Naissance1
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Naissance3
Naissance5










Naissance5
Naissance3
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-496 : Naissance de Sophocle

Clisthène de Sicyone

Thespis, Phrynichos, Eschyle

Après Eschyle

Nouveaux dieux

Clisthène d’Athènes

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Dionysos, qui donne naissance à la tragédie, n’est pas un dieu ordinaire. D’habitude, les cultes que les communautés du monde entier dédient à leurs dieux sont des cultes positifs : dans un cadre solennel, par des processions sévères, des invocations majestueuses, des sanctifications, ces communautés veulent signifier à quel point leurs dieux sont uniques, plus grands et plus forts que les dieux des communautés voisines. Les adorateurs de Dionysos n’ont rien de commun avec ces adorateurs des autres dieux : ils répètent sans arrêt que Dionysos est un dieu sans charisme, sans courage, sans pouvoir. Ils disent même qu’il est un bâtard né de l’union de Zeus avec une vulgaire mortelle, Sémélé : Dionysos n’a pas une lignée noble, et il est né deux fois comme un avorton - une première fois du ventre de sa mère Sémélé, avant terme, et une seconde fois de la cuisse de Zeus servant de couveuse, d’où l’expression "sortir de la cuisse de Zeus" (ou "sortir de la cuisse de Jupiter" dans la version latine) qui signifie "sortir de nulle part". Et le culte à Dionysos ne prend pas la forme de sanctifications, d’invocations majestueuses et de processions sévères, mais de quelques acteurs sur une scène qui démythifient tous les dieux en leur donnant une apparence, une voix et des préoccupations humaines. Dionysos ne prouve pas sa supériorité en faisant de la surenchère sur les autres dieux (par exemple en apparaissant deux fois plus fort ou plus grand que les autres dieux), mais en montrant à quel point ces autres dieux ressemblent davantage à des humains banals qu’à des dieux. Dionysos est un dieu qui refuse les dieux. A l’origine personnage favorisant tous les excès, il est devenu paradoxalement, à partir du jour où Clisthène de Sicyone lui a demandé de ridiculiser les dieux argiens, l’incarnation de ce principe qui sera érigé en dogme par les humanistes de la Renaissance et les Philosophes des Lumières : le principe de raison. Alors que les communautés du monde entier louent des dieux qui soi-disant provoquent des raz-de-marée, causent des maladies, disposent à leur guise les étoiles dans le ciel, les Grecs ont loué un dieu-raison qui rabaisse systématiquement les dieux en les montrant comme des êtres ordinaires incapables de provoquer ces raz-de-marée, de causer ces maladies et de déplacer ces étoiles.


Cette iconoclastie de Dionysos, en remettant tout en question par le blasphème systématique, provoque l’apparition de plusieurs domaines promis à un long avenir dans notre civilisation européenne.


