourrait être juste puisque le plus fort prend parfois des décisions qui nuisent à sa propre raison ("“Les dirigeants sont-ils infaillibles dans leurs cités respectives, ou peuvent-ils d’une manière ou d’une autre se tromper ?” “De toute évidence, ils peuvent se tromper.” “Ainsi donc, quand ils entreprennent d’instituer des lois, ils en établissent qui sont bonnes, et d’autres qui ne le sont pas ?” “C’est ce que je pense.” “Etablir des bonnes lois, c’est instituer les choses qui sont dans leur intérêt à eux, alors que les mauvaises instituent des choses qui leur sont préjudiciables ? Est-ce ainsi que tu l’entends ?” “Oui, c’est ainsi.” “Ce qu’ils ont institué, il est obligatoire pour les gouvernés de le faire, c’est en cela que consiste la justice ?” “En serait-il autrement ?” “Il est donc juste, en suivant ton raisonnement, de faire non seulement ce qui est dans l’intérêt du plus fort, mais aussi de faire le contraire, ce qui n’est pas dans son intérêt”", Platon, La République 339b-d). On retrouve là l’attitude de bon nombre de nos modernes critiques de cinéma, de théâtre, de politique, de science, absolument incompétents dans tous ces domaines, mais intimement convaincus que leurs interrogations systématiques sur le dernier film à l’affiche (que parfois ils n’ont même pas vu !), sur la récente pièce portée sur la scène (à laquelle parfois ils n’ont même pas assisté !), sur tel récent discours politique (dont parfois ils méconnaissent même le contenu !), sur telle découverte scientifique (dont parfois ils ignorent même le sujet !), est salutaire pour l’auteur de ce film, de cette mise en scène, de ce discours politique, de cette découverte scientifique, parce qu’ils pensent, selon l’adage socratique que "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", que toutes les innovations présentes seront forcément dépassées à l’avenir par des cinéastes ou des metteurs en scène ou des politiciens ou des scientifiques plus doués, et que donc les innovations présentes doivent être contredites, critiquées, abaissées afin que leurs auteurs ne se glonflent pas d’orgueil et ne se laissent pas envahir par des ambitions tyranniques. Thrasymaque n’est pas dupe de la tactique de Socrate, il s’empresse de la démonter en lui rappelant qu’Arthur Rubinstein commet beaucoup de fausses notes en jouant les Nocturnes de Chopin, certes, mais cela n’empêche pas Arthur Rubinstein de rester un expert en Chopin, et que ses contradicteurs nourris à l’école socratique, qui ne sont même pas capables de lire une partition ou de situer un fa# sur un clavier de piano, éviteraient la honte, le ridicule ou l’agacement s’ils avaient la bonne idée de fermer leur mouille ("Un fourbe, un sycophante, voilà Socrate ce que tu es dans la conversation ! Tu refuses donc le qualificatif de “médecin” à celui qui, après avoir guéri des malades, commet soudain une erreur de diagnostic ? ou le qualificatif de “mathématicien” à l’expert en calcul dès lors qu’il commet la moindre erreur ?", Platon, La République 340d), autrement dit Socrate est bien prétentieux et méprisant à l’égard des spécialistes dans tous les domaines pour penser que ceux-ci ont nécessairement besoin de lui - ou de quelqu’un qui applique sa méthode socratique - pour les contredire et les aider à progresser, comme si un cinéaste était incapable de constater par lui-même avoir commis une maladresse de montage, comme si un metteur en scène était incapable de constater par lui-même avoir commis une erreur de casting, comme si un politicien était incapable de constater par lui-même que son discours comporte des failles, comme si un savant était incapable de constater par lui-même que sa découverte doit être affinée, comme si Arthur Rubinstein était incapable de constater par ses propres oreilles avoir commis des fausses