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Naissance3a

-496 : Naissance de Sophocle

Clisthène de Sicyone

Thespis, Phrynichos, Eschyle

Après Eschyle

Nouveaux dieux

Clisthène d’Athènes

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Dans notre présentation de l’ode, nous avons rappelé que les philosophes Platon et Polémon, et Eschyle lui-même, considéraient Homère comme le père de la tragédie. Pour notre part, nous avons émis des réserves sur cette affirmation. Nous revenons ici sur ce sujet. Certes, formellement, l’Iliade a des points communs avec les tragédies des VIème et Vème siècles av. J.-C. : l’œuvre respecte presque la règle des trois unités (la colère d’Achille pour unité d’action, Troie pour unité de lieu, à peine six jours pour unité de temps) et surtout elle est constitué très majoritairement de dialogues. Mais là s’arrête la ressemblance.


La disparition du drame satyrique


Comme toutes les odes, l’Iliade n’avait pour seul but que de louer, d’exalter, de magnifier les actes des hommes qu’elle racontait, en l’occurrence les Grecs lors de la guerre de Troie, juste avant leur conquête de cette cité. Nous avons vu que le but de la tragédie instaurée vers -600 par Clisthène à Sicyone a un but rigoureusement inverse : la tragédie clisthénienne ne veut pas louer, exalter, magnifier des hommes, elle veut les ridiculiser à travers les dieux ou les héros qui les représentent, tels les Argiens à travers Adraste. Nous avons vu que les formes de cette tragédie clisthénienne sont originellement mouvantes, consistant en un jeu de questions-réponses entre un exarchos et la foule des fêtards dionysiaques, qui dénonce un pouvoir bien défini, entrecoupé par des drames satyriques, c’est-à-dire des danses et des scénettes collectives joyeuses, scabreuses, irrévérencieuses, qui renforcent la dénonciation du pouvoir par l’exarchos. Nous avons vu qu’au cours du VIème siècle av. J.-C., grâce notamment à Thespis et à Phrynichos, cet exarchos devient un prophète (ou "hypocrite" en grec) du peuple tout entier et non plus seulement du groupe de fêtards dionysiaques qui l’entourent, en même temps que ce groupe de fêtards dionysiaques se scinde en une petite troupe de chanteurs dont le rôle est de plus en plus restreint (le chœur) et une grande assemblée de spectateurs réduits au silence (le public), donnant naissance au théâtre moderne avec son espace scène et son espace salle. En imposant un orateur de même poids (baptisé "deutéragoniste", ou "second acteur") à cet exarchos-prophète (rebaptisé "protagoniste", ou "premier acteur"), le noble Eschyle veut mettre fin aux dénonciations irrévérencieuses de ce dernier et ressusciter, en les assagissant, les principes loués, exaltés, magnifiés jadis par l’ode : c’est ainsi qu’il faut comprendre la filiation qu’il revendique avec Homère, rapportée par Athénée de Naucratis dans le passage que nous avons cité plus haut, quand il présente ses propres tragédies comme des "reliefs des festins d’Homère". Et pour que le discours soit parfaitement compris par les spectateurs, il relègue le drame satyrique au second plan, le transforme en une conclusion rapide, légère et sans prétention après trois longues tragédies. Et encore ! Eschyle écrit des drames satyriques parce qu’il y est obligé : à l’intérieur du cadre tétralogique qu’impose le tragédien, le drame satyrique reste le seul lien avec la dionysie rigolarde et insouciante originelle, mais cela n’empêche pas les spectateurs de constater qu’avec Eschyle cette dionysie rigolarde et insouciante originelle est définitivement morte et enterrée ("Quand Phrynichos et Eschyle firent entrer dans la tragédie les aventures fabuleuses et le mouvement des passions, on se mit à demander : “Quel rapport avec Dionysos ?”", Plutarque, Symposiaques, I, I.5), même s’ils reconnaissent que ses drames satyriques sont bien écrits ("Les drames satyriques d’Aristias et de son père [Pratinas de Phlionte] sont les plus estimés après ceux d’Eschyle", Pausanias, Description de la Grèce II.13 ; "De tous les auteurs, celui que [le philosophe Ménédème] admirait le plus était Homère, venaient ensuite les lyriques, puis Sophocle et Achéos auquel il accordait le second rang dans le drame satyrique, réservant le premier pour Eschyle", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.133). Nous avons vu que Pratinas de Phlionte, le codificateur du drame