La démocratie


Nous avons dit plus haut que le but de la tragédie originelle, outil privilégié de Dionysos dans sa désacralisation des dieux et héros anciens, n’est absolument pas artistique, mais politique, exclusivement politique. Nous répétons ici avec force et avec insistance cette conclusion. Nous la répétons même deux fois, trois fois, quatre fois, avec la dernière des énergies, pour mettre fin à cette habitude encore majoritaire héritée de l’époque romaine de considérer ces tragédies originelles comme des œuvres littéraires, et de publier sur elles des comptes-rendus et des essais à teneur littéraire : l’existence même de ces comptes-rendus et de ces essais dans des collections littéraires est un absolu contresens, car ni Eschyle, ni Sophocle, ni Euripide, ni plus généralement les tragédiens des VIème et Vème siècles av. J.-C. n’ont écrit leurs pièces en pensant faire du Beau avec un "B" majuscule, ni de l’Art avec un "A" majuscule, ils ne pensaient qu’à apporter leur contribution à une meilleure administration de leur cité (ou "polis/pÒlij" en grec, qui a donné "politique"), simplement cette contribution prenait la forme de tragédies tandis que les contributions de leurs concitoyens prenaient une forme militaire, ou commerciale, ou diplomatique, ou autres - en d’autres termes, et pour asséner définitivement notre position, nous disons que ce sont les éditeurs politiques ou économiques qui devraient publier et commenter ces tragédiens (dans la mesure où l’"économie/o„konom…a", de "nÒmoj/usage, règle, loi" et de "oŒkoj/maison, habitation, propriété, bien" ou par extension "famille, entreprise, société", est étymologiquement l’"art de gérer une maison, un bien, une société", ce qui correspond exactement au but de la tragédie originelle), pas les éditeurs littéraires ; cela n’empêcherait pas certains littéraires de continuer à prétendre n’y trouver que poésie, mais limiterait leur influence désastreuse sur les néophytes s’initiant au sujet, permettant à ces derniers de ne pas contracter des bases fausses. La tragédie des VIème et Vème siècles av. J.-C. est conçue comme les fables populaires couchées par écrit par Archiloque et Esope, qui seront reprises plus tard par La Fontaine : ces fables parlent de l’actualité, de personnes, de partis, de courants de pensées parfaitement identifiés par les auditeurs ou les lecteurs à qui elles sont destinées, pour les critiquer à travers des animaux, ce qui met à l’abri l’auteur (les personnes ou les partis que celui-ci vise n’ont aucun intérêt à le conduire devant un tribunal en criant : "Derrière ce bœuf avare et cette grenouille manipulatrice, c’est moi que vous visez !", car ainsi ils avoueraient être bien conscients, donc coupables, d’être avares et manipulateurs, et par conséquent que l’auteur a raison) tout en incitant l’auditeur ou le lecteur à adhérer à son point de vue. La tragédie originelle n’utilise pas des animaux, elle utilise des dieux et des héros de la mythologie, mais le procédé est rigoureusement le même : quand le tragédien écrit une pièce, il ne veut pas faire de la littérature, il veut aborder un sujet qui a dominé l’actualité durant l’année écoulée, qui prête à débat, qui l’a touché, et sur lequel il veut donner son point de vue à travers des tiers, en l’occurrence des dieux et des héros de la mythologie. Si Thespis, Eschyle ou Sophocle existaient aujourd’hui, en l’an 2000, ils utiliseraient tel épisode de l’histoire d’Œdipe ou d’Ulysse pour donner leur point de vue par exemple sur la guerre en Bosnie, ou sur l’implosion de la bulle informatique, ou sur l’immigration clandestine en Europe, de telle manière que le spectateur fasse rapidement le lien entre les personnages de l’espace scène et le sujet que ceux-ci sous-entendent dans l’espace salle. La vérité est que la vision des critiques littéraires évoqués précédemment est faussée par deux faits. D’abord, nous ne disposons plus du détail des événements annuels des VIème et Vème siècles av. J.-C., de sorte qu’aujourd’hui ne reste souvent que l’emballage mythologique, sans la raison qui lui a donné jadis une consistance. Supposons qu’un auteur écrive aujourd’hui une tragédie sur Télamon exterminant les Troyens et violant Hésione avec des allusions au génocide rwandais parfaitement claires pour le spectateur de l’an 2000, supposons que dans deux mille cinq cents ans toute trace de ce génocide rwandais ait disparu : le spectateur de l’an 4500 sera face à cette pièce sur Télamon comme nous le sommes face aux anciennes tragédies grecques, ne restera seulement pour lui que l’habillage mythologique, la signification profonde de la pièce lui échappera, et sa tentation sera forte de ne voir dans cette pièce qu’une œuvre littéraire visant le Beau avec un "B" majuscule et l’Art avec un "A" majuscule. Ensuite, les sujets abordés dans les tragédies des VIème et Vème siècles av. J.-C. ont été régulièrement à la une de l’actualité durant toute cette période. Prenons Ajax de Sophocle, par exemple. Le sujet de cette pièce est la citoyenneté. Or, ce sujet a été régulièrement débattu à Athènes tout au long du Vème siècle av. J.-C., d’où l’impossibilité pour nous de dater précisément la pièce (même si, comme nous le verrons dans le paragraphe qui y sera consacré, certains indices nous incitent à penser que Sophocle l’a écrite vers -450). Et même mieux : ce sujet réapparaît chaque fois qu’une démocratie est en crise, d’où l’apparente universalité de l’œuvre qui, chaque fois qu’elle est remise en scène dans des démocraties en crise, semble toujours actuelle. Mais ne nous trompons pas : la tragédie Ajax contient de façon certaine des allusions claires à des événements de l’époque où elle a été écrite même si ces événements ne nous sont pas parvenus dans leurs moindres détails (ce sont précisément les passages qui nous incitent à la dater vers -450), elle ne vise que ces événements immédiats et rien d’autre. Une œuvre récente nous donne une idée de ce qu’était la tragédie à l’ère classique : le film Good night and good luck de George Clooney en 2006. Dans le fond, ce film raconte un épisode de Histoire des Etats-Unis : la lutte politique du grand journaliste Edward Murrow dans son émission télévisée See it now contre le maccarthysme, et surtout contre le complexe militaro-industriel soutenant le maccarthysme à travers les pressions financières et la publicité, finalement Edward Murrow a coulé la réputation de Joseph Mac Carthy dans une série de reportages mémorables au printemps 1954, mais a été contraint à prendre sa retraite anticipée quelques années plus tard, les soutiens publicitaires ayant cessé de financer son émission See it now au bénéfice du complexe militaro-industriel désireux de se venger (notamment l’US Air Force qui n’a pas digéré qu’Edward Murrow ait révélé le limogeage d’un lieutenant accusé de sympathies communistes sans preuve). Dans la forme, le film est constitué de quatre parties entrecoupées par des intermèdes musicaux respiratoires conduits par la chanteuse Dianne Reeves, à l’instar des actes de la tragédie antique entrecoupés par des chœurs tragiques conduits par un coryphée, invoquant la sage légèreté de Dionysos. Or, les situations dans ce film trouvent un écho dans le public de 2006 : à travers le maccarthysme ayant réduit les libertés individuelles dans les années 1950, le réalisateur George Clooney dénonce en fait la réduction des libertés individuelles du Patriot Act voté en octobre 2001, à travers le complexe militaro-industriel des années 1950 il dénonce en fait le complexe militaro-industriel tout-puissant autour du président George Walker Bush engagé dans la guerre en Irak contre Saddam Hussein, à travers le contrôle des médias par la publicité dans les années 1950 il dénonce en fait le pouvoir absolu des publicitaires en l’an 2000 qui anesthésient le public et l’empêchent d’avoir un regard critique sur le complexe militaro-industriel de George Walker Bush et sur les conséquences du Patriot Act. Eh bien ! Voilà un bel exemple de tragédie moderne : on prend un épisode du passé des Etats-Unis, dans la bouche des personnages de ce passé (le protagoniste Edward Murrow joué par David Strathairn qui parle souvent face caméra, le deutéragoniste Joseph Mac Carthy qui apparaît dans des documents vidéos des années 1950) on met des propos d’hommes politiques d’aujourd’hui en 2006, et on laisse le spectateur juger si ce parallèle entre hier et aujourd’hui est pertinent ou non, pour provoquer un débat démocratique. Nous verrons dans notre paragraphe sur Antigone que Sophocle obéit au même procédé dans sa pièce : il prend un épisode du passé de la Grèce, qu’il raconte sur la scène, dans la bouche de Créon il met des propos de Périclès, dans la bouche d’Antigone il met des propos de Thoukydidès, et il laisse les spectateurs dans la salle juger de la pertinence de cette comparaison/parabole entre hier à l’ère mycénienne et aujourd’hui au Vème siècle av. J.-C. Et, de même que l’Histoire athénienne de -442 échappe à la majorité des spectateurs d’Antigone en l’an 2000, qui ne comprennent plus que cette pièce est une charge contre Périclès et non pas un divertissement neutre visant l’Art avec un "A" majuscule, on suppose que l’Histoire des Etats-Unis de l’an 2000 échappera aux spectateurs de Good night and good luck dans deux mille cinq cents ans, qui ne comprendront plus que ce film est une charge contre la politique intérieure et extérieure des Etats-Unis sous George Walker Bush et non pas un divertissement neutre visant le Beau avec un "B" majuscule.


