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-406 : Mort de Sophocle

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Evolution de la tragédie

Socrate

Les Trente

Platon et Xénophon

  

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Platon


Pour étudier Platon, et pour étudier Xénophon juste après, nous reprenons la même méthode que nous avons utlisée dans notre alinéa sur Socrate : nous mettons temporairement de côté Proust et nous adoptons Sainte-Beuve, nous nous attardons sur l’homme au lieu de nous attarder sur l’œuvre, car la biographie de l’homme Platon permet en effet de mieux comprendre le contenu de son œuvre, et la biographie de l’homme Xénophon permet aussi de mieux comprendre le contenu de l’œuvre de Xénophon.


Dans nos paragraphes précédents, nous avons vu que Platon est né à une date indéterminée au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, vers -430 (selon Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.57 précité), il descend par sa mère Périktioné d’une très ancienne famille aristocratique athénienne à laquelle appartenait le législateur Solon au VIème siècle av. J.-C., et à laquelle appartient Critias (Glaucon père de Périktioné était le frère de Callaischros père de Critias). Il passe son enfance sur l’île d’Egine dans le golfe Saronique, où ses parents se sont installés peu de temps avant sa naissance (probablement pour fuir les attaques publiques lancées dans Athènes contre Phidias auquel Périktioné est apparentée, comme nous l’avons expliqué dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Le retour de la paix en -421 et la domination du conciliant Nicias sur les affaires politiques permettent à Platon d’effectuer des allers-retours réguliers entre Egine et Athènes juste en face, et de se mouler dans la vie intellectuelle qui y règne. Comme beaucoup d’adolescents de son temps, Platon rêve de jouer un rôle politique ("Jadis quand j’étais jeune, comme tant d’autres, j’avais l’intention de consacrer ma vie d’adulte à la politique", Platon, Septième lettre 324c) en se créant un auditoire via l’écriture de tragédies. Il fréquente le tragédien Agathon, dont il devient peut-être le giton (nous avons vu dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, via l’épigramme 78 du livre V de l’Anthologie grecque attribuée à Platon, que la relation entre lui et Agathon a été très intime). Il participe très certainement au banquet qu’Agathon organise pour fêter sa victoire au concours tragique du printemps -416, qu’il rapportera plus tard de façon partiale dans son dialogue Le banquet. C’est peut-être par Agathon qu’il découvre Socrate. En tous cas c’est par Critias, son grand-oncle (qui a aussi rêvé se créer une réputation en écrivant des tragédies dans sa jeunesse), qu’il cultive une grande ambition politique, et qu’il entre au contact du milieu privilégié athénien. En -415, le nom de Platon apparaît parmi les accusés dans l’affaire des Hermocopides, aux côtés de Mélètos notamment (selon Andocide, Sur les Mystères 35 précité). Il a alors un peu moins de quinze ans. Son jeune âge lui permet sans doute d’éviter une condamnation. Mais elle le classe définitivement parmi les opposants au régime démocratique en place. Parallèlement, Platon prend conscience qu’il est un piètre dramaturge. Selon Elien, il lit la tétralogie qu’il vient d’écrire à Socrate et celui-ci la trouve si mauvaise qu’il le dissuade de la présenter au concours, et l’incite à se réorienter vers la philosophie ("Platon fils d’Ariston s’appliqua d’abord à la poésie et composa des vers héroïques. Il les brûla par la suite, conscient de leur infériorité face à ceux d’Homère. Il s’adonna alors au genre tragique. Il réalisa une tétralogie et confia ses pièces à des acteurs afin de participer au concours, mais, ayant entendu Socrate avant les Dionysies, il fut tellement charmé par son discours que non seulement il se désista du concours aussitôt, mais encore il renonça à la poésie dramatique pour se livrer entièrement à la philosophie", Elien, Histoires diverses II.30 ; Diogène Laërce dit la même chose, même si sa chronologie est peu fiable : "[Platon] n’avait pas encore renoncé à la poésie et se préparait même à participer au concours tragique des Dio,nysies, quand il entendit Socrate pour la première fois. Il brûla aussitôt ses vers en s’écriant : “Héphaïstos, accours ici, Platon a besoin de toi !” [pastiche du vers 392 du livre XVIII de l’Iliade : "Héphaïstos, accours ici, Thétis a besoin de toi !"]. A partir de ce moment il s’attacha à Socrate, il avait alors vingt-sept ans [Diogène Laërce ou l’un de ses copistes s’est probablement trompé d’une dixaine d’années : on peut imaginer que cette scène s’est déroulée quand Platon avait dix-sept ans, vers -413]", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.5-6 ; Suidas pareillement : "[Platon] apprit d’abord à écrire avec un nommé “Denys”, puis il poursuivit ses études à la palestre avec Ariston d’Argos. Il apprit l’art poétique, écrivit des dithyrambes et des tragédies, avant d’y renoncer. Il philosopha avec Socrate pendant vingt ans [même probable erreur d’une dizaine d’années : on imagine que Platon est resté près de Socrate entre -413 et -403]", Suidas, Lexicographie, Platon P1707). Selon une autre version également rapportée par Elien, Platon conscient de ses manques pense à une carrière militaire, mais Socrate l’en détourne et le réoriente vers la philosophie ("Réduit à la misère, Platon fils d’Ariston résolut de gagner Athènes pour intégrer l’armée. Socrate le surprit achetant des armes, il le convainquit de revenir sur sa résolution et, par son discours persuasif habituel, le décida à se tourner vers la philosophie", Elien, Histoires diverses III.27). Après le désastre athénien en Sicile en -413, des troubles éclatent dans toutes les cités de l’empire. Les Spartiates aident les Eginètes à recouvrer leur île en chassant les colons athéniens en -411 : à partir de cette année, Platon n’a donc plus accès à cette île où il a passé son enfance. On ignore ce qu’il fait pendant la dictature des Quatre Cents en -411 et après. Le renoncement à une carrière théâtrale au début de la troisième guerre du Péloponnèse vers -413, puis le départ d’Agathon en -407 (qui rejoint Euripide en Macédoine), le rapprochent de Socrate. Sans doute commence-t-il à écrire ses premiers dialogues, dont La République qui est l’œuvre de sa vie (dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, nous avons vu que La République 368a contient une allusion à la bataille de Mégare gagnée par les Athéniens en -409, à laquelle a participé Adimante frère de Platon ; nous avons dit aussi que le but de La République est l’établissement du régime idéal, afin d’achever la démocratie moribonde de cette époque et en même temps de corriger les erreurs de la dictature des Quatre Cents), qu’il organise en tétralogies, à l’instar des tragédies lors des concours (Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.56-60, s’appuyant sur l’érudit Trasyllos de Mendès du Ier siècle, que nous avons cité dans notre paragraphe introductif, nous en donne les ordres et les sous-titres). Le dialogue philosophique, nous l’avons bien expliqué dans notre paragraphe introductif, n’est qu’un avatar de la tragédie : les dieux et les héros y sont remplacés par des hommes du Vème siècle av. J.-C., les conversations entre personnages sur des sujets ordinaires y sont remplacés par des longs monologues sur l’ordre du monde et des choses, les événements de la mythologie y sont remplacés par les étapes logiques de ces monologues démonstratifs. Le genre semble avoir été inventé dans Athènes par un nommé "Simon", qui était simple cordonnier à l’époque de Périclès, et, pour s’amuser, consacrait son temps de loisir à écouter Socrate et à consigner ses discours par écrit en style direct, comme un personnage de théâtre ("Simon d’Athènes était cordonnier. Il recevait parfois dans sa boutique la visite de Socrate et consignait par écrit ce qu’il en retenait. C’est pour cela qu’on a titré ses œuvres en “Dialogues du Cordonnier”, soit trente-trois dialogues réunis en un seul volume […]. On dit qu’il est le premier à avoir rapporté les entretiens de Socrate sous forme de dialogues. Périclès essaya de l’attirer à lui en lui promettant de pourvoir à tous ses besoins, mais il répondit que son franc-parler n’était pas à vendre", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.122). Diogène Laërce attribue la paternité du dialogue à Zénon d’Elée au milieu du Vème siècle av. J.-C., mais cette affirmation reste sujette à caution ("On dit que Zénon d’Elée est le premier à avoir composé des dialogues, pourtant Aristote au livre I de Sur les poètes et Favorinus dans ses Histoires diverses prétendent que cet honneur revient à Alexamenos de Styra ou de Téos. En tous cas, par la perfection qu’il lui a apporté, Platon est bien le premier à avoir promu le genre", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.48). Les biographes de Platon insistent aussi sur l’influence d’un nommé "Sophron", auteur de dialogues populaires, plus proches du mime que des tirades ou des stichomythies théâtrales ("L’invention du dialogue ne lui appartient pas [à Platon], elle est due à Alexamenos de Téos, selon Nicias de Nicée et Sotérion. Dans Sur les poètes, Aristote dit : “Les Mimes rythmiques de Sophron ne sont-ils pas des discours familiers, des imitations de nos entretiens ordinaires ? Et ne ressemblent-ils pas aux premiers dialogues socratiques écrits par Alexamenos de Téos ?”. Comme le savant Aristote, je pense qu’Alexamenos a écrit des dialogues avant Platon", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.112 ; "Originaire de Syracuse, fils d’Agathoclès et de Damnasyllis. Il vécut à l’époque de Xerxès Ier et d’Euripide. Auteur de Mimes sur les hommes et de Mimes sur les femmes en prose, en dialecte dorique. On dit que le philosophe Platon les lisait régulièrement afin de “somnoler en eux”", Suidas, Lexicographie, Sophron S893). Dans notre paragraphe introductif, nous avons par ailleurs signalé que les œuvres tardives d’Euripide, dont certaines ont été composées avec Socrate, ressemblent moins à des tragédies qu’à des dialogues philosophiques, où les démonstrations interminables et éthérées remplacent les discussions modestes et terre-à-terre des pièces précédentes. Peu importe. Le jeune Platon trouve dans le dialogue philosophique, équivalent antique du "théâtre dans un fauteuil" d’Alfred de Musset, un vecteur de sa pensée. Sur la forme, le dialogue philosophique met en lumière un personnage principal, qui expose en détails son point de vue face à d’autres personnages réduits à la figuration : la tragédie de l’époque d’Eschyle et de Sophocle promouvaient le débat démocratique en donnant un temps de parole équivalent à Adraste et à Mélanippe, à Créon et à Antigone (même si l’auteur inclinait son discours et sa mise en scène dans le sens d’Antigone contre Créon, de Mélanippe contre Adraste), la tragédie à la manière d’Euripide puis le dialogue philosophique n’appellent plus le débat démocratique, ce sont des cours magistraux, des sermons totalitaires, face à des auditeurs qui ont l’obligation d’adhérer au parti Mélanippe et Antigone sous peine d’être exclus du corps social, contraints d’accuser collégialement Adraste et Créon de tous les maux de l’univers avec des : "Tout à fait", des : "Exactement", des : "Comment pourrait-on penser autrement ?", des : "Comment pourrait-on prétendre le contraire ?". Sur le fond, le dialogue philosophique demeure, comme la tragédie chez Euripide, une œuvre de fiction et non pas une œuvre historique, il permet de transformer ou d’occulter les faits selon le besoin. Dès l’Antiquité, les auteurs ont souligné à quel point Platon s’arrange avec la réalité, n’hésitant pas à nier celle-ci quand elle ne s’accorde pas avec les nécessités de sa démonstration philosophique. Ainsi Athénée de Naucratis rapporte que, quand le sophiste Gorgias a eu dans les mains l’œuvre de Platon portant son nom Gorgias et a lu son contenu, il s’est écrié : "Quelles bêtises ! Je n’ai jamais dit tout ça !" ("On raconte que Gorgias, ayant lu le dialogue qui porte son nom, dit à ses amis : “Platon est bien doué dans l’iambe [vers utilisé d’abord par l’ironique Archiloque, puis par les auteurs de fictions tragiques et comiques]”. […] On raconte aussi que Gorgias, après avoir lu le dialogue de Platon, affirma à ses proches n’avoir jamais dit ni entendu les propos rapportés par Platon. C’est pour cela que Timon [dans ses Railleries déjà mentionnées] parle de “l’imaginatif Platon, maître dans l’art d’inventer des choses étranges”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XI.113). Socrate lui-même ironise sur les approximations de son élève Platon, sur les propos que Platon met dans la bouche de Socrate dans ses dialogues, qui n’ont parfois aucun lien avec l’enseignement philosophique socratique ("On dit aussi que Socrate, ayant entendu Platon lire Lysis, s’écria : “Dieux ! que de choses ce jeune homme me prête !”. Car en effet il a mis dans la bouche de Socrate beaucoup de propos que celui-ci n’a jamais tenus" ; Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.35 ; "Pour donner en plaisantant son opinion sur Platon, Socrate raconta un rêve à plusieurs personnes : “J’ai vu Platon en corneille, sautant sur mon crâne chauve afin de le déchiqueter et s’en emparer entièrement, en regardant tout autour. C’est ainsi, ô Platon, que tu attireras beaucoup de mensonges sur ma tête”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.116). Le même Athénée de Naucratis dit incidemment que Platon à une date inconnue a menacé le jeune Phédon d’un procès pour le renvoyer à l’esclavage, on ignore quelle est la raison de cette menace ("On découvrit que [Platon] avait dénoncé Phédon comme non libre, afin de le renvoyer à sa condition d’esclave", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.116) : est-ce parce que Phédon a contesté la version de la mort de Socrate que Platon présente dans son dialogue Phédon ? C’est possible.