notes. Que répond Socrate à Thrasymaque ? Il enfonce le clou : "Eh bien oui, dit-il, un “médecin” est un individu qui doit savoir guérir toutes les maladies, et un “mathématicien” est un individu qui doit savoir résoudre tous les problèmes, sinon on ne doit pas les appeler “médecin” et “mathématicien” mais “tyrans qui veulent imposer leur volonté au détriment de l’essence de la Médecine et de l’essence des Mathématiques”, volonté qui, le jour où ils seront confrontés à la maladie ou à n’importe quel problème de calcul, risque de leur nuire à eux-mêmes" ("“L’art médical n’examine pas ce qui est l’intérêt de la médecine, mais l’intérêt du corps, n’est-ce pas ?” “Oui.” “Et l’art hippique n’examine pas l’intérêt de l’art hippique, mais l’intérêt du soin des chevaux ? Plus généralement, il semble qu’aucun art n’examine son intérêt propre, puisqu’il ne manque de rien : il n’examine que celui de l’objet dont il s’occupe”", Platon, La République 342b-c). Thrasymaque s’emporte : "Socrate, arrête de nous prendre pour des imbéciles ! L’essence de la Médecine ou des Mathématiques, c’est comme l’essence du Cinéma, du Théâtre, de la Politique, de la Science ou des Nocturnes de Chopin : ça n’existe pas ! Un spécialiste n’agit jamais gratuitement, par simple amour du geste, ou par vénération d’un hypothétique idéal supérieur de son domaine, en dehors du monde : il agit toujours pour son intérêt propre, parce qu’il estime que le domaine dans lequel il s’exerce lui apportera un profit, matériel ou non ! Arrête d’essayer de nous convaincre que tu échappes à la règle, et que ton action à toi, le questionnement systématique, viserait idéalement et exclusivement à atteindre une hypothétique essence de la Démocratie avec un “D” majuscule, et que tu l’exercerais sans souci d’en tirer satisfaction ni réconfort : la vérité est que tu te sers de ce questionnement comme le médecin se sert de la médecine ou comme le mathématicien se sert des mathématiques, pour donner un sens à ta vie, pour te donner une identité face à tes semblables, et de même que le médecin s’acharne à imposer sa médecine en la perfectionnant pour essayer d’oublier qu’il est nul en mathématiques, ou que le mathématicien s’acharne à imposer ses mathématiques en les perfectionnant pour essayer d’oublier qu’il est nul en médecine, tu t’acharnes à imposer ton questionnement pitoyable pour essayer d’oublier que tu as toujours été un cancre à l’école d’Anaxagore et d’Hippocrate !" ("“Dis-moi, Socrate, as-tu une nourrice ?” “Pardon ? Pourquoi une pareille question en guise de réponse ?” “Parce qu’elle te laisse la morve au nez et néglige de te moucher alors que tu en as besoin : elle ne t’a même pas appris à distinguer un berger de ses moutons.” “Comment ça ?” “Tu penses que les bergers et les bouviers se préoccupent du bien de leurs moutons ou de leurs bœufs, et qu’ils les engraissent et les soignent dans une tout autre perspective que le bien de leur maître et le leur propre. De même tu penses que ceux qui dirigent dans les cités, qui dirigent dans le monde réel j’entends, gouvernent leurs administrés dans un état d’esprit différent de ce qu’on conçoit à l’égard des moutons, et que nuit et jour ils se préoccupent d’autre chose que des moyens de les exploiter dans leur intérêt”", Platon, La République 343a-b). Socrate ne trouve rien à répondre, alors il s’arrange astucieusement, de façon que cela se remarque le moins possible, pour dévier la discussion portant jusque-là sur le thème : "La justice consiste-t-elle toujours dans la raison du plus fort ?", vers : "Le plus fort vit-il plus heureux que le moins fort ?" ("Je ne suis pas d’accord avec Thrasymaque qui soutient que le juste est ce qui concerne l’intérêt du plus fort, mais nous pourrons en poursuivre l’examen à une autre occasion. Ce que dit à présent