Or, nous avons pu constater au cours de notre analyse que la tragédie originelle ne soutient pas n’importe quelle politique : à l’exception notable d’Eschyle qui se positionne systématiquement contre tous les excès, elle soutient toujours le prétendant le plus éloquent contre le tyran en place, quels que soient les torts ou les mérites de ce dernier, autrement dit elle soutient la masse du peuple manipulé par quelques-uns contre les représentants fantasmés du pouvoir. Dans une société où internet n’existe pas, ni la télévision, ni la radio, ni la presse, le tragédien occupe une place de premier plan, car il est le seul individu qui informe la masse, le seul qui, par le poids des arguments qu’il présente dans ses pièces, confirme ou dément les rumeurs, le seul qui fabrique ce que nous appelons aujourd’hui l’opinion publique. Dans une société où l’université n’existe pas davantage, ni même l’école élémentaire, ni les académies, ni les musées, ni les bibliothèques, il est par ailleurs le seul qui maîtrise le Logos. La langue grecque distingue effectivement la "parole" avec un "p" minuscule alias la "rhètra/∙»tra" (qui a donné "∙htorikÒj/rhétorique") et la "Parole" avec un "P" majuscule alias le "Logos/LÒgoj", le premier terme désignant simplement l’acte de parler, tandis que le second désigne plus subtilement la capacité à convaincre autrui que telle opinion est pertinente contre toutes les autres, en recourant à tous les moyens possibles et pas seulement à la parole au sens de "rhètra/∙»tra" (c’est pour cette raison que les hellénistes préfèrent avec raison ne pas traduire ce mot "Logos" ou, quand ils y sont obligés, à le traduire par "Parole" avec "P" majuscule plutôt que par le mot latin "Verbe" dont le sens reste trop proche de "parole" au sens de "rhètra/∙»tra"). Au VIème siècle av. J.-C., la tragédie apparaît très vite aux yeux des hommes politiques comme le moyen le plus efficace, le plus sophistiqué, le plus souterrain, le plus sournois jamais inventé pour fabriquer cette opinion publique et pour maîtriser ce Logos, fin et moyen de domination du monde. Nous avons vu qu’à Sicyone, le politicien Clisthène est directement responsable de la première tragédie de l’Histoire, celle opposant Adraste à Mélanippe : l’étude du fonctionnement du domaine théâtral à Athènes nous enseigne que la relation entre tragédie et politique y est aussi étroite. A Athènes, les auteurs sont d’abord des bonimenteurs attachés à un parti qui manipule le peuple (ce qui explique pourquoi Eschyle, auteur d’origine eupatride, n’a jamais été un auteur très apprécié du peuple, qui a attendu seize ans avant de daigner le couronner vainqueur pour la première fois en -484, et qui ne l’aura couronné que treize fois durant sa longue carrière de près d’un demi-siècle) : la tragédie, redisons-le une fois de plus, n’est pas une œuvre où l’art sert à l’Art, mais une œuvre où l’art ne sert qu’à exprimer une politique, la scène est le versant positif ou négatif de la salle et non pas comme à l’époque romaine jusqu’à aujourd’hui un monde tourné vers lui-même, plus ou moins intellectuel, coupé de la salle. Cette politique tournée vers le peuple de la salle se dissimule derrière celui qu’on appelle le chorège, c’est-à-dire celui qui finance la mise en scène de la pièce, ses acteurs, ses décors, ses costumes, son chœur ("chorège/corhgÒj" dérive de "corÒj/chœur" et d’"¢gÒj/conducteur, chef, guide", qu’on retrouve en français dans le mot "hégémonie/¹gemon…a", qui signifie "direction, autorité, prééminence, pouvoir absolu, règne") : nous avons vu par exemple que derrière Phrynichos, auteur de la tragédie très persophobe Les Phéniciennes, se cache sans doute Thémistocle qui à l’époque, peut-être en -476, veut paraître comme le champion de la guerre contre l’impérialisme perse. Cette étiquette de "chorège/chef de chœur" ne doit pas nous tromper : le chorège athénien des VIème et Vème siècles av. J.-C. ne désigne pas un Molière mais un Nicolas Fouquet, il veut imposer sa cause, et il ne donne des moyens techniques à l’homme de théâtre que pour imposer sa cause ("Démétrios de Byzance [philosophe aristotélicien du Ier siècle av. J.-C.] au livre IV de son Sur la poésie signale que les chorèges à l’origine étaient des conducteurs de chœurs, ils réglaient les chants afin d’éviter les dissonances et de respecter les lois de l’ancienne musique, alors qu’aujourd’hui le qualificatif “chorège” désigne celui qui finance un spectacle théâtral", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.8 ; le fait que, dans les parties conservées de l’inscription 2318 du volume II/2 des Inscriptions grecques, qui donne pour chaque année le nom des vainqueurs aux Dionysies au Vème siècle av. J.-C., le nom du chorège est toujours cité avant le nom du tragédien ou du comédien, signale bien l’importance de l’un sur l’autre, et indirectement la vocation politique et non pas artistique du théâtre de cette époque). Le lien entre l’œuvre et le message qu’elle renferme est prouvé par le fait qu’en cas de victoire, le politicien-chorège partage la gloire du dramaturge en apposant son nom à des monuments votifs à Dionysos (comme par exemple Nicias dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C., qui expose fièrement les trépieds qu’il a gagnés comme chorège aux concours tragiques : "On voit encore les offrandes que Nicias consacra aux dieux, notamment une statue d’Athéna qu’il mit sur l’Acropole, qui a perdu sa dorure, et un petit sanctuaire dans le temple de Dionysos, sous les trépieds qu’il dédia comme vainqueur dans les jeux, dans lesquels fut souvent couronné et jamais vaincu", Plutarque, Vie de Nicias 3 ; "Si tu veux des témoins contre moi pour me prouver que la vérité n’est pas de mon côté, tu auras, quand il te plaira, Nicias fils de Nicératos, et ses frères, qui ont donné tous ces trépieds qu’on voit rangés dans le temple de Dionysos", Platon, Gorgias 472a ; Pausanias précise que Nicias n’est pas le seul à agir ainsi puisqu’en son temps ces trépieds de victoire débordent du théâtre et encombrent la voie menant au Prytanée : "L’allée des trépieds commence au Prytanée, elle doit son nom aux petits sanctuaires sur lesquels sont des trépieds de bronze et des statues de grande valeur", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.1), et le dramaturge est célébré comme un homme politique en l’honneur duquel on dresse des statues ("On voit dans le théâtre d’Athènes des portraits de poètes tragiques et comiques, dont beaucoup sont oubliés. Ménandre est le seul parmi ces derniers dont la célébrité perdure, et parmi les tragiques qui sont là, Sophocle et Euripide sont les plus connus", Pausanias, Description de la Grèce, I, 21.1). Périclès achève de confirmer le rôle propagandiste de la tragédie en imposant vers -462 la loi du "théorikon/qewrikÒn" qui garantit des places de théâtre aux citoyens les plus pauvres (littéralement "qui concerne les spectateurs", dérivé de "qewršw/observer, examiner, contempler par l’intelligence, juger", d’où "qewrÒj/observateur, examinateur, magistrat, spectateur", et en grec comme en français "qewr…a/théorie" qui signifie littéralement "contemplation de l’esprit" et "qeèrhma/théorème" qui signifie littéralement "ce qu’on peut contempler, objet d’étude ou de méditation"), dans le but que ceux-ci l’aident à abaisser le pouvoir de l’Aréopage et à ostraciser son adversaire politique Cimon ("[Périclès] distribua théorikon et dikastikon ["dikastikÒn/qui concerne les juges", de "dikast»j/juge", dérivé de "d…kh/usage, coutume, règle, justice"] pour permettre aux citoyens pauvres d’assister aux spectacles et aux tribunaux, et plusieurs autres dons aux dépens du trésor public, il corrompit ainsi la multitude et s’en servit contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre parce que le sort ne l’avait jamais favorisé pour être archonte, thesmothète, roi ou polémarque, ces fonctions étaient en effet depuis longtemps tirées au sort, et c’était grâce à elles que ceux qui s’y étaient bien conduits montaient à l’Aréopage. Soutenu de la faveur du peuple, Périclès ruina l’autorité de ce conseil, avec le soutien d’Ephialtès il lui ôta un grand nombre de ses juridictions, et fit condamner Cimon à l’ostracisme comme ami des Spartiates et ennemi du peuple, Cimon qui n’était inférieur à aucun autre citoyen ni par sa naissance ni par sa fortune, qui avait remporté sur les barbares les victoires les plus glorieuses et qui, comme je l’ai dit dans sa Vie, avait rempli la cité des richesses et des dépouilles des ennemis : tel était le pouvoir de Périclès sur le peuple", Plutarque, Vie de Périclès 9). La tragédie joue le même rôle que plus tard le référendum, celui d’une question apparemment ouverte mais contenant en elle-même la réponse du questionneur : elle demande au citoyen de choisir apparemment librement entre le "Oui" et le "Non", entre le parti "Adraste" et le parti "Mélanippe", entre le parti pédien et le parti paralien, entre le parti "Xerxès Ier" et le parti "Thémistocle", entre le parti "Créon" et le parti "Antigone", mais dans la façon dont elle présente les deux points de vue elle influe sur les consciences des spectateurs, et assure ainsi le plus grand nombre de suffrages au parti du tragédien et de son chorège. Souvenons-nous par exemple du début de la comédie Les Acharniens d’Aristophane, datée de -425, dans lequel le personnage principal nommé Dicéopolis, commentant des passages entiers de la tragédie Télèphe d’Euripide créée treize ans plus tôt en -438, montre à quel point celle-ci, en incitant les Athéniens à s’identifier au proscrit Télèphe, a servi les intérêts des partisans de la guerre. A la fin de la même comédie, Aristophane tourne en dérision une autre tragédie d’Euripide, Hippolyte, créée trois ans plus tôt en -428 et montrant un Hippolyte qui provoque des drames autour de lui sans que sa responsabilité soit en cause et mourant finalement en gardant toute sa vertu - un Hippolyte auquel les Athéniens alors en pleine guerre et en pleine épidémie de typhoïde s’identifient spontanément -, en mettant dans la bouche du stratège va-t-en-guerre Lamachos qui vient de se fouler une cheville les paroles d’agonie de cet Hippolyte euripidien. Cette relation très étroite entre la tragédie et le parti démocratique ("dhmokratikÒj/qui concerne la démocratie", de "kr£toj/force, puissance, domination, pouvoir, autorité" et "dÁmoj/peuple") est attestée à Athènes. Le manque de preuves nous empêche de conclure qu’elle existe dans toute la Grèce, mais le peu d’indices dont nous disposons le laisse fortement supposer : ainsi le tragédien Eschyle, s’exilant en Sicile pour une raison obscure à une date incertaine, consent à servir le conducteur du peuple et tyran Héron de Syracuse en lui adressant un grand éloge ("[Eschyle] arriva en Sicile quand Héron fonda Etna, sur laquelle il composa une œuvre en prédisant une vie heureuse aux nouveaux habitants", Vie d’Eschyle 8), de même le tragédien Euripide achève sa vie en Macédoine auprès du conducteur du peuple et tyran Archélaos en l’honneur duquel il écrit une œuvre et auquel il apporte ses conseils ("Parti de [Magnésie], il arriva en Macédoine chez Archélaos, il y passa sa vie. En son honneur il composa un drame qui porte son nom, et il participa de très près au gouvernement", Vie d’Euripide). Par nature, la tragédie est "démagogique" ("dhmagwgikÒj") au sens originel de "conductrice/¢gwgeÚj ("guide, conducteur, directeur") du peuple/dÁmoj". Elle l’est d’abord pour le meilleur, et elle le sera finalement pour le pire. Ayant soutenu d’abord quelques estimables tyrans comme Clisthène ou Pisistrate désireux de libérer le peuple du joug des basileus, elle finira par servir des foules de vils petits tyrans uniquement désireux d’emplir leurs poches (de là vient la définition moderne du mot "tyran", connoté négativement contrairement aux tyrans les plus anciens comme Clisthène et Pisistrate, ou comme Périandre de Corinthe et Pittacos de Mytilène que les Grecs placeront parmi leurs Sept Sages). Ayant créé la démocratie à Sicyone vers -600, la tragédie participera à son noyautage et à son effondrement à Athènes en -404. La nouvelle religion démocratique qu’elle a instaurée dans l’espoir de niveler la société vers le haut, se noiera finalement dans un fouillis de médiocrités qui nivellera toutes les valeurs à un plancher toujours plus bas.


