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-406 : Mort de Sophocle

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Evolution de la tragédie

Socrate

Les Trente

Platon et Xénophon

  

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La dictature des Trente


Les Spartiates ne restent pas dans Athènes. Ils ont débarqué au Pirée, ils sont montés vers la ville d’Athènes où ils ont paradé pour signifier leur puissance et leur victoire, ils ont supervisé la destruction des Longs Murs. Puis ils repartent. Agis II démantèle le camp de Décélie et emmène avec lui la garnison qui y stationnait depuis -413. Et Lysandre prend la direction de Samos, craignant à tort qu’Athènes y trouve un nouveau secours comme en -411. Xénophon évoque ces départs en disant qu’ils ont lieu "après" ("toÚtwn de pracqšntwn") l’instauration du régime des Trente, pour sous-entendre que les Spartiates y ont participé ("Cela accompli [l’instauration du régime des Trente], Lysandre s’en alla vers Samos avec la flotte, et Agis II quitta Décélie avec l’armée de terre, dont il renvoya chaque division dans son pays", Xénophon, Helléniques, II, 3.3), mais nous verrons dans notre alinéa suivant que Xénophon a des raisons personnelles d’atténuer la responsabilité des Athéniens dans l’instauration du régime des Trente, nous ne le suivons donc pas sur ce point. Xénophon lui-même, dans son propre récit des événements, trahit bien que les Athéniens sont les seuls auteurs et acteurs de cette dictature. Insistons encore lourdement sur cela : contrairement à ce que prétendent les livres de vulgarisation actuels destinés au grand public, la démocratie athénienne s’est noyée elle-même, elle s’est détruite elle-même, elle s’est ruinée elle-même, elle n’a pas eu besoin des Spartiates pour ce faire. La démocratie athénienne ne s’est pas effondrée parce qu’elle a été vaincue militairement par les Spartiates, la réalité historique dit le contraire : les Spartiates ont vaincu militairement parce que la démocratie athénienne s’est effondrée, et la dictature des Trente est l’œuvre non pas des Spartiates (directement ou indirectement) mais des seuls Athéniens.


Un petit groupe de cinq personnes s’installe à la tête de l’Etat athénien, qualifiés d’"éphores" selon Lysias, témoin des faits. L’appellation "éphore" est une allusion évidente aux dignitaires suprêmes de Sparte, elle manifeste l’admiration de ces cinq personnes pour le régime inégalitaire de Sparte, et leur désir de réinstaurer dans Athènes un régime similaire. Lysias donne seulement deux noms parmi les cinq éphores : Critias, dont nous avons déjà parlé dans nos paragraphes antérieurs, et Eratosthène, ex-membre de la dictature des Quatre Cents qui s’est enfui lors de la chute de cette dictature (selon Lysias, Contre Eratosthène 42 précité ; "Après la défaite navale [d’Aigos-Potamos], lorsque la démocratie subsistait encore, cinq hétaires ["˜ta‹roj/compagnon d’armes, de parti, de table"] soi-disant “éphores” s’installèrent comme rassembleurs ["sunagwge‹j"] de la cité à la place des archontes, en réalité chefs des conjurés et ennemis du peuple. Eratosthène et Critias étaient deux de ces cinq", Lysias, Contre Eratosthène 43). Le nombre cinq, quant à lui, rappelle les cinq magistrats à l’origine de la dictature des Quatre Cents en -413 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.67 précité), que les cinq éphores en -404 prennent pour modèles. Les Spartiates ont accepté un donnant-donnant exigeant la destruction des Longs Murs contre la liberté laissée aux Athéniens d’obéir au régime politique qu’ils souhaitent. Les Longs Murs étant détruits, les Spartiates rentrent à Sparte, et les Athéniens s’interrogent sur eux-mêmes. La démocratie équitable ayant conduit au désastre, tous sont d’accord pour revenir à un régime antérieur "conforme à leurs ancêtres", mais une zizanie se crée car les uns rêvent d’un retour à la démocratie au mérite telle qu’elle existait du temps de Clisthène le jeune à la fin du VIème siècle av. J.-C., tandis que les autres rêvent d’un retour au régime autoritaire, celui des basileus ou des tyrans ou des oligarques (pour reprendre la distinction entre monarchie/pyramide et dictature/oignon d’Hannah Arendt que nous avons expliquée dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse : "La paix ayant été accordée aux Athéniens “à condition qu’ils appliquassent la Constitution de leurs ancêtres”, les démocrates cherchèrent à conserver la démocratie, alors que les hétaires et les bannis revenus après la paix désirèrent l’oligarchie", Aristote, Constitution d’Athènes 34 ; "Les Athéniens accablés de malheurs conclurent avec les Spartiates un traité les obligeant à abattre leurs Longs Murs contre la possibilité de se gouverner selon leurs anciennes lois. Les Longs Murs furent démolis, mais les Athéniens ne réussirent pas à tomber d’accord entre eux sur la forme du gouvernement à adopter : les partisans de l’oligarchie voulaient revenir à l’ancienne Constitution qui mettait le pouvoir entre les mains d’un petit nombre, la majorité désirait maintenir la Constitution démocratique en alléguant également son ancienneté", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.3). Critias et ses complices profitent des interminables discussions sur ce sujet pour placer leurs hommes aux postes-clés et passer des décrets servant leur dessein. Un nommé "Patroclidès" opère une grande réinitialisation en annulant toutes les dettes et en amnistiant tous les condamnés, dont les anciens membres des Quatre Cents, "pour le grand bien d’Athènes". Ces décrets sont des équivalents de l’interdiction de l’accusation d’illégalité votée à Colone au printemps -413 ayant préludé à l’instauration de la dictature des Quatre Cents ("Patroclidès déclare : Les Athéniens ont voté l’amnistie pour les débiteurs de telle sorte que l’on puisse discuter et mettre le sujet aux voix, le peuple prend la même décision qu’à l’époque de la guerre contre la Perse pour le plus grand bien d’Athènes [allusion à l’amnistie générale imposée par Thémistocle en -480, qui a permis à tous les bannis dont Aristide de revenir à Athènes pour y combattre l’envahisseur perse : nous renvoyons sur ce sujet à notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse]. Ceux qui sont inscrits chez les percepteurs ou les intendants de la déesse et des autres divinités ou chez l’archonte-roi, ceux dont le nom n’a pas été effacé à la fin de la mandature de la Boulè présidée par Callias, ceux qui sont privés de leurs droits comme débiteurs, ceux dont les redditions de comptes ont été censurées dans les archives des vérificateurs ou de leurs assesseurs, ceux dont les procès pour gestion n’ont pas encore été portés devant le tribunal, ceux qui jusqu’à la même date ont été condamnés à une interdiction partielle ou à une caution, ceux qui ont été membres des Quatre Cents ou qui ont participé à un quelconque acte du gouvernement oligarchique, à l’exception de ceux qui se sont enfuis dont le nom est gravé sur les stèles, qui ont été condamnés par l’Aréopage ou par les Ephètes ou par le Prytanée ou par le Delphinion ou par un tribunal que préside l’archonte-roi soit à l’exil soit à mort comme meurtriers ou tyrans, tous ceux-là seront effacés par les soins des percepteurs et de la Boulè selon ce qui a été dit sur les registres publics et sur les copies de l’inscription que les thesmothètes et les autres magistrats produiront. Cela sera accompli dans les deux jours qui suivront le vote du peuple. Aucun particulier ne pourra posséder un exemplaire des inscriptions effacées ni injurier jamais personne à ce sujet, sous peine de subir les mêmes peines que ceux qui sont bannis par l’Aréopage, afin qu’Athènes retrouve toute sa sécurité pour aujourd’hui et pour toujours", Andocide, Sur les Mystères 77-79). Andocide, le principal accusé de l’affaire des Mystères en -415 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Nicias) devenu très riche (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse), précise bien que ces mesures favorisent d’abord tous ceux qui ont été la cible de la démocratie progressiste entre -411 et -404, qui ont naturellement des comptes à régler avec elle ("Votre flotte n’existant plus, le siège [d’Athènes] a commencé, vous avez alors délibéré sur les moyens de ramener la concorde et vous avez décidé de rendre les droits civils à ceux qui ne les avaient plus, selon la proposition de Patroclidès. Qui étaient les atimés ["¥timoj", dérivé de "tim»/évaluation, estimation, prix, valeur", d’où "honneur, estime, considération, dignité", précédé du préfixe privatif "¢-" : un "atimos/¥timoj" est littéralement un "citoyen privé de toute valeur, de toute dignité, de tout droit"], à quels titres l’étaient-ils ? Je vais vous l’apprendre. Les uns étaient débiteurs de l’Etat parce qu’anciens magistrats ils n’avaient pas rendu leurs comptes, ou parce qu’anciens expulsés pour crime public ou frappés d’une amende après avoir acheté des domaines à l’Etat sous caution ils avaient finalement été condamnés à voir leurs biens vendus et à verser le double du prix de ces domaines pour défaut de paiement après neuf prytanies. Telle était la première catégorie d’atimés. Une autre était celle des voleurs ou corrupteurs ayant des biens, seulement privés de leurs droits, eux et leurs descendants : ceux qui avaient abandonné leur poste, qui avaient été condamnés pour refus de servir, pour lâcheté, pour n’avoir pas voulu combattre sur mer, pour avoir jeté leur bouclier, pour avoir porté trois fois un faux témoignage, pour avoir produit trois fois des faux témoins ou maltraité leurs parents, tous ceux-là étaient dégradés dans leur personne mais conservaient leurs biens. D’autres étaient dégradés sous certaines restrictions, non pas entièrement mais en partie, comme les soldats qui, pour être restés dans la cité sous le régime des Quatre Cents, gardant par ailleurs tous leurs droits civiques, ne pouvaient plus parler dans l’Ekklesia ni entrer à la Boulè : telle était la forme de dégradation pour ceux-là. D’autres ne pouvaient plus accuser pour crime public, ni dénoncer. Ceux-ci avaient interdiction de mettre à la voile vers l’Hellespont, ceux-là d’aller en Ionie, les autres de fréquenter l’agora. Vous avez donc décidé d’abolir tous ces décrets, ainsi que les copies qui pouvaient exister, et d’échanger à l’Acropole des serments de concorde", Andocide, Sur les Mystères 73-76). Critias et ses complices décident d’accélérer les choses en appelant Lysandre à témoin. Ce dernier revient de Samos où il était allé patrouiller avec la flotte spartiate ("Comme les discussions se prolongeaient, les partisans de l’oligarchie envoyèrent des députés vers le Spartiate Lysandre qui après la fin de la guerre avait été chargé de régler l’administration des cités, et qui dans la plupart d’entre elles avait institué un gouvernement oligarchique : ces députés espéraient l’attirer dans leur projet. Ils mirent donc à la voile vers Samos, où se trouvait alors Lysandre qui venait de s’emparer de la cité. Lysandre répondit à leur invitation. Il confia le gouvernement de Samos à l’harmoste spartiate Thorax, et il revint au Pirée avec une centaine de navires", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.3). Diodore de Sicile dit que Lysandre rugit contre Théramène et contre l’Ekklesia pour soumettre Athènes à un nouveau régime de type monarchique/pyramidal, dont le pyramidion sera une oligarchie de trente "tyrans/tÚrannoj" ("[Lysandre] convoqua l’Ekklesia athénienne et lui conseilla d’élire trente citoyens à la tête du gouvernement et de l’administration de la cité. Théramène s’opposa à ce projet : il relit le traité de paix, qui accordait aux Athéniens le droit de se gouverner d’après leurs propres lois, et déclara injuste d’enlever aux Athéniens la liberté de choisir eux-mêmes le gouvernement qu’ils souhaitaient au mépris de ce traité. Lysandre répliqua que les Athéniens eux-mêmes avaient violé le traité puisque la destruction des Longs Murs s’était achevée après le délai imparti, et il s’emporta contre Théramène en le menaçant de mort s’il résistait plus longtemps aux volontés des Spartiates. Théramène et le peuple, effrayés par cette menace, furent ainsi contraints de voter l’abolition du régime démocratique. Ils choisirent trente citoyens pour administrer la cité, magistrats de nom, tyrans de fait", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.3). Mais Diodore de Sicile écrit au Ier siècle av. J.-C., longtemps après les faits, son emploi du qualificatif "tyrans" est très discutable. Le témoignage de Lysias, qui a vu ces faits de ses propres yeux, est plus crédible. Et Aristote, qui écrit une génération après Lysias, apporte des précisions qui nuancent fortement la position soi-disant résistante de Théramène. Et ni Lysias ni Aristote ne parlent de "tyrans" ni de "tyrannie". Au contraire. Aristote dit que Théramène est soutenu par l’ultra démocrate Clitophon, qui a insisté en -413 à Colone pour que le préambule de la Constitution des Quatre Cents déclare sa filiation avec la Constitution de Clisthène le jeune, qui est un ancien camarade de Critias auprès de leur maître commun Socrate, et qui dans sa jeunesse vers -430 (selon Platon, La République 340a-b précités) exprimait son attirance pour la violence politique de Thrasymaque, Théramène est soutenu aussi par le vieux Anytos qui a été accusé de n’avoir pas su reprendre Pylos tombée aux mains des Spartiates en -406, qui a échappé à la condamnation en achetant ses juges, et qui n’est certainement pas disposé à défendre la démocratie actuelle pour ces deux raisons, Théramène est encore soutenu par Archinos, qui est un autre ancien camarade de Critias auprès de leur maître commun Antiphon de Rhamnonte, principal rédacteur de la dictature des Quatre Cents ("Tous les auteurs anciens dont nous avons gardé le souvenir, comme Alcibiade, Critias, Lysias et Archinos, ont suivi l’enseignement du vieux Antiphon", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 2) : ces personnages s’opposent en apparence à Critias ("Ceux qui n’appartenaient à aucune hétairie, et qui par ailleurs n’étaient pas inférieurs aux autres citoyens, s’interrogèrent sur la Constitution des ancêtres : Archinos, Anytos, Clitophon, Phormisios et bien d’autres étaient parmi eux, et leur chef était Théramène", Aristote, Constitution d’Athènes 34), mais au fond, même s’ils diffèrent sur le sens à lui donner, ils aspirent comme Critias à l’instauration d’un régime radical, fort, abolissant l’injustice et les inégalités par la rééducation ou l’élimination de tous ceux qui maugréent contre le bloc totalitaire. Lysias est très clair : Théramène magouille pour laisser le temps à Lysandre de revenir à Athènes ("[Théramène] empêcha qu’on tînt la réunion au temps convenu et intrigua pour laisser le temps à Lysandre de revenir de Samos avec ses navires et à l’armée ennemi d’entrer sur nos terres", Lysias, Contre Eratosthène 71), et, quand Lysandre paraît sans dire un mot, Théramène tire profit de ce silence pour orienter facilement les débats dans le sens de ses propres intérêts et ceux de Clitophon, d’Anytos, d’Archinos, dans le sens de Critias et d’Eratosthène et de leurs collègues éphores, et aussi dans le sens d’une large majorité de la population athénienne encore inconsciente - telle la population de Saint-Pétersbourg en 1917 - du bourbier où elle met les pieds, sur le mode : "Quand nous aurons instauré le nouveau régime, si ça vire bien nous pourrons nous enorgueillir d’avoir redressé Athènes contre la volonté de Lysandre réduit au silence, et si ça vire mal nous pourrons nier notre responsabilité en accusant Lysandre d’avoir exigé l’instauration de ce régime par sa présence hégémonique". Lysias et Aristote notent que le rédacteur de la Constitution des Trente est non pas le Spartiate Lysandre mais bien un Athénien, Dracontidès d’Aphidna, le même Dracontidès qui a essayé de condamner à tort Périclès pour péculat en instaurant une machinerie judiciaire infernale avant la deuxième guerre du Péloponnèse (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Trente Ans : "En présence de Lysandre, de Philocharos et de Miltiadès, on délibéra sur le gouvernement à adopter. On voulait fermer la bouche à vos orateurs, et vous contraindre à prendre des résolutions qui satisferaient vos ennemis davantage que vous-mêmes. Théramène alors se leva, il vous conseilla d’abandonner la cité à trente hommes et d’instaurer le régime que prescrivait Dracontidès", Lysias, Contre Eratosthène 72-73 ; "Lysandre s’étant rangé du côté des partisans du régime oligarchique, le peuple effrayé fut contraint de le voter. L’auteur du décret fut Dracontidès d’Aphidna", Aristote, Constitution d’Athènes 34). Lysias raconte que Théramène désigne dix hommes dans son entourage, Critias et ses quatre collègues éphores désignent dix autres hommes parmi leurs complices, et une dizaine d’autres individus sont encore désignés par on-ne-sait-quel moyen, probablement parmi les citoyens de l’Ekklesia ("Tous les bons patriotes présents dans l’Ekklesia considérèrent la manœuvre et la violence. Les uns restèrent en gardant le silence, les autres se retirèrent pour ne pas être accusés d’avoir participé à la ruine de l’Etat. Mais quelques citoyens lâches et pervers, décidés d’avance pour le mauvais parti, donnèrent leurs suffrages conformément aux vues des Spartiates. Ils nommèrent dix hommes désignés par Théramène, dix parmi ceux que les éphores avaient choisis, et dix parmi ceux qui étaient présents. Certains de votre faiblesse et de leur puissance, vos ennemis avant la tenue de l’Ekklesia en avaient arrêté les résolutions. Et ce n’est pas moi qu’il faut croire sur ces faits, mais Théramène lui-même, qui pour essayer de se justifier a avancé devant la Boulè tout ce que je viens de rapporter [quelques mois plus tard, au moment de son procès fomenté par Critias que nous raconterons plus loin]", Lysias, Contre Eratosthène 75-77). Les trente individus choisis, dont le nombre donne son nom au nouveau régime, rappellent les trente super-juges de dèmes créés par Périclès en -452 et les trente proboules ayant voté la création de la dictature des Quatre Cents en -413. Contrairement à Diodore de Sicile, et contrairement aux livres de vulgarisation de l’an 2000, à aucun moment Lysias ne qualifie ces trente hommes de "tyrans", ni le régime qu’ils symbolisent, de "tyrannie". Le régime des Trente n’est pas une tyrannie, il n’est pas un régime de forme pyramidale, mais bien une super démocratie, c’est-à-dire une dictature en forme d’oignon, selon la définition déjà mentionnée d’Hannah Arendt. Au centre de ce régime, on trouve un vide, un néant, un rien appelé l’"Athènes des ancêtres". Autour de ce centre vide, on trouve une première couche constituée de ces trente citoyens bientôt épaulés par les bouleutes, protégée par une deuxième couche constituée de ce qui reste de l’armée athénienne, le régiment de cavalerie urbaine commandé par Lysimachos dont nous parlerons plus loin, elle-même protégée par une troisième couche constituée de la masse des citoyens athéniens, qui préservent de toute agression extérieure l’ensemble du bloc (cette masse sera bientôt limitée à trois mille citoyens, chargés de dénoncer, d’exclure ou d’éliminer ceux qui n’appartiennent pas au bloc ou qui le menacent). Dans l’oignon-dictature des Trente, tout le monde parle d’une seule voix, tout le monde est d’accord, et tout le monde est heureux d’être d’accord, car celui qui manifeste le moindre doute est immédiatement mis à l’écart, mâté ou exécuté. Chacun est en même temps le surveillant et le délateur de ses voisins, et la cible de la surveillance et de la délation de ses voisins. Le système tient avec très peu de moyens oppressifs parce que chacun est son propre oppresseur, chacun est un policier sans uniforme qui impose la propagande générale à autrui par peur d’être puni par autrui, un policier tellement effrayé d’être exclu du corps de l’oignon-dictature que, pour devancer d’éventuelles accusations, il éprouve le besoin de montrer son zèle à obéir, d’aller au-delà des attentes de la propagande générale, qu’il alimente et consolide ainsi indirectement, en se donnant l’illusion d’être respectable et en obligeant autrui à montrer encore davantage de zèle sous peine d’être déclassé, soupçonné, exclu, mâté ou exécuté. Lysias rapporte une scène évoquant la fameuse planche d’Hergé dans Au pays des soviets où on voit dans une première case des commissaires politiques demandant à la foule si elle est d’accord sur une proposition de loi, dans une deuxième case braquant leurs revolvers sur la foule, et dans une troisième case concluant que, la foule n’ayant pas exprimé son opposition, la loi est adoptée. Des Athéniens s’agitent pour marquer leur réticence au nouveau régime. Théramène endosse l’habit de commissaire politique pour leur signifier qu’ils sont des mauvais citoyens, qu’ils fragilisent l’unité du corps social/oignon, qu’ils sont minoritaires, qu’ils sont des malades à rééduquer, et pour finir il braque Lysandre contre eux. Craignant pour leur propre vie et pour celle de leurs proches, les Athéniens contestataires retournent au silence, ils baissent la tête, et le régime des Trente est ainsi officiellement adopté ("Malgré le triste état où vous étiez réduits, vous vous êtes récriés en tumulte, et vous vous êtes opposés avec la plus grande force à ce qu’on demandait de vous, sûrs qu’il s’agissait en cette circonstance pour les Athéniens de rester libres ou de devenir esclaves. C’est à votre témoignage que j’en appelle sur la vérité des faits qui ont suivi : vous avez entendu alors Théramène dire clairement qu’il méprisait votre opposition sous prétexte que beaucoup d’Athéniens étaient de son avis, et qu’il parlait avec l’assentiment de Lysandre et des Spartiates. Lysandre s’est levé après lui, et entre autres traits d’arrogance il vous a reproché de malmener les traités, ajoutant que votre refus de suivre les conseils de Théramène nuirait à votre salut personnel plus encore qu’à votre Etat", Lysias, Contre Eratosthène 73-74). Afin d’impliquer les bouleutes, de les contraindre à partager les responsabilités en systématisant la technique de la pistis que nous avons expliquée dans nos paragraphes antérieurs, les trente hommes élus organisent le procès public de Strombichidès et des autres démocrates dénoncés par Agoratos juste avant l’entrée des troupes spartiates dans Athènes (nous renvoyons ici à la fin de notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse), ils demandent à chacun des bouleutes de se prononcer ouvertement, et non pas à bulletin secret, le bouleute qui s’obstine à réclamer l’acquittement est ainsi soupçonné de connivence avec les accusés. Naturellement, dans ces conditions, tous les accusés sont condamnés à mort. Pour l’anecdote, le dénonciateur Agoratos est acquitté en remerciement de l’aide qu’il a fournie à l’établissement du régime ("On cita [Strombichidès et les autres accusés] devant la Boulè dévouée aux Trente. Le jugement se passa comme vous le savez. Les Trente étaient assis sur les bancs où siègent aujourd’hui les prytanes, ils avaient deux tables devant eux : les suffrages ne devaient pas être déposés dans les urnes selon l’usage, mais exprimés à découvert, le bulletin portant la condamnation se trouvant sur la table la plus éloignée et celui portant l’absolution sur la table la plus proche. Comment donc un seul des dénoncés eût-il pu échapper à son sort ? Tous ceux qui parurent ainsi devant la Boulè pour être jugés furent donc condamnés à mort, seul Agoratos fut acquitté pour le prétendu service qu’il avait rendu à l’Etat", Lysias, Contre Agoratos 36-38).


Qui sont les trente hommes en question ? Xénophon donne leurs noms dans ses Helléniques ("L’année suivante, le Thessalien Krokinas remporta le prix du stade aux Jeux olympiques, Eudios étant éphore à Sparte, et Pythodoros étant archonte à Athènes [en -404/-403], que les Athéniens ne comptent pas parce qu’il fut élu pendant l’oligarchie qu’ils surnomment “l’année de l’anarchie” ["¢narc…a", littéralement "absence de chef", de "¢rcÒj/commandant, guide, chef", précédé du préfixe privatif "¥n-"]. L’oligarchie fut établie comme je vais dire. Le peuple décida de choisir trente hommes pour rédiger les nouvelles lois pour gouverner la cité. Ceux que l’on choisit furent Polycharès, Critias, Mèlobios, Hippolochos, Eukleidès, Hiéron, Mnèsilochos, Chrémon, Théramène, Arésias, Dioclès, Phaidrias, Chairéléos, Anaitios, Peison, Sophoclès, Eratosthène, Chariclès, Onomaclès, Théognis, Eschine, Théogénès, Kléomédès, Erasistratos, Pheidon, Dracontidès, Eumathès, Aristotélès, Hippomachos, Mnèsitheidès", Xénophon, Helléniques II, 3.1-2). Critias et Théramène sont les deux plus connus et les deux plus influents. Nous avons croisé plusieurs autres dans nos analyses antérieures. Ainsi Mèlobios est celui qui a installé les trente proboules ayant voté la création de la dictature des Quatre Cents au printemps -413 (selon Aristote, Constitution d’Athènes 29 précité). Mnèsilochos est l’archonte éponyme élu par les Quatre Cents en été -411, qui n’a exercé que deux mois (en juillet et août -411) avant d’être destitué et remplacé par un nommé "Théopompos" en septembre de la même année quand les Quatre Cents ont été renversés, nous avons vu aussi, dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, que Mnèsilochos est peut-être apparenté au défunt tragédien Euripide. Eratosthène est un ancien membre des Quatre Cents et l’un des cinq personnages, dont Critias, nous venons de le voir, qui ont fomenté activement le changement de régime. Chrémon est le bouleute qui, à une date inconnue de l’hiver -405/-404, a condamné à mort le démagogue Cléophon, et a arrêté le stratège Strombichidès et d’autres démocrates opposés à la signature de paix avec Sparte (selon Lysias, Contre Nicomachos 13-14 précités). Dioclès est, avec Erasinidès condamné à mort en -406 lors du procès des Arginuses, l’auteur du décret honorant les meurtriers de Phrynichos adopté sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409. On se souvient que Dioclès a obtenu on-ne-sait-quelle faveur du parasite Agoratos, qu’il a inscrit en retour dans ce décret : l’acquittement d’Agoratos en -404 que nous venons d’évoquer (selon Lysias, Contre Agoratos 38) s’explique certainement par cette corruption de -410/-409. Dioclès a été archonte entre juillet -409 et juin -408. On ne sait rien de plus sur ce personnage, seul Polyen mentionne une anecdote militaire le concernant mais sans en indiquer la date ni le contexte ("Le stratège athénien Dioclès, constatant que ses soldats marchaient en désordre et dans toutes les directions sans porter leurs armes en pays ennemi, demanda à son guetteur de changer le signal : les soldats en déduisirent que l’ennemi était proche, ils reprirent leurs armes et reformèrent les rangs en continuant leur marche", Polyen, Stratagèmes V.29). Dracontidès est peut-être l’auteur du décret 40 du volume I/3 des Inscriptions grecques que nous avons commenté à la fin de notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, statuant sur le sort des Chalcéens vaincus en -446. Il a essayé de condamner à tort Périclès pour péculat avant la deuxième guerre du Péloponnèse, comme nous venons de le rappeler. En -422, au vers 157 de sa comédie Les guêpes, Aristophane le nomme incidemment comme un adversaire de Philocléon, autrement dit Dracontidès à cette date est un opposant politique à Cléon, on déduit qu’il est aux côtés de Nicias quand la paix est signée avec Sparte l’année suivante, après la mort de Cléon, même s’il n’apparaît pas sur la liste des signataires donnée par Thucydide aux paragraphes 19 et 24 précités de sa Guerre du Péloponnèse. Sophoclès est le "fils de Sostratidès" peut-être apparenté au tragédien homonyme Sophocle fils de Sophillos, selon l’usage paponymique antique, ce Sophoclès en -425 a été stratège avec Eurymédon lors de l’expédition organisée vers la Sicile, en chemin il a aidé Démosthénès à débarquer en Messénie et à prendre Pylos, puis il a aidé les démocrates de Corcyre à massacrer leurs compatriotes notables, il a été condamné à l’exil lors de son retour à Athènes en -424 par ses concitoyens qui le soupçonnaient d’avoir touché un pot-de-vin des Siciliens afin de ne pas intervenir dans leur île. Pythodoros fils d’Isolochos, qui n’est pas parmi les Trente mais qui occupe le poste d’archonte éponyme pour l’année -404/-403, est peut-être apparenté, toujours selon l’usage paponymique antique, à son homonyme Pythodoros fils de Polyzélos qui a été le principal accusateur de Protagoras vers -443 puis un membre des Quatre Cents en -411. Nous avons supposé dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse que ce Pythodoros fils d’Isolochos a certainement un rapport avec son homonyme archonte en -432/-431 et avec son autre homonyme cosignataire de la paix de Nicias en -421. Pythodoros a été envoyé en avant-garde en Sicile dans l’hiver -426/-425 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.115 précité), il a été rejoint peu après par Sophoclès et Eurymédon, et comme Sophoclès il a été condamné à l’exil lors de son retour à Athènes en -424, soupçonné d’avoir accepté un dessous-de-table des Siciliens afin de ne rien tenter contre leur île. Kléomédès est le stratège qui a commandé l’expédition contre Milo en -416 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.84 précité). Onomaclès a été un collègue du stratège Phrynichos devant Milet contre le Spartiate Chalcideus en -412, puis un collègue des stratèges Strombichidès et Euctémon dans l’expédition contre Chio soulevée durant l’hiver -412/-411. Anaitios de Sphettos commandait l’armée athénienne à Samos en -410/-409, selon la ligne 20 du document 375 du volume I/3 des Inscriptions grecques que nous avons étudié dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse. Chariclès a été l’accusateur d’Alcibiade au côté de Pisandre en -415, autrement dit il est un ultra démocrate comme Clitophon ("On peut trouver des démagogues dans une oligarchie même très réduite, par exemple à Athènes Chariclès fut démagogue parmi les Trente, et Phrynichos joua le même rôle parmi les Quatre Cents", Aristote Politique 1305b), ensuite il a commandé l’expédition contre la Laconie et l’installation d’une garnison athénienne près du sanctuaire d’Apollon face à l’île de Cythère en été -413. Au paragraphe 20 livre VII de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide le désigne comme "Chariclès fils d’Apollodoros" : cet "Apollodoros" a-t-il un rapport avec l’archonte homonyme en -430/-429, et avec le compagnon homonyme de Socrate (qui proposera de payer sa caution de libération lors du procès en -399 selon Platon, Apologie de Socrate 38b précité, et qui sera présent à ses côtés en prison jusqu’à son exécution) ? Dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, nous avons vu que Théognis est un velléitaire froid qui, comme Critias, comme Mélètos, comme Platon, s’adonne à l’écriture de tragédies pour se constituer une audience médiatique, ses tragédies sont raillées pour leur froideur par Aristophane. Polyen rapporte deux anecdotes militaires sur ce personnage sans en donner la date ni le contexte, révélant incidemment que ce Théognis a exercé un commandement on-ne-sait-quand, la première de ces deux anecdotes est étrangement similaire à celle sur Dioclès précédemment citée ("Le stratège athénien Théognis, constatant que ses soldats étaient désorganisés dans leur marche, les uns désirant imposer leur cadence sur les autres, envoya de nuit plusieurs cavaliers vers les hauteurs en leur ordonnant de paraître comme les ennemis qu’on attendait de ce côté-là. Ces derniers obéirent. Toutes les troupes de Théognis se regroupèrent avec empressement, la crainte des ennemis écartant tous les différends. Alors Théognis leur dit : “Ne craignez rien, ces ennemis sont vos amis, conservez simplement les rangs que vous avez formés vous-mêmes”", Polyen, Stratagèmes, V, 28.1 ; "Théognis soupçonnait la présence d’espions dans son camp. Il plaça des gardes autour du retranchement, puis ordonna à chacun de se présenter en armes. De cette façon, on découvrit les espions, qui se montrèrent désarmés parmi la masse", Polyen, Stratagèmes, V, 28.2). Mnèsitheidès est sans doute l’un des plus vieux parmi les Trente, si on admet qu’il est le zeugite dont Périclès a favorisé l’accès à archontat en -457/-456, comme nous l’avons raconté dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, cela impliquerait que Mnèsitheidès n’est pas un notable issu d’une ancienne famille mais un membre de la classe moyenne athénienne, enrichi via les calculs politiciens des nobles puis des démagogues dans la démocratie athénienne de plus en plus égalitaire au cours du Vème siècle av. J.-C. ("zeugite/zeug…thj", qui peut acheter un "zeàgoj/attelage de deux animaux"). Théogénès est un autre Athénien moyen enrichi. Au vers 928 de la comédie La Paix d’Aristophane, un personnage craint de commettre une "cochonnerie à la Théogénès" ("Qeogšnouj Øhn…a" ; le mot "yènia/Øhn…a" signifiant au figuré "grossièreté, saleté, cochonnerie" est un dérivé de "ys/Áj" désignant le "porc, cochon", qui, féminisé en "yaiva/Ûaina", désigne aussi la "hyène", qui est resté en français), cela suggère que Théogénès est un balourd, un ancien bouseux qui se présente comme un noble, mais dont les manières frustes passées en proverbe rappellent en permanence le passé roturier, au point que dans Les oiseaux du même Aristophane un autre personnage se demande si les seuls biens de Théogénès ne sont pas situés dans la cité imaginaire de Nephelokokkygia ("N’est-ce pas à Nephelokokkygia que se trouvent beaucoup de biens de Théogénès et tous ceux d’Eschine ?", Aristophane, Les oiseaux 823). Au vers 1295 de la même comédie Les oiseaux, Théogénès est qualifié de "chènalopex/chnalèphx", mot qui désigne spécifiquement le tadorne chez Hérodote, Histoire II.72, oiseau migrateur de la famille des oies originaire d’Egypte, mais qui, dans le contexte de la pièce, est d’abord un calembour soulignant la vantardise de Théogénès semblable à celle d’une "oie/c»n" et son caractère fourbe et rusé semblable à celui du "renard/¢lèphx". Théogénès a été l’un des cosignataires de la paix de Nicias en -421 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24 précités). Eschine est sans doute le même que la postérité surnomme "le socratique", sur lequel nous nous sommes attardés dans notre alinéa précédent, opportuniste ayant fréquenté Socrate pour apprendre la démagogie, échapper à sa condition de fils de charcutier (comme naguère Cléon a usé de démagogie pour échapper à sa condition de tanneur, ou comme plus récemment Hyperbolos a usé de démagogie pour échapper à sa condition de marchand de lampes, et Cléophon a usé de démagogie pour échapper à sa condition de fabriquant de lyres), se constituer un lobby et accéder au pouvoir. Le fait qu’Eschine le socratique s’exilera avec Platon à la Cour de Denys de Syracuse après -403, renforce cette hypothèse que lui et Eschine membre des Trente en -404 sont bien une seule et même personne. On note qu’Eschine le socratique est originaire du dème de Sphettos, comme Anaitios. Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres II.63) dit qu’Eschine a pour ami un "Aristotélès surnommé “Mythos”" : s’agit-il d’Aristotélès l’un des Trente ? Cet Aristotélès est le fils de Timocratès, l’un des cosignataires de la paix de Nicias en -421 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24), autrement dit le vieux Timocratès était un authentique Athénien sinon il n’aurait pas été autorisé à apposer à signature sur ce traité. Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons conjecturé qu’Aristotélès est peut-être le père adoptif de Charmide fils de Glaucon l’Ancien, cela signifierait que, Charmide étant le frère de Périktioné la mère de Platon, Aristotélès est le grand-oncle par alliance de Platon. Aristotélès a été navarque de la flotte de Naupacte en -426, il a aidé Démosthénès dans son expédition en Acarnanie (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.105 précité). Nous avons vu que "Charmide fils d’Aristotélès" (ainsi désigné par Andocide, Sur les Mystères 47) a été accusé dans l’affaire des Mystères en -415, arrêté et emprisonné, et qu’il a exercé une forte pression sur son cousin Andocide afin que celui-ci trahisse ses compagnons de beuverie pour pouvoir sortir de prison (selon Andocide, Sur les Mystères 48-51 précités). On déduit qu’Aristotélès et son fils Charmide ont conçu et entretenu de cet épisode une haine de la démocratie progressiste, ce qui expliquerait naturellement leur parcours biographique ultérieur. Aristotélès a été l’un des Quatre Cents en -411, il a supervisé la construction du blockhaus d’Eétionéia pour les plus radicaux d’entre eux (selon Xénophon, Helléniques, II, 3.46 précité). Plus récemment, en hiver -405/-404, il a accompagné Théramène à Sparte pour signer l’acte de capitulation et la démolition des Longs Murs (selon Xénophon, Helléniques, II, 2.18 précité). Xénophon mentionne un "Phaidrias/Faidr…aj" : est-ce une corruption de "Phèdre/Fa…droj", bien connu à travers les œuvres de Platon ? Originaire du dème de Myrrhinonte, Phèdre est un ancien auditeur de Protagoras vers -430 : son nom apparaît au paragraphe 315c du dialogue Protagoras de Platon, juste avant celui du jeune Agathon (Platon, Protagoras 315e). On retrouve Phèdre chez le même Agathon, à l’occasion du mémorable banquet que celui-ci organise au lendemain de sa victoire au concours tragique en -416 (selon Platon, Le banquet 176d). Comme beaucoup d’autres de sa génération et de son milieu social, Phèdre est accusé et condamné dans l’affaire des Mystères en -415, selon Andocide (Sur les Mystères 15), et surtout selon l’inscription 426 du volume I/3 des Inscriptions grecques (où son nom apparaît ligne 102, avant la liste de ses biens confisqués). Après une période d’exil, il revient peut-être à Athènes car, au vers 356 dans la comédie Lysistrata présentée par Aristophane en -411, peu avant l’instauration de la dictature des Quatre Cents, le nom "Phaidrias" apparaît parmi les membres du chœur opposés à la pacifique Lysistrata. On déduit que, comme Aristotélès et Charmide, Phèdre conçoit de cet épisode une haine de la démocratie progressiste, ce qui expliquerait qu’il participe au régime des Trente. Platon fera de Phèdre le personnage principal de son dialogue Phèdre de date inconnue, peut-être parce que Phèdre a un lien de parenté avec Eurymédon de Myrrhinonte (le dème de Phèdre), beau-frère de Platon. Eukleidès était stratège à Erétrie, en Eubée récemment reconquise, sous l’archontat de Glaucippos en -410/-409, selon les lignes 17-18 pré-mentionnées du document 375 du volume I/3 des Inscriptions grecques. On devine qu’il appartient à une famille aisée et instruite puisqu’il possède l’une des plus importantes bibliothèques de l’Antiquité ("Larensius [le Romain chez qui se déroule le banquet raconté par Athénée de Naucratis] possède un si grand nombre de livres grecs anciens, qu’on ne peut le mettre en parallèle avec aucun de ceux qui ont pris tant de peine pour former les plus fameuses bibliothèques du passé, tels Polycrate de Samos, Pisistrate le tyran d’Athènes, l’Athénien Eukleidès", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.4). Nous ne savons rien sur Chrémon, sauf peut-être qu’il a subi un procès d’on-ne-sait-quelle nature de la part de Cléon vers -422 : au vers 401 de la comédie Les guêpes qu’Aristophane a présentée cette année-là en effet, Bdélycléon appelle plusieurs personnages dont les instructions sont en cours, parmi lesquels Chrémon, afin de l’aider à maintenir en prison Philocléon - "ami de Cléon", comme son nom l’indique -, qui risque de les condamner s’il s’en échappe. On s’interroge sur les motivations des Athéniens de -404, qui par ces trente hommes ont voulu ressusciter les trente proboules de -411. Le souvenir de Sophocle a-t-il joué ? Sophocle a été l’un de ces proboules, il a été d’abord favorable aux Quatre Cents, puis hostile, il a été l’un des Cinq Mille qui ont redressé la fortune militaire et économique d’Athènes, avant de rétablir solennellement la démocratie en -409 avec son Philoctète : les Athéniens ont-ils espéré que ce qui s’était passé une fois pouvait se reproduire une seconde fois, que Critias aujourd’hui comme Pisandre hier était un mal nécessaire en attendant qu’un nouveau Sophocle couronnât une démocratie renforcée et victorieuse d’un second Philoctète ? ou au contraire ont-ils voulu enterrer définitivement la démocratie corrompue et dépravée du dernier quart du Vème siècle av. J.-C. et espéré inventer un nouveau régime combinant le meilleur de la démocratie au mérite du temps de Thémistocle, d’Aristide, de Cimon et de Périclès, avec le meilleur de la tyrannie éclairée du temps de Pisistrate ? En tous cas ils acceptent de laisser les Trente s’équiper d’une police politique telle qu’on n’en a encore jamais vue dans l’Histoire, qui sera le cauchemar d’Athènes dans les mois à venir. Selon Aristote, chacune des dix tribus athéniennes fournit à l’Etat un groupe de cavaliers commandé par un "phylarque" ("fÚlarcoj", de "¢rcÒj/conducteur, guide, chef" et "ful»/tribu"), les dix phylarques sont sous l’autorité de deux "hipparques", soit cinq phylarques par hipparque ("†pparcoj", de "¢rcÒj/conducteur, guide, chef" et "ƒppeÚj/cavalier" : "Deux hipparques sont nommés parmi tous les Athéniens. Ils ont le commandement de la cavalerie, prenant en charge chacun cinq tribus. Ils ont sur les cavaliers les mêmes droits que les stratèges sur les hoplites, et ils sont également soumis à un vote de confirmation. Dix phylarques sont nommés, un par tribu. Ils commandent aux cavaliers de leur tribu comme les taxiarques aux hoplites", Aristote, Constitution d’Athènes 61). Nous savons, grâce encore à Aristote qui la cite, que la Constitution des Quatre Cents en -411 a réduit le nombre d’hipparques de deux à un, probablement par mesure d’économie et par souci de centralisation ("On choisira aussi un hipparque [le texte grec dit bien "†pparcoj" au singulier, et non pas "†pparcoi" au pluriel] et dix phylarques", Aristote, Constitution d’Athènes 31). Comme les auteurs antiques n’ont conservé qu’un seul nom d’hipparque sous le régime des Trente, Lysimachos, on suppose que ce régime a renouvelé en -403 la mesure des Quatre Cents : Lysimachos semble le seul hipparque commandant la garde politique des Trente dans Athènes. Ce Lysimachos est probablement, selon l’usage paponymique antique, le petit-fils de son homonyme Lysimachos fils d’Aristide, qui lui-même était un ami de Sophroniskos le père de Socrate. Dans le dialogue rapporté par Lachès de Platon, datant de la fin de la deuxième guerre du Péloponnèse, après la bataille de Délion en -424, le vieux Lysimachos fils d’Aristide rappelait cette amitié ancienne ("Le souvenir de ton père [Sophroniskos] garantit notre amitié [c’est le vieux Lysimachos qui parle à Socrate]. Lui et moi avons toujours été bons camarades et amis, et il est mort avant que nous ayons eu un démêlé", Platon, Lachès 180e) et il demandait aux stratèges Nicias et Lachès de prendre en charge l’éducation de son fils nommé "Aristide" selon le même usage paponymique ("Voici nos enfants. Celui-là, fils de Mélésias, porte le nom de son aïeul et s’appelle ‟Thoukydidès” [le vieux Lysimachos désigne ici le petit-fils de Thoukydidès l’adversaire de Périclès, à ne pas confondre avec son homonyme apparenté, l’historien Thucydide fils d’Oloros, qui a dépassé largement quarante ans en -424, stratège en Thrace et chassé d’Amphipolis cette année-là par le stratège spartiate Brasidas], celui-ci qui est le mien porte aussi le nom de mon père et s’appelle “Aristide”. Nous avons résolu de soigner leur éducation, de ne pas faire comme la plupart des pères qui, quand leurs garçons mûrissent, les laissent vivre à leur fantaisie, nous croyons au contraire qu’à cet âge nous devons redoubler de vigilance auprès d’eux. Puisque vous avez aussi des enfants, nous avons pensé que vous savez comment les perfectionner. Et si vous n’avez pas encore réfléchi au sujet, nous vous rappelons son importance et vous incitons à délibérer en commun sur l’éducation que nous devons donner à nos enfants", Platon, Lachès 179a-b), avant de se raviser et de le confier à Socrate en raison de sa vieille amitié avec Sophroniskos. On note que, dans ce dialogue vers -424, Aristide junior n’était plus un enfant, il était un jeune adulte ("™peid¾ meir£kia gšgonen", Platon, Lachès 179a), et le vieux Lysimachos l’a confié follement à Socrate parce qu’il espérait fortifier son jugement, tel le vieux Strepsiade confiant son fils Phidippide à Socrate dans la comédie Les Nuées présentée par Aristophane en -423 (le lien entre Socrate et la famille d’Aristide existe aussi par le fait que Socrate, durant l’épidémie de typhoïde qui a décimé Athènes entre -430 et -426 au point de contraindre l’Etat athénien à favoriser la polygamie, a pris comme seconde épouse Myrto la petite-fille d’Aristide, qui lui a donné deux fils, selon les extraits de Diogène Laërce, Athénée de Naucratis et Plutarque que nous avons cités dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse), autrement dit Aristide junior avait une vingtaine d’années vers -424, cela raccorde bien avec Lysimachos hipparque de la police des Trente, fils d’Aristide junior, âgé d’environ vingt ans en -404 et promu à ce poste par les Trente en raison de son illustre arrière-grand-père Aristide, comme emblème de la fin de la démocratie équitable et d’un retour à la démocratie au mérite du temps de cet arrière-grand-père (la nomination à un haut poste d’un jeune homme de vingt ans issu d’un milieu noble ne doit pas surprendre : nous avons vu que l’historien Thucydide jeune a été nommé chef d’escadre en -440 contre les révoltés de Samos grâce à sa parenté avec l’illustre Thoukydidès et avec les Miltiatides, nous avons vu aussi qu’Alcibiade jeune a été nommé stratège en -419 dans le nord du Péloponnèse grâce à son appartenance à l’illustre famille des Alcméonides). Le dialogue de Lachès sous-entend que Lysimachos, via son père Aristide le Jeune, a grandi dans l’entourage de Socrate : cela raccorde aussi avec le fait que, parmi les phylarques que Lysimachos commande, se trouve son contemporain le jeune Xénophon, autre giton de Socrate. Pour l’anecdote, on soupçonne fortement que le jeune hipparque anonyme évoqué par Xénophon dans le long paragraphe 3 livre III de ses Mémorables, que Socrate félicite pour sa récente nomination tout en essayant de l’orienter afin de l’empêcher de mal utiliser son nouveau pouvoir d’hipparque, est Lysimachos (et on soupçonne que Xénophon est témoin de la conversation parce que lui aussi vient d’être nommé phylarque sous les ordres de Lysimachos : "Un citoyen venait d’être élu hipparque. Je me souviens de son dialogue avec Socrate. “Peux-tu nous dire, jeune homme, pourquoi tu as voulu devenir hipparque ? Ce n’est certainement pas pour avancer en tête des cavaliers, puisque cet honneur appartient aux archers à cheval, qui précèdent les hipparques.” “Tu dis vrai.” “Ce n’est certainement pas pour devenir célèbre, puisque même les fous peuvent parvenir à ce résultat.” “Tu dis encore vrai.” “N’est-ce pas pour améliorer la cavalerie de la cité, et rendre des services à l’Etat le jour où on en aura besoin ?” “C’est effectivement cela”", Xénophon, Mémorables, III, 3.1-2). Cette jeune caste de cavaliers, parce qu’elle doit tout à ceux qui l’ont promue, parce qu’elle est en pleine force de l’âge, parce qu’elle a été formée par l’idéologie plus que par les réalités, et parce qu’elle est portée au début par les Athéniens moyens qui rêvent de renverser la démocratie équitable les ayant conduits à la misère, se révélera très zélée dans l’accomplissement de sa tâche, perdant vite toute raison humaine, s’égarant dans l’hybris, retournant contre elle et massacrant ceux qui au départ la croyait leur amie ou du moins leur alliée ("Conjointement avec leurs collègues, ils chargèrent les phylarques de continuer à garder la ville, et décidèrent de ce qu’il fallait soumettre aux suffrages et des magistrats qu’il fallait nommer. Ils décidèrent en maîtres de tout ce qu’ils comptaient exécuter, travaillant à vous nuire de concert avec vos ennemis. Leur but était de vous réduire à un dénuement général au point que vous fussiez incapables de prendre une quelconque décision utile : ils savaient qu’ils ne pourraient vous soumettre que quand vous seriez totalement dans le malheur. Ils pensaient enfin qu’en faisant semblant de vous aider à vous délivrer de ces malheurs, vous ne songeriez pas aux autres malheurs qu’ils préparaient", Lysias, Contre Eratosthène 44-45).