satyrique, concourt en -500 ("Fils de Pyrrhonidos ou Enkomios, originaire de Phlionte, poète tragique : il concourut contre Eschyle et Choerilos lors de la soixante-dixième olympiade [en -500]", Suidas, Lexicographie, Pratinas P2230), année de la première participation d’Eschyle à un concours ("[Eschyle] concourut lors de la soixante-dixième olympiade [en -500] à l’âge de vingt-cinq ans", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357) : ce dernier présente-t-il un ou plusieurs drames satyriques à cette occasion ? C’est possible. En tous cas, à la fin de sa vie, rien n’indique qu’il continue à en écrire (rappelons que nous ne disposons d’aucun indice pour affirmer que la suite tragique sur Prométhée, à laquelle appartient Prométhée enchaîné, se conclut par un drame satyrique), ou, si tel est le cas, qu’il en sent encore une utilité. Et on comprend pourquoi. A partir du moment où Adraste s’incarne dans un acteur et répond intelligemment à Mélanippe qui jusque là dominait la scène sans partage et avec arrogance, il oblige Mélanippe à répondre avec les mêmes armes, c’est-à-dire avec des arguments et des comportements réfléchis, et, ce faisant, à s’assagir. Dès lors, à quoi bon continuer à conclure ce débat de plus en plus assagi, subtil, profond entre Adraste et Mélanippe, avec un drame satyrique qui conserve le caractère débridé et caricatural de ses origines ? Ainsi, en imposant le second acteur, Eschyle ne contribue nullement à réactualiser l’ode de jadis, et en premier lieu celle de son maître Homère, au contraire il lui donne le coup de grâce. Car avec lui la tragédie cesse d’être l’étendard d’un parti unique - comme l’ode de jadis, comme l’Iliade étendard des Grecs certes entredéchirés mais pleins de gloire contre les Troyens certes courageux mais pleins de la honte du rapt d’Hélène - pour devenir un espace de dialogue entre ce parti et son opposé, un tout qui se suffit à lui-même, montrant des personnages fortement individualisés aux positions de plus en plus nuancées, dont la justesse, la finesse, la complexité, l’universalité, écrasent le drame satyrique, qui apparaît du coup comme une incongruité dont on ne sait plus quoi faire. Pendant un temps, se souvenant de son rôle respiratoire à l’époque où l’exarchos était seul en scène, les auteurs essaieront d’en faire une sorte de passerelle mélangeant l’esprit et la gravité, permettant aux spectateurs de revenir en douceur dans le monde quotidien ici-bas après les déchaînements de passions et les hautes réflexions exposés dans la tragédie ("Celui qui, pour un vil bouc, dispute le prix du poème tragique, montre ensuite les satyres dans leur rustique nudité, et essaie, sans nuire à la gravité de la tragédie, un jeu plus rude : il faut, par le charme d’une agréable nouveauté, retenir le spectateur après le sacrifice et les copieuses libations où il a laissé sa raison. On doit présenter ces satyres rieurs et bavards et mêler le plaisant au sérieux, sans aller jusqu’à conduire dans une sombre taverne, au milieu de gens au langage grossier, le dieu ou le héros qu’on vient de voir couvert d’or et de pourpre royaux. En même temps, s’il faut éviter de ramper, il faut aussi ne pas se perdre dans les nuages. La tragédie ne doit pas débiter des vers sans dignité : telle une matrone respectable contrainte de danser dans les fêtes, elle ne doit paraître parmi les satyres effrontés qu’avec réserve", Horace, Art poétique 220-233). Mais une notice d’un auteur anonyme - dont la forme laisse fortement supposer qu’elle est d’Aristophane de Byzance, l’un des premiers conservateurs de la célèbre Bibliothèque d’Alexandrie - en tête de l’Alceste d’Euripide indique que cette tragédie, présentée sous Glaucinos archonte entre juillet -439 et juin -438, occupe la quatrième place dans une tétralogie qui s’ouvre par trois autres tragédies intitulées Les Crétoises, Alcméon à Psophis et Télèphe (autrement dit elle remplace le drame satyrique final), et qu’elle a permis au tragédien de remporter la deuxième place du concours, derrière Sophocle : cette notice prouve que dès -438, les tragédiens n’hésitent plus à se débarrasser du drame satyrique, que cela ne gêne plus les spectateurs puisqu’ils peuvent leur donner un prix s’ils estiment que les tragédies présentées sont convaincantes, et que le lien entre le genre tragique et Dionysos n’est donc plus aussi évident qu’à l’époque de Clisthène.