La science


Parce qu’il rabaisse systématiquement les dieux et les héros en les montrant comme des êtres ordinaires incapables de provoquer des raz-de-marée, de causer des maladies et de déplacer à leur guise les étoiles, le théâtre dionysiaque suppose que ces raz-de-marée, ces maladies et ces évolutions stellaires relèvent d’autres causes que les dieux et les héros, de principes qui leur sont supérieurs : la quête de ces principes donne naissance à tous les domaines de la science rationnelle, qui refuse de recourir à la magie ou au surnaturel comme la soi-disant science des chamanes et des prophètes. Cette science rationnelle, insistons bien sur ce point, n’a rien à voir avoir la soi-disant science des Mésopotamiens ou des Egyptiens, qui n’observent les choses que pour essayer de deviner ce que dieux et héros y expriment : la science grecque qui naît du théâtre tragique est une science athée, qui observe les choses seulement pour en comprendre les mécanismes, elle ne s’intéresse qu’au comment et se désintéresse du pourquoi. Quand un scientifique grec observe les étoiles, c’est pour faire de l’astronomie, pas du Madame Irma comme les Mésopotamiens. Quand il observe l’intérieur des corps, c’est pour faire de la médecine, pas de la divination comme les Egyptiens. Strabon observe que la science des Grecs ne vise même pas à des résolutions de quelques cas pratiques, par exemple ils ne pratiquent pas la géométrie comme les Egyptiens pour fixer le cadastre, ou l’arithmétique comme les Phéniciens pour se repérer sur la mer : les Grecs veulent trouver les lois cosmiques qui pourraient expliquer tous les phénomènes en quelques formules, les Grecs effectuent un saut dans l’abstrait, un saut blasphématoire dans l’universel qu’aucun peuple avant eux n’a réalisé ("Les nomes [en Egypte] incluent des subdivisions, les plus grandes sont les “toparchies” ["toparc…a”], elles-mêmes fractionnées en parts de plus en plus réduites, jusqu’à l’“aroure” ["¥roura"] la plus petite des divisions. Pourquoi une telle minutie dans ce découpage ? A cause des confusions provoquées par les crues du Nil, qui restreignent la superficie de telle propriété, augmentent l’étendue de telle autre, changent leur forme, effacent les marques utilisées par chaque propriétaire pour délimiter son bien par rapport à celui de son voisin, obligeant à remesurer les champs régulièrement. On dit que c’est là l’origine de la géométrie ["gewmetr…a"], comme les nécessités du commerce et de la navigation sont à l’origine de la logistique ["logistik»"] et de l’arithmétique ["¢riqmhtik»"] chez les Phéniciens", Strabon, Géographie, XVII, 1.3). Le scientifique grec s’applique à constater qu’à telle cause correspond telle conséquence, pour établir des lois générales dont il espère qu’elles permettront de tout expliquer rétrospectivement sur le mode : "A telle conséquence correspond telle cause", sous-entendu : "Ces lois mécaniques générales et réversibles nous dispensent de croire en l’existence de dieux et de héros comme causes et conséquences de toutes choses". Comme leur lointain descendant mathématicien, astronome, physicien Pierre-Simon de Laplace, les scientifiques grecs issus du théâtre tragique n’ont nul besoin de l’hypothèse divine, car l’hypothèse divine agonise pitoyablement sur la scène tragique.