Thrasymaque me semble beaucoup plus important, lui qui affirme que la vie de l’injuste est plus heureuse que celle de l’homme juste. Toi, Glaucon, qu’en penses-tu ?", Platon, La République 347d). La logorrhée socratique se poursuit, interminable, avec les autres interlocuteurs. Chaque fois que Socrate lui pose une question, Thrasymaque se contente d’approuver avec des : "Oui", des : "Tout à fait", des : "Très certainement", des : "Sans aucun doute", des : "Comment pourrait-ce être autrement ?", sur le mode de l’homme agacé qui estime n’avoir plus rien à tirer de son interlocuteur : "Cause toujours, tu me fatigues. Continue de poser tes questions stériles : tout le monde sait maintenant qu’elles servent seulement à cacher le fait que tu es un incompétent au mieux, un manipulateur au pire". Le stratagème d’évitement de Socrate est si grossier, qu’un peu plus tard Glaucon éprouve le besoin de revenir sur les propos de Thrasymaque : "Nous admirons ton aisance dans le baratin et dans la langue de bois, ô Socrate, mais tu n’as pas répondu à Thrasymaque : comment peux-tu sérieusement soutenir contre Thrasymaque qu’applaudir un type incapable de jouer deux mesures de La lettre à Elise est plus juste qu’applaudir Arthur Rubinstein même s’il commet beaucoup de fausses notes, ou que donner une médaille à un type qui prescrit des suppositoires pour soigner une plaie au coude est plus juste que donner une médaille à un cancérologue qui a prolongé et soulagé la vie de dizaines de malades même s’il n’a pas réussi à leur éviter finalement de mourir ? et comment peux-tu mesurer la vie heureuse mais molle et stérile du type nul en musique et nul en médecine occupant ses journées à bronzer sur la plage en buvant des boissons rafraichissantes, avec la vie malheureuse mais laborieuse et féconde d’Arthur Rubinstein qui passe dix ans de sa vie à répéter des gammes, des arpèges, des tierces, des quartes, des quintes, des octaves, pour finalement continuer à commettre des fausses notes en jouant un Nocturne de Chopin, ou du médecin qui passe dix ans de sa vie à manipuler les éprouvettes de son laboratoire pour finalement ne pouvoir offrir que trois ou six mois de rémission à ses patients ?" ("Thrasymaque, me semble-t-il, a cédé plus rapidement qu’il n’aurait dû, fasciné par toi comme par un serpent. […] Je désire entendre ce qu’est la justice et l’injustice, quel pouvoir chacune possède, en elle-même et par elle-même, en mettant de côté les salaires et les conséquences qui en découlent. Voici comment je veux procéder, si tu es d’accord. Je reviendrai d’abord sur l’argumentaire de Thrasymaque et présenterai la justice telle qu’on en parle ordinairement, et d’où elle émane. Ensuite je montrerai que tous ceux qui en font l’objet de leur occupation, le font contre leur gré, parce qu’ils y sont contraints, et non pas parce qu’elle est un bien. En troisième lieu je montrerai que s’ils agissent ainsi c’est parce que selon eux l’existence de l’homme injuste est évidemment bien meilleure que celle du juste. Quant à moi, Socrate, je n’ai pas d’avis. En fait, je reste perplexe. Mes oreilles bourdonnent à force d’écouter Thrasymaque et des milliers d’autres comme lui, mais d’un autre côté je n’ai encore entendu personne avancer de façon convaincante l’argument selon lequel la justice serait supérieure à l’injustice", Platon, La République 358b-d). Socrate s’appuie sur cette remarque de Glaucon pour entamer une réflexion sur la cité idéale, réflexion qui constitue le corps principal de La République et est probablement une spéculation que Platon met dans la bouche de son ancien maître Socrate davantage qu’une spéculation de Socrate lui-même, car à partir de ce moment le dialogue affirmation-interrogation mue en un quasi monologue affirmatif à peine ponctué par les brefs : "Oui", "Tout à fait", "Assurément" des auditeurs, n’ayant plus aucun rapport avec la méthode interrogative socratique (nous étudierons cette cité idéale de Platon dans notre alinéa conclusif).