La disparition du chœur


Autre caractéristique de l’ode : elle était l’expression du "nous", première personne du pluriel, soit par la bouche d’un homme unique parlant au nom de sa communauté (monodie), soit par la bouche de cette communauté tout entière (chœur). Et même quand elle donnait une grande place au dialogue, comme dans l’Iliade, ce dialogue ne servait qu’à mettre en évidence la supériorité d’un "nous" face à un "eux" (en l’occurrence, dans le cas de l’Iliade, de "nous les Grecs avec toutes nos gloires singulières" face à "eux les Troyens avec leur honte commune"). Rien de tel dans la tragédie, qui, depuis Clisthène à Sicyone jusqu’à Pisistrate et Thémistocle à Athènes, ne sert qu’à apporter la victoire  à un seul homme ou à un parti contre tous ses adversaires : la tragédie est l’expression du "je", première personne du singulier, expression de cet homme seul ou de ce parti qui parle à travers un auteur tragique dévoué, qui lui-même parle à travers un acteur jouant le rôle d’un dieu ou d’un héros à son image (au VIème siècle av. J.-C., ces deux derniers, auteur et acteur, se confondent). Eschyle sur ce point ne change rien : à travers la mère de Xerxès Ier dans Les Perses, à travers Etéocle dans Les Sept contre Thèbes, à travers Danaos et Pélasgos dans Les suppliantes, à travers les membres de l’Aréopage dans Les euménides, c’est le tragédien qui parle à la première personne du singulier, pour essayer d’amener les spectateurs à ses vues. La grande innovation d’Eschyle est d’avoir, en imposant le second acteur, signifié cette affirmation du "je". Dans la tragédie clisthénienne en effet, une ambiguïté était savamment entretenue : quand Clisthène assimilait les Sicyoniens au personnage de Mélanippe, il voulait suggérer que toute la population était un bloc, et qu’il en était le porte-parole ; quand Pisistrate, tirant les leçons des tragédies de Thespis, se déguisait en paralien persécuté, il voulait pareillement suggérer aux paraliens que tous les pédiens étaient prêts à les anéantir ; et quand Thémistocle finançait la mise en scène des tragédies du très persophobe Phrynichos, il voulait pareillement suggérer aux Grecs qu’ils n’avaient pas d’autre choix que s’unir pour éviter d’être barbarisés. Avec le second acteur, qui joue le rôle d’Adraste face à Mélanippe, du pédien face au paralien, du Perse face au Grec, Eschyle lève cette ambiguïté : Clisthène, Pisistrate, Thémistocle, n’apparaissent plus comme des porte-parole d’un groupe, mais comme des simples porte-parole d’eux-mêmes qui essaient de persuader le maximum de gens qu’ils représentent un groupe. En accusant les Argiens, ce n’étaient pas les Sicyoniens que Clisthène voulait satisfaire, mais lui-même. En accusant les pédiens, ce n’étaient pas les paraliens que Pisistrate voulait satisfaire, mais lui-même. En accusant les Perses, ce n’étaient pas les Grecs que Thémistocle voulait satisfaire, mais lui-même. Eschyle débarrasse la tragédie de son apparente représentativité collective, pour la réduire à sa représentativité réelle, celle d’un homme seul ou d’un parti. Elle était un long monologue où le récitant déformait son adversaire à sa convenance : il la transforme en un duel où chacun des deux adversaires, qui s’incarne désormais en un personnage physiquement présent sur la scène, ne doit plus compter que sur lui-même pour vaincre. Telle est la raison de la disparition progressive du chœur qui, écho fidèle de l’exarchos dans la tragédie monolithique clisthénienne, ne sait plus à qui se vouer dans la tragédie dualiste d’Eschyle.