Platon entretient un lien étroit avec son grand-oncle Critias. Il l’avoue lui-même dans sa Septième lettre, qui contient d’importantes indications biographiques, dont cette phrase sans ambiguïté : quand le régime des Trente est instauré en -404, Critias confie à son petit-neveu Platon "des tâches qu’il pense lui convenir" ("Les mécontentents devenant de plus en plus nombreux, un changement devint nécessaire. Cinquante et un magistrats se mirent à la tête de cette révolution : les Onze de l’astu, les dix chargés de l’agora et de l’administration civile du Pirée, et trente autres qui devinrent des maîtres tout-puissants ["¥rcontej aÙtokr£torej"]. Certains de mes parents et de mes amis firent partie de ces derniers, ils m’appelèrent rapidement pour me confier des tâches qu’ils pensaient me convenir ["™pˆ pros»konta pr£gmata me"]", Platon, Septième lettre 324c-d). En quoi consistent ces "tâches/pr©gma" ? Platon n’est pas un homme d’action comme Xénophon, ancien camarade de classe à l’école de Socrate. On ne l’imagine pas à cheval, courant et tuant à l’épée tous les adversaires du régime. En revanche on l’imagine bien fonctionnaire zêlé, observateur, délateur, dénonciateur. On ne sait pas ce que Platon fait pendant la dictature des Trente, mais on sait que ses actes suscitent des interrogations, des craintes et des rancœurs chez certains Athéniens. Encore dans sa Septième lettre, Platon déclare avoir retourné sa veste lors du procès contre Léon de Salamine ("J’étais jeune, ne vous étonnez pas de ce qui m’arriva. Je croyais qu’ils [les Trente] allaient sortir la cité des crimes où elle était plongée pour la remettre dans la voie de justice, j’observais tous leurs actes, et je constatai vite qu’à peine arrivés au pouvoir ils nous incitèrent à regretter l’époque précédente comme un âge d’or. Entre autres violences qu’ils commirent, ils ordonnèrent à mon vieil ami Socrate, l’homme que je considère le plus juste de mon temps, d’aller avec quelques autres arrêter et traîner à la mort un citoyen [le stratège Léon de Salamine] qu’ils avaient condamné, ils voulaient ainsi le rendre complice de leur conduite malgré lui. Mais Socrate refusa de leur obéir et préféra s’exposer à tous les dangers que s’associer à leurs desseins impies. Témoin d’un tel forfait et d’autres aussi odieux, je m’éloignai avec indignation du théâtre de ces malheurs", Platon, Septième lettre 324d-325a), autrement dit avant ce procès il était bien au côté de Critias, comme Théramène. Platon dit ensuite, après la chute des Trente et le rétablissement de la démocratie en -403, avoir voulu rejouer un rôle politique, mais en avoir été empêché à cause de certains Athéniens "animés par un esprit de vengeance" ("Les Trente tombèrent et la cité changea de face. Je désirai à nouveau, avec moins d’ardeur, me mêler des affaires publiques. Mais, comme dans tous les temps révolutionnaires, des choses déplorables eurent lieu alors, et on ne doit pas être surpris qu’au milieu de ces désordres l’esprit partisan réclama des grandes vengeances", Platon, Septième lettre 325a-b), ainsi il confirme que, peu importe la nature de ses actes pendant la dictature des Trente, ceux-ci étaient suffisamment graves pour pousser des proches de ses victimes à réclamer réparation. On peine à croire par ailleurs que Platon a coupé toute relation avec son oncle Charmide, qui reste fidèle jusqu’au bout à Critias puisqu’il meurt avec lui à la bataille de Munichie au printemps -403. Ayant bénéficié de l’amnistie générale décrétée après le retour des démocrates au pouvoir en -403, Platon est présent à Athènes en -399, il assiste au procès de Socrate (il est dans l’assistance au tribunal, et propose de participer à la caution de libération de Socrate, selon Platon, Apologie de Socrate 38b précité). Dès que Socrate est condamné à mort et la sentence exécutée, prétextant que la cité est tellement pourrie qu’il ne peut plus lui apporter quoi que ce soit (ses anciens camarades de classe refusent de le reconnaître comme héritier spirituel de Socrate : "Voici ce qu’Hégésandros de Delphes [historien du IIIème siècle av. J.-C.] écrit sur la malignité que Platon montra envers tout le monde : “Après la mort de Socrate, la plupart de ses élèves réunis en manifestaient leur extrême douleur. Platon, qui était présent, prit alors une coupe et les exhorta à bannir leur tristesse « puisque lui-même était capable de péréniser l’enseignement socratique », il souhaita la santé à Apollodore [un des proches de Socrate qui a proposé de payer la caution de libération de Socrate, selon Platon, Apologie de Socrate 38b précité], celui-ci lui répondit : « Je trouverais plus de plaisir à prendre le poison de la main de Socrate, que le vin que tu me présentes à boire »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.116), Platon quitte Athènes, il trouve un asile temporaire à Mégare chez Euclide, un ancien camarade de classe socratique ("Hermodore raconte qu’après la mort de Socrate, Platon et ses autres élèves se retirèrent auprès d’Euclide pour échapper à la cruauté des tyrans", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.106), puis il choisit d’offrir sa science philosophique à Denys de Syracuse en Sicile ("Ceux qui revinrent à Athènes [les compagnons de Thrasybule] se montrèrent modérés dans leur majorité, mais certains hommes devenus puissants traînèrent fatalement mon ami Socrate devant un tribunal sous le poids de l’accusation la plus odieuse et la plus étrangère à son caractère : les uns le dénoncèrent comme impie, les autres le condamnèrent et le livrèrent à la mort, lui qui avaient refusé de commettre une impiété en refusant de participer à l’arrestation d’un de leurs amis [Léon de Salamine] à l’époque où ils gémissaient dans les malheurs de l’exil. Quand je vis ces crimes, les hommes qui nous gouvernaient, nos lois, nos mœurs, plus je me sentis avancer en âge et plus je fus effrayé de la difficulté de bien régir une cité. […] Les lois et les coutumes étaient corrompues et tombées dans l’ignominie au point que, naguère zélé et ardent pour l’intérêt public, devant le spectacle de ce profond désordre général, je fus saisi de vertige. […] Je me convainquis finalement que toutes les cités sont actuellement mal gérées, que leurs lois sont tellement vicieuses qu’elles subsistent simplement par magie, que seule l’honorable et authentique philosophie peut déterminer les limites du juste et de l’injuste chez les particuliers comme dans les gouvernements, et qu’on pourra espérer la fin des misères humaines quand les vrais philosophes ne seront plus écartés des gouvernements ou quand, par la providence, les gouvernants eux-mêmes deviendront des philosophes. C’est dans cette idée que j’effectuai mon premier voyage en Italie et en Sicile", Platon, Septième lettre 325b-326b). Ce prétexte est douteux. Pour notre part, nous pensons que Platon quitte Athènes parce qu’il se sent menacé par un procès d’épuration similaire à celui de son maître Socrate, et de finir de la même façon, condamné à mort pour sa parenté et ses compromissions avec Critias sous la dictature des Trente. Et Platon n’est certainement pas le seul à craindre pour sa vie. Dans notre alinéa sur Socrate, nous avons vu qu’à Syracuse Platon retrouve deux autres élèves de Socrate : Aristippe de Cyzique et Eschine de Sphettos, or on soupçonne fortement qu’Eschine de Sphettos était l’un des Trente ou apparenté à un membre homonyme des Trente (mentionné par Xénophon, Helléniques II, 3.2). Pour l’anecdote, Glaucon le frère aîné de Platon s’exile peut-être aussi à cette époque, pour la même raison de parenté avec Critias et d’implication dans le régime des Trente (nous avons dit dans notre alinéa sur Socrate que Glaucon rêve de jouer un rôle politique sans en avoir les capacités, contrairement à son oncle Charmide mort à la bataille de Munichie au côté de Critias au printemps -403 : la dictature des Trente a pu apparaître à Glaucon comme une opportunité de réaliser ce rêve, qui s’est transformé en cauchemar). Diogène Laërce dit en effet que Glaucon a écrit une œuvre contenant neuf dialogues portant sur divers artistes du Vème siècle av. J.-C. ("Glaucon d’Athènes a laissé neuf dialogues, réunis en un seul volume : Pheidylos, Euripide, Amyntichos, Euthias, Lysitheidès, Aristophane, Képhalos, Anaxiphèmos, Ménexène. Trente-deux autres lui sont attribués, mais de façon douteuse", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.125), or Plutarque dans son traité Sur la musique cite à quatre reprises cette œuvre dont il donne le titre, Sur les anciens poètes et musiciens/Perˆ tîn ¢rca…wn poihtîn te kaˆ mousikîn, en l’attribuant à "Glaucon de Rhégion" (pseudo-Plutarque mentionne aussi cette œuvre en disant que Glaucon l’a copiée sur un travail antérieur d’Antiphon de Rhamnonte : "Certains attribuent à Antiphon l’œuvre de Glaucon de Rhégion sur les poètes", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 6). On en déduit que Glaucon après la chute des Trente en -403 ou après mort de Socrate en -399 s’est exilé à Rhégion en Italie parce que vivre à Athènes est devenu aussi risqué pour lui que pour son frère Platon. L’itinéraire de Platon après -399 est l’objet de toutes les conjectures. Son engagement pour le tyran Denys à Syracuse vise à effacer son échec complet et sa déception à Athènes : il croit que Denys est un gardien-philosophe à l’instar de ceux qu’il décrit dans La République. Il déchante vite. La relation entre les deux hommes vire à l’aigre, parce que Denys veut des flatteurs et non pas des mentors. Platon profère un jour une parole qui n’a pas l’heur de plaire à Denys, celui-ci l’arrête et le livre à un notable spartiate en visite à la Cour ("Le tyran Denys fils d’Hermocratès ayant exigé qu’il vînt s’entretenir avec lui, Platon lui parla de la tyrannie et déclara notamment que “le meilleur gouvernement n’est pas celui qui profite à un seul homme, sauf si celui-ci est doté de qualités supérieures”. Denys irrité lui dit : “Tes discours sentent le vieux”. “Et les tiens, répliqua Platon, sentent le tyran.” Poussé à bout par cette réponse, Denys voulut d’abord l’exécuter, mais, sous les prières de Dion et d’Aristoménos, il se contenta de le livrer au Spartiate Pollis présent sur place lieux afin qu’il le vendît comme esclave", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.18-19). Le Spartiate en question quitte Syracuse (et Denys, qui oublie vite les leçons philosophiques de Platon : "Quand Platon vint à Syracuse, Denys se mit à philosopher, les sols du palais se couvrirent de sable servant aux démonstrations des courtisans devenus tous géomètres. Mais quand Platon perdit les bonnes grâces de Denys, le tyran abandonna la philosophie, se livra à nouveau au vin, aux femmes, à la frivolité et à la débauche, tous ses adulateurs, comme métamorphosés par une autre Circé, oublièrent entièrement les lettres et retombèrent dans leur ignorance originelle", Plutarque, Sur les flatteurs 7), et vend Platon comme esclave sur l’île d’Egine (l’île où Platon a passé son enfance !). Annicéris de Cyrène, compatriote et ami désintéressé d’Aristippe de Cyrène, de passage à Egine à ce moment, avance la somme demandée par le Spartiate et redonne la liberté à Platon. Selon des sources anonymes consultées par Diogène Laërce, Dion, beau-frère de Denys, honteux de l’attitude de ce dernier envers Platon, envoie à Annicéris la somme que celui-ci a payée, Annicéris accepte ce remboursement mais le dépense aussitôt pour acheter un terrain dans le jardin de l’Académie, au nord-ouest d’Athènes, juste à côté du dème de Colone, et l’offre à Platon ("Pollis [le Spartiate à qui Denys a livré Platon] alla à Egine pour vendre [Platon]. Dès qu’ils arrivèrent, Charmandros fils de Charmandridès voulut condamner Platon à mort en vertu d’une loi locale ordonnant l’exécution de tout Athénien débarquant sur l’île. Cette loi avait été adoptée sur proposition de Charmandros lui-même, selon les Histoires diverses de Favorinus. Une plaisanterie sauva Platon : quelqu’un ayant dit par dérision qu’“il était un simple philosophe”, il fut absous. Selon quelques auteurs, il fut amené sur l’agora, tous les regards se fixèrent sur lui, mais il ne prononça pas un mot, résigné d’emblée à son sort. Les Eginètes épargnèrent sa vie et le condamnèrent à être vendu comme esclave. Annicéris de Cyrène, qui se trouvait là par hasard, l’acheta vingt mines, certains disent trente, et le renvoya à Athènes chez ses amis. Ceux-ci voulurent le rembourser mais il refusa, estimant qu’ils n’étaient pas les seuls dignes de s’intéresser à Platon. D’autres prétendent que Dion envoya aussi à Annicéris la somme qu’il avait dépensée, et qu’au lieu de la refuser il la consacra à acheter à Platon un petit terrain dans l’Académie", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.19-20). Hermodore donne un itinéraire moins crédible : il dit que Platon s’est réfugié chez Euclide à Mégare à l’âge de vingt-huit ans, donc juste après la chute des Trente en -403, puis il est allé à Cyrène en Lybie, puis en Italie, puis en Egypte avec Euripide, ce qui est impossible puisque Euripide est mort en -406, puis il dit que Platon a souhaité se rendre en Perse mais en a été empêché par les tensions diplomatiques internationales, et que finalement il est revenu à Athènes où il a fondé sa célèbre hérésie/secte à l’Académie ("A l’âge de vingt-huit ans, selon Hermodore, [Platon] se retira à Mégare auprès d’Euclide avec quelques autres élèves socratiques, puis il alla à Cyrène entendre le mathématicien Théodore, et de là en Italie auprès des pythagoriciens Philolaos et Eurytos. Il passa ensuite en Egypte pour y converser avec les prêtres, on dit qu’Euripide l’accompagna et y subit une maladie que les prêtres guérirent avec de l’eau de mer, qui lui aurait inspiré le vers : “La mer lave tous les maux des hommes” [Euripide, Iphigénie en Tauride 1193], et l’idée reprise à Homère que tous les Egyptiens sont médecins. Platon projetait d’aller voir les mages, mais la guerre qui désolait l’Asie l’en empêcha. De retour à Athènes, il se mit à enseigner à l’Académie", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.6-7). Même si Hermodore est un contemporain de Platon, son témoignage est difficilement recevable parce qu’en supplément de ses incohérences chronologiques, Hermodore est connu par ailleurs pour avoir dérobé les œuvres de Platon et les avoir vendues frauduleusement en Sicile en trafiquant la biographie de Platon afin de la rendre plus attractive et accroître ses bénéfices ("Référence à Hermodore élève de Platon, qui a collecté ses œuvres et les a vendues en Sicile", Suidas, Lexicographie, Hermodore voleur de Logos/LÒgoisin ErmÒdwroj ™mporeÚetai L661 ; "Trouves-tu convenable de diffuser mes œuvres sans mon consentement ? Même Hermodore s’est interdit cela, lui qui copiait les œuvres de Platon et fut surnommé “Hermodore voleur de Logos”", Cicéron, Lettres à Atticus/Ad Atticus XIII.21). Le philosophe aristotélicien Aristoxène de Tarente dans la seconde moitié du IVème siècle av. J.-C. dit que Platon participe à trois batailles, précisément à Tanagra, à Corinthe et à Délion, mais sans préciser contre qui ni quand ("Aristoxène dit que [Platon] participa à trois campagnes : celle de Tanagra, celle de Corinthe et celle de Délion où il se distingua par sa bravoure", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.8 ; "Platon était présent lors des combats de Tanagra et de Corinthe", Elien, Histoires diverses VII.14). Ces trois batailles ne peuvent pas être celles que nous avons évoquées dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, car à cette époque Platon était encore un enfant. Peut-être se rapporte-t-elle à des épisodes de la guerre menée contre Sparte par plusieurs cités grecques, dont Athènes, sur le sol européen au début du IVème siècle av. J.-C., financée par les Perses afin de sapper les succès du roi spartiate Agésilas II sur le sol asiatique et le contraindre à retourner à Sparte ? Pour notre part, nous pensons plutôt qu’Aristoxène mélange la biographie de Platon avec celle de Socrate, qui était effectivement à la bataille de Délion en -424, ou il invente une participation militaire active de Platon à des batailles réelles du début IVème siècle av. J.-C. alors que Platon y était simplement comme spectateur. Un séjour de Platon à Cyrène en Libye est possible, chez Annicéris qui a racheté sa liberté. Un séjour en Egypte est possible aussi, dans le prolongement de ce passage à Cyrène (le géographe Strabon, en voyage en Egypte avec son ami le préfet romain Aelius Gallus entre -27 et -25, visitera une maison que les autochtones présenteront comme l’ancienne demeure de Platon pendant son séjour en Egypte : "Nous vîmes à Héliopolis les bâtiments servant de logements aux prêtres jadis, nous vîmes aussi la maison de Platon et d’Eudoxe [de Cnide, astronome et médecin]. Eudoxe accompagna Platon jusqu’à Héliopolis [aujourd’hui le site archéologique d’Aîn-ech-Chams dans la banlieue nord-est du Caire en Egypte], ils s’y fixèrent tous deux et y vécurent treize ans parmi les prêtres, selon plusieurs auteurs. Très savants dans les phénomènes célestes, ces prêtres étaient aussi des gens mystérieux, peu communicatifs, c’est avec le temps et d’habiles stratagèmes qu’Eudoxe et Platon furent initiés par eux à leurs spéculations théoriques, mais ces barbares gardèrent pour eux la majeure partie de leurs connaissances", Strabon, Géographie, XVII, 1.29). En résumé, Platon après la mort de Socrate en -399 a vécu un temps chez Euclide à Mégare, il a tenté une nouvelle vie politique à Syracuse auprès de Denys, qui l’a arrêté et livré aux Spartiates, ceux-ci l’ont vendu comme esclave, Platon a recouvré la liberté grâce à Annicéris mais, toujours indésirable à Athènes, il a suivi Annicéris à Cyrène en Libye, Platon a ensuite séjourné en Egypte, puis, Annicéris lui offrant un terrain à l’écart d’Athènes, et l’esprit de vengeance des Athéniens s’atténuant avec le temps, Platon est revenu en Attique et s’est installé sur ce terrain situé dans le jardin de l’Académie. A une date indéterminée - qui se confond peut-être avec son installation sur ce terrain de l’Académie -, résigné à n’être qu’un homme de pensée, renonçant à devenir un homme d’action (il essaiera une dernière fois dans le deuxième quart du IVème siècle av. J.-C., en retournant en Sicile pour servir d’éminence grise au fils homonyme de Denys, sans succès), Platon fonde la première hérésie/secte philosophique grecque ("Après avoir quitté le Lycée dans Athènes et transféré son école vers la banlieue appelée “Académie”, Platon et ceux qui le suivirent furent qualifiés d’“académiciens” ["¢kadhma‹koi"] jusqu’à Aristote", Suidas, Lexicographie, Socrate S829 ; l’Académie de Platon sera jalousée et pastichée par quatre autres hérésies/sectes plus tard : le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Epicure, le Stoa/Portique de Zénon de Kition, le Musée de Ptolémée Ier et Démétrios de Phalère, finalement écrasées par une sixième et dernière, l’Ekklesia des chrétiens d’Antioche). Il est écouté, beaucoup de jeunes gens viennent le voir, pour rêver avec lui à la cité idéale qu’il remodèle en permanence jusqu’à sa mort sous l’archontat de Théophilos en -348/-347 ("Hermippos [de Smyrne, biographe attaché à la Biblithèque d’Alexandrie dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C.] dit que [Platon] mourut lors d’un repas de noces la première année de la cent huitième olympiade, à l’âge de quatre-vingt-un ans", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.2). Au fil des ans, les propriétaires des autres terrains de l’Académie lui cèdent ou lui vendent leurs parts, son hérésie/secte finit ainsi par occuper tout le jardin de l’Académie, afin d’accueillir les élèves de plus en plus nombreux ("Le philosophe [Platon] était pauvre, il possédait seulement un très petit terrain dans le jardin de l’Académie d’une valeur de trois pièces d’or, mais sa fortune s’éleva plus tard à un millier ou un peu plus car les propriétaires de l’Académie, hommes dévoués et érudits, cédèrent leurs parts les uns après les autres par testament afin que ceux qui pratiquaient la philosophie pussent y trouver ressource et calme pour leur vie philosophique", Suidas, Lexicographie, Platon P1709).


Selon Trasyllos cité par Diogène Laërce (Vies et doctrines des philosophes illustres III.60 précité), le dialogue que nous connaissons aujourd’hui sous son titre latinisé "La République" ("De res publica/De la chose publique" ; le titre originel est "Polite…a", littéralement "Sur la façon de gérer une cité/pÒlij") est la deuxième œuvre d’une tétralogie comprenant Clitophon, La République, Timée et Critias. Le lien entre ces quatre œuvres est très cohérent. Clitophon est moins un dialogue qu’une courte introduction de dialogue, Socrate y manifeste son agacement d’apprendre que Clitophon et Lysias l’ont jugé inférieur au sophiste Thrasymaque. Au début de La République, on retrouve Socrate dans une joute oratoire contre Thrasymaque, ce dernier soutient que la justice équivaut toujours à la raison du plus fort, Socrate n’est pas d’accord et entame une longue description de la cité idéale qui assurerait une répartition raisonnée du pouvoir et prémunirait contre toutes les injustices, que les éditions modernes répartissent en dix livres. Le dialogue du Timée se déroule le lendemain de cet exposé sur la cité idéale : dans l’introduction du Timée, Socrate résume les grandes lignes de son discours de la veille ("Hier, si je ne me trompe pas, mes propos portaient sur l’organisation de la cité et sur cette question principale : quelle est selon moi la meilleure Constitution, et quels hommes elle exige ?", Platon, Timée 17c) et il enchaîne sur le thème : "Quand la Constitution de cette cité idéale sera instaurée, à quoi ressemblera sa vie quotidienne ?". S’ensuit un long monologue de Timée de Locres, qui répond à cette question. Juste avant ce monologue, Critias a révélé incidemment l’existence d’une très ancienne civilisation appelée "atlante" ayant réussi jadis à réaliser cette cité idéale, avant d’être engloutie par un cataclysme (Platon, Timée 21a-25d). Dans Critias, Timée remercie son public de l’avoir écouté, et cède la parole à Critias, qui commence une description précise de la civilisation atlante évoquée dans Timée. Critias s’interrompt abruptement en plein milieu d’une phrase, parce que le reste du dialogue est perdu, ou parce que Platon ne l’a jamais achevé. Ce manifeste politique en quatre parties sur la cité idéale, dont La République est la colonne vertébrale, est daté vers -430 puisque parmi les convives on remarque le vieux marchand d’armes sicilien Képhalos, père de l’orateur Lysias et de Polémarchos ("A l’intérieur se trouvait Képhalos, le père de Polémarchos, qui me sembla beaucoup vieilli", Platon, La République 328b), or nous avons vu dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse que Képhalos a été probablement l’une des premières victimes de l’épidémie de typhoïde ayant sévi dans Athènes à partir de -430. Plus précisément, les faits se déroulent lors de la fête en l’honneur de la déesse thrace Bendis, célébrée "pour la première fois" (Platon, La République 327a) entre Le Pirée et Munichie (cette fête en l’honneur de la déesse Bendis continue le lendemain selon Platon, Timée 21a et 26e ; dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous savons expliqué pourquoi nous pensons que cette déesse thrace est introduite en Attique au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, vers -430, afin de renforcer les liens politiques et économiques entre Athéniens et Thraces contre Sparte, ce qui raccorde avec la présence du vieux Képhalos dans l’assistance de Socrate). Une phrase semble renvoyer à la deuxième guerre de Péloponnèse, qui vient de débuter ("Les hommes dans notre cité [idéale] […] réserveront aux barbares les traitements que les Grecs s’infligent les uns les autres actuellement", Platon, La République 471b). Mais cette datation est purement théorique, car le texte comporte de nombreuses incohérences chronologiques. Ainsi, dans un autre passage, il renvoie à l’égarement du jeune Platon vers -415, compromis dans l’affaire des Hermocopides, l’âme pervertie par les discours des sophistes, avant que Socrate lui enseigne la raison et la tempérance ("Ils qualifient la modération de “lâcheté”, ils la rejettent en la couvrant d’injures, ils expulsent la mesure et la discipline, ils persuadent le jeune homme que ce sont des valeurs de paysan, indignes d’un homme libre, ils lui donnant une multitude de désirs inutiles. […] Après avoir vidé ces vertus et dévasté l’âme de ce jeune homme, désormais sous leur tutelle, ils l’initient à des grands mystères [comme les Mystères parodiques auxquels se sont livrés Mélètos, Platon et consorts en -415 ?] vantant et couronnant la démesure, l’anarchie, la prodigalité, l’impudence, ils se répandent en louanges et en noms charmeurs, appelant démesure “éducation”, anarchie “liberté”, prodigalité “magnificence”, impudence “courage”. N’est-ce pas ainsi […] qu’un jeune homme se transforme, passe d’un régime de besoins à un régime où on s’abandonne à tous les plaisirs non nécessaires ?", Platon, La République 560d-e). Dans un autre passage, il renvoie aux manigances d’Alcibiade dans le dernier quart du Vème siècle av. J.-C. ("Que penses-tu qu’un tel homme [comme Alcibiade ?] puisse devenir parmi des gens de cette sorte [les flatteurs qui pullulent dans Athènes à la fin du Vème siècle av. J.-C.], surtout si le hasard l’a engendré dans une grande cité, et si en supplément il est riche, noble, avec un beau visage et bien constitué ? Ne crois-tu pas qu’il se gonflera d’espoirs extraordinaires, allant jusqu’à s’imaginer qu’il pourra gouverner autant les Grecs que les barbares [comme Alcibiade qui croit manipuler les Athéniens et le Perse Tissapherne en hiver -412/-412 ? ou les Spartiates et le Perse Pharnabaze en hiver -404/-403 ?] ?", Platon, La République 494c). Mieux encore : dans plusieurs passages, Socrate fait des allusions claires à son propre procès de -399 ("Celui qui possède une bonne âme est bon. Par contre, celui qui est manipulateur et soupçonneux [comme Mélètos ?], qui a commis des injustices et se croit pour cette raison ingénieux et expert quand il a affaire à des gens comme lui, celui-là paraît certes habile dans sa circonspection parce qu’il raisonne à partir des modèles qu’il a en lui-même, mais s’il se trouve en présence de gens de bien que l’âge a mûris il paraît plein de sa fatuité, méfiant à contretemps, incapable de reconnaître une disposition saine, parce qu’il ne dispose pas du modèle d’une telle disposition", Platon, La République 409c-d ; "Si [celui qui a réussi à s’extraire de la caverne] doit concourir avec ceux qui sont toujours prisonniers en bas, juger, discriminer, son éblouissement est tel que ses yeux devront se réhabituer aux ombres en bas, ne sera-t-il pas l’objet de moqueries, ne dira-t-on pas de lui : “Il a gravi le chemin vers le haut, et il revient les yeux ruinés !”, ou : “A quoi bon aller là-haut ?”. Et s’il entreprend de les détacher et de les conduire en haut, ne s’empareront-ils pas de lui d’une quelconque façon afin de le tuer [comme Socrate, qui a voulu élever les Athéniens, et que les Athéniens ont finalement emprisonné et condamné à mort ?] ?", Platon, La République 517a ; nous devons rappeler aussi les paragraphes 492a-c que nous avons cités à la fin de notre alinéa précédent, où Socrate évoque l’accusation de "corruption de la jeunesse" que lui adresse Mélètos en -399), ce qui prouve bien que les propos consignés dans La République ne sont pas ceux de Socrate mais ceux de Platon mis dans la bouche de Socrate. Dans le livre V, Socrate dit que l’homme ayant réussi à s’extraire de la caverne communie avec l’univers et vit dans la sérénité ("“[Un homme] qui se voue à contempler la totalité des temps et l’essence tout entière, crois-tu [c’est Socrate qui s’adresse à Glaucon] qu’il considère que la vie humaine a de la valeur ?” “Impossible”, dit-il. “Un tel homme ne considérera donc pas la mort comme une épreuve terrible ?” “Lui moins que quiconque”", Platon, La République 486a-b), cela prolonge la réflexion existentielle de Socrate dans sa prison juste avant son exécution en -399, que Platon a consignée dans son Phédon : Platon aime-t-il penser que son ancien maître mort en -399 vit toujours dans l’au-delà, de façon heureuse, uni au savoir absolu qu’il a rêvé ici-bas ? Le livre IX contient peut-être aussi une allusion à Lysias, via le reproche au propriétaire dont les richesses et les esclaves sont garantis par la cité mais qui refuse de se soumettre aux lois de la cité, et qui n’a donc pas le droit de pleurer le jour où les gens de cette cité menacent ses biens et sa vie ("Si un dieu retirait l’un des particuliers possédant cinquante esclaves ou davantage, et le transportait avec femme et enfants et avec tous ses biens et tous ses domestiques dans un désert où il ne pourrait recevoir l’assistance d’aucun homme libre, crois-tu que celui-ci ne serait pas effrayé en pensant à son propre sort, à celui de sa femme et de ses enfants, craignant d’être assassiné par ses serviteurs ? […] En conséquence, ne sera-t-il pas réduit à rallier à sa cause certains de ses esclaves par des nombreuses promesses, à les affranchir spontanément, en résumé ne deviendra-t-il pas le flatteur de ceux qui seront pourtant à son service ?", Platon La République 578e-579a) : est-ce une allusion maligne aux richesses et aux esclaves que Lysias a gardés jalousement pour lui alors qu’Athènes courait à sa ruine, et à la persécution de Lysias sous le régime des Trente, qui l’ont spolié et voulu le mettre à mort ? Dans cette hypothèse, ce passage apparente Lysias à un tyran et trahit le peu de considération que Platon porte à Lysias, on doit le lire parallèlement à Phèdre, où Platon tourne en dérision le talent oratoire de Lysias : le livre IX de La République et Phèdre ont été écrits peut-être à la même époque, après -403 ou après -399. Dans le même livre IX de La République, un passage renvoie à la relation entre Platon et Denys de Syracuse après -399 ("J’estime recevable le jugement de celui qui a fréquenté un tyran [comme Platon, qui a fréquenté le tyran Denys ?], qui l’a observé dans sa demeure, ses relations avec ses proches quand il était sans artifice et avec le peuple dans les situations dangereuses, je pense qu’on peut demander aussi à ce témoin de donner un avis public sur le bonheur et le malheur du tyran par comparaison avec les autres", Platon, La République 577a-b). En résumé, La République ne semble pas avoir été écrit d’un seul jet. Certains passages ont été rédigés bien après la date supposée du dialogue en -430. Platon a écrit une première mouture, puis, insatisfait, l’a complétée, étoffée peu à peu, en même temps qu’il a parsemé le texte de renvois pour essayer de maintenir la cohérence de l’ensemble. Ainsi Platon semble avoir peiné à trouver comment introduire La République après Clitophon puisque, selon plusieurs auteurs antiques, différentes versions du livre I ont longtemps circulé ("Euphorion [de Chalcis] et Panétios [de Rhodes] disent que beaucoup de versions différentes de l’exorde de La République existèrent", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.37). Le livre II est un complément au livre I : Platon n’étant pas satisfait de la réponse fuyante de Socrate sur la justice dans le livre I, il l’a développée en rédigeant ce livre II. Les livres VI (sur la nature du gardien-philosophe et sa légitimité à dominer la cité) et VII (sur la célèbre allégorie de la caverne) semblent avoir été ajoutés après coup, car la fin du livre V (qui décrit l’organisation sociale dans la cité) peut s’enchaîner directement au début du livre VIII (qui expose les différents régimes possibles, pour justifier que l’organisation de la cité du livre V est bien la seule valable). Le livre IX, qui s’attarde sur la différence entre le tyran et le gardien-philosophe, semble un appendice au livre VIII, où Socrate décrit le tyran, qui ne présente pas beaucoup de différences avec le gardien-philosophe décrit dans le livre VI : Platon a éprouvé le besoin de clarifier que son gardien-philosophe n’est pas un tyran, mais l’existence même de ce livre IX prouve que cette clarification s’impose et n’est pas si évidente… Le livre VII aborde les mêmes thèmes que les paragraphes 149a-151c de Théétète, les deux textes sont peut-être contemporains, ils disent pareillement que la connaissance est à l’intérieur de nous (et non pas à l’extérieur comme le prétendent les sophistes et Isocrate), le rôle de philosophe est d’amener son interlocuteur à réapprendre à écouter la vérité en lui et à ne plus se contenter des ombres qu’il voit devant lui dans la caverne, le philosophe doit libérer l’âme de son élève par l’instruction (dont Socrate donne le détail dans ce livre VII : d’abord la gymnastique et la musique, ensuite l’arithmétique, ensuite la géométrie, enfin l’astronomie) : le livre VII est certainement l’un des plus tardif car il est la pointe vers laquelle tendent tous les autres, il est le plus important pour le futur de l’Occident car il annonce la foi, l’organisation et l’instruction du christianisme. Le tout est cimenté par d’habiles procédés littéraires. Dans le livre V (463c), Socrate constate que ses propos raccordent avec ceux qu’il a tenus dans le livre III (415e). Dans le même livre V (465e), il demande à Adimante de se souvenir d’une question que celui-ci a posée dans le livre IV (419a). Dans le livre VI (502e), il demande à Adimante de reprendre la conversation sur l’éducation des gardiens-philosophes là où elle a commencé (avant de dériver) dans le livre III (413e). Dans le livre VII (521d), il rappelle à Glaucon le contenu de l’éducation des gardiens-philosophes détaillée dans le livre III (403e). Dans le livre IX (588b), afin de définir le tyran, Socrate renvoie à la discussion sur la justice dans le livre II (361a). Dans le livre X (603e), il prend exemple sur un homme ayant perdu son fils afin de coller à une réflexion du livre III (387d-e), où il employait déjà cet exemple. Mais ces astuces narratives ne suffisent pas à donner à l’ensemble de La République une structure de cathédrale, comme une fugue de Bach ou comme A la recherche du temps perdu de Proust : La République est un work in progress, l’œuvre perpétuellement corrigée, perpétuellement réécrite, perpétuellement étayée, d’un auteur qui veut répondre aux questions toujours irrésolues de sa jeunesse : "Pourquoi la dictature des Trente portée par mon grand-oncle Critias a raté ? Pourquoi la démocratie antérieure noyautée par les intérêts bas et individuels a raté ?". On peut même émettre l’hypothèse, en nous souvenant que la cité idéale de La République précède la description de la civilisation idéalisée des Atlantes du Timée et de Critias, que Critias a reçue de son père Callaischros, que lui-même a reçue de son père Critias l’Ancien, que lui-même a reçue de son oncle le législateur Solon, que lui-même a reçu des mémorialistes de Saïs lors de son séjour en Egypte, et que Platon a reçue de son grand-oncle Critias (rappelons encore une fois que la relation de Platon avec son grand-oncle Critias a été étroite puisque celui-ci sous la dictature des Trente lui a confié des tâches dont nous ignorons la nature, selon Platon, Septième lettre 324d précité), que cette cité idéale de La République et la civilisation atlante de Timée et Critias sont simplement l’Athènes idéale que Critias et Platon ont vainement rêvé instaurer en -404/-403 : dans notre alinéa précédent, nous avons vu que la dictature des Trente a été portée non pas par les riches ni par les pauvres, mais par les Athéniens moyens, désireux de redevenir autosuffisants en nationalisant la fortune des multimillionnaires paraliens (d’où le retournement de la tribune de la Pnyx vers la pédie, selon Plutarque, Vie de Thémistocle 19) et en chassant de la cité tous les assistés sociaux refusant de la servir (contrairement aux Athéniens de la fin du Vème siècle av. J.-C., les Atlantes n’importent pas leur nourriture, ils la produisent eux-mêmes sur leurs terres, selon Platon, Critias 111e).