Dans l’Histoire de l’Occident, le procès de Socrate reste, avec celui de Jésus et celui de Galilée, l’un des trois procès les plus injustes, et la mémoire collective a transformé Socrate, avec Jésus et Galilée, en victime d’une cause parfaite, en saint. Pour notre part, nous refusons cette vision collective déformée par le temps. Nous replaçons le procès dans son contexte, et nous ne considérons pas Socrate comme un être supérieur. De même que Galilée n’est pas un saint injustement condamné mais un esprit têtu pris dans l’engrenage des relations compliquées entre Urbain VIII et ses rivaux ecclésiastiques, de même que Jésus n’est pas un saint injustement condamné mais un jusqu’au-boutiste pris dans l’engrenage des relations compliquées entre Romains et juifs de son temps, Socrate n’est pas un saint injustement condamné mais un dilettante pris dans l’engrenage des relations compliquées entre Athéniens après la dictature des Trente. Le procès de Socrate en -399 n’est rien d’autre qu’un procès d’épuration comme ceux que beaucoup de Français ont subi après la Libération en 1944. Socrate en -399 paie moins pour sa prétendue impiété, comme expliqué dans la première tétralogie de Platon Euthyphron-Apologie de Socrate-Criton-Phédon, que pour le fait d’avoir été le principal mentor de toute la génération d’Alcibiade ayant précipité l’effondrement d’Athènes, en particulier le mentor de Critias l’ancien meneur des Trente, et surtout il est condamné parce que les Athéniens ne veulent pas s’avouer à eux-mêmes avoir suivi Alcibiade et ses pairs générationnels et cherchent à reporter leur responsabilité individuelle sur un bouc émissaire. La position de Socrate en -399 ressemble à celle du colonel de La Roque en 1944. On se souvient que ce personnage a témoigné de son réel patriotisme et de sa fidélité à la république à de multiples occasions, il s’est illustré durant la première Guerre Mondiale et lors d’interventions en Afrique du Nord avant et après cette guerre, comme Socrate a témoigné de son réel patriotisme et de sa ferveur à la démocratie en participant au siège de Potidée, à la bataille de Délion, à l’une des expéditions vers Amphipolis. Au début des années 1930, le colonel de La Roque a pris la tête des Croix de Feu, simple amicale d’anciens combattants créée en 1927 regroupant quelques centaines de vétérans de la première Guerre Mondiale, qu’il a transformée en ligue socialiste farouchement anti-allemande ouverte aux non-vétérans, attirant autour de lui beaucoup de gens aux profils très contrastés, des Français ordinaires, des déçus de la gauche, des combinards de la droite, comme Socrate a attiré autour de lui beaucoup d’Athéniens divers, des nuls comme Cébès ou Simmias, des velléitaires comme Critobule ou Glaucon, des calculateurs comme Alcibiade ou Critias. Il a transformé les Croix de Feu en un mouvement d’influence comptant plusieurs centaines de milliers de membres en 1934, comme Socrate a transformé son école ambulante en un essaim de groupies menaçant le gouvertement athénien par leur nombre et leurs actions. Et comme Socrate refuse de s’engager politiquement (tel son maître Damon par exemple, éminence grise de Périclès, ou tel Protagoras contraint finalement de fuir Athènes à cause de ses interventions publiques non conformistes, dont les livres sont condamnés à l’autodafé), interroge, se pose en incarnation du dialogue démocratique, le colonel de La Roque refuse de prendre parti, interroge, se pose en garant de la légitimité républicaine. Le 6 février 1934 les anciens combattants défilent dans Paris, les ligues d’extrême-droite veulent profiter de l’occasion