Contrairement aux dramaturges romantiques du XIXème siècle et à certains metteurs en scène du XXème siècle en effet, ni Eschyle ni ses successeurs antiques ne risqueront, en amplifiant le discours de chaque personnage par la voix d’un chœur, de provoquer une cacophonie de décibels. Au contraire. Estimant que ces discours seront d’autant plus clairs qu’ils seront nus, ils chercheront à estomper de plus en plus tout ce qui peut les couvrir. Si dans Eschyle le chœur occupe encore une place importante, on constate néanmoins que cette place se réduit au cours du temps : le tiers de l’œuvre lui est réservé dans Les Perses, la plus ancienne tragédie conservée, où il apparaît vraiment en tant que chœur, ce qui n’est plus le cas dans Les euménides ou dans Prométhée enchaîné, où non seulement ses interventions sont réduites mais encore où il apparaît davantage comme un authentique personnage, persécuteur furieux (dans Les euménides) ou âme compatissante (dans Prométhée enchaîné) du protagoniste, que comme un chœur. Cette tendance se confirme dans les tragédies de Sophocle, où les interventions du chœur deviennent artificielles, voire saugrenues. Tantôt elles s’apparentent aux images d’Epinal qui synthétisent les péripéties vécues par les personnages, tantôt elles sont des louanges à Dionysos - comme des rappels lointains et forcés de l’origine des concours tragiques, et du cadre dans lequel ceux-ci continuent d’avoir lieu à l’époque de Sophocle - sans aucun rapport avec le sujet de la pièce (on trouve par exemple ce chœur d’appel à Dionysos dans Antigone, qu’on a bien du mal à justifier dans son contexte : "Toi qui as tant de noms, orgueil de ta mère cadméenne et fils de Zeus aux grondements sourds, toi qui hantes l’illustre Italie, qui régis les accueillantes vallées de Déméter l’Eleusinienne, ô Dionysos, tu résides à Thèbes, cité des dionysiaques, près des eaux où germa la semence du farouche Dragon ! La lueur des torches t’a vu sur le double sommet où procèdent tes filles les nymphes de Korykos, et la fontaine de Castalie t’a vu ! Les sommets du Nysa vêtus de lierre et leurs coteaux verdoyants de vignes t’envoient dans les divines clameurs de l’évoé visiter les rues de Thèbes, cité qu’avec ta mère foudroyée tu honores plus que tout ! Aujourd’hui que la cité entière est en proie à un mal violent, viens d’un pas guérisseur par les pentes du Parnasse ou par le détroit gémissant ! Chorège de ces astres au souffle de feu, intendant des clameurs nocturnes, enfant rejeton de Zeus, parais, seigneur, parmi tes servantes les thiases qui toute la nuit dansent dans leur délire en ton honneur, Dionysos !", Sophocle, Antigone 1115-1154 ; on a encore plus de mal à justifier ce chœur des Trachiniennes, dont l’action n’a pas lieu à Thèbes la cité de Dionysos, mais à Trachine comme le titre l’indique : "Je me sens soulevée de terre et ne veux pas me dérober à l’appel de ton aulos, ô maître de mon âme ! Vois, ton lierre me met en branle, évoé ! évoé ! et déjà peu à peu rappelle en moi l’émulation dionysiaque. Io, io, Péan ! Vois donc le spectacle qui devant toi s’offre clairement à tes yeux !", Sophocle, Les Trachiniennes 216-224), tantôt même à développer des idées personnelles que le tragédien n’a pas réussi à placer dans la bouche de ses personnages (c’est notamment le cas d’un chœur de la tragédie aujourd’hui perdue Hipponoos, dont Julius Pollux au IIème siècle, dans le livre IV paragraphe 111 de son Onomastique, affirme que Sophocle s’y exprime en son nom). Avant même la fin du Vème siècle av. J.-C., le chœur, maintenu artificiellement en vie par Sophocle qui le fait participer à l’histoire comme un personnage parmi d’autres (il souffre avec Tecmessé dans Ajax, il contribue à l’abandon de Déjanire dans Les Trachiniennes, il appuie Créon avant de se raviser dans Antigone), ne sert plus que d’intermède ou, pour utiliser un terme moderne parfaitement approprié même s’il est anachronique, d’"entracte" entre les différents "actes" de l’histoire (c’est ce qu’Aristote reproche aux tragédies d’Agathon et Euripide : "Quant au chœur, il doit être un des personnages, partie intégrante de l’ensemble, il doit concourir à l’action, non pas comme chez Euripide mais comme chez Sophocle. Chez les autres poètes, les parties chantées au cours de la pièce n’ont plus de rapport avec le sujet ni avec la tragédie en général : ces chants sont des intermèdes, le premier auteur a les avoir utilisés ainsi est Agathon", Aristote, Poétique 1456a). Notons au passage que la danse, autre composant de la dionysie originelle (le mot "choros/corÒj" en grec renvoie autant aux chanteurs qu’aux danseurs, contrairement à son dérivé français "chœur" qui, même si "choros/corÒj" se retrouve dans le mot "chorégraphie", a restreint son application aux seuls chanteurs), devient aussi de plus en plus absconse. Dans sa tragédie Ajax, Sophocle introduit habilement la partie dansée en la présentant comme le moyen utilisé par Ajax pour rassurer ses proches sur ses envies suicidaires ("Maintenant je ne songe plus qu’à danser", Sophocle, Ajax 701 ; Ajax profite justement du moment où le chœur danse pour s’éclipser et se suicider à l’écart). Dans son autre tragédie Œdipe roi, le même Sophocle se sert de la partie dansée comme d’une source d’indignation pour le peuple thébain, effrayé que l’on puisse ainsi se déhancher gaiement dans Thèbes alors qu’un soupçon d’impiété pèse sur la famille labdacide régnante ("Si de telles mœurs sont honorées, comment puis-je encore danser ?", Sophocle, Œdipe roi 895-896). Dans ces deux passages, on voit bien que Sophocle cherche avec plus ou moins de bonheur à intégrer la danse héritée de la tragédie primitive à l’intrigue qu’il raconte, pour essayer d’en atténuer son encombrant archaïsme, son inutilité.