Les dieux et héros étant incapables de provoquer un raz-de-marée, celui-ci ne relève pas d’une cause divine ou héroïque : les mathématiciens prouveront qu’il n’est que la conséquence d’une onde mesurable qui se propage à la surface de la mer, provoquée par un tremblement de terre ou un violent orage eux aussi explicables par des calculs. Les dieux et héros étant incapables de causer une maladie, celle-ci ne relève pas d’une cause divine ou héroïque : les médecins prouveront qu’elle n’est que la conséquence d’un dysfonctionnement d’un organe ou de la contamination du corps par un virus ou une bactérie. Les dieux et héros étant incapables de déplacer les étoiles à leur guise, les déplacements de celles-ci ne relèvent pas d’une cause divine ou héroïque : les astronomes prouveront que ces déplacements obéissent à des lois bien précises, et qu’on peut même les prévoir. La première académie scientifique naît à Milet dans la première moitié du VIème siècle av. J.-C., avec Thalès comme maître. Selon la tradition, après avoir observé attentivement le ciel et calculé précisément le mouvement du soleil, Thalès prédit une éclipse pour l’année -585. Le 28 mai -585, l’éclipse de soleil se produit comme prévu, au cours d’une bataille opposant les Lydiens aux envahisseurs mèdes emmenés par leur roi Cyaxare ("La sixième année [de guerre], une bataille eut lieu au cours de laquelle, en pleine mêlée, le jour devint soudain la nuit, comme Thalès de Milet en avait prévenu les Ioniens. Les Lydiens et les Mèdes, en voyant le jour transformé en nuit, cessèrent de combattre et furent disposés à faire la paix", Hérodote, Histoire I.74), prouvant que les phénomènes célestes sont explicables par le simple calcul et que les élucubrations des chamanes et des prophètes ne reposent sur rien. De même Démocrite, autre savant postérieur à Thalès, fort de ses connaissances en météorologie, fera la fortune de son frère Damasos en montrant que les évolutions des nuages dans le ciel obéissent toujours aux mêmes causes pour produire les mêmes effets, et que la pluie et le beau temps sont donc des phénomènes explicables et naturels mais nullement des manifestations divines ("Démocrite fut surnommé “Sophia” ["Sof…a/l’Habile, le Savant"] pour avoir prédit souvent l’avenir par l’observation des phénomènes célestes. Son frère Damasos lui ayant prodigué tous les soins d’une bienveillante hospitalité, fut promptement payé de sa tendresse. Démocrite lui annonça, d’après avoir observé le ciel, une pluie violente et prolongée : ceux qui crurent à ses paroles se hâtèrent de recueillir leurs moissons dans leurs granges avant la fin de l’été, les incrédules quant à eux furent surpris par une pluie soudaine et sans interruption et perdirent ainsi toutes leurs récoltes", Clément d’Alexandrie, Stromates VI.3).


La tragédie est également à l’origine de la science historique, car jusqu’à Clisthène de Sicyone le passé était fantasmé, et non pas étudié : les hommes pensaient que les dieux et les héros avaient les moyens de surveiller leurs actions et leurs pensées en permanence et de les punir, ils redoutaient par conséquent de leur déplaire en s’attardant sur leurs motivations, et plus encore sur leur raison d’être. Dans Les travaux et les jours, Hésiode se contentait de diviser le passé de la Grèce en cinq périodes (âge d’or, âge d’argent, âge de bronze, âge héroïque et âge de fer) sans entrer dans le détail. Tout change quand le théâtre dionysiaque commence à tourner en dérision héros et dieux, et quand les mathématiciens, médecins et astronomes, produits du théâtre dionysiaque, commencent à se dispenser des héros et des dieux pour expliquer le monde : le passé n’est plus alors un domaine quasi interdit car réservé aux héros et aux dieux, c’est-à-dire à des mythes relatant la vie d’êtres aux facultés exceptionnelles tels que le présent n’en crée plus. Le théâtre dionysiaque casse les mythes, et casse du même coup les superlatifs qui définissaient héros et dieux, dont les exploits sont ramenés à leur juste proportion, replacés dans leur contexte, mis en perspective. Le premier historien, Hérodote, utilise la même méthode que les scientifiques dans le domaine des raz-de-marée, des maladies ou des évolutions célestes : il refuse systématiquement les mythes, et ne s’appuie que sur des réalités concrètes. Pour limiter les risques d’erreurs, il limite volontairement son corpus : son Histoire ne parle pas du passé lointain de la Grèce, qu’il méconnaît, mais du passé récent, sur lequel il a compilé de nombreux documents, compris entre l’époque du roi lydien Crésus (milieu du VIème siècle av. J.-C.) et la prise de Sestos par les Grecs en -479. Telle est l’origine du mot "histoire/ƒstor…a", qui signifie simplement "recherche, exploration, enquête" en grec, comme nous parlons aujourd’hui d’"enquête policière", c’est-à-dire d’un discours cohérent et neutre sur un sujet précis fondé sur des faits, des dates, des traces, des indices, des témoignages, confrontés les uns aux autres, et non pas fondé sur des suppositions, sur des intuitions, sur des a priori, sur une foi. Résultat, dans cette Histoire, les événements s’enchaînent les uns aux autres sans intervention divine, par le seul jeu des ambitions politiques de quelques-uns qui interrompent ou favorisent tels et tels mouvements sociaux, qui à leur tour interrompent ou favorisent les ambitions politiques de quelques-uns (la pertinence de l’Histoire d’Hérodote sera vite ressentie par les Grecs, au point que, comme l’"ode au tragos/tragédie" de Clisthène de Sicyone, qui signifie étymologiquement "cérémonie ou mise en scène montrant l’effondrement d’un ou de plusieurs personnages rappelant l’effondrement cérémoniel ou mis en scène d’Adraste face à Mélanippe jadis à Sicyone", l’œuvre d’Hérodote se lexicalisera, pour qualifier jusqu’à aujourd’hui un "récit cohérent et neutre des événements passés et présents étudiés de façon rationnelle à la manière de l’Histoire/Enquête d’Hérodote jadis"). Hérodote montre ainsi, non seulement que le présent n’a pas besoin de héros et de dieux pour exister, mais encore qu’il fabrique les héros et les dieux de demain ; rétrospectivement, cela signifie que les soi-disant héros et dieux d’aujourd’hui ne sont que des soldats ou des orateurs très humains d’hier, dont les actes et les discours ont simplement été amplifiés et magnifiés par la mémoire collective.