Dans sa Vie des sophistes, Philostrate dit que Critias était certes un individu méchant, mais que sa méchanceté doit être relativisée car Athènes était pour elle le terreau idéal, les Athéniens ayant perdu tout désir d’unité sociale, les uns immensément riches et puissants perdus par leur obsession de devenir encore plus riches en spoliant les petits possédants et encore plus puissants en manipulant les foules, les autres encouragés par les puissants riches à dénoncer les petits possédants dans l’espoir idiot de participer à un vivre-ensemble ou dans l’espoir intéressé d’obtenir une partie des biens de ces petits possédants, et au milieu les petits possédants objets de la démence hégémonique des uns et de la naïveté ou de la convoitise minable des autres ("On ne peut pas qualifier “pervers” le sophiste Critias sous prétexte qu’il a détruit la démocratie athénienne, parce que celle-ci n’avait besoin que d’elle-même pour courir à sa perte, égarée par l’orgueil au point qu’elle n’obéissait plus à ses magistrats légalement institués. Mais il a incliné ouvertement vers Sparte, il a bafoué les choses sacrées, il a utilisé Lysandre pour raser les Longs Murs, il a interdit aux Athéniens qu’il a chassés de demeurer en Grèce et a menacé de représailles spartiates quiconque les hébergeant, il a surpassé les Trente par sa cruauté et son goût du sang, il a fomenté avec les Spartiates le projet inouï de dépeupler l’Attique et de le réduire à un simple passage pour les troupeaux, en tout cela il mérite sa réputation de méchant parmi tous les hommes", Philostrate, Vie des sophistes I.16). Nous éprouvons effectivement le besoin d’insister à nouveau lourdement sur ce point, pour contrer les livres de vulgarisation de l’an 2000 : la dictature des Trente, comme la dictature des Quatre Cents, est populaire à ses débuts, elle ne s’instaure pas contre le peuple, au contraire elle est portée par le peuple, parce que chacun croit voir en elle tout ce à quoi il aspire. La classe moyenne devenue minoritaire espère éjecter les métèques et restaurer la valeur du travail contre la valeur de l’argent, les métèques espèrent coloniser les propriétés de la classe moyenne, et les multimillionnaires espèrent gaver leur appétit de pouvoir en jouant les métèques contre la classe moyenne et la classe moyenne contre les métèques par un suicidaire jeu anarcho-tyrannique du genre : "En même temps nous accusons ceux-ci d’oppresser ceux-là, et en même temps nous veillons que ceux-là n’éradiquent pas ceux-ci, parce que ceux-là sont nos plus efficaces outils contre ceux-ci, et parce que ceux-ci sont nos derniers remparts contre ceux-là". Les premières décisions des Trente sont très bien accueillies par la masse. Ils arrêtent et condamnent à mort les sycophantes les plus médiatiques, les spéculateurs les plus outranciers, les démagogues les plus teigneux, les intellectuels les plus foireux ("Tous les hommes qui sous le régime démocratique étaient connus publiquement comme des calomniateurs contre les gens de bien, ils les arrêtèrent et les mirent à mort. La Boulè prononça avec joie la sentence de mort contre ces hommes, et tous ceux auxquels leur conscience ne reprochait rien de pareil en furent satisfaits", Xénophon, Helléniques, II, 3.12 ; "Ils exécutèrent les sycophantes et les scélérats qui parlaient au peuple contre son intérêt pour lui être agréable et créaient des embarras. Tout cela plaisait aux citoyens, qui croyaient que les Trente agissaient pour le bien de la cité", Aristote, Constitution d’Athènes 35 ; "[Les Trente] commencèrent l’exercice de leur fonction en livrant à la justice et en condamnant à mort les hommes les plus pervers d’Athènes. Ces actes furent approuvés par les citoyens les plus modérés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.4), parmi lesquels les démagogues ayant accusé les stratèges lors du procès des Arginuses en -406, tel Callixène (pour l’anecdote, Callixène échappe à ses geôliers avant son exécution, à la faveur d’une émeute au cours de laquelle périt Cléophon, également en fuite et également condamné à mort comme nous l’avons dit à la fin de notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, Callixène reviendra à Athènes après la chute des Trente en -403 et y mourra dans la misère : "Mais harangueurs et harangués, comme poursuivis par la justice divine, durent bientôt se repentir de leur extravagance barbare en étant châtiés non par un tyran mais par trente. Celui qui avait proposé la mort [contre les stratèges des Arginuses en -406], nommé “Callixène”, fut le premier objet du prompt repentir du peuple et fut appelé en jugement comme ayant trompé ses auditeurs. Sans qu’on daignât entendre sa justification, il fut saisi et conduit en prison. Mais il trouva moyen, avec l’aide de quelques autres prisonniers, de percer le mur et de se réfugier chez l’ennemi qui était à Décélie. Evitant ainsi la mort, il eut le temps pendant le reste de sa vie, de renseigner toute la Grèce sur la méchanceté qu’il avait manifestée contre sa patrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.103 ; "Les Athéniens se repentirent et décrétèrent que ceux qui avaient trompé le peuple devaient être cités devant l’Ekklesia comme coupables contre l’Etat et fournir des cautions jusqu’à leur jugement. Callixène était l’un d’eux. Quatre autres furent mis en cause avec lui et emprisonnés par ceux qui les cautionnaient, mais ils s’évadèrent avant le jugement à la faveur d’une émeute où périt Cléophon. Callixène revint à Athènes avec les exilés du Pirée [en -403] : exécré de tous, il mourut de faim", Xénophon, Helléniques, I, 7.35). Ils stoppent la justice gangrénée par l’idéologie progressiste en redonnant à l’Aréopage son pouvoir d’avant la loi d’Ephialtès de -462, qu’ils abolissent, et en reprenant le contrôle des tribunaux de dèmes (en cela on voit bien la filiation des Trente avec les trente super-juges "préposés aux dèmes" instaurés par Périclès en -453/-452 selon Aristote, Constitution d’Athènes 26 précité, ce qui conforte la thèse que le régime des Trente n’est pas une monarchie, dirigé par un seul ou par quelques-uns, mais bien une dictature au sens d’Hannah Arendt, dirigé par la masse totalitaire, par la population conçue comme un bloc, c’est-à-dire une super démocratie où cent pour cent des électeurs ont l’obligation de voter dans le même sens), ils écartent les lois de Solon les plus litigieuses qui profitaient aux magouilleurs, ils lèvent toutes les entraves aux donations pour saper les convoitises des argentiers et des charognards ("[Les Trente] abolirent la loi d’Ephialtès et d’Archestratos sur l’Aréopage et certaines lois de Solon qui provoquaient des litiges, ainsi que le pouvoir de décision souveraine des juges, prétendant ainsi redresser la Constitution et la soustraire aux discussions. Dans le domaine des donations, ils rendirent chacun libre de donner à qui il voudrait et enlevèrent les entraves mises à ce droit, excepté en cas de folie ou de sénilité ou sous l’influence d’une femme : ceci enleva tout moyen d’action aux sycophantes. Sur tous les sujets ils agirent de même. Telle fut leur conduite au début", Aristote, Constitution d’Athènes 35). Ceux qui dénoncent la perversion, l’affaiblissement, le retournement des valeurs sont ravis par ailleurs de voir Critias fermer les écoles sophistiques, et redonner à l’Etat sa prépondérance sur l’enseignement en interdisant aux maîtres philosophes de professer leurs raisonnements tortueux, Critias vise notamment son ancien maître Socrate, qui l’avait ridiculisé publiquement dans sa jeunesse en lui reprochant de courir après les faveurs sexuelles d’Euthydèmos, frère cadet de Lysias (nous avons raconté cet épisode dans notre paragraphe sur la paix de Nicias : "Quand il comprit que Critias était épris d’Euthydèmos et voulait abuser de son corps pour satisfaire son désir, [Socrate] s’efforça de l’en détourner en disant qu’un homme libre se dégrade s’il sollicite celui qu’il aime et cherche son estime en le suppliant de lui accorder une faveur malhonnête. Comme Critias restait sourd à ces exhortations et poursuivait son dessein, on raconte que Socrate, en présence de plusieurs personnes et d’Euthydèmos, déclara que ‟Critias désirait se frotter contre Euthydèmos comme les cochons se frottent contre les pierres”. Socrate s’attira ainsi la haine de Critias. Quand celui-ci devint l’un des Trente et fut désigné pour rédiger les lois avec Chariclès, il lui témoigna sa rancune en légalisant l’interdiction d’enseigner les techniques du Logos. C’est Socrate qu’il visait, mais, n’ayant aucune prise sur lui, il l’impliqua dans les maux imputés généralement aux philosophes et le calomnia publiquement", Xénophon, Mémorables, I, 2.29-31). On note que cette mesure administrative contre Socrate est une concrétisation de l’agression comique contre le même Sophocle à la fin de la pièce Les Nuées présentée en -423 par Aristophane, qui approuve très certainement Critias.


Mais très vite le scénario de -411 se reproduit. Les Trente et leur entourage, promoteurs du régime ultra démocratique, experts en révolution, se transforment en oligarques, et veulent profiter de leur situation ("Elus pour rédiger les lois qui devaient servir de base au nouveau gouvernement, [les Trente] remirent toujours à plus tard leur composition et leur publication, en attendant ils organisèrent la Boulè et les autres magistratures comme ils l’entendaient", Xénophon, Helléniques, II, 3.11 ; "Devenus maîtres absolus de l’Etat, [les Trente] laissèrent de côté les questions sur la nouvelle Constitution. Ils s’entourèrent seulement des cinq cents bouleutes et des autres magistrats prélevés sur une liste de mille candidats, des dix gouverneurs du Pirée, des Onze et de trois cents porte-fouets, et gouvernèrent la cité autocratiquement", Aristote, Constitution d’Athènes 35 ; "Les magistrats élus devaient organiser la Boulè ainsi que les diverses fonctions publiques, et rédiger des lois qui gouverneraient la cité. Mais ils ajournaient sans cesse la rédaction de ces lois sous des prétextes spécieux, en même temps qu’ils nommaient à la Boulè et aux autres postes publics leurs amis, qui étaient donc ainsi moins fonctionnaires que serviteurs des Trente", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.4). Ils envoient Eschine et Aristotélès à Sparte demander une garnison permanente, les Spartiates hésitent, notamment Lysandre, car ils ne comprennent pas cette démarche : pourquoi les Athéniens, qui ont été vaincus militairement par Sparte et qui devraient être heureux que les Spartiates ont quitté si rapidement leur cité en les laissant libres de se gouverner à leur guise, réclament-ils la présence de soldats spartiates ? Encore une fois, rappelons que le régime des Trente n’est pas l’œuvre des Spartiates : c’est une création des Athéniens, un objet idéologique qui n’est pas dirigé contre les autres Grecs mais contre les Athéniens eux-mêmes. Après un temps, Sparte consent du bout des lèvres, interrogative, méfiante. Eschine et Aristotélès reviennent à Athènes avec une troupe spartiate commandée par un nommé "Callibios" ("Ils délibérèrent ensuite sur les moyens de gouverner Athènes à leur gré. Pour cela ils envoyèrent Eschine et Aristotélès à Sparte, avec mission de persuader Lysandre de leur obtenir une garnison, dont ils garantiraient l’entretien jusqu’à ce qu’ils se fussent débarrassés des mauvais citoyens et qu’ils eussent affermi le gouvernement. Lysandre, se laissant convaincre, parvint à leur envoyer des troupes avec l’harmoste Callibios", Xénophon, Helléniques, II, 3.13 ; "Les Spartiates répondirent [à la demande des Trente] en leur envoyant l’harmoste Callibios avec sept cents soldats qui tinrent garnison dans l’Acropole", Aristote, Constitution d’Athènes 37 ; "Les Trente, voulant tenter des entreprises violentes et contraires aux lois, demandèrent aux Spartiates une garnison, en leur promettant d’établir un gouvernement conforme à leurs intérêts. Ils savaient qu’ils ne pourraient pas réaliser les massacres qu’ils méditaient sans l’appui de troupes étrangères, et que toute la population se soulèverait pour défendre la sûreté commune. Les Spartiates envoyèrent la garnison demandée. Les Trente gagnèrent Callibios, commandant de cette garnison, par des présents et d’autres flatteries", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.4). Les Trente sont très prévenants avec Callibios ("Les Trente reçurent la garnison de Callibios, qu’ils traitèrent avec tous les égards possibles pour l’inciter à approuver tout ce qu’ils feraient", Xénophon, Helléniques, II, 3.14), allant jusqu’à le défendre quand celui-ci est ridiculisé par l’athlète Autolycos (le même Autolycos dont la victoire aux Panathénées a servi de prétexte au banquet chez Callias III à la fin de la deuxième guerre du Péloponnèse ou au début de la paix de Nicias en -421, raconté par Xénophon dans son Banquet)… contre l’avis de Lysandre qui rend hommage indirectement à Autolycos pour son panache à affronter avec ses seules mains le chef des Spartiates en armes ("[Lysandre] mit dans l’Acropole une garnison qu’il confia à l’harmoste spartiate Callibios. Ce commandant ayant un jour levé son bâton sur l’athlète Autolycos, que Xénophon évoque dans son Banquet, celui-ci le saisit par les deux cuisses, l’éleva en l’air, et le renversa ensuite contre terre. Lysandre, au lieu de le punir, réprimanda Callibios en lui disant qu’il ne savait pas commander à des hommes libres. Cependant, peu de jours après, les Trente pour complaire à Callibios exécutèrent Autolycos", Plutarque, Vie de Lysandre 15). Ayant ainsi garanti leur lien avec Callibios, les Trente en sécurité commencent à élargir l’éventail des rafles, ils n’arrêtent plus seulement les authentiques pourris qui ont conduit Athènes au désastre, ils saisissent désormais, avec l’aide des hommes de Callibios, tous ceux qui émettent le moindre doute sur la propagande qui s’installe, ceux qui ironisent, ceux qui posent des questions gênantes, ceux qui apparaissent comme des sources potentielles de problèmes futurs ("[Callibios] ayant mis à leur disposition toutes les troupes qu’ils souhaitaient, [les Trente] ne se contentèrent plus de saisir les scélérats et les gens de rien : ils jetèrent en prison ceux qu’ils estimaient les moins disposés à supporter des injustices et les plus capables de rassembler un grand nombre de partisans en cas de résistance", Xénophon, Helléniques, II, 3.14). L’ancien stratège Léon est la première victime de ce nouveau degré répressif. Léon est un vrai Athénien, originaire de l’île de Salamine, qui a cosigné la paix de Nicias en -421 (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse V.19 et 24), il n’est pas un métèque, il n’est pas davantage un multimillionnaire, il apparaît aux yeux de tous comme un simple et honnête citoyen au service de sa patrie, qui en -412 a reconquis Mytilène de Lesbos avec Diomédon (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.23) puis a participé à la reprise en mains de Chio soulevée (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.24), il a pressenti le chaos de la dictature des Quatre Cents en -411 et a sagement refusé de se compromettre (au paragraphe 73 livre VIII de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide dit que Léon et Diomédon ont été "tous deux très hostiles à l’égard de l’oligarchie" et qu’ils "jouissaient d’une grande considération parmi les Athéniens du peuple"), il ne commandait pas lors de la bataille des Arginuses en -406 et a évité la folle curée qui a suivi, contrairement à son ancien collègue Diomédon qui a été condamné à mort. Les Trente envoient cinq citoyens arrêter Léon, parmi lesquels Socrate et Mélètos, gosse de riche impliqué dans les affaires des Mystères et des Hermocopides en -415, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias. Socrate refuse d’obéir à son ancien élève Critias, Mélètos en revanche se compromet ("Sous l’oligarchie des Trente, cinq hommes dont moi furent désignés au Tholos pour arrêter Léon de Salamine afin de l’exécuter, à cette époque on donnait ce type d’ordre à beaucoup de gens pour les compromettre. Je prouvai en actes et non pas seulement en paroles que je me souciais de la mort comme d’une guigne, si vous me permettez cette expression triviale, et que mon seul souci était de ne rien accomplir d’impie et d’injuste, leur toute-puissance n’obtint rien de moi contre la justice : en sortant du Tholos, les quatre autres allèrent à Salamine arrêter Léon, mais moi je me retirai dans ma maison. Et ne doutez pas que la mort aurait suivi ma désobéissance, si ce gouvernement n’avait pas été aboli peu après", Platon, Apologie de Socrate 32c-d ; "Quand les Trente lui donnèrent [à Socrate] des ordres contraires aux lois, il ne leur obéit pas. Ils lui défendirent de dialoguer avec les jeunes gens et le sommèrent, en même temps qu’à d’autres citoyens, d’amener un homme [le stratège Léon de Salamine] qu’ils voulaient exécuter, mais il refusa d’obéir parce que ces ordres étaient illégaux", Xénophon, Mémorables, IV, 4.3 ; "Socrate avait des sentiments fermes et démocratiques, il le prouva lorsqu’il refusa à Critias et à ses collègues de leur amener Léon de Salamine, homme très riche qu’ils voulaient mettre à mort", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.24). Léon est exécuté sans jugement ("Sous le régime des Trente [Mélètos] a arrêté Léon, vous le savez tous, qui a été mis à mort sans jugement", Andocide, Sur les Mystères 94). C’est le premier événement qui interpelle la cothurne Théramène, qui l’indispose, qui l’incite à se demander s’il doit, comme en été -411, se préparer à changer de camp ("Je savais [c’est Théramène qui parle à ses juges lors de son procès quelques mois plus tard] qu’en exécutant Léon de Salamine coupable d’aucun crime, regardé avec raison comme un homme de mérite, les gens qui lui ressemblaient en viendraient à craindre pour eux-mêmes, et que cette crainte en ferait des ennemis du gouvernement actuel", Xénophon, Helléniques, II, 3.38). Les personnalités arrêtées et exécutées après Léon sont deux autres Athéniens illustres, Eucratès et Nicératos, respectivement frère et fils de Nicias. Nous ne savons rien sur Eucratès, excepté qu’il a un fils qui provoquera un procès après la chute du régime en -403 afin de réhabiliter la mémoire de son père et de recouvrer ses biens familiaux. Nous ignorons le nom de ce fils (est-ce Diodotos présenté comme "fils d’Eucratès" par Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.41, qui s’est opposé à Cléon sur la répression des Mytiléniens révoltés en -428/-427 ?), mais nous avons conservé une partie de son discours d’accusation rédigé par l’orateur Lysias contre l’auxiliaire des Trente nommé "Poliochos" ayant fomenté cet assassinat et cette spoliation des biens familiaux. Le fils d’Eucratès dit que son père a été élu stratège après la défaite d’Aigos Potamos en -405, qu’il a été invité à siéger parmi les Trente, mais qu’il a refusé pour ne pas trahir sa conception de la démocratie athénienne ("Mon père Eucratès, frère [de Nicias], prouva sans équivoque après la dernière bataille navale [d’Aigos Potamos] combien il était attaché au régime démocratique. Elu par vous stratège après cette défaite totale, sollicité par les ennemis du peuple pour partager l’oligarchie, dans une circonstance où la plupart changent aisément de parti et cèdent à la fortune parce qu’ils voient le peuple malheureux, il résista constamment et, alors qu’il était dans le gouvernement, alors qu’il n’entretenait aucune haine personnelle contre ceux qui voulaient s’emparer de l’autorité, alors qu’il aurait pu devenir l’un des Trente et avoir la même toute-puissance qu’eux, il préféra au contraire mourir victime de son zèle pour vos intérêts, que de voir nos Longs Murs renversés, nos navires livrés aux ennemis, et le peuple réduit en servitude", Lysias, Sur les biens confisqués du neveu de Nicias 4-5). Nicératos quant à lui a bénéficié d’une éducation soignée (au paragraphe 200d de Lachès de Platon, son père Nicias peu après la bataille de Délion en -424 révélait l’avoir obligé à apprendre tout Homère par cœur). Nicératos était triérarque en -410/-409, selon la ligne 36 pré-mentionnée du document 375 du volume I/3 des Inscriptions grecques. A la mort de son père Nicias en Sicile en -415, Nicératos a hérité de ses très lucratives mines d’argent du Laurion, c’est certainement la raison principale de son arrestation et de son exécution en -404 : derrière le motif politique se cache un motif financier, les Trente veulent en réalité accaparer ces mines pour l’Etat athénien, ou pour eux-mêmes ("Mon cousin Nicératos, fils de Nicias, dévoué au peuple, fut pris par les Trente et mis à mort", Lysias, Sur les biens confisqués du neveu de Nicias 6 ; "Parmi les victimes [des Trente] fut Nicératos, fils de Nicias qui avait commandé l’expédition contre Syracuse [en -415], qui passait pour le citoyen le plus riche et le plus important des Athéniens. Dans toutes les maisons on pleura la mort de ce citoyen, qui laissa après lui beaucoup de témoignages de sa bienfaisance", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.5). Un quatrième notable est arrêté et exécuté : Antiphonos, dont nous avons soupçonné dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse qu’il a un lien de parenté avec son homonyme l’orateur Antiphon de Rhamnonte, organisateur de la dictature des Quatre Cents en -411, et qu’il a été l’un des armateurs de la flotte victorieuse aux Arginuses en -406. La raison officielle de l’arrestation d’Antiphonos est peut-être ce passé généalogique et militaire, mais la raison officieuse, selon Lysias contemporain des faits, et selon l’historien Théopompe élève d’Isocrate également contemporain des faits, est qu’Antiphonos s’est opposé au mariage entre sa fille et un nommé "Callaischros", fils ou neveu ou cousin de Critias selon l’usage paponymique antique ("Certains parlent d’un Antiphonos mis à mort par les Trente, dont Lysias dans son discours Pour la fille d’Antiphonos [non conservé] lors du procès contre Callaischros [fils ou neveu ou cousin de Critias]. Théopompe évoque aussi cette histoire son Histoire philippique, en la rapportant à un “Antiphonos fils de Lysidonidos”, que Cratinos dans sa Pytinè [comédie ayant apporté la victoire à Cratinos en -423 contre Les Nuées d’Aristophane, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias] présente comme un homme méchant", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 4). L’entente entre Théramène et Critias se fissure suite à ces nouvelles exécutions, car Théramène subodore que le régime qu’il soutient encore risque de lui coûter cher, un discrédit politique, un dilemme, une tache biographique indélébile, et même la vie ("Dans les premiers temps, Critias vivait en bonne intelligence et en bonne amitié avec Théramène. Mais Critias montrait une grande ardeur à éliminer beaucoup de citoyens par vengeance d’avoir été naguère exilé par le peuple [en -406, suite à la défaite d’Alcibiade à Notion et à l’assaut d’Agis II contre les murailles d’Athènes], Théramène s’opposa à lui en qualifiant injuste la mise à mort des hommes honorés du peuple et innocents du moindre crime envers les gens vertueux, en ajoutant : “Et moi, et toi aussi, avons dit et fait beaucoup de choses pour plaire au peuple”. Critias, qui était encore intime avec Théramène, lui répondit que pour garder le dessus on devait se débarrasser des gens potentiellement contestataires : “Si tu crois que, parce que nous sommes trente et non pas un, nous pouvons nous dispenser de veiller sur notre pouvoir comme si c’était une tyrannie, tu es naïf”", Xénophon, Helléniques, II, 3.15-16).


L’opposition est quasi inexistante. Elle ne se trouve pas dans Athènes, mais à Thèbes. Elle s’incarne dans Thrasybule qui, nous l’avons supposé dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, s’y est réfugié à l’époque du procès des Arginuses en -406, pour éviter de subir le sort fatal de ses collègues stratèges. Xénophon dit que l’"armée" libre de Thrasybule ne s’incarne en fait que dans une petite troupe d’une cinquantaine d’hommes. Cornélius Népos dit qu’elle n’a qu’une trentaine d’hommes. Fin -404, au début de l’hiver, Thrasybule et sa maigre troupe quittent Thèbes et prennent position dans le dème de Phylè, sur le flanc sud du Parnès, à la frontière entre Béotie et Attique ("Thrasybule sortit de Thèbes avec une cinquantaine de compagnons, et s’empara de la place forte de Phylè", Xénophon, Helléniques, II, 4.2 ; "L’hiver [-404/-403] était déjà commencé quand Thrasybule et les émigrés s’emparèrent de Phylè", Aristote, Constitution d’Athènes 37 ; "Thrasybule Stririeus ["StirieÚj", qualificatif à la signification inconnue, peut-être déformation de "StureÚj/de la cité de Styra/StÚra en Eubée", où Thrasybule a éventuellement séjourné avant -404] d’origine athénienne, banni par les Trente, parvint avec l’appui secret des Thébains à s’emparer de Phylè en Attique. C’était une place forte, éloignée de cent stades d’Athènes et bien située pour envahir de là l’Attique", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.32). Cet acte de résistance ne provoque aucune réaction immédiate chez les Trente, qui le considèrent négligeable, et qui par ailleurs voient que la contestation dans Athènes est encore minoritaire et se traduit davantage par des fanfaronnades évasives que par des engagements physiques ("Quand [Thrasybule] se réfugia dans la place forte de Phylè en Attique, il n’avait avec lui que trente compagnons. Telle fut la source du salut d’Athènes, la force qui plus tard rendit la liberté à cette illustre cité. Les tyrans méprisèrent d’abord Thrasybule et le petit nombre de ses gens. Ce mépris leur fut fatal, et salutaire à celui qui en était l’objet, car il retarda la poursuite des uns et rendit les autres plus forts en leur donnant le temps de se préparer. […] Cependant les forces de Thrasybule n’augmentèrent pas aussi vite qu’il l’avait espéré, car à ce moment-là les hommes vertueux parlaient plus courageusement pour la liberté qu’ils ne combattaient encore pour elle", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VIII.2).


Théramène réclame la participation des citoyens athéniens au gouvernement, craignant que le régime s’effondre de lui-même par manque de soutien ("La mort injuste de plusieurs citoyens ayant amené un grand nombre de personnes à se concerter au grand jour et à s’inquiéter de ce que devenait le gouvernement, Théramène dit à nouveau que si l’on ne s’adjoignait pas des hommes pragmatiques ["pragm£twn", littéralement "agissants, entreprenants"] l’oligarchie ne pourrait pas durer", Xénophon, Helléniques, II, 3.17). Critias ne peut que constater l’audience de Théramène auprès de la majorité des Athéniens, il cède donc, et accepte d’associer trois mille d’entre eux au gouvernement des Trente ("Critias et le reste des Trente, redoutant dès ce moment l’influence de Théramène sur les autres citoyens, prêts à se regrouper autour de lui, dressèrent une liste de trois mille hommes qu’ils s’associèrent", Xénophon, Helléniques, II, 3.18). Théramène n’est pas satisfait : il tourne en dérision ce nombre de trois mille citoyens (à comparer avec les cinq mille citoyens décrétés par les Quatre-Cents en -411, et avec les quatorze mille citoyens recensés sous l’archontat de Lysimachidès en -445/-444 !), en rappelant que la valeur n’est pas une affaire de nombre, et en soulignant le paradoxe d’un régime qui se prétend fort mais qui doit recourir à des citoyens sélectionnés pour renforcer ses positions ("Théramène déclara absurde de limiter le nombre des bons citoyens à trois mille, comme si ce nombre contenait nécessairement des hommes de vertu, comme aucun homme zélé n’existait en dehors de ces trois mille, comme si ce nombre ne contenait aucun homme de vice. “Ensuite, ajouta-t-il, je vous surprends en pleine contradiction : vous prétendez établir un gouvernement fort, et il est en réalité plus faible que les gouvernés”", Xénophon, Helléniques, II, 3.19). C’est alors que Critias retourne habilement les remarques de Théramène contre lui. Les Athéniens non retenus parmi ces trois mille sont convoqués avec leurs armes. Sous prétexte de consacrer ces armes au salut public, on les leur confisque. Les Athéniens sont ainsi privés de moyen de se dresser contre les Trente, qui naturellement redistribuent les armes en question aux trois mille personnes qu’ils ont choisies ("Mais les Trente passèrent en revue les trois mille sur l’agora. Ceux qui n’étaient pas sur la liste furent convoqués avec leurs armes dans un autre endroit. Les Trente envoyèrent leurs gardes et les citoyens de leur parti se saisir toutes les armes au profit des trois mille, et les transportèrent dans l’Acropole", Xénophon, Helléniques, II, 3.20). Puis Critias contraint Théramène à choisir son camp. Pour cela, on recourt à la technique de la pistis, déjà utilisée avec les bouleutes lors de l’instauration du nouveau régime : commettre un acte en commun pour renforcer la solidarité des membres du groupe. Théognis et Peison proposent que chacun des Trente devra investir le domicile d’un résident étranger et s’en approprier les biens au nom de la défense de la patrie contre les opposants intérieurs et extérieurs ("Théognis et Peison, deux des Trente, signalèrent à leurs collègues que parmi les métèques établis à Athènes plusieurs étaient opposés au gouvernement en place, et que le prétexte de punir des coupables serait un excellent moyen d’enrichir le trésor. Ils convainquirent facilement leurs auditeurs, qui aimaient l’argent autant qu’ils méprisaient la vie humaine. Les Trente décidèrent donc qu’ils arrêteraient dix étrangers, dont deux seraient choisis parmi les pauvres afin de pouvoir se justifier devant le peuple et lui faire croire qu’ils agissaient non pas par cupidité mais pour l’intérêt de l’Etat", Lysias, Contre Eratosthène 6-7). La proposition est adoptée. Parmi les étrangers victimes de cette décision, se trouve le Sicilien Lysias. Nous avons vu qu’après le désastre athénien en -415, Lysias a été inquiété en raison des relations de son père avec les Athéniens, et de ses propres relations avec les responsables de cette expédition athénienne contre la Sicile. Lysias s’est réfugié à Athènes en -411, juste avant l’instauration de la dictature des Quatre Cents. C’est bizarre. Pourquoi ce riche métèque sicilien s’est-il installé dans une cité juste au moment où cette cité instaurait un régime anti-riche et anti-métèque ? Lysias était toujours présent à Athènes en -404, au moment où s’est instaurée la dictature des Trente. C’est encore bizarre. Pourquoi Lysias ne s’est-il pas enfui ? Nous formulons une hypothèse sur ce sujet. Après le renversement du régime des Trente en -403, une épuration aura lieu, que nous raconterons plus loin. L’un des Trente, Eratosthène, sera arrêté et conduit au tribunal. Lysias, une de ses victimes, sera l’accusateur principal. Le réquisitoire de Lysias contre Eratosthène est parvenu jusqu’à nous. Or, dans ce réquisitoire, Lysias lui-même reconnaît qu’au moment des faits, dans un contexte de pénurie totale qui, rappelons-le, provoquait des morts par famine, sa richesse était exorbitante ("[Les Trente] s’emparèrent d’une grande quantité de nos effets, soixante-dix boucliers, beaucoup d’or, d’argent et de bronze, d’ornements de toutes espèces, de meubles, de vêtements féminins en plus grand nombre qu’ils n’espéraient, de nos cent vingt esclaves dont ils gardèrent ceux qui avaient de la valeur et vendirent les autres au profit du trésor", Lysias, Contre Eratosthène 19). Il laisse même maladroitement sous-entendre que s’il avait été rattrapé au moment de son évasion il aurait pu négocier sa peine contre une rançon ("Etant rattrapé dans ma fuite je pourrais toujours me faire relâcher en remettant une rançon à Théognis que Damnippos fléchissait pour moi", Lysias, Contre Eratosthène 15), autrement dit il disposait d’autres ressources cachées. Et effectivement, Lysias réfugié à Thèbes prouvera bientôt la réalité de ces ressources cachées puisque, privé de tous ses biens athéniens par les Trente, il réussira à trouver des fonds conséquents pour équiper une partie des troupes de l’armée d’opposition de Thrasybule (au moins deux milles drachmes selon pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Lysias 3). On se demande donc si Lysias est un parfait masochiste, ou, plus probablement, s’il est l’un des habitants riches et influents sur lesquels les futurs Trente se sont appuyés en -404 pour instaurer la dictature. Cette dernière hypothèse cadre parfaitement avec la personnalité de Lysias, dont, par exemple, les propos contre les dérives sexuelles d’Alcibiade en Hellespont étaient bien identiques à celles d’Antiphon de Rhamnonte le promoteur de la dictature des Quatre Cents : Lysias, comme les premiers meneurs des Quatre Cents en -411 et comme les premiers meneurs des Trente en -404, a placé Athènes au-dessus de tout, au-dessus de sa nature de métèque et au-dessus de sa richesse, et il a cru naïvement que ceux qui ont pris peu à peu les rênes du pouvoir étaient ses amis. Lysias nous évoque Léon Meyer le député-maire du Havre qui le 10 juillet 1940 votera la fin de la Troisième République et son remplacement par le régime de Vichy, avant d’être déporté vers le camp de Bergen-Belsen à cause de ses origines juives et des décrets anti-juifs adoptés par le régime de Vichy, ou Pierre Masse sénateur de l’Hérault qui votera pareillement pour Vichy le 10 juillet 1940 et finira à Auschwitz en automne 1942. Lysias a joué avec le feu et se brûle par un retour de flamme, il est une victime du régime qu’il a lui-même participé à installer, il est un coupable de son innocence ou un innocent de sa culpabilité, en tous cas sa neutralité publique en faveur des biens privés (souvenons-nous qu’il écrit des discours pour n’importe quel client : dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, à la fin de notre étude sur la dictature des Quatre Cents, nous avons souligné à quel point ses engagements sont problématiques) le conduit à une arrestation privée par la gent publique. Lysias n’est pas un saint foudroyé par l’injustice, au contraire il est directement responsable du malheur dans lequel il s’est précipité lui-même par bêtise ou par intérêt. Dans le dialogue Phèdre de Platon, de date inconnue avant la mort de Socrate en -339 (puisque Socrate est le personnage principal de ce dialogue), Lysias est décrit comme un expert en baratin qui vient à bout de toutes les causes ("le plus merveilleux des écrivains" au paragraphe 228a), ce qui conforte notre opinion. Après -403, Lysias au paragraphe 12 précité de son Contre Agoratos et aux paragraphes 12-13 précités de son Contre Nicomachos se présentera comme un nostalgique du démagogue Cléophon, mais nous soupçonnons que Lysias a été parmi la foule de ceux qui ont applaudi à la condamnation à mort de Cléophon en -404. Reprenons notre récit. Les Trente mettent en œuvre leur projet. Peison se charge d’arrêter Lysias ("[Les Trente] se partagèrent donc les différents quartiers de la ville et se mirent en marche. Je donnais ce jour-là un repas à des étrangers. Ils entrent chez moi, les chassèrent, et me livrèrent à Peison tandis que d’autres se rendaient à notre manufacture", Lysias, Contre Eratosthène 8), qui tente vainement de négocier ("Je demandai à Peison s’il accepterait de me sauver contre de l’argent. “Oui, dit-il, si la somme est conséquente.” “Eh bien, lui dis-je, je suis prêt à te donner un talent.” Il convint avec moi de me sauver à ce prix. Même si je savais qu’il ne craignait ni les dieux ni les hommes, je crus néanmoins nécessaire dans la circonstance d’exiger de lui qu’il prêtât serment. Quand il eut juré, avec des imprécations sur ses enfants et sur lui-même, de me sauver moyennant un talent, j’entrai dans une chambre et j’ouvris un coffre. Il s’en aperçut, entra aussitôt, et appela deux esclaves en leur ordonnant d’emporter tous les effets que le coffre renfermait. Ce qu’il prit, trois talents, quatre cents cyziques, cent dariques [monnaie perse en or ou en argent, qui doit son nom à son créateur Darius Ier à la fin du VIème siècle av. J.-C.] et quatre coupes d’argent, excédait de beaucoup la somme dont nous étions convenus. Je le priai de me laisser au moins de quoi vivre. Il me répliqua que je devais m’estimer suffisamment heureux de sauver ma personne", Lysias, Contre Eratosthène 9-12). Lysias est ensuite emmené par Mèlobios chez un nommé "Damnippos", auxiliaire des Trente, où Théognis garde d’autres étrangers arrêtés ("Nous sortîmes. Mèlobios et Mnèsitheidès, qui venaient de la manufacture, nous demandèrent où nous allions en nous croisant devant la porte. “Je vais à la maison du frère de Lysias”, leur dit Peison. Ils le laissèrent aller en m’ordonnant de les suivre chez Damnippos. Peison s’approcha de moi pour m’engager à ne dire mot et à ne rien craindre, m’assurant qu’il me rejoindrait plus tard. Chez Damnippos, nous trouvâmes Théognis qui gardait d’autres étrangers. Ils me mirent sous sa garde et se retirèrent", Lysias, Contre Eratosthène 12-13). Il réussit à convaincre ce Damnippos de le laisser partir en trompant la surveillance de Théognis ("Me voyant sur le point de périr, je résolus de tenter de me sauver. J’appelai Damnippos pour lui dire : “Tu es mon ami, et je suis ici dans ta maison non pas parce que je suis coupable mais à cause de ma fortune, je te prie de m’aider dans mon malheur et de tout faire pour me tirer de mon embarras”. Il promit de s’y employer pour moi. Il pensa que le mieux était de parler à Théognis, de qui on obtiendrait tout avec de l’argent. Ils conférèrent ensemble. Comme je connaissais la maison et toutes ses issues, je pris le parti d’essayer de m’enfuir, convaincu que si j’avais le bonheur de tromper mes surveillants j’échapperais au péril, ou qu’étant rattrapé dans ma fuite je pourrais toujours négocier ma liberté en remettant une rançon à Théognis que Damnippos fléchissait pour moi", Lysias, Contre Eratosthène 13-15), il gagne Le Pirée, où il apprend que son frère aîné Polémarchos a également été arrêté par Eratosthène ("J’entrepris donc de m’échapper. Comme des gardes surveillaient la porte de la cour, je devais passer par trois autres portes : je les trouvai toutes trois ouvertes. Je me réfugiai au Pirée dans la maison de l’armateur Archénéos, que j’envoyai à la ville pour avoir des nouvelles de mon frère Polémarchos : il me rapporta qu’Eratosthène l’avait arrêté hors de son logis et conduit en prison", Lysias, Contre Eratosthène 16), puis il gagne Mégare où il apprend que son frère Polémarchos a été condamné à mort ("Je m’embarquai la nuit suivante pour Mégare. Les Trente selon leur habitude condamnèrent Polémarchos à boire la ciguë, sans lui déclarer la raison pour laquelle il allait mourir, sans le citer devant des juges et sans lui laisser la liberté de se défendre. Lorsque son corps fut extrait de la prison, au lieu de permettre à la famille de l’exposer dans une des trois maisons qui nous appartenaient ils le jetèrent dans une misérable cabane qu’ils avaient louée. Comme ils s’étaient saisis d’un grand nombre de nos meubles, nous leur demandâmes le nécessaire pour la sépulture : ils ne donnèrent rien, ce furent nos amis qui fournirent pour la cérémonie funèbre l’un un vêtement l’autre un coussin, chacun ce qu’il avait. Ils s’emparèrent d’une grande quantité de nos effets, soixante-dix boucliers, beaucoup d’or, d’argent et de bronze, d’ornements de toutes espèces, de meubles, de vêtements féminins en plus grand nombre qu’ils n’espéraient, de nos cent vingt esclaves dont ils gardèrent ceux qui avaient de la valeur et vendirent les autres au profit du trésor. Ils signalèrent leur odieuse cupidité et leur avidité insatiable par un trait de violence qu’on aura peine à croire : l’épouse de Polémarchos portait des pendants d’or au domicile de son mari, Mèlobios les lui arracha des oreilles", Lysias, Contre Eratosthène 17-19). Dans une plaidoirie tardive en faveur d’un Thébain nommé "Phérénikos", qui n’a pas traversé les siècles mais dont Denys d’Halicarnasse nous a conservé des fragments, Lysias révèle qu’il se réfugie finalement à Thèbes, précisément chez le père de ce Phérénikos ("Kèphisodotos, père de Phérénikos, fut mon hôte : quand nous nous réfugiâmes à Thèbes, je logeai dans sa maison, qui était ouverte à tous les Athéniens souhaitant y demeurer. Nous revînmes dans notre patrie après avoir reçu de lui toutes sortes de bons offices en son propre nom ou au nom de l’Etat", Denys d’Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Isée 6). C’est peut-être à Thèbes que Lysias apprend l’arrestation et l’exécution de son beau-frère Dionysodoros, sans doute originaire de Chio comme nous l’avons expliqué dans notre paragraphe sur la paix de Nicias ; "[Agoratos] a fait mourir, sous les Trente, par ses dénonciations, mon kèdestès Dionysodoros et beaucoup d’autres dont vous entendrez les noms", Lysias, Contre Agoratos 2 ; "Dionysodoros demanda à ma sœur, son épouse, de venir le trouver dans la prison", Lysias, Contre Agoratos 40 ; Lysias au paragraphe 13 précité de son Contre Agoratos affirme que Dionysodoros était au côté du stratège Strombichidès quand celui-ci s’est opposé vainement à l’instauration de la dictature des Trente, mais cette affirmation est aussi problématique que le témoignage de Lysias est tendancieux). Théramène, quant à lui, refuse de passer à l’acte ("[Les Trente] décidèrent, pour avoir de quoi payer les troupes, que chacun d’eux s’emparerait d’un métèque, le mettrait à mort et confisquerait ses biens. Ils demandèrent à Théramène de choisir celui qu’il voulait. Celui-ci répondit : “Je ne trouve pas honorable, quand on se prétend excellents citoyens, d’agir avec plus d’injustice que les sycophantes. Au moins ces gens-là laissent la vie à ceux dont ils prennent le bien. Ils ne nous ont causé aucun préjudice, et nous les mettrions à mort pour confisquer leur fortune ? Comment cette conduite pourrait-elle être plus juste que la leur ?”", Xénophon, Helléniques, II, 3.21-22). Il devient ainsi un adversaire déclaré des autres Trente, Critias envisage donc de l’éliminer car il pourrait rejoindre Thrasybule à Phylè et apporter ainsi à celui-ci un grand poids politique ("Les Trente ayant échoué dans l’expédition [contre Thrasybule à Phylè], décidèrent de désarmer les citoyens et de perdre Théramène", Aristote, Constitution d’Athènes 37).