La disparition du chœur est également liée à un autre phénomène : la prise de conscience que la mise en scène est un moyen d’expression à part entière. Dans les tragédies du VIème siècle av. J.-C., et même dans les plus anciennes tragédies conservées d’Eschyle, le chœur servait de caisse de résonance à l’acteur : dans Les Perses le chœur dramatisait à outrance l’attente du succès ou de l’échec du roi, dans Les Sept contre Thèbes le chœur dramatisait à outrance le saccage imminent de Thèbes. Cette dramatisation à outrance appuyait le discours du personnage, la reine Atossa ou Etéocle, pour que le spectateur comprenne bien à quel point la situation était grave. Mais dès lors que la reine Atossa incarnée par un acteur A baisse la tête devant son messager incarné par un acteur B, dès lors qu’Etéocle incarné par un acteur A se frappe la poitrine devant son messager incarné par un acteur B, à quoi bon conserver un chœur ? La situation n’a plus besoin d’être clarifiée par le chœur, elle est clarifiée par les gestes des personnages entre eux, et par leur position sur la scène. Les auteurs de théâtre du Vème siècle av. J.-C. se sont retrouvés avec leurs acteurs comme les cinéastes du début du XXème siècle avec leur caméra, capables avec une simple contre-plongée ou un simple travelling de révéler la psychologie d’un individu : la mise en scène est au théâtre ce que la caméra est au cinéma, ou ce que le pinceau est à la peinture, elle peut se dispenser d’un chœur qui ne fait qu’alourdir son éloquence. Notons sur ce point qu’au Vème siècle av. J.-C. les techniques se développent à tel point que bientôt, à l’époque de la mort de Sophocle et d’Euripide, juste avant la chute d’Athènes, le domaine tragique est devenu un monde d’artifices n’ayant rien à envier à nos modernes spectacles pyrotechniques ou films en 3D dont le coût est souvent inversement proportionnel à leur intérêt intellectuel. Nous avons vu que dans l’introduction du livre VII de son De l’architecture, Vitruve donne à Eschyle la paternité du premier livre sur la scénographie, en ajoutant que ce dernier a beaucoup travaillé à la réalisation des premiers décors en perspective avec le peintre Agatharchos. Aristote dans sa Poétique affirme quant à lui que Sophocle a systématisé les efforts de son maître Eschyle dans ce domaine ("Sophocle institua trois acteurs et la mise en scène", Aristote, Poétique 1449a). Faut-il en conclure que Sophocle est l’inventeur du "périacte/per…aktoj", sorte de pyramide miniature dont chacune des faces est peinte d’un décor différent, ce qui permet, quand on bascule l’objet entre deux actes pour présenter une nouvelle face aux spectateurs, de leur signifier que les personnages ont changé de lieu, dispositif décrit par Julius Pollux au livre IV paragraphe 126 de son Onomastique ? Il est certain en tous cas qu’au cours de ce Vème siècle av. J.-C. les progrès de la mise en scène sont tels que non seulement ils ringardisent les joyeuses processions des satyres nus de naguère, mais encore ils font presque passer au second plan le contenu littéraire de la pièce. Dès l’Antiquité, certains auteurs ne ménagent pas leurs critiques contre le déclin de la pensée qu’entraîne l’excès de trucs théâtraux, notamment la "mèchanè/mhcan»", sorte de grue accrochée en haut du théâtre qui permet de faire apparaître des acteurs en l’air accrochés à des câbles ("La méchanè permet de montrer les dieux et les héros dans les airs, tel Bellérophon ou Persée. Elle se trouve du côté de l’entrée latérale de gauche, dépassant la hauteur de la scène", Julius Pollux, Onomastique IV.128). Dans sa comédie La Paix en -421, Aristophane tourne ainsi en dérision la mèchanè qu’Euripide a employée peu de temps auparavant dans sa tragédie Bellérophon pour impressionner le public : le comédien pastiche le tragédien en montrant un personnage nommé Trygée chevauchant un escarbot comme Bellérophon a chevauché Pégase dans la pièce d’Euripide, mais atteint du mal de l’air et se plaignant de vertige à la manière d’un clown de cirque ("J’ai vraiment peur, je le dis sans rire. O machiniste, fais attention : je sens des flatuosités tournoyer autour de mon nombril, si tu ne prends pas garde je risque de vomir du manger pour l’escarbot !", Aristophane, La Paix 173-176). Aristote de son côté considère que la mèchanè n’est qu’une prouesse d’ingénieur sans intérêt pour le déroulement de l’action ("Il faut, dans les mœurs comme dans la constitution des faits, toujours rechercher le nécessaire ou la vraisemblance, ainsi le personnage parlera ou agira naturellement, et les événements se succèderont de façon cohérente. Le