Aristoxène et Favorinus disent que La République reprend beaucoup de paradoxes des Antilogies de Protagoras, aujourd’hui perdues ("Aristoxène dit que cette œuvre [La République] se trouvait déjà presque tout entière dans les Antilogies de Protagoras", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.37 ; "Selon le livre II des Histoires diverses de Favorinus, La République était déjà contenue dans les Antilogies de Protagoras", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.57). Mais on doute que l’esprit de Platon est le même que celui de Protagoras. Avec ses Antilogies, Protagoras voulait signifier que toute affirmation dans n’importe quel domaine sur n’importe sujet peut être contredite, en conséquence il proposait d’utiliser l’homme comme mesure de toute chose. Platon, en bon élève socratique qui a appris que "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", aboutit au même constat, mais il ne propose pas l’homme comme solution alternative : il propose la cité, la communauté, le bloc, l’esprit totalitaire. La ruine d’Athènes, l’échec de sa démocratie et de la dictature qui en a été le développement ultime, réside dans l’égoïsme des riches et l’égoïsme des assistés sociaux, qui ont pensé d’abord à préserver leur fortune personnelle ou leurs prestations sociales avant de penser au salut de la cité. Le gouvernement dans la cité idéale doit donc traquer, démasquer, casser tous les comportements et tous les discours qui valorisent le "je" au détriment du "nous". Platon prône l’abolition de l’outil principal des individualistes : le théâtre. Dans le livre III, il accuse le théâtre de raconter des histoires à travers des personnages s’exprimant à la première personne du singulier, contrairement au récit ou au discours (qui recourt à la troisième personne du singulier ou du pluriel, ou à la première personne du pluriel), et de séduire le public en l’incitant à s’identifier avec ces personnages de chair et d’os ("Prions Homère et les autres poètes de ne pas s’irriter que nous raturions leurs passages poétiques et agréables aux oreilles du plus grand nombre : le contenu de ces passages ne convient pas aux oreilles des enfants et des hommes qui doivent être libres", Platon, La République 387b). Ces histoires donnent au public une vision fausse ou tronquée du monde, ou même pire : elles peuvent pousser à des mauvais comportements, par envie de reproduction ("Raconter qu’Héra a été enchaînée par son fils [allusion à l’Iliade I.586], qu’Héphaïstos a été jeté dans un précipice par son père parce qu’il avait voulu protéger sa mère assaillie de coups, et tous ces combats de dieux qu’Homère a mis dans ses poèmes, cela ne doit pas être admis dans la cité, peu importe que ces poèmes aient été composés ou non avec une intention allégorique. Car un jeune n’est pas en mesure de discerner une intention allégorique de ce qui n’en possède pas, et ce qu’il ressent à son âge a tendance à devenir ineffaçable et immuable quand il se forge ses opinions", Platon, La République 378d-e). Si on ne parvient pas à abolir le théâtre, on doit au moins le contrôler sévèrement pour en faire une propagande de vertu citoyenne ("Si les gardiens de la cité doivent imiter quelque chose, qu’ils imitent ce qu’il doivent imiter dès l’enfance, des hommes courageux, modérés, pieux, libres et tout ce qui s’en rapproche, et qu’ils évitent de pratiquer des actions qui ne sont pas libres ou d’imiter des choses qui sont basses, ni quoi que ce soit de honteux, de crainte de prendre goût à ce qui constitue la réalité dont provient l’imitation. N’as-tu pas remarqué que les imitations, si on les développe dès la jeunesse, se transforment en habitudes et deviennent une autre nature, tant pour le corps et la voix que pour l’esprit ?", Platon, La République 395c-d ; Platon au paragraphe 390a reproche à la tragédie de "montrer des dieux affaiblis"). Sur ce point, Platon est bien un ultra démocrate, ou, pour utiliser un terme moderne, un homme de l’extrême-gauche, persuadé que l’acquis prime sur l’inné, que l’éducation prime sur les gênes. Dans le livre X, il revient sur son refus de laisser aux comédiens et aux tragédiens la prépondérance dans les débats publics. Selon lui, les auteurs de théâtre sont moins savants que les philosophes, ce sont des incultes, des dilettantes, donc on peut leur laisser un peu de liberté quand ils délirent sur n’importe quel sujet secondaire mais on doit les condamner quand ils abordent un sujet politique, car la politique est un sujet trop sérieux pour être confié à des comédiens et à des tragédiens. Il prend en exemple les tragédiens qui se croient médecins, révélateurs et curateurs des maux de la société, visant probablement le tragédien Sophocle qui a introduit le dieu guérisseur Asclépios dans Athènes au début de la paix de Nicias ("Nous ne demanderons pas des comptes à Homère ni aux autres poètes sur tous les domaines qu’ils abordent, nous ne demanderons pas à l’un d’eux s’il est un réel expert en médecine et non pas un simple imitateur du langage médical, ni aux patients de ce poète récent s’ils ont recouvré la santé grâce à lui comme ceux d’avant ont recouvré la santé grâce à Asclépios, ni quels savants en médecine ce poète a laissé après lui, nous ne les interrogerons pas davantage sur les autres domaines, laissons-les tranquilles sur ces sujets. Mais sur les sujets plus importants dont parle Homère, sur la guerre, sur le commandement des armées, sur l’administration des cités, sur l’éducation des hommes, nous devons l’interpeller avec raison : “Cher Homère, […] dis-nous quelle cité a vu son administration améliorée grâce à toi, comme Sparte l’a été grâce à Lycurgue ou d’autres plus grandes ou plus petites par plusieurs autres dirigeants, quelle cité voit en toi un bon et utile législateur, comme l’Italie et la Sicile voit Charondas et comme nous-mêmes voyons Solon, quelle cité selon toi, peux-tu en citer une seule ?”", Platon, La République 599b-e). Pour Platon, un comédien/tragédien, un poète, un artiste en général, est un trompeur égoïste, un mauvais citoyen qui charme son public grâce à son talent esthétique afin de l’orienter à ses vues, un mauvais génie qui suggère une voie alors qu’en réalité il n’a aucune certitude, aucune connaissance solide sur la pertinence de cette voie, contrairement au philosophe ("L’expert en poésie, avec des mots et des phrases, émaille chaque domaine avec les couleurs qui lui conviennent sans connaître autre chose que l’art d’imiter. Au final, il s’exprime magnifiquement face à tous ceux qui ne jugent que par les mots, sur la cordonnerie, ou sur la conduite des armées, ou sur n’importe quel autre sujet, en recourant au vers, au rythme, à l’harmonie, qui donnent à ses œuvres un grand charme. Mais si tu dépouilles ces compositions de leurs couleurs et de leur musiques poétiques, si tu les récites en te limitant à ce qu’elles renferment, tu sais comment elles nous apparaissent, tu l’as déjà remarqué", Platon, La République 601a-b). Dans un long passage du même livre III (Platon, La République 605d-606b), il va plus loin en disant qu’Homère et les tragédiens après lui montrent des héros qui souffrent et qui attirent la pitié du public, parce que le public vit les mêmes souffrances, a honte de paraître faible et les cache, Homère et les tragédiens doivent être condamnés parce qu’ils permettent au public de transférer ces souffrances sur les héros souffrants évoqués, et l’empêche de s’endurcir. Il rejette les comédiens pour la même raison : en permettant au public de transférer sa propre médiocrité sur les personnages de comédie via le rire, les comédiens empêchent ce public de travailler sur lui-même et de lutter contre sa propre médiocrité. Le seul Art que Platon tolère dans sa cité idéale est non émotionel et non représentatif, c’est celui des hymnes et des éloges, qui suscite un complexe d’infériorité par comparaison à l’objet loué, oblige à l’introspection, à la remise en cause de soi, au bénéfice de la collectivité ("Les hymnes aux dieux et les éloges des gens vertueux seront la seule poésie que nous admettrons dans notre cité. Si tu y accueilles la Muse séduisante, poésie lyrique ou épique, le plaisir et la peine régneront alors dans la cité à la place de la loi et de la raison", Platon, La République 607a). Platon file son raisonnement dans le domaine musical. Il condamne certains modes musicaux, qui engendrent l’hybris ("“Quelles sont les harmonies des plaintes funèbres ? Dis-le-moi, toi qui es musicien [c’est Socrate qui s’adresse à Adimante frère de Platon].” “Ce sont les harmonies lydienne mixte, lydienne aiguë et quelques autres du même genre.” “Celles-là, faut-il donc les éliminer ? Elles sont en effet inutiles, même pour les femmes, qui doivent être décentes, pour ne rien dire des hommes.” “Tout à fait.” “Par ailleurs, il n’y a rien de plus inconvenant pour les gardiens que l’ivresse, la mollesse et la paresse.” “Effectivement.” “Et quelles sont les harmonies qui sont molles et propices aux beuveries ?” “Celle de type ionien, et une autre de type lydien, que certains appellent « harmonies relâchées »” “Eh bien, mon ami, existe-t-il une manière d’utiliser ces harmonies pour des hommes de guerre ?” “Aucune”", Platon, La République 398d-399a). Il rejette la polyphonie, car dans sa cité idéale tous les citoyens doivent chanter d’une seule voie, à l’unisson ("“Nous n’aurons besoin ni d’instruments polycordes ni de composition panharmonique dans nos chants et nos mélodies.” “Il me semble que non.” “Nous n’entretiendrons donc pas de fabricants de trigonons ["tr…gwnon", harpe triangulaire], de pectis ["phkt…j", tout objet fabriqué par un assemblage, dont la flûte de Pan], et de tous ces instruments polycordes et de type panharmonique ?” “Apparemment non.” “Et que dire des fabricants d’aulos et des aulètes : les accueilleras-tu dans la cité ? L’aulos n’est-il pas l’instrument le plus composite, et tous les instruments de type panharmonique ne sont-ils pas justement des imitations de l’aulos ?” “C’est évident.”", Platon, La République 399c-d). Il réduit la phrase musicale aux flexions naturelles (rythmiques et mélodiques) de la voix humaine ("Purifions aussi le reste. Faisant suite en effet aux harmonies, nous devons maintenant aborder les rythmes. Nous ne retenons pas les nombreux rythmes ni les mesures aux formes variées, nous discernons quels sont les rythmes qui favorisent l’ordre et le courage. Une fois qu’on les aura discernés, nous devrons forcer le pied et la mélodie les suivre, et ne laisserons plus la parole suivre le pied et la mélodie", Platon, La République 399e-400a ; "[Les gardiens de la cité] doivent veiller à ce que, envers et contre tout, il n’y ait pas d’innovation en gymnastique et en musique en dehors de la règle établie, et qu’on les garde telles quelles autant que possible. Quand le poète proclame que “les hommes estiment davantage le chant nouveau qui se répand autour de ceux qui chantent” [citation de l’Odyssée I.351-352], il veut encourager un nouveau type de chant bien plus qu’un chant nouveau, c’est cela qu’il loue. Or on ne doit pas favoriser de pareilles innovations, ni interpréter les vers de cette manière. Il faut se prémunir d’une conversion à une forme inusitée de musique, comme il faut en général se prémunir contre ce qui constitue un danger. Car “chaque fois que les modes musicaux sont ébranlés, les lois politiques les plus hautes sont aussi ébranlées”, disait Damon [maître de musique et conseiller de Périclès], et c’est aussi mon opinion", Platon, La République 424b-c), et pour lui la voix humaine la plus respectable dans la cité idéale est la plus plate possible, sans aspérité, comme un modèle de mesure, elle ne se perd pas en agréments, en traits, en modalisations, en ralentis ou en accélérés, en changements d’intensités, en variations de timbres ("“La première manière de s’exprimer n’accepte que des variations légères. Quand on donne à son expression l’harmonie et le rythme qui lui conviennent, n’en résulte-t-il pas pour celui qui s’exprime correctement qu’il limite les écarts et se maintient dans une harmonie générale et dans un rythme pareillement constant ? […] L’autre manière ne consiste-t-elle pas dans le contraire, c’est-à-dire toutes les harmonies, tous les rythmes, qui s’expriment selon leur mode propre, parce qu’elle tolère une grande diversité de formes dans ses variations ? […] Que ferons-nous donc ? Admettrons-nous dans la cité tous ces types, l’un ou l’autre des types non mélangés, ou encore le type mixte ?” “Si ma voix l’emporte, nous admettrons le type non mélangé, qui imite la vertu”", Platon, La République 397b-d). Platon finit par interdire le rire ("Les gardiens de la cité ne doivent pas incliner au rire. Car, il faut insister là-dessus, quand on s’abandonne à un rire violent, la modification que ce rire provoque est elle aussi violente. […] Il sera donc inacceptable de montrer des hommes valeureux incapables de résister au rire, encore moins des dieux. […] Nous n’accepterons pas qu’Homère par exemple dise sur les dieux : “Mais un rire irrépressible se déclencha parmi les dieux bienheureux quand ils aperçurent Héphaïstos s’agitant dans la salle” [citation de l’Iliade I.599-600]", Platon, La République 388e-389a), ce qui constitue l’antilogie ultime puisque la philosophie est née précisément par le rire, celui d’Archiloque qui ridiculisait les envolées épiques d’Homère, abaissait le "je" des faux héros de l’ère mycénienne et valorisait le "nous" du démos fondateur des nouvelles cités partout en Méditerranée et en mer Noire, puis plus tard celui de Clisthène de Sicyone qui ridiculisait sur la scène tragique Adraste face à Mélanippe, le "je" du tyran argien face au "nous" démocratique des Sicyoniens : le fait de tourner dieux et héros en dérision par le rire de l’épode ou par le rire du théâtre, a provoqué un vide métaphysique, que le savant (le "sophos/sofÒj") puis le philosophe (l’"ami/f…loj du savoir/sof…a") ont voulu combler. Pour défendre cet héritage démocratique et philosophique, Platon, tel les communistes russes des années 1980 qui penseront que pour sauver le communisme on devra durcir les lois communistes, contrairement à leurs adversaires qui penseront qu’on doit simplement abolir ce régime ayant prouvé sa nature pernicieuse, veut durcir les lois démocratiques et l’hégémonie des philosophes sur la cité. Ce faisant, il fuit dans une utopie de plus en plus déconnectée de la vie, du monde, des hommes et des choses, il invente un régime qui nivelle vers le bas, vers le fond, vers le fond du fond, car tout citoyen qui manifeste le moindre désir de transcendance personnelle est systématiquement pointé du doigt comme ennemi du Bien commun et ennemi du Peuple, un régime qui gouverne non seulement le corps physique des citoyens, mais encore leur cerveau, qui bourre leur crâne, qui les rééduque au besoin, qui les transforme en numéro administratif, un régime de mort. Ainsi Platon en voulant défendre la démocratie, tue la démocratie. En voulant se prémunir de toute forme de monarchie/monarc…a, il restaure la monarchie/monarc…a. En voulant défendre la justice pour tous, il impose la justice d’un seul : la sienne (Thrasymaque disait que dans tout régime la seule justice est la raison du plus fort, Platon veut que dans la cité idéale la justice soit la vertu, mais cette vertu platonicienne est aussi injuste que la force pronée par Thrasymaque).