Une campagne de dénigrement est engagée contre Théramène. Et finalement, après avoir entouré la Boulè par des jeunes gens en armes à sa solde, Critias obtient que son ancien collègue s’explique devant les bouleutes ("Constatant que Théramène devenait un obstacle à leurs projets, [les Trente] lui tendirent des pièges et le calomnièrent en particulier auprès de chaque bouleute comme un ennemi du gouvernement. Finalement, ils engagèrent des jeunes gens audacieux portant poignards sous l’aisselle, et rassemblèrent la Boulè", Xénophon, Helléniques, II, 3.23). Critias parle le premier. Il justifie les excès des Trente par la nécessité ("Quand Théramène parut, Critias se leva et parla ainsi : “Bouleutes, si l’un de vous pense que nous avons provoqué plus de morts que les circonstances ne l’exigeaient, qu’il songe que cela s’observe dans toutes les révolutions, et que ceux qui ont établi l’oligarchie ont nécessairement un grand nombre d’ennemis dans une cité qui non seulement est la plus peuplée de toutes les cités de la Grèce, mais encore dans laquelle le peuple a vécu depuis si longtemps hors de toute autorité", Xénophon, Helléniques, II, 3.24). Puis il attaque directement Théramène en l’accusant de traîtrise ("Personne plus que [Théramène] ne blâme nos actes et nos projets quand nous voulons nous débarrasser d’un démagogue [c’est Critias qui parle devant la Boulè]. S’il avait pensé de la sorte dès le début, il serait notre ennemi, et non pas un pervers. Mais c’est lui qui le premier a évoqué une alliance avec Sparte et qui a voulu renverser la démocratie, c’est lui qui nous a le plus vivement engagés à punir les premiers accusés amenés devant nous. Et maintenant que vous et nous sommes devenus les ennemis déclarés du parti démocratique, il n’approuve plus ce que nous faisons, sans doute pour se mettre à l’abri et nous laisser responsables de ce qui s’est passé. Il doit donc être puni non pas comme un ennemi, mais comme un traître envers vous et envers nous. Et la trahison est plus redoutable que la guerre, car il est plus difficile de se garantir d’odieux coups invisibles que d’une attaque ouverte : on peut traiter avec des ennemis et renouveler un accord, tandis qu’on ne peut plus négocier avec quelqu’un qu’on a connu traître, ni avoir en lui la moindre confiance", Xénophon, Helléniques, II, 3.27-29), en rappelant ses retournements politiques passés ("Afin que vous sachiez que sa manière d’agir actuelle n’est pas nouvelle pour lui et qu’il est traître par nature, je veux vous rappeler son passé. Cet homme, honoré d’emblée par le peuple à cause de son père Hagnon, a mis toute sa fougue à livrer la démocratie aux mains des Quatre Cents, parmi lesquels il a occupé le premier rang. Puis, s’étant aperçu qu’une opposition se formait contre l’oligarchie, il a été encore le premier à se mettre à la tête du peuple contre ses anciens collègues. C’est à ce moment qu’il a reçu le surnom de “Cothurne”, en référence à la chausse qui s’ajuste au pied droit comme au pied gauche. […] Oui, toutes les révolutions sont meurtrières, mais par ta facilité à changer de parti [c’est Critias qui s’adresse directement à Théramène] tu t’es rendu complice de la mort de la plupart des oligarques immolés par le peuple, et d’un plus grand nombre de démocrates condamnés par l’aristocratie. C’est ce même Théramène qui, après avoir reçu l’ordre des stratèges de relever les corps des Athéniens après la bataille navale près de Lesbos [la bataille des Arginuses, en -406], ne les releva pas, accusa les stratèges et les condamna à mort, pour se sauver", Xénophon, Helléniques, II, 3.30-32). Sur ce point, nous ne pouvons qu’approuver Critias : Théramène depuis son entrée en politique s’est effectivement distingué par son aptitude à tourner et retourner sa veste en fonction des fluctuations de l’opinion publique. Critias termine son réquisitoire en appelant les bouleutes à voter la mort ("Un homme que nous voyons uniquement occupé à satisfaire son ambition sans se soucier de l’honneur ni de ses amis, comment pourrions-nous l’épargner ? Comment aussi, maintenant que nous connaissons ses retours soudains, ne pas prendre nos précautions pour qu’il n’agisse pas pareillement contre nous, pour qu’il ne nous tende pas des pièges et ne cherche pas à nous trahir ? La réflexion vous convaincra que nous avons raison de réclamer sa condamnation. On dit que la meilleure Constitution est celle des Spartiates : mais si chez eux, au lieu d’obéir à la majorité, un des éphores essayait de blâmer le gouvernement et de s’opposer à ses actes, ne pensez-vous pas qu’il serait considéré par ses pairs et par tout le reste de la cité comme méritant le plus grand châtiment ? Si vous avez du sens, c’est non pas cet homme mais vous-même que vous ménagerez, car s’il échappe il augmentera le nombre et l’audace de vos adversaires, s’il périt tous ceux qui sont dans la cité ou au dehors perdront leurs espérances", Xénophon, Helléniques, II, 3.33-34). Vient le tour de Théramème, qui dénonce les exécutions des hommes respectables peu après l’instauration du nouveau régime ("Quand nous vous avons élus à la Boulè, en même temps que les autres magistrats, et tant qu’on citait en justice les sycophantes notoires, nous étions tous du même sentiment. Mais quand on a commencé à arrêter des gens honnêtes, j’ai commencé à penser autrement que mes collègues. Je savais qu’en exécutant Léon de Salamine coupable d’aucun crime, regardé avec raison comme un homme de mérite, les gens qui lui ressemblaient en viendraient à craindre pour eux-mêmes, et que cette crainte en ferait des ennemis du gouvernement actuel. J’étais également convaincu qu’en arrêtant le riche Nicératos fils de Nicias, qui comme son père n’a jamais flatté le peuple, les gens qui lui ressemblaient deviendraient nos ennemis. Et en condamnant à mort Antiphonos, qui pendant la guerre a équipé deux trières, je savais bien que tous ceux qui avaient montré du zèle pour l’Etat vous tiendraient en défiance", Xénophon, Helléniques, II, 3.38-40), puis l’expropriation des métèques proposée par Théognis et Peison, puis la création de la milice des trois mille qui ne peut que précipiter les adversaires du régime dans les bras de Thrasybule ("Je me suis opposé à ceux qui voulaient que chacun se saisît d’un métèque : il était évident que, les premiers une fois mis à mort, tous les autres métèques deviendraient ennemis du gouvernement. Je me suis opposé aussi à retirer ses armes au peuple, parce que je pense néfaste d’affaiblir la cité, et parce que si les Spartiates nous ont sauvés ce n’est pas pour que réduits à un petit nombre nous soyons hors d’état de la servir, sinon ils n’auraient laissé vivre personne en nous pressant par la famine. Je n’ai pas approuvé davantage le projet d’avoir une garnison soldée en nous adjoignant un certain nombre de citoyens pour nous permettre, à nous gouvernants, d’être plus forts que les gouvernés. Et comme j’ai vu en ville plusieurs personnes mal disposées à l’encontre des gouvernants et d’un grand nombre d’exilés, je n’ai pas jugé pertinent de bannir Thrasybule, Anytos, Alcibiade, certain que l’opposition acquerrait une grande force si des chefs aussi habiles aspirant au pouvoir en prenaient la tête", Xénophon, Helléniques, II, 3.41-42). Théramène retourne ensuite astucieusement l’accusation de traîtrise contre Critias, en disant que le traître n’est pas celui qui change sa veste pour le bien de sa cité, mais celui qui nuit à sa cité en voulant obstinément rester sur sa position ("Critias, ceux qui augmentent les forces de l’ennemi ne sont pas ceux qui empêchent les adversaires de s’accroître ni ceux qui enseignent les moyens d’acquérir le plus grand nombre d’alliés, mais bien plutôt ceux qui ravissent injustement les richesses et mettent à mort les innocents : voilà les gens qui augmentent le nombre de leurs adversaires, et qui poussés par un vil intérêt trahissent non seulement leurs amis, mais encore eux-mêmes", Xénophon, Helléniques, II, 3.43). Il conclut en disant que Thrasybule et ses compagnons, qui reçoivent à l’occasion le soutien du vieux Anytos ayant préféré quitter Athènes plutôt que risquer de finir comme le stratège Léon ou Nicératos récemment exécutés, ont tout intérêt à voir Critias gagner le procès, car cela accélérera la détestation du régime et sa chute, confirmant au passage ce que nous répétons depuis le début de notre analyse : si l’"armée libre" de Thrasybule est si faible et peu nombreuse, c’est parce que la majorité des Athéniens moyens sont d’accord avec le régime, ils sont hostiles aux riches qui les spolient et aux métèques qui les colonisent, simplement ils rechignent à employer la violence brute prônée par Critias, ils veulent l’omelette mais ne veulent pas casser les œufs ("Si vous n’êtes pas convaincus que je dis est vrai, réfléchissez encore à ceci. Que croyez-vous que Thrasybule, Anytos et les autres exilés, préfèreraient voir appliqué ici : ce que je vous conseille, ou ce que font ces gens-là [Critias et ses partisans] ? Ils pensent trouver partout des alliés, mais si la majorité de la ville est avec nous ils estimeront impossible de poser le pied sur n’importe quel coin du pays", Xénophon, Helléniques, II, 3.44). Théramène déclare préférer être une cothurne qui œuvre pour le bien de sa cité plutôt qu’un homme de principes comme Critias, détesté par tous les partis ("[Critias] me surnomme “Cothurne” parce que j’essaie de m’ajuster aux deux partis. Mais celui qui ne s’attache à aucun, au nom des dieux, comment faut-il l’appeler ? Sous la démocratie on te regardait comme le plus grand ennemi du peuple, et maintenant sous l’aristocratie tu es devenu le plus terrible adversaire des honnêtes gens. Moi, Critias, je bataille depuis toujours contre ceux qui croient que la démocratie n’est vraiment bonne que quand les esclaves et les pauvres qui vendraient l’Etat pour une drachme participent au pouvoir. Je combats sans relâche ceux qui croient qu’une oligarchie n’est vraiment bonne que quand ils voient la ville soumise à la tyrannie d’un petit nombre. J’ai toujours cru à l’intérêt de s’unir aux hommes puissants, et de les renforcer de chevaux et de boucliers pour appuyer le gouvernement, et aujourd’hui je n’ai pas changé d’avis. Si tu peux dire, Critias, m’avoir vu avec le peuple ou avec un tyran essayer d’enlever le gouvernement aux honnêtes gens, parle, si tu peux prouver que je médite ce crime aujourd’hui ou que je l’ai accompli hier je conviens mériter de perdre la vie dans les derniers supplices", Xénophon, Helléniques, II, 3.47-49). La défense de Théramène porte : les bouleutes laissent échapper un murmure d’approbation. Face à la menace d’un acquittement, Critias décide d’employer la manière forte : il ordonne aux jeunes gens armés qui entourent la Boulè, de pénétrer à l’intérieur ("Quand [Théramène] eut fini, la Boulè émit un murmure de bienveillance. Critias comprit que, s’il permettait aux bouleutes de se prononcer sur le sort de Théramène, celui-ci serait absous, ce qui lui était insupportable. Il s’avança donc, conféra un instant avec les Trente, sortit et ordonna aux gens armés de poignards de venir se placer face aux bouleutes, près des barres", Xénophon, Helléniques, II, 3.50), puis il décrète que Théramène est exclu de la liste des Trente, le réduisant ainsi au statut de justiciable ordinaire, que les bouleutes peuvent condamner à mort ("[Critias] rentra et dit : “Bouleutes, je crois que le devoir d’un bon chef ["prost£thj"] est de ne pas permettre, s’il s’en aperçoit, que ses amis soient trompés. Je m’y emploie. Les gens qui sont debout devant vous déclarent qu’ils n’accepteront pas que nous relâchions un homme qui travaille ouvertement à renverser l’oligarchie. Les nouvelles lois stipulent qu’aucun citoyen parmi les trois mille ne peut subir la peine de mort sans votre approbation, mais que les Trente restent maîtres de condamner ceux qui ne sont pas sur la liste : en accord avec tous mes collègues, j’efface de cette liste Théramène ici présent, et nous le condamnons à mort”", Xénophon, Helléniques, II, 3.51 ; "[Les Trente] présentèrent deux lois à la Boulè : l’une donnait plein pouvoir aux Trente pour mettre à mort les citoyens qui n’étaient pas sur la liste des trois mille, l’autre interdisait l’exercice des droits politiques à tous ceux qui avaient détruit le fort d’Eétionéia ou avaient agi contre les Quatre Cents de la précédente oligarchie, or Théramène avait participé à ces deux actions. C’est ainsi qu’une fois les lois ratifiées, Théramène fut exclu de la liste des citoyens, et que les Trente furent libres de le mettre à mort", Aristote, Constitution d’Athènes 37). Théramène se précipite vers l’autel d’Hestia pour y bénéficier de la protection de la déesse, il crie aux bouleutes l’injustice de l’accusation dont il est victime, et prédit que sa mort annoncera la leur ("Théramène s’élança vers l’autel d’Hestia, et s’écria : “Je vous supplie, citoyens, de m’accorder la plus légitime demande : ne permettez pas à Critias de m’effacer à son gré, ni aucun d’entre vous, mais qu’on nous juge d’après la loi relative aux gens inscrits sur la liste. Je pressens que cet autel me sera inutile, alors j’en atteste les dieux : voyez l’injustice criante de ces gens-là envers les hommes, et leur impiété sans bornes envers les dieux. Citoyens, secourrez-vous vous-mêmes : mon nom n’est pas plus difficile à effacer que celui de chacun de vous”", Xénophon, Helléniques, II, 3.52-53). Il est entendu et défendu par quelques hommes, dont Socrate ("Le philosophe Socrate et deux de ses amis accoururent pour résister aux valets [des Trente]. Mais Théramène les pria de demeurer en retrait, et tout en louant cette preuve d’amitié et leur courage il leur dit qu’il serait bien plus malheureux s’il devenait la cause de la mort de ceux qui donnaient des témoignages d’une si profonde affection. Socrate et ses amis n’étant pas soutenus, et voyant que les plus puissants l’emportaient, se tinrent tranquilles. Les hommes des Trente arrachèrent alors Théramène des autels qu’il embrassait, et le traînèrent sur l’agora, jusqu’au lieu du supplice", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.5). Mais ces défenseurs spontanés sont devancés par les complices de Critias, qui investissent la Boulè, arrachent Théramène à son asile, et l’emportent devant l’Ekklesia réduite au silence par les gardes armés de Critias ("Le héraut des Trente ordonna aux Onze de saisir Théramène. Ils entrèrent avec leurs valets, Satyros à leur tête, le plus audacieux et le plus impudent d’entre eux. Critias leur dit : “Nous vous livrons Théramène que voici, condamné selon la loi. Saisissez-le, et après l’avoir conduit où il faut, faites ce que les Onze ont à faire”. A peine eut-il prononcé ces mots que Satyros arracha Théramène de l’autel avec l’aide de ses valets. Théramène prit les dieux et les hommes à témoin de ce qui se passait. Mais les bouleutes ne bougèrent pas, face aux gens près des barres disposés à agir comme Satyros, et tout le devant du tribunal rempli d’hommes armés de poignards", Xénophon, Helléniques, II, 3.54-55). Théramène est conduit vers le lieu de son supplice, où on l’oblige à boire la cigüe. Ses derniers instants témoignent de son esprit et de son sens de l’humour noir ("Les Onze emmenèrent à travers l’agora [Théramène] qui criait à haute voix l’injustice de son traitement. On rapporte de lui cette repartie. Satyros lui ordonna de se taire sous peine d’être maltraité : “Et si je me tais, dit-il, serai-je mieux traité ?”. Ensuite, quand il dut boire la ciguë, on prétend qu’il versa les dernières gouttes comme en jouant au cottabe, en disant : “Voilà pour le beau Critias !”", Xénophon, Helléniques, II, 3.56 ; "L’Athénien Théramène, emprisonné et condamné publiquement à mort, témoigna aussi de sa fermeté d’âme. Il avala sans hésitation le poison présenté par ordre des Trente tyrans, puis il jeta par terre la lie du breuvage en disant clairement avec un sourire à l’esclave public qui le lui avait servi : “A Critias ! Apporte-lui vite cette coupe !”. Critias était le plus cruel des Trente tyrans. Accepter le supplice avec une telle aisance équivaut à y échapper : Théramène quitta la vie comme un homme mourant chez lui dans son lit, ses ennemis voulurent lui infliger un châtiment, mais lui acheva simplement ses jours de la façon qu’il avait décidée", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables III.2, Exemples étrangers 6 ; "Que j’aime rappeler le grand courage de Théramène ! Sa mort, qu’on ne peut pas lire sans pleurer, suscite pourtant l’admiration et nullement la pitié. Emprisonné par ordre des Trente tyrans, il avala le poison comme s’il était assoiffé, et après avoir bu il jeta la lie en disant clairement avec un sourire : “A la santé du beau Critias !”, à l’attention de son juge le plus acharné. Les Grecs lors des banquets ont l’habitude de nommer celui auquel ils veulent passer la coupe où ils ont bu. Ainsi plaisanta ce grand homme, tandis que le poison courait déjà dans ses veines. Peu après sa mort, celle de Critias vérifia son présage", Cicéron, Tusculanes I.40 ; cette ultime boutade de Théramène est une allusion douce-amère à une pratique grecque lors des banquets consistant, après avoir bu, à jeter la lie qui reste dans le verre vers le convive dont on attend des faveurs intellectuelles ou physiques ["Jadis on répandait le vin pour l’offrir aux dieux. Puis on le répandit dans le jeu du cottabe, pour ceux ou celles qu’on aimait. Ce jeu répandu venait de Sicile, selon ce passage très clair d’Anacréon de Téos : “Lançant le cottabe de Sicile en tournant la main”. Les scholiastes des anciens poètes en parlent souvent, comme celui de Pindare qui parle des “charmes d’Eros, enfant d’Aphrodite, à savourer un chevreau d’hiver et à lancer le cottabe pour le bel Agathon”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes X.30], Théramène en la circonstance renvoie à une célèbre élégie écrite par Critias dans sa jeunesse, que nous avons mentionnée dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, citée en partie par Athénée de Naucratis ["Critias fils de Callaischros dit que le cottabe a été inventé par les Siciliciens, dans ce passage d’une de ses élégies : “Le cottabe est la belle invention des Siciliens, le but vers lequel nous lançons nos latages”. […] Ce mot désigne le reste de vin dans le gobelet vidé, que les participants lancent dans le cottabe en tournant la paume de leur main vers le haut", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XV.2 ; "Critias parle ainsi : ‟Le cottabe est la belle invention des Siciliens, le but vers lequel nous lançons nos latages”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.50 ; "L’excellent Critias célèbre [Aphrodite] ainsi : ‟Téos a donné à la Grèce le doux Anacréon, le poète ayant tissé jadis de mélodieuses mélopées pour honorer les joyeux banquets et la beauté des femmes, maître du barbiton, ennemi de l’aulos, apportant la joie et rejetant les larmes : l’estime qu’on te porte ne vieillira ni ne mourra tant qu’un bel esclave distribuera les coupes de vin coupé d’eau pour boire à la santé des convives, tant que des cortèges de femmes veilleront sur ton culte les nuits consacrées, tant que le plateau de bronze se tournera vers le haut du cottabe pour recevoir les baisers de Bromios”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.70-74], Théramène attire ainsi Critias dans la mort, il anticipe la fatale boutade de Danton dans la charrette le conduisant à l’échafaud le 5 avril 1794, passant sous la fenêtre de Robespierre : "Tu me suis, Robespierre !").


Théramène mort, Critias et ses complices peuvent se lâcher. On doit noter encore que les principaux visés sont ceux qui ont profité d'une façon ou d'une autre du régime démocratique aboli, c'est-à-dire d'abord les étrangers (comme Lysias), les assistés sociaux et les fonctionnaires (et leurs porte-voix comme Cléophon), et tous les parvenus qui après s'être enrichis en sillonnant la Méditerranée sont revenus s'installer dans des villas confortables de la pédie, dont les biens sont systématiquement accaparés par les Trente et redonnés aux trois mille ("Théramène mort, les Trente furent libres d'exercer sans crainte leur tyrannie. Ils interdirent à ceux dont les noms n'étaient pas sur la liste d'entrer dans la ville, ils les arrachèrent des campagnes afin de s'emparer de leurs terres pour eux et pour leurs amis. Beaucoup s'enfuirent au Pirée, où les Trente les saisirent, les autres émigrèrent vers Mégare et Thèbes", Xénophon, Helléniques, II, 4.1). Insistons une nouvelle fois sur ce point : les principaux soutiens des Trente ne sont pas les pauvres (qui perdent tous leurs avantages sociaux avec la fin du régime démocratique) ni les riches (qui sont pillés), mais la classe moyenne athénienne, qui jusqu'alors était en même temps trop riche pour être défendue par les démagogues et trop pauvre pour échapper au devoir de la guerre et de l'impôt. Le nouveau régime tourne le dos à la mer et à la paralie, dont il estime qu'elles ont corrompu les gènes et les mœurs athéniennes, et il manifeste symboliquement ce changement de politique en déplaçant vers la pédie la tribune de la Pnyx qui regardait précédemment vers la mer ("Thémistocle aménagea Le Pirée [juste après la défaite des Perses en -479] parce qu'il avait repéré l'excellente qualité de ses ports et qu'il voulait orienter l'astu vers la mer […]. Contrairement à ce que dit le comédien Aristophane, Thémistocle n'a pas “pétri le Pirée” avec la ville [allusion au vers 815 des Cavaliers d'Aristophane] : il a attaché la ville au Pirée, et la terre à la mer, renforçant ainsi le peuple contre les nobles et, quand le pouvoir tomba au pouvoir des marins, emplissant d'audace les commandants de la chiourme et les pilotes. C'est précisément pour cette raison que, plus tard, les Trente retournèrent vers la terre la tribune de la Pnyx orientée vers la mer : ils croyaient que ceux qui maîtrisent la mer génèrent la démocratie, tandis que l'oligarchie est moins difficile pour les gens de la campagne", Plutarque, Vie de Thémistocle 19), autrement dit les villas pédiennes de ceux qui se sont enrichis en spéculant sous le régime démocratique sont nationalisées et distribuées à la classe moyenne que constituent les trois mille, ce retournement de tribune de la Pnyx signifie une réorientation politique, un retour à la terre et une lutte farouche contre la haute finance internationale que pratiquaient les affairistes comme Andocide dans les cités maritimes de l'empire. Les Trente décident par ailleurs d'affronter Thrasybule, dont la présence avec son armée libre à la frontière entre Attique et Béotie constitue une pompe aspirante pour tous les exclus du régime. Les tentatives de corruption échouent, les Trente envoient donc une ambassade à Sparte pour demander une aide militaire ("[Les Trente] envoyèrent des députés auprès de Thrasybule, en apparence pour traiter de l'échange des prisonniers, mais en réalité pour lui conseiller secrètement de disperser les exilés contre la promesse de participer avec eux au gouvernement en remplacement de Théramène, ajoutant qu'ils lui accordaient la permission de choisir dix réfugiés et de les reconduire avec lui dans leur patrie. Thrasybule répondit qu'il préférait son exil au pouvoir des Trente, et qu'il ne cesserait les hostilités que lorsque tous les citoyens rentreraient dans leurs foyers et que le peuple aurait recouvré son ancienne Constitution. Les Trente, voyant beaucoup de monde se détacher d'eux par la haine qu'ils inspiraient pendant que le rassemblement des bannis s'accroissait de plus en plus, envoyèrent alors des députés à Sparte pour demander des secours", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.32). Parallèlement, ils missionnent leur milice, c'est-à-dire l'escadron de l'hipparque Lysimachos très probablement assisté du phylarque Xénophon, contre Thrasybule à Phylè. Mais cette mission échoue à cause de la neige. Cette indication météorologique confirme incidemment que ces événements ont lieu pendant l'hiver -404/-403 ("Les Trente s'avancèrent contre [Thrasybule] avec les trois mille et leur cavalerie, par un temps magnifique. Arrivés devant la place, quelques jeunes gens bouillants lui donnèrent l'assaut, mais ils n'obtinrent aucun résultat, ils furent blessés et se retirèrent. Les Trente voulurent ceindre la place pour intercepter les transports de vivres et perdre les assiégés, mais une très grande quantité de neige tomba durant la nuit, et le lendemain quand ils retournèrent devant la place tout enveloppés dans les flocons, beaucoup de skeuophores ["skeuofÒroj", porteurs de bagages] tombèrent sous les coups des gens de Phylè", Xénophon, Helléniques, II, 4.2-3 ; "[Les Trente] envoyèrent d'abord des troupes pour investir la place de Phylè. Pendant que ces troupes étaient campées dans le voisinage, la neige tomba abondamment. Quelques soldats s'occupèrent à déplacer leurs tentes : tous les autres s'imaginèrent que leurs camarades fuyaient à l'approche des forces de l'ennemi, ce qui produisit une panique dans l'armée. C'est ainsi que le camp changea de place", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.32). La milice ayant échoué, les Trente pour assiéger Thrasybule recourent à la garnison de Callibios confiée par Sparte ("Les Trente, prévoyant que les compagnons de Thrasybule allaient piller les campagnes si on n'y plaçait pas des gardes, envoyèrent vers les frontières à environ quinze stades de Phylè la garnison spartiate sauf quelques soldats, et deux escadrons de cavalerie. Ces troupes prirent position, pour y maintenir la garde, dans un lieu boisé", Xénophon, Helléniques, II, 4.4). Cela ne démoralise pas Thrasybule, qui les harcèle. Dans son récit, Xénophon, qui a sans doute vécu ce siège du côté adverse, reconnaît que les effectifs de l'armée de Thrasybule ont beaucoup augmenté : parti de Thèbes avec seulement une cinquantaine de compagnons, Thrasybule est désormais à la tête de sept cents hommes ("Thrasybule, qui avait réuni à Phylè près de sept cents hommes, les prit avec lui et quitta la place durant la nuit. Il alla se poster avec ses gens en armes à environ trois ou quatre stades des gardes, et se tint en repos. Vers le matin, les gardes se levèrent, chacun s'éloigna de ses armes pour vaquer à ses occupations, tandis que les palefreniers l'étrille en main pansaient les chevaux avec grand bruit. Thrasybule et les siens, saisissant leurs armes, fondirent sur eux au pas de course, ils en capturèrent plusieurs, chassèrent les autres qu'ils poursuivirent sur six ou sept stades, ils tuèrent plus de cent vingt hoplites, dont le cavalier Nikostratès surnommé “Kalos” ["KalÒj", "le Beau"] et deux autres surpris dans leurs lits. La poursuite terminée, ils dressèrent un trophée, recueillirent les armes et leur butin, et retournèrent à Phylè. La cavalerie, venue d'Athènes au secours, ne vit plus les ennemis : elle attendit que les parents eussent enlevé leurs morts et revint vers la ville", Xénophon, Helléniques, II, 4.5-7). Pour l'anecdote, le parasite Agoratos tente à ce moment de retourner sa veste en proposant ses services aux démocrates, mais il est presque lynché par ceux-ci, et n'est sauvé que par l'intervention d'Anytos alors au côté de Thrasybule ("Agoratos s'enorgueillit de s'être rendu à Phylè et d'en être revenu aux côtés des autres exilés. Mais voici ce qui s'est réellement passé. Effectivement, ce scélérat a été à Phylè, là où se trouvaient ceux dont il avait causé l'exil. Mais dès que les combattants l'ont aperçu ils se sont saisis de lui, et l'ont conduit pour l'exécuter tel un brigand vers le lieu du dernier supplice. C'est alors que le stratège Anytos leur a expliqué qu'ils ne devaient pas agir de la sorte, qu'ils n'étaient pas encore en situation de se venger de leurs ennemis, qu'ils devaient se contenir en attendant de pouvoir se venger quand ils seraient de retour dans leur patrie. Cette intervention a sauvé Agoratos, parce que les citoyens considérant leur propre intérêt se sont rangés à l'avis de leur stratège. Cependant ils n'ont pas renoncé à le punir d'une autre manière : personne n'a voulu le recevoir dans sa tente ni à sa table, le taxiarque n'a pas voulu l'intégrer à une quelconque compagnie, chacun a évité de lui parler comme un misérable chargé de la haine des dieux", Lysias, Contre Agoratos 77-79). Sparte répond favorablement à la demande des Trente, en envoyant une nouvelle troupe qui prend position à Acharnes ("Les Spartiates envoyèrent toutes les troupes qu'ils purent réunir. Celles-ci vinrent camper en rase campagne près du dème d'Acharnes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.32). Craignant que la région d'Eleusis tombe dans le camp de Thrasybule, région stratégique puisqu'elle contrôle l'accès à l'isthme de Corinthe et au-delà au Péloponnèse et à Sparte, les Trente choisissent d'en rafler la population, toujours avec la complicité de l'hipparque Lysimachos et de son probable phylarque Xénophon ("Les Trente, ne s'estimant plus en sécurité, voulurent s'assurer d'Eleusis afin d'y trouver un refuge au besoin. Après avoir donné leurs instructions à la cavalerie, Critias et les autres Trente se rendirent à Eleusis, passèrent les cavaliers en revue, et sous prétexte de s'assurer du nombre des habitants et de la force de la garnison ordonnèrent à tout le monde de s'inscrire. Chacun après s'être inscrit devait sortir par la petite porte qui conduit à la mer : des deux côtés du rivage étaient rangés des cavaliers, ainsi tous ceux qui sortaient étaient aussitôt chargés de liens par des valets. Quand tous s'y trouvèrent réunis, l'hipparque Lysimachos reçut ordre de les emmener et de les livrer aux Onze", Xénophon, Helléniques, II, 4.8). Les gens d'Eleusis sont emmenés vers Athènes, ils sont rapidement condamnés à mort sous prétexte de nécessité publique, et exécutés collectivement par les trois mille via la technique devenue systématique de la pistis, consistant à commettre un acte violent ensemble pour en partager la responsabilité, pour renforcer les liens collectifs, et pour justifier le bien-fondé de l'acte commis ("Le lendemain, [les Trente] convoquèrent à l'Odéon les hoplites dont les noms étaient sur la liste et les cavaliers. Critias se leva et dit : “Citoyens, nous cherchons à affermir le gouvernement, dans votre intérêt autant que dans le nôtre. Puisque vous avez part aux honneurs, vous devez aussi partager les dangers. Vous devez donc prononcer la condamnation des Eleusiens rassemblés ici, afin que vous ayez nos espérances et nos craintes”. Il leur montra alors un lieu où il leur ordonna de déposer leur suffrage à découvert. La garde spartiate était toute en armes au milieu de l'Odéon", Xénophon, Helléniques, II, 9-10). Ainsi, pour la première fois dans l'Histoire, des exécutions sont opérées non pas au nom de personnes physiques mais au nom d'une idéologie, et elles sont planifiées, méthodiques, mécaniques, industrielles ("Quand ils tinrent plus solidement l'Etat, [les Trente] n'eurent plus aucun égard pour les citoyens. Ils mirent à mort ceux qui se distinguaient par leur fortune, leur naissance ou leur réputation, afin de supprimer leurs sujets de crainte et par désir de piller les fortunes. En peu de temps, ils tuèrent au moins quinze cents personnes", Aristote, Constitution d'Athènes 35). Certains parmi les trois mille hésitent, ils sont suspectés aussitôt de traîtrise et contraints de fuir pour ne pas subir le même sort, le reste de la population fuit de même, provoquant un mouvement de foule vers les frontières, qui grossit les rangs de l'armée de Thrasybule ("Les Trente, loin de s'arrêter dans leur scélératesse, ne montrèrent plus que fureur. Ils égorgèrent soixante des plus riches étrangers pour s'emparer de leurs biens. Les massacres se renouvelant journellement, presque tous les citoyens jouissant d'une opulence s'enfuirent d'Athènes. Autolycos, qui parlait trop librement [c'est l'athlète qui a ridiculisé le Spartiate Callibios quelques mois auparavant], perdit également la vie. En un mot les citoyens les plus aimés devinrent le point de mire des Trente. Les violences dans Athènes furent telles que plus de la moitié de ses habitants l'abandonnèrent", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.5 ; "Les Trente, voyant que les citoyens athéniens exclus des trois mille aspiraient au renversement du régime, les obligèrent à s'installer au Pirée, qu'ils occupèrent avec des troupes étrangères. Ils mirent à mort tous les habitants d'Eleusis et de Salamine, accusés de favoriser les projets des exilés, ce qui incita un grand nombre à gagner le camp de Thrasybule", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.32). Parmi les exécuteurs les plus zélés, on remarque un bouleute nommé "Epicharès" (contre lequel Andocide fulminera après la chute du régime des Trente : "Et cet Epicharès, le plus scélérat des hommes, et qui s'en vante ! Il requiert contre lui-même, car il était bouleute sous le régime des Trente. Que dit en effet la stèle en face de la Boulè ? “Celui qui exercera une fonction après le renversement du régime démocratique peut être tué impunément, son meurtrier restera pur et recevra les biens du mort”. N'est-il pas vrai, Epicharès, que ton meurtrier aurait les mains pures, selon cette règle de Solon ?", Andocide, Sur les Mystères 95) et un personnage d'origine incertaine nommé "Batrachos" ("Batrachos, le plus méchant des hommes après Andocide, fut dénonciateur sous les Trente", Lysias, Contre Andocide 45 ; "S'il avait été un bon patriote, [Eratosthène] aurait dû d'abord refuser de partager une domination injuste, il aurait dû ensuite déclarer à la Boulè que toutes les accusations étaient infondées, que Batrachos et Aischylidès ["A„scul…dhj", est-ce un descendant de l'illustre tragédien homonyme "Eschyle/A„scÚloj" ?] ne dénonçaient ni n'accusaient sur des faits réels mais d'après les imputations imaginées par les Trente et controuvées pour la perte des citoyens", Lysias, Contre Eratosthène 48). Pour l'anecdote, les exécutions ont lieu sous le Pœcile, portique bordant l'agora d'Athènes, ou "stoa/sto£" en grec. Selon Diogène Laërce, Zénon de Kition au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C. fondera en ce lieu sa célèbre école philosophique justement pour méditer sur les massacres s'y étant déroulés sous les Trente, conçus comme l'expiration fatale d'un Pneuma universel, en conséquence il donnera à cette école le nom de ce portique : le "stoïcisme", ou littéralement "qui appartient à la philosophie des gens se réunissant sous le stoa/portique du Pœcile" ("[Zénon de Kition] enseignait en se promenant sous un portique appelé “Peisianakteion” [du nom de son architecte Peisianax], et aussi “Stoa Pœcile” à cause des peintures dont l'avait enrichi Polygnote. Il disait vouloir transformer en un lieu de calme et de paix ce site où les Trente avaient égorgé plus de quatorze cents citoyens. Ses élèves s'assemblaient sous ce portique pour l'entendre, de là vient leur nom de "stoïciens", qui s'est appliqué aux héritiers de leur doctrine", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres VII.5).


Quelle aide attendre pour les opposants aux Trente ?