L’"économie/o„konom…a", terme utilisé pour la première fois par Xénophon au IVème siècle av. J.-C. comme sujet et titre d’un livre, dont nous avons rappelé qu’il désigne étymologiquement l’"art de gérer une maison, un bien, une société", est le domaine d’application au quotidien de ces sciences rationnelles, un domaine qui prouve que le scientifique peut maîtriser le monde beaucoup plus complètement que les soi-disant dieux et héros. Dès le début du VIème siècle av. J.-C., Thalès démontre que ses observations des étoiles ne sont pas purement contemplatives, mais qu’on peut en tirer des conséquences sur le futur susceptibles de bouleverser l’ordre social : à la suite de ses calculs, Thalès prévoit une période de grande chaleur favorable à la pousse des olives, en conséquence il loue un maximum de pressoirs à la saison froide, de sorte que quand la saison chaude arrive et favorise comme prévu la pousse des olives, il s’enrichit en sous-louant ses pressoirs aux cultivateurs qui viennent le voir en grand nombre ("Hiéronymos de Rhodes [philosophe aristotélicien du IIIème siècle av. J.-C.], dans le livre I de ses Commentaires, rapporte que Thalès, voulant montrer à quel point il est facile de s’enrichir, et prévoyant que la récolte des olives serait abondante, prit à louage plusieurs pressoirs d’olives, dont il retira de grosses sommes d’argent", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres I.26 ; "Thalès de Milet, pour confondre les railleurs et leur montrer qu’un philosophe pouvait gagner de l’argent s’il le voulait, loua avant la floraison des oliviers les pressoirs à olives du territoire milésien, ses observations lui ayant permis de prévoir qu’elle serait abondante", Cicéron, De la divination I.49). Evoquant cette spéculation lucrative de Thalès, Aristote dans sa Politique précise bien que le calcul qui a permis à Thalès de gagner autant d’argent est non pas le signe que Thalès serait un dieu supérieur capable de deviner un futur incompréhensible, mais la preuve que la science révèle des lois universelles parfaitement compréhensibles qui, pour celui qui les connaît, peut changer sa vie et celle des autres. Aristote va même plus loin en disant que la connaissance de ces lois universelles est à la portée de n’importe qui, en donnant l’exemple d’un vulgaire Sicilien s’étant enrichi de la même façon que Thalès, et en affirmant que la principale occupation des gouvernements qui prétendent vouloir le bien de l’Etat et du peuple est de les apprendre et de les maîtriser pour éviter justement que n’importe qui les utilise au détriment de l’Etat et du peuple ("Je rapporterai ce qu’on raconte sur Thalès de Milet. C’est une spéculation lucrative, dont on dit qu’elle fut le fruit de sa science, mais dont tout le monde en réalité est capable. Ses connaissances en astronomie lui avaient permis de conclure dès l’hiver que la prochaine récolte des olives serait abondante. Pour répondre à certains qui accusaient la philosophie d’être inutile puisqu’elle le cantonnait dans la pauvreté, il employa le peu d’argent qu’il possédait à louer tous les pressoirs de Milet et de Chio. Il les obtint à bon marché, en l’absence de tout autre enchérisseur. Mais quand le temps fut venu, les pressoirs étant recherchés tout à coup par une foule de cultivateurs, il les sous-loua au prix qu’il voulut. Le profit fut considérable, Thalès prouva ainsi, par cette habile spéculation, que les philosophes quand ils le veulent savent aisément s’enrichir, bien que ce ne soit pas là l’objet de leurs soins. On montre ceci comme un grand exemple d’habileté de la part de Thalès, mais, je le répète, cette spéculation est réalisable par tous ceux qui sont en position de monopole. Certains Etats ayant besoin d’argent recourent à ce même procédé, en s’attribuant un monopole général de toutes les ventes. Un particulier en Sicile employa ses dépôts pour collecter le fer de tous les ateliers, ainsi quand les négociants venaient des divers marchés il était seul à le leur vendre, de sorte que sans augmenter excessivement les prix il gagna cent talents pour cinquante. Denys [tyran de Syracuse] en fut informé, et tout en permettant au spéculateur d’emporter sa fortune il l’exila de Syracuse pour avoir imaginé une opération préjudiciable aux intérêts de l’Etat. Cette spéculation est au fond la même que celle de Thalès : tous deux ont su se faire un monopole. Ce système est utile à connaître pour les chefs d’Etat. Comme les particuliers, les gouvernements ont besoin d’employer ce moyen pour s’enrichir, on pourrait même dire que c’est à cette seule tâche que bien des gouvernants devraient s’occuper", Aristote, Politique 1259a). Xénophon, en s’appuyant sur l’exemple du père d’Ischomachos, homme sans éducation mais qui a bien observé les lois universelles de l’agriculture au point de s’enrichir en revendant très cher des terres qu’il a rendues productives après les avoir achetées en friche à bas prix, est encore plus radical en concluant que, toute chose étant compréhensible par l’observation, celui qui reste pauvre doit être considéré par la société comme un paresseux et un parasite, car sa pauvreté est le signe qu’il n’a jamais fait le moindre effort pour découvrir les lois universelles d’un quelconque domaine et en tirer profit comme Thalès, comme le Sicilien mentionné par Aristote, ou comme le père d’Ischomachos ("“Supposons qu’on ignore absolument ce que peut produire un sol, qu’on n’a vu ni plante ni fruit, qu’on n’a personne à consulter : n’est-il pas plus facile, pour n’importe qui, de connaître la qualité de ce sol que celle d’un cheval ou d’un homme ? Jamais la terre ne s’impose par des apparences trompeuses, elle dit franchement ce qu’elle peut ou ne peut pas. Comme elle n’exige que des connaissances nettes et précises, elle nous apprend à bien distinguer les gens lâches d’avec les gens actifs, en payant avec usure les soins qu’on lui donne. Aussi, bien différente des autres arts, qui permettent aux paresseux de prétexter leur ignorance, elle dénonce hautement l’homme abject et vil. Personne en effet ne peut vivre sans le nécessaire, par conséquent celui qui refuse de cultiver la terre en n’ayant pas d’autre profession pour subsister, prouve qu’il projette de vivre voleur, brigand ou mendiant, ou qu’il est absolument fou. […] Il existe pour les cultivateurs travailleurs et sérieux un moyen infaillible de fortune que mon père pratiquait et qu’il m’a transmis. Jamais il ne me permettait d’acheter un champ bien cultivé, il conseillait plutôt d’acquérir les terres incultes et non plantées par la négligence ou la gêne des propriétaires. Il disait qu’une terre bien cultivée coûtait beaucoup sans être susceptible d’amélioration, et que, ne pouvant s’améliorer, elle n’avait plus le même attrait. Selon lui, le vrai moyen de jouir, c’était de posséder des troupeaux ou un bien quelconque qui prospère de jour en jour. Or, nulle possession n’est plus appréciable que celle d’un champ originellement inculte devenu pleinement fertile. Apprends, Socrate, que nous avons rapidement porté nos fonds bien au delà de leur première valeur. Notre combinaison est si belle et si simple que, quand tu m’auras entendu, tu t’en iras aussi savant que moi, capable si tu le veux de communiquer ta science à d’autres. Mon père ne tenait son savoir de personne, et pour l’acquérir il ne mit pas son esprit à la torture. L’amour seul de l’agriculture et du travail l’a poussé à chercher, comme il le disait lui-même, un champ dispensant plaisir et profit, car l’Athénien le plus amoureux de l’agriculture fut sans doute mon père.” “Gardait-il son champ quand il l’avait défriché, ou le vendait-il si on lui en proposait un bon prix ?” “Il le vendait, et aussitôt il en achetait un autre inculte par amour du travail et pour exercer son amour pour l’agriculture”", Xénophon, Economique 20).