Xénophon est bien conscient qu’Athènes et son régime démocratique sont irrécupérables pour l’Histoire et que l’avenir se joue ailleurs sur un autre modèle social, Platon au contraire reste fidèle au dogme démocratique, comme les Russes de la nomenklatura de 1980 resteront fidèles au dogme communiste. Platon constate que la démocratie qui voulait abolir toutes les inégalités, les a maintenues, ou les a inversées, entre gouvernant et gouverné ("Si les gouvernants ne sont pas entièrement complaisants et ne lui accordent pas une pleine liberté, alors [les gouvernés] les accusent et les châtient comme des criminels ou des oligarques", Platon, La République 562d), entre parent et enfant ("Le père prend l’habitude de se comporter comme un semblable de son enfant, et réciproquement le fils se prétend l’égal de son père [est-ce une allusion à Phidippide qui se prétendait l’égal de son père Strepsiade dans la comédie Les Nuées d’Aristophane en -423, ce qui témoignerait d’une évolution de la position de Platon sur Aristophane puisque ce dernier dans cette comédie critiquait férocement Socrate l’ancien maître de Platon ?], et ne manifestent plus aucun respect ni soumission à son parent", Platon, La République 562e), entre autochtone et étranger ("Le métèque se veut l’égal du citoyen [est-ce une allusion au métèque Lysias, devenu citoyen en -403 et accusateur des autochtones comme Eratosthène et Andocide impliqués dans la dictature des Trente ?], et le citoyen l’égal du métèque [est-ce une allusion au décret de Thrasybule ayant accordé la citoyenneté aux métèques en -403 ?], et de même pour l’étranger", Platon, La République 563a), et même entre humain et animal ("Les animaux au service des hommes sont plus libres que dans tout autre cité. On ne peut pas y croire tant qu’on ne l’a pas vu : les chiennes deviennent absolument semblables à leurs maîtresses […], les chevaux et les ânes s’habituent à se déplacer fièrement en toute liberté, bousculant le passant qu’ils croisent si celui-ci ne s’écarte pas du chemin", Platon, La République 563c ; Adimante confirme : "Tu viens d’exprimer ma pensée : moi-même j’ai vécu cela en me promenant dans la campagne !", Platon, La République 563d). Platon ne veut pas abolir la démocratie, il veut tout applanir de façon stricte - et folle ! - entre gouvernant/gouverné, parent/enfant, autochtone/métèque, humain/animal, au service de son utopie citoyenne. Il raccorde avec ce que nous avons dit sur l’alternance des régimes dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, en nous appuyant sur l’expérience des rats de Didier Desor. Dans son énumération détaillée des régimes au livre VIII, qu’il classe en cinq familles, Platon ne cache pas son inclinaison pour la première famille, dite "aristocratique" et sa détestation pour les deux dernières familles, qu’il appelle respectivement "démocratique" et "tyrannique". Mais ces qualificatifs sont biaisés, car la "tyrannie" qu’il décrit n’est pas une vraie tyrannie, dirigée par un tyran : c’est un régime dirigé par des milliers de citoyens-tyrans issus d’une démocratie ayant perdu tout référent commun, ce qu’on pourrait appeler une "démocratie progressiste" ou une "tyrannie des minorités/individualités", telle qu’Aristote la commentera une génération plus tard (dans sa Politique 1291b-1292a précité), telle qu’Hannah Arendt l’expliquera dans La crise de la culture en la rebaptisant "dictature", un régime où l’individu croit naïvement être libre et heureux en suivant une propagande qui le flatte, fabriquée par une petite clique de profiteurs qui se prennent pour des êtres supérieurs et qui posent les bases d’une nouvelle forme d’aristocratie. Ces gens sûrs d’être d’une essence supérieure, à laquelle Platon se targue d’appartenir, sont désignés pour la première fois au paragraphe 374d de La République par le terme "phylax/fÚlax", c’est-à-dire "gardiens". Platon les compare à des chiens de berger ("C’est un caractère que tu observeras aussi chez les chiens […]. Le chien se met à grogner dès qu’il voit un inconnu, et pourtant il n’en a reçu aucun mal avant. S’il voit au contraire un homme qu’il connaît il se montre affectueux, même s’il n’en a jamais reçu auparavant aucun bienfait […]. En cela il révèle une sensibilité naturelle fine et vraiment philosophe", Platon, La République 376a-b) totalement dévoués à leur maître aristocratique idéal, doux envers ceux qui obtempèrent, féroces envers ceux qui pensent différemment ("Ils doivent être doux à l’égard des leurs, et hostiles à leurs ennemis", Platon, La République 375b-c), par allusion à l’épisode de l’Odyssée XVI.4-10 où les chiens d’Ulysse reconnaissent leur maître et n’aboient pas. Ces phylax/gardiens sont tournés vers les hautes sphères du savoir universel, autrement dit ils sont des philosophes (des "amis/f…loj du savoir/sof…a"), et ils sont souvent détestés par le commun des mortels pour cela. Platon défend tous les philosophes l’ayant précédé, comme Thalès moqué après être tombé dans un puits parce qu’il regardait les étoiles au lieu de regarder ses pieds ("On raconte que Thalès […], absorbé par l’astronomie et regardant vers le ciel, tomba dans un puits, et qu’une servante thrace le railla en disant qu’“au lieu de chercher à savoir ce qui se passe au ciel il gagnerait à s’occuper de ce qui est devant lui et sous ses pieds”", Platon, Théétète 174a), comme Socrate moqué par les soldats de Potidée parce qu’il passait des nuits entières le nez vers le ciel au lieu de surveiller les assiégés (selon Alcibiade dans Platon, Le banquet 219e-220e précité, selon aussi Aristophane dans Les Nuées en -423 qui montrait Socrate perdu dans ses nuées au lieu de regarder le monde réel), via la longue comparaison avec le pilote de navire aux paragraphes 488a-489a, qui observe pareillement les astres pour naviguer et est détesté par les matelots ordinaires : ces matelots croient qu’aucun savoir n’est nécessaire pour naviguer, alors ils pensent que le comportement altier, distant, solitaire, aristocratique du pilote n’est qu’une façade lui permettant d’éviter de ramer ou de carguer les voiles avec eux, et ils rêvent de le jeter par-dessus bord, sans comprendre qu’en agissant ainsi ils perdront le savoir leur permettant d’arriver à bon port et assureront leur propre perte. L’image du pilote dominant les matelots avec son savoir permet à Platon de justifier la domination du gardien-philosophe sur les citoyens ("Ce n’est pas naturel que le pilote prie les matelots de se soumettre à son commandement, ni que les sages aillent aux portes des riches [allusion à une boutade de Simonide, reprise par Aristote dans sa Rhétorique, II, 16.2] […]. La vérité est que c’est au malade, riche ou pauvre, d’aller frapper à la porte du médecin, et plus généralement à celui qui a besoin d’être dirigé d’aller à la porte de l’homme apte à le diriger. Ce n’est pas au commandant de prier ses subordonner de se laisser commander, quand son commandement est nécessaire", Platon, La République 489b-c). La cité idéale ne peut pas être fondée autrement que par la dictature des gardiens-philosophes, comme plus tard Lénine théorisera que le communisme ne pourra pas être fondé autrement que par la dictature des bolcheviks ("Tant que les philosophes n’arriveront pas à régner dans la cité, ou tant que ceux qu’on appelle actuellement “rois” et “dynastes” ne philosopheront pas de manière authentique et satisfaisante pour confondre pouvoir politique et pouvoir philosophique, ou tant que les uns et les autres se détourneront mutuellement, empêchés par diverses contingences, les maux de la cité, ami Glaucon, n’auront pas de fin, ni ceux des hommes", Platon, La République 473c-d ; "Aucune cité, aucune Constitution, et pareillement aucun homme, ne deviendra jamais parfait tant que la nécessité, par effet de la chance, ne confiera pas à ces quelques philosophes, non corrompus et traités aujourd’hui d’inutiles, qu’ils le veuillent ou non, la charge d’une cité, et qu’on ne contraindra pas la cité à leur obéir, ou tant qu’un authentique amour pour la vraie philosophie, par une inspiration divine, ne s’emparera pas des fils de ceux qui gouvernent les royaumes ou de ces gouvernants eux-mêmes", Platon, La République 499b-c ; "Tant que la classe des philosophes ne sera pas au pouvoir dans une cité, ladite cité et les citoyens ne connaîtront aucun répit dans leurs maux", Platon, La République 501e), car les gardiens-philosophes comme les bolcheviks ont une vision générale des choses, ils sont des spécialistes du pilotage des masses, ils ont accès au savoir universel, au Vrai, au Beau, au Bon, alors que les hommes ordinaires n’en ont qu’une vision parcellaire, morcelée, individuelle ("Ceux qui regardent beaucoup de choses belles mais ne voient pas le beau lui-même […], ceux qui regardent beaucoup de choses justes mais ne voient pas la justice elle-même, et ainsi de suite, nous affirmons qu’ils ont une opinion ["dÒxa"] sur ces choses, mais qu’ils n’ont aucune connaissance ["gnîsij"] de ce sur quoi ils donnent leur avis", Platon, La République 479e). Les gardiens-philosophes sont organisés en une petite phratrie prétendant abolir la dictature ou tyrannie des minorités prolétaires et instaurer l’aristocratie du Bien, un petit parti révolutionnaire prétendant abolir l’oppression des bourgeois et instaurer le règne du Bonheur, ils s’obligent à vivre ensemble et considèrent que tout appartient à tous, leur vertu les poussent à vanter la pauvreté ("Voyons donc, pour que les gardiens deviennent ce que nous venons de dire, s’il faut que leur vie obéisse à certaines modalités particulières. D’abord, aucun bien ne possédera quoi que ce soit, sauf le strict nécessaire. Ensuite, aucun ne possédera d’habitation ou de cave telles que quiconque le souhaite ne puisse y entrer. Quant aux commodités vitales à ces hommes, athlètes de la guerre, tempérants et courageux, cela sera l’objet d’une ordonnance que les autres citoyens leur alloueront annuellement en compensation de leur garde, sans surplus ni manque. Ils devront être assidus aux syssities ["sussit…a", repas en commun] et vivront en communauté, comme ceux qui partent en expédition militaire. On leur dira que les dieux ont donné à leur âme de l’or et de l’argent divins, et qu’ils n’ont pas besoin de l’or et de l’argent des hommes. On leur dira aussi qu’il n’est pas pieux de souiller cette possession divine en l’alliant à la possession de l’or mortel, parce que les actes impies sont toujours commis au nom de la monnaie du vulgaire alors que l’or qui se trouve en eux est pur. Parmi les habitants de la cité, ils seront les seuls à n’avoir pas droit de prendre une part, ou de toucher, l’or et l’argent, les seuls à ne pas pouvoir entrer sous un toit qui en abrite, en porter sur eux comme ornement, ou boire dans un récipient d’or ou d’argent. C’est ainsi qu’ils assureront leur salut et celui de la cité. Car s’ils commencent à posséder la moindre terre, la moindre habitation ou le moindre argent, ils deviendront administrateurs de ce bien au lieu d’être ceux de la cité, et au lieu d’être les défenseurs des autres citoyens ils en deviendront les tyrans et les ennemis, remplis de haine et eux-mêmes haïs, passant leur vie à conspirer contre les autres et eux-mêmes objets de conspirations, et ils redouteront davantage les ennemis de l’intérieur que ceux de l’extérieur, précipitant vers la ruine eux-mêmes et l’ensemble de la cité", Platon, La République 416d-417b). Cette phratrie s’alimente par des nouvelles recrues sélectionnées parmi les jeunes gens qui témoignent du plus grand zèle envers l’idéal citoyen. Cela implique un contrôle absolu sur le système éducatif ("Nous devons donc pour commencer contrôler les fabricants d’histoires. Quand ils en fabriquent des bonnes il faut les retenir, et celles qui ne le sont pas il faut les rejeter. Nous exhorterons ensuite les nourrices et les mères à raconter aux enfants les histoires que nous aurons choisies et à façonner leur âme avec ces histoires", Platon, La République 377b-c), dont le contenu doit permettre de révéler la propension de l’élève à devenir ou non un nouveau phylax. C’est une première faille dans l’utopie platonienne, puisque la cité idéale promet un lendemain chantant où tous les citoyens seront égaux, or dès le départ le système éducatif des gardiens-philosophes pose que tous ne deviendront pas des gardiens-philosophes, certains entreront dans la phratrie/nomenklatura tandis que les autres devront accepter de rester des citoyens de second rang/moutons soumis à la nomenklatura/chien de berger. Pire : Platon concède que tout classement scolaire est relatif : certains candidats sont très doués pour dire ce que les examinateurs veulent qu’ils disent et se révèlent nuls à l’usage, alors que d’autres très compétents échouent parce qu’ils ne sont pas doués pour les concours ou parce qu’ils refusent de se soumettre à des examinateurs moins compétents qu’eux, par ailleurs être brillant un jour ne signifie pas être brillant toujours, et la persévérance pratique est souvent plus méritoire que la théorie paresseuse ("On observe cela aussi chez les enfants : ils sont fervents par le cœur dès la naissance, mais certains me semblent être pour toujours dépourvus de raisonnement, et la plupart y accède très tard", Platon, La République 441a-b). Les gardiens-philosophes sont épaulés par des auxiliaires ou "epikouros" ("™p…kouroj/qui aide, défend, protège" : "Ne faudrait-il pas appeler “gardiens” ceux qui préservent la cité des ennemis de l’extérieur et veillent sur les amis de l’intérieur en empêchant que les uns lui fassent du mal et que les autres n’y emploient leur capacités, et appeler “auxiliaires/™p…kouroj et secoureurs/bohqÒj” les jeunes entourant ceux que nous venons d’appeler à l’instant “gardiens” ?", Platon, La République 414a-b), gouvernants ou archontes (Platon, La République 389b), commissaires politiques investis de pouvoirs militaires en tous lieux et dans tous les domaines. La propagande, censure par grossissement de certains faits et par occultation de certains autres, est répandue partout, et revendiquée comme telle par Platon. Elle s’immisce dans les relations conjugales, et même dans l’acte sexuel ("“L’amour correct n’est-il pas par nature celui qui consiste à aimer avec modération, et, comme dans le domaine de la musique, ce qui est ordonné et beau ?” “Oui, certainement.” “Il ne faut donc pas laisser s’approcher le plaisir fou, ni le laisser avoir part aux rapports de l’amant et des jeunes aimés qui s’aiment d’un amour correct.” “Non, par Zeus, Socrate, on doit le repousser.” “Ainsi, dans la cité que nous sommes en train de fonder, tu établiras comme loi que l’amant, s’il peut l’en persuader, embrasse le jeune aimé, se tienne dans sa compagnie et le touche comme s’il était son fils en vue de ce qui est beau et bien, et que pour le reste il se comporte avec celui qu’il entoure de ses soins de telle manière que jamais on ne puisse présumer que quelque chose de plus important soit intervenu entre eux”", Platon, La République 403a-b ; ce jugement très puritain raccorde avec le fait que, selon Suidas, Lexicographie, Platon P1707, Platon est mort puceau, ou du moins sans jamais avoir touché une femme). Les mariages doivent être arrangés pour produire les meilleurs servants de la cité ("“Notre tâche suivante consiste à sacraliser le mariage afin de le rendre plus bénéfique. […] Je t’interroge, Glaucon. Dans ta maison, je vois quantité de chiens de chasse et d’oiseaux de race. As-tu veillé, par Zeus, à leurs unions et à leur reproduction ?” “Que veux-tu dire ?” “D’abord parmi les oiseaux, même s’ils sont tous de race, certains ne sont-ils pas meilleurs et ne se développent-ils pas ainsi ?” “Certains le sont.” “Favorises-tu pareillement la reproduction de tous, ou surtout la reproduction des meilleurs ?” “Des meilleurs.” […] “Si tu ne favorisais pas la reproduction de cette façon, ne crois-tu pas que tes oiseaux et tes chiens seraient nettement inférieurs ?” “C’est mon avis”, dit-il. “Et pour la race des chevaux, dis-je, et pour celles des autres animaux, penses-tu que ce soit différent ?” “Ce serait bien étonnant”, dit-il. […] “Selon tous les points où nous nous accordons, les meilleurs hommes doivent s’unir aux meilleures femmes le plus souvent possible, et les hommes les plus médiocres doivent s’unir aux femmes les plus médiocres le moins souvent possible. Et la progéniture des premiers doit être nourrie avant celles des autres, si on veut que le troupeau soit de qualité supérieure”", Platon, La République 458e-459e), les mariages ne sont plus motivés par l’amour mais par des plans politiques, par eugénisme ("Des lois institueront des fêtes pour unir des promises et des promis, avec des sacrifices et des hymnes composés expressément à ces mariages par les poètes. Les dirigeants décideront seuls du nombre de mariages afin de maintenir un nombre constant d’hommes, en fonction des guerres, des maladies et d’autres causes, pour éviter que la cité devienne plus petite ou plus grande", Platon, La République 459e-460a). Les parents seront séparés de leurs enfants et empêchés de développer tout sentiment filial, l’infanticide sera favorisé directement ou indirectement ("[Les gardiens] prendront les enfants des meilleurs pour les conduire aux nourrices dans un endroit préservé de la cité. Ils cacheront la progéniture de ceux ayant moins de valeur, et les enfants malformés des meilleurs, dans un lieu secret et isolé. […] Ils prendront soin des nourrissons en introduisant les mères dans l’enclos quand elles auront des montées de lait, en employant toutes sortes de stratagèmes pour qu’aucune ne reconnaisse son enfant. Si elles ne peuvent pas allaiter, ils en amèneront d’autres qui auront du lait. Ils veilleront à empêcher chacune d’allaiter au-delà d’une période limitée", Platon, La République 460c-d ; ce programme implique la possibilité d’unions incestueuses puisque les enfants ne sauront pas s’ils sont frères et sœurs [Platon rechigne un peu à l’idée et admet des garde-fous : "La loi accordera la cohabitation des frères et des sœurs si le tirage au sort en décide et si la Pythie donne son consentement", Platon, La République 461d]). Ces mesures gardent le souvenir du modèle spartiate, qui sélectionne et partage les enfants (selon le paragraphe 16 très descriptif de la Vie de Lycurgue de Plutarque), et de Critias qui rêvait d’importer ce modèle à Athènes pour contrôler les naissances exponentielles de métèques thraces, anatoliens, scythes et autres dans la cité au détriment des autochtones moins féconds. Les hôpitaux et les tribunaux sont considérés comme le signe d’une dégénérescence de la cité, car les premiers servent à soigner des malades qui ne sont plus productifs, et les seconds, à défendre des causes qu’on n’est pas capable de défendre tout seul ("“Ne trouves-tu pas meilleur indice de la médiocrité et du déshonneur d’une cité que le besoin de médecins et de juges, à qui on fait honneur non seulement chez les gens ordinaires et les travailleurs manuels, mais encore chez ceux qui se vantent d’avoir reçu une éducation avancée ? Ne trouves-tu pas que c’est une honte et l’indice sérieux d’un manque d’éducation que d’être contraint de recourir à une justice empruntée à d’autres qu’on considère comme des maîtres et des arbitres, parce qu’on n’est incapable d’en avoir chez soi ?” “C’est la chose la plus honteuse de toutes.” “Ne crois-tu pas qu’il est honteux de passer la majeure partie de sa vie dans les tribunaux, engagé dans des procès à la défense ou à la poursuite, et, par manque de morale, de se laisser persuader d’être habile à être injuste et capable de tous les subterfuges, de s’échapper par mille ruses et détours et de se tirer d’affaire au prix de contorsions, à seule fin d’éviter la justice au sujet de questions insignifiantes et dépourvues de valeurs, ignorant combien il est plus beau et plus noble d’ordonner sa vie de manière à ne pas avoir besoin d’un juge qui veille devant soi ?” “Si, cela me paraît honteux.” “Par ailleurs, avoir besoin de la médecine non pas pour des blessures ou pour l’une ou l’autre de ces maladies qui jalonnent le cours des saisons, mais parce que par paresse ou par fidélité au régime que nous avons décrit on se remplit comme un marécage de fluides et de gaz, pour ensuite forcer les ingénieux disciples d’Asclépios [héros guérisseur de l’époque mycénienne, loué depuis comme dieu de la médecine] à désigner ces maladies du nom de « flatulences » et de « catarrhes », ne trouves-tu pas cela honteux ?”", Platon, La République 405a-d). Platon va jusqu’à encourager le suicide des malades, en disant qu’un charpentier malade au point de ne plus pouvoir exercer son métier, doit se laisser mourir car sa vie devient un boulet inutile pour lui-même et pour sa cité ("Un charpentier, quand il est malade, jugera normal de consulter le médecin pour obtenir un remède qu’il ingurgitera pour vomir son mal, ou pour s’en débarrasser par une purge, par une cautérisation ou par une incision. Mais si on lui prescrit une longue diète, si on lui couvre la tête de bonnets de feutre et tout ce qui va avec, il répliquera vite qu’il n’a pas le loisir d’être malade et qu’il ne trouve aucun intérêt à continuer à vivre, puisqu’il ne pensera plus qu’à la maladie et négligera son travail. Là-dessus, il congédiera le médecin et, retournant aux remèdes habituels, ou bien il recouvrera la santé et continuera sa vie en reprenant son métier, ou bien sa condition physique ne sera pas suffisante pour résister et la mort le tirera d’affaire", Platon, La République 406c-e), il milite pour l’euthanasie volontaire ou non ("A l’encontre de ceux qui étaient affligés d’une condition physique maladive, [Asclépios] n’entreprenait aucune diète, aucune ponction progressive ni infusion pour prolonger leur existence longue et misérable, et pour leur permettre d’engendrer des enfants qui, selon toute vraisemblance, seraient constitués comme eux : au contraire, il pensait qu’il ne fallait pas soigner quiconque n’était pas en mesure de vivre une existence d’une durée normale, estimant que cela ne présentait aucun intérêt pour lui ni pour la cité", Platon, La République 407d-e ; "Tu établiras une médecine légale telle que nous l’avons présentée, accompagnée dans la cité d’une magistrature du genre que nous avons dit, prenant soin des citoyens dont le physique et l’âme sont naturellement bien dotés. Ceux qui ne sont pas bien dotés, ceux qui ne disposent pas d’une bonne constitution physique, on leur permettra de mourir, et ceux dont l’âme est naturellement viciée et qui sont inguérissables, les magistrats les feront mourir", Platon, La République 409e-410a). Entre la naissance et la mort, tous les plaisirs seront réglementés, dont ceux de la table ("“Quant à la table de Syracuse et à la cuisine sicilienne élaborée, il ne semble pas, cher ami, que tu les recommandes ?” “Je ne crois pas.” “Tu blâmeras également chez les hommes qui veulent avoir une bonne condition physique le fait de prendre auprès d’eux une jeune maîtresse corinthienne ?” [question visant malignement Archippos de Cyrène, qui entretient l’ancienne esclave corinthienne Laïs, qui a partagé un temps avec Platon l’hospitalité de Denys de Syracuse, et que Platon déteste parce qu’il lui a dérobé l’amour d’Eschine de Sphettos ? ] “Oui, absolument.” “Et dès lors aussi, les délices renommés de la pâtisserie attique ?” “Naturellement.” “Car je pense qu’on pourrait assimiler ce régime alimentaire à une composition mélodique qui intégrerait la totalité du registre harmonique et tous les rythmes, n’est-ce pas ?” “Si, bien sûr.”", Platon, La République 404d-e). La cité idéale de La République est une société de robots programmés pour jouir d’être indifférenciés, interdits de rire (expression naturelle de supériorité sur autrui), interdits de sourire, d’aimer, de préférer, de ressentir, de se divertir ("Le type mixte [c’est-à-dire le citoyen qui exerce des fonctions différentes] est bien agréable. En fait, c’est le plus plaisant pour les enfants, pour leurs pédagogues et pour le plus grand nombre […]. Mais il ne s’accorde pas avec notre Constitution politique ["polite…a", mot qui a donné son titre au dialogue], parce que chez nous aucun homme double ou multiple n’existe, chacun exerce une seule activité. […] Dans notre cité, le cordonnier est un cordonnier, et non pas un pilote en supplément de son activité de cordonnier. Et un laboureur est un laboureur, non pas un juge en supplément de sa pratique de l’agriculture. Et un homme de guerre est un homme de guerre, et non pas un commerçant en plus de son exercice du métier de la guerre. Et ainsi pour toutes les activités", Platon, La République 397d-e). Platon aspire même à la négation du genre, à la quasi interchangeabilité des sexes, en disant qu’hommes et femmes s’exerceront nus au gymnase en oubliant de constater leurs différences morphologiques, et devront se préparer presque à l’identique à la guerre ("Les femmes gardiennes se dépouilleront de tout vêtement, puisqu’elles porteront l’excellence en guise de manteau, et elles participeront à la guerre et à toutes les autres activités de garde citoyenne, à l’exclusion de toute autre. Dans ces tâches, les femmes auront une part plus légère que les hommes, compte tenu de la faiblesse de leur genre", Platon, La République 457a ; Platon concède néanmoins que cela sera difficilement réalisable : "Je ne pense pas qu’on puisse contester le caractère très bénéfique que les femmes soient communes et que les enfants soient communs, si cela est possible", Platon, La République 457d). En résumé, Platon est bien un dictateur égalitariste, c’est-à-dire un ultra démocrate au sens d’Hannah Arendt : il prône la création d’un oignon-dictature constitué d’un centre vide appelé "les dieux" qu’on doit respecter sans discuter ("Nous devrons nous opposer par tous les moyens à l’idée qu’un dieu naturellement bon pourrait provoquer des malheurs, nous devrons nous opposer à celui qui tiendra ce propos, à celui qui y prêtera l’oreille dans la cité régie par une bonne loi, au jeune ou au vieux qui composera en vers ou en prose pour répandre une telle impiété, car une telle parole n’est pas anodine selon nous, et ne vise pas à la collégialité", Platon, La République 380b-c), autour de ce centre vide se trouve la première couche des phylax/gardiens-philosophes qui doivent supporter le fardeau de protéger les dieux, puis la couche des epikouros/techniciens qui doivent protéger les gardiens-philosophes et appliquer leurs directives, puis la couche des citoyens ordinaires qui doivent réaliser les ordres des techniciens et protéger le bloc communautaire contre toute agression extérieure. Le bonheur ultime pour chaque citoyen, selon Platon, est la satisfaction de servir la cité dans l’étroite position où le régime l’assigne. On peut se figurer la cité idéale de Platon comme un tableur informatique : le bonheur ultime pour le citoyen assigné à la case B12 est la satisfaction de rester dans cette case B12 de sa naissance à sa mort, de veiller que les trains dont il a la charge partent et arrivent à l’heure au bon endroit sans se poser de questions, et de ne pas ambitionner de passer dans la case A6 ou C23. Ne pas accepter d’être un pion déshumanisé équivalant au chaos ("La dispersion des trois classes dans des multiples tâches, ou leur inversion les unes les autres, constituent le plus grand tort pour la cité, elles génèrent nécessairement un chaos extrême", Platon, La République 434b-c), la justice de la cité idéale se définit par sa capacité à maintenir chaque citoyen dans sa cellule ("Nous affirmons que ces hommes seront, dans ces circonstances, tout à fait heureux, et que notre cité n’a pas pour but le bonheur d’un groupe isolé mais celui de la cité tout entière. Parce que nous avons établi effectivement que c’est dans une telle cité que nous trouverons vraiment la justice", Platon, La République 420b ; "La justice se définit pour chaque classe, affairiste [ouvrier], auxiliaire [technicien] et gardien, à exercer son activité propre. Voilà ce qu’est une cité juste", Platon, La République 434c), par le degré d’autorégulation de chaque citoyen à accepter sa condition en réprimant toutes ses pulsions qui l’incitent à en sortir ("“Par exemple, pour nous accorder sur la question sur la cité et sur l’individu ayant grandi et ayant été formé conformément à sa nature, peut-on imaginer que cet homme détourne un dépôt d’or ou d’argent dont il serait le dépositaire ? […] Cet homme aura-t-il un rapport avec le pillage des temples, le vol, la trahison, autant dans ses relations personnelles avec ses semblables que dans la vie publique de la cité ? […] Il ne manquera jamais à sa parole sous serment ni à tous ses autres engagements. […] Et l’adultère, la négligence envers ses parents, les manquements envers les dieux, tout cela lui sera étranger. […] La cause n’est-elle pas qu’en lui chaque principe exerce sa fonction propre : soit diriger, soit être dirigé ?” “Oui, c’est bien cette cause et aucune autre.” “Qui demande donc encore si la justice est autre chose que la capacité de produire de telles hommes et de telles cités” “Par Zeus, dit [Glaucon], pas moi”", Platon, La République 442e-443b).