Les gens de Samos sont restés fidèles à Athènes ("La Grèce entière, après le combat naval [d'Aigos-Potamos], abandonna le parti des Athéniens, à l'exception des habitants de Samos, qui égorgèrent les notables et se maintinrent maîtres dans leur cité", Xénophon, Helléniques, II, 2.6), mais, nous l'avons vu plus haut, Lysandre a lancé un raid contre Samos juste avant l'instauration du régime des Trente, il a subtilisé toutes les ressources de l'île, qu'il a emportées à Sparte ("Les Samiens, assiégés de tous côtés par Lysandre, voyant que leur premier refus d'accéder à ses propositions allait entraîner un assaut, convinrent de se rendre à condition que chaque homme libre pût garder un vêtement et que tout le reste fût livré. Ils sortirent de la place. Lysandre rendit la cité et tout ce qu'elle contenait aux anciens habitants, y établit dix archontes pour la garder, et renvoya les navires des coalisés chacun dans sa patrie", Xénophon, Helléniques, II, 3.6-7), à la fin de l'été -404 selon Xénophon ("Suivi des navires spartiates, [Lysandre] revint à Sparte avec les éperons des bâtiments conquis, les trières du Pirée sauf douze, les couronnes que les cités lui avaient données, quatre cent soixante-dix talents d'argent qui restaient des tributs que le prince Cyrus lui avait fournis pour la guerre, et tout ce qu'il avait gagné dans cette campagne. Il livra le tout aux Spartiates vers la fin de l'été [-404] où se termina la guerre, après une durée de vingt-huit ans et six mois", Xénophon, Helléniques, II, 3.8-9). Les Athéniens ne peuvent donc rien attendre des Samiens comme en -411. Pour l'anecdote, selon Diodore de Sicile, Gylippe l'ancien vainqueur des Athéniens en Sicile en -413 est aux côtés de Lysandre à ce moment : le second demande au premier de porter à Sparte le butin qu'il vient d'amasser à Samos, mais Gylippe tente d'en dérober une partie, son vol est découvert, il s'échappe pour ne pas subir une condamnation à mort ("[Lysandre] passa à Samos avec toutes ses forces. S'étant rendu maître de l'île, il envoya vers Sparte Gylippe, qui avait rendu à Syracuse tant de services en combattant pour elle, avec le butin amassé dans la récente bataille gagnée, qui incluait quinze cents talents d'argent. Cet argent était enfermé dans des sacs, chacun d'eux contenant une étiquette de cuir ou de parchemin qui indiquait la somme qu'il renfermait. Gylippe qui n'en savait rien ouvrit les sacs et en tira trois cents talents. Ainsi trahi par les étiquettes face aux éphores, il s'enfuit et on prononça contre lui une sentence de mort", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.106). Selon Plutarque, plus précis, Lysandre s'est rendu en Thrace après avoir conquis Samos, et c'est après cette campagne en Thrace que Gylippe a tenté de voler une partie du butin confié par Lysandre ("Après voir ainsi tout réglé à Athènes, Lysandre partit pour la Thrace. Ce qui lui restait de l'argent pris dans Athènes, des présents qu'il avait reçus, des couronnes offertes en grand nombre en hommage sa toute-puissance sur la Grèce, il l'envoya à Sparte par Gylippe, qui avait commandé en Sicile. On dit que Gylippe décousit tous les sacs par-dessous, tira de chacun une partie importante du contenu, et les recousit ensuite, sans savoir que chaque sac contenait une étiquette mentionnant la somme qu'il renfermait. Arrivé à Sparte, il cacha sous le toit de sa maison l'argent qu'il avait dérobé et remit les sacs aux éphores, en leur montrant que les cachets étaient entiers. Les éphores ayant ouvert les sacs et compté l'argent, trouvèrent que les sommes ne s'accordaient pas avec les étiquettes. Ils ne surent qu'en penser, jusqu'au moment où un esclave de Gylippe vint leur révéler la fraude de son maître en leur disant d'une manière énigmatique que “beaucoup de chouettes vivaient parmi ses céramiques”, en référence à l'image de la chouette révérée par les Athéniens et gravée sur la plupart des monnaies dérobées", Plutarque, Vie de Lysandre 16). Selon Athénée de Naucratis, Gylippe meurt en exil, à une date inconnue ("On dit que Gylippe, qui avait délivré Syracuse, fut condamné par les éphores pour avoir détourné une partie de l'argent de Lysandre, et qu'il se laissa mourir de faim, en se résignant avec fermeté à son sort", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VI.24).


Les Athéniens ne doivent pas attendre davantage d'Alcibiade, qui trouve la mort à l'occasion d'un énième projet de renversement d'alliances. Darius II vient de mourir. Son fils aîné Arsakès est monté sur le trône, devenant le nouveau Grand Roi de Perse sous le nom d'"Artaxerxès II". Le prince Cyrus, frère cadet d'Arsakès/Artaxerxès II, rêve de le renverser et d'accaparer la couronne, il prépare déjà ce que la postérité désignera comme l'"anabase de Cyrus", putsch combiné avec un contingent de Grecs mercenaires - les Dix Mille - parmi lesquels se réfugiera Xénophon après la chute des Trente. Alcibiade a délaissé le continent européen, la péninsule de Chersonèse où nous l'avons vu pour la dernière fois en -405, juste avant la bataille d'Aigos Potamos, il vit désormais sur le continent asiatique, en Phrygie hellespontique, où il jouit de la protection du satrape local Pharnabaze ("Après la défaite des Athéniens [à Aigos-Potamos], Alcibiade ne se jugea plus en sûreté où il était : il se retira dans le fond de la Thrace, au-dessus de la Propontide, espérant pouvoir y cacher sa fortune. Mais il se trompait. Quand les Thraces s'aperçurent qu'il y était venu avec beaucoup d'argent, ils lui tendirent des embuscades, ils lui enlevèrent les richesses qu'il avait apportées sans toutefois réussir à le prendre lui-même. Alcibiade, ne voyant aucun lieu sûr pour lui dans la Grèce à cause de la puissance des Spartiates, passa en Asie, chez Pharnabaze, et le charma tellement par la douceur de ses manières, que bientôt il tint le premier rang dans son amitié. Ce satrape lui céda la place fortifiée de Grynion en Phrygie, dont il tira cinquante talents de revenu", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.8). Alcibiade calcule qu'il pourrait s'attirer l'amitié du nouveau Grand Roi Artaxerxès II en lui révélant les préparatifs de putsch de son frère Cyrus, et ensuite, grâce à l'amitié et les fonds d'Artaxerxès II, dresser une nouvelle grande armée contre les Spartiates et revenir en conquérant dans sa patrie Athènes ("[Alcibiade] ne pouvait souffrir qu'Athènes fût vaincue et asservie à Sparte, il voulut affranchir sa patrie. Conscient qu'il ne pouvait réaliser ce projet sans le Grand Roi de Perse, il désira en faire son ami, ne doutant pas de le séduire dès qu'il l'aborderait. Il apprit que son frère Cyrus se préparait secrètement à batailler contre lui avec l'aide des Spartiates : il pensa qu'en lui révélant ce complot il acquerrait une grande faveur auprès de lui", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.8). Ce calcul, comme tous les précédents d'Alcibiade, n'a aucun sens. D'abord parce qu'Artaxerxès II est certainement déjà informé des préparatifs de son frère Cyrus contre lui, Artaxerxès II n'a pas besoin d'un Alcibiade pour connaître les affaires de l'Empire perse, il a assez d'espions et de courtisans pour cela. Ensuite parce qu'Alcibiade, pour le Grand Roi de Perse, est insignifiant, un simple intrigant d'un peuple périphérique qui a certes malmené les troupes perses dans plusieurs combats entre -411 et -406, mais qui n'a jamais menacé vraiment la puissance ou la stabilité de l'Empire perse, comme avant lui Thémistocle ou Cimon ou Périclès. Enfin parce que la réputation de déloyauté d'Alcibiade le précède, et lui nuit : on devine aisément que Tissapherne le satrape de Lydie garde rancune de ses multiples revirements, et le considère au mieux comme un clown à agiter devant Pharnabaze, au pire comme un importun à éliminer, on devine aussi aisément que Pharnabaze, en dépit de son hospitalité de façade, garde autant rancune de la bataille de Cyzique en -410, et le considère au mieux comme un importun à éliminer, au pire comme un clown à agiter devant Tissapherne. Les Trente précipitent sa fin. Ils envoient un message au Spartiate Lysandre pour le prier d'empêcher Alcibiade de revenir à Athènes. Lysandre se tourne vers Pharnabaze pour l'inciter à se débarrasser d'Alcibiade, en lui rappelant que beaucoup de mercenaires du prince Cyrus sont Spartiates, et que laisser Alcibiade dénoncer le prince Cyrus à Artaxerxès II équivaut à menacer la vie de ces Spartiates. Les auteurs anciens diffèrent sur la suite. Selon Cornélius Népos, Pharnabaze craint à la fois de déplaire à Lysandre et d'être puni par Artaxerxès II, il organise donc l'assassinat d'Alcibiade, qui réussit à échapper à l'incendie provoqué par ses poursuivants, mais pas à leurs flèches ("Pendant qu'[Alcibiade] méditait ce projet et qu'il demandait à Pharnabaze un sauf-conduit pour aller vers le Grand Roi [pour lui révéler la rébellion que prépare le prince Cyrus], Critias et les autres tyrans d'Athènes dépêchèrent des messagers vers Lysandre en Asie pour l'aviser que, s'il laissait Alcibiade en vie, le gouvernement qu'il avait favorisé dans Athènes ne subsisterait pas, et qu'il devait donc chasser Alcibiade s'il voulait que son ouvrage durât. Convaincu par cet avis, le Spartiate résolut de presser Pharnabaze, il lui déclara que les relations entre le Grand Roi et les Spartiates cesseraient s'il ne livrait pas Alcibiade mort ou vif. Ainsi menacé, le satrape jugea plus utile de trahir son hôte qu'affaiblir la puissance du Grand Roi, il chargea donc Sysamithrès et Bagoas d'aller tuer Alcibiade qui préparait son voyage depuis la Phrygie vers la Cour de Perse. Ces envoyés donnent secrètement aux voisins d'Alcibiade l'ordre de l'assassiner. Ceux-ci, n'osant pas l'attaquer par le fer, entassèrent du bois pendant la nuit autour de la cabane où il reposait et l'incendièrent, afin que pérît dans les flammes cet homme qu'ils s'estimaient incapables d'affronter directement. Eveillé par le bruit du feu, sans arme, Alcibiade attrapa l'épée de son ami, un Arcadien qui logeait avec lui et qui refusait de le quitter, et lui ordonna de le suivre, il prit tous les vêtements qu'il trouva et se jeta contre les flammes. Mais les barbares à distance le virent s'échapper de l'incendie et le tuèrent à coups de traits", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.9). Selon Diodore de Sicile, Pharnabaze ordonne l'exécution d'Alcibiade non pas pour obéir à Lysandre, mais pour être le premier à avertir Artaxerxès II des préparatifs de putsch du prince Cyrus, Alcibiade tente de trouver de l'aide auprès du satrape de Paphlagonie, mais il est tué avant de passer la frontière de Phrygie hellespontique, de la même façon que le raconte Cornélius Népos ("Ephore dit dans son livre XVII que le prince Cyrus s'entendit en secret avec les Spartiates pour préparer la guerre contre son frère Artaxerxès II. Instruit de ce projet, Alcibiade alla trouver Pharnabaze, et après lui avoir appris tous les détails de la conspiration il le pria de lui donner un sauf-conduit pour se rendre auprès d'Artaxerxès II, désirant être le premier à dénoncer au Grand Roi la trame du complot. Pharnabaze, après avoir écouté Alcibiade, voulut s'approprier le mérite de cette dénonciation et envoya en conséquence des messagers pour la porter au Grand Roi. Alcibiade, n'arrivant pas à obtenir le sauf-conduit de Pharnabaze, voulut tenter sa chance auprès du satrape de Paphlagonie. Pharnabaze, craignant que le Grand Roi apprît ainsi la vérité, dépêcha des hommes pour tuer Alcibiade en route. Ceux-ci le rattrapèrent dans un village de Phrygie où il s'était arrêté. Pendant la nuit ils entourèrent la maison d'un amas de bois auquel ils mirent le feu. Alcibiade chercha d'abord à se défendre, mais atteint par les flammes et accablé des flèches qui furent lancées sur lui il rendit la vie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.11 ; Polyen rapporte un épisode énigmatique où Alcibiade est poursuivi par Tiribaze, le futur successeur de Tissapherne comme satrape de Lydie : peut-être que cet épisode se rapporte à la fin de vie d'Alcibiade, Tiribaze étant à cette époque un auxiliaire de Tissapherne ou de Pharnabaze ["Alcibiade fuyait sur un chemin unique devant Tiribaze, quand il s'arrêta Tiribaze refusait le combat, et quand il reprenait sa marche Tiribaze le harcelait. Alcibiade fit halte une nuit, coupa beaucoup de bois, qu'il entassa et incendia, puis il partit. En voyant ce feu, les barbares crurent que le Grec stationnait là. Quand ils comprirent qu'il était parti, ils voulurent le poursuivre, mais, le feu s'étant propagé à tout le chemin, ils ne purent pas aller plus loin", Polyen, Stratagèmes, I, 40.8] ?). Selon Justin, moins crédible, Alcibiade est tué par des hommes envoyés non pas par le Perse Pharnabaze, mais directement par les Trente ("Craignant qu'Alcibiade se rendît de nouveau maître d'Athènes sous prétexte d'en briser ses fers, [les Trente] le choisirent comme première victime : ils envoyèrent à la hâte des meurtriers tandis qu'il se rendait vers Artaxerxès II le Grand Roi de Perse, ceux-ci le rattrapèrent et, n'osant l'attaquer frontalement, le brûlèrent vif dans la maison où il reposait", Justin, Histoire V.8). Peu importe. Nous avons suffisamment exprimé tout le mal que nous pensons de ce personnage dans nos paragraphes précédents pour perdre davantage de temps, comme ses derniers thuriféraires en l'an 2000, à essayer de trouver où il est mort, comment il est mort, par qui il est mort. Retenons simplement que sa disparition minable et quasi anonyme dans la rubrique des faits divers, quelque part en Phrygie hellespontique durant l'hiver -404/-403, est la juste récompense que l'Histoire lui a réservé en retour de ses magouilles qui ont ruiné la Grèce pendant un quart de siècle. Critias et ses amis ont pu craindre son retour pendant un temps, mais cette crainte était infondée, car dans le camp de Thrasybule personne ne souhaitait son retour. Alcibiade est mort, personne ne le regrette et personne ne le regrettera, exceptés sa pute du moment et, plus tard, l'Empereur Hadrien un jour de fatigue ("[Les meurtriers d'Alcibiade] portèrent sa tête à Pharnabaze. Une femme qui vivait avec lui couvrit son corps de sa robe, et incinéra son cadavre par les mêmes flammes qu'on avait préparées pour le dévorer vivant", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VII.9 ; "Alcibiade traînait toujours derrière lui deux autres prostituées : Damasandra la mère de la jeune Laïs, et Theodoté. C'est cette dernière qui organisa ses funérailles à Melissé en Phrygie [site non localisé], quand il mourut victime de la trahison de Pharnabaze. J'ai personnellement vu la tombe d'Alcibiade à Melissé, un jour que j'allais de Synnada à Métropolis. Tous les ans, on y sacrifie un bœuf, par la volonté du noble Empereur Hadrien, qui a dressé sur cette tombe une statue d'Alcibiade en marbre de Paros", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes, XIII.34).


Argos, et surtout Thèbes, offrent leur soutien. Les Thébains vont jusqu'à décréter que tout Athénien fuyant la dictature des Trente devra être accueilli, et que tout Grec qui refusera l'asile aux Athéniens en fuite sera condamné ("[Les Spartiates] décrétèrent que les émigrés d'Athènes devraient être arrêtés dans toute la Grèce et livrés aux Trente, que quiconque s'opposerait à l'exécution de ce décret serait passible d'une amende de cinq talents. Bien que cette mesure fût totalement inique, les cités, redoutant le pouvoir des Spartiates, se soumirent. Mais les Argiens, révoltés par la cruauté des Spartiates, furent les premiers qui saisis de compassion accueillirent avec bienveillance les réfugiés. Les Thébains agirent de même, en décrétant que tout individu voyant arrêter un réfugié et ne lui portant pas assistance serait condamné", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.6 ; "[Lysandre] fut encore plus irrité en apprenant que [les Thébains] avaient les premiers fourni aux Athéniens des moyens de recouvrer leur liberté en brisant le joug des Trente. Lysandre avait établi ces derniers dans Athènes, et les Spartiates les avaient rendus plus puissants et plus redoutables en décrétant que ceux qui s'enfuiraient d'Athènes devraient être capturés partout où on les trouverait et ramenés dans leur cité, et que quiconque s'opposerait à ce décret serait traité en ennemi de Sparte. Les Thébains répondirent à ce décret par un autre plus conforme à la conduite d'Héraclès et de Dionysos : il disait que toutes les cités et toutes les maisons de Béotie seraient ouvertes aux Athéniens qui viendraient y demander un asile, que tout Thébain qui refuserait assistance à un fugitif serait condamné à payer une amende d'un talent, et que si quiconque passait par la Béotie pour porter les armes contre les tyrans d'Athènes les Thébains feindraient ne rien voir et ne rien entendre. Non seulement ils adoptèrent ce décret plein d'humanité et si digne de la Grèce, mais encore ils le soutinrent par leurs actions, car ce fut de Thèbes que partirent Thrasybule et les autres bannis pour aller s'emparer de Phylè, les Thébains leur fournirent armes et argent, et toute la logistique pour mener leur entreprise sans être découverts. Tels furent les motifs qui déterminèrent Lysandre à se déclarer contre les Thébains", Plutarque, Vie de Lysandre 27). Lysias, qui a réussi à s'évader, nous l'avons vu plus haut, bénéficie de ce décret en se réfugiant chez le Thébain Kèphisodotos père de Phérénikos, d'où il aide activement l'armée de Thrasybule, logistiquement et financièrement ("Après la bataille navale d'Aigos Potamos, qui fut suivie par la domination des Trente sur la cité, [Lysias] dut s'expatrier pendant sept ans. Dépouillé de ses biens, il vit périr son frère aîné Polémarchos. Il s'échappa par une porte à l'arrière de la maison où on le retenait avant son exécution, et il se retira à Mégare. Quand les exilés qui avaient pris Phylè voulurent rentrer dans Athènes, Lysias contribua grandement à leur projet en leur fournissant deux mille drachmes et deux cents boucliers, il paya les trois cents soldats recrutés par Herman ["Erm©n" : est-ce une corruption d'"Hermon/Ermwn" graphiquement proche, le commandant de la garnison de Munichie qui a participé à l'assaut contre le bunker d'Eétionéia aux côtés de Théramène et d'Aristocratès en -411 selon une incidence de Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.92, puis qui a commandé la garnison de Pylos en -410/-409 selon le document 375 du volume I/3 des Inscriptions grecques ?], il persuada aussi son hôte Thrasylaios d'Elis d'apporter deux talents aux rebelles", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Lysias 3 ; "[Les Athéniens] s'exilèrent à Argos et à Thèbes. Ils y trouvèrent non seulement un refuge, mais encore l'espoir de recouvrer leur patrie. Parmi eux se trouvait Thrasybule, homme d'une naissance illustre et d'un esprit entreprenant qui résolut d'affronter la mort pour sa patrie et pour le salut commun en s'emparant de la place forte de Phylè à la frontière de l'Attique, à la tête de ses compagnons d'exil et avec le soutien de plusieurs cités touchées par ses malheurs. Isménias, le premier citoyen de Thèbes, ne pouvant disposer en leur faveur des forces de sa cité, les aida en secret par ses propres moyens, et l'orateur Lysias alors banni de Syracuse leva à ses frais cinq cents soldats pour délivrer la mère commune de l'éloquence", Justin, Histoire V.9). Thèbes devient la base arrière de la révolte, l'arsenal de la résistance, ce qui lui causera beaucoup de soucis plus tard face à Sparte.


A l'intérieur de la ville, quelques Athéniens courageux résistent. Le plus illustre d'entre eux est Socrate, qui se dresse avec autant de raison que d'ironie, et de réel courage, contre son ancien élève Critias ("Socrate n'approuvait pas le régime démocratique athénien, qui lui paraissait un mélange de tyrannie et de monarchie, pour cela il n'apporta pas son suffrage à la condamnation des dix stratèges que les Athéniens livrèrent à la mort [en -406]. Il refusa aussi courageusement de s'associer aux crimes des Trente", Elien, Histoires diverses III.17 ; "On raconte que Socrate, voyant que les Trente exécutaient les notables et traquaient les riches, dit à Antisthène [fondateur de école cynique, futur maître de Diogène] qu'il rencontra : “N'es-tu pas fâché que nous n'ayons rien fait de grand ni de mémorable dans notre vie, que nous ne soyons pas des rois célèbres comme Atrée, Thyeste, Agamemnon, Egisthe dont les tragédies déplorent les malheurs, l'assassinat ou les méchants convives, et qu'aucun poète tragique n'a le courage ni le culot d'introduire dans un drame des gens qu'on égorge comme des porcs ?”", Elien, Histoires diverses II.11). Dans un long passage de ses Mémorables, Xénophon rapporte un dialogue très tendu entre Socrate et Chariclès, au terme duquel Socrate ne garde la vie sauve que grâce à la position ambiguë de Critias qui, en même temps, tel un adolescent attardé, jubile de prendre sa revanche sur son ancien maître en lui signifiant être désormais supérieur à lui dans la hiérarchie politique, mais rechigne à le condamner à mort parce qu'au fond il sent bien que Socrate le domine toujours en intelligence, et que la postérité inclinera du côté de Socrate et non pas du côté des Trente ("Les Trente exécutaient beaucoup d'honnêtes citoyens et en poussaient beaucoup d'autres dans l'injustice, Socrate déclara “trouver étrange qu'un bouvier affaiblissant son troupeau en réduisant le nombre et l'opulence de ses bœufs est jugé mauvais, tandis que l'homme affaiblissant l'Etat en diminuant le nombre et la vertu des citoyens se croit bon”. Ce propos fut rapporté à Critias et Chariclès, qui convoquèrent Socrate pour lui montrer la loi lui interdisant d'enseigner à la jeunesse [c'est la loi interdisant les écoles sophistiques dont nous avons parlé précédemment]. Socrate leur demanda s'il pouvait les interroger sur les points obscurs de cette loi. Ils répondirent oui. “Eh bien, je veux obéir à cette loi, je ne voudrais pas la violer involontairement, j'ai donc besoin de vos lumières. Interdisez-vous la technique du Logos parce qu'elle touche au juste, ou parce qu'elle touche au faux ? Dans le premier cas cela signifie taire le juste, dans le second cas cela signifie essayer de parler vrai.” Chariclès s'emporta : “Puisque tu ne comprends pas, Socrate, nous te l'exprimons plus directement : nous te défendons absolument d'enseigner aux jeunes gens”. “Très bien, reprit Socrate, je ne veux pas chicaner ni désobéir. Dites-moi à quel âge un jeune homme devient un homme ?” “A l'âge de la sagesse, quand il peut devenir bouleute, répondit Chariclès, ne parle donc pas aux moins de trente ans.” “Mais si je veux acheter quelque chose à un vendeur de moins de trente ans, demanda Socrate, puis-je lui en demander le prix ?” “Tu peux lui poser ce genre de question, répondit Chariclès, mais tu ne dois plus lui adresser les autres questions que tu as l'habitude de poser.” “Puis-je répondre à un jeune homme qui me demande si je sais où habite Chariclès, ou bien où se trouve Critias ?” “Oui, tu peux répondre à ces questions-là”, dit Chariclès. Alors Critias intervint : “Je vais te dire de quoi tu devras t'abstenir : renonce aux cordonniers, aux charpentiers, aux forgerons, que tu as épuisé avec tes discours”. “Alors, dit Socrate, je dois renoncer à la justice, à la vertu et au reste ?” “Oui, par Zeus, dit Chariclès, et aussi aux bouviers, sinon tu risques d'être parmi les bœufs diminuant le nombre du troupeau.” Cette dernière réplique prouva qu'ils étaient informés du propos sur les bœufs, cause de leur irritation contre Socrate", Xénophon, Mémorables, I, 2.32-38).


Mais l'aide la plus efficace pour Thrasybule, paradoxalement, ne se trouve pas à Samos, ou dans Alcibiade, ou chez les Argiens et les Thébains, ou dans les résistants intérieurs comme Socrate, elle se trouve dans les meneurs des Trente, dont les mesures totalitaires contraignantes, tel le STO en 1943, précipitent une grande partie de la population vers le maquis. Nous avons vu que l'armée libre de Thrasybule ne comptait qu'une cinquantaine d'hommes quand elle a quitté Thèbes pour venir prendre position à Phylè, nous avons vu qu'elle s'est gonflé jusqu'à sept cents hommes durant l'hiver -404/-403 quand la milice de Lysimachos a tenté d'intervenir à Phylè, avant d'être empêchée par la neige : désormais, fin de l'hiver -404/-403, les effectifs de Thrasybule sont suffisamment importants pour que celui-ci, laissant une partie à Phylè, s'avance avec l'autre partie constituée de mille deux cents hommes vers Acharnes, où sont stationnés les Spartiates réclamés quelques mois plus tôt par les Trente. Thrasybule refoule les Spartiates dans Athènes ("[Les Spartiates] vinrent camper en rase campagne près du dème d'Acharnes. Thrasybule laissa dans la place [de Phylè] une garnison suffisante, s'avança avec douze cents exilés, et vint à l'improviste attaquer nuitamment le camp des ennemis. Il en tua un grand nombre et répandit la terreur parmi le reste de l'armée, qu'il refoula dans Athènes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.32-33). Puis il prend position au Pirée ("Thrasybule, prenant avec lui les gens de Phylè, dont le nombre dépassait maintenant le millier, arriva de nuit au Pirée", Xénophon, Helléniques, II, 4.10). Les Trente se précipitent avec la cavalerie de Lysimachos ("Dès que les Trente reçurent la nouvelle, ils mobilisèrent en armes les troupes spartiates, la cavalerie et les hoplites, et se portèrent sur la grande route aux chariots qui conduit au Pirée", Xénophon, Helléniques, II, 4.10). Thrasybule se replie vers Munichie ("Ceux de Phylè essayèrent d'abord de les repousser. Mais comme l'étendue de l'enceinte exigeait une garde excédant leurs effectifs, ils se retirèrent tous à Munichie", Xénophon, Helléniques, II, 4.11). Les forces des Trente l'y suivent ("Ceux de la ville vinrent se ranger sur l'agora d'Hippodamos de façon à remplir la route conduisant au temple d'Artémis de Munichie et au Bendideion [sanctuaire de la déesse thrace Bendis, comme nous l'avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Nicias], sur cinquante boucliers de profondeur. Ainsi formés, ils se mirent à monter. Ceux de Phylè remplirent aussi la route de leur côté, sur dix hoplites de profondeur seulement, mais suivis par les peltastes et les archers armés légèrement, par les frondeurs, et par un grand nombre de gens de l'endroit venus se joindre à eux", Xénophon, Helléniques, II, 4.11-12). Thrasybule accepte le combat. Il harangue ses troupes, qui bénéficient de l'avantage du terrain (ils sont en position dominante, alors que les forces des Trente sont sur la route en contrebas : "L'ennemi se mit en mouvement. Thrasybule ordonna alors aux siens de déposer leurs boucliers, lui-même déposa le sien et ne conserva que ses autres armes, puis il se plaça au milieu de ses troupes et leur adressa ces paroles : “Citoyens, je veux apprendre aux uns et rappeler aux autres que l'aile droite des assaillants se compose des troupes que vous avez mises en déroute et poursuivies il y a cinq jours. Quant à l'extrémité de l'aile gauche, elle renferme ces Trente qui, malgré notre innocence, nous ont privés de notre patrie, chassés de nos demeures, et qui ont proscrit nos amis les plus chers. Ils se trouvent aujourd'hui dans une situation qu'ils n'avaient pas prévue et que nous avons toujours désirée. Nous avons des armes et nous leur faisons face, et les dieux qui les ont vus se saisir de nous pendant nos repas, pendant notre sommeil, sur l'agora, sans que nous leur ayons causé le moindre tort et sans que notre comportement ait motivé notre exil, les dieux combattront pour nous […] : ils nous ont amenés aujourd'hui sur un terrain où nos adversaires forcés de monter ne peuvent nous envoyer ni javelots ni flèches, tandis que nous-mêmes en lançant du haut en bas des piques, des javelots et des pierres, nous sommes sûrs de les atteindre et d'en blesser un grand nombre. Et que personne ne croie que seuls les premiers rangs combattront à avantage égal : si vous lancez vos traits dès maintenant avec l'ardeur qui convient, aucun d'entre vous ne manquera un des hommes dont la route est pleine, ils seront forcés pour se protéger de se couvrir de leurs boucliers en permanence, de sorte que nous pourrons frapper à notre gré comme sur des aveugles et les disperser en les chargeant", Xénophon, Helléniques, II, 4.12-16), et se lance à l'assaut. Il trouve la mort dans l'affrontement. Du côté des Trente, Critias, Charmide et Hippomachos sont aussi tués ("[Thrasybule] s'élança le premier, comme emporté par la destinée, fondit sur les ennemis et tomba : il est enterré au passage du Céphise. Les autres furent vainqueurs et s'avancèrent jusqu'à la plaine. Deux des Trente, Critias et Hippomachos, furent tués, ainsi que Charmide fils de Glaucon l'un des dix commandants du Pirée, et environ soixante-dix hommes de troupe. Les vainqueurs s'emparèrent des armes, mais laissèrent les chitons à leurs concitoyens défunts. Les morts furent rendus en vertu d'une trêve", Xénophon, Helléniques, II, 4.19). Un scholiaste anonyme, en regard du paragraphe 39 du discours Contre Ctésiphon d'Eschine qui vante la concertation entre magistrats favorisant l'unité de la loi, révèle que Critias sera enterré on-ne-sait-où par des admirateurs, qui orneront sa tombe d'un personnage incarnant le régime des Trente et portant un flambeau pour brûler la démocratie, avec l'épitaphe : "En souvenir des hommes valeureux qui, pour un temps, continrent l'hybris du maudit démon ["kat£raton dÁmon"] des Athéniens".


Pour les Trente survivants, c'est une catastrophe. Les trois mille commencent à comprendre qu'ils ont misé sur le mauvais cheval. Les plus compromis s'accrochent à la nécessité de maintenir le régime coûte que coûte, les autres estiment qu'il est temps de passer à autre chose. Ces derniers obtiennent l'élection de dix nouveaux responsables en remplacement des Trente, seuls Pheidon et Eratosthène échappent à la disgrâce en étant nommés parmi ces dix ("Le lendemain, les Trente humiliés et abandonnés vinrent s'asseoir dans la Boulè. Les trois mille, chacun à la place qu'il occupait, s'entre-déchirèrent. Ceux qui avaient commis des violences et qui craignaient pour eux-mêmes soutinrent avec feu qu'on ne devait pas céder lâchement aux gens du Pirée, tandis que ceux qui n'avaient commis aucune injustice réfléchirent et signifièrent aux autres que les calamités avaient assez duré, ajoutant qu'on ne devait plus obéir aux Trente ni les laisser perdre la ville. Finalement, on décréta de les déposer et de choisir dix autres chefs, un par tribu", Xénophon, Helléniques, II, 4.23, "Quand les exilés se saisirent du Pirée, la dissension apparut en ville. Les deux partis réfléchirent au moyen de rapprocher les citoyens, chacun espérant que les choses pourraient s'arranger selon son vœu. Ceux du Pirée vainqueurs laissèrent aller les vaincus qui, rentrés en ville, chassèrent les Trente sauf Pheidon et Eratosthène, et nommèrent à leur tête des gens qu'ils croyaient détester les tyrans et chérir les citoyens du Pirée", Lysias, Contre Eratosthène 53-54 ; "Quand les gens de Phylè eurent occupé Munichie et eurent vaincu en bataille rangée ceux qui s'étaient portés contre eux avec les Trente, les gens de la ville, de retour après l'engagement, se réunirent le lendemain sur l'agora et renversèrent les Trente. Ils désignèrent dix citoyens avec pleins pouvoirs pour mettre fin à la guerre", Aristote, Constitution d'Athènes 38). Les autres Trente plus compromis et leurs partisans les plus acharnés partent se réfugier à Eleusis dont ils ont massacré les habitants peu de temps avant, tandis que la cavalerie reste à Athènes dont elle continue la garde ("Les Trente se réfugièrent à Eleusis. Dans la ville, les dix s'occupèrent avec les hipparques [Xénophon écrit bien "les hipparques/†pparcoi" au pluriel et non pas "l'hipparque/†pparcoj" au singulier, il désigne donc Lysimachos et un autre chef : cet autre chef est-il lui-même, qui a reçu une promotion officielle pour son engagement au service des Trente, ou qui s'octroie ce grade d'hipparque dans son récit parce qu'il juge le mériter ?] de calmer les esprits troublés et défiants. Les cavaliers passaient la nuit dans l'Odéon avec leurs boucliers et leurs chevaux, et méfiants ils montaient la garde le long des fortifications depuis le soir jusqu'au matin puis reprenaient leurs chevaux, craignant continuellement une attaque soudaine en provenance du Pirée", Xénophon, Helléniques, II, 4.24) : autrement dit, telle la Milice de Vichy qui se soumettra aux représentants improvisés de la France Libre en août 1944 avant l'arrivée imminente des authentiques Français Libres de la 2ème DB dans l'espoir de convaincre ces derniers qu'elle sera indispensable au maintien de l'ordre, la cavalerie a rallié la dizaine de dirigeants nouvellement élus, avec lesquels elle espère encore garder le pouvoir qu'elle a acquis aux côtés des Trente. On remarque que l'armée démocratique voit affluer de plus en plus de gens vers elle criant : "Vive Thrasybule !", les mêmes qui, quelques mois, quelques jours plus tôt, criaient toujours : "Vive Critias !" ("[Les démocrates], devenus nombreux et recrutés de toutes parts, se fabriquèrent des boucliers de bois ou d'osier et les blanchirent. Au bout de dix jours, après avoir garanti l'isotélie ["„sotšleia", reconnaissance de citoyenneté] à tous ceux qui combattraient avec eux, même aux étrangers, ils sortirent avec un grand nombre d'hoplites et de gymnètes ["gumn»j", soldat auxiliaire armé à la légère], et environ soixante-dix cavaliers. Ils fourragèrent, ramassèrent du bois et des fruits, et reviennent passer la nuit au Pirée", Xénophon, Helléniques, II, 4.25). Des tensions apparaissent parmi les cavaliers, les uns très exposés comme Lysimachos sachant qu'ils ont tout à perdre si les démocrates reviennent au pouvoir, les autres plus discrets, moins compromis, aspirant à retourner leur veste tant qu'ils peuvent encore le faire en ralliant le camp de l'armée démocratique ("Personne ne sortait en armes de la ville, excepté de temps en temps les cavaliers qui tombaient sur les maraudeurs du Pirée et maltraitaient leur troupe. Ils croisèrent un jour des gens d'Aixonè [dème de la paralie, à une quinzaine de kilomètres au sud d'Athènes] qui se rendaient dans leurs terres pour chercher des provisions. L'hipparque Lysimachos les égorgea, malgré les supplications et la vive indignation de beaucoup de cavaliers. En représailles, ceux du Pirée mirent à mort le cavalier Callistratos, de la tribu Léontide, qu'ils avaient capturé dans la campagne", Xénophon, Helléniques, II, 4.26-27).


Mais la situation n'évolue pas car les nouveaux dirigeants dans Athènes cherchent à prolonger le régime des Trente en s'enrichissant ("Mais quand Pheidon qui avait été un des Trente, Hippoclès, Epicharès de Lamptres et d'autres qui avaient paru des opposants à Chariclès et à Critias, furent nommés pour devenir les nouveaux maîtres défendant les intérêts des citoyens de la ville contre ceux du Pirée, ils montrèrent clairement que ce n'était pas à cause de ceux du Pirée ni des victimes de l'injustice qu'ils étaient divisés entre eux, mais à cause de l'envie qu'ils portaient aux plus puissants et aux plus riches. Maîtres dans Athènes, ils persécutèrent également les Trente qui vous avaient accablés de maux, et vous qui les aviez soufferts", Lysias, Contre Eratosthène 55-57), soutenus par les cavaliers jusqu'au-boutistes comme Lysimachos qui n'ont plus rien à perdre ("Mais après leur entrée en fonction, [les dix] ne firent rien de ce pour quoi ils avaient été élus, au contraire ils envoyèrent une ambassade à Sparte pour solliciter du secours et un emprunt. Comme les citoyens supportèrent difficilement ces actes, les dix, craignant d'être renversés et voulant effrayer [ceux du Pirée] arrêtèrent et mirent à mort Démarétos, l'un des principaux citoyens. Ils tinrent fermement le pouvoir avec l'aide de Callibios, des Péloponnésiens présents, et aussi de certains des cavaliers, car c'était parmi eux qu'on trouvait le plus de citoyens hostiles au retour de ceux de Phylè", Aristote, Constitution d'Athènes 38). Sparte apparaît comme seul médiateur possible : les Trente réfugiés à Eleusis envoient une délégation, les trois mille aussi, qui doutent de plus en plus de la volonté des dix hommes qu'ils ont élus à affaiblir la déferlante démocratique en provenance du Pirée ("Des députés furent envoyés à Sparte d'Eleusis par les Trente, et de la ville par les citoyens inscrits sur la liste, pour demander du secours sous prétexte que le peuple s'était soulevé contre les Spartiates", Xénophon, Helléniques, II, 4.28 ; "On doit s'indigner contre Pheidon parce qu'ayant été choisi pour vous réconcilier et pour vous ramener dans votre patrie, il a tenu la même conduite qu'Eratosthène [Pheidon et Eratosthène, nous venons de le dire, sont les deux seuls Trente à n'avoir pas été chassés d'Athènes, et à avoir été nommés parmi les dix] : il a poursuivi les méchants en même temps qu'il vous a fermé les portes de la cité dont vous étiez injustement exclus, il s'est rendu chez les Spartiates pour leur conseiller de marcher contre la ville en leur disant qu'elle risquait de devenir dépendante de la Béotie et en avançant toutes les raisons susceptibles de les persuader, et n'ayant pu obtenir gain de cause parce que les sacrifices étaient contraires et parce qu'ils ne voulaient pas reprendre les armes il leur emprunta cent talents pour pouvoir acheter des secours et il leur demanda l'intervention de Lysandre, ce stratège spartiate aussi zélé pour l'oligarchie que malintentionné pour notre cité, et surtout ennemi mortel de ceux du Pirée", Lysias, Contre Eratosthène 58-59). Les autorités spartiates refusent d'intervenir dans cette ultime péripétie de la dictature des Trente, à laquelle, insistons une fois de plus, ils n'ont nullement participé, ils acceptent néanmoins de laisser leur stratège Lysandre intervenir comme arbitre. Ce dernier vient devant Le Pirée avec une importante force terrestre et navale ("Lysandre, estimant impossible de forcer ceux du Pirée en les assiégeant par terre et par mer et en leur coupant les vivres, obtint que cent talents fussent consacrés pour cette expédition et sa nomination comme harmoste à la tête des troupes de terre, et celle de son frère Libys comme navarque. Il partit pour Eleusis après avoir réuni un grand nombre d'hoplites péloponnésiens. Le navarque veilla par mer à empêcher l'arrivée de vivres aux assiégés. Les gens du Pirée furent bientôt dans la détresse, et ceux de la ville relevèrent la tête à l'arrivée de Lysandre", Xénophon, Helléniques, II, 4.28-29 : "Les citoyens restés dans Athènes déposèrent les Trente, les expulsèrent, et revêtirent dix hommes de l'autorité souveraine, espérant ainsi pouvoir terminer la guerre à l'amiable. Mais à peine installés ces dix magistrats, peu soucieux des intérêts de l'Etat, agirent comme des tyrans et amenèrent de Sparte quarante navires et une troupe de mille soldats sous les ordres de Lysandre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.33). Mais les démocrates trouvent un allié de poids dans le roi agiade Pausanias Ier, qui n'aime pas Lysandre et vient également au Pirée pour lui mettre des bâtons dans les roues et l'empêcher de grossir encore sa gloire ("Telle était la situation, quand Pausanias Ier, jaloux de Lysandre et craignant qu'en cas de succès celui-ci acquît une grand considération et réduisît Athènes sous sa domination personnelle, gagna trois des éphores, et sortit avec la garnison", Xénophon, Helléniques, II, 4.29). Pour l'anecdote, on note que les Thébains sont définitivement devenus des adversaires de Sparte : ils refusent d'intervenir aux côtés des Spartiates pour les aider à écraser l'armée démocratique athénienne ("[Les Spartiates] furent suivis par tous les coalisés, sauf les Béotiens et les Corinthiens. Ceux-ci déclarèrent qu'ils ne voulaient pas trahir leurs serments en marchant contre les Athéniens qui n'avaient nullement violé les traités, mais au fond ils agissaient ainsi parce qu'ils redoutaient que les Spartiates s'appropriassent et s'assujettissent le territoire athénien", Xénophon, Helléniques, II, 4.30). Maintenant qu'Athènes a perdu l'hégémonie sur la Grèce, Thèbes rêve de la remplacer contre Sparte, ce qu'elle fera bientôt derrière Epaminondas, jusqu'à l'entrée en scène des outsiders macédoniens. Dans Athènes pendant ce temps, les dix sont destitués et remplacés par d'autres hommes plus favorables à la négociation ("Mais quand les démocrates du Pirée et de Munichie l'emportèrent à la guerre, on destitua les dix élus et on nomma dix autres citoyens considérés comme les plus honnêtes. Ce fut sous leur magistrature, avec leur aide et leur appui, que fut conclu l'accord et que le parti démocratique revint à Athènes. Les principaux d'entre eux étaient Rhinon de Paiania et Phayllos d'Achedonsios. Avant l'arrivée de Pausanias Ier, ceux-ci étaient entrés en négociation avec les gens du Pirée, et après son arrivée ils travaillèrent avec zèle et en accord avec eux au retour du peuple", Aristote, Constitution d'Athènes 38). Pausanias Ier simule un premier assaut, pour la forme ("Pausanias Ier plaça son camp près du Pirée, dans l'endroit nommé “Alipedo” ["Alipšdw"/la Plaine salée"]. Il commandait l'aile droite, et Lysandre la gauche avec les mercenaires. Pausanias Ier envoya des députés à ceux du Pirée pour leur ordonner de regagner leurs foyers. Ils refusèrent. Alors il simula une attaque afin de dissimuler qu'il leur était favorable. Il se retira ensuite sans même avoir lancé l'assaut", Xénophon, Helléniques, II, 4.30-31). Une seconde escarmouche a lieu, qui manque de finir tragiquement parce que les soldats démocrates n'ont toujours pas compris que Pausanias Ier leur est favorable : ceux-ci se ruent contre les troupes spartiates, qui parviennent à les contenir après avoir reculé ("Le lendemain, [Pausanias Ier] prit deux régiments spartiates et trois escadrons de cavaliers athéniens [ces cavaliers athéniens sont-ils des transfuges de la milice de Lysimachos, qui préparent leur revirement ? Xénophon est-il l'un de ces cavaliers, qui s'exfiltre ainsi d'Athènes en catimini, ce qui expliquerait pourquoi on le retrouvera quelques mois plus tard aux côtés des Spartiates de Cléarque en Anatolie ?], et s'avança vers le port obstrué pour examiner la partie du Pirée où l'on pourrait le plus facilement établir les travaux de siège. Des troupes vinrent vers ses positions. Irrité, il ordonna à ses cavaliers de les charger, et les chassa avec tous ses vétérans de plus de dix ans, lui-même s'avança avec le reste de ses soldats. Ils tuèrent une trentaine de soldats légers et poursuivirent les autres jusqu'au théâtre du Pirée, où tous les peltastes et tous les hoplites renfermés dans la place se trouvaient armés. Les troupes légères effectuèrent une sortie et jetèrent sur l'ennemi des javelots, des lances, des flèches et des pierres. Les Spartiates eurent un grand nombre de blessés, et serrés de très près ils se replièrent, ce qui permit à leurs adversaires de les charger avec davantage encore de vigueur. […] Pausanias Ier se retira d'environ quatre ou cinq stades vers une colline où il ordonna aux Spartiates et aux autres alliés de le rejoindre, avant de donner à sa phalange une profondeur considérable et de la retourner contre les Athéniens. Ces derniers soutinrent le premier choc, mais ensuite les uns furent repoussés jusqu'à l'entrée des salants ["¡la‹j", probablement le site d'"Alipedo/Plaine salée" déjà évoqué] et les autres prirent la fuite, perdant environ cent cinquante hommes. Pausanias Ier éleva un trophée et se retira", Xénophon, Helléniques, II, 4.31-35). Pour éviter qu'un contretemps se reproduise, Pausanias Ier abat ses cartes : il entre en contact avec les démocrates, en même temps qu'il oblige les délégués des trois mille à accepter une négociation. Selon Xénophon, Kèphisophon (personnage présenté comme un ancien nègre d'Euripide aux vers 944, 1408 et 1452 de la comédie Les Grenouilles d'Aristophane en -405) et Mélètos sont les deux délégués des trois mille ("[Pausanias Ier] n'était pas hostile à ceux du Pirée, au contraire il leur envoya secrètement des émissaires pour les inviter à députer vers lui et vers les éphores présents afin d'exposer leurs revendications. On répondit à son invitation. Il sema aussi la division parmi ceux de la ville en les engageant à venir vers les éphores en grand nombre, il leur déclara qu'ils n'avaient aucun intérêt à guerroyer contre ceux du Pirée et que les deux partis devaient se réconcilier et demeurer ensemble les alliés communs des Spartiates. L'éphore Naukleidas entendit cette proposition avec plaisir : il est d'usage que deux éphores accompagnent le roi en guerre, Naukleidas était là avec un autre, et tous deux inclinaient davantage vers Pausanias Ier que vers Lysandre. Ils envoyèrent donc sans retard à Sparte la députation de ceux du Pirée chargée du traité avec les Spartiates, ainsi que les particuliers Kèphisophon et Mélètos qui représentaient ceux de la ville. Pendant que ceux-ci étaient en route pour Sparte, les gouverneurs de la ville déclarèrent aux Spartiates consentir à leur livrer les fortifications qu'ils contrôlaient encore et leurs propres personnes à leur gré, à condition que ceux du Pirée de leur côté, s'ils étaient vraiment amis des Spartiates, livrassent Le Pirée et Munichie", Xénophon, Helléniques, II, 4.35-37), autrement dit Mélètos comme les cavaliers est en train de préparer son retournement politique : nous avons vu plus haut qu'il a été celui qui a arrêté le stratège Léon pour renforcer le régime des Trente, qu'il a été un auxiliaire zélé des Trente, le voici désormais aux côtés de ceux qui viennent de renverser les Trente puis les dix pour mettre à leur place des hommes de transition. Les éphores décident d'imposer la paix obligatoire dans Athènes, qui devra décréter une amnistie générale sauf à l'encontre des Trente survivants réfugiés à Eleusis et leurs partisans proches ("Les éphores et l'Ekklesia, après avoir entendu tous les discours, envoyèrent quinze députés à Athènes et les chargèrent d'arranger les affaires le mieux possible, de concert avec Pausanias Ier. Ces envoyés ramenèrent le calme, en obtenant que les partis restassent en paix les uns avec les autres et que chacun retournât à ses affaires, à l'exception des Trente, des Onze et des dix gouverneurs du Pirée. Ceux qui en ville craignaient de ne plus être en sécurité seraient libres d'aller s'installer à Eleusis", Xénophon, Helléniques, II, 4.38 ; "La conclusion de la paix et de l'accord fut assurée par Pausanias Ier le roi de Sparte, aidé par les dix conciliateurs qui arrivèrent ensuite, dont ils avaient hâté la venue. Rhinon et ses collègues reçurent un éloge pour leur dévouement à la démocratie, et alors qu'ils étaient entrés en fonction sous l'oligarchie ils rendirent leurs comptes sous le régime démocratique sans que les gens restés à Athènes ni ceux rentrés du Pirée n'eussent un grief à avancer contre eux. Pour ces raisons, Rhinon fut aussitôt élu stratège", Aristote, Constitution d'Athènes 38). Pausanias Ier rentre en Laconie, tandis que l'armée démocratique athénienne entre dans Athènes ("Quand tout fut réglé, Pausanias Ier licencia ses troupes, et ceux du Pirée montèrent en armes à l'Acropole offrir un sacrifice à Athéna", Xénophon, Helléniques, II, 4.39). Parmi eux Andocide et Lysias, l'un dont la fortune a augmenté et l'autre dont la fortune a diminué ("Banni par les Trente après le renversement de la démocratie, [Andocide] passa le temps de son exil à Elis. Il revint à Athènes avec Thrasybule et les autres exilés", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Andocide 4).