pour prendre le pouvoir par un putsch, ils espèrent que les Croix de Feu du colonel de La Roque, par leur nombre et l’audience de leur chef, vont peser de tout leur poids pour entrainer la majorité de la population dans cette aventure, mais non : le colonel de La Roque donne l’ordre de ne pas traverser la Seine et de ne pas forcer le faible barrage de police qui protège le palais Bourbon. Comme Socrate s’attire la haine des putschistes en refusant de donner son vote à la condamnation à mort des stratèges des Arginuses en -406, le colonel de La Roque s’attire la haine de l’extrême-droite qui le considère désormais comme un traître. Il agrave son cas en participant en juin 1936 aux cérémonies de vétérans juifs à la grande synagogue de Paris, à l’instar de Socrate qui participe aux Bendidia aux côtés des immigrés thraces entre Le Pirée et Munichie. Aucune réaction encore quand le Front populaire, arrivé au pouvoir la même année 1936 et désireux de donner des gages aux communistes et de montrer sa détermination sans risquer des attentats de représailles, dissout les Croix de Feu : le colonel de La Roque se contente de créer aussitôt un parti politique fondé sur ses principes chrétiens, socialistes et patriotiques, le "Parti Social Français" ou "PSF", ayant pour devise "Travail, Famille, Patrie". Le PSF connaît un grand succès, puisqu’il comptera plus d’un million d’adhérents en 1939. Et le colonel de La Roque continue d’alimenter la haine de l’extrême-droite en refusant de rejoindre le "Front de la liberté", fédération des partis de droite et d’extrême-droite proposée par le PPF de l’ex-socialiste Jacques Doriot pour s’opposer au Front populaire (qui est une fédération des partis de gauche et d’extrême-gauche), et en combattant les manigances des factieux (notamment l’organisation clandestine de la Cagoule). Comme Socrate en -404, le colonel de La Roque en 1940 commence à éprouver les conséquences des paradoxes qu’il a semés, répandus, alimentés. Le 16 juin 1940, dans un article du Petit Journal, organe de presse du PSF, il lance un appel à la résistance contre l’envahisseur allemand, mais sa fidélité à l’ordre militaire et républicain l’amène à se ranger derrière Pétain dès le lendemain 17 juin 1940 (suite au discours de capitulation de Pétain), et à condamner l’appel à la même résistance lancé par De Gaulle le surlendemain 18 juin 1940, sous prétexte que la loi est la loi, que De Gaulle est simple général alors que Pétain est maréchal, et que Pétain a été légalement nommé chef du Conseil par le président Lebrun alors que De Gaulle n’a été élu ni nommé par personne. Socrate ne rejoint pas Thrasybule à Phylè, il reste à Athènes sous les ordres de Critias, parce que Critias et ses amis dissolvent légalement le régime démocratique avec l’accord de l’Ekklesia et instaurent légalement le régime des Trente par un vote de la Boulè. De même, le colonel de La Roque ne rejoint pas De Gaulle à Londres, il reste en France sous les ordres de Pétain, parce que Pétain dissout légalement le régime républicain et instaure légalement le régime de Vichy par un vote de l’Assemblée Nationale. La situation du colonel de La Roque devient aussi dichotomique que celle de Socrate : celui-ci reste fidèle à sa patrie et à son ouverture aux étrangers à condition qu’ils respectent sa patrie, or il voit les Trente persécuter les métèques et négocier avec Sparte, celui-là reste fidèle à sa patrie et à ses camarades vétérans juifs, or il voit Vichy persécuter les juifs et collaborer avec l’Allemagne. Pire : Vichy accapare la devise "Travail, Famille, Patrie", qui est l’invention du colonel de La Roque, comme Critias et beaucoup de ses auxiliaires sont des créatures de Socrate. Peu à peu, le colonel de La Roque est mis au placard, il est la cible de son adversaire politique