On voit immédiatement en quoi la cité idéale de Platon est utopique. Elle pose que le monde est bipolaire, entre d’un côté les gens "sensés" qui obéissent et répriment leurs élans, et de l’autre côté les gens "insensés" qui désobéissent et se laissent guider par leurs élans. Mais le réel est plus subtil que cette bipolarité. Dans le livre I de sa Grande Histoire des Français sous l’occupation, le journaliste Henri Amouroux rapporte plusieurs épisodes de l’invasion allemande au printemps 1940. Après la percée des Ardennes et l’encerclement de Dunkerque, les troupes allemandes déferlent sur la France. Des soldats français s’obstinent à résister avec les faibles moyens qui leur restent. Leurs actes se soldent naturellement par leur mort au combat ou leur retraite, et surtout par des représailles de la part de l’envahisseur allemand. Certains élus français finissent par se retourner contre ces initiatives désespérées et stériles de leurs compatriotes et par hâter l’arrivée des panzers afin d’épargner le territoire qu’ils administrent. Henri Amouroux cite le cas du général de Camas qui installe son camp à Mortain : le sous-préfet de la ville d’Avranches voisine, ainsi que l’adjoint au maire du village de La Bazogne, craignant qu’une bataille se déclenche et provoque des dégâts sur leur préfecture et sur leur commune, démarchent auprès du général pour lui intimer l’ordre de déguerpir au plus vite avec ses troupes, sous prétexte qu’il n’a pas l’autorisation du gouvernement français de camper à Mortain. Il cite aussi le cas du conseil municipal de Sanary dans le Var, qui interdit à quelques citoyens retors de couper un platane à côté de la boulangerie afin de le placer en travers de la route dans l’espoir de retarder l’avancée allemande : "Comment pouvez-vous être aussi bêtes, à croire que vous arrêterez une division de panzers en barrant la route avec un tronc de platane !". Il cite encore le cas des notables civils, militaires (sous-préfet et colonel en retraite) et religieux (curé-doyen) de Vienne, qui députent vers les capitaines Luguet et Delegorgue afin de les dissuader de défendre la ville, et de se dédouaner auprès de leur hiérarchie en arguant d’un enrayement de leurs mitrailleuses. Dans ces trois cas, qui est insensé ? qui est juste ? qui est loyal ? qui a le plus de vertu politique ? Les élus ont assurément raison de dire qu’on arrête pas une division de panzers avec un platane, mais beaucoup d’entre eux ne se sont pas contentés de sauver les maisons de leurs communes et leurs administrés en interdisant la coupe des platanes : quelques mois plus tard, ils ont pactisé avec l’occupant allemand, ils l’ont hébergé, ils l’ont ravitaillé, ils lui ont fourni des otages parmi les mêmes administrés qu’ils prétendaient défendre au printemps 1940, ils l’ont secondé dans les rafles, dans les tortures, dans les exécutions. Et c’est grâce à ceux qui voulaient abattre les platanes au printemps 1940, que la France a évité une nouvelle occupation en 1944 : avec des gens prétendus "sensés, justes, loyaux, vertueux" comme les élus d’Avranches, de La Bazogne, de Sanary ou de Vienne du printemps 1940, le drapeau à croix gammé flotterait encore au sommet de la tour Eiffel en l’an 2000, ou la France serait le cinquante-et-unième Etat des Etats-Unis, ou une république-sœur sous le joug de Moscou. Tous les cas que Platon mentionne dans les paragraphes 442e-443b de La République obéissent à la même ambiguïté : le pillage, le vol, la trahison, le respect au serment, l’adultère, l’obéissance aux parents, le mépris des dieux, sont des notions bonnes ou mauvaises dans un monde bipolaire, mais dans le monde réel leur valeur dépend du contexte, comme le disait déjà Clisthène de Sicyone vers -600 en jugeant positivement les actes de Mélanippe et en jugeant négativement les actes similaires d’Adraste (Athénée de Naucratis au tournant des IIème et IIIème siècles est bien conscient de cela, quand il dit que les préceptes de La République sont irréalisables dans le monde réel et ne contentent que les poètes, les artistes : "Parlons de sa République [à Platon]. Admettons qu’elle est la meilleure de toutes. Si elle ne nous engage pas à en adopter le plan, à quoi nous sert-elle ? Platon semble avoir écrit ses lois non pas pour les hommes réels mais pour ceux qu’il imagine, qui restent à trouver. Il aurait dû écrire pour persuader par son logos ceux qui vivent au présent, et non pas ceux qui spéculent sur le futur", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.117).


On voit que La République révèle surtout l’immense arrogance de Platon, qui prétend dicter ses règles à la nature, imposer ses règles écrites personnelles aux règles non-écrites naturelles, redessiner le monde à sa guise comme un peintre réalise un tableau, sans se soucier de l’avis des gens parce qu’il les considère comme des personnages du tableau, des figures qu’il peut corriger ou effacer selon son projet égocentrique ("Platon était méchant et extrêmement vaniteux. Il a dit quelque part que “le dernier vêtement que nous quittons lors de la mort est celui de la gloire”, il a bien illustré cela par ses propres dispositions testamentaires, la pompe de ses funérailles et sa sépulture, comme le remarque Dioscoride [médecin du Ier siècle] dans ses Commentaires : “Vouloir fonder une cité et lui donner des lois, n’est-ce pas être malade ["p£qoj", qui a donné "passion" et "pathologie" en français] de gloire ?”, il se trahit aussi dans son Timée : “Je me sens, dit-il, face à [ma] république comme devant des beaux animaux dans une peinture ou réels mais immobiles, qui aimerait les voir s’animer selon leur nature, je voudrais la même chose avec les citoyens que [j’ai] décrits [citation de Platon, Timée 19b-c]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.116). Platon reste un homme de pensée dans un monde imaginaire qu’il redessine en permanence, qui se croit un chef politique utile au monde réel. Mais il n’est pas dans le monde réel. Il pense encore comme un homme du Vème siècle av. J.-C., un homme du temps des cités (d’Athènes, de Sparte, de Thèbes, d’Argos…), alors que le IVème siècle av. J.-C. commence l’ère de l’universel hellénistique, l’ère de la "maison commune" ("kosmÒpolij") ou de l’"œcuménie" ("o„koumšnh"). Platon regrette le temps des héros de l’ère mycénienne ou le temps des basileus de l’ère des Ages obscurs où des individus prétendument supérieurs guidaient le peuple, il ne pressent pas que l’avenir appartient aux citoyens du monde, répandant la culture grecque indistinctement à Antioche, à Alexandrie, à Aï Khanoum ou à Taxila. L’Académie de Platon est un petit clan d’hommes autoproclamés saints au milieu d’une cité pourrissante, qui s’éloignent de plus en plus de la réalité parce que le Grand Soir n’arrive pas, et qui s’enferment dans la cité rêvée qu’ils fabriquent en se disant : "Tant que nous resteront dans l’Académie, notre rêve sera préservé !". Ils prétendent parler au nom du peuple, mais que savent-ils du peuple ? Ils se voient comme des révolutionnaires, mais leur discours trahit une absence totale d’ouverture à autrui et à la nouveauté, et des goûts très "académiques" au sens moderne, très conservateurs. Alors que la vraie vie appelle des lois immédiates et pragmatiques en réponses aux contingences, ils s’en éloignent en élaborant des lois toujours plus sophistiquées, inhumaines et fumeuses derrière leur apparente clarté, dans une Ekklesia toujours limitée à l’échelle d’une cité, où n’existerait plus aucun intérêt privé matériel et financier, vouée exclusivement à un Bien collectif central.


On voit enfin comment La République a séduit les premiers chrétiens. La République instaure des gardiens-philosophes qui sont déjà les évêques chrétiens, et la promesse d’une punition ou d’une récompense dans l’au-delà (à travers l’histoire d’Er au livre X) selon le degré d’obéissance à ces gardiens-philosophes. Cette récompense post-mortem se retrouve après tous les ministères ratés, celui de Platon qui n’a pas réussi à s’imposer dans Athènes après la chute des Trente en -403, celui de Jésus qui n’a pas réussi à rétablir l’indépendance d’Israël contre les occupants romains : le raté reporte dans l’au-delà ce qu’il n’a pas réussi ici-bas. La Constitution projetée pour Athènes par Platon après l’échec des Quatre Cents en -411 puis l’échec des Trente en -403, est devenue une cité immatérielle fantasmée dans l’Académie (la fin du livre IX est très révélatrice sur ce point ["“[L’homme sensé] ne consentira donc pas, dit-il [c’est Glaucon qui s’adresse à Socrate], à exercer des fonctions politiques, s’il s’en soucie ?” “Oui, par le chien, répondis-je, il en exercera sérieusement dans sa propre cité, mais probablement hors de sa patrie, sauf si un destin divin lui en donne l’occasion.” “Je comprends, dit-il : quand tu parles de la « cité » dont nous venons de poser les fondations, tu renvoies à un objet qui existe verbalement, mais qui n’existe matériellement dans aucun endroit de la terre.” “Peut-être, répondis-je, que le modèle se trouve dans le ciel, et que celui qui le contemple s’en approprie les fondations pour lui-même", Platon, La République 592a-b] : la lecture littérale de ce passage renvoie à Platon, qui parle de sa tentative ratée d’exercer des fonctions politiques en Sicile ["hors de sa patrie"], son espoir de plus en plus lointain qu’il pourra gouverner un jour dans Athènes comme son grand-oncle Critias ["si un destin divin lui en donne l’occasion"] et sa consolation à croire qu’à défaut de gouverner sur les hommes il gouverne sur lui-même en s’adressant directement aux dieux dans le ciel ; cette croyance était déjà celle d’Anaxagore, qui voyait dans le ciel la patrie naturelle du philosophe ["Un jour quelqu’un dit [à Anaxagore] : “Tu ne te préoccupes pas de ta patrie ?”. Il répondit : “Tu te trompes, je me préoccupe de ma patrie”, et il montra le ciel", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.7]), et la cité utopique platonicienne deviendra la cité de Dieu chez Saint-Augustin (via une interprétation du célèbre propos de Jésus sur son chemin de croix : "Mon royaume n’est pas de ce monde", Jean 18.36). Le désir théologique ("qeolog…a", littéralement le "logos/lÒgoj divin/qeÒj", le mot apparaît au paragraphe 379a de La République) de Platon l’amène à rejeter le théâtre, qui a abaissé les dieux en leur donnant l’apparence des acteurs les incarnant sur la scène, et en même temps à honorer les poètes qui magnifient ces dieux dans leurs hymnes et leurs éloges : de même les chrétiens rejeteront l’Iliade (où Homère vante des hommes se livrant à toutes sortes d’hybris afin d’embellir leur biographie et d’être divinisés après leur mort), ils condamneront les acteurs, et ils instaureront une propagande de vertu (notamment les gestes d’imitateurs de Jésus, rapportés par Jacques de Voragine dans sa Légende dorée). Les chrétiens continueront l’épuration du corpus d’œuvres antiques amorcée par Platon, en réduisant drastiquement le Canon alexandrin déjà très sélectif, et même en christianisant la lecture de certaines œuvres (par exemple l’Antigone de Sophocle, comme nous l’avons vu dans notre analyse de cette pièce). Le pape Grégoire Ier à la fin du VIème siècle réalisera le vœu de Platon d’abolir la musique, via l’institution du plain-chant (littéralement le "chant aplani", réduit à la ligne d’horizon d’une "plaine", sans relief, plat) auquel il laissera son nom (le chant "grégorien"), rejetant la polyphonie, réduisant la mélodie et le rythme aux flexions naturelles de la voix humaine (les règles strictes de l’Académie platonicienne survivront au-delà de la fin de la royauté chrétienne, au-delà de la décollation de Louis XVI, dans l’académisme du XIXème érigeant en dogmes la "Beauté" et l’"Idéal" hérités de la béatitude chrétienne et des Idées platoniennes, synonymes d’austérité, de sévérité, de platitude, dans la droite ligne du plain-chant haut-moyennâgeux). L’Eglise imposera le célibat des prêtres en invoquant la tempérance des gardiens-philosophes de Platon. Elle favorisera la vie communautaire pauvre dans ses monastères et dans ses couvents en invoquant la vie communautaire pauvre des gardiens-philosophes de Platon. En bon élève de Socrate qui pose que "la seule chose que je peux savoir est que je ne sais rien", Platon pense que le savoir est mouvant et trompeur, le vrai philosophe est donc non pas l’"ami du savoir" mais l’"ami de la vérité" ("“Et qui sont, dit-il, les authentiques philosophes, selon toi ?” “Ceux, dit-je, qui aiment le spectacle de la vérité”", Platon, La République 475e ; "Pouvons-nous déclarer que ceux-ci qui éprouvent affection et amour pour les choses en ont connaissance, alors que les premiers n’en ont qu’une une opinion ? […] Commettons-nous un impair en appelant ceux-là “amis de l’opinion” plutôt qu’authentiques “philosophes” ["amis du savoir"]", Platon, La République 480a), car la vérité est au-dessus du savoir, elle est la cause cachée qui précède les acquis approximatifs qu’on amasse au cours d’une vie. Platon établit une différence entre d’un côté l’opinion, qui est toujours illusoire parce qu’elle relève du savoir inaccessible selon Socrate, et de l’autre côté les connaissances, qui relèvent de la vérité parce qu’elles admettent leur relativité ("N’avons-nous pas raison de dire que telle pensée est connaissance ["gnîsij"] quand elle se rapporte à quelqu’un qui connaît, tandis que telle autre pensée est opinion ["dÒxa"] quand elle se rapporte à quelqu’un qui donne un avis ?", Platon, La République 476d). De cela découle le mythe de la caverne, qui distingue ici-bas ("™nq£de", Platon, La République 484d) le monde des opinions trompeuses imparfaites et au-delà ("™ke‹se", Platon, La République 484c) le monde du Vrai parfait/idéal. Dans le monde au-delà vit un "Etant éternel", par opposition aux multiples formes imparfaites observables du monde ici-bas ("[Le vrai philosophe] est l’homme désirant connaître tout ce qui peut l’éclairer sur l’Etant éternel ["tÁj ous…aj tÁj ¢ei oÜshj", littéralement "l’être des êtres" ou "l’essence des essences"] indifférent aux générations et à la corruption", Platon, La République 485b). Aristote fera de cet "Etant éternel" le grand horloger de son système cosmologique au Lycée, que les chrétiens appelleront "Dieu". Le mythe de la caverne établi un ici-bas de Ténèbres et un au-delà de Lumière, accessible par une conversion ("Ce n’est pas un retournement ["peristrof»", tour ponctuel] comme au jeu de l’huître [consistant à tourner et retourner une coquille d’huître, jeu évoqué aussi incidemment dans Platon, Phèdre 241b] mais bien la conversion ["periagwg»", tour définitif] de l’âme, qui laisse derrière elle un jour nocturne [au fond de la caverne] pour aller vers le jour véritable [à l’extérieur de la caverne], et cette élévation est l’ascension ["™p£nodoj"] vers la vraie philosophie [par opposition notamment à la sophistique, qui est une fausse philosophie, orientée vers les besoins matériels opportunistes des hommes ligotés dans la caverne]", Platon, La République 521c) qui est non pas optionnelle mais définitive ("Ne pas consentir à redescendre auprès de ces prisonniers [à l’intérieur de la caverne] et à prendre part à leurs peines et à leurs honneurs, que ce soit pour leurs affaires ordinaires ou pour leurs affaires plus importantes", Platon, La République 519d), on entre en philosophie platonicienne par une ascèse, une rupture totale avec le monde ténébreux de l’intérieur de la caverne : les chrétiens imposeront une ascèse similaire contre le monde séculier pour entrer dans leur religion chrétienne. L’Eglise décomposera la société en trois classes, celle des "oratores" qui prient (l’Eglise), celle des "bellatores" qui guerroient (la noblesse) et celle des "laboratores" qui travaillent (Tiers-Etat), en invoquant les trois couches de la dictature-oignon de Platon (celle des gardiens-philosophes, celle des epikouros/techniciens auxiliaires et celle des citoyens ordinaires ; il est amusant de constater que la France laïque d’après 1789 n’a pas aboli ce découpage en trois classes hérité du christianisme d’Ancien Régime avant 1789, lui-même hérité de Platon, puisqu’elle continue de diviser ses fonctionnaires en catégorie A/décideurs équivalant aux anciens oratores, catégorie B/techniciens équivalant aux anciens bellatores, et catégorie C/exécutants équivalant aux anciens laboratores). Tous les êtres, peu importe la classe à laquelle ils appartiennent, sont égaux face à la Vérité omnisciente ("N’avons-nous pas établi que la justice constitue le bien suprême de l’âme, que l’âme doit accomplir ce qui est juste, peu importe qu’elle possède ou non l’anneau de Gygès [renvoi aux paragraphes 359d-360b où Glaucon rapporte que jadis Gygès a conquis la reine de Lydie non pas de la manière très humaine racontée par Hérodote aux paragraphes 8-14 de son Histoire, par candaulisme, mais de façon surnaturelle, par un anneau magique rendant invisible, cette allusion à l’anneau de Gygès signifie que l’âme ne peut pas se dérober à la justice, peu importe qu’elle ait ou non un déguisement] et le casque d’Hadès [allusion à l’Iliade V.844-845 où Athéna se coiffe du casque magique d’Hadès la rendant invisible à Arès, cette référence au casque d’Hadès a la même signification que l’anneau de Gygès : peu importe le déguisement auquel on recourt, on ne peut pas échapper à la justice] ?", Platon, La République 612b) : c’est cette égalité qui amène Platon à vouloir abolir toute distinction entre gouvernant/gouverné, parent/enfant, autochtone/métèque, humain/animal, comme on l’a vu précédemment, et qui amènera Paul à vouloir mélanger juifs et Grecs, esclaves et libres, hommes et femmes (Lettre aux Galates 3.28). Personne ne peut se dérober à la Vérité platonicienne, comme personne ne peut se dérober au Dieu chrétien, en conséquence les succès obtenus hors de la loi de Vérité/Dieu ici-bas sont toujours temporaires (Platon emploie l’image du coureur qui perd toujours la course s’il ne se ménage pas sur l’aller-retour du stade, et non pas seulement sur l’aller : "Les hommes injustes, même quand ils sont habiles, se sont-ils pas semblables aux coureurs qui effectuent une belle course à l’aller mais qui négligent le retour ? Au départ, ils courent rapidement, à grandes enjambées, mais à l’arrivée ils sont ridicules, les oreilles aux épaules comme des chiens fatigués, et ils quittent le stade sans couronne. Les vrais coureurs au contraire effectuent la totalité de la course, ils remportent la victoire et sont couronnés. N’observe-t-on pas la même chose avec les hommes justes ? Ils vont jusqu’au bout de leurs actions privées et publiques, ils en tirent une bonne réputation, et ils emportent les prix que leur décernent leurs congénères", Platon, La République 613b-c), et s’ils ne sont pas punis ici-bas ils seront de toute façon punis au-delà : les derniers seront les premiers et les premiers seront les derniers, les pauvres seront riches et les riches seront pauvres, les injustes sont châtiés et les justes seront honorés ("“Si l’homme juste devient la proie de la pauvreté ou de la maladie ou de n’importe quel autre mal, cela sera pour lui un bien. Celui qui place son cœur dans la recherche de la justice, dans l’imitation des dieux par tous ses moyens humains, celui-là ne sera jamais négligé par les dieux.” “Selon toute vraisemblance, dit-il [c’est Glaucon qui répond à Socrate], un tel homme ne sera pas négligé par son modèle.” “On peut donc concevoir le contraire pour l’homme injuste ?” “Oui, absolument.”", Platon, La République 613a-b), comme le décrit longuement Er (Platon, La République 614b-621d) qui inspirera la Divine Comédie de Dante. Platon encourage le juste à endurer toutes les souffrances pour défendre la Vérité et le Bien ("[Les hommes injustes] disent [c’est Glaucon qui s’adresse à Socrate] que l’homme juste sera fouetté, torturé, emprisonné, ses yeux seront brûlés, et qu’après tous ces sévices il sera finalement empalé, pour qu’il comprenne qu’on ne doit pas être juste mais seulement le paraître", Platon, La République 361e-362a ; "Vieux, misérables, [les hommes justes] sont insultés par les étrangers comme par leurs concitoyens, fustigés, victimes des rudesses que tu évoquais [c’est Socrate qui s’adresse à Glaucon] quand tu disais : “Ils seront torturés, marqués au fer”", Platon, La République 613e), comme les chrétiens encourageront le martyr à supporter toutes les épreuves pour défendre son Dieu. Platon promet que quiconque au terme de ces efforts continus, après avoir franchi et assimilé les quatre étapes de son système éducatif (gymnastique et la musique, puis arithmétique, puis géométrie, puis astronomie), jouira dans la contemplation de l’univers, au contact de l’"artisan du ciel" ("oÙranoà dhmiourgî", Platon, La République 530a) qui est déjà le Dieu des chrétiens.