Alors commence l'épuration.


Athènes adopte quatre décrets. Le premier concerne la citoyenneté accordée par Thrasybule juste avant sa mort au combat à Munichie au printemps -403. Selon Xénophon (Helléniques, II, 5.25), Thrasybule a promis l'"isotélie/„sotšleia", soit l'intégration dans le corps social athénien, à tous ceux qui participeraient à la libération d'Athènes et au rétablissement du régime démocratique. Ce décret est voté, qui ruine définitivement la classe moyenne athénienne au profit des pauvres, esclaves, assistés sociaux de toutes sortes ayant fui la persécution des trois mille, autant que les riches et ultra-riches comme Lysias qui, pour l'anecdote, obtient enfin la nationalité athénienne après des décennies de présence à Athènes (un décret annexe accorde la citoyenneté aux Samiens ayant rejoint Thrasybule, conservé sous la référence 127 du volume I/3 des Inscriptions grecques : "Il a plu à la Boulè et au peuple, la tribu Erechtéide exerçant la prytanie, Kephisophon de Péanie étant secrétaire, Eukleidès étant archonte [en -403/-402], Python de Kedai étant prytane, [texte manque] a fait la proposition : que Posès de Samos soit loué pour sa bonne conduite envers les Athéniens, que pour sa vertu le peuple lui donne en cadeau une couronne d'une valeur de cinq cents drachmes, que les trésoriers fournissent les fonds, qu'il soit introduit devant le peuple afin d'en recevoir tout le bien possible, que le secrétaire de la Boulè lui donne immédiatement la copie du décret, que les Samiens présents soient invités demain au repas du prytanée. [texte manque] a fait la proposition, en réponse aux avis de la Boulè : que Posès de Samos soit loué avec ses fils pour leur bonne conduite à l'égard du peuple athénien, que le secrétaire fasse inscrire le présent décret sur une stèle de pierre, que les trésoriers fournissent les fonds, que Posès reçoivent en cadeau une couronne d'une valeur de mille drachmes mentionnant que le peuple athénien le remercie pour son courage et sa valeur, que les Samiens soient également loués pour leur bonne conduite à l'égard des Athéniens, que, s'ils veulent demander quoi que soit, les prytanes les introduisent devant le peuple aussitôt après les cérémonies sacrées, que les prytanes introduisent les fils de Posès devant la Boulè à la prochaine séance, que Posès, ses fils, ainsi que les Samiens présents à Athènes, soient invités au repas du prytanée", Inscriptions grecques I/3 127). C'est un décret qui s'inscrit dans la longue liste de naturalisations réalisées par les démocrates depuis le début de la démocratie athénienne à la fin du VIème siècle av. J.-C., dont celles de Clisthène le jeune jadis (nous en avons parlé dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse) et celles des démagogues de la bataille des Arginuses naguère (nous en avons parlé dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse) : les chefs démocrates, qui sont des parvenus très riches, offrent la citoyenneté à des sans-papiers très pauvres pour les transformer en soldats contre la classe moyenne autochtone qui leur refusait cette citoyenneté et qui embarrassait les parvenus. C'est un décret qui prouve indirectement, a posteriori, que la dictature des Trente s'appuyait bien sur la classe moyenne athénienne, et non pas sur les gros propriétaires de la pédie dont elle a spolié les biens, ni sur les vagabonds et les sans-papiers qui erraient dans l'astu et vivaient en parasites au détriment du trésor public athénien. Le deuxième décret est une amnistie générale, qui exonère chacun de son égarement temporaire au service des Trente, de ses délations éventuelles, de sa complicité dans les exécutions de masse. Ce deuxième décret vise à rassurer les trois mille sur le mode : "On vous pardonne, parce que nous-mêmes ne sommes pas complètement vertueux, nous vous avons servi pendant un temps et nous n'avons pas envie que la postérité le sache, et nous n'avons pas envie que vous nous le rappeliez". Les individus les plus compromis, notamment les survivants parmi les trente hommes ayant instauré le régime, sont certes convoqués devant la justice, mais bénéficient également de la clémence publique : on leur promet de ne pas être malmenés jusqu'au temps de leur passage au tribunal ("Nul n'aura le droit de reprocher le passé à personne, sauf aux Trente, aux dix, aux Onze et aux anciens gouverneurs du Pirée, ni même à ceux-ci quand ils auront rendu leurs comptes", Aristote, Constitution d'Athènes 39), que chacun espère le plus tard possible pour ne pas subir le rappel de ses actes au service de ces individus compromis. Le troisième décret est le prolongement du deuxième : il assure une immunité ponctuelle aux dignitaires des Trente qui veulent aller s'installer à Eleusis pour préparer leur défense ("L'accord sous l'archontat d'Eukleidès [en -403/-402] contenait les dispositions suivantes : “Ceux des Athéniens restés en ville qui désireront émigrer, iront à Eleusis en gardant leurs droits de citoyens, en se gouvernant eux-mêmes et en jouissant de leurs revenus. Le sanctuaire sera commun aux deux partis, les Eumolpides et les Kèrykes l'administreront selon les traditions des ancêtres. Les gens d'Eleusis ne pourront pas venir en ville ni ceux de la ville à Eleusis, les deux partis seront exemptés seulement lors des Mystères”", Aristote, Constitution d'Athènes 29). Le quatrième décret instaure un collège de vingt citoyens chargés de veiller à la constitutionnalité des mesures prises dans le régime démocratique rétabli, plus précisément à l'adéquation entre ces mesures et les anciennes lois écrites de Dracon et de Solon, contre tous les discours idéologiques, les rhétoriques sophistiques, les envolées verbeuses des sycophantes, comme une garantie consentie aux Trente déchus sur le mode : "Nous reconnaissons qu'un problème existe bien avec les sycophantes, avec les sophistes, avec les idéologues, et que le combat des Trente était en partie légitime, fondé, justifié, nécessaire" ("Quand vous êtes revenus du Pirée [c'est Andocide qui parle aux juges de la démocratie restaurée, après -403], vous auriez pu vous venger, mais non : vous avez décidé d'oublier le passé, sacrifiant au salut de la cité vos ressentiments particuliers, et vous avez décrété de vous pardonner mutuellement. Ceci décidé, vous avez élu vingt citoyens pour veiller sur la cité jusqu'à l'établissement de nouvelles lois fondées sur les règles ["nÒmoj"] de Solon et les lois ["qesmÒj", tout ce qui est établi par les dieux ou par la nature, institution sacrée, rite, coutume ancienne] de Dracon", Andocide, Sur les Mystères 81). Ces quatre décisions ont un effet désastreux, parce que, comme les quarante millions de Français en 1944 qui auront honte de leur passivité sous le régime de Vichy et, à cause de cela, éprouveront le besoin de répandre le sang des derniers Miliciens miteux ayant raté le train de Sigmaringen, la grande majorité des Athéniens pareillement passifs sous le régime des Trente (souvenons-nous que Thrasybule quitte Phylè avec mille deux cents compagnons, à comparer avec les trois mille qui restent dans Athènes : la résistance est restée l'affaire d'une minorité jusqu'aux toutes dernières heures de la dictature…) éprouvent le besoin de lyncher tous ceux qu'ils soupçonnent à tort ou à raison d'avoir collaboré avec les Trente. En conséquence les plus excités, souvent des résistants de la vingt-cinquième heure tel Charles-Hubert Poissonnard/Roger Hanin dans le film Au bon beurre d'Edouard Molinaro (dont le seul acte de résistance se résume à renverser un charriot sur la rue pour ralentir la fuite d'une dizaine de soldats allemands perdus, et dont le patriotisme se matérialise par un portrait du maréchal Pétain au dos duquel se trouve un portrait du général De Gaulle qu'il tourne et retourne au-dessus de la caisse de son magasin selon les circonstances), imposent leurs lois arbitraires dans Athènes, créent un climat d'insécurité et d'injustice qui incite beaucoup de gens, coupables ou non, à fuir vers Eleusis. Constatant qu'Athènes se vide rapidement pour cette raison, le démagogue Archinos, sorte d'Aragon qui veut effacer de la mémoire collective ses virées nocturnes avec Drieu La Rochelle d'avant 1940 (cet Archinos est effectivement un ancien copain d'école de Critias, qui a suivi avec lui les cours d'Antiphon de Rhamnonte, caution intellectuelle de l'ancienne dictature des Quatre-Cents en -411 : "Tous les auteurs anciens dont nous avons gardé le souvenir, comme Alcibiade, Critias, Lysias et Archinos, ont suivi l'enseignement du vieux Antiphon", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 2), raccourcit d'autorité le délai accordé aux Athéniens pour s'inscrire sur la liste des émigrés vers Eleusis, il déclare illégal le décret sur l'isotélie, il condamne à mort un démocrate qui tente de le contredire, pour signifier : "Tout le monde a trempé dans le régime des Trente de près ou de loin, à l'exception de Thrasybule qui a initié la résistance dès l'instauration de ce régime avant de trouver la mort à Munichie. Personne n'a donc le droit de donner des leçons de démocratie parlementaire à ses concitoyens : ceux qui se présentent comme des soi-disant défenseurs de la démocratie ne sont en réalité que des pervers du même genre que ceux qui ont amené la dictature des Trente hier et la dictature des Quatre-Cents naguère" ("Ceux qui avaient combattu aux côtés des Trente étaient effrayés, et beaucoup songèrent à émigrer. Mais comme ils remettaient leur inscription aux derniers jours, Archinos, qui avait remarqué leur nombre, put les retenir : il supprima les derniers jours du délai d'inscription, et ainsi beaucoup furent contraints de rester malgré eux, jusqu'à ce qu'ils fussent rassurés. Ce fut la première bonne action politique d'Archinos. La deuxième fut quand il déclara illégal le décret de Thrasybule accordant la citoyenneté à tous les gens revenus avec lui au Pirée, dont certains étaient notoirement des anciens esclaves. La troisième fut quand il arrêta un de ceux-ci qui commençait à se plaindre, qu'il le conduisit devant la Boulè pour l'y condamner à mort sans jugement, Archinos dit que c'était l'occasion de montrer qu'on voulait conserver la démocratie et respecter les serments, en expliquant que relâcher cet homme signifierait encourager les autres à agir de même tandis que l'exécuter servirait d'exemple à tous", Aristote, Constitution d'Athènes 40 ; "Lors de votre retour du Pirée, vous avez estimé que certains hommes calomniaient les citoyens et bafouaient les traités, vous avez voulu réprimer leur audace et montrer en même temps que vous acceptiez ces traités non pas par contrainte mais pour le bien de la cité, vous avez adopté une loi proposée par Archinos stipulant que toute accusation impliquant une atteinte à la loi pourrait être portée devant les archontes, que les archontes donneraient la primauté de parole à l'accusateur, et que celui des deux qui serait déclaré coupable devrait payer l'épobélie [amende d'une obole pour chaque drachme réclamé par l'accusation], afin que ceux qui osent réveiller des souvenirs de colère soient non seulement regardés comme des renégats mais encore châtiés immédiatement avant de subir la vengeance des dieux", Isocrate, Contre Callimachos 2-3 ; "Dans le temple de Metroon [dédié à la déesse-Mère Cybèle, en bordure de l'agora à Athènes], on peut voir la récompense dont vous avez honoré ceux qui ramenèrent le peuple fugitif depuis Phylè. Celui qui a proposé et voté ce décret était le brave citoyen Archinos de Koilè. Il leur accorda d'abord mille drachmes pour les offrandes et les sacrifices, soit un peu moins de dix drachmes par tête, puis une couronne à chacun, en olivier et non pas en or car à l'époque l'olivier était plus sacré que l'or, contrairement à aujourd'hui. Et Archinos voulut que ces récompenses fussent données non pas au hasard mais après enquête minutieuse, que la Boulè désignât ceux ayant soutenu courageusement le siège contre les Spartiates et les Trente à Phylè, et non pas ceux qui ayant abandonné lâchement leur poste devant l'ennemi et fui vers Chéronée. Je prouve ce que j'avance en lisant ce décret : […] “En l'honneur de leur vertu digne des couronnes des anciens, aux Athéniens du peuple ayant lutté contre l'injustice de ceux qui ont bafoué les règles de la cité jadis, ayant affronté le danger au péril de leur vie”. “Parce qu'ils ont lutté contre ceux qui ont bafoué les règles”, dit le poète, voilà pourquoi ils ont été honorés. On pensait à l'époque que l'affaiblissement du régime démocratique découlait du manque de répression contre les infracteurs de la loi. J'ai appris de mon père, mort à l'âge de quatre-vingt-quinze ans, qui a connu toutes les infortunes de la cité, et m'en a parlé souvent dans ses moments libres [c'est Eschine qui parle en -336], qu'après le retour du peuple on poursuivit pareillement en justice ceux qui parlaient et ceux qui agissaient contre la loi. Quel crime plus grand, en effet, que ne pas respecter la loi en paroles ou en actes ? Il me disait que les juges n'écoutaient pas alors comme ceux d'aujourd'hui : encore plus ardents que l'accusateur, ils ordonnaient au greffier de se lever sans arrêt pour les lois et les décrets, et déclaraient coupables non seulement ceux qui les transgressaient dans leur intégralité mais encore ceux qui tentaient d'en modifier la moindre syllabe", Eschine, Contre Ctésiphon 187-192 ; "Archinos de Koilè accusa Thrasybule de Stiria de violer la loi en voulant couronner un de ceux qui étaient revenus de Phylè avec lui. Il condamna ce dernier, suivi par les juges qui abaissèrent son engagement récent au côté de Thrasybule les ayant ramenés de Phylè dans Athènes, en estimant qu'émousser ainsi la loi équivalaient à les en chasser à nouveau", Eschine, Contre Ctésiphon 195). Ces décrets privent donc Lysias de sa tout récente citoyenneté athénienne ("En considération des services [que Lysias avait rendus], Thrasybule, revenu à Athènes pendant l'anarchie qui précéda l'archontat d'Eukleidès, proposa qu'on lui accordât la citoyenneté : le peuple y consentit. Mais Archinos ayant montré que cette concession était contraire aux lois parce qu'elle n'avait pas été confirmée par la Boulè, le décret fut cassé. Lysias, privé de la qualité de citoyen, continua néanmoins de jouir de tous les droits qui y étaient attachés, et il passa le reste de ses jours à Athènes, où il mourut âgé de quatre-vingt-trois ans selon certains, soixante-seize ans ou quatre-vingts ans selon d'autres", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Lysias 4). Celui-ci essaie d'empêcher leur application en prononçant un discours devant l'Ekklesia ("A son retour du Pirée, le peuple avait accepté un décret de réconciliation avec les citoyens restés dans la ville assorti d'un oubli total du passé. Les riches craignaient que la foule se portât à des nouvelles extrémités contre eux si elle recouvrait son ancienne autorité. Après de longs pourparlers, Phormisios, qui était revenu dans Athènes avec le peuple, proposa le retour de tous les bannis dans la ville, et la limitation de l'accès au gouvernement à ceux qui possédaient des terres, sous prétexte que les Spartiates exigeaient cela. Si ce décret avait été adopté, environ cinq mille Athéniens auraient perdu leur citoyenneté. Lysias voulut le contrer en composant un discours sur l'un des notables athéniens du gouvernement. On ignore si ce discours fut prononcé en public. Par sa forme, il semble destiné à alimenter le débat public", Denys d'Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Lysias 31), dont Denys d'Halicarnasse nous a conservé des extraits : il tente d'effrayer son auditoire en annonçant le retour de l'injustice ("Je suis surpris de vous voir oublier le passé, de vous voir prêts à tout souffrir de la part de gens qui se sont retrouvés par hasard au Pirée en continuant de soutenir ceux de la ville. Pourquoi être revenus de votre exil, si par vos suffrages vous vous réduisez vous-mêmes en servitude ?", Denys d'Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Lysias 32), il assure que les étrangers désireux de devenir citoyens sont toujours plus patriotes ou, du moins, plus manipulables et corvéables que les citoyens de souche ("Je pense que l'Etat ne peut pas survivre sans administration commune. Quand nous avions des murs, une flotte, de l'argent, des alliés, nous avons accordé la citoyenneté à des tiers, nous avons même fusionné avec les Eubéens, et aujourd'hui on voudrait nous priver de nos propres citoyens ? Croyez-moi, nous perdrons tout si nous nous portons à une telle extrémité : après nos murs, nous nous amputerons d'une multitude d'archers, de fantassins, de cavaliers nécessaires pour affermir la démocratie, servir nos alliés et triompher aisément de nos ennemis", Denys d'Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Lysias 32), il rappelle que les Athéniens ont tout perdu durant la guerre et qu'ils ont donc besoin des étrangers qui sont devenus plus riches qu'eux (autrement dit repousser les étrangers signifie repousser la richesse : "Vous savez que sous la domination oligarchique récente, les possesseurs de biens n'ont pas vécu en sécurité dans la ville, que plusieurs y ont trouvé la mort ou en ont été chassés. Le peuple a ramené des exilés fortunés, il les a rétablis dans vos propriétés sans les spolier. Alors écoutez-moi. Ne privez pas la patrie de vos bienfaiteurs, oubliez les discours et regardez les faits, garantissez l'avenir contre le passé : en apparence les partisans de l'oligarchie sont des adversaires du peuple, en réalité leur cupidité ambitionne seulement vos richesses, qu'ils se réapproprieront si vous abaissez vos défenses", Denys d'Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Lysias 32). En vain. Les décrets sont adoptés, et Lysias redevient un sans-papier (Carystios de Pergame, grammairien du IIème siècle av. J.-C., nous apprend incidemment que le décret sur la citoyenneté est soutenu par un mystérieux "rhéteur Aristophon", inconnu par ailleurs : "Le rhéteur Aristophon, qui proposa sous l'archontat d'Eukleidès [en -403/-402] une loi réservant la citoyenneté aux hommes issus de femmes nées dans la cité, fut confondu par le comique Calliadès qui révéla que sa mère était la courtisane Chorégis, cela est rapporté par Carystios au livre III de ses Commentaires [historiques]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.38). Enfin, ayant constaté que, si on se contente de suivre à la lettre les textes de Solon et de Dracon, tous les citoyens sont coupables de ceci ou de cela, on décide de réviser Solon et Dracon, mais, comme eux jadis, de toujours afficher les nouvelles lois pour éviter les litiges. Les lois non écrites deviennent officiellement illégales dans Athènes : on ne peut plus se présenter au tribunal comme Antigone en invoquant les lois non écrites, parce qu'on peut attribuer n'importe quoi à des lois non écrites. Les seules lois reconnues sont celles qui seront systématiquement affichées de façon emblématique là où les victimes des Trente ont expiés en grand nombre, sous le portique du Pœcile ("On découvrit que, selon les règles de Solon et de Dracon, beaucoup de citoyens étaient condamnables à cause de leurs agissements dans les événements passés. L'Ekklésia s'étant réunie, vous avez alors délibéré sur ce sujet et décidé de réviser toutes les règles et d'afficher dans le portique [du Pœcile] celles qui seraient révisées. Voici le décret : “Le peuple a décrété, sur la proposition de Taisaménos, que les Athéniens se gouverneraient d'après les coutumes des ancêtres, se serviraient des règles de Solon et des poids et mesures adoptés par lui, et des lois de Dracon que l'on suivait antérieurement. Tous les règlements additionnels nécessaires seront inscrits sur des tablettes par les nomothètes choisis par la Boulè, celles-ci seront présentées aux éponymes, à disposition de qui voudra les examiner, puis remises aux magistrats dans le courant de ce mois. La Boulè se prononcera en premier, puis les cinq cents nomothètes choisis par les dèmes quand ils auront prêté serment, enfin tout particulier pourra s'il le souhaite entrer dans la Boulè et proposer les modifications qu'il jugera bonnes. Quand les nouvelles règles auront été établies, l'Aréopage s'assurera que les magistrats recourront seulement à ces nouvelles règles, qui seront affichées sur le mur comme précédemment et pourront être examinées par tous”. Les règles furent donc révisées selon ce décret, citoyens, et celles que l'on adopta furent placardées sur le portique [du Pœcile]. Puis nous avons établi celle que vous suivez tous, que voici : “Les magistrats n'appliqueront aucune règle ["nÒmoj"] non écrite”", Andocide, Sur les Mystères 82-85). Tous les jugements antérieurs sont considérés nuls tant qu'ils ne sont pas confirmés par ces nouvelles lois appliquées à partir de archontat d'Eukleidès en -403/-402 ("Comme beaucoup de citoyens pouvaient être inquiétés soit d'après les règles anciennes soit d'après les décrets ["y»fisma", littéralement "décision votée au moyen d'un yhf…j/caillou"] plus récents, nous établîmes les règles suivantes pour éviter précisément ce qui se passe maintenant et fermer la bouche à tout sycophante : “Les magistrats n'appliqueront aucune règle ["nÒmoj"] non écrite ou d'exception. Aucun décret de la Boulè ou du peuple ne prévaudra contre une règle. On ne pourra pas utiliser une règle contre un individu, sans qu'elle s'applique également à tous les Athéniens, à moins que six mille citoyens en décident autrement par scrutin secret”. Que reste-t-il encore ? Cette loi, que nous lisons : “Les jugements particuliers et les arbitrages ne seront reconnus valables que s'ils ont été prononcés après que la cité a rétabli le régime démocratique, et s'ils sont fondés sur les règles édictées depuis l'archontat d'Eukleidès”", Andocide, Sur les Mystères 86-87). Ce régime démocratique réformé durera jusqu'à la guerre lamiaque en -322 ("C'est sous l'archontat de Pythodoros [en -404/-403] que le peuple, redevenu maître des affaires, établit la Constitution qui existe encore", Aristote, Constitution d'Athènes 41). On commence à accrocher des plaques commémoratives pour conserver la mémoire de ceux qui ont été molestés par les Trente (comme celle dont le texte est consigné sous la référence 6 dans le volume II/2 des Inscriptions grecques, honorant les fils d'un énigmatique "Apèmantos" dont la stèle a été détruite par les Trente). Enfin Archinos milite pour rembourser l'emprunt contracté à Sparte par les Trente à l'époque où ils étaient au pouvoir, afin de renouer le contact avec Sparte, mais surtout signifier la volonté de réconciliation entre Athéniens ("[Les Athéniens] rendirent en commun aux Spartiates l'argent que les Trente avaient emprunté pour la guerre, alors que les conventions ordonnaient aux deux partis, celui de la ville et celui du Pirée, de payer leurs dettes séparément : les Athéniens jugèrent que c'était un bon moyen de commencer l'union", Aristote, Constitution d'Athènes 40). Quelques mois passent. On apprend que les anciens Trente survivants et leurs complices fomentent une action contre Athènes. Une opération est montée contre eux. Ils sont vaincus. Une paix générale est signée officiellement sous l'archontat de Xénainétos en -401/-400 ("Plus tard, on apprit que ceux qui s'étaient retirés à Eleusis prenaient à leur solde des étrangers. On sortit contre eux en masse, on mit à mort leurs stratèges qui étaient venus pour négocier, et l'on envoya vers le reste leurs amis et leurs proches afin de se réconcilier. On se jura de ne garder aucune rancune, et maintenant encore le régime n'a pas changé : le peuple demeure fidèle à ses serments", Xénophon, Helléniques, II, 4.43 ; "Le roi Pausanias Ier, touché par les malheurs des exilés, leur rendit enfin leur patrie et chassa vers Eleusis les dix nouveaux tyrans. Le calme semblait rétabli. Mais quelque temps après, aigris en même temps par le retour des bannis et par leur propre exil, s'estimant esclaves parce que leurs concitoyens étaient libres, les tyrans reprirent les armes. Séduits par l'espoir de recouvrer leur empire, ils organisèrent des assemblées, avant d'être finalement capturés. Leur sang cimenta le rétablissement de la paix : les citoyens proscrits furent rappelés dans la ville, c'est ainsi que les membres dispersés d'Athènes se réunirent enfin en un seul corps, et que pour prévenir les ressentiments et les vengeances chacun s'engagea par serment à oublier les discordes passées", Justin, Histoire V.10 ; "Les Athéniens conclurent un accord avec les gens d'Eleusis la troisième année qui suivit l'émigration, sous l'archontat de Xénainétos", Aristote, Constitution d'Athènes 40). Et le décret sur la citoyenneté rêvé par Thrasybule est enfin adopté la même année, comme le prouve le texte 10 du volume II/2 des Inscriptions grecques, retrouvé par les archéologues sur un bas-relief portant le nom de l'archonte Xénainétos à la ligne 2, et la longue liste hélas fragmentaire des nouveaux citoyens, parmi lesquels se trouvait certainement celui de l'orateur Lysias de Syracuse.


Isocrate, contemporain des faits, loue la mesure des compagnons d'armes du défunt Thrasybule qui, ayant recouvré tout le pouvoir dans Athènes, se contentent de punir les Trente les plus sanguinaires et absolvent le reste de la population collaborationniste ("Quel homme de mon âge pourrait oublier que, sous la démocratie, notre cité a été ornée d'un si grand nombre de temples et d'édifices sacrés qu'aujourd'hui ses visiteurs la jugent toujours digne de commander non seulement à la Grèce mais encore à l'univers, et qu'au contraire les Trente ont négligé certains de ces édifices, spolié les autres, et vendu pour trois talents et voué à la destruction les arsenaux qui en avaient coûté mille à l'Etat ? Ce serait vraiment injuste de louer pour sa douceur et de mettre au-dessus de la démocratie le gouvernement de ces hommes qui, après avoir accaparé le pouvoir, ont condamné à mort quinze cents citoyens par décret, sans jugement [allusion à l'exécution des Eleusiens durant l'hiver -404/-403], et en ont contraint plus de cinq mille à se réfugier au Pirée, tandis que leur adversaires, après les avoir vaincus et être rentrés dans leur patrie les armes à la main, se sont contentés de punir les principaux auteurs de ces malheurs et ont témoigné de leur modération et de leur générosité à l'égard des autres, jusqu'à laisser à leur compatriotes qui les avaient chassés les mêmes droits qu'à eux-mêmes revenus d'exil", Isocrate, Aréopagitique 66-67). Et effectivement les démocrates vainqueurs se montrent cléments après leur victoire. Platon, très probablement compromis dans les massacres des Trente au côté de son parent Critias (rappelons que Callaischros, père de Critias, est le frère de Glaucon, grand-père de Platon) quitte Athènes, il entame divers voyages, officiellement pour parfaire sa connaissance du monde et enrichir sa philosophie, officieusement parce les familles des gens qu'il a contribué à éliminer sous la dictature des Trente ont des questions à lui poser. Cela n'empêchera pas Platon de revenir à Athènes après cette série de séjours à l'étranger, le temps ayant endormi les choses, et d'y fonder sa célèbre hérésie/secte dans le jardin de l'Académie, où il professera la création d'une utopie politique essayant de corriger la funeste expérience des Trente en -404/-403. Xénophon, très probable phylarque aux ordres du sanglant hipparque Lysimachos, est encore plus compromis que Platon, ce qui explique pourquoi il évitera soigneusement de remettre les pieds à Athènes après -403 jusqu'à sa mort. Un fragment d'un discours de défense écrit par Lysias implique un nommé "Mantithéos" : on soupçonne que ce "Mantithéos" est l'un des deux bouleutes injustement accusés dans l'affaire des Mystères en -415 (selon Andocide, Sur les Mystères 43 précité), qui s'est enfui d'Athènes avant d'être arrêté, et qu'on a retrouvé avec Alcibiade dans une prison de Carie durant l'hiver -411/-410 (selon Xénophon, Helléniques, I, 1.10 précité). Ce Mantithéos est dénoncé pendant l'épuration pour avoir servi comme cavalier dans la milice de Lysimachos ("Lorsque vous êtes rentrés dans Athènes, vous avez ordonné aux phylarques d'écrire sur un registre les noms des citoyens qui avaient servi comme cavaliers sous les Trente, afin de leur réclamer l'argent qu'ils avaient reçu pour ce service : mon nom n'apparaît pas sur ce registre des phylarques, ni sur celui des avocats du trésor, je n'ai jamais reçu d'argent. Les phylarques ont bien dit bien la vérité, puisqu'ils risquaient d'être condamnés s'ils ne déclaraient pas les citoyens ayant reçu de l'argent comme cavaliers sous les Trente. Accordez donc davantage de foi à leur registre qu'à ceux fabriqués par mes accusateurs", Lysias, Pour Mantithéos 6). On ignore la conclusion de ce procès, et peu importe : cette instruction à charge contre Mantithéos prouve la haine entretenue par les Athéniens à l'encontre des cavaliers ayant participé aux rafles et aux exécutions des Trente, et explique indirectement pourquoi le cavalier Xénophon a choisi de s'exiler après -403. En -399, Sparte réclamera une contribution militaire à Athènes pour renforcer les effectifs du stratège spartiate Thibron en Anatolie, les Athéniens répondront en offrant trois cents cavaliers compromis dans le régime des Trente, dont Xénophon revenu de son expédition en Asie mineure à la tête des Dix Mille, dans l'espoir qu'ils soient tués au combat ("Les Spartiates envoyèrent [aux Ioniens] Thibron comme harmoste, à la tête d'une armée de mille néodamodes ["neodamèdhj", littéralement des "nouveaux/nšo- admis dans le peuple/dÁmoj", autrement dit des étrangers ou des esclaves récemment naturalisés ou affranchis, ou des jeunes gens ayant récemment accédé à l'âge de la citoyenneté] et de quatre mille autres Péloponnésiens. Thibron demanda en outre aux Athéniens trois cents cavaliers qu'il s'engagea à solder. Ceux-ci lui envoyèrent une partie des cavaliers qui avaient servi sous les Trente, considérant que leur éloignement et leur perte serait un profit pour le peuple", Xénophon, Helléniques, III, 1.4), ce qui sous-entend que le ressenti des Athéniens à l'encontre des cavaliers ne sera toujours pas éteint en -399. Nous avons dit plus haut qu'Eschine, l'un des Trente, se confond peut-être avec l'"Eschine de Sphettos" dont Platon sollicite les faveurs, nous avons rappelé qu'Eschine de Sphettos et Platon se retrouvent en Sicile après -403 : on peut supposer que la raison de la présence de ces deux hommes en Sicile découle de leur fuite d'Athènes juste après la chute du régime des Trente, pour éviter d'y être condamnés lors de l'épuration. L'exécuteur Batrachos, l'un des principaux artisans de l'extermination des gens d'Eleusis sous le portique du Pœcile durant l'hiver -404/-403, s'exile lui aussi ("Batrachos, le plus méchant des hommes après Andocide, fut dénonciateur sous les Trente : absous par les traités et les serments comme tous les citoyens d'Eleusis, il s'est retiré de lui-même dans un autre pays, par égard pour ses compatriotes qu'il a offensés", Lysias, Contre Andocide 45). On ignore ce qu'il devient après son départ d'Athènes. On s'interroge aussi sur le mystérieux "Aristotélès" collègue de Critias dans l'exécutif des Trente. Nous avons supposé plus haut que cet Aristotélès est le père adoptif de Charmide l'oncle de Platon (selon Andocide, Sur les Mystères 47, qui désigne clairement "Charmide fils d'Aristotélès" ; rappelons que Charmide a pour père Glaucon, et que sa mère s'est peut-être remarié avec Aristotélès après la mort de Glaucon, d'où cette filiation "Charmide fils d'Aristotélès"). Les auteurs anciens ne disent rien sur Aristotélès après la chute des Trente en -403. Etant encore plus compromis que Xénophon, puisque membre du collège exécutif des Trente et, selon notre hypothèse, lié à Critias et Platon via Charmide, on devine qu'il quitte définitivement Athènes. Pour aller où ? Plus vieux que Platon et Xénophon, Aristotélès n'a plus l'âge d'entreprendre des longs voyages d'apprentissage ni de participer à des aventures militaires. On déduit qu'il s'installe dans un coin à l'écart, où il sera en sécurité et où personne ne l'interrogera sur son passé. Deux célèbres Athéniens, issu de la classe aisée à laquelle il appartient, ont naguère trouvé refuge en Macédoine : Euripide en -408, Agathon en -407. Aristotélès se réfugie-t-il pareillement en Macédoine ? Si oui, pourquoi pas à Stagire, en Chalcidique, face à Eion ? Un illustre personnage homonyme naîtra en effet en -384 dans cette cité de Stagire : Aristote fils de Nicomachos, et nous ne pouvons pas nous retenir d'établir un lien de filiation entre ces deux personnages, en nous appuyant sur l'usage paponymique antique. Dans cette hypothèse, Aristote le futur philosophe est simplement le petit-fils d'Aristotélès l'ancien membre des Trente ayant fui Athènes après la chute de ce régime en -403, via Nicomachos dont le lien avec Aristotélès reste à définir (Nicomachos, père du futur philosophe Aristote, serait-il le fils d'Aristotélès ? ou le gendre ?). Cette hypothèse expliquerait deux points encore obscurs dans le monde des hellénistes. Primo, le silence du philosophe Aristote sur sa famille, sur ses ascendances : Aristote n'a aucune gloire à tirer de dire et d'écrire partout qu'il est le petit-fils d'un cadre de la sanglante dictature des Trente, comme plus tard les petits-fils de Beria ou Heydrich n'auront pareillement aucune gloire à tirer de dire et d'écrire partout être les petits-fils de Beria ou Heydrich (on peut conclure de la même façon sur Platon et Xénophon : Platon n'a aucune gloire à tirer de dire et d'écrire partout qu'il a dénoncé des Athéniens récalcitrants au délire totalitaire de son grand-oncle Critias, et Xénophon n'a aucune gloire à tirer de dire et d'écrire partout qu'il est impliqué activement dans la rafle et l'égorgement des mille cinq cents hommes, femmes et enfants d'Eleusis durant l'hiver -404/-403, d'où leur mutisme sur ces affaires ; le silence des contemporains de Xénophon, de Platon et d'Aristotélès s'explique aussi simplement par le fait que tous ces contemporains sont aussi impliqués dans la dictature des Trente, même si c'est à des degrés moindres, et qu'ils n'ont pas envie de raviver des mauvais souvenirs). Secundo, l'énigmatique rapidité avec laquelle Aristote natif de la lointaine cité de Stagire est accepté dans Athènes au milieu du IVème siècle av. J.-C., et l'énigmatique bienveillance que lui porte Platon pendant deux décennies dans son Académie : si Aristote est le petit-fils d'Aristotélès, sa facile intégration dans la société athénienne s'explique simplement par le fait qu'il a bien du sang athénien dans les veines, et le comportement protecteur de Platon envers Aristote s'explique simplement par le fait qu'Aristote est le petit cousin de Platon (Charmide étant en même temps le fils adoptif d'Aristotélès et le frère de Périktioné mère de Platon, Aristotélès est le grand-père de Platon par alliance). Mais en dehors de ces quelques personnages médiatiquement liés à Critias, la majorité des Athéniens, telle la majorité des Français après 1944, n'est pas inquiétée, parce que conduire un homme au tribunal revient à conduire toute sa famille, tous ses voisins, tous ses collègues de travail, et finalement les accusateurs mêmes, au tribunal. La caractéristique du régime des Trente, comme n'importe quelle dictature-oignon selon Hannah Arendt, est d'avoir responsabilisé chaque citoyen athénien dans tous les massacres qu'il a produits. A l'exception de Thrasybule et de son très petit groupe de compagnons qui ont choisi la résistance dès le départ, tous les Athéniens sont impliqués de près ou de loin dans les actes commis, aucun ne peut prétendre être innocent de telle dénonciation, de telle exécution, de telle pancarte accrochée sur tel banc public mentionnant : "Interdit aux chiens et aux adversaires du régime". Comme les Français en 1944, les Athéniens de -403 organisent des exutoires publics où on tond les femmes et où on lynche les hommes ayant notoirement fréquenté Critias et sa clique, peu importe leurs raisons, puis, ces tontes et lynchages effectués, ils retournent à leurs activités ordinaires en essayant de se convaincre eux-mêmes qu'ils ont été des résistants de la première heure, des compagnons de Thrasybule qui œuvraient dans l'ombre, des tacticiens plein de morale et de courage. Isocrate est bien représentatif des Athéniens de cette époque : il réécrit l'Histoire, il invente une propagande officielle qui durera jusqu'en l'an 2000 (contrairement à la propagande officielle des Français de 1944, qui durera seulement jusqu'en 1968), dans laquelle le régime des Trente n'est plus une ultime réaction de survie, désabusée et sanglante, des Athéniens moyens face à la dégénérescence de la démocratie athénienne alimentée par quelques affairistes richissimes et par des marées d'assistés de toutes natures, dans laquelle les Spartiates n'ont pris aucune part (nous avons vu que les Spartiates au contraire se sont interrogés sur la tournure des événements dans Athènes, ils ont craint le régime des Trente dès le début parce qu'ils ne parvenaient pas à le définir, ils n'ont accepté l'envoi de troupes qu'avec réticence, par peur d'être entraînés dans un bourbier, et Lysandre n'est jamais intervenu militairement, il a servi seulement de figurant menaçant dans les démonstrations politiques de Critias et de ses amis), le régime des Trente selon Isocrate devient une création des Spartiates et de leurs laquais, les Athéniens deviennent des victimes de l'oppression spartiate, autrement dit des résistants glorieux à cette oppression spartiate, Isocrate va même jusqu'à déclarer que les Spartiates et leurs sbires "doivent se couvrir de honte d'avoir imposé ce régime à la majorité des Athéniens car cela a désuni les Grecs au bénéfice de la Perse" ("Nous qui avons été si généreux et avons grandement respecté les autres, les créateurs des décarchies ["dekarc…a", groupe de dix chefs spartiates, ou de dix notables locaux aux ordres des Spartiates, installé dans chaque cité égéenne conquise par Lysandre selon Xénophon, Helléniques, III, 4.2 : Isocrate compare malignement ces décarchies spartiates avec les Trente à Athènes, en sous-entendant que les trente hommes à la tête de ce régime constituaient trois décarchies] osent nous accuser, eux qui ont accablé de maux leurs patries, qui ont rendu insignifiantes les injustices précédentes, qui ne laissent à aucun criminel futur un moyen de les surpasser, qui se croient Spartiates en marchant à l'envers, qui plaignent les malheurs des gens de Milo après avoir infligé à leurs propres concitoyens des calamités irrémédiables. Devant quelle iniquité ont-ils reculé ? De quelle infamie, de quelle cruauté se sont-ils abstenus ? Ils traitaient les hors-la-loi comme leurs auxiliaires les plus fidèles, ils considéraient les traîtres comme des bienfaiteurs, ils se soumettaient volontiers à des vils hilotes pour outrager leurs patries, ils honoraient les meurtriers, couverts du sang de leurs concitoyens, davantage que leurs parents. Finalement ils nous ont rendus tellement insensibles que, tandis qu'autrefois notre bonheur nous poussait à compatir aux infortunes même minimes d'autrui, sous leur domination nous avons cessé d'avoir pitié de nous-mêmes, accablés par nos malheurs privés, leur laissant tout loisir d'aggraver les maux publics. Qui n'a pas été atteint par leur violence, qui a vécu assez loin des complications politiques pour ne pas être entraîné dans les calamités où ces hommes nous ont plongés ? Et après avoir agi aussi indignement sur leurs propres cités, ils ne rougissent pas aujourd'hui d'accuser injustement la nôtre ! Ils osent rappeler les jugements accusatoires que nous avons conduits par le passé, alors qu'eux-mêmes ont exécuté sans jugement en trois mois davantage de citoyens que la cité n'en a jugés à l'époque de son hégémonie ! Qui pourrait énumérer les exils, les séditions, les bouleversements de lois, les changements d'institutions dont ils sont responsables, les enfants qu'ils ont outragés, les femmes qu'ils ont déshonorées, les trésors qu'ils ont pillés ? Les soi-disant rigueurs commises sous notre gouvernement, un décret suffisait à les corriger, mais les meurtres et les iniquités commis sous leur domination, personne ne pourra les réparer !", Isocrate, Panégyrique 110-114). Un nouvel archonte est élu en juillet -403 nommé "Eukleidès" : on soupçonne fortement que ce personnage est Eukleidès l'un des Trente, ancien stratège à Erétrie en Eubée en -410/-409 et bibliophile réputé, comme nous l'avons décrit plus haut, autrement dit Eukleidès a échappé à l'épuration on-ne-sait-comment, et se retrouve même dans le camp des vainqueurs (tels Maurice Papon plus tard, sous-préfet à Bordeaux début 1944 après avoir été impliqué dans diverses rafles depuis 1942, puis préfet de Corse en 1946, avant d'occuper divers hauts postes dans l'administration coloniale en Afrique du Nord, et de devenir préfet de police de Paris entre 1958 et 1966, puis ministre du Budget en 1978). Plusieurs plaidoiries conservées de Lysias, datant de l'épuration après -403, trahissent la profondeur des inimitiés entre Athéniens, et le pourrissement insoluble du lien social. Le discours Sur les biens confisqués par les fils d'Eraton a survécu à l'état fragmentaire. On ignore le nom du plaignant, on sait seulement qu'il est un homme dont le père a prêté naguère deux talents à un nommé "Eraton", et qu'après sa mort les trois fils de cet Eraton ont refusé de rembourser le prêt. L'un des trois fils s'appelle "Erasistratos", il sera condamné sous l'archontat de Xénainétos en -401/-400 ("Tant qu'Eraton vécut, les intérêts du prêt nous furent exactement remis, et les clauses du contrat fidèlement exécutées. Mais aussitôt après sa mort, ses trois fils, Erasiphon, Eraton le jeune et Erasistratos, cessèrent tout paiement. Pendant la guerre, les tribunaux étant abolis, il ne fut pas possible de nous faire payer. Dès que la paix fut rétablie et que les tribunaux rouvrirent, mon père intenta un procès pour réclamer la somme totale à Erasistratos, le seul des frères encore présent à Athènes, et il gagna contre lui sous l'archonte Xénainétos", Lysias, Sur les biens confisqués par les fils d'Eraton 3) : s'agit-il d'Erasistratos l'un des Trente (dans la liste donnée par Xénophon, Helléniques II, 3.2 précitée) ? C'est très possible. Le discours Sur les biens confisqués du neveu de Nicias a survécu aussi à l'état fragmentaire, il est intenté par un neveu anonyme de Nicias, contre un nommé "Poliochos" qui a accaparé ses biens sous les Trente. Le discours Pour un citoyen accusé de corruption est dirigé contre les démocrates qui continuent l'œuvre des Trente en dénonçant la richesse inadmissible de quelques résidents athéniens… comme Lysias, qui défend sa propre cause à travers celle de son client. Dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, nous avons déjà évoqué ce procès impliquant un étranger anonyme naturalisé Athénien en -411, très riche puisqu'il a financé plusieurs chorégies après son accession à la citoyenneté, dont peut-être celle de Philoctète de Sophocle en -409, ce chorège a participé à la bataille d'Aigos Potamos en -405, sa trière a été l'une des rares à échapper au désastre, en conséquence il a été soupçonné d'avoir été acheté par l'ennemi, soupçonné de trahison. On devine qu'il était hors d'Athènes avec sa fortune pendant la dictature des Trente, car dans le cas contraire les Trente l'auraient spolié et exécuté de la même façon qu'ils ont spolié et exécuté Polémarchos le frère de Lysias. Il revient à Athènes après la chute des Trente, croyant retrouver une démocratie amie. Mais non. La démocratie qui s'installe en -403 doit gérer les mêmes problèmes de trésorerie et de corruption ayant ruiné celle d'Aigos Potamos et ayant ruiné la dictature des Trente : il est conduit au tribunal, officiellement pour sa fuite à Aigos Potamos, officieusement parce que ses accusateurs démocrates rêvent d'accaparer sa fortune. Le discours de défense que lui écrit Lysias tente de contrer les accusations en présentant cette richesse comme un bienfait pour la cité, selon la théorie du ruissellement ("Ce qui me touche le plus, ce n'est pas l'idée que je pourrais perdre mes biens, mais le fait de devoir souffrir que des hommes qui évitent de remplir les charges publiques insultent les dépenses que j'ai engagées pour votre cité, et s'applaudissent de n'avoir sacrifié pour vous aucune part de leur fortune. Consentez à recevoir mes demandes, et vous me rendrez justice en même temps que vous prendrez le plus sage parti pour vous-mêmes. Considérez en effet l'état d'épuisement où sont les finances de la cité, et à quel point elles sont dilapidées par vos chefs : cela vous amènera à reconnaître que votre revenu le plus sûr réside dans les biens de ceux qui assument avec zèle les dépenses publiques. Ne consultez que vos propres intérêts, et vous cesserez de jalouser mes biens, parce que vous pourrez continuer à en disposer à l'avenir comme par le passé. Personne ne peut dire que j'apporterai plus de soin dans l'administration de mes revenus que dans l'entretien de ceux de l'Etat. En m'appauvrissant, c'est vous-mêmes que vous appauvririez, au profit de quelques-uns qui se partageraient ma fortune comme ils s'en sont partagées d'autres", Lysias, Pour un citoyen accusé de corruption 12-14). On ignore si ce riche chorège a été finalement acquitté ou condamné. Le discours Contre Nicomachos est dirigé contre le législateur Nicomachos, qui a trafiqué la loi en -404 pour permettre aux bouleutes pro-dictature de siéger dans les tribunaux afin de condamner à mort plus facilement le démocrate Cléophon et ses pairs ("On peut considérer Cléophon comme un mauvais citoyen, oui il y avait aussi des méchants parmi les victimes de l'oligarchie, mais cela ne doit pas masquer que les Trente les ont exécutés par haine de parti et non pas par esprit de justice", Lysias, Contre Nicomachos 13). On ignore pareillement si Nicomachos a été finalement acquitté ou condamné. Aristote précise qu'après -403, les juges de dèmes créés par Périclès en -453/-452 (selon Aristote, Constitution d'Athènes 26, nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse), remplacés par les trente hommes au cœur de la dictature instaurée en -404, sont restaurés et leur nombre passe de trente à quarante ("Autrefois ces juges étaient une trentaine et allaient de dème en dème pour instruire les procès, mais après l'oligarchie des Trente leur nombre fut porté à quarante", Aristote, Constitution d'Athènes 53). Que faut-il penser de cette précision ? Signifie-t-elle qu'après le rétablissement du régime démocratique les Athéniens deviennent allergiques au nombre trente ? ou qu'ils veulent renforcer le pouvoir de ces juges garants de la justice démocratique en leur donnant dix collègues supplémentaires ? Les deux hypothèses sont compatibles. Le retour de la démocratie signifie aussi le retour aux tares de l'assistanat et du fonctionnariat antérieures à -404. Le dikastikon à trois oboles, aboli sous les Trente, est rétabli ("Dans un premier temps on refusa d'accorder une indemnité à l'Ekklesia. Mais plus personne ne venait, et les prytanes usaient d'expédients afin d'obtenir le nombre nécessaire pour valider les votes, alors Agyrrios offrit d'abord une obole, puis Hérakléidès de Clazomènes surnommé “Basileus” [ce personnage est évoqué incidemment par Platon, Ion 541d, qui le présente comme stratège] deux oboles, enfin Agyrrios trois oboles", Aristote, Constitution d'Athènes 41). Les émoluments des magistrats, également abolis par les Trente qui voulaient ressusciter la leitourgia/liturgie d'avant Aristide, sont également rétablis. A l'époque de la rédaction de sa Constitution d'Athènes entre -329 et -324, Aristote révélera que le dikastikon à trois oboles existera toujours, que les bouleutes seront payés cinq oboles et défrayés de leurs dépenses de bouche, et que les citoyens participant aux débats de l'Ekklesia recevront une drachme ou une drachme et demi selon l'importance des séances ("Les rémunérations sont les suivantes. D'abord pour l'Ekklesia : une drachme [c'est-à-dire six oboles] pour les séances ordinaires, neuf oboles pour la séance principale. Pour les tribunaux [c'est-à-dire le dikastikon] : trois oboles. Pour les bouleutes : cinq oboles, les prytanes reçoivent une obole supplémentaire pour frais de nourriture", Aristote, Constitution d'Athènes 62). Comment faire pour restreindre la parole des gens qui veulent utiliser le régime démocratique pour satisfaire leurs ambitions personnelles (comme Alcibiade), sans trahir l'essence du régime démocratique ? Comment imposer à chacun la suprématie du bien collectif au détriment des ambitions personnelles, sans que cet idéal du bien commun ne transforme les citoyens en robots ? Ce dilemme que pose le régime des Trente en -404/-403 ne sera jamais résolu au cours du siècle suivant par la démocratie athénienne restaurée, et il hante toujours tous les régimes démocratiques jusqu'à aujourd'hui. La représentation au printemps -401 d'Œdipe à Colone, ultime tragédie posthume de Sophocle, enterre symboliquement cet idéal démocratique en même temps que l'hégémonie d'Athènes sur l'Histoire, comme nous le verrons dans notre analyse de cette pièce.