dénouement des fables doit survenir par le moyen de la fable elle-même et non pas, comme dans Médée, par une mèchanè [allusion aux vers 1321-1322 de la tragédie Médée d’Euripide, où on voit un char volant tiré par des dragons envoyé par Hélios apparaître au-dessus de la scène par le biais d’une mèchanè] […]. On doit réserver la mèchanè pour ce qui est en dehors du drame, pour tout ce qui le précède et que l’homme ne peut connaître, ou pour tout ce qui doit venir dans le futur et qui a besoin d’être prédit et annoncé", Poétique 1454a-b). Nous avons rappelé dans notre premier alinéa, en citant le livre V paragraphe 7 alinéa 6 de De l’architecture de Vitruve, que le lieu de la tragédie originelle est toujours extérieur, contrairement aux lieux des drames modernes qui sont souvent intérieurs : chez Eschyle, chez Sophocle, chez Euripide, l’action se déroule toujours devant les palais, et non pas dedans comme par exemple chez Shakespeare, chez Corneille, chez Racine, chez Victor Hugo - insistons bien sur ce "toujours" : toutes les pièces conservées d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, et les fragments de leurs pièces perdues et de celles des autres auteurs antiques ne présentent pas un seul contre-exemple d’une action qui se déroulerait dans un intérieur. Nous en avons expliqué longuement la raison : l’espace scène est un prolongement de l’agora démocratique ou, pour reprendre notre terminologie, un prolongement de l’espace salle, la tragédie est une mise en lumière et une mise à nu des tares des personnages de l’ère mycénienne soi-disant héroïques, destinées à montrer leur fragilité, leur faiblesse, leur impuissance, leur caractère non divin, les hommes et les femmes qui étaient héroïsés ou divinisés jadis parce qu’ils restaient cachés à l’intérieur de leurs palais et essayaient par leur silence et leur distance de faire croire au peuple qu’ils lui étaient supérieurs, ont été tirés de leurs palais par Clisthène de Sicyone et exposés dans leur vérité brute sur la scène, avec obligation d’exprimer devant le peuple leurs sentiments, leurs désirs, de montrer leur nature réelle, qui s’est avérée identique à celle de chacun des spectateurs du peuple emplissant l’espace salle. Eh bien ! Cette extériorisation de l’action tragique pose problème, car certaines péripéties ne peuvent pas se dérouler en dehors des palais, or elles ont besoin d’être expliquées et montrées pour que le spectateur comprenne le sens de cette action et le discours des personnages. Les auteurs tragiques ont donc inventé, en plus du périacte et de la mèchanè, un autre dispositif technique pour contourner ce problème, l’"ekkyklème/ekkÚklhma" : il s’agit d’une plate-forme sur roulettes (d’où son nom, dérivé de "kuklšw/tourner en rond, rouler", précédé du préfixe "™k-/hors de") poussée sur la scène, sur laquelle les acteurs jouent la péripétie qui a eu lieu à l’intérieur du palais servant de décor à la pièce, une péripétie qui peut être antérieure ou simultanée à l’action principale de la pièce, et qui l’explique, c’est une sorte de petit théâtre dans le théâtre, qui a la même fonction que les tableaux dans le tableau que sont les fenêtres ouvertes dans certaines peintures renaissantes permettant de montrer ce qui se passe à l’extérieur quand le sujet principal se situe dans un intérieur ou vice versa (on pense par exemple à la célèbre Vierge au chancelier Rolin de Van Eyck, où derrière la scène intérieure du premier plan figurant les trois personnages principaux on voit au second plan une terrasse surplombant une ville grouillante d’activité), ou que les inserts dans un film permettant de voir une action antérieure ou simultanée à l’action principale qu’elle éclaire. Décrit par Julius Pollux au livre IV paragraphe 128 de son Onomastique, l’ekkyklème est employé très tôt, puisqu’un scholiaste anonyme assure qu’Eschyle y recourt en -458 à partir des vers 973-974 des Choéphores (le personnage principal Oreste, devant le palais, montre au spectateur les corps morts de sa mère Clytemestre et de son amant Egiste étendus sur l’ekkyklème représentant la pièce où ils gisent à l’intérieur de ce même palais : "Contemplez les deux tyrans de la patrie, assassins de mon père et ravageurs de mon foyer") et aux vers 39-93 des Euménides (où, entre la Pythie qui s’interroge et le fantôme de Clytemnestre qui se lamente au premier plan devant le temple de Delphes, on voit au second plan, sur l’ekkyklème figurant l’intérieur de ce même temple, Oreste à genoux devant Apollon qui promet de le protéger). Un autre scholiaste anonyme affirme que Sophocle y recourt également à partir du