Jacques Doriot qui l’accuse d’être "le défenseur le plus actif des juifs", le socialiste vétéran Joseph Darnand prend la tête des associations d’anciens combattants et des organismes d’encadrement de la jeunesse (qui aboutiront à la création de la Milice), le PSF renommé "Progrès Social Français" en août 1940 est dissous en 1942 par Vichy sur ordre du général allemand Carl Oberg… ou par le général allemand Carl Oberg servant de bras armé à Vichy, comme le stratège spartiate Lysandre sert de bras armé aux Trente. Et comme Socrate, le colonel de La Roque résiste en solitaire. Il collecte des renseignements militaires qu’il transmet clandestinement à l’Angleterre, et non pas à la France Libre de De Gaulle qu’il considère toujours comme un déserteur : on peut lire cette résistance clandestine parallèlement à la résistance exprimée au grand jour par Socrate lors de la condamnation à mort de Léon de Salamine (nous parlerons de cet événement dans notre prochain alinéa). Socrate est finalement convoqué par Critias et Chariclès, qui lui interdisent de prendre la parole en public et d’enseigner et le menacent physiquement s’il n’obtempère pas. Le colonel de La Roque quant à lui est arrêté par la gestapo en mars 1943, il est envoyé en détention à Itter en Autriche, où son état général empire en raison d’une vieille blessure de guerre qui n’est plus soignée. Les troupes américaines prennent Itter en mai 1944, le colonel de La Roque est libéré, il est transféré moribond en France, et aussitôt mis à l’écart en dépit de son action résistante car De Gaulle n’oublie pas les accusations de désertion qu’il lui a adressées depuis 1940, il meurt en avril 1946. Le colonel de La Roque est un homme d’action, alors que Socrate est un homme de pensée, mais l’engagement public de l’un et de l’autre sont strictement équivalents. L’un et l’autre refusent de prendre parti en basculant franchement dans le camp de Hardy ou dans le camp de Laurel, ils questionnent en permanence, ils refusent de franchir le Rubicon, résultat ils demeurent sur place, ce qui en temps de crise s’avère la pire des positions car ainsi ils embarrassent inutilement les héros autant qu’ils favorisent passivement les salauds. Aussitôt après la crise ils sont haïs autant par ceux-ci et ceux-là qui les jugent mutuellement comme des traîtres, ensuite ils deviennent des saints quand les historiens analysent les faits et quand la mémoire collective estompe les passions sanglantes du passé (la résistance patriotique du colonel de La Roque ne sera officiellement honorée qu’en 1961 par De Gaulle, car à cette date son souvenir ne présentera plus aucun danger politique pour De Gaulle…), alors qu’en vérité ils sont des savants qui répandent l’ignorance, des juges qui répandent l’injustice, des artistes qui répandent des verrues. Leurs responsabilités et leur culpabilité sont aussi strictement équivalentes : le régime de Vichy est l’œuvre des anciens amis des Croix de Feu et du PSF, comme le régime des Trente est l’œuvre des anciens élèves de Socrate. L’un et l’autre sont des idiots glorieux, ou des médiocres flamboyants, bien représentatifs de la génération à laquelle ils servent de chef, ils incarnent leur patrie malade : le colonel de La Roque est à la tête d’un parti nombreux, Socrate est à la tête d’une foule d’admirateurs, mais dans ce parti et dans cette foule on trouve beaucoup de roquets et de serpents, beaucoup de conquérants d’opérettes qui crient fort quand le danger est loin mais qui se dégonflent dès que la nécessité impose d’agir, et beaucoup de marionnettistes habiles et sans scrupules déguisés en petits garçons inoffensifs et loyaux près à sauter sur le pouvoir dès que l’occasion se présentera. Le colonel de La Roque est un vichysto-résistant après avoir été un républicain proto-vichyste via ses