Nous terminons notre récit sur le régime des Trente en rapportant trois procès bien emblématiques de l'aporie dans laquelle sombre Athènes en -403, et plus généralement toute démocratie après une dictature. Insistons encore une fois sur le fait qu'une dictature, selon Hannah Arendt, n'a aucun rapport avec une tyrannie ou une oligarchie : une tyrannie ou une oligarchie est le pouvoir exercé par un individu ou par quelques individus sur la masse du peuple, une dictature au contraire est le pouvoir de la masse du peuple exercé sur chaque individu, obligeant celui-ci à la soumission ou à l'extermination, soi-disant pour son propre bien et pour le bien commun. Une tyrannie ou une oligarchie s'instaure toujours dans le chaos d'un putsch, une dictature au contraire s'instaure dans l'ordre d'un vote légal, elle repose sur une folle chimère fabriquée par la majorité du corps social. Pour cette raison, une dictature se termine toujours par l'atomisation du corps social, parce que chaque individu dans la masse du peuple est impliqué de près ou de loin dans cette dictature. Une tyrannie ou une oligarchie définit clairement un camp des bons et un camp des méchants, une dictature en revanche ne contient que des méchants, parce que dans une dictature chacun est le flic de l'autre au service de la folle chimère sociale. Dans une tyrannie ou une oligarchie, le vrai pouvoir appartient au tyran ou aux oligarques, alors que dans une dictature le vrai pouvoir appartient à chaque citoyen ordinaire, qui peut dénoncer son voisin et l'envoyer à la mort à sa guise, officiellement parce qu'il considère que ce voisin n'est pas assez pur, officieusement parce que ce voisin concurrence son cabinet médical ou son épicerie, ou parce qu'il constitue un obstacle à un mariage ou à un héritage ou à une promotion professionnelle.


Le premier procès est celui d'Eratosthène, l'un des Trente. Ce personnage est sans doute apparenté à son homonyme Eratosthène, selon l'usage paponymique antique, assassiné avant -411 dans le lit où il commettait l'adultère avec la femme d'Euphilètos. Pour sa défense, le mari cocu et assassin Euphilètos a été soutenu par Lysias, dont le discours Sur le meurtre d'Eratosthène a survécu. Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons vu que cet Euphilètos était probablement le même que l'homonyme Euphilètos imbibé d'alcool ayant eu l'idée stupide de mutiler les Hermès en -415, à l'origine de l'affaire des Hermocopides. Nous avons vu qu'Euphilètos a été dénoncé par Andocide à la suite de cette affaire (selon Andocide, Sur les Mystères 35), et condamné (selon Inscriptions grecques I/3 426, ligne 78). Peu après, en -411, Eratosthène a participé activement à la dictature des Quatre Cents, on ignore la nature de ce qu'il a commis, en tous cas c'était assez grave pour l'inciter à s'éloigner d'Athènes quand cette dictature est tombée après quelques mois (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse). Nous avons vu plus haut qu'Eratosthène est réapparu à Athènes en -404, il a été avec Critias l'un des cinq conspirateurs dits "éphores" ayant instauré la dictature des Trente, et il était l'un des trente membres du collège exécutif du régime. Si cette trame historique est bien fondée, on voit d'emblée la sinuosité des parcours suivis par Eratosthène, Euphilètos et Lysias. Eratosthène doit être vieux en -403. Il a certainement souffert de l'assassinat de son parent homonyme (son petit-fils ? son petit-neveu ?) par Euphilètos, même si ce dernier avait la circonstance atténuante d'avoir été trompé par sa femme. Lysias a été l'avocat d'Euphilètos, il était donc face à Eratosthène (grand-père ou grand-oncle de la victime adultérine ?). Ce procès a eu lieu nécessairement après le printemps -411, puisqu'avant cette date Lysias se trouvait à Thourioi en Italie (où il s'est installé au début de la deuxième guerre du Péloponnèse vers -430, quand il était encore jeune, trop jeune pour plaider comme avocat), et il s'est réfugié à Athènes à cette date parce que les Grecs de Sicile et d'Italie chassaient les Athéniens vaincus à Syracuse en -413 et parce qu'ils soupçonnaient Lysias d'être un espion au service des Athéniens. Or, au printemps -411, Lysias était du côté des Quatre Cents, car il espérait que ce régime défendrait ses biens, autrement dit Lysias s'est retrouvé politiquement aux côtés d'Eratosthène, le parent de l'homme assassiné par Euphilètos qu'il défendait au tribunal. Comme beaucoup d'Athéniens, Lysias a vite compris que le régime des Quatre Cents virait à l'oligarchie et menaçait ses biens, il est donc passé dans l'autre camp, et, contrairement à Eratosthène qui s'est compromis de façon plus visible que lui, a glissé dans l'épuration de l'automne -411, et il est resté dans Athènes sans devoir rendre des comptes, avec tout loisir de continuer à s'enrichir. Eratosthène, quand il réapparaît médiatiquement en -404, veut mettre fin à la ruine de l'économie par les spéculateurs et à la captation d'Athènes par les métèques. Lysias, nous l'avons vu plus haut, est paradoxalement encore à ses côtés : Lysias est un privilégié qui n'a aucune conscience de l'obscénité de sa fortune et qui se croit toujours un porte-parole des pauvres, et il ne pense plus à son statut de métèque et se considère Athénien parce que depuis trente ans les bobos athéniens de son entourage lui ont répété qu'il est une chance-pour-Athènes. Lysias tombe des nues quand il voit Théognis, Peison et Mèlobios, trois collègues d'Eratosthène, débarquer chez lui fin -404 pour sceller ses biens au bénéfice de l'Etat et lui reprocher d'être un métèque qui vole les Athéniens autochtones. On peut discuter sur la forme brutale employée par Théognis, Peison et Mèlobios, qui à cette occasion tuent Polémarchos le frère de Lysias, mais sur le fond ils ont raison : Lysias s'est bien enrichi avec ses discours pendant des années, pendant que l'Athénien moyen autochtone travaillait de ses mains pour gagner un pécule dérisoire, ou survivait sans emploi grâce à la charité publique distillée par les prétentions philanthropes de politiciens arrogants ou d'intellectuels hors-sol comme Lysias. L'image d'Eratosthène accusé face à Lysias accusateur en -403 pose ainsi problème avant même qu'on étudie les arguments des deux parts : au regard de l'Histoire, Eratosthène est autant coupable qu'innocent, et Lysias est autant victime que bourreau, les positions physiques de celui-ci dans le box des prévenus et de celui-là dans le rôle d'avocat de la partie civile ne relèvent que d'un aléa circonstanciel. Le système de défense d'Eratosthène est le même que celui de Polystratos en automne -411, ancien membre des Quatre Cents dont Lysias a assuré la défense, que nous avons rapporté dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse. Eratosthène utilise d'abord la technique je-te-prends-pour-un-couillon du : "Je reconnais que j'étais avec eux, mais c'était pour contenir leurs excès !" employée naguère par Polystratos, équivalant à : "J'agissais avec eux en apparence et dans les faits, mais au fond je n'étais pas d'accord avec eux et j'ai souvent atténué l'ampleur des décisions barbares qu'ils prenaient en les ramenant à la raison" ("“As-tu conduit Polémarchos en prison ?” “Oui, mais c'était par crainte de mes collègues et pour leur obéir.” “Etais-tu dans la Boulè quand on a parlé de nous ?” “J'y étais.” “Etais-tu de l'avis de ceux qui opinaient pour la mort, ou t'y es-tu opposé ?” “Je m'y suis opposé.” “Voulais-tu qu'on nous exécute ?” “Non.” “As-tu considéré qu'on nous persécutait injustement ?” “Oui.”", Lysias, Contre Eratosthène 25). Lysias balaie aisément ce baratin mensonger, en rappelant qu'Eratosthène a commis certains actes en solitaire et n'avait alors aucun collègue à "ramener à la raison", en remarquant qu'Eratosthène ne peut pas en même temps déclarer avoir commis des actes injustes hier et trouver injuste d'être condamné aujourd'hui par les familles des victimes de ces actes injustes, en soulignant que la confiance durable dont Eratosthène a bénéficié de la part de ses collègues s'explique nécessairement par son zèle permanent à appliquer leurs décisions, un zèle incompatible avec une prétendue opposition de fond à ses collègues ("O homme indigne, comment peux-tu dire que tu as œuvré pour tenter de nous sauver la vie, alors que c'est toi qui nous a arrêtés pour nous donner la mort ? Comment peux-tu prétendre t'être opposé à tes collègues qui avaient décidé de nous perdre quand ils étaient tous réunis et maîtres de nos destins, alors que quand tu t'es retrouvé seul avec Polémarchos et que tu pouvais le sauver tu l'as traîné en prison ? Quand bien même tu te serais réellement opposé à tes collègues, tu voudrais qu'on te regarde comme un citoyen honnête parce que tu n'en as rien gagné ? Toi qui as arrêté un homme innocent, qui l'as exécuté, tu estimerais injuste d'être condamné pour satisfaire les Athéniens et moi-même ? S'il est vrai que tu t'es opposé à tes collègues, comment expliquer qu'ils t'ont chargé de cette affaire ? comment ont-ils pu continuer à t'accorder leur confiance ? comment ont-ils pu confier l'exécution de leur décret à celui-là même qui s'y serait opposé en déclarant ouvertement son opinion ? comment peut-on croire que celui auquel ils ont confié cette tâche soit celui-là même qui l'aurait contredite ?", Lysias, Contre Eratosthène 26-27). Mais très vite Eratosthène trouve une meilleure défense en gardant le silence et en laissant parler Lysias. Car celui-ci, désirant donner au procès une portée générale, se lance périlleusement dans un exposé qui finit par assombrir sa propre cause, contester la neutralité des juges, jeter des doutes sur la pureté des Athéniens dans leur ensemble, et atténuer les responsabilités pourtant bien réelles de l'accusé. Lysias en effet demande aux jurés de condamner Eratosthène non pas au nom de la justice, mais au nom de l'exemple : "Si vous laissez la vie sauve à Eratosthène, tous ses clones à nos portes et dans la ville penseront n'avoir rien à perdre et tout à gagner à l'imiter en commettant des nouveaux crimes" ("Nombre de citoyens et d'étrangers sont accourus au tribunal pour voir comment vous jugerez les Trente. Vos concitoyens se retireront persuadés qu'ils seront punis de leurs entreprises criminelles, ou qu'ils pourront redevenir vos tyrans puisqu'en cas d'échec ils n'auront rien d'autre à craindre que rester vos égaux. Les étrangers qui se trouvent à Athènes sauront quant à eux s'ils ont eu tort ou raison de chasser les Trente de la cité. Si les coupables sont absous par ceux qu'ils ont outragés alors que ces derniers ont le pouvoir de les condamner, ils jugeront que leur zèle pour les Athéniens ne sert à rien. Vous avez puni de mort des stratèges après une victoire sur mer qui ont admis avoir été empêchés par des vents contraires de recueillir les corps de leurs compatriotes morts durant la bataille [allusion au procès des Arginuses en -406], vous avez considéré leur condamnation comme une vengeance de vos braves guerriers privés de sépulture, et des simples particuliers qui ont ruiné votre maîtrise de la mer et qui avouent eux-mêmes que, quand ils étaient les maîtres, ils ont assassiné de leur plein gré et sans jugement préalable une multitude de citoyens vous ne les condamneriez pas à la peine suprême avec leurs enfants ?", Lysias, Contre Eratosthène 35-36). Il pérennise ainsi les injustices des Trente, de manière plus perverse que les Trente puisque cette condamnation pour l'exemple sera commise sous le masque démocratique de la vertu publique, soit en novlangue le "respect du seuil de tolérance", et non plus sous la volonté clairement et brutalement exprimée du temps des Trente de limiter les parasites dans la cité. Lysias se risque ensuite à peser la guerre et la paix, en accusant les Trente d'avoir tué davantage d'Athéniens que de Grecs rebelles à l'empire, autrement dit d'avoir été plus soucieux de balayer dans leur propre maison plutôt que balayer dans les maisons des autres, en établissant maladroitement qu'une Athènes imposant ses leçons de civilisation à toute la Méditerranée c'est juste, tandis qu'une Athènes privée d'armes, privée de Longs Murs, privée de flotte, privée de tous les moyens pour soumettre les autres à ses leçons de civilisation, c'est injuste ("Ne souffrez pas qu'ils essaient, pour ne pas répondre aux accusations, de vous séduire en s'adressant à eux-mêmes des éloges infondés, en prétendant qu'ils sont des excellents guerriers, qu'ils ont pris de nombreux navires aux ennemis comme triérarques, qu'ils vous ont réconciliés avec des cités hostiles. Ont-ils tué autant d'ennemis que de citoyens ? Ont-ils pris à l'ennemi autant de navires qu'ils lui en ont livré ? Une seule des cités qui se sont jointes à votre parti valait-elle la vôtre qu'ils ont réduite en servitude ? Voilà ce que vous devez leur ordonner de prouver. Ont-ils enlevé aux ennemis autant d'armes qu'ils vous en ont ôté à vous-mêmes [allusion à la confiscation des armes avant le procès contre Théramène, qui ont été distribuées ensuite aux trois mille] ? Les murs qu'ils ont forcés valent-ils ceux de leur patrie qu'ils ont abattus [allusion à la démolition des Longs Murs, que Lysias met en parallèle avec les murs des maisons que les Trente ont forcées pour les piller, dont la sienne et celles de sa famille] ? Je dis plus : en renversant les ports de l'Attique, en ruinant Le Pirée, ils ont montré qu'ils voulaient moins obéir aux ordres de Sparte qu'affermir leur propre domination", Lysias, Contre Eratosthène 38-40). Plus acrobatique encore, Lysias reproche à Eratosthène de n'avoir pas rejoint Thrasybule et ses compagnons résistants à Phylè, et au contraire d'avoir participé au massacre des Eleusiens durant l'hiver -404/-403 ("Dans quelle autre circonstance les chefs d'Athènes pouvaient-ils mieux manifester leur zèle patriotique, que lorsque Thrasybule s'empara de Phylè ? Au lieu de cela, au lieu d'offrir son service aux citoyens retranchés dans cette place fortifiée, Eratosthène s'est transporté avec ses collègues à Salamine et à Eleusis, il a traîné en prison trois cents citoyens qui par une unique sentence ont tous été condamné à mort", Lysias, Contre Eratosthène 52). Cela revient à accuser la quasi-totalité des Athéniens de lâcheté, car la quasi-totalité des Athéniens n'a pas davantage rejoint Thrasybule avant l'extrême fin du régime : rappelons que Thrasybule, quand il a pris position à Phylè, n'était entouré que d'une cinquantaine de compagnons (selon Xénophon, Helléniques, II, 4.2 ; Cornélius Népos, Vies des grands capitaines VIII.2, abaisse le nombre des premiers résistants autour de Thrasybule à seulement une trentaine), et même quand Thrasybule s'est avancé vers Acharnes puis vers le Pirée au printemps -403 son armée dépassait à peine le millier d'hommes (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIV.33, et selon Xénophon, Helléniques, II, 4.10), soit beaucoup moins que les trois mille qui suivaient Critias à la même époque. On peut aller plus loin en rappelant que Lysias lui-même s'est bien accommodé du régime des Trente jusqu'au moment où celui-ci s'est retourné contre lui, contre sa richesse : Lysias s'est retrouvé dans le camp de la liberté et de la résistance non pas par conviction, mais, comme plus tard Joseph Patrick Kennedy, ou Prescott Bush, ou la famille Rockefeller (notamment via la Standard Oil of New Jersey), ou Henry Ford, parce que ses spéculations sont devenues plus lucratives dans le camp des résistants peu nombreux mais facilement manipulables (n'oublions pas que Lysias a été l'un des principaux fournisseurs d'armes de Thrasybule, pour au moins deux mille drachmes selon pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Lysias 3) que dans le camp des dominants finissant par ne plus respecter les biens privés ni les engagements contractuels, et par menacer la vie des dirigeants d'entreprises réfractaires à la nationalisation. Lysias dit avec justesse qu'Eratosthène bénéficie d'un droit à la défense grâce au régime démocratique restauré, alors que lui-même a condamné des gens sans entendre leur défense sous le régime dictatorial des Trente ("Vous ne jugez pas aujourd'hui ce tyran comme vous avez été jugés par lui : quand il gouvernait il était en même temps accusateur et juge, alors qu'aujourd'hui, après l'exposé de l'accusateur, l'accusé est autorisé à se défendre, les Trente ont exécuté des hommes innocents sans les juger alors que vous jugez légalement des hommes qui ont ruiné leur patrie", Lysias, Contre Eratosthène 81-82), mais il ruine aussitôt son propos en incitant les jurés à condamner Eratosthène sans se préoccuper des textes de loi, sous prétexte que les actes reprochés à Eratosthène seront toujours plus graves et plus injustes que l'exécuter sommairement en méprisant la loi ("Vous ne punirez jamais suffisamment [les Trente] de leurs crimes envers la cité, même si vous outrepassiez à leur encontre les textes de la loi. Car quelle peine en effet pourrait être proportionnée à leurs attentats ? Quand bien même vous les condamneriez avec leurs enfants, vengeriez-vous ainsi tous les infortunés dont ils ont exécuté sans jugement les pères, les fils et les frères ? Quand bien même vous confisqueriez tous leurs biens, dédommageriez-vous la ville dont ils ont volé le trésor ou les particuliers dont ils ont pillé les maisons ?", Lysias, Contre Eratosthène 82-83). Il s'aventure sur un terrain très dangereux en sous-entendant que les jurés qui refuseront de condamner Eratosthène à mort seront considérés comme des complices, et devront être jugés comme tels, pour avoir offert un blanc-seing à tous les clones d'Eratosthène dans le public ("Réfléchissez, et vous conclurez que les ennemis du peuple n'auraient jamais pu réussir s'ils n'avaient trouvé des partisans, et qu'aujourd'hui ils n'essaieraient pas de se défendre s'ils n'espéraient se sauver avec le secours des mêmes hommes. Ces fauteurs de tyrans agissent moins dans le but de les sauver du péril, que dans l'assurance qu'ils obtiendront eux-mêmes toute impunité pour leurs excès passés et qu'ils pourront se livrer à toute la perversité de leurs penchants à l'avenir, puisque vous qui êtes en situation de punir les auteurs des plus grands maux vous vous portez au contraire à les absoudre", Lysias, Contre Eratosthène 85). Autrement dit le droit de parole accordé à Eratosthène ne sert à rien puisque Lysias a décidé d'avance que celui-ci doit être condamné à mort, et que ceux qui contestent cette position sont des complices d'Eratosthène et doivent être punis de la même façon. C'est une définition de la justice qui rend le régime rétabli plus inique que le régime déchu, puisque celui-ci avait au moins l'honnêteté d'afficher la supériorité de la masse sur l'individu, alors que celui-là essaie de cacher la volonté de quelques-uns convaincus d'incarner la vertu sur l'individu qu'ils tournent en bourrique. Lysias conclut en allant jusqu'à contester aux avocats d'Eratosthène leur légitimité, soulevant un dilemme dont nous ne sommes toujours pas sorti deux mille cinq cents ans plus tard. Comment un avocat peut-il accepter de défendre un SS impliqué dans le massacre d'Oradour-sur-Glane ? Quel axe de défense, quelle liste de circonstances atténuantes, quelle enfance malheureuse, quelle scolarité ratée, quelle incapacité physique ou intellectuelle, quelle infortune sociale, peuvent atténuer la culpabilité d'un individu doté de conscience s'étant arrêté un jour dans un village et ayant massacré toute la population ? Comment définir la bonté ? Le plus humaniste, le plus rationnel, le plus altruiste des avocats qui met son talent au service d'un bourreau, est-il encore altruiste, rationnel, humaniste ? Est-il encore bon ? Son engagement, son dévouement, son acharnement, sa fougue, son assiduité à défendre publiquement son client bourreau, pourquoi ne l'a-t-il pas utilisée pour défendre les victimes à l'époque où elles étaient encore vivantes, en dénonçant publiquement dès 1942 ou 1943 la division Das Reich dont la barbarie était connue de longue date, à laquelle appartenait le SS en question ? Lysias anticipe sur ce point le problème posé par les procès d'épuration après 1944, conduit par des magistrats ayant presque tous trempé dans le régime de Vichy à des degrés divers avant 1944, tel le procès contre Pétain conduit en juillet-août 1945 par les magistrats Mongibeaux, Donat-Guigne et Picard ayant prêté serment de fidélité à Pétain avant 1944 : il constate qu'à la tribune siègent des magistrats et des jurés qui, quelques mois plus tôt, étaient aux côtés d'Eratosthène (comme lui-même !), et il demande aux avocats d'Eratosthène pourquoi aujourd'hui ils défendent leur client avec une ardeur qu'ils n'ont pas témoignée en faveur de ses victimes hier quand elles étaient encore vivantes ("On peut s'interroger sur les avocats des coupables. Doit-on faire grâce aux accusés sous prétexte que leurs défenseurs sont des citoyens parfaitement honnêtes, et que leur vertu compense les crimes de ceux qu'ils défendent ? Pourquoi ne se sont-ils pas montrés aussi ardents pour sauver Athènes, que leurs clients l'ont été pour la perdre ? Ils font des grands efforts d'éloquence pour essayer de justifier et peindre des plus belles couleurs la conduite des tyrans, mais lequel d'entre eux n'a jamais entrepris de défendre vos droits les plus légitimes ?", Lysias, Contre Eratosthène 86). La logique judiciaire de Clisthène de Sicyone que nous avons longuement commentée dans notre paragraphe introductif trouve sa limite : en remplaçant accusateurs et accusés par des professionnels de rhétorique (avocat de la partie civile et avocat de la défense), et en remplaçant la loi du talion (qui méprisait les raisons de l'acte commis pour ne s'intéresser qu'à l'acte en lui-même) par un système judiciaire relativiste (qui fonctionne de façon inverse), les Athéniens se sont mis dans une situation qui ne leur permet plus de juger qui que ce soit ni quoi que ce soit, car les duels oratoires qu'impose ce système judiciaire finissent au mieux par estomper la bestialité des actes mis en cause, au pire par les justifier. Et pire encore : c'est un système qui semble considérer que ces professionnels de rhétorique qui l'animent sont des automates programmés pour l'éloquence, pour trouver les meilleures combinaisons de textes de loi face aux robots combinatoires de la partie adverse, comme des ordinateurs qui joueraient au tetris, des machines sans sentiment, sans opinion, totalement déconnectées du corps social et de la vie, ce qui n'est évidemment pas le cas. On peut même dire que, par essence, les professionnels de rhétorique sont les plus exposés et les moins neutres dans une dictature, c'est-à-dire dans une démocratie généralisée où la masse anonyme est seule souveraine et forme un bloc unique au point que quiconque dit : "Je" est aussitôt accusé d'attenter au bien commun. En effet : soit ils trouvent leur intérêt dans ce régime dictatorial et dans ce cas leurs discours ne sera que propagande, soit ils en sont des victimes et dans ce cas leurs discours ne sera que vengeance consciente ou inconsciente, revanche directe ou indirecte.