Xénophon


Selon le paragraphe 70 livre II de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, Xénophon l’Ancien était l’un des trois stratèges qui dirigeaient le siège de Potidée en hiver -430/-429. Dans ce passage, Thucydide le désigne comme "Xénophon fils d’Euripidès" : doit-on déduire que Xénophon l’Ancien était apparenté au tragédien homonyme Euripide, selon l’usage paponymique antique ? C’est possible, quand on se souvent de la proximité entre Euripide, Socrate, et le jeune Xénophon. En été -429, toujours selon Thucydide (Guerre du Péloponnèse II.79), Xénophon l’Ancien avec les deux autres stratèges se sont aventurés vers la Macédoine, et ont été vaincus et tués à la bataille de Spartolos, par des Chalcidiens n’ayant pas digéré la prise de Potidée quelques mois plus tôt. Dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, nous avons vu que Gryllos fils de Xénophon l’Ancien a peut-être participé comme cavalier à la bataille de Délion en -424, avec Socrate et Alcibiade, et avec son très jeune fils portant le nom "Xénophon" de son grand-père, toujours selon l’usage paponymique antique. Dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous avons vu que Gryllos est mort à la bataille de Mantinée en été -418 (selon Suidas, Lexicographie, Kèphisodoros K1566). On ignore par qui le jeune Xénophon a été élevé ensuite, même si on soupçonne fortement que Socrate a été son maître le plus important. On ignore aussi ce qu’a fait Xénophon en -406 : était-il dans la foule qui a accueilli Alcibiade ? a-t-il participé à la bataille des Arginuses quelques mois plus tard ? où était-il lors du procès qui a suivi contre les stratèges ?


La meilleure façon d’étudier Xénophon est de recourir aux deux questions que se sont posées les hellénistes du XIXème siècle. Première question : Xénophon participe à l’expédition des Dix Mille en -401, or la majorité de ce contingent des Dix Mille est constituée de Spartiates et d’alliés des Spartiates, comment donc un Athénien comme Xénophon peut-il se retrouver au milieu de Spartiates alors qu’à cette date la démocratie est rétablie dans Athènes ? Seconde question : quand meurt le stratège spartiate Cléarque qui commande ce contingent, c’est Xénophon qui assure sa succession, comment donc des Spartiates peuvent-ils accepter de se mettre aux ordres d’un Athénien (surtout quand on pense, rappelons-le, que la démocratie qui vient d’être rétablie dans Athènes présente à nouveau un danger contre Sparte) ? Ces deux questions appellent nécessairement une seule réponse : si les Spartiates accueillent l’Athénien Xénophon parmi eux, et lui accordent une telle confiance qu’ils acceptent de lui obéir quand leur chef meurt, c’est parce que Xénophon peu de temps auparavant leur a montré qu’il était tout dévoué à la cause spartiate, plus précisément qu’il était plus dévoué à l’idéal aristocratique spartiate qu’à la démocratie parlementaire athénienne, peut-être même interdit de séjour à Athènes pour comportement anti-démocratique, et qu’ils n’avaient donc pas à craindre de sa part une quelconque trahison. Dès le XIXème siècle, les hellénistes ont relié cette réponse au fait que, peu avant l’expédition des Dix Mille en -401, Athènes en -404/-403 a connu la dictature des Trente, dont les meneurs ont manifesté leur inclination vers le régime spartiate et ont sollicité l’aide des troupes spartiates. Ils en ont conclu logiquement que Xénophon a été impliqué dans la dictature des Trente, et a fui les réprésailles en quittant Athènes quand le régime est tombé en -403.


Un autre angle de réflexion amène à la même conclusion : l'œuvre de Xénophon, en particulier ses Helléniques. L'historien Thucydide est mort on-ne-sait-quand à la fin du Vème siècle av. J.-C. ou au début du IVème siècle av. J.-C., laissant inachevée sa Guerre du Péloponnèse, qui s'interrompt en plein milieu d'une phrase ("[Alcibiade] se rendit d'abord à Ephèse, où il offrit à sacrifice à Artémis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VIII.109 ; cette phrase renvoie au déplacement d'Alcibiade vers Aspendos pour tenter de convaincre les Perses d'envoyer leur flotte vers la mer Egée afin d'aider les Athéniens, juste après la victoire navale de ces derniers à Kynos Séma contre les Spartiates à l'automne -411). Ses contemporains plus jeunes ont été tentés naturellement de continuer le récit là où la mort l'a interrompu. Les noms de certains de ces continuateurs sont parvenus jusqu'à nous, mais leurs écrits n'ont survécu que par des intermédiaires à l'état fragmentaire. On peut mentionner Cratippos, sur lequel nous ne savons rien, résumé par Plutarque ("Après avoir vaincu l'armée des Perses et délivré la Grèce du joug qui lamenaçait, Thémistocle eut raison de dire aux stratèges qui lui succédèrent et tirèrent vanité de leurs succès : “Mais qu'auriez-vous fait si je n'avais pas existé à l'époque de la guerre contre la Perse ?”. Ne peut-on pas appliquer ce propos aux historiens, qui tirent vanité de leurs ouvrages ? En effet, leur statut d'historien n'existe que grâce aux héros dont ils transmettent les actes à la postérité. […] Mais sans l'audacieuse entreprise d'Alcibiade près de l'Hellespont [à Abydos en -411], sans celle de Thrasylos à Lesbos [plus exactement à Kynos Séma, juste avant la bataille d'Abydos en -411], sans l'abolition de l'oligarchie par Thèramène [plus exactement la contestation du régime des Trente en hiver -404/-403, se concluant par la condamnation à mort de Théramène], sans l'expédition de Thrasybule, d'Archinos et des soixante-dix citoyens qui partirent avec eux de Phylè et osèrent se dresser contre l'hégémonie spartiate [en réalité contre les Trente conduits par Critias, au printemps -403], sans la sage prévoyance de Conon qui tourna du côté de la mer les forces des Athéniens [pour tenter de ressusciter l'ancien empire athénien, au début du IVème siècle av. J.-C.], Cratippos n'aurait rien écrit", Plutarque, Sur la gloire des Athéniens). On peut mentionner aussi Théopompe, originaire de l'île de Chio selon Suidas, mais cela ne signifie pas forcément que ses ancêtres étaient natifs de cette île : a-t-il un rapport avec son homonyme Théopompos l'archonte démocrate athénien ayant remplacé Mnésilochos en septembre -411 ? Dans la notice 176 de sa Bibliothèque, l'érudit byzantin Photios donne quelques indicatons biographiques : Théopompe et son père ont été chassés de Chio à cause de leur admiration pour le régime spartiate, autrement dit pour leur hostilité au régime démocratique, Théopompe est revenu à Chio sous Alexandre, en a été chassé à nouveau, s'est réfugié en Egypte chez Ptolémée le fondateur du royaume lagide après -423, qui était hostile à sa présence ("Théopompe était fils de Damostratos de Chio, qui devint odieux à ses concitoyens à cause de son attachement déclaré à Sparte et fut chassé de sa patrie avec son fils. Après la mort de son père, il revint dans sa cité à l'âge de quarante-cinq ans par la grâce d'Alexandre le Grand qui avait écrit en sa faveur. Quand ce roi mourut [en -423], Théopompe fut à nouveau chassé et erra longtemps. On dit qu'il alla en Egypte, où Ptolémée qui y régnait le reçut très mal, et tenta même de l'éliminer sous prétexte qu'il se mêlait de beaucoup de choses, heureusement quelques amis à la Cour lui sauvèrent la vie", Photios, Bibliothèque 176, Abrégé de Théopompe). Suidas indique que les Helléniques de Théopompe, dont le récit suivait immédiatement celui interrompu de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, comptait onze livres. Suidas et Polybe ajoutent que Théopompe a abandonné la rédaction de ses Helléniques pour se consacrer à une œuvre monumentale en soixante-douze livres centrée sur Philippe II le roi de Macédoine, intitullée "Philippiques" ("Originaire de Chio, rhéteur, fils de Damasistratos. […] Auteur d'un résumé de l'Histoire d'Hérodote en deux livres, des Philippiques en soixante-douze livres, d'une Histoire des Grecs comme celles de Thucydide et Xénophon en onze livres, racontant les événements après ceux de la Guerre du Péloponnèse", Suidas, Lexicographie, Théopompe Q172 ; "Même dans la conception générale de l'œuvre [les Philippiques], personne ne peut estimer cet historien [Théopompe]. Il a commencé une Histoire de la Grèce [les Helléniques] là où Thucydide l'a laissée, il a avancé son récit jusqu'à la bataille de Leuctres, et, au moment où il s'apprêtait à raconter des événements de première importance pour les Grecs, il a abandonné son sujet et s'est jeté sur le règne de Philippe II. Pourtant il aurait été plus naturel d'insérer l'histoire de ce roi dans celle de la Grèce, que d'insérer l'Histoire de la Grèce dans celle de Philippe. Même un auteur dépendant du pouvoir royal, n'aurait pas manqué de changer le titre et le héros de son livre par celui de la Grèce à la première occasion. Un historien sensé ne commence pas et ne développe pas une Histoire de la Grèce, pour l'interrompre afin d'écrire la vie d'un roi. Quelle cause a poussé Théopompe à commettre un tel écart ? N'est-ce pas parce qu'un côté il pouvait espérer seulement la gloire, alors que de l'autre côté il avait des intérêts ? Si on lui avait demandé le pourquoi de son fourvoiement, il aurait peut-être avancé des raisons. Mais je pense que ces raisons ne justifient pas ses injures contre les courtisans de Philippe II, qui ont nui à ses devoirs d'historien", Polybe, Histoire, VIII, fragment 11.3-4), inaugurant la méthode des historiens de l'ère hellénistique qui ne raconteront plus l'Histoire de façon ramifiée comme Hérodote ou Thucydide mais à travers un élément structurant, un personnage remarquable ou une stricte chronologie ou un thème particulier. Photios dit qu'à son époque, au IXème siècle, beaucoup de livres des Philippiques sont perdus ("J'ai lu une œuvre historique de Théopompe en cinquante-trois livres, les seuls qui restent. Plusieurs auteurs anciens témoignent que les livres VI, VII, IX, XX et XXX étaient déjà perdus à leur époque, et je ne les pas eus. Ménophanès, ancien écrivain illustre, dit que le livre XII de Théopompe était perdu aussi, mais il se trouve dans mon manuscrit et je l'ai lu avec les autres", Photios, Bibliothèque 176, Abrégé de Théopompe). Il rapporte un jugement de Denys d'Halicarnasse sur cette œuvre, expliquant que les Philippiques étaient moins un travail d'historien qu'un persiflage contre Philippe II, précurseur des célèbres Philippiques de Démosthène ("Sa dernière œuvre [à Théopompe] est la plus singulière de toutes, et la plus révélatrice de son caractère, je ne connais aucun écrit équivalent ancien ou moderne. C'est un ouvrage où il ne se contente pas de rapporter les événements tels que tout le monde les a vus, il pénètre l'intérieur des principaux acteurs, sonde leurs intentions secrètes, les démasque, révèle leurs vices cachés sous leur apparente vertu. C'est un examen similaire à celui que, selon la mythologie, les juges implacables des Enfers [Minos, Rhadamante et Sarpédon] imposent au nom des dieux sur chacun de nos actes. Pour cela, certains disent qu'il est médisant, parce qu'il blâme courageusement ce qui est blâmable et abaisse la gloire de plusieurs grands personnages", Photios, Bibliothèque 176, Abrégé de Théopompe, Jugement de Denys d'Halicarnasse sur Théopompe), ce qui range Théopompe dans la famille des anarchistes de droite, tel Aristophane naguère, ni démocrate ni flatteur des puissants, spartophile par haine contre les démagogues davantage que par amour pour Sparte. On peut mentionner encore Ephore, contemporain de Théopompe, dont il a été le camarade et l'antithèse à l'école d'Isocrate ("Originaire de Kymè. Il fut un élève d'Isocrate, comme Théopompe fils de Damasistratos de Chio. Mais l'un et l'autre s'opposèrent en caractère et en discours. Ephore était simple, et sa manière de raconter l'Histoire est détendue, molle, sans intensité, Théopompe au contraire était fielleux et méchant, et son expression est riche, éloquente, forte, ses écrits traquent obstinément la vérité. Isocrate a dit que “Théopompe a besoin d'une rêne, tandis qu'Ephore a besoin d'un éperon”. Théopompe fut chassé, il devint un suppliant d'Artémis à Ephèse. Il a écrit de nombreuses lettres à Alexandre contre les gens de Chio, et beaucoup de panégyriques d'Alexandre, on dit aussi qu'il a écrit une diatribe contre lui qui n'a pas été conservée", Suidas, Lexicographie, Ephore E3953). Polybe, qui possède encore les Helléniques d'Ephore à son époque, au IIème siècle av. J.-C., confirme que ceux-ci sont très agréables à lire, mais peu précis ("Ephore me semble avoir eu jusqu'à un certain point la connaissance des combats de mer, mais nullement des combats de terre. Quand on étudie dans Ephore les combats maritimes livrés près de Chypre et de Cnide, quand on l'écoute sur ceux que les généraux du Grand Roi ont menés d'abord contre Evagoras Ier à Salamine [de Chypre] puis contre les Spartiates, on admire le talent et l'habileté de l'historien, on peut tirer de son ouvrage des notions utiles sur des événements analogues. Mais quand il raconte la bataille de Leuctres entre Thébains et Spartiates, ou la bataille près de Mantinée où Epaminondas perdit la vie, ses descriptions des positions initiales et des évolutions du combat sont ridicules et maladroites, même pour un lecteur non initié. La bataille la plus dommageable pour cet historien n'est pas celle de Leuctres, dont le déroulement fut simple et se limita à une seule manœuvre, mais surtout celle de Mantinée, qui en compta beaucoup et nécessite des capacités pour la concevoir, or cette tâche dépassait ses compétences, cela est évident pour quiconque essaie de se représenter les lieux et les mouvements d'après la description d'Ephore", Polybe, Histoire, XII, fragment 5). Diodore de Sicile, au Ier siècle av. J.-C., puisera souvent dans les Helléniques de Théopompe, et surtout dans les Helléniques d'Ephore, pour écrire sa propre Bibliothèque historique ("Thucydide termine ici son Histoire qui raconte vingt-deux ans en huit livres, que certains partagent en neuf. Xénophon et Théopompe, commencent la leur au point où Thucydide en est resté. Xénophon donne à la sienne l'étendue de quarante-huit ans, alors que Théopompe ne raconte que dix-sept ans en douze livres [un livre des Helléniques de Théopompe s'est-il perdu entre Diodore de Sicile au Ier siècle av. J.-C. et Suidas au IXème siècle, qui ne comptera que onze livres selon la notice précitée de sa Lexicographie ?], finissant sur la bataille gagnée par Conon et par les Perses sur les Spartiates devant Cnide", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.42). On doit noter enfin le papyrus 842 d'Oxyrhynchos publié en 1906, conservé aujourd'hui à Londres en Grande-Bretagne, qui rapporte différents événements de l'Histoire de la Grèce au début du IVème sièle av. J.-C. La ressemblance entre le contenu de ce papyrus et certains passages de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile ont vite amené les hellénistes à penser qu'ils avaient entre leurs mains un fragment d'un des continuateurs de Thucydide mentionnés et utilisés par Diodore de Sicile. En 1934 un nouveau fragment est découvert sur un autre fragment d'Oxyrhynchos, conservé aujourd'hui à Florence en Italie sous la référence PSI 1304 ("PSI" est le sigle des "Pubblicazioni della Società Italiana per la ricerca dei papiri greci e latini in Egitto" dans le petit monde des hellénistes et des latinistes) : il comporte un extrait de la bataille de Mégare en -409, et un extrait de celle de Notion entre Antiochos et Lysandre en -406. En 1976 un troisième fragment est découvert, conservé aujourd'hui au Caire en Egypte sous la référence PCair 26.6-27.1-35 ("PCair" signifie "Papyrus du Catalogue général des antiquités égyptiennes du Musée du Caire" dans le petit monde des égyptologues), rapportant le débarquement raté de l'Athénien Thrasylos à Ephèse en -408. Ces trois fragments ont été regroupés en 1987 sous le titre commun Helléniques d'Oxyrhynchos dans une publication de référence par l'université d'Oxford en Grande-Bretagne, que nous avons utilisée dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse. Hélas, tant que des nouveaux fragments plus conséquents ne seront pas mis à jour, ces Helléniques d'Oxyrhynchos d'un auteur toujours anonyme (Ephore ? Théopompe ? Cratippos ? ou un autre ?) demeureront une source insuffisante pour l'étude des affaires grecques après Thucydide. Notre principale source contemporaine de la fin du Vème siècle est la seule œuvre parvenue jusqu'à nous : les Helléniques de Xénophon, dont les déclarations sur beaucoup d'épisodes sont sujettes à caution. Sur Alcibiade, par exemple. Xénophon dans sa jeunesse a fréquenté Alcibiade chez Socrate, cela explique pourquoi Xénophon l'évoque comme un grand frère modèle : dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, nous avons vu la différence entre le récit neutre de la bataille de Cyzique en -410 par Ephore via Diodore de Sicile, et le récit de la même bataille par Xénophon très favorable à Alcibiade, nous avons vu aussi la description du retour d'Alcibiade à Athènes en hiver -407/-406 que Xénophon fasciné étale sur un long paragraphe, à comparer avec le mépris que le même Xénophon trahit envers Callicratidès et Conon en expédiant en quelques lignes leur remarquable prestation à la bataille de Mytilène quelques mois après ce retour raté d'Alcibiade à Athènes. Le regard très favorable de Xénophon sur Alcibiade interpelle autant que son compte-rendu très abrupt sur la dictature des Trente, au livre II de ses Helléniques. Dès le XIXème siècle, les hellénistes se sont interrogés sur la sécheresse des quatre paragraphes constituant ce livre II. Le premier paragraphe traite de la bataille d'Aigos Potamos en -405 : le récit est clair, mais sans la moindre émotion, Xénophon ne manifeste aucun désespoir face au désastre naval subi par ses compatriotes athéniens, ni aucune compassion pour les cités soumises brutalement et pillées par le Spartiate Lysandre, plus généralement Xénophon ne dit rien sur le caractère impitoyable, sanglant et perfide de Lysandre, il tait ses exactions (que nous apprenons par d'autres auteurs : Diodore de Sicile, Polyen, Plutarque, que nous avons cités à la fin de notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse) ou se montre indulgent pour ses exécutions d'Athéniens après la bataille. Le deuxième paragraphe traite de la capitulation d'Athènes en -404 : Xénophon garde un silence quasi-total sur les magouilles des futurs Trente pendant le siège d'Athènes (que nous avons reconstituées dans notre alinéa précédent grâce aux discours de Lysias et d'Andocide, à la Vie de Lysandre de Plutarque, à quelques autres auteurs et aux Inscriptions grecques), il insiste sur la peur des démocrates athéniens de devoir subir bientôt les tourments qu'ils ont infligés aux autres Grecs depuis plusieurs décennies, autrement dit il justifie leur déchéance imminente par les Spartiates et leur exécution prochaine par les Trente, il présente l'investissement de la ville par les troupes spartiates de Lysandre comme un salut, un jour de liberté pour toute la Grèce, et ne fait aucune allusion à la vassalité d'Athènes à Sparte et à Thèbes à partir de cette date. Le troisième paragraphe traite de la dictature des Trente jusqu'au procès contre Théramène en hiver -404/-403 : Xénophon ne donne aucun renseignement sur la façon dont le régime des Trente s'est instauré (il commence le paragraphe en donnant le nom des trente hiérarques à la tête du régime, et il digresse aussitôt en parlant de l'expédition de Lysandre vers Samos), il ne donne aucun détail sur les agissements des Trente, la moitié du paragraphe est occupée par une dilogie entre Critias et Théramène pastichant les dilogies de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide (comme celle entre Cléon et Diodotos sur les Mytiléniens au livre III paragraphes 36 à 49, ou celle entre Alcibiade et Nicias sur l'expédition vers la Sicile au livre VI paragraphes 8 à 26). Le quatrième paragraphe est consacré à la fin de la dictature des Trente en -403 : Xénophon ne renseigne pas sur la transition des Trente vers les dix, puis des dix vers les négociateurs Kèphisophon et Mélètos délégués par les trois mille, il préfère s'attarder dans la description des combats (les Trente contre Thrasybule dans l'est de l'Attique, puis à Acharnes et à Munichie, les manœuvres du roi spartiate Pausanias Ier devant Athènes), il est muet sur les conditions de réconciliation entre la population demeurée dans Athènes et l'armée démocratique après la mort de Thrasybule, sur tous les problèmes que pose l'épuration (dont les nombreux procès, et l'exil massif des anciens Trente et des trois mille survivants vers Eleusis ou ailleurs), sur la rébellion des anciens Trente à Eleusis qui ne rentreront dans le rang démocratique qu'en -401. Certains hellénistes avancent une explication haute : si Xénophon est si flou dans son récit, notamment sur la responsabilité des Athéniens dans l'instauration des Trente, c'est parce que le temps a passé, parce que sa mémoire flanche, Xénophon écrit ses Helléniques après son aventure au Moyen Orient avec les Dix Mille, vers -395, à une époque où ses préoccupations et celles de ses contemporains ne sont plus les mêmes qu'à l'époque des Trente, son témoignage est donc plus confus que les discours de Lysias et d'Andocide écrits juste après la chute des Trente. Les autres hellénistes ont une explication plus basse : si Xénophon est si avare de précisions, c'est simplement parce qu'il a besoin de les taire, parce qu'ils compromettent les Athéniens collectivement (comme dans n'importe quelle dictature, où la responsabilité ne repose pas sur quelques individus mais sur la population tout entière), et le compromettent lui-même. Pour notre part, nous penchons nettement vers la seconde explication, qui donne à tous les indices biographiques sur Xénophon une cohérence logique. Xénophon ayant été phylarque de Lysimachos, ayant sur ses mains le sang des hommes, femmes et enfants d'Eleusis massacrés dans l'hiver -404/-403 et de tous les Athéniens rebelles à l'autorité des Trente, sa présence dans Athènes devient problématique après la chute des Trente, il profite de l'invitation de son ami Proxène de Thèbes à le rejoindre à Sardes auprès du prince Cyrus ("Xénophon d'Athènes suivait l'armée [des Dix-Mille] non pas comme stratège ni comme capitaine ni comme soldat, mais comme hôte de Proxène. Celui-ci l'avait engagé à quitter son pays en lui promettant l'amitié du prince Cyrus dont il attendait lui-même de plus grands avantages que dans son pays", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.4) pour quitter l'Attique ("Xénophon, ayant lu la lettre [de Proxène], avait consulté Socrate d'Athènes sur ce voyage. Socrate, craignant que Xénophon se rendît suspect à ses concitoyens en devenant l'ami du prince Cyrus qui avait été un allié des Spartiates dans la guerre contre Athènes, lui avait conseillé d'aller à Delphes consulter le dieu [Apollon] sur ce voyage. Xénophon s'y était rendu et avait demandé à Apollon à quel dieu il devait offrir des sacrifices et des prières pour mener à la plus belle et à la meilleure fin le voyage qu'il méditait et pour en revenir sain et sauf après l'avoir réussi : Apollon lui avait répondu de “sacrifier aux dieux qui réclamaient”. A son retour, il avait rapporté l'oracle à Socrate. Celui-ci, l'ayant entendu, lui avait reproché de n'avoir pas d'abord demandé s'il valait mieux partir ou rester, et d'avoir seulement consulté sur le meilleur moyen d'accomplir le voyage : “Puisque tu t'es borné à cette question, avait-il ajouté, tu dois faire ce que le dieu a prescrit”. Xénophon avait donc offert des sacrifices “aux dieux qui réclamaient”, s'était embarqué, et avait rejoint Proxène à Sardes, où le prince Cyrus était déjà prêt à prendre la route du haut pays. Puis il s'était présenté au prince Cyrus qui, sous l'influence de Proxène, avait témoigné son désir de le garder auprès de lui", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 1.5-9), et quand il raconte les événements plus tard dans ses Helléniques il reste évasif parce qu'il n'a aucune gloire à en tirer. Xénophon conserve un souvenir admiratif pour l'Alcibiade de sa jeunesse, qu'il évoque favorablement dans ses Helléniques, mais il ne veut pas imiter l'Alcibiade plus tardif, noyé dans des calculs diplomatiques miteux et rêvant d'un retour triomphal à Athènes : Xénophon sait que les Athéniens ne veulent plus de lui dans Athènes, et lui-même n'a aucune affinité avec le régime démocratique restauré, il opte donc pour un exil définitif vers l'Asie, pour l'aventure au côté du prince Cyrus ou de n'importe quel autre chef.