vers 346 de sa tragédie Ajax, quand Tecmessé montre aux marins compagnons d’Ajax et aux spectateurs l’ekkyklème représentant l’intérieur de la baraque où le héros gémit au milieu des bêtes qu’il a massacrées (pour l’anecdote, cette séquence très picturale de l’Ajax de Sophocle qui, comme dans la Vierge au chancelier Rolin de Van Eyck, se décompose nettement en deux parties, avec un premier plan occupé par Tecmessé et les marins, et au second plan la lucarne d’une baraque par laquelle on voit Ajax et les bêtes massacrées, inspirera le peintre Timomachos de Byzance qui en fera un célèbre tableau évoqué par Philostrate dans sa Vie d’Apollonios de Tyane ["Celui qui regarde un tableau doit avoir, comme le peintre, la faculté d’imiter : on ne peut effectivement pas couvrir d’éloges une peinture figurant un cheval ou un taureau, si l’on n’est pas capable de se représenter l’animal ainsi peint, on ne peut pas admirer l’Ajax furieux de Timomachos si on ne voit pas Ajax en esprit, après le massacre des troupeaux près de Troie, assis, désespéré, empli par la tentation du suicide", Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane II.22], installé à Rome dans le temple de Vénus Génétrix dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C. ["Le dictateur César paya quatre-vingt talents pour deux tableaux, la Médée et l’Ajax de Timomachos, qu’il dédia au temple de Vénus Génitrix", Pline l’Ancien, Histoire naturelle VII.38 ; "Le dictateur César favorisa l’exposition publique des tableaux en installant notamment Ajax et Médée dans le temple de Vénus Génitrix", Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXV.9 ; "Timomachos est l’auteur de l’Ajax et de la Médée que le dictateur César a placés dans le temple de Vénus Génitrix après les avoir achetés quatre vingt-talents", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXV, 40.11], peut-être le même tableau que Cicéron et Pline l’Ancien disent avoir été possédé par la cité de Cyzique ["La passion [des Grecs] est extrême pour tous ces objets qui n’ont pas de valeur à nos yeux, c’est pour cela que nos ancêtres ont toujours aimé les voir en posséder un grand nombre : ils ont toujours voulu que les cités soumises à notre empire fussent magnifiques et florissantes pour mieux les soumettre aux tributs et aux impôts, en leur concédant ces frivoles jouissances comme un amusement et une consolation de la servitude. Ainsi, quelle somme pourrait inciter les habitants de Rhégion aujourd’hui romanisés à risquer de perdre leur Aphrodite de marbre, et les Tarentins, leur statue d’Europe enlevée par le taureau, le satyre de leur temple d’Hestia, et leurs autres chefs-d’œuvre ? A quel prix les Thespiens engageraient-ils le Cupidon qui seul attire les curieux dans leur cité, les gens de Cnide, leur Aphrodite de marbre, les gens de Kos, le tableau de cette même déesse, ceux d’Ephèse, leur Alexandre, ceux de Cyzique, leur Ajax ou leur Médée ?", Cicéron, Verrines II, Des statues 60 ; "Après [César], Agrippa, homme pourtant plus voisin de la rusticité que des raffinements, composa un discours magnifique et digne du plus grand citoyen sur l’avantage de rendre publics tous les tableaux et toutes les statues, plutôt que les laisser à l’écart dans des maisons de campagne. Il acheta deux tableaux à la cité de Cyzique, Ajax et Vénus, pour [texte obscur] sesterces", Pline l’Ancien, Histoire naturelle XXXV.9"]). Dès -425, dans sa comédie Les Acharniens, Aristophane tourne en dérision ce procédé : il montre l’intérieur de la maison d’Euripide, son tragédien détesté, via un ekkyklème trop étroit pour contenir ce dernier et tous les costumes de ses anciens personnages ("“Euripide, mon petit Euripide, prête-moi l’oreille, si jamais tu le fis à un homme : c’est Dicéopolis qui t’appelle, Dicéopolis de Chollèdès, c’est moi.” “Je n’ai pas le temps.” “Sers-toi de l’ekkyklème.” “Je ne peux pas.” “Essaie quand même.” “Bon, je m’ekkyklèmise. Mais je ne peux pas descendre.” [Euripide paraît dans l’ekkyklème] “Euripide !” “Quels sont ces cris ?” “Tu composes les pieds en l’air alors que tu pourrais les poser par terre. Je comprends pourquoi tes pièces sont boiteuses”", Aristophane, Les Acharniens 404-411). En -411, dans Les thesmophories, il montre l’incongruité de cet usage que s’imposent les tragédiens de ne jamais montrer un intérieur sinon par le biais d’un ekkyklème, en composant une longue séquence où trois personnages (Euripide, un parent d’Euripide, et Agathon, vers 97 à 265) dialoguent dans le volume étroit d’un ekkyklème figurant l’intérieur de la maison d’Agathon, alors que le reste de l’espace scénique est vide.