Le deuxième procès est celui d'Andocide. Ce procès implique trois personnages dont nous avons amplement parlé dans nos paragraphes précédents : Callias III, Andocide qui se retrouve à nouveau dans le box des accusés, et Lysias dans le rôle de l'avocat de la partie civile. Nous connaissons bien le détail de cette affaire car nous avons conservé le discours de l'accusation : Contre Andocide de Lysias, et le discours de l'accusé : Sur les Mystères d'Andocide. Voici les faits. Nous avons vu précédemment que Callias III est l'héritier de la plus riche famille d'Athènes (la famille des Calliatides), et qu'il est, comme beaucoup de fils de famille ayant grandi avec une cuillère en or dans la bouche, un minable arrogant. Nous avons vu qu'il a reproché à son père Hipponicos II de tarder à mourir et à lui transmettre l'héritage familial pendant la deuxième guerre du Péloponnèse, nous avons vu qu'après la mort de son père il a dilapidé cet héritage en s'adonnant à la polygamie avec une fille et la mère de cette fille, nous avons vu qu'en -406 il a participé à la bataille des Arginuses comme triérarque affublé ridiculement d'une peau de bête pour imiter Héraclès. On ignore ce qu'il fait pendant la dictature des Trente. En revanche, on apprend à l'occasion de ce procès qu'après la chute des Trente il est dans une situation financière bancale et cherche à renflouer ses comptes. Il mise sur un mariage avec la fille d'Epilycos. Dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, nous avons vu qu'Epilycos a été le signataire de la paix avec la Perse de -449, qui a renouvelé le traité de paix de -470 conclu entre Callias II et Artaxerxès Ier. Epilycos est mort en laissant deux filles, dont la tutelle a été confiée respectivement à son neveu Andocide et à un nommé "Léagros" (ce Léagros est le fils de "Glaucon fils de Léagros [l'Ancien]" que nous avons vu au côté d'Andocide dans l'expédition vers Corcyre en -432, selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.51 et selon Inscriptions grecques I/3 364, ligne 19 ; dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans nous avons supposé que ce "Glaucon fils de Léagros" est apparenté à son homonyme "Glaucon fils d'Ariston" le père de Platon, selon l'usage paponymique antique : "Epilycos fils de Tisandros était mon oncle, frère de ma mère. Il mourut en Sicile. N'ayant pas d'enfants mâles, il laissa deux filles, qui nous revinrent à Léagros et à moi. La situation d'Epilycos était embarrassante : l'actif ne dépassait pas deux talents, le passif descendait à plus de cinq. Mais je convoquai Léagros et je déclarai en face de nos amis que nous étions des hommes de cœur qui, en cette circonstance, devions être aussi des bons parents : “Nous serions injustes si nous délaissions aujourd'hui les filles d'un homme dont nous avons convoité la fortune hier. Si Epilycos vivait encore, ou s'il était mort riche, nous voudrions épouser ses filles, pour lui-même ou pour sa richesse, parce que nous lui sommes apparentés. Aujourd'hui notre vertu seule doit agir : prends l'une, je prendrai l'autre”. Il consentit, citoyens, et selon cette convention nous reçûmes les jeunes filles", Andocide, Sur les Mystères 117-120). La première fille, celle confiée à Andocide, est morte on-ne-sait-quand. La seconde fille, celle confiée à Léagros, est toujours vivante en -403. Or Andocide n'a pas d'enfant, et il n'a plus de famille ("Qui pourrais-je envoyer à la tribune demander grâce pour moi ? Mon père ? Il est mort. Mes frères ? Je n'en ai pas. Mes enfants ? Aucun ne m'est encore né. C'est donc à vous [Athéniens] de me servir de père, de frères, d'enfants, c'est vers vous que je me réfugie, c'est vous que je prie et conjure", Andocide, Sur les Mystères 148-149), donc quand il mourra sa fortune reviendra naturellement à cette seconde fille, qui est sa cousine. Callias III calcule qu'en épousant cette fille, il accaparera en même temps l'héritage de Léagros et, surtout, l'héritage du richissime affairiste Andocide. Callias III tente une première approche directe en demandant à Léagros la main de la fille. Mais Andocide intervient aussitôt et empêche Léagros de céder aux sollicitations de Callias III ("Celle qui m'échut mourut malheureusement de maladie. L'autre vit encore : c'est celle que Callias III voulut subtiliser par Léagros contre de l'argent. A cette nouvelle je déposai aussitôt une somme en consignation et entamai une démarche vers Léagros : “Tu l'as reçue, gardes-la et sois heureux, sinon je la réclame”", Andocide, Sur les Mystères 120-121). Face à cet échec, Callias III tente une seconde approche indirecte, par deux voies. D'une part, ayant constaté que sa démarche trahit ouvertement son appât du gain financier davantage qu'un intérêt amoureux pour la fille, il ne demande plus la main de celle-ci pour lui-même, mais pour son fils ("Informé sur ma position, Callias III revendiqua alors l'héritière pour son propre fils, le dixième jour du mois afin que je fusse dans l'incapacité de la réclamer", Andocide, Sur les Mystères 121 ; ce fils est le bâtard que Callias III a renié pendant des années dont nous avons parlé dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, qu'il reconnaît aujourd'hui non pas par amour paternel mais parce qu'il doit lui servir à voler légitimement la fortune d'Andocide ["Je veux maintenant vous rappeler la naissance de ce fils pour qui Callias III osa demander la fille d'Epilycos, et comment Callias III le reconnut pour fils. Callias III épousa la fille d'Ischomachos. Après moins d'un an de vie commune, il coucha avec la mère de son épouse, ensuite ce misérable serviteur de la déesse [Déméter] et de sa fille [Perséphone] garda l'une et l'autre sous son toit, sans scrupule ni crainte. La fille d'Ischomachos jugea préférable de mourir plutôt que prolonger cette situation, elle tenta de se pendre, mais on intervint à temps. Demeurée en vie, la fille quitta la maison, chassée par la mère. Puis Callias III se lassa de la mère et voulut la chasser à son tour. Cette dernière déclara être enceinte de Callias III. Elle mit au monde un fils, qu'il refusa de reconnaître. Les parents de cette femme apprirent la naissance de l'enfant, l'emmenèrent à l'autel lors des Apaturies, le présentèrent à Callias III au moment où celui-ci commençait un sacrifice. Il demanda à qui était l'enfant. Ils répondirent : “A Callias [III] fils d'Hipponicos [II]”. “Je suis Callias [III].” “Eh bien, c'est ton fils.” Il toucha l'autel et jura ne pas avoir d'autre fils qu'Hipponicos III, que lui avait donné la fille de Glaucon, en ajoutant : “Que je meure avec toute ma famille si je mens !”. Ce vœu s'accomplira un jour. Peu après cet épisode, il s'éprit à nouveau de cette vieille, la plus impudente des femmes, qu'il ramena chez lui. Il présenta l'enfant plus âgé aux Kèrykes en affirmant qu'il était son fils. Calliadès refusa de l'inscrire, mais les Kèrykes l'y contraignirent en invoquant la loi permettant à un père de reconnaître un enfant à condition de jurer que celui-ci est bien son fils. La main sur l'autel, Callias III jura que cet enfant né de Chrysillè, le même qu'il avait préalablement renié, était bien son fils", Andocide, Sur les Mystères 124-127]). D'autre part, ayant constaté que le principal obstacle au mariage est Andocide, il pense pouvoir accuser ce dernier à cause de son lien de parenté avec beaucoup de membres des Trente (souvenons-nous qu'Andocide est notamment apparenté à Critias, via sa grand-mère qui était la tante de Critias, selon Andocide, Sur les Mystères 47), de ses magouilles économico-financières entre Chypre, Athènes et la Macédoine qui l'ont enrichi pendant que le peuple athénien luttait pour survivre, et des soupçons d'impiété continuant de planer sur lui depuis les affaires des Mystères et des Hermocopides en -415. Pour accélérer le processus, Callias III fomente une machination avec la complicité d'un nommé "Kèphisios" : il dépose un rameau dans l'Eleusinion pendant la cérémonie des Mystères ("Tout citoyen qui le veut peut déposer un rameau de suppliant pour avoir le droit d'entretenir le peuple des affaires qu'il voudra, publiques ou privées", Aristote, Constitution d'Athènes 43), ce qu'une loi interdit ("Une loi ancestrale condamne à mort quiconque déposerait le rameau durant les Mystères", Andocide, Sur les Mystères 110), puis il dénonce Andocide via ce Kèphisios ("Après vingt jours, pendant les Mystères, il donna mille drachmes à Kèphisios pour qu'il me dénonce et me jette dans un procès. Parce que je tenais bon, il déposa le rameau espérant que je serai mis à mort ou banni sans jugement, et qu'en corrompant Léagros à prix d'or il aurait la fille d'Epilycos", Andocide, Sur les Mystères 121). Nous savons exactement à quelle saison a lieu cette machination. En effet, la victoire d'Alexandre à Gaugamèles en -331 aura lieu "au mois de boedromion, à l'époque de la fête des Mystères à Athènes", onze jours après une éclipse de lune, selon le paragraphe 31 de la Vie d'Alexandre de Plutarque, or le mois athénien de boedromion correspond à mi-septembre/mi-octobre dans le calendrier chrétien, et les astronomes modernes datent précisément ladite éclipse lunaire la nuit du 20 au 21 septembre -331, autrement dit Callias III accomplit sa machination au mois de septembre. Mais en quelle année ? en septembre -403 ? ou en septembre -402 ? ou plus tard ? Nous l'ignorons. Peu importe. L'événement se déroule peu après la chute des Trente en été -403. Andocide, revenu à Athènes à la faveur de l'amnistie générale, est vite arrêté ("Nous revînmes d'Eleusis après que la dénonciation eut été faite. L'archonte-roi se présenta pour faire son rapport sur ce qui s'était passé à Eleusis durant les cérémonies, selon l'usage. Les prytanes dirent qu'ils l'introduiraient devant la Boulè, et ordonnèrent que Kèphisios et moi comparûmes dans le temple d'Eleusis, car c'était là que la Boulè devait siéger en vertu de la règle de Solon ordonnant de tenir séance dans l'Eleusinion le lendemain des Mystères. Nous comparûmes selon l'ordre. Quand la Boulè fut au complet, Callias III fils d'Hipponicos II se leva en costume sacerdotal, dit qu'un rameau avait été posé sur l'autel, et le leur montra. Le héraut demanda qui l'avait déposé. Personne ne répondit", Andocide, Sur les Mystères 111-112). Tel est le début de ce qu'on peut appeler la "seconde affaire des Mystères", après la première affaire de -415 ayant déjà impliqué Andocide. Le procès date d'après -402 puisque dans son discours Andocide fait allusion à des mesures prises sous l'archontat d'Eukleidès en -403/-402. L'accusation se dégonfle aussitôt… à cause Callias III qui, très maladroit, se trahit en déclarant connaître la faute commise par Andocide alors que celle-ci n'a pas encore été rendue publique, autrement dit en révélant être celui qui a mis le rameau dans l'Eleusinion et qui a machiné cette affaire ("[Mes accusateurs] prétendirent que les deux déesses [Déméter et Perséphone], égarant mon esprit, m'avaient poussé à déposer le rameau par ignorance de la loi, afin que je subisse le châtiment. Mais moi, citoyens, je prétends que les déesses m'ont sauvé. Car n'ayant pas déposé le rameau je n'ai pas répondu, et c'est ainsi que je ne me suis pas perdu : j'ai dû ma fortune à mon silence, c'est-à-dire à la bonne inspiration des déesses. Si elles avaient voulu me perdre, elles m'auraient incité à me défendre de ce que je n'ai pas fait, d'avoir déposé le rameau, or je n'ai pas parlé. Euclès [un des témoins] dit à la Boulè que personne ne répondait, c'est alors que Callias III se leva de nouveau pour rappeler qu'une loi ancestrale condamnait à mort sans jugement quiconque déposerait un rameau de suppliant dans le temple d'Eleusis, que son père Hipponicos II avait expliqué cela autrefois aux Athéniens, et il ajouta avoir entendu dire que c'était moi qui avait déposé le rameau. Là-dessus Céphalos que voici s'élança et dit : “Callias, ô le plus détestable des hommes, d'abord tu donnes ton interprétation sans en avoir le droit puisque tu es un Kèryke, ensuite tu invoque une prétendue loi ancestrale alors que la stèle sur laquelle tu t'appuies condamne seulement à mille drachmes celui qui dépose un rameau dans l'Eleusinion, enfin par qui as-tu entendu dire qu'Andocide avait déposé le rameau ? Cite cet homme-là devant la Boulè, pour que nous l'entendions à notre tour”. On lit la stèle, et, Callias III n'ayant pu nommer personne, la Boulè conclut naturellement qu'il avait lui-même déposé le rameau", Andocide, Sur les Mystères 113-116). La "seconde affaire des Mystères" pourrait s'arrêter là, avant même d'avoir commencé puisque l'accusateur vient de révéler maladroitement que ses accusations sont bidons. Mais elle prend soudain une autre dimension. Car Callias III est rejoint par d'autres personnages qui écartent l'accusation ad hominem circonstancielle au profit d'une accusation d'impiété plus générale dont Andocide serait l'emblème. Et cela nous intéresse parce que derrière cette accusation d'impiété on entrevoit la fange dans laquelle Athènes est plongée, le sac de nœuds, tous les non-dits que pose la volonté d'effacer la dictature des Trente renversée en -403, dans laquelle tout le monde a trempé peu ou prou. Ainsi Andocide nous apprend incidemment que Kèphisios, le complice de Callias III, est un métèque récemment naturalisé Athénien ("Les dieux m'auraient tiré de si grands périls [les tempêtes en mer et les trières spartiates sillonnant la mer Egée] pour finalement confier leur vengeance au misérable Kèphisios, qui se prétend citoyen d'Athènes et ne l'est pas ?", Andocide, Sur les Mystères 139), qui doit son ascension sociale aux décrets pris après la chute des Trente, qu'il a utilisés à son bénéfice personnel au détriment de la cité et des Athéniens autochtones : on devine que Lysias, autre métèque récemment naturalisé, qui doit pareillement sa richesse à l'entreprise d'armes léguée par son père et à sa profession d'avocat au détriment de l'harmonie sociale, se sent proche de lui, même s'il appartient à une classe plus cultivée et privilégiée. Mélètos est l'un de ceux qui rejoignent Callias III : Andocide le discrédite facilement en rappelant que Mélètos était un auxiliaire des Trente quelques mois plus tôt ("Considérez donc les nouvelles règles et la méchanceté des accusateurs. Qui sont-ils, pour s'arroger le droit d'accuser les autres ? Kèphisios a géré une ferme publique, il a spolié quatre-vingt-dix mines à ceux qui cultivaient la terre, il n'a pas payé ce qu'il devait à l'Etat et il s'est enfui. S'il s'était présenté avant il aurait été emprisonné les entraves aux pieds, la règle était formelle : la Boulè avait le droit d'emprisonner quiconque ne payait pas sa ferme. Maintenant que vous avez décrété qu'on se servirait seulement des règles édictées depuis l'archontat d'Eukleidès [en -403/-402], cet homme se considère dispensé de vous rendre l'argent qu'il vous a accaparé, et aujourd'hui ce n'est plus un exilé mais un citoyen, un sycophante qui profite de votre obéissance aux nouvelles règles. Et Mélètos ! Sous le régime des Trente il a arrêté Léon, vous le savez tous, qui a été mis à mort sans jugement. Or il existait une règle très juste, que vous appliquiez, qui frappait celui qui prépare le crime du même châtiment que celui qui l'exécute : les enfants de Léon n'ont plus le droit aujourd'hui de poursuivre Mélètos comme criminel selon cette règle, parce que les seules règles sont désormais celles postérieures à Eukleidès, alors même que Mélètos en personne ne nie pas avoir arrêté Léon", Andocide, Sur les Mystères 92-94), on soupçonne aussi que, même si le discours Sur les Mystères ne le dit pas, Andocide envoie des signes tacites à Mélètos pour lui remémorer son implication dans les affaires des Mystères et des Hermocopides en -415 (le nom de Mélètos apparaît dans la liste des coupables dénoncés par Andromachos sur l'affaire des Mystères [selon Andocide, Sur les Mystères 13], et par Andocide lui-même sur l'affaire des Hermocopides [selon Andocide, Sur les Mystères 63], et aussi par Teucros dans la même affaire [selon Andocide, Sur les Mystères 35]), sur le mode : "Arrête de m'accuser aujourd'hui d'être impie, car je pourrais retourner cette accusation contre toi en rappelant aux jurés que tu as participé à des parodies de Mystères naguère, et que tu étais avec moi dans la petite équipe de pochtrons ayant mutilé les Hermès peu après, et que tu as évité la prison parce que tu t'es enfui, contrairement à moi qui suis resté dans Athènes pour assumer nos dégradations communes". Lysias, avocat de la partie civile, est le plus virulent des alliés de Callias III. N'ayant pas participé aux parodies de Mystères ni aux mutilations des Hermès en -415, il joue à fond la carte de l'impiété, en disant : "Oui Callias III a peut-être fomenté une machination contre Andocide, oui Andocide n'a peut-être pas déposé un rameau dans l'Eleusinion aujourd'hui, mais naguère il a bien fréquenté une bande de gens qui ont profané les Hermès ! Son hypothétique innocence d'aujourd'hui n'efface pas sa culpabilité certaine d'hier contre les dieux !" ("Les lois de l'Aréopage veulent que tout homme qui avec un mauvais dessein en blesse un autre à la tête, au visage, aux pieds, aux mains ou à n'importe quelle autre partie du corps, soit éloigné de la cité où réside le blessé, que s'il y revient il doit être dénoncé et puni de mort : comment pourriez-vous donc laisser entrer dans les temples, et vous dispenser de punir s'il y entre, un homme qui a mutilé les images des dieux ?", Lysias, Contre Andocide 15 ; "Des peuples de la Grèce interdisent l'entrée de leurs temples à certains Athéniens à cause des impiétés qu'ils ont commises dans leur cité : comment vous, que le délit touche directement, pourriez-vous être moins fidèles que les autres au maintien de vos usages religieux ?", Lysias, Contre Andocide 16 ; "Andocide s'est présenté partout en Grèce comme un impie. Sans être effrayé par ses crimes, plein d'une confiance coupable, il est monté sur un navire et a sillonné les mers pour commercer. Si les dieux l'ont ramené dans le lieu même de son délit, ce n'est pas pour y trouver des honneurs, mais le supplice", Lysias, Contre Andocide 19 ; "Nous voyons [Andocide] aujourd'hui intriguer impudemment dans la cité, se mêler des affaires publiques, haranguer le peuple, censurer certains magistrats et rejeter les autres, paraître à la Boulè pour y proférer des conseils sur les cérémonies sacrées, sur les sacrifices, sur les prières, sur les oracles : à quels dieux, je vous prie, pourrez-vous être agréables en adoptant les avis d'un tel homme ? Car ne croyez pas que si vous fermez les yeux sur ses crimes, les dieux les fermeront de même. Il a gravement offensé Athènes, et il s'y signale encore en dénonçant des gens qui lui ressemblent. Son projet est de devenir plus puissant qu'aucun d'entre eux : il n'a échappé à sa peine que par la grâce et à cause des embarras endurés par les Athéniens, mais cela ne l'empêche pas de les insulter et de les braver", Lysias, Contre Andocide 33-34 ; "Bravant la loi qui l'excluait des temples comme un homme chargé de la haine des dieux, forçant toutes les barrières, [Andocide] est revenu dans Athènes, a sacrifié sur les autels où il n'avait plus le droit de sacrifier, et pour assister aux Mystères qu'il avait profanés il est entré dans l'Eleusinion et s'est aspergé de l'eau lustrale. Qui peut voir sans frémir son audace sacrilège ? Quel ami, quel parent, quel juge, pour favoriser secrètement Andocide, voudrait encourir la haine des dieux ? Croyez bien qu'en vous délivrant de sa personne vous purgerez la cité, vous purifierez les temples, vous repousserez un scélérat chargé de la colère céleste qui attire sur vous les malheurs qui le poursuivent, qu'enfin vous vous soustrairez au châtiment qu'il mérite et que le ciel lui prépare", Lysias, Contre Andocide 52-53). Lysias est bien conscient que cette scie rhétorique sur l'impiété reste fragile, puisque lui-même dans sa jeunesse ne s'est pas montré très pieux envers les dieux athéniens en participant notamment à la première cérémonie de la déesse thrace Bendis vers -430 aux côtés de Socrate (selon La République de Platon), alors il anticipe. Il prévoit qu'Andocide va insister sur son acquittement lors du procès qui a suivi les deux affaires de -415, et répéter avec raison que celles-ci n'étaient pas les prémices d'un grand complot visant à renverser le régime démocratique mais simplement des débordements de gens soûls, il demande donc par avance aux jurés de ne pas oublier que ces gens soûls étaient des amis d'Andocide, et qu'Andocide n'a aucune légitimité à réclamer des remerciements et des excuses publiques pour avoir fréquenté et finalement balancé ces gens soûls ("[Andocide] ne manquera pas d'alléguer l'important service qu'il a rendu à la cité en dénonçant les coupables, et en la délivrant des craintes et du trouble où elle était plongée. Mais qui a été l'auteur de ces maux, sinon lui par les excès qu'il a commis ? Doit-on le remercier du service prétendu qu'il nous a rendu par ses dépositions après que vous lui avez accordé l'impunité en récompense, et nous reprocher nos maux et nos troubles parce que nous avons recherché les coupables ? Certainement non : c'est lui qui a troublé la cité, et c'est vous qui y avez ramené le calme", Lysias, Contre Andocide 35-36). Lysias prévoit qu'Andocide va insister également sur le bois et le blé qu'il a apportés aux Athéniens en -411 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Nicias) : Lysias estime qu'on ne doit pas remercier un citoyen qui fait seulement ce que son devoir lui commande selon ses moyens pour sa patrie ("On dira peut-être qu'Andocide nous a servis par ses richesses et par ses liaisons intimes avec des basileus et des tyrans. Lui-même vantera tout à l'heure ces liaisons, même en connaissant vos principes [allusion à l'aversion des Athéniens pour tout pouvoir monarchique, qu'il soit d'un basileus ou d'un tyran]. Mais de quels services s'agit-il ? Quand bien même ils seraient véritables, quels égards doit-on accorder à un homme qui, s'adonnant au commerce maritime pendant que les troubles agitaient sa patrie en grandes difficultés, s'est contenté de la secourir en y transportant des provisions de blé ? Des étrangers, domiciliés ou non, ont aussi transporté des grains à Athènes par reconnaissance. Toi, ô Andocide, quel bien as-tu apporté à ta cité ?", Lysias, Contre Andocide 45-46). Lysias prévoit encore qu'Andocide va essayer de discréditer son accusateur Kèphisios : il met en garde les jurés sur le fait que le procès en cours vise Andocide et non pas Kèphisios, qui est effectivement un personnage mauvais mais ce n'est pas parce que l'accusateur est mauvais que l'accusé doit être automatiquement absout ("[Andocide] portera peut-être plainte contre Kèphisios son accusateur, et convenons qu'il aura des bonnes raisons de le faire. Mais vous ne pouvez pas, par le même suffrage, condamner l'accusateur et l'accusé : aujourd'hui l'acte judiciaire ne porte que sur le cas d'Andocide. Nous statuerons ultérieurement sur la personne de Kèphisios, et sur chacun d'entre nous contre qui Andocide ne manquera pas tout à l'heure de se déchaîner. Mais ne graciez pas un coupable parce que vous êtes animés contre d'autres", Lysias, Contre Andocide 42). Andocide répond par une argumentation bien recevable. Il dit d'abord que son engagement pour Athènes relève davantage de la leitourgia/liturgie que du fonctionnariat : oui il s'est enrichi en prenant des marges sur le blé qu'il a volé à son hôte Evagoras Ier à Salamine de Chypre et qu'il a vendu aux Athéniens affamés après la dictature des Quatre Cents en -411 (dans son discours justifiant son retour vers -409, Andocide s'est empressé effectivement de déclarer avoir vendu des rames à perte, mais il a gardé le silence sur les marges qu'il s'est octroyées par ses ventes de blé et de fer : "Quand les Quatre-Cents s'emparèrent du pouvoir, j'amenai à votre armée de Samos des bois de rames, Archélaos l'hôte de mon père et le mien me permettant d'en couper et d'en emporter autant que je voulais. Je pouvais en tirer cinq drachmes, le prix ordinaire, or je ne voulus pas les vendre plus cher qu'ils m'avaient coûté. J'amenai aussi du blé et du fer", Andocide, Sur le retour 12), mais son enrichissement a profité davantage aux Athéniens qu'à lui-même, car justement il aurait pu terminer sa vie confortablement chez son hôte à Chypre, or il a choisi de trahir la confiance de son hôte, d'aller au-devant des dangers et des embarras, pour un gain personnel finalement relatif en regard du sursis salutaire qu'il a apporté à Athènes ("On me rapporte souvent que mes ennemis croient que j'ai intérêt à fuir tout débat : “Que peut gagner Andocide à affronter un procès à Athènes quand il peut avoir tout ce qu'il désire là-bas à Chypre, jouir du grand et fertile domaine qui lui a été donné et qui l'attend ? Pourquoi voudrait-il risquer sa tête ? Dans quel espoir ? Ne voit-il pas dans quel état est la cité ?”. Eh bien, moi, citoyens, je pense tout différemment. Je ne consentirais pas à être privé de ma patrie, dussé-je avoir ailleurs tous les biens, Athènes fût-elle dans la situation que disent mes ennemis, je préfère être citoyen d'Athènes que d'une des autres villes qui semblent aujourd'hui en pleine prospérité. C'est avec ces sentiments que je dépose mon sort entre vos mains", Andocide, Sur les Mystères 4-5 ; Andocide disait déjà la même chose lors de son retour en -409 : "Notez bien, Athéniens, que des services tels que les miens sont bien différents de ceux que vous rendent vos fonctionnaires. Car tous les citoyens qui remplissent votre trésor en maniant vos affaires, vous donnent-ils autre chose que ce qui est à vous ? et les stratèges qui honorent la cité, n'est-ce pas en exposant vos personnes aux souffrances, aux dangers, et en dépensant les fonds publics, qu'ils arrivent à vous rendre service s'ils le peuvent ? S'ils commettent une faute, ce ne sont pas eux qui l'expient, c'est vous qui la payez pour eux. Et pourtant ils sont couronnés par vous et regardés comme des grands hommes. Je ne dis pas que c'est injustice, car quiconque sert son pays, peu importe la manière, mérite d'être récompensé. Mais il faut toujours songer que l'homme le plus digne d'estime reste celui qui ose rendre service à ses concitoyens en risquant sa fortune et sa personne", Andocide, Sur le retour 17-18). Il balaie les rappels de Lysias sur son impiété de -415 avec le même agacement et la même facilité qu'il a balayé les accusations de Mélètos sur ce thème ("Dans leurs discours dithyrambiques à donner le frisson, mes accusateurs mentionnent des criminels ayant jadis commis des impiétés contre les deux déesses [Déméter et Perséphone] et rapportent les terribles châtiments qui les ont frappés : quel rapport ont avec moi ces discours et ces actes ? Plus que personne je condamne ces gens et je dis qu'ils méritaient de périr précisément à cause de leurs impiétés, tandis que je dois être sauvé, moi qui suis innocent. Il serait triste que l'on fût irrité contre moi pour des fautes commises par d'autres et que, sachant qu'il y a là une manipulation fomentée par mes ennemis, on la préférât à la vérité", Andocide, Sur les Mystères 29-30). Il souligne pertinemment l'injustice, l'incohérence, et peut-être l'illégalité, d'amnistier les membres des Trente ayant commis les pires crimes, les pires massacres et les pires impiétés (comme Eukleidès qui a été absous et nommé archonte éponyme pour l'année -403/-402), et en même temps de laisser des magistrats, des jurés, des avocats (comme Lysias !) le montrer du doigt comme un génie du Mal alors qu'il a été absout du délit d'impiété naguère, qu'il n'a jamais tué personne, et qu'il a pas participé ni directement ni indirectement (comme Lysias !) aux crimes des Trente ("Voyons donc maintenant vos serments. Voici celui qui est commun à toute la cité, que vous avez tous prêté après la réconciliation : “Je ne garderai de ressentiment contre aucun des citoyens, sauf celui des Trente et des Onze qui refusera de rendre compte de la fonction qu'il a exercée”. Si donc vous avez juré de pardonner même aux Trente du moment qu'ils rendent leurs comptes, eux les auteurs de vos plus grands malheurs, vous ne pouvez pas garder rancune à aucun autre citoyen. Et le bouleute qui entre en fonction, quel est son serment ? “Je n'admettrai aucune dénonciation ni arrestation contre les faits passés, sauf contre les exilés”. Et vous, Athéniens, quel serment prêtez-vous avant de juger ? “Je n'aurai pas de ressentiment et je ne me laisserai pas influencer par personne, je voterai seulement d'après les règles établies”", Andocide, Sur les Mystères 90-91). Andocide se montre particulièrement virtuose contre Epicharès, l'un de ses accusateurs qui a été un auxiliaire des Trente comme Mélètos ("Et cet Epicharès, le plus scélérat des hommes, et qui s'en vante ! Il requiert contre lui-même, car il était bouleute sous le régime des Trente. Que dit en effet la stèle en face de la Boulè ? “Celui qui exercera une fonction après le renversement du régime démocratique peut être tué impunément, son meurtrier restera pur et recevra les biens du mort” [citation du décret de Démophantos adopté après la chute des Quatre Cents en automne -411, que nous avons mentionné dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse]. N'est-ce pas vrai, Epicharès, que ton meurtrier aurait les mains pures, selon cette règle de Solon ?", Andocide, Sur les Mystères 95) : il imagine qu'à la place de cet Epicharès pourrait se trouver Chariclès, un autre membre des Trente, et son accusateur débouté dans l'affaire des Hermocopides de -415 ("Quand je regarde cet homme assis en face de moi, mon accusateur [Epicharès], j'ai l'impression d'avoir été arrêté par les Trente et d'être jugé par eux. Si j'avais été poursuivi à cette époque, en effet, ne m'aurait-il pas accusé pareillement sauf si je l'eusse payé ? Et Chariclès m'aurait interrogé : “Dis-moi, Andocide, es-tu allé à Décélie et as-tu fortifié la place contre ta propre patrie ?”. Non. “As-tu ravagé le pays et pillé sur terre et sur mer tes propres concitoyens ?” Non plus. “N'as-tu pas combattu sur mer contre Athènes, pris part à la démolition des Longs Murs, à la ruine du pouvoir démocratique, n'es-tu pas rentré dans la ville par la force ?” Non, je n'ai rien fait de semblable. “Crois-tu donc t'en tirer et ne pas mourir comme tous les autres ?” Pensez-vous, citoyens, que j'aurais été autrement traité si j'avais été arrêté par les Trente ? Ne serait-ce pas malheureux qu'ayant pu périr par leurs mains pour n'avoir rien à me reprocher envers la cité comme ils en ont fait périr tant d'autres, je ne sois pas sauvé par vous devant qui je comparais alors que je ne vous ai fait aucun mal ?", Andocide, Sur les Mystères 101-102), il replace ainsi sa situation actuelle d'accusé dans un processus dont l'origine est bien antérieure à la dictature des Trente, il assimile ses accusateurs aux Trente et se présente comme un des derniers représentants de la démocratie progressiste que les Trente ont voulu détruire dès -415. En conclusion, à l'époque des débuts de la démocratie les choses étaient claires : on avait ici les bons et là les méchants, ou, pour reprendre l'image d'Hannah Arendt, ici le socle de la pyramide incarné par le démos/peuple, et là le pyramidion incarné par Clisthène le jeune, puis Miltiade, Xanthippos, Thémistocle, Aristide, Cimon, qui ont tous eu affaire à la justice démocratique et ont tous été ostracisés à un moment de leur vie. Mais au fil du temps, les clivages sont devenus plus flous, la pyramide s'est aplanie. Après la mort de Périclès, cette planification a abouti à une perte totale des repères. Sophocle en est un parfait exemple : d'origine modeste, proche de l'aristocratie avec Cimon puis Thoukydidès, puis patriote proboule en -413 quand la patrie était en danger, il a donné sa caution morale aux Quatre Cents avant de les accuser à travers Pisandre, partisan de la concorde en -409 à travers sa tragédie Philoctète, on suppose qu'il aurait donné son suffrage à l'instauration du régime des Trente comme la majorité des Athéniens s'il n'avait pas eu la bonne idée de mourir avant. Le procès contre Andocide qui suit la chute des Trente en -403 est très révélateur de l'impasse dans laquelle le régime démocratique s'est enfoncé, une impasse dont deux mille cinq cents ans plus tard nous ne sommes toujours pas sortis. Car effectivement tout n'est pas blanc tout n'est pas noir. D'un côté, l'argumentaire de Lysias sur l'impiété n'est pas crédible et cache mal sa jalousie de voir l'exilé Andocide recouvrer tous ses droits après s'être enrichi sur la misère de ses concitoyens, alors que lui-même a dû batailler pour obtenir enfin la citoyenneté athénienne après avoir vécu dans Athènes en permanence depuis -411 et souffert physiquement et financièrement des persécutions des Trente. De l'autre côté, l'argumentaire d'Andocide qui essaie d'apparaître comme une victime et comme un parangon de vertu ne tient pas davantage, car primo il a fréquenté des gens louches avant -415 (même s'il a n'a pas participé à la mutilation des Hermès parce qu'il était trop bourré, il a participé à l'élaboration du projet, et il a défendu ses complices en beuverie longtemps après leur passage à l'acte), deusio il a vécu confortablement dans son domaine à Chypre entre -414 et -411 pendant qu'Athènes était dans la panade, tertio en -411 il a essayé de magouiller une médiation foireuse à la manière d'Alcibiade entre l'armée athénienne stationnant à Samos et les meneurs des Quatre Cents dans Athènes, avant de s'enrichir en vendant à l'armée démocratique restaurée un blé dérobé à des tiers chypriotes (il l'avoue lui-même, en présentant cela comme une pratique légitime et respectable : "Très riche d'abord, vous le savez, j'ai été réduit à une grande pauvreté et au dénuement non par ma faute mais par les malheurs publics [c'est-à-dire par son implication dans l'affaire des Hermocopides de -415]. Puis je me suis refait une autre fortune par des moyens légitimes, par mon intelligence et mon travail", Andocide, Sur les Mystères 144), au point que sa richesse ainsi constituée sur le dos de ses compatriotes entre -411 et -403 a attiré finalement la convoitise du rapace Callias III, quarto il reste un parent de Critias le pire des Trente dont il défend encore la mémoire après -403 dans son discours Sur les Mystères, et tente, en le présentant comme une pauvre victime innocente dans l'affaire des Mystères de -415 (le nom de Critias apparaît dans la liste des coupables dénoncés par Diokléidès, selon Andocide, Sur les Mystères 47), d'expliquer la brutalité sous les Trente à défaut de la justifier. Reste que dans cette "seconde affaire des Mystères" fomentée par Callias III à l'extrême fin du Vème siècle av. J.-C., Andocide est totalement innocent, et il n'est pas responsable du décret d'amnistie générale lui permettant de recouvrer ses droits, de revenir à Athènes, et d'afficher ouvertement sa richesse acquise sur les malheurs de ses concitoyens : ce sont ses concitoyens qui légalisent, absolvent, pardonnent tous ses comportements passés, parce qu'eux-mêmes ont besoin de pardonner, absoudre, légaliser leurs propres trahisons et lâchetés sous le régime des Trente. On peut même aller plus loin en subodorant que l'acharnement de Lysias contre Andocide, dans cette "seconde affaire des Mystères" dont le dossier d'accusation est vide, vise en fait le cousin de Critias davantage qu'Andocide lui-même, Critias responsable de la mort de Polémarchos le frère aîné de Lysias, c'est-à-dire que Lysias veut punir Andocide parce qu'il ne peut plus punir Critias mort au combat en -403. Pour l'anecdote, ce procès contre Andocide ne profitera pas à Callias III puisque, même si on en ignore l'issue pour Andocide, on sait que Callias III ne touchera pas la fortune de l'accusé, qu'il n'apparaîtra plus publiquement (sauf dans une opération commando organisée par Iphicrate contre un navire patrouillant du côté de Corinthe, après la bataille du Lechaion gagnée par Agésilas II en -393 : la description de cette opération par Xénophon, Helléniques, IV, 5.11-18, montre que tout le mérite reviendra à Iphicrate car ce seront ses peltastes qui assureront l'engagement, tandis que les hoplites de Callias III resteront en retrait dans une attitude du type : "Allez-y les mecs, on est avec vous !"), et, selon Athénée de Naucratis, il mourra totalement seul et ruiné ("C'est de cette fortune [des Calliatides] qu'a hérité Callias III, qui lui a permis de s'offrir tous les plaisirs. Des foules de parasites et de flatteurs s'agglutinaient autour de lui, et il n'hésitait pas à jeter par les fenêtres des sommes folles pour étancher sa soif de luxe. Finalement, ses dépenses extravagantes aboutirent à un retournement de situation tel qu'il se retrouva seul et pauvre aux côtés d'une vieille pocharde [Chrysillè, évoquée par Andocide, Sur les Mystères 127 précité], et qu'il mourut dans le plus grand dénuement", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.52).