Et comme Platon, son ancien camarade de classe chez Socrate, Xénophon se demande comment la cité d'Athènes a pu en arriver là. Et ses conclusions diffèrent absolument de celles de Platon.


L'opposition entre les deux hommes est contestée par Aulu-Gelle au IIème siècle, qui avance pourtant des arguments accréditant cette thèse : Xénophon a écrit sa Cyropédie en réponse à La République de Platon, qui lui-même dans ses Lois a répliqué à Xénophon via une allusion à la Cyropédie, les Mémorables de Xénophon sont conçus comme des anti-dialogues platoniciens. Selon Aulu-Gelle, ces rivalités bien présentes dans les œuvres des deux auteurs découlent non pas d'une opposition mais d'une saine émulation intellectuelle, que les partisans contemporains et ultérieurs de Platon et Xénophon ont transformée en opposition dans l'espoir de voir triompher leur champion respectif ("Les auteurs ayant étudié précisément la vie et les mœurs de Xénophon et de Platon pensent qu'ils se haïssaient et se jalousaient mutuellement. Ils prouvent ou conjecturent cela en se fondant sur leurs écrits, selon les arguments suivants. Platon ne mentionne jamais Xénophon dans ses œuvres, et Xénophon ne mentionne jamais Platon dans les siennes, alors que l'un et l'autre (surtout Platon dans ses dialogues) nomment beaucoup d'élèves de Socrate. Autre preuve de leur inimitié : Platon ayant composé les deux premiers livres de son célèbre traité sur le meilleur régime démocratique dans une cité [La République], Xénophon le critiqua indirectement en lui opposant le régime monarchique dans sa Cyropédie. Ce procédé et cet écrit blessèrent tellement Platon que, dans un de ses ouvrages où il parle de Cyrus [II], il répond à Xénophon en disant malignement que ce souverain était certes brave et courageux mais n'avait aucune éducation [Platon, Les lois 694c]. Voilà ce que Platon a écrit sur Cyrus [II]. A ces preuves, s'ajoute celle des Mémorables où Xénophon rapporte les paroles et les actes de Socrate : celui-ci n'y parle jamais d'astronomie ni de physique, ni des sciences que les Grecs appellent “mathématiques”, qui ne contribuent ni à la sagesse ni au bonheur, cela signifie qu'attribuer à Socrate des propos sur ces matières relève du mensonge. On dit que Xénophon visait Platon, qui dans ses dialogues montre Socrate parlant physique, musique, géométrie. Mais même si de telles idées ont pu exister chez ces hommes sages et graves, je ne pense pas devoir les attribuer à la haine, à l'envie, à une rivalité ambitieuse de gloire, car ces passions sont étrangères à la philosophie, or l'opinion commune considère bien ces deux hommes comme des grands philosophes. D'où vient donc cette rumeur ? Certainement de la raison suivante. La parité des talents, l'égalité des mérites, même quand aucun antagonisme de pensée ou d'intention n'existe, offre le plus souvent l'apparence de la rivalité. Quand deux ou plusieurs génies dans un art jouissent d'une réputation égale ou presque égale, les partisans des uns et des autres exaltent à l'envi leur mérite et leur gloire. Et rapidement l'ardeur animant les combattants gagne les chefs, les efforts s'orientent vers le même but, car en cas de résultat nul ou de victoire douteuse ceux-là soupçonnent ceux-ci de trahison et se retournent contre eux. Voilà pourquoi Xénophon et Platon, ces deux brillants héritiers de Socrate et de sa douce philosophie, ont paru rivaux : parce que des tiers débattaient sur leurs supériorités respectives. Quand deux gloires contemporaines s'élèvent parallèlement, elles offrent toujours l'apparence d'ambitions rivales", Aulu-Gelle, Nuits attiques XIV.3). Diogène Laërce est moins irénique. Il dit que l'opposition entre Platon et Xénophon était très réelle, très frontale ("[Platon] semble avoir aussi indisposé Xénophon, une rivalité les a conduit à traiter tous deux les mêmes sujets : Le banquet, l'Apologie de Socrate, leurs commentaires sur la morale, La République chez Platon et la Cyropédie chez Xénophon, que Platon dans ses Lois considère comme une pure invention en disant que Cyrus [II] ne ressemblait pas au portrait qu'en fait Xénophon, tous deux citent fréquemment Socrate mais ne se citent jamais l'un l'autre, seul Xénophon une unique fois dans le livre III de ses Mémorables nomme Platon", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.34). Athénée de Naucratis va dans le même sens, en insistant sur l'instrumentalisation du Thessalien Ménon par Platon : dans le dialogue homonyme Ménon, Platon présente ce personnage de façon positive, or c'est à cause de la traîtrise de ce Ménon que Cléarque le chef des Dix Mille a été tué par les Perses en -401 (selon le paragraphe 5 livre II de l'Anabase de Cyrus de Xénophon), autrement dit Platon valorise un ennemi de Xénophon ("Peut-être que ces deux grands personnages [Platon et Xénophon] ont-ils eu pour seul motif de jalousie l'éminent talent qu'ils se reconnaissaient l'un l'autre et qui les poussait à ambitionner la première place. Nous supposons cela de ce qu'ils ont écrit sur Cyrus [II] et sur tous les autres sujets qu'ils ont abordés de façon parallèle. L'un et l'autre ont écrit un Banquet, mais l'un proscrit les aulètes alors que l'autre les y admet, et, comme on l'a vu précédemment, l'un dissuade de boire dans des grands vases alors que l'autre montre Socrate buvant jusqu'à l'aurore dans un psyktère ["yukt»r", vase à larges bords pour rafraichir le vin]. Dans son traité sur l'âme [Phédon, qui raconte la mort de Socrate], Platon ne mentionne pas Xénophon parmi les intimes. Xénophon dit que Cyrus [II] fut instruit dès sa prime jeunesse de tous les usages et de toutes les lois de sa patrie, mais Platon le contredit dans le livre III de ses Lois : “Je conjecture que Cyrus [II], par ailleurs grand stratège et ami de sa patrie, ne reçut pas les bases d'une authentique éducation, et qu'il s'occupa à administrer seulement ses propres affaires. [Platon, Les lois 694c] Occupé toute sa vie à la guerre, il paraît avoir laissé aux femmes l'éducation de ses enfants [Platon, Les lois 694d]”. De plus, Xénophon, parti en Perse avec le prince Cyrus à la tête des Dix Mille Grecs, bien informé de la trahison du Thessalien Ménon, dit que celui-ci causa l'exécution de Cléarque par Thissapherne, et décrit ce Thessalien comme un homme dur et impudent ; Platon de son côté, sans déclarer que ce rapport est faux, adresse des grands éloges à cet homme, alors qu'on l'entend souvent calomnier, par exemple Homère qu'il exclut de sa République, et toute poésie imitative dont lui-même use pourtant dans ses dialogues", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.112).


En fait, l'opposition entre les deux hommes est totale. Elle semble immédiatement postérieure à la chute du régime des Trente en -403, auquel ils ont participé activement à des postes différents, et à la mort de Socrate en -399, qui savait tempérer leur caractère. La comparaison entre Le banquet de Xénophon et Le banquet de Platon en donne une idée. En 1978, le philologue finlandais Holger Thesleff suppose que les livres VIII et IX du Banquet de Xénophon ont été écrits après coup, car ils se rattachent mal aux précédents : le livre VII se termine par la scène de l'amuseur public syracusain promettant des nouveaux amusements, une scène qui paraît une conclusion joyeuse aux discussions de tous les livres précédents, or le livre VIII s'ouvre non pas sur un nouvel amusement mais sur un discours saugrenu traitant de l'amour authentique. Holger Thesleff émet l'hypothèse que ce discours sur l'amour du livre VIII est une réponse au Banquet de Platon. En effet, aux paragraphes 180d-181d du Banquet de Platon, Pausanias expose longuement à Phèdre la théorie des deux Aphrodite, l'une populaire qui valorise le corps ("Pandèmos/P£ndhmoj", littéralement "qui appartient au corps du peuple/dèmos"), l'autre céleste qui valorise l'âme ("Ourania/OÙran…a" : "Qui ignore les deux déesses ? L'une ancienne, fille d'Ouranos, qui n'a pas de mère et que nous appelons “Ourania”, l'autre plus récente, fille de Zeus et de Dioné que nous surnommons “Pandèmos”", Platon, Le banquet 180d-e), puis aux paragraphes 184c-185c Pausanias conseille d'avoir des relations sexuelles uniquement avec les amants aspirant à la communion des âmes, car ceux aspirant seulement à la communion des corps sont des dépravés ("Si l'amant et l'aimé s'aiment à condition que l'amant, en reconnaissance des faveurs de l'aimé, soit prêt à lui rendre tous les services honorables possibles, et à condition que l'aimé, en reconnaissance du soin de l'amant a lui apprendre la sagesse et la vertu, lui accorde toutes les faveurs honorables possibles, si l'amant est capable d'inspirer vertu et sagesse et si l'aimé désire vraiment être instruit, dans ce cas seulement l'aimé peut s'offrir à l'amant", Platon, Le banquet 184d-e). Pausanias ajoute que les relations homosexuelles en Béotie, vantées par Phèdre comme un modèle de vertu invicible ("Si par magie une cité ou une armée était composée exclusivement d'amants et d'aimés, le peuple en tirererait le dégoût du vice et l'émulation à la vertu. Des hommes ainsi unis, même en nombre réduit, pourraient vaincre presque le monde entier. Car aucun amant ne souhaiterait quitter son rang ou jeter ses armes devant son aimé, il aimerait mieux mourir mille fois que consentir à cette honte, en supplément en abandonnant son aimé au péril", Platon, Le banquet 178e-179a), signalent en réalité la nature primitive des Béotiens qui, incapables de communiquer par le langage comme les Athéniens, sont contraints de communiquer par le corps, comme les bonobos ("En Elide par exemple, et en Béotie, où on ne sait pas parler, on s'accorde en cédant des faveurs à l'amour, personne ne trouve cela mal, ni jeune ni vieux, l'amour sert dans ces pays à aplanir les différends qu'on ne sait pas résoudre par les subtilités du langage", Platon, Le banquet 182b). Le livre VIII du Banquet de Xénophon, en parlant de la relation entre Callias III et l'athlète Autolycos, évoque incidemment la même théorie des deux Aphrodite ("J'ignore si une seule Aphrodite existe, ou deux qui seraient la “Ourania” et la “Pandèmos”. Un seul Zeus existe, mais on lui attribue beaucoup de surnoms. En tous cas je sais qu'elles ont des autels et des temples distincts : on offre à la Pandèmos des sacrifices ordinaires tandis que l'Ourania reçoit des marques de vertu, la Pandèmos inspire l'amour des corps tandis que l'Ourania unit les âmes. Je crois que c'est cette dernière, ô Callias [III], qui te guide", Xénophon, Le banquet VIII.9-10), puis il condamne nommément Pausanias en lui attribuant malignement le raisonnement sur la soi-disant "vertu" des relations homosexuelles, qu'il démonte par l'absurde ("Pausanias, amant du poète Agathon, a défendu ces plaisirs infâmes en disant qu'‟une armée d'amants est invincible parce que chacun rougirait de fuir”. Mais comment des hommes insensibles au blâme, qui s'encouragent mutuellement à ne pas avoir honte, pourraient être sensibles à la honte de fuir ? Il avance comme preuve de ce principe les Thébains et les Eléens, qui couchent ensemble et qui combattent sur la même ligne lors des batailles", Xénophon, Le banquet VIII.32-33), et il incite Callias III à ne pas imiter Pausanias, à conserver un amour d'âme et à lutter contre la tentation dépravée d'un amour de corps ("Remercie, ô Callias [III], les dieux qui t'ont inspiré ton amour pour Autolycos épris de gloire, qui s'inflige autant d'exercices douloureux pour s'entendre proclamer vainqueur au pancrace, non seulement pour s'honorer lui-même avec son père, mais encore pour ses amis, pour sa patrie en élevant des trophées au-dessus de ceux de ses adversaires, chez les Grecs et chez les barbares. Comment le compagnon actif d'un tel athlète ne pourrait pas en partager les immenses honneurs ? Or, pour lui plaire, tu dois étudier comment Thémistocle a libéré la Grèce, comment le sage Périclès a conseillé son pays, comment la philosophie de Solon nous a dotés d'excellentes lois, comment les Spartiates sont devenus des experts dans la guerre. Tous les jours des notables réclament ton hospitalité. Tu sais que la cité est prête à se donner à toi si tu le veux. Tu es un privilégié : tu es un eupatride, tu es prêtre des déesses [Déméter et Perséphone] liées à Erechthée [roi d'Athènes à l'ère mycénienne], tu descends d'un de ceux qui ont combattu avec Iacchos [surnom de Dionysos] contre le barbare [Callias III est le petit-fils de Callias II, qui était présent au côté d'Aristide à Marathon lors du rembarquement des envahisseurs perses en -490, comme nous l'avons vu dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse], et aujourd'hui dans nos cérémonies tu parais encore plus auguste que tes ancêtres, tu es plus grand qu'aucun de tes concitoyens et tu sembles aptes à supporter tous les travaux", Xénophon, Le banquet VIII.37-40). Comme d'autres hellénistes avant lui, Holger Thesleff voit dans ces passages de Platon et de Xénophon relatifs à un régiment de soldats homosexuels en Béotie, une allusion claire au Bataillon Sacré de Thèbes fondé par Epaminondas dans le deuxième quart du IVème siècle av. J.-C., en conséquence la rédaction des livres VIII et IX du Banquet de Xénophon, et Le banquet de Platon auquel Xénophon réplique, datent d'après cette date. En résumé, selon Holger Thesleff, Xénophon a conçu son Banquet originel on-ne-sait-quand au début du IVème siècle av. J.-C. comme une pièce en cinq scènes encadrées par un parodos et un exodos, évoquant une fête organisée chez Callias III en l'honneur de la victoire de l'athlète Autolycos vers -422 (Xénophon était alors un enfant : "Les philosophes sont des menteurs, ils ne s'aperçoivent pas de leurs incohérenrences chronologiques. Ainsi le bon Xénophon s'abuse quand, dans son Banquet, il prétend avoir été l'un des convives au banquet qu'organisa Callias III fils d'Hipponicos II en l'honneur de la victoire au pancrace de son ami Autolycos fils de Lycon : à cette époque, Xénophon n'était peut-être pas encore né, ou il n'était qu'un enfant, car c'est sous l'archontat d'Aristion [en -421/-420] qu'Eupolis dans son Antolycos montre Dèmostratos railler cette épreuve du pancrace", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.56), prétexte à un dialogue sur la beauté et la vertu. Dans le deuxième quart du IVème siècle av. J.-C., Platon l'a pastiché en écrivant son propre Banquet évoquant la fête célébrant la victoire d'Agathon au concours tragique en -416 (Platon était alors un adolescent), en donnant sa version de la beauté et de la vertu. Piqué au vif, Xénophon lui a rétorqué en ajoutant deux nouveaux livres à son Banquet - les livres VIII et IX -, qui citent, moquent et condamnent les propos du Banquet de Platon, et raillent indirectement les penchants homosexuels de Platon.