Malheureusement, quand la science ouvre une porte, elle ne trouve pas une réponse, mais un couloir avec dix autres portes à ouvrir : chacune de ses découvertes appelle de nouvelles interrogations, qui réclament toujours davantage de précision, de rigueur, de patience, et compartimentent progressivement le savoir au point qu’une vie humaine n’est plus suffisante pour l’embrasser dans sa totalité. L’accès à la science mathématique, à la science médicale, à la science astronomique, à la science historique, à la science économique, puis à chacun de leurs sous-domaines, puis à chaque branche de ces sous-domaines, devient de plus en plus difficile au profane, dans le même temps que le spécialiste s’isole de plus en plus dans sa spécialité. Et surtout, la science qui prétend révéler les lois universelles qui régissent le monde, et se débarrasser ainsi des dieux et des héros de naguère, demeure impuissante à expliquer d’où viennent ces lois universelles. Ces deux raisons expliquent pourquoi la science ne sera jamais populaire. Après une dernière période flamboyante à Alexandrie au IIIème siècle av. J.-C., dominée par une petite élite qui proposera à ses contemporains des découvertes prometteuses - en particulier les propriétés de la vapeur et des rouages, vingt-et-un siècles avant la révolution industrielle de l’Europe des Lumières -, elle s’éteindra faute de public capable d’en tirer des applications pratiques.


La justice citoyenne


La justice que nous pratiquons aujourd’hui obéit à des codes précis. Elle a lieu dans une pièce nettement séparée en deux, sur un axe paradigmatique : d’un côté la salle d’où le public assiste au jugement, de l’autre côté un espace plus ou moins surélevé où se déroule le jugement. Ce découpage nous est familier : c’est celui du théâtre instauré par Clisthène de Sicyone, avec son espace salle et son espace scène. L’espace surélevé est lui-même divisé en deux parties égales, sur un axe syntagmatique : d’un côté la partie réservée à l’accusation, de l’autre côté la partie réservée à la défense. Ce découpage nous est encore familier : c’est celui d’Eschyle, qui accorde une place aussi importante à l’accusé Adraste qu’à l’accusateur Mélanippe. Enfin, contre le mur du fond, entre les espaces octroyés à l’accusation et à la défense, trônant en silence sur une éminence qui domine tout, se trouvent le juge entouré des jurés, c’est-à-dire un fonctionnaire chargé d’appliquer strictement, sans aucun droit de donner son avis, la loi votée par les gens de l’espace salle via leurs représentants élus, des gens dont le pouvoir est symboliquement rappelé par la présence des jurés qui les incarnent et qui encadrent le juge. Cette éminence du juge et des jurés nous est aussi familière : c’est celle du tritagoniste de Sophocle, qui prétend incarner le juste milieu entre Adraste et Mélanippe, juste milieu que Sophocle croit entendre dans la bouche du peuple. Même dans son déroulement, notre justice actuelle est héritière de la tragédie grecque. Sur l’espace surélevé où se déroule le jugement en effet, l’accusé et l’accusateur ne s’expriment pas personnellement, mais à travers des professionnels, les avocats, qui descendent en droite ligne des tragédiens grecs : comme ces derniers, nos modernes avocats sont déguisés (ils portent une grande robe noire, un col bouffant, dans certains pays ils continuent même à se couvrir d’une perruque), et ils avancent leurs arguments de la même façon, par des échanges rapides (équivalent des stichomythies tragiques, littéralement "discours réduit à une ligne", de "màqoj/discours" et "st…coj/ligne") ou des longues tirades (les plaidoiries). Le vocabulaire même de la justice actuelle a conservé des traces de ce passé tragique : dans les comptes-rendus de procès, on entend souvent par exemple les termes "rebondissement", "coup de théâtre", "effet de manche", "dénouement". Vers -462, Périclès corrompt le peuple pour qu’il le soutienne dans sa lutte contre l’Aréopage, en instaurant la double loi du théorikon et du dikastikon, la première concernant le théâtre et la seconde concernant la justice ("[Périclès] distribua théorikon et dikastikon pour permettre aux citoyens pauvres d’assister aux spectacles et aux tribunaux, et plusieurs autres dons aux dépens du trésor public, il corrompit ainsi la multitude et s’en servit contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre parce que le sort ne l’avait jamais favorisé pour être archonte, thesmothète, roi ou polémarque, ces fonctions étaient en effet depuis longtemps tirées au sort, et c’était grâce à elles que ceux qui s’y étaient bien conduits montaient à l’Aréopage", Plutarque, Vie de Périclès 9), prouvant de façon saisissante le lien unissant l’un et l’autre, qui à cette époque sont les deux seuls outils permettant le débat, les équivalents antiques de nos journaux actuels, de notre radio, de notre internet.