Le troisième procès, le plus célèbre, est celui de Socrate. Nous sommes en -399, quatre ans après la fin de la dictature des Trente et le rétablissement du régime démocratique, mais les rancœurs sont toujours tenaces (nous avons vu par exemple que cette année-là, en -399, selon Xénophon, Helléniques, III, 1.4, le gouvernement athénien envoie trois cents cavaliers compromis dans la milice de Lysismachos vers l'Anatolie, au service du stratège spartiate Thibron, pour les éloigner d'Athènes, ce qui renseigne sur la méfiance que suscite encore la classe des cavaliers à cette date). Une double accusation contre Socrate est lancée par le douteux Mélètos. Ce personnage, on s'en souvient, a été compromis dans les affaires des Mystères et des Hermocopides en -415 (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la paix de Nicias), et condamné pour impiété. Nous venons de raconter comment Mélètos, d'abord auxiliaire zêlé des Trente, responsable de l'arrestation du stratège Léon de Salamine ne partageant pas leur idéologie, a ensuite changé sa diplomatie en négociant avec l'armée libre de Thrasybule et avec les Spartiates pour abolir le régime des Trente et rétablir la démocratie. Nous venons de le croiser comme témoin de Callias III lors du procès contre Andocide, que celui-ci a rapidement réduit au silence en rappelant aux juges son passé véreux et impie. En accusant Socrate, Mélètos espère retrouver une aura citoyenne qui effacera ses actes passés. Il est appuyé par le vieux Anytos, dont la vie n'est pas plus méritoire que celle de Mélètos. Nous avons mentionné le riche Anytos pour la première fois en -444 (dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), quand il a offert dix talents à l'historien Hérodote suite à la lecture de son Histoire. Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous l'avons entendu louer les fanfaronnades d'Alcibiade, nous avons appris aussi sa liaison avec son giton pauvre Thrasylos. Dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, nous avons raconté comment en -409 il a été incapable d'atteindre Pylos à cause de vents contraires, et d'empêcher les Spartiates de chasser les derniers Athéniens présents sur cette position, et comment à son retour à Athènes il a acheté ses juges pour être absous de cet échec à Pylos, nous avons évoqué aussi comment son ancien giton Thrasylos, héros de la lutte contre le régime des Quatre Cents en -411, a été condamné à mort après la bataille des Arginuses en -406, dans cette affaire Anytos ne semble pas avoir défendu son ancien giton. Dans le présent alinéa, nous avons dit qu'Anytos était au côté de Théramène pendant le siège d'Athènes par les Spartiates en hiver -405/-404 et a rechigné au changement de régime (selon Aristote, Constitution d'Athènes 34), même si comme tous les Athéniens il était bien conscient que ledit régime était à bout de souffle. Anytos avait déjà quitté Athènes et rejoint l'armée libre de Thrasybule à Phylè quand s'est ouvert le procès de Théramène en hiver -404/-403 (selon Xénophon, Helléniques, II, 3.44, et selon Lysias, Contre Agoratos 78). Il est rentré dans Athènes avec les troupes démocratiques victorieuses en -403. Lors du procès contre Andocide après -403, ce dernier lui a demandé de l'aider à rétablir la justice contre les calomnies de Callias III ("Je prie ceux que la nation connaît déjà pour leur très grande vertu de monter ici et de vous donner leur avis sur moi. Venez donc, Anytos, Képhalos, et ceux de ma tribu choisis pour me défendre", Andocide, Sur les Mystères 150), nous ignorons si Anytos a répondu à l'appel d'Andocide. Pourquoi en -399 Anytos choisit-il de soutenir Mélètos contre Socrate ? A-t-il des raisons personnelles d'abattre Socrate ? Nous l'ignorons. Socrate est convoqué au tribunal. Selon Platon, il en informe Euthyphron rencontré en chemin ("“Quel est ton accusateur [c'est Euthyphron qui s'adresse à Socrate] ?” “Je ne le connais pas personnellement. Un jeune homme obscur appelé « Mélètos », je crois, du dème de Pithos”", Platon, Euthyphron 2b). Il lui révèle les deux actes d'accusation : le mépris envers les dieux ("[Mélètos] dit que je fabrique et introduis des nouveaux dieux et que je ne crois pas aux anciens, voilà de quoi il m'accuse", Platon, Euthyphron 3b) et la corruption de la jeunesse ("Ses ennemis [à Socrate] l'accusèrent de ne pas reconnaître les dieux de la cité, d'introduire des extravagances démoniaques et de corrompre la jeunesse", Xénophon, Apologie de Socrate 10 ; "Voici les termes approximatifs de l'accusation : “Socrate est coupable de ne pas reconnaître les dieux de la cité, d'introduire des extravagances démoniaques et de corrompre la jeunesse”", Xénophon, Mémorables, I, 1.1). Selon Diogène Laërce et Valère Maxime, Lysias propose immédiatement ses services d'avocat à son ancien maître Socrate, mais celui-ci repousse aussitôt la proposition en signifiant avec raison que Lysias n'est pas le mieux placé pour défendre sa cause ("Lysias avait composé pour lui une apologie, mais Socrate lui dit après l'avoir lue : “Quoique le discours soit fort beau, ô Lysias, il ne me convient pas”. Il s'agissait d'un morceau beaucoup plus oratoire que philosophique. “Pourquoi donc, reprit Lysias, s'il est beau, ne te convient-il pas ?” “Comment, dit Socrate, des beaux habits et des beaux souliers pourraient-ils m'aller ?”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.40 ; "A l'occasion du procès intenté à Athènes contre Socrate, Lysias vint lui lire un plaidoyer humble et suppliant qu'il avait composé pour conjurer les menaces. “Je te prie de reprendre ce discours, lui dit Socrate, car si je me résignais à le lire, même seul dans la lointaine Scythie, je me considèrerais moi-même comme méritant la mort.” Ainsi il méprisa la vie pour rester digne, il préféra mourir en Socrate que continuer à vivre en Lysias", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VI.4, Exemples étrangers 2 ; on rappelle que Lysias a soutenu les Trente avant d'en être une victime, il a un penchant affirmé pour la richesse alors que Socrate se satisfait d'être pauvre, il pense surtout à sa célébrité médiatique personnelle alors que Socrate pense d'abord à sa patrie athénienne). Socrate se présente donc au tribunal seul, sans autre avocat que lui-même. Son procès est bien connu grâce aux témoignages de ses deux anciens gitons Platon et Xénophon, même si nous devons rester prudent sur ces témoignages qui enjolivent la réalité historique. Platon a laissé une tétralogie sur le sujet, constituée d'Euthyphron où Socrate apprend sa mise en accusation et prépare sa défense, de l'Apologie de Socrate qui est le discours prononcé par Socrate devant ses juges, de Criton qui raconte le séjour de Socrate en prison après sa condamnation (la sentence de mort contre Socrate n'est pas exécutée immédiatement car Athènes est alors en pleine fête d'Apollon de Délos, et la loi interdit les exécutions à mort pendant cette fête), et de Phédon où Socrate livre ses dernières méditations sur la mort avant de boire la ciguë. Xénophon quand à lui a laissé des Mémorables comportant plusieurs dialogues entre Socrate et ses proches, dont ceux qui précèdent sa mort, divers épisodes de sa vie, des réflexions de Xénophon sur son ancien maître, et une Apologie de Socrate qui n'est pas le discours prononcé par Socrate devant ses juges (comme l'Apologie de Socrate de Platon) mais plutôt un commentaire sur ce discours, qui paraît une ébauche ou un appendice aux Mémorables (certains passages de l'Apologie de Socrate de Xénophon se retrouvent littéralement dans les Mémorables, les hellénistes s'interrogent encore en l'an 2000 sur l'antériorité de ceux-ci par rapport à celle-là, ou de celle-là par rapport à ceux-ci). Socrate attaque d'emblée en retournant de façon cinglante contre Mélètos les accusations dont celui-ci l'accable, non pas simplement en rappelant aux juges que Mélètos n'a pas de leçons de piété à donner puisque lui-même a été condamné pour impiété dans les affaires des Mystères et des Hermocopides en -415 (nous venons de voir qu'Andocide lors de son procès a réduit Mélètos au silence en rappelant justement ces deux affaires), mais en démontrant par l'absurde que ces accusations vont à l'encontre des intérêts de l'accusateur ("[Mélètos] dit que je suis coupable de corrompre la jeunesse. Et moi, Athéniens, je dis que c'est Mélètos le coupable, parce qu'il joue avec légèreté sur des sujets sérieux, il convoque les gens en justice pour laisser croire qu'il se soucie de beaucoup de choses dont en fait il ne s'est jamais préoccupé", Platon, Apologie de Socrate 24c) : Mélètos prétend distinguer ce qui est bon et ce qui est mal puisqu'il désigne Socrate comme le mal, or Socrate enseigne depuis plusieurs décennies, pourquoi Mélètos a-t-il donc laissé le mal répandre son enseignement dans Athènes pendant plusieurs décennies, sinon parce que lui-même est un complice du mal ("Quoi ! A ton âge, ô Mélètos, ta science dépasse tellement la mienne, malgré ma vieille expérience, que tu sais à quel point les méchants causent du tort à ceux qui les fréquentent et à quel point les bons leur font du bien, tandis que moi j'ignorerais à quel point j'attire le mal en corrompant ceux qui me fréquentent, et, constatant ce mal, je persisterais à vouloir les corrompre ? Je ne te crois pas, Mélètos, et personne ne peut te croire. Soit je ne corromps pas les jeunes gens, soit je les corromps malgré moi, sans le savoir. Dans les deux cas, tu es un imposteur. Si je corromps la jeunesse malgré moi, la loi m'acquitte puisqu'elle ne condamne pas les fautes involontaires, elle stipule que je dois être pris à part afin d'être instruit. Si tu m'avais instruit, j'aurais cessé de mal agir malgré moi, mais tu t'en es bien gardé : tu n'as pas voulu me prendre et m'instruire, tu m'as convoqué devant ce tribunal qui juge les hommes méritant punition, non pas les hommes nécessitant remontrance", Platon, Apologie de Socrate 25d-26a) ? Socrate démonte la première accusation, celle du mépris envers les dieux. Primo, Mélètos lui reproche de suivre son démon/génie personnel plutôt que les dieux de la cité. Socrate dit simplement qu'il croit en son "démon/da…mwn" personnel comme d'autres croient au vol des oiseaux, ou aux entrailles de poulet, ou à la boule de cristal, et que cela n'empêche pas en parallèle de respecter les dieux ("Comment prétendre que j'introduis des extravagances démoniaques quand je dis entendre la voix d'un dieu en moi qui guide mes actes ? Ceux qui tirent des présages du chant des oiseaux ou des paroles des hommes se laissent pareillement influencer par des voix. Personne ne nie que le tonnerre est aussi une voix, le plus grand de tous les augures. Et n'est-ce pas par la voix que la prêtresse de Pytho, sur le trépied, manifeste la volonté du dieu [Apollon, à Delphes] ? Or ce dieu connaît l'avenir et le révèle à qui il veut, je l'affirme, et tous l'affirment et le pensent avec moi. On appelle cela “augure”, “voix”, “symbole”, “présage”, moi je l'appelle “démon”, et en employant ce terme je me crois plus proche de la vérité et plus pieux que ceux qui attribuent aux oiseaux la puissance des dieux", Xénophon, Apologie de Socrate 12-13 ; "Socrate disait qu'un “démon” l'inspirait, c'est pour cela qu'il fut accusé d'introduire des extravagances “démoniaques”. Pourtant ce n'était pas plus innovant que ceux qui croient entendre les dieux en interrogeant les oiseaux, les voix, les phénomènes naturels, les entrailles des victimes. Ces gens-là croient non pas que les oiseaux et autres possèdent la connaissance qui les intéresse, mais que les dieux utilisent ces moyens pour communiquer. Socrate croyait la même chose", Xénophon, Mémorables, I, 1.2-3). Deusio, Mélètos lui reproche de préférer le "savoir/sof…a" au détriment des dieux, d'essayer de déchiffrer les énigmes de l'univers plutôt qu'obéir à la volonté des dieux qui ont créé ces énigmes pour cacher leur motivations divines. Mais, nous l'avons vu dans notre alinéa précédent (selon Xénophon, Mémorables, I, 10-14), Socrate depuis sa fréquentation d'Anaxagore et d'Archélaos et sa déception ayant résulté de leurs réponses scientifiques imparfaites, a toujours insisté sur la fragilité du discours scientifique, souligné que les scientifiques sont très souvent incapables de s'accorder entre eux, et, face à ce constat, vanté la permanence et l'omniscience des dieux, répété que "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", utilisé cette maxime sur l'ignorance humaine comme socle de son enseignement, et combattu les sophistes qui sont, contrairement à lui, des authentiques impies recourant au "savoir/sof…a" relatif des scientifiques afin d'asseoir leurs intérêts personnels en négligeant les lois non écrites des dieux. Tertio, Mélètos lui reproche de passer plus de temps à essayer d'entrer en contact avec les dieux et à offrir des outils divins aux hommes mauvais, qu'à réduire ces hommes mauvais à l'impuissance. Mais, selon Xénophon, ceci est encore une calomnie car Socrate s'est souvent interrogé sur la finalité de son enseignement, et sur les motivations de certains de ses élèves aux ambitions suspectes ("[Socrate] se demandait encore si, de même que ceux qui étudient les hommes finissent par prétendre se dominer eux-mêmes et autrui, ceux qui étudient les dieux se croient instruits des lois universelles au point de maîtriser les vents, la pluie, les saisons et tout le reste selon leurs besoins, ou s'ils se contentent toujours d'analyser ces phénomènes", Xénophon, Mémorables, I, 1.15). Quarto, Mélètos lui reproche de se croire supérieur aux dieux. Mais Xénophon dit que si Socrate a refusé de voter la condamnation à mort des stratèges lors du procès des Arginuses en -406, puis la condamnation à mort de Léon de Salamine en -404, c'est précisément parce qu'il se considère inférieur aux dieux, il sait que les dieux voient tout et entendent tout, et punissent l'injustice un jour ou l'autre (en cela la conception des dieux chez Socrate est déjà celle des chrétiens, qui croient que le Dieu unique lit dans leurs pensées et dans leur cœur à chaque moment de leur vie), et que mieux vaut endurer la colère de la foule aujourd'hui en respectant la justice divine des lois non écrites, plutôt que s'en croire supérieur en plaisant à la foule et endurer demain la punition des dieux ("Membre de la Boulè, [Socrate] avait prononcé le serment des bouleutes imposant de juger conformément aux lois. Or, quand il fut épistate, le peuple voulut passer outre les lois pour condamner à mort collectivement en un seul vote neuf stratèges, dont Thrasylos et Erasinidès [en -406 après la bataille des Arginuses]. Alors il refusa de donner son suffrage, malgré la colère du peuple et les menaces de beaucoup de notables, préférant demeurer fidèle à son serment que plaire à la foule contre la justice et garantir sa sécurité. Il pensait que les dieux voient les actions humaines, non pas seulement quelques-uns comme l'imaginent la plupart des hommes, mais toutes : paroles, gestes, pensées secrètes. Socrate croyait que les dieux sont présents partout, et qu'ils révèlent aux hommes leur humanité", Xénophon, Mémorables, I, 1.18). Socrate démonte ensuite la seconde accusation, celle de corruption de la jeunesse. Primo, il répond à Mélètos qu'il ne peut pas corrompre ses élèves puisqu'il n'a aucune fortune personnelle, et même mieux : non seulement il ne leur donne rien, mais il les encourage à se contenter de peu comme lui ("Je suis surpris aussi que certains aient prétendu que Socrate corrompait la jeunesse, lui qui […] était le plus sobre dans les plaisirs des sens et de la table, et le plus endurci contre l'hiver, l'été, les travaux de toutes sortes, et satisfait de sa pauvreté. Comment donc, avec de telles mœurs, aurait-il pu rendre les autres impies, ennemis des lois, intempérants, débauchés, mous, fatigués ? Au contraire, il réprimait ces vices chez tous les hommes, leur vantait la vertu, leur suscitait l'espoir, les incitait à veiller sur eux-mêmes, et leur promettait de devenir vertueux un jour", Xénophon, Mémorables, I, 2.1-2). Deusio, il répond à Mélètos qu'il ne demande rien à ses élèves, aucun salaire, aucun avantage en nature, aucune discipline domestique, aucun engagement contractuel, contrairement aux sophistes qui repoussent tous ceux qui ne les paient pas (selon Xénophon, Mémorables, I, 2.6-7 précités). Tertio, il répond à Mélètos que son enseignement n'est pas une corruption mais une libération, parce qu'il est fondé sur la maxime "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", il favorise la remise en cause de soi-même, le questionnement sur les certitudes, en d'autres termes tout élève qui dit : "Je sais !" ne peut pas prétendre avoir compris Socrate et se revendiquer de lui pour commettre des malversations ou des crimes, un tel élève est corrompu et la vertu de Socrate s'affaire précisément à le neutraliser ("Socrate estimait que, si un homme manipulait un autre plus ignorant, il méritait d'être manipulé à son tour par un autre homme plus savant. Il distinguait ainsi l'ignorance et la folie : il pensait que les fous doivent être enchaînés pour leur propre intérêt et pour celui de leurs amis, tandis que les ignorants doivent apprendre ce qui leur est nécessaire de la bouche de ceux qui le savent", Xénophon, Mémorables, I, 2.50). Quarto, il répond à Mélètos que son discours ne vise pas à corrompre le fils par rapport au père ou le père par rapport au fils, mais à remplacer le lien génétique par la vertu, car il a constaté que les pères n'ont pas toujours les fils qu'ils méritent, et que les fils n'ont pas toujours les pères qu'ils méritent, plus généralement il estime que la loi de la naissance est plus corruptrice que les liens fraternels ("[Socrate] disait aussi que l'homme se sépare, par sa propre main ou par des tiers, des parties de son précieux corps qui lui semblent inutiles : les ongles, les cheveux, les cors, il se confie aux médecins afin qu'ils extirpent et brûlent ses maux, et même il les paie malgré les souffrances que ces opérations lui causent, il crache sa salive le plus loin possible de la bouche parce qu'elle ne lui sert à rien en séjournant en lui, au contraire elle lui nuit. Il parlait ainsi non pas pour inciter le fils à enterrer son père vivant ni à se couper lui-même de son père, mais, en suggérant que l'absurde ne vaut rien, pour signifier que la valeur se trouve dans la sagesse et dans l'utile, et que, si un fils veut gagner l'estime de son père ou de son frère ou de n'importe quelle autre parent, il ne doit pas se fier au lien familial mais se rendre sage et utile à celui dont il réclame l'estime", Xénophon, Mémorables, I, 2.54-55). Et pourtant, malgré cet argumentaire béton, Socrate est finalement condamné. Pourquoi ? Derrière l'accusation d'impiété et de corruption de la jeunesse, qui est discutable, se cache en fait l'accusation bien fondée de destruction de toutes les valeurs. Certes Socrate continue de louer Athéna, mais il loue aussi Bendis. Certes Socrate ne corrompt personne et est un ascenseur social pour certains de ses élèves honnêtes, mais il est aussi un tremplin politique et un professeur de propagande pour d'autres élèves dépravés. Certes Socrate favorise le questionnement privé par son "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien" (et par l'objurgation delphique "connais-toi toi-même" qu'il reprend à son compte), mais il favorise aussi le questionnement public contre les usages, contre les gouvernements, contre toutes les certitudes, il favorise la pourriture des propositions les plus simples pour les transformer en logorrhées sans queue ni tête, en paradoxes ("L'accusateur [Mélètos] prétendit que Socrate choisissait des mauvais passages des poètes illustres et s'en servait pour former ses élèves au crime et à la violence, par exemple quand il citait le poète Hésiode : “Le déshonneur est non pas dans le travail mais dans l'oisiveté” [Les travaux et les jours 313] c'était pour les pousser à agir par intérêt sans craindre de commettre des injustices, mais non : quand Socrate disait qu'agir est utile et honorable tandis que l'inaction est nuisible et honteuse, que ceci est un bien et que cela est un mal, il sous-entendait que ceux qui accomplissent le bien agissent alors que ceux qui jouent aux dés ou à d'autres activités aussi médiocres sont des oisifs. […] L'accusateur dit encore que Socrate citait souvent ces vers où Homère rapporte qu'Ulysse “voyant un roi ou un homme d'élite s'approche et le retient par des mots apaisants : « Daimoni ["da…moni", littéralement "qui est guidé par un démon/da…mwn"], ne sois pas effrayé comme un lâche, assieds-toi et fais asseoir les autres »” [Iliade II.188-191], puis “voyant crier un homme du peuple, le frappe avec son sceptre et le corrige : « Daimoni, reste tranquille et écoute l'avis de ceux qui te sont supérieurs, toi le vaniteux et le frivole, sans valeur au combat, inutile au conseil »” [Iliade II.198-202], il prétendit que Socrate, par ces vers du poète, justifiait qu'on frappât les gens du peuple et les pauvres, mais Socrate ne pouvait pas dire cela sans risquer d'être frappé lui-même, au contraire il expliquait que les hommes nuls à la Boulè et au combat, pleins d'audace alors qu'ils sont inaptes à servir l'armée ou l'Etat ou le peuple, doivent être réprimés par tous les moyens, même s'ils appartiennent à la classe des riches. Socrate se montrait ouvertement ami du peuple et philanthrope. Entouré de nombreux élèves athéniens et étrangers, il n'en tira jamais aucun profit et leur transmit sans réserve son propre bien. Certains [comme Aristippe de Cyrène] ont vendu très cher ce qu'ils ont reçu gratuitement de lui, sans témoigner le même amour du peuple puisqu'ils refusaient de dialoguer avec quiconque ne pouvait pas les payer", Xénophon, Mémorables, I, 2.56-60), et finalement il provoque le chaos (Mélètos ou Anytos l'accuse de contester systématiquement les règles établies et, en conséquence, de nourrir la désobéissance civile : "Mais, par Zeus, dit l'accusateur [Mélètos], il a poussé ses élèves à mépriser les lois, en déclarant que “la nomination des magistrats par la fève est une folie puisque personne ne voudrait choisir à la fève un pilote, un charpentier, un aulète ou n'importe quel artisan dont les erreurs sont pourtant bien moins nuisibles que les erreurs de ceux qui gouvernent la cité”. De tels discours, dit-il, inspirent aux jeunes gens le mépris de la Constitution et les rendent violents", Xénophon, Mémorables, I, 2.9). Socrate n'impose rien à ses élèves… et c'est précisément ce qu'on lui reproche. Socrate n'enseigne que l'incertitude, l'absence de principes, la subversion, l'iconoclastie. En ce sens, les griefs portés contre lui par Mélètos et Anytos sont bien légitimes : sa maïeutique est réellement un outil de corruption pour les jeunes les plus retors, et son démon personnel (qui acquiert à l'occasion une connotation négative proto-chrétienne) est réellement une insulte aux dieux de la cité. Derrière Mélètos qui n'est qu'une quiche, et derrière Anytos qui n'est qu'un politicien en fin de carrière, Socrate est bien conscient de l'identité de l'accusateur caché l'ayant conduit au tribunal en -399, un accusateur autrement plus redoutable que Mélètos et Anytos parce que depuis vingt ans son discours comique s'est enraciné dans les consciences, et parce que les événements de la fin du Vème siècle av. J.-C. ont prouvé sa pertinence en traduisant ce discours comique en actes tragiques. Cet accusateur caché derrière Mélètos et Anytos, est Aristophane. Mélètos ou Anytos renvoie tacitement à la pièce Les Nuées de -423, qui prophétisait les effets désastreux de l'enseignement de Socrate (notamment la scène où le fils Phidippide explique en quoi la justice l'incite à battre son père Strepsiade : "Socrate, dit l'accusateur [Mélètos], incitait à outrager les pères en persuadant ses élèves qu'il les rendait plus habiles que leurs pères, en leur disant que la loi autorise la mise sous tutelle d'un père déclaré fou, en arguant que tout savant doit entraîner l'ignorant", Xénophon, Mémorables, I, 2.49). Socrate fait allusion à Aristophane une première fois sans le nommer ("O Athéniens, beaucoup d'entre vous m'accusent à tort depuis des années, que je redoute davantage qu'Anytos et ses complices, qui sont pourtant redoutables, mais pas autant que ceux-là. O hommes, ils vous ont majoritairement captivés quand vous étiez encore enfants, ils vous ont répété et persuadé qu'un sophiste nommé ‟Socrate” étudie les choses dans le ciel et sous la terre et transforme les bonnes causes en mauvaises. Voilà mes vrais accusateurs, ceux qui ont propagé cette rumeur, qui ont convaincu que je me consacre à de telles quêtes en méprisant les dieux. Ils sont nombreux, et leur complot ne date pas d'aujourd'hui : adultes, vous êtes prémunis contre mes objections parce que, quand vous étiez encore enfants, et même très jeunes, ils m'ont accusé devant vous à leur aise, ils ont plaidé contre un homme qui ne se défend pas. Et le plus étonnant est que je ne peux même pas connaître mes accusateurs ni les nommer, à l'exception d'un auteur de comédies", Platon, Apologie de Socrate 18b-d), puis, un peu plus tard, il donne son nom en qualifiant Les Nuées de foutaise ("Reprenons l'accusation initiale sur laquelle s'appuient mes calomniateurs, qui a rendu Mélètos assez confiant pour me traduire devant le tribunal. Voyons. Que disent mes calomniateurs ? On doit formuler leur accusation, et la lire comme si elle était écrite sous serment : “Socrate, par une injuste et insinuante curiosité, veut pénétrer la terre et le ciel et rendre bonne une mauvaise cause et enseigne ces choses aux autres”. Voilà l'accusation, que vous avez déjà vue dans la comédie d'Aristophane, qui représente un nommé “Socrate” se promenant dans les airs et occupé à d'autres activités dans lesquelles je suis bien incompétent", Platon, Apologie de Socrate 19a-c). Il essaie de discréditer Aristophane, de ridiculiser son propos, et de présenter Mélètos et Anytos comme ses marionnettes ("Beaucoup de jeunes gens de familles fortunées s'attachent librement à moi et prennent plaisir à voir comment j'éprouve tous les hommes, et s'évertuent ensuite à m'imiter avec ceux qu'ils rencontrent. Et je ne doute pas qu'ils trouvent une abondante moisson, car on ne manque pas de gens qui croient tout savoir alors qu'ils ne savent rien ou pas grand-chose. Tous ceux dont ils révèlent l'ignorance se retournent contre moi plutôt que contre eux-mêmes, déclarant partout qu'“un nommé « Socrate » répand la peste dans la jeunesse”. Quand on leur demande ce que fait ce Socrate, ou ce qu'il enseigne, ils sont incapables de répondre, ils se rabattent donc sur les accusations adressées ordinairement aux philosophes : “Il veut s'insinuer dans le ciel et sous la terre, il ne croit pas aux dieux, il veut rendre bonnes les mauvaises causes”, parce qu'ils refusent de dire la vérité, que Socrate les démasque, montre qu'ils simulent le savoir alors qu'ils ne savent rien. Intrigants, actifs, nombreux, parlant de moi d'après un plan concerté et avec une éloquence très séduisante, ils vous ont depuis longtemps rempli les oreilles des rumeurs les plus perfides et poursuivent sans relâche leur calomnie systématique. Aujourd'hui ils m'envoient Mélètos, Anytos et Lycon : Mélètos représente les poètes, Anytos, les politiques et les artistes, Lycon, les rhéteurs", Platon, Apologie de Socrate 23c-24a). En réalité, il est assez intelligent pour comprendre que la thèse des Nuées est partagée par une majorité d'Athéniens en -399, qu'elle n'est plus la thèse du seul Aristophane de -423, et qu'Aristophane n'est pas un amuseur public insignifiant voué à un public incapable de voir le parallèle entre les élèves du Socrate fictif sur la scène et les élèves du Socrate de chair et d'os dans la salle. Aristophane a visé juste en -423, l'Histoire l'a confirmé : les Athéniens de la génération de Périclès (comme Strepsiade dans les Nuées), se sont laissés déborder, renverser, humilier, par leurs propres enfants de la génération d'Alcibiade (comme Phidippide dans les Nuées) formés à la maïeutique démoniaque de Socrate. Au-delà de Mélètos et d'Anytos, au-delà d'Aristophane, le principal accusateur de Socrate en -399 est la majorité des citoyens athéniens qui constatent que le discours d'Aristophane en -423 était clairvoyant : Socrate a servi la soupe à la génération d'Alcibiade, à la petite clique d'adolescents bobo (Aristippe rappelle en effet que les élèves de Socrate étaient davantage des fils de notables que des fils de gueux : "Quelqu'un dit [à Aristippe de Cyrène] qu'il devait avoir honte, en tant qu'élève de Socrate, de recevoir de l'argent : “Effectivement, répondit-il, quand on donnait du blé et du vin à Socrate il n'en acceptait qu'une petite partie et repoussait le reste, mais ses fournisseurs étaient les principaux citoyens d'Athènes. Mon seul fournisseur à moi est mon esclave Eutychidès, et encore je l'ai acheté”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.74) qui ont questionné socratiquement les gendarmes comme des voleurs et les voleurs comme des gendarmes pour gagner des lauriers de comédie tel Alcibiade, ou qui ont questionné socratiquement les piliers de la démocratie pour installer une dictature de tragédie tel Critias ("Mais, dit l'accusateur [Mélètos], dans l'intimité de Socrate ont vécu Critias et Alcibiade, les deux hommes qui ont infligé le plus de maux à la cité, Critias le plus avide, le plus violent, le plus sanguinaire à l'époque de l'oligarchie, et Alcibiade porté au vice et à l'hybris à l'époque de la démocratie", Xénophon, Mémorables, I, 2.12). Même si Socrate n'est pas responsable de la nature malveillante de ses élèves, même s'il a tempérés les plus instables à l'époque où ils le fréquentaient (comme Alcibiade et Critias : "Pour ma part, je ne porte aucun jugement sur les malheurs que ces deux hommes [Alcibiade et Critais] ont causés à la cité, je veux rapporter seulement quelle fut leur relation avec Socrate. Par nature ils étaient les plus ambitieux des Athéniens, ils voulaient que tout se fît par eux, que leur nom fût dans toutes les bouches. Ils savaient que Socrate vivait heureux dans la pauvreté, qu'il contrôlait absolument toutes ses passions, que par ses discours il dirigeait à son gré l'esprit de ses interlocuteurs. Comment peut-on croire, d'après la nature que je viens de décrire, qu'ils ont fréquenté par désir de l'imiter, de vivre dans la tempérance, dans la quête du dialogue, dans l'espoir de devenir à son contact des maîtres en pensée et en action ? Selon moi, si un dieu leur avait demandé de choisir entre vivre longtemps comme Socrate ou mourir au plus vite, ils auraient tous deux préféré mourir. Leurs actes le prouvent. Dès qu'ils se crurent supérieurs à leurs camarades, ils abandonnèrent Socrate et se lancèrent en politique, principale raison de leur liaison avec Socrate", Xénophon, Mémorables, I, 2.13-16 ; "Plusieurs prétendus philosophes affirment qu'un homme juste ne peut pas devenir injuste, que le sage ne peut pas devenir insolent, que le savant ne peut pas perdre ce qu'il a appris. Je ne pense pas comme eux. Je constate en effet qu'un corps qui ne s'entraîne pas n'est plus capable du moindre effort, de même l'âme non entretenue empêche de faire ce qu'on doit et permet de faire ce qu'on ne doit pas […], je constate que quand on oublie de versifier on oublie la parole du maître même en s'aidant de la mesure, quand on néglige les sages exhortations on perd la sagesse elle-même, je constate encore que ceux qui se livrent au vin ou aux plaisirs sensuels ne veillent plus aux devoirs et s'adonnent à ce qu'ils devraient éviter, ceux qui savaient ménager leur fortune avant d'aimer ne le peuvent plus dès qu'ils aiment, et quand ils perdent leurs biens ils courent après les profits qu'auparavant ils jugeaient honteux et qu'ils fuyaient. Comment donc déclarer impossible qu'un sage perde sa sagesse, ou qu'un juste devienne injuste ? Pour ma part, je crois que toutes les vertus ont besoin d'être pratiquées, notamment la tempérance. Innées dans l'âme, les passions du corps incitent à les rejeter, à satisfaire l'appétit des sens et à mépriser la sagesse. Tant qu'ils fréquentèrent Socrate, Critias et Alcibiade purent maîtriser leurs honteuses passions par son aide, mais quand ils l'eurent quitté, Critias réfugié en Thessalie vécut avec des hommes plus familiers de l'iniquité que de la justice, et Alcibiade, sollicité à cause de sa beauté par une foule de femmes et corrompu à cause de sa renommée par une multitude d'habiles flatteurs dans sa cité et chez les alliés, se négligea de la même manière que les athlètes qui, après avoir vaincu aux jeux gymniques, ne pratiquent plus aucun exercice. Portés par les circonstances, enflés par leur naissance, fiers de leur richesse, enivrés de leur pouvoir, amollis par une foule de complaisants, corrompus de tant de côtés à la fois, éloignés depuis longtemps de Socrate, quoi d'étonnant que leur insolence ait outrepassé toutes les bornes ?", Xénophon, Mémorables, I, 2.19-25 ; "Les fautes qu'ils ont commises [Alcibiade et Critias], comment l'accusateur [Mélètos] put les imputer à Socrate ? Comment put-il refuser de louer Socrate, qui par sa sagesse les a contenu tous deux, quand leur jeune âge les rendait irréfléchis et intempérants ? Dans toute autre domaine on ne juge pas de cette façon. Rend-on responsable un aulète, un citharède ou n'importe quel autre musicien dont l'élève devient mauvais sous l'influence d'autres maîtres ? Quel père, quand son fils s'assagit dans la fréquentation d'un ami et se pervertit dans une relation avec un tiers, en accuse cet ami ? N'est-ce pas vrai au contraire que, plus le fils devient vicieux avec le second, plus le père couvre d'éloges le premier ? Et même quand des enfants tournent mal en vivant avec leur père, ces derniers ne sont pas responsables de cette évolution si eux-mêmes restent des sages. C'est ainsi qu'on aurait dû juger Socrate : s'il avait commis des mauvaises actions on aurait dû le juger comme un pervers, mais il a toujours vécu en homme vertueux, comment donc l'accuser de vices qui lui étaient étrangers ?", Xénophon, Mémorables, I, 2.26-28 ; dans sa République, Platon retournera pareillement l'accusation de sophisme contre les accusateurs ["“Penses-tu comme tout le monde que certains jeunes sont actuellement corrompus par les sophistes [c'est Socrate qui s'adresse à Adimante, frère de Platon], dont plusieurs exercent comme simples particuliers […] ? Ou crois-tu plutôt que ceux qui tiennent ces propos sont en réalité les plus grands sophistes, maîtres dans l'art d'éduquer et de former selon leur bon plaisir, jeunes et vieux, hommes et femmes ?” “A quelle occasion ?”, dit-il. “Quand ils se pressent en masse, répondis-je, pour siéger dans les assemblées politiques, dans les tribunaux, dans les théâtres, dans les camps militaires, et partout ailleurs où se trouve la foule, blâmant ou louant ce qui se dit ou ce qui se fait, dans un grand vacarme, dépassant les bornes dans un sens ou dans l'autre, en hurlant et en applaudissant, tandis que les rochers voisins du lieu où ils sont renvoient l'écho redoublé du tumulte de leurs huées et de leurs éloges. En pareille circonstance, quel jeune homme crois-tu capable de contenir son cœur ? Quelle éducation particulière résisterait sans être emportée dans ce cataclysme de blâmes et de louanges, dérivant au gré du courant qui l'entraîne ? Ne se rangera-t-il pas à leur manière de juger le beau et le vil ? N'épousera-t-il pas les mêmes préoccupations que ces gens-là ? Ne deviendra-t-il pas comme eux ?”", Platon, La République 492a-c] en disant que Socrate a voulu détourner les jeunes gens des séductions corruptrices des démagogues, via une allusion à Alcibiade qui s'est tenu tranquille quand il était près de Socrate mais qui a mal viré en se laissant corrompre par les flatteurs après avoir quitté Socrate ["Si son heureux naturel [à un jeune homme comme Alcibiade] et sa parenté d'esprit avec [le discours philosophique] l'y rend sensible, le retourne et l'incite à devenir philosophe, comment crois-tu que réagiront ceux qui profitent de ses services et de sa solidarité ? Ne déploieront-ils pas toutes sortes de manœuvres et de discours contre lui et contre celui qui cherche à le convaincre, pour lui en ôter le moyen, via des machinations sur sa vie privée [allusion à l'affaire des Mystères de -415] et par des actions publiques ?", Platon, La République 494d-e]), même si Xénophon défend encore la mémoire de son vieux maître en mentionnant habilement quelques noms d'élèves socratiques devenus des citoyens paisibles pour tenter d'estomper les noms de ceux ayant commis des malversations après la mort de Cléon et des crimes sous le régime des Trente ("Criton s'attacha à Socrate, comme Chéréphon, Chérécratès, Hermocratès, Simmias, Cébès, Phédondès et tant d'autres qui vivaient pris de lui, non pour se former à l'éloquence de l'agora ou du tribunal, mais pour devenir vertueux et pour s'acquitter de leurs devoirs envers leur famille, leurs parents, leurs serviteurs, leurs amis, leur patrie, leurs concitoyens, or aucun d'eux, ni dans sa jeunesse, ni dans un âge plus avancé, ne fit jamais le mal ni ne fut accusé de le faire", Xénophon, Mémorables, I, 2.48), cela n'exonère pas Socrate de sa grande faute : la maïeutique de Socrate a vraiment servi les intérêts privés des bobos de la génération d'Alcibiade au détriment d'Athènes. Acculé aux faits - qui sont beaucoup plus éloquents que Mélètos ! -, Socrate est contraint de recourir à la même technique périlleuse que Lysias dans le procès contre Eratosthène et qu'Andocide dans le procès contre Callias III, que nous avons commentés précédemment : il pointe son index vers les juges, vers le public, vers les bouleutes, il clame ne pas être seul responsable de l'éducation de la génération d'Alcibiade, de la ruine de la démocratie et de l'instauration de la dictature des Trente, il préfigure Hannah Arendt en expliquant qu'une dictature est l'avatar ultime de la démocratie et s'apparente à un oignon où chaque couche est solidaire de toutes les autres, il accepte d'être déclaré coupable à condition que tous les juges, tout le public, tous les bouleutes, qui quatre ans auparavant étaient dans l'entourage de Critias, qui sept ans auparavant ont applaudi le retour d'Alcibiade, se déclarent aussi coupables que lui, reconnaissent leur égale implication dans l'impiété et dans la corruption de la jeunesse, sur le mode : "Vous m'accusez pour éviter de vous accuser vous-mêmes, pour ne pas assumer vos fautes, pour nier votre complicité dans la déchéance générale !" ("“O Mélètos, dis-moi, souhaites-tu autre chose que rendre les jeunes gens vertueux ?” “Non, sans doute.” “Eh bien ! explique donc au tribunal comment rendre les jeunes gens vertueux. Tu dois le savoir, puisque c'est ta plus grande préoccupation. Si tu as découvert et si tu accuses dans ce tribunal celui qui les corrompt, tu dois désigner aussi qui peut les rendre meilleurs. Parle, ô Mélètos. Mais tu reste silencieux, tu ne dis pas un mot, tu n'as pas honte de prouver ainsi que tu ne t'es jamais soucié de la jeunesse ? Encore une fois, homme respectable, dis-nous qui peut rendre les jeunes gens meilleurs ?” […] “Ceux-ci, ô Socrate : les juges.” “Comment, les juges, ô Mélètos ? Sont-ils capables d'instruire les jeunes gens et de les rendre meilleurs ?” “Certainement.” “Tous ces juges, parmi eux certains le peuvent et d'autres non ?” “Tous.” “Formidable, par Héra. Tu as trouvé un grand nombre de précepteurs. Poursuivons. Tous ces citoyens qui nous écoutent, peuvent-ils aussi rendre les jeunes gens meilleurs, ou ne le peuvent-ils pas ?” “Ils le peuvent aussi.” “Et les bouleutes ?” “Les bouleutes aussi.” “Et, mon cher Mélètos, tous les membres de l'Ekklesia, peuvent-ils corrompre la jeunesse, ou sont-ils aussi capables de la rendre vertueuse ?” “Ils en sont tous capables.” “En conclusion, selon toi, tous les Athéniens peuvent être utiles à la jeunesse, sauf moi. Seul moi la corromps. C'est ce que tu dis ?” “C'est cela.” “C'est bien dommage pour moi. […] Et qu'Anytos et toi en conveniez ou non, c'est vraiment une grande chance pour la jeunesse qu'un seul homme puisse la corrompre et que tous les autres puissent la rendre vertueuse. C'est bien la preuve, ô Mélètos, que l'éducation de la jeunesse ne t'a jamais inquiété. Tes réponses viennent prouvent clairement que tu ne t'es jamais préoccupé de la cause pour laquelle tu me cites en justice”", Platon, Apologie de Socrate 24c-25c). C'est une technique de défense vouée d'avance à l'échec. Socrate est condamné à mort. Il pourrait facilement échapper à la sentence en corrompant ses juges (comme Anytos a corrompu ses juges en -409 après son retour pitoyable de Pylos) via une caution que Criton et quelques autres sont disposés à fournir, ou en acceptant de s'avilir dans le rôle de soumis que ses accusateurs aimeraient le voir jouer. Il refuse. Officiellement, il choisit la mort parce qu'il estime avoir eu une belle et longue vie, et que mourir par la ciguë est la mort la plus noble puisqu'ainsi il laissera à ses accusateurs le remords d'avoir condamné un innocent et à ses proches le regret d'avoir perdu un ami vertueux ("J'ai vécu toute ma vie dans la piété et dans la justice, afin de conserver une bonne opinion sur moi-même, et de partager cette bonne opinion avec tous ceux qui me fréquentent. Si je continue à vieillir, je devrai nécessairement payer tribut à mon âge : je verrai et j'entendrai moins bien, mon intelligence baissera, j'aurai plus de peine à apprendre et plus de facilité à oublier. Si je m'aperçois de cette perte de mes facultés, je n'aurai plus une bonne opinion sur moi, quel plaisir trouverai-je encore à vivre ? C'est peut-être par bienveillance que le dieu m'offre la possibilité de terminer ma vie au moment le plus convenable et de la façon la moins pénible. Car si je suis condamné aujourd'hui, je mourrai de la manière la plus facile, la moins embarrassante pour mes amis, et je causerai beaucoup de regrets. Je ne laisserai en effet aucune image pénible et désagréable à mon entourage, je m'éteindrai le corps plein de santé et l'âme tout entière à la tendresse : comment ne pas devenir un objet de regrets ?", Xénophon, Apologie de Socrate 5-7 ; "Si je continue à vieillir, je devrai nécessairement payer tribut à mon âge : je verrai et j'entendrai moins bien, mon intelligence baissera, j'aurai plus de peine à apprendre et plus de facilité à oublier, partout où je valais mieux je deviendrai pire. Si je n'ai pas conscience de la perte de toutes ces facultés mon existence ne sera plus viable, si j'en ai conscience elle deviendra triste et malheureuse. Si je meurs injustement, ce sera une honte pour ceux qui m'ont tué injustement. […] Je vois bien que la réputation posthume des hommes qui m'ont précédé diffère selon qu'ils ont été auteurs ou victimes de l'injustice. Je sais aussi qu'en mourant aujourd'hui, les sentiments que j'inspirerai ne seront pas les mêmes que ceux qu'inspireront mes meurtriers. Je sais que la postérité témoignera que je n'ai jamais nui à quiconque, que je n'ai jamais corrompu mon entourage, qu'au contraire je me suis toujours efforcé de le rendre meilleur", Xénophon, Mémorables, IV, 8.8-10), et parce qu'il veut conserver sa dignité en refusant d'être un bouc émissaire ou, pour utiliser une formulation moderne, de satisfaire ses minables procurateurs dans une autocritique stalinienne, il aspire au martyre pour transformer ses accusateurs en tortionnaires ("Ce ne sont pas les paroles qui m'ont manqué, mais l'impudence : je succombe pour n'avoir pas voulu vous dire ce que vous aimez entendre, me lamenter, pleurer, descendre à toutes les bassesses auxquelles on vous a accoutumés. Dans le péril où je suis, je n'oublie pas que je suis un homme libre, et je ne me repens pas de me défendre, je préfère mourir après m'être défendu de la manière que j'ai choisie que devoir la vie à une apologie pleine de lâcheté. On n'a pas le droit de se dérober par des subterfuges devant les tribunaux ou dans les batailles. Chacun sait comment sauver sa vie à la guerre : il suffit de jeter les armes, demander grâce aux poursuivants, face à tous les dangers mille expédients sont possibles quand on est prêt à tout dire et tout faire pour échapper à la mort. Eh ! éviter la mort est aisé, ô citoyens, mais éviter le crime est beaucoup plus difficile, car il court plus vite que la mort. Je me suis laissé atteindre par l'un et je suis devenu vieux et pesant, l'autre s'est attaché à mes accusateurs qui en tirent leur vigueur et leur agilité. Je subirai donc la mort à laquelle vous m'avez condamné, et eux, l'iniquité et l'infamie à laquelle la vérité les condamne", Platon, Apologie de Socrate 38d-39b ; "Je nai jamais offert de sacrifices à d'autres divinités qu'à Zeus, Héra et leurs pairs, j'ai toujours juré par eux, je n'en ai jamais nommé d'autres. Et comment m'accuser d'avoir corrompu les jjeunes gens, alors que je leur ai enseigné la patience et la frugalité ? Et même mes accusateurs reconnaissent que je n'ai jamais commis la moindre action puni de mort par la loi : la profanation des temples, le vol avec effraction, la vente d'hommes libres, la trahison envers la patrie. Je suis donc surpris que vous requériez la mort contre moi. C'est une condamnation injuste, et j'en tire grande estime, car la honte ne retombera pas sur moi mais sur ceux qui m'ont condamné", Xénophon, Apologie de Socrate 24-26 ; "Convoqué au tribunal par Mélètos, [Socrate] n'imita pas les accusés qui adressent des paroles flatteuses aux juges et les supplient au mépris de la loi afin d'être absous, il ne voulut pas transgresser la loi en agissant ainsi devant ses juges, alors qu'il aurait pu être facilement acquitté il préféra mourir en la respectant plutôt que vivre en cessant de lui obéir", Xénophon, Mémorables, IV, 4.4). Mais officieusement, Socrate choisit la mort parce qu'il sait qu'il est réellement coupable, il sait qu'il n'est ni innocent ni vertueux, il sait qu'avec sa maïeutique il a donné un outil de manipulation des foules à toute la génération d'Alcibiade, il sait qu'il est indirectement la cause de la ruine de la démocratie et la cause de la dictature des Trente puisque la ruine de la démocratie et la dictature des Trente sont l'œuvre de ses anciens élèves (Alcibiade, Critias, Xénophon, Platon, entre autres). Il choisit la mort parce que son enseignement prône la justice, et qu'à cause de cette implication indirecte dans les événements désastreux de la fin du Vème siècle av. J.-C. causés par ses anciens élèves il doit assumer la sentence de mort, sinon il donne raison à Mélètos et consorts qui l'accusent d'être injuste et il ruine son enseignement. Sa seule porte de sortie consiste à mettre en scène sa mort, pour la rendre la plus mémorable possible, la plus étonnante, la plus grandiloquente, dans l'espoir que ses derniers témoins dans leurs récits ultérieurs insisteront sur le comment davantage que sur le pourquoi. Singeant Antigone sur le chemin de son supplice orientant les pensées des Thébains et de sa sœur Ismène vers eux-mêmes plus que sur sa propre mort ("Puissent-ils ne pas subir plus de mal qu'à tort ils m'en font !", Sophocle, Antigone 927-928 ; "Ne crains rien pour moi, assure ton propre sort", Sophocle, Antigone 83), anticipant Jésus sur le chemin du Golgotha orientant les pensées des Jérusalémites vers eux-mêmes plus que sur sa propre crucifixion ("Femmes de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, pleurez plutôt sur vous et sur vos enfants !", Luc 23.28), Socrate oriente les pensées des Athéniens vers eux-mêmes plus que sur sa propre disparition : "Quel grand personnage vous perdez avec moi ! Ne pleurez pas sur moi, pleurez plutôt sur vous-même en pensant au vide où vous serez quand je ne serai plus parmi vous !" ("Ni Anytos ni Mélètos ne me nuiront. Ils ne le peuvent pas, parce que les hommes de mal ne peuvent pas nuire aux hommes de bien. Ils me condamneront peut-être à mort, ou à l'exil, ou à la déchéance de citoyenneté. Anytos et les autres pensent que ces peines sont terribles, mais ils se trompent. Selon moi, le plus terrible est ce qu'Anytos fait aujourd'hui : condamner un innocent. Ne croyez pas, ô Athéniens, que je me lamente sur mon sort, je me lamente sur vous, parce que je redoute qu'en validant cette condamnation vous offenserez le dieu qui m'a offert à vous. Si vous me condamnez à mort, vous ne retrouverez pas facilement un homme comme moi, qui semble avoir été attaché à cette cité [d'Athènes] - je recours à cette image même si elle semble ridicule - tel un taon qui attise un cheval grand et racé, mais qui s'appesantit précisément à cause de sa grandeur et qui a besoin d'un aiguillon pour rester éveillé", Platon, Apologie de Socrate 30c-e). Le drame du procès et de la condamnation de Socrate, est qu'il montre à quel point une dictature est un bloc, un totalitarisme où chaque individu a sa part de responsabilité, dont on ne peut sortir par un simple : "Ce n'est pas ma faute, je ne faisais qu'obéir aux ordres". Comme dans les deux procès que nous avons évoqués précédemment, on découvre que l'accusé est bien coupable, mais que ses accusateurs sont aussi coupables que lui. La mort de Sophocle en -406 était emblématique de la mort physique d'Athènes : la mort de Socrate en -399 est emblématique de la mort morale, intellectuelle, politique d'Athènes. Socrate a raison de dire qu'en le condamnant à mort, les Athéniens se condamnent à mort eux-mêmes, car Socrate incarnait réellement la démocratie, le débat démocratique, le questionnement politique : en le vouant à la ciguë, les Athéniens se vouent eux-mêmes à un dogme sans questionnement, à une Histoire figée dans le mythe d'une démocratie résistante et irréprochable face à une petite clique de loups solitaires, comme plus tard les Français se voueront au mythe de quarante millions de résistants irréprochables face à une petite clique de vichystes épars ("O vous qui me condamnez, voici ce que j'ose vous prédire (je suis en effet dans la situation des hommes qui peuvent lire l'avenir parce qu'ils s'apprêtent à quitter le présent). Vous serez punis aussitôt après ma mort par une peine bien plus cruelle que celle à laquelle vous me condamnez. En vous débarrassant de moi vous croyez vous délivrer de l'importun fardeau de rendre compte de vos propres vies, mais je vous prédis que le contraire vous arrivera : les censeurs que je contenais malgré vous, se dresseront contre vous en grand nombre, plus jeunes, plus intraitables, qui attiseront votre colère. Vous pensez que vous vivrez mieux en tuant ceux qui vous reprochent vos fautes, mais vous vous trompez. La manière la plus honnête et la plus facile de se délivrer des censeurs est non pas de leur fermer la bouche, mais de se rendre meilleur soi-même. Voilà ce que je voulais dire à ceux qui me condamnent. Maintenant je les laisse", Platon, Apologie de Socrate 30c-e). Mélètos, selon Plutarque, sera boudé par les Athéniens repentants ("Les Athéniens éprouvèrent un tel dégoût envers la méchanceté des accusateurs de Socrate, qu'ils les privèrent de feu, leur refusèrent le dialogue, ne voulurent plus se baigner avec eux parce qu'ils jugeaient l'eau souillée et contaminée. Ces misérables ne pouvant supporter une haine aussi absolue, se pendirent de désespoir", Plutarque, Sur l'envie et la haine), puis, selon Suidas, lapidé ("Fils de Laros. Athénien, rhéteur. Avec Anytos, il inculpa Socrate. Auteur de tragédies. Il fut lapidé par les Athéniens", Suidas, Lexicographie, Mélètos M496). Selon Xénophon, Anytos ne jouira pas de la fin de vie respectable et de la postérité qu'il rêvait puisque son propre fils devenu un clochard pissera sur sa tombe en le maudissant ("On raconte encore qu'en voyant passer Anytos [Socrate] dit : “Cet homme s'enorgueillit de m'avoir condamné à mort parce qu'un jour je lui ai dit qu'il était indigne, lui l'un des plus hauts dignitaires de la cité, de confier l'éducation de son fils à un tanneur. Le misérable semble ignorer que le vrai vainqueur est celui de nous deux qui a toujours agi utilement et honnêtement. Homère, ajouta-t-il, attribue à certains de ses héros la faculté de prédire l'avenir au seuil de leur mort [Patrole en Iliade XVI.861 annonce à Hector qu'il mourra de la main d'Achille, et Hector en Iliade XXII.358 annonce à Achille qu'il mourra de la main de Pâris], je peux moi aussi vous offrir une prédiction. Je me suis trouvé un jour avec le fils d'Anytos, j'ai pu constater qu'il est plein d'énergie. Je prédis qu'il ne se satisfera pas longtemps de la condition servile où son père l'a placé, et que, sans un guide éclairé, il tombera dans une quelconque passion honteuse et roulera dans la débauche”. Les paroles de Socrate se vérifièrent. Le jeune homme s'adonna au vin, ne cessa de boire le jour et la nuit, devint incapable, inutile à la cité, à ses amis, à lui-même. Et la mauvaise éducation de son fils, conjuguée à sa propre ignorance, a attiré à Anytos aujourd'hui décédé une odieuse réputation", Xénophon, Apologie de Socrate 29-31). Parallèlement, Xénophon tentera de grandir le souvenir de son ancien maître en le montrant serein jusqu'à ses derniers instants ("[Socrate] fut obligé de vivre encore trente jours après son jugement, parce qu'on était au mois des fêtes de Délos et que la loi suspend les exécutions à mort jusqu'au retour des théores déliens. Durant tout ce temps, il vécut sous les yeux de ses amis comme il avait vécu jusqu'alors", Xénophon, Mémorables, IV, 8.2 ; à l'ère impériale romaine, Elien ira dans le même sens en montrant Socrate détaché des choses d'ici-bas ["Le navire étant revenu de Délos et la mort de Socrate ne pouvant plus différer, Apollodore, un de ses amis, lui apporta en prison un chiton et un manteau finement ouvragés et lui demanda de s'en vêtir avant de boire la ciguë : “Ces vêtements, lui dit-il, te serviront d'ornements funèbres et honoreront ta dépouille”. Ainsi parla Apollodore. Ce propos déplut à Socrate : “Vraiment, dit-il à Criton, Simmias et Phédon qui se trouvaient près de lui, Apollodore veut m'honorer en croyant qu'il présentera Socrate aux Athéniens après que j'aurai bu la coupe, il pense que Socrate sera toujours dans la chose qui sera étendue bientôt devant vous, il n'a rien compris", Elien, Histoire diverses I.16], et Valère Maxime aussi en montrant Socrate toujours plein d'ironie malicieuse ["Socrate, quand les Athéniens dans leur égarement criminel et funeste l'eurent condamné à mort, reçut le poison de la main du bourreau sans s'émouvoir, sans changer de visage. Au moment où il approchait la coupe de ses lèvres, sa femme Xanthippe en larmes et gémissante cria qu'il mourait innocent. “Eh quoi ! lui dit-il, aurais-tu préféré que je meure coupable ?” O profonde sagesse, qui ne se démentit pas même à l'heure de la mort !", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VII.2, Exemples étrangers 1]). Platon de son côté, présent lors du procès (Socrate le désigne incidemment dans la salle, à côté de son frère Adimante, selon Platon, Apologie de Socrate 34a) mais absent au moment de l'exécution (il s'en excuse dans son Phédon 59b, en prétextant qu'il était malade), focalise l'attention de son lecteur dans son Phédon sur l'image du vieux Socrate s'apprêtant à boire la ciguë associée à l'image du giton Phédon encore enfant, l'image du condamné et l'image de l'innocence, pour susciter l'émotion. Mais ces stratagèmes littéraires ne trompent personne. L'apparente sérénité de Socrate dans ses derniers instants ne peut pas masquer l'amertume qu'il a nécessairement ressenti face au ratage complet de son enseignement sur les plus fourbes et les plus sanglants fossoyeurs d'Athènes, ses anciens élèves.