La comparaison entre la Cyropédie de Xénophon et Les lois de Platon aboutit à la même conclusion. Dans La République Platon posait la question : "Peut-on régner sur les hommes ?" ; dans la Cyropédie, qui prétend rapporter l'éducation du conquérant perse Cyrus II au VIème siècle avant J.-C. ("KÚrou paide…a", littéralement "L'enfance/éducation de Cyrus [II]"), Xénophon répond : "Oui, à condition de prendre comme modèle Cyrus II dont je raconte la formation dans le présent ouvrage". Mais l'image de Cyrus II que donne Xénophon est très embellie par rapport à la réalité historique, qui est connue par la lecture entrecroisée d'Hérodote et de Ctésias et par l'archéologie. Xénophon dit que Cyrus II a instauré un système éducatif vertueux à Babylone juste après sa conquête en -539 ("Que doit-on faire, selon moi [c'est Cyrus II qui s'adresse à ses hommes] ? Comment s'exercer à la vertu, comme la pratiquer ? La recette n'est pas neuve, mes amis, je vais vous la dire. En Perse les homotimes gardent l'œil sur les bâtiments publics, nous devons vivre de la même façon : vous, l'œil sur moi, contrôlerez que j'accomplis bien mes devoirs, et moi, l'œil sur vous, observerai ceux qui tendent au bien et au bon et les récompenserai. Que nos enfants reçoivent cette éducation. Que nous-mêmes, en devenant meilleurs, nous efforcions de donner à nos enfants les meilleurs exemples, et nos enfants, détournés de la méchanceté parce qu'ils ne verront ni n'entendront rien de honteux, grandiront en développant aussi le bien et le bon", Xénophon, Cyropédie, VII, 5.85-86) et qu'il s'est marié avec la fille d'un mystérieux "Cyaxare II" seigneur d'Anshan après avoir créé l'empire perse, incluant la conquête de l'Inde et de l'Egypte (selon Xénophon, Cyropédie VIII, 5, 19-20), or c'est faux : Cyrus II a conquis des territoires mais il est mort avant de les organiser en un tout cohérent, le vrai créateur de l'Empire perse est Darius Ier, comme nous l'avons vu dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse, par ailleurs les spécialistes doutent que Cyrus II se soit aventuré en Inde, au-delà de l'actuelle frontière afghano-pakistanaise, il a trouvé la mort tandis qu'il bataillait contre les Scythes rebelles à son autorité, la conquête de l'Egypte n'est pas son œuvre mais celle de son fils Cambyse II, et le mystérieux "Cyaxare II" fils d'Astyage semble une invention de Xénophon pour essayer d'ennoblir la manière contestable employée par Cyrus II pour accaparer le pouvoir suprême en Perse et en Médie. Xénophon habille sa description avec une apparence de vérité historique sur le mode : "Tu dois me croire, ô lecteur, parce que j'ai fréquenté les Perses, j'ai vécu un temps dans l'entourage du prince Cyrus, qui m'a informé sur l'Histoire de la Perse !", mais c'est là un trucage littéraire similaire à ceux de Chateaubriand ou de Malraux plus tard, qui tenteront d'appuyer leurs discours politiques par leur fréquentation de grands personnages pour essayer de donner un fondement authentique à leurs opinions personnelles et masquer leurs approximations factuelles. Dans un passage de ses Lois, Platon fustige la Cyropédie de son ancien camarade socratique Xénophon : il parle de l'enfance de Cyrus II, en le qualifiant de brute épaisse, qui ne mérite pas les éloges que Xénophon lui adresse dans sa Cyropédie ("Je conjecture que Cyrus [II], par ailleurs grand stratège et ami de sa patrie, ne reçut pas les bases d'une authentique éducation, et qu'il s'occupa à administrer seulement ses propres affaires", Platon, Les lois 694c). Ce passage n'entre pas dans les détails, cela sous-entend que le lecteur de Platon sait à quel auteur et à quelle œuvre Platon renvoie, autrement dit la Cyropédie de Xénophon est un succès de librairie et est bien connue des lecteurs, et Platon estime que ce succès public de la Cyropédie constitue une menace et nécessite un examen critique. Platon accuse Xénophon de raconter n'importe quoi derrière sa vantardise à avoir fréquenté des Perses : la vérité historique, selon Platon qui s'appuie certainement sur l'Histoire d'Hérodote, est que Cyrus II a bataillé toute sa vie, qu'il n'a jamais eu le loisir de s'éduquer lui-même ni d'éduquer ses enfants, qu'il a laissés à ses femmes et ses eunuques, qui les traitaient non pas comme des enfants mais comme des dieux ("Occupé toute sa vie à la guerre, [Cyrus II] paraît avoir laissé aux femmes l'éducation de ses enfants. Celles-ci, les considérant comme des êtres parfaits et accomplis dès le berceau et n'ayant besoin d'aucune culture, ne souffrirent pas que quiconque osât les contredire en quoi que ce fût, et obligèrent tous ceux qui les approchaient à approuver toutes leurs paroles et leurs actions. Voilà l'éducation qu'elles leur donnèrent. […] On ne devait pas en attendre une autre de femmes et de princesses parvenues en si peu de temps à une si haute fortune, en l'absence d'hommes occupés ailleurs par la guerre et les périls", Platon, Les lois 694d-e), et cette éducation défaillante est à l'origine du chaos ayant régné au Moyen-Orient jusqu'à Darius Ier ("Cyrus [II], leur père, acquérait pour les Perses des troupeaux d'animaux, d'hommes et de mille autres natures, il ne s'interrogeait pas sur l'éducation de ceux qui devraient en hériter, peuple pasteur issu d'un pays sauvage, hommes robustes, dormant en plein air, aptes aux longues veilles et aux expéditions militaires. Il confia à des femmes et à des eunuques l'instruction de ses enfants, qui les élevèrent à la manière des Mèdes, au milieu des plaisirs qu'on confond avec le bien. Cette éducation dissolue eut des suites prévisibles. Quand Cyrus [II] mourut, ses deux fils habitués à la molesse et au luxe prétendirent au trône, l'un [Cambyse II] tua l'autre [Bardiya/Smerdis] par jalousie. Puis Cambyse [II], devenu fou par excès de vin et comme par absence de lumière, fut dépouillé de son pouvoir par les Mèdes et par celui surnommé “l'Eunuque” [en réalité "le Mage" Gaumata/Patizéithès ; sur ces sujets nous renvoyons à notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse] auquel il était devenu un objet de mépris par ses extravagances", Platon, Les lois 694e-695b). Platon en déduit que c'est justement l'absence d'éducation de Cyrus II et de ses enfants, agravée par la création de l'Empire perse sous Darius Ier, qui, en transformant les anciens citoyens perses d'Anshan en pachas mous et luxurieux, a provoqué l'effondrement de l'hégémonie perse. On doit donc rejeter le désir de conquêtes et de création d'empires et valoriser l'éducation citoyenne, d'où le dialogue des Lois (que Platon n'achèvera pas puisqu'il pourra pendant la rédaction) qui, dans le prolongement de La République, tente de fixer les articles constitutionnels de la cité communiste rêvée par son auteur. Convenons que Platon a raison à propos de Cyrus II et de l'Empire perse. Xénophon trafique largement l'Histoire perse. Il présente l'Empire perse comme un ensemble hypercentralisé autour d'une capitale unique, dans lequel les peuples conquis sont totalement intégrés et assujettis à leur maître, tels les périèques et les hilotes dociles aux Spartiates, en réalité l'Empire perse ressemble à l'Empire Austro-hongrois, il n'est centralisé que par la figure royale et ses représentants, les peuples sous son autorité continuent à parler et écrire leur langue ancestrale et à vivre comme ils le souhaitent dès lors qu'ils paient l'impôt annuel à Cyrus II et à ses successeurs les Grands Rois, et la capitale Persépolis (qui n'existe pas à l'époque de Cyrus II, puisque sa fondation date de Darius Ier une génération plus tard) peine beaucoup à s'imposer face à Suse en Elam, à Ecbatane en Médie, à Babylone en Mésopotamie, à Sardes en Anatolie, à Memphis en Egypte. Xénophon évoque un énigmatique "Cyaxare II" colérique, ivrogne, coureur de femmes et jaloux, très probablement inventé, parce qu'il veut montrer que Cyrus II accède au pouvoir légitimement, afin de renverser ce Cyaxare II infect qui nuit au peuple, et non pas après avoir détrôné son grand-père Astyage par la force (nous renvoyons ici encore à notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse). Xénophon efface l'épisode de Cyrus II voulant brûler vif Crésus, et asséchant la rivière Gyndès pour la punir d'avoir noyé un de ses chevaux blancs, parce que ces épisodes ne raccordent pas avec l'image d'un chef modéré et intelligent. Xénophon est davantage un politicien qu'un historien, il se sert de la matière historique comme d'un moyen et non pas comme d'une fin, il la malaxe pour justifier sa position politique et ne la traite pas comme un sujet d'étude en soi. Sa Cyropédie est davantage un exercice de rhétorique qu'une enquête scientifique à la manière d'Hérodote ou de Thucydide. Cicéron en est bien conscient ("Dans sa Cyropédie, qui est moins un morceau d'Histoire qu'un traité de bon gouvernement, l'auteur Xénophon a soin de montrer dans son héros la douceur unie à la force. C'est à bon droit que notre grand Scipion avait toujours ce livre à la main, car on y trouve tous les exemples de vigilance et de modération imposées à ceux qui gouvernent", Cicéron, Lettres à Quintus, I, 1.8 ; "Xénophon, élève de Socrate, dit que “les mêmes travaux ne sont pas également pénibles pour le chef et pour ses subordonnés, mais la gloire allège le chef” [citation de Xénophon, Cyropédie I, 6.25], cette maxime était citée plus souvent que les autres par Scipion l'Africain, qui avait toujours Xénophon entre les mains", Cicéron, Tusculanes II.26). Mais le reproche de Platon vaut celui du poêle qui se moque du chaudron. Car en brodant sur la figure de Cyrus II dans sa Cyropédie, Xénophon ne fait qu'imiter Platon qui brode pareillement sur la figure de Socrate dans La République. Dans notre alinéa sur Socrate, nous avons vu que la maïeutique socratique se définit par son questionnement systématique, son refus de considérer tout assertion comme définitive, or dans La République Platon met dans la bouche de Socrate d'innombrables propos assertifs, donc contraires à la maïeutique, jamais proférés par le Socrate historique avant -399, auxquels les autres personnages adhèrent placidement par des : "Tout à fait", des : "C'est évident", des : "On ne saurait dire des choses plus justes", qui servent de caution fictive au projet communiste de Platon. De même, dans la Cyropédie, Xénophon met dans la bouche de Cyrus II des propos que ce dernier n'a jamais proférés, il décrit des actes que le Cyrus II historique n'a jamais accomplis, parce qu'il se sert de l'ancien conquérant perse comme d'une caution fictive à son projet hégémonique grec universel sous l'autorité d'un despote éclairé. Xénophon ne s'intéresse pas aux Perses davantage qu'aux Athéniens, il s'intéresse à un homme charismatique qui a fédéré les peuples autour de lui, ce que le régime démocratique n'a même pas réussi à faire avec le seul peuple athénien. Platon énumère des lois qu'il croit définitives pour son rêve communautaire citoyen, Xénophon énumère des moyens (des stratagèmes afin d'unir et motiver les hommes, écarter l'envie et la rébellion, instaurer la loyauté et la justice par la répartition méritoire du butin) pour son rêve aristocratique cosmopolite. Pour reprendre la célèbre formule de l'historien Jules Isaac dans son essai Les oligarques sur Xénophon et Thucydide, l'un et l'autre sont des aristocrates athéniens, mais Thucydide n'oublie jamais qu'il est un Athénien alors que Xénophon n'oublie jamais qu'il est un aristocrate. Thucydide n'hésite pas à rendre hommage aux démocrates quand ceux-ci servent bien Athènes (tels Thémistocle [Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.138] ou Périclès [Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65]), alors que Xénophon affiche toujours une solidarité de caste aristocratique (athénienne jusqu'à l'époque des Trente, puis spartiate à partir de l'époque des Dix Mille) et son mépris pour les petites gens. Thucydide pense en Athénien, alors que Xénophon pense en Grec : Xénophon voit Athènes comme un sujet secondaire, le sujet principal selon lui est le rétablissement dans toute la Grèce, primo, de la liberté de parole, et, secundo, de la récompense au mérite, c'est-à-dire l'arrêt du délire démocratique qui veut égaliser tous les discours et tous les comportements. Xénophon pose que les hommes ne sont pas égaux, que les lois écrites et l'éducation ne changeront rien à la nature humaine, que les gênes priment sur l'éducation, que l'inné prime sur l'acquis, que la vertu s'exprime différemment selon chacun, par la maçonnerie chez le maçon, par la navigation chez le marin, par la médecine chez le médecin, par la poésie chez le poète, la démocratie parlementaire demandant au marin son avis sur des questions de maçonnerie, ou au poète son avis sur des questions de médecine, ou inversement, est un non-sens, une aberration, une régression. La seule éducation qui vaille, selon la Cyropédie, est celle qui encourage l'expression naturelle des individus, et qui les dissuade de s'engager ou de persister dans une voie étrangère à leur nature. Xénophon remet ainsi à l'honneur les lois non écrites défendues par Sophocle dans son Antigone en -442. Un peuple qui impose ou qui accepte des lois écrites exagérément contraires aux lois non écrites se condamne immanquablement à la mort, car les lois naturelles non écrites sont aussi incompressibles que l'eau : si on tente de les enfermer ici, elles se faufilent pour réapparaître ailleurs, et elles finissent tôt ou tard par infliger à ceux qui les ont maltraitées un châtiment ironique et fatal (comme Créon qui tue son propre fils Hémon en tuant Antigone). Platon veut contraindre les lois non écrites/naturelles à entrer dans le carcan des lois écrites/démocratiques de sa République et de ses Lois, Xénophon dans la Cyropédie lui répond : "Tu pourras toujours essayer d'imposer des lois écrites de plus en plus contraignantes, matraquer les récalcitrants, les emmurer vivants comme Créon a emmuré Antigone vivante, en prétextant paradoxalement les prémunir de l'injustice et de la contingence, ô Platon, ça ne marchera pas, parce que les lois non écrites finiront tôt ou tard par retourner ironiquement et fatalement contre toi ces lois écrites où, perdu par ton fol hybris, tu prétends les emmurer" (Xénophon avoue ainsi indirectement qu'il s'est fourvoyé dans la dictature des Trente, régime ultra démocratique niant l'individu au profit du bloc totalitaire). Les lois non écrites/naturelles exigent des chefs, non pas pour que ceux-ci infligent leur volonté tyrannnique à tous les hommes, comme les gardiens-philosophes de Platon, mais pour qu'ils élèvent les hommes, qu'ils leur garantissent un socle et une vision transcendante, un réconfort intérieur et une stabilité extérieure. Le Cyrus II fictif de la Cyropédie promeut le débat, qui suscite des idées nouvelles et lance des défis : Chrysantas en conseil propose l'utilisation d'un système proportionnel dans le partage du butin (Xénophon, Cyropédie, II, 2.17-18), Cyrus II retient cette proposition et la soumet aux voix (Xénophon, Cyropédie, II, 2-18-21). Il abaisse les homotimes et élève les roturiers en les armant de la même façon, afin de révéler les meilleurs au combat (il applique là la fameuse maxime : "C'est au pied du mur qu'on voit les meilleurs maçons"), récompenser les plus efficaces même s'ils viennent du bas de l'échelle sociale ("Dans votre patrie [c'est Cyrus II qui s'adresse aux Perses de classe inférieure], vous n'aviez pas les mêmes avantages que nous […]. Dorénavant, avec l'aide des dieux, je veillerai à vous équiper du nécessaire, vous aurez tout loisir de porter les mêmes armes que nous, d'affronter les mêmes dangers et, en cas de succès, de prétendre aux mêmes récompenses", Xénophon, Cyropédie, II, 1.15), et dégrader les notables s'ils faillent à leurs prétentions, s'ils refusent de prendre des risques et de participer à l'effort collectif après avoir argué de leurs privilèges de classe ("Nous ne devons pas davantage minimiser notre rôle [c'est Cyrus II qui s'adresse aux homotimes] : par tous les moyens, nous devons encourager nos hommes, car l'accroissement de leur valeur nous sera profitable", Xénophon, Cyropédie, I, 1.13). A Astyage qui tue un camarade parce qu'il ne supporte pas d'avoir été battu à la chasse, convaincu d'être le meilleur simplement par son ascendance royale, comme les gardiens-philosophes de Platon qui n'admettent personne au-dessus d'eux parce qu'ils croient incarner la vertu et jugent que tout ce qui ne vient pas d'eux est vicieux et doit être condamné, détruit, tué, éliminé (Xénophon, Cyropédie, IV, 6.35), Xénophon oppose Cyrus II qui décline le droit de chasse que lui offre son grand-père ("[Astyage] défendit à quiconque de lancer un trait avant que Cyrus [II] quittât la chasse, mais Cyrus [II] lui demanda de retirer cet interdit en disant : “Si tu veux que je prenne plaisir à chasser, grand-père, autorise tous ceux de mon âge à participer à la battue et laisse chacun faire de son mieux”", Xénophon, Cyropédie, I, 4.14), et qui accepte de perdre face à un adversaire, de ne pas être supérieur à autrui dans certains domaines ("Dans les exercices où les jeunes gens se défient les uns les autres, [Cyrus II] ne provoquait jamais ses camarades dans les domaines où il leur était supérieur, mais toujours dans ceux où il leur était inférieur. Il commençait en prétendant à la victoire, puis il sautait à cheval, lançait le javelot, tirait l'arc depuis son cheval, n'étant pas expert il était vaincu, et il riait sur lui-même de bon cœur", Xénophon, Cyropédie, I, 4.4), il définit ainsi la méritocratie comme la vraie aristocratie (face à la fausse aristocratie reposant seulement sur la naissance), qui apporte la reconnaissance publique et le pouvoir après l'exposé des ambitions et la mise à l'épreuve. Anticipant Clausewitz pour qui "la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens", Xénophon voit la guerre comme le plus efficace outil de cohésion sociale, car la guerre en désignant un ennemi commun renforce les liens entre les combattants (Xénophon, Cyropédie, III, 3.9-20). Platon vise l'ascétisme, le repli de la cité sur elle-même, Xénophon au contraire vise la fraternité et l'élargissement de la communauté par la participation collective à des conquêtes. Platon vise l'union forcée dans le cadre de lois écrites de plus en plus sévères, Xénophon au contraire vise l'union consentie aux lois non écrites/naturelles via des guerres externes perpétuellement entretenues. Et pour un Grec, la guerre externe naturelle est celle contre le barbare perse, celle que Cimon a mené jusqu'à sa mort contre Artaxerxès II au milieu du Vème siècle av. J.-C., celle à laquelle Xénophon lui-même a participé avec les Dix Mille puis qu'il a conduite contre Artaxerxès II à la fin du même siècle, celle dans laquelle le roi spartiate Agésilas II s'est engagé au tout début du IVème siècle av. J.-C., au moment où Xénophon écrit les premières lignes de sa Cyropédie. Et effectivement, le Cyrus II de la Cyropédie, Platon ne l'a pas compris ou a refusé de le comprendre, n'est pas le reflet fidèle du Cyrus II historique, il est un personnage composite correspondant au chef idéal que Xénophon fantasme pour le siècle naissant : un mélange entre l'ancien maître Socrate débarrassé de son démon iconoclaste (le discours sur le bon général de Cambyse Ier à son fils Cyrus II au paragraphe 6 livre I de la Cyropédie, reprend le discours sur le bon stratège de Socrate à divers interlocuteurs aux paragraphes 1 à 4 livre III des Mémorables ; les propos de Cyrus II sur l'immortalité de l'âme au moment de son agonie tranquille en Perse au paragraphe 7 livre VIII de la Cyropédie [rappelons encore une fois que, selon Hérodote et Ctésias, le Cyrus II historique est mort au combat en Scythie…] rappellent les propos de Socrate sur l'immortalité de l'âme juste avant son exécution apaisée à Athènes en -399 rapportés longuement par Platon dans son Phédon), le charismatique prince Cyrus et l'aventureux Cléarque que Xénophon a fréquentés lors de l'expédition des Dix Mille vers Kounaxa, et - surtout - le roi Agésilas II que Xénophon a croisé à son retour de Kounaxa (les principes éducatifs, politiques et militaires de la Cyropédie ne sont pas perses mais bien spartiates : la position couchée aux banquets, les libations lors des repas, les mots d'ordre à l'armée, les marches nocturnes, l'organisation de la cavalerie qui rappelle les loches spartiates, le respect aux vieillards, la marche au combat vêtu de rouge et couronné, les mouvements tactiques, les inspecteurs et conseillers à l'alinéa 17 paragraphe 5 livre IV de la Cyropédie qui rappellent les éphores, les homotimes qui rappellent les dmos/dmèj à la fois esclaves et serviteurs à Sparte…). Platon pour sa cité idéale s'inspire aussi de Sparte, mais seulement dans ses capacités autorégulatrices (eugénisme, absence de création artistique, obéissance à la loi), qui la condamneront à l'isolement stérile et à l'effacement au cours des siècles suivants (Platon est conscient de ce problème, et espère le remédier par l'hémergence d'une sorte de lobby des gardiens-philosophes de toutes les cités grecques, après résolution de ce qu'il appelle des "dissensions" : "Quand un conflit oppose les Grecs aux barbares et les barbares aux Grecs, on doit parler de “guerre” parce qu'ils sont ennemis par nature. En revanche quand un conflit oppose des Grecs à d'autres Grecs, on doit dire qu'ils sont amis par nature mais qu'en la circonstance la Grèce est malade et sujette à un désordre interne, on doit parler alors de “dissension”", Platon, La République 470c-d) : Xénophon ne s'inspire que des Spartiates de son temps, qui ont sorti leur cité de sa torpeur en se donnant un ennemi commun, d'abord l'empire d'Athènes jusqu'en -404, puis l'Empire perse à partir de -404.


A l'éducation intellectuelle des gardiens-philosophes dans la cité idéale de Platon, Xénophon oppose l'éducation pratique de Cyrus II dans la Cyropédie : Cyrus II se forme à la manière spartiate, il apprend à vivre de pain et d'eau (et d'une botte de cresson, selon Xénophon, Cyropédie, I, 2.8 et 11), enfant il pratique tous les sports afin d'entretenir et développer sa santé physique, il s'applique à devenir un coureur remarquable, un cavalier remarquable, un acontiste remarquable, adolescent il découvre que l'obéissance s'obtient moins par la soumission que par l'exemple en endurance, en sang-froid, en bravoure, il comprend que la victoire s'obtient davantage par l'exploitation des fautes de l'ennemi que par sa propre audace, en ménageant ses soldats et en les exposant seulement quand il est sûr d'avoir l'avantage. A la phratrie magouilleuse des gardiens-philosophes de Platon, Xénophon oppose la figure solitaire du chef (hier le prince Cyrus, aujourd'hui Agésilas II). Au bloc totalitaire qui anéantit l'individu chez Platon, Xénophon oppose l'intérêt privé du soldat solidaire de ses compagnons d'armes, de son régiment, de sa patrie transcendante (et de la famille, que Platon veut abolir dans La République 457b-d en prônant la mise en commun des femmes et des enfants, mais que Xénophon honore tout au long de son Economique via Ischomachos). Platon ne donne aucune finalité à sa cité idéale, sinon un "Bien" avec "B" majuscule qui évolue en permanence, cette instabilité sans fin nécessite l'entretien d'un parti de révolutionnaires professionnels - les gardiens-philosophes - dictant à la masse ce qu'elle doit faire et penser au fil du temps, une nomenklatura de caciques de plus en plus corrompus par des calculs idéologiques, financiers, électoralistes, carriéristes, qui vivent grassement sur le trésor public. Xénophon lui oppose le grand homme, despote éclairé dont la vie et la mort sont le modèle concret de la vertu : efficace chef de guerre, président modéré et généreux en temps de paix, qui ne sollicite pas l'argent du contribuable pour payer sa facture d'électricité mensuelle ni ses médicaments quand il est malade. Platon fonde la justice de sa dictature-oignon sur des principes métaphysiques, c'est-à-dire "au-delà/met£ de la physique/fÚsij", des principes hypothétiques relevant de la foi, Xénophon en revanche fonde sa nouvelle pyramide aristocratique sur le fait que la nature humaine restera toujours la nature humaine, et que l'ordre et la justice ne peuvent pas exister autrement que par un meneur fort pour les autres et méprisant pour lui-même, dont la légitimité s'appuie sur des actes et non pas sur des sermons métaphysiques. Le chef rêvé par Xénophon n'est pas le basileus de jadis qui arguait de sa naissance, ni le tyran de naguère qui arguait de sa richesse ou du nombre de ses partisans, il est un hellénophone - c'est-à-dire un non-barbare - imposant le génie grec au monde entier par l'épée et par la science, un être droit acceptant de sacrifier sa vie d'homme ordinaire pour habiter la statue du commandeur qu'une majorité de Grecs, dont Xénophon et Isocrate, façonnent ouvertement ou secrètement depuis la chute des Trente en -403.