La naissance d’une nouvelle religion


Enfin, surtout, l’ode ne remettait jamais en cause l’être ou la chose dont elle parlait, contrairement à la tragédie clisthénienne dont c’est la raison d’être. Sur ce point, la tragédie est en droite filiation d’Archiloque, et en complète opposition à Homère. La tragédie, à l’instar d’Archiloque, met à l’honneur des héros secondaires comme Mélanippe ou des peuples vaincus comme les Grecs de Milet (dans La prise de Milet de Phrynichos) ou les Phéniciens après la bataille de Salamine (dans Les Phéniciennes du même Phrynichos), et Eschyle et ses successeurs en montrant Xerxès Ier vaincu ou Ajax pris d’un coup de folie continueront sur cette voie : rien de tel dans l’Iliade, qui ne met à l’honneur que des héros de premier plan (même quand Homère présente un personnage dans une situation défavorable, c’est pour mieux mettre en valeur son redressement et sa gloire dans un passage ultérieur), jamais leurs subalternes. On peut même dire qu’Eschyle, malgré lui, accélère cette déchéance des dieux et des héros en les incarnant dans un second acteur, qu’il confronte aux héros secondaires et aux peuples vaincus mis à l’honneur par Clisthène, car en agissant ainsi il admet la légitimité de cette mise à l’honneur des héros secondaires et des peuples vaincus en même temps qu’il abaisse les dieux et les héros qu’il veut défendre, en les rendant pareils à des êtres humains ordinaires, soumis à toutes les passions, à l’exaltation et à la souffrance. L’ode, et peut-être encore la tragédie de Clisthène, étaient des évocations : Adraste et Mélanippe n’étaient pas présents, mais suggérés par la bouche d’un aède (dans le cas de l’ode) ou d’un exarchos (dans le cas de la tragédie de Clisthène). Avec Thespis et Phrynichos, qui inventent l’acteur, le héros secondaire Mélanippe ressuscite : il est physiquement présent, en chair et en os, il parle à la première personne du singulier, il a la silhouette de l’acteur qui l’incarne. Avec Eschyle, qui invente le second acteur, c’est au tour du héros de premier plan Adraste de ressusciter, pour son désavantage car il apparaît au spectateur beaucoup plus proche que celui-ci ne le croyait. Dieux et héros étaient imaginés et parés des attributs les plus extraordinaires par les Grecs, qui ne les évoquaient qu’avec crainte et respect : en s’incarnant dans des acteurs sur une scène de théâtre, ils perdent ces attributs extraordinaires pour devenir des êtres d’apparence et de constitution ordinaires, intégrés au monde du quotidien, au monde terrestre, dont les espoirs et les désespoirs sont finalement très proches de ceux des participants aux dionysies. Au début, leur descente impressionne fortement le public, comme le train arrivant en gare de La Ciotat impressionnera plus tard le public des frères Lumière. Mais très vite, chacun dans la salle comprend qu’il n’a plus rien à craindre de ces soi-disant dieux et héros qui lui ressemblent, et qui dialoguent entre eux de la plus ordinaire des façons (Aristote rappelle que tragédiens et comédiens généralisent progressivement l’usage de l’iambe, ce vers irrégulier hérité d’Archiloque, qui est le vers le plus proche de la conversation : "La tragédie, originellement constituée de fables légères évoquées par le langage plaisant des satyres, mit du temps à prendre de la gravité, et à abandonner le tétramètre pour l’iambe. Primitivement en effet elle employait le tétramètre, qui est la forme poétique la plus propre aux satyres et à la danse, puis quand vint le langage parlé la nature trouva elle-même le mètre qui lui convenait, le plus apte au langage, l’iambe, comme le prouve le fait que, dans la conversation, nous créons très souvent des iambes", Poétique 1449a ; Horace dit la même chose : "La rage arma Archiloque de l’iambe, qui est sa création. Le brodequin modeste [c’est-à-dire la comédie] et le cothurne majestueux [c’est-à-dire la tragédie] s’emparèrent ensuite de ce pied : bien adapté au dialogue, il brave les bruits des assemblées et il convient naturellement à l’action", Horace, Art poétique 73-82). Le respect disparaît, anciens dieux et anciens héros sont désacralisés, et du coup les domaines qui leur étaient jusque là réservés, la maîtrise des êtres et des choses, les évolutions des étoiles dans le ciel, la vie, la mort, les principes qui ordonnent le monde, tout cela redevient un espace ayant la forme d’un grand point d’interrogation, accessible à n’importe quel individu. L’ode apportait des certitudes absolues, des réponses : la tragédie n’apporte que des questions. En résumé, en montrant des dieux et des héros soumis à la nécessité, jouets de principes qui les dépassent, aussi libres et esclaves que les hommes, aussi puissants et impuissants dans leur lutte contre ces principes, Clisthène de Sicyone a lancé sur toute la Grèce une vague d’athéisme sans précédent.


Cet athéisme qui contamine depuis les auteurs tragiques jusqu’au moindre spectateur, et qui tel un siphon vide le Ciel et les Enfers de toute présence divine ou héroïque - anciens dieux et héros agonisent désormais pitoyablement sur la scène tragique -, pousse quelques-uns à chercher des nouveaux dieux : ce sont ces nouveaux dieux, qui demanderont beaucoup d’efforts intellectuels à leurs adeptes pour être seulement entr’aperçus, que nous étudierons dans le prochain alinéa. Mais pour la majorité, comme nous le verrons aussi dans la même conclusion, le seul dieu qui reste est cette toute-puissance invisible et infinie qui maîtrise les principes ordonnant le monde, qui est déjà, en germe, le Dieu chrétien.


  

Acte III : Sophocle

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