Croix de Feu puis son PSF, comme Socrate est un membre de la Boulè des Trente qui résiste aux Trente après avoir été un démocrate questionnant la démocratie via sa maïeutique. La démarche philosophique de Socrate, en résumé, ne découle pas d’un esprit machiavélique au service d’une ambition personnelle, mais au contraire d’un esprit bête au service d’un vrai patriotisme. Le but de Socrate, pour fermer notre parenthèse Sainte-Beuve et revenir à Proust, est très proustien. Socrate, comme Proust, sait qu’ici-bas la réalité lui échappera toujours, parce que ce qu’on voit n’est pas la réalité mais seulement ce que nos yeux en voient, ce qu’on entend n’est pas la réalité mais seulement ce que nos oreilles en entendent, ce qu’on touche n’est pas la réalité mais seulement ce que nos mains en saisissent, ce qu’on goûte n’est pas la réalité mais seulement ce que notre palais en juge, ce qu’on sent n’est pas la réalité mais seulement ce que notre nez en renifle. Socrate, comme Proust, sait qu’une madeleine ne s’appréhende que par la comparaison avec un salambo ou une religieuse, et non pas par une observation à la longue-vue ou par un décorticage, une dislocation de la madeleine en question. Socrate, comme Proust, sait que la description de la réalité est relative, qu’une madeleine peut signifier quelque chose pour Laurel qui a passé son enfance à Illiers, et ne rien signifier pour Hardy qui a passé son enfance à Aix-en-Provence ou à Paris. Mais la différence entre les deux démarches est que celle de Proust génère le plaisir, alors que celle de Socrate est désespérée. Ayant trouvé la zone intermédiaire la plus adéquate pour décrire sa vie passée fantasmée, Proust s’y cantonne, et passe les quinze dernières années de sa vie à y jouir en écrivant A la recherche du temps perdu, et peu importe sa patrie française. Socrate en revanche pense d’abord à sa patrie athénienne, qu’il veut servir en sachant qu’il n’a pas quand-chose à lui offrir, soit "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", et que sa seule contribution comme citoyen est son ignorance quasi absolue et l’impossibilité de la combler. Autant la logique circulaire de Proust réconforte égoïstement, autant la logique philosophique de Socrate est une angoissante impasse privée produisant des dommages collectifs, elle conduit immanquablement au suicide. De ce point de vue, la ciguë apparaît comme la conclusion naturelle de cette logique socratique, le seul moyen d’atteindre la sérénité, de trouver un sens (telle est la conclusion logique de Socrate lors de son procès en -399, contre ses proches désespérés de le voir courir après la mort : "Tout homme qui occupe un poste parce qu’il l’a choisi comme le plus honorable ou parce que son chef l’y a installé, doit selon moi s’y tenir ferme au mépris de la mort, du danger ou de tout autre chose. Ce serait de ma part une étrange conduite, ô Athéniens, après avoir gardé fidèlement en brave soldat tous les postes où j’ai été installé par vos stratèges à Potidée, à Amphipolis et à Délion, après avoir souvent exposé ma vie, après que le dieu de Delphes m’a ordonné (du moins c’est ce que je crois, je l’interprète comme cela) de consacrer ma vie à la philosophie en m’examinant moi-même et en examinant les autres, si je me détournais de ma voie par peur de la mort ou de tout autre péril. Ce serait une bien étrange conduite qui mériterait vraiment ma condamnation devant vous pour impiété envers les dieux, pour désobéissance à un oracle par crainte de la mort, par profession de sagesse sans en être doté. Craindre la mort, ô citoyens, c’est en effet se croire sage sans l’être, c’est croire savoir ce qu’on ne sait pas. Car personne ne sait ce qu’est la mort, et si elle n’est pas le plus grand de tous les biens pour l’homme", Platon, Apologie de Socrate 28d-29a).