Et c’est précisément ce lien entre théâtre et justice qui va poser problème, jusqu’à aujourd’hui. Certes, en remplaçant le basileus de naguère qui appliquait ses propres sentences au nom de son héros ou de son dieu tutélaires, par un juge fonctionnaire dont la seule raison et la seule finalité est d’appliquer la loi désirée et votée par le peuple via ses élus, la justice a instauré le règne de la mesure et banni le règne de l’hybris : quand un assassin se retrouve au procès face à la famille de sa victime, il n’est plus jugé par cette famille mais par la loi que le peuple a estimée la plus juste et instaurée via ses élus, et que le juge, quel que soit le degré de parenté qu’il puisse avoir avec l’assassin ou avec la victime, doit appliquer sans état d’âme, et l’exposé des faits n’est plus réalisé directement par cet assassin et par cette famille que les intérêts divergents et l’état psychologique empêchent de raisonner avec objectivité, mais par des techniciens qui ne sont pas impliqués personnellement dans l’affaire et qui n’y ont aucun intérêt sinon celui de prouver leur maîtrise technique aux yeux de tous. Ce système met fin aux interminables vengeances familiales qui se poursuivaient de génération en génération (à l’instar de la famille des Labdacides ou de la famille des Atrides) et provoquaient un chaos social permanent, il met fin à l’arbitraire d’un homme seul qui prétendait être la conscience du peuple, et instaure la toute-puissance de la loi. Le peuple débat sur un sujet, une opinion majoritaire se dégage, qui porte au pouvoir des représentants qui ajoutent cette opinion majoritaire dans le grand livre de la loi, et quand le sujet se présentera dans un procès le juge appliquera cette loi : ou bien le peuple conviendra majoritairement que la loi ainsi appliquée est juste et dans ce cas il n’y touchera pas, ou bien il trouvera majoritairement qu’elle est injuste et dans ce cas il la retravaillera, la précisera ou la remplacera par une autre. Mais on voit bien que ce système a les défauts de ses qualités. D’abord, les avocats. Comme les acteurs tragiques qui peuvent faire triompher indistinctement Adraste ou Mélanippe par le soin qu’ils apportent à leurs interventions, les avocats peuvent provoquer des monstrueuses erreurs judiciaires par le soin qu’ils apportent à leurs argumentations, à leurs envolées lyriques, à leur façon de se mouvoir à la barre du tribunal : tel avocat peut innocenter un coupable pourtant accablé de preuves, tel autre peut culpabiliser un innocent sans la moindre preuve. En d’autres termes, le juste et l’injuste ne sont pas la préoccupation de l’avocat, et ne sont pas les critères que nous utilisons pour l’estimer bon ou mauvais, ce qui est gênant dans un cadre qui prétend précisément affirmer la justice : la seule préoccupation de l’avocat, c’est de défendre son client, que celui-ci soit réellement coupable ou réellement innocent, avec les articles de la loi qu’il trouvera les plus adéquats, et nous ne qualifions un avocat de "bon" ou de "mauvais" qu’en fonction de sa capacité à défendre ce client. Ensuite, l’origine même de la loi. Croire que le peuple porte en lui la Justice, n’est-ce pas aussi illusoire que croire en la soi-disant justice des héros et des dieux ? Dans le paragraphe que nous consacrerons à la tragédie Antigone, nous verrons que son auteur Sophocle, qui accorde un droit de parole équivalent à Créon et à Antigone pour mieux révéler finalement l’injustice du décret de Créon, ne révèle en réalité que sa propre opinion, ou plus précisément l’opinion du parti de Thoukydidès auquel il est attaché : il place dans la bouche d’Antigone des propos alors clamés par la noblesse athénienne, et présente les faits de façon que chacun des spectateurs s’identifie à Antigone et se sente ainsi séduit par cette noblesse, procédé qui est purement "démagogique" au sens moderne, purement "flatteur et manipulateur du peuple". Pire : nous verrons que Périclès est visé à travers le personnage de Créon, et que la première ambition de la pièce est de servir les intérêts de Thoukydidès qui est alors l’adversaire le plus charismatique de Périclès, et sans doute un proche de Sophocle, ce qui confirme le lien toujours étroit entre le domaine de la justice et le domaine de la politique, qui ne sera jamais rompu ni à Athènes ni dans toutes les sociétés athées futures pour la simple raison que dans une société athée ce sont les hommes qui font les lois et non les dieux ou les héros, et que refusant l’arbitrage de ces dieux ou de ces héros les hommes avant d’appliquer leurs lois doivent les présenter dans les assemblées, les débattre, les argumenter, les voter, les décréter, autrement dit recourir à la politique. Pire encore : nous verrons que même si, à l’époque de la présentation de la pièce, juste avant l’expédition contre Samos en -441, Périclès dérive peut-être vers une tyrannie personnelle, il ne profitera jamais de sa suprématie pour satisfaire d’éventuels désirs matériels au détriment du peuple, au contraire jusqu’à la mort de Périclès l’Etat athénien sera uni et fort car il écartera systématiquement du gouvernement les aventuriers et les complaisants. En résumé, les événements après la mort de Périclès montreront que celui-ci, par sa domination apparemment injuste sur les complaisants, sur les aventuriers, sur les Thoukydidès, et plus généralement sur le peuple, aura beaucoup mieux incarné la Justice qu’Antigone dans la pièce de Sophocle. A la fin du Vème siècle av. J.-C., sous l’action des philosophes, de Socrate en particulier, les Grecs tenteront de remplacer cette loi du peuple par une loi plus abstraite, celle de la vertu. Dans Protagoras de Platon, les deux intervenants Socrate et Protagoras définissent la vertu comme un ensemble de cinq notions apparentées : la justice, la piété, la tempérance, la sagesse et le courage, chacune apparaissant comme un complément de l’autre, ils suggèrent ainsi que la Justice est accessible car définissable par rapport à la piété, à la tempérance, à la sagesse et au courage, qu’on peut l’étudier scientifiquement et qu’on peut l’enseigner. Mais dans Gorgias du même Platon, Calliclès ruine ce raisonnement en concluant qu’il n’est qu’un jeu intellectuel sans fondement, après avoir rappelé que l’Histoire est pleine de despotes ayant paré leur despotisme du mot "Justice", et que la démocratie n’est qu’une forme de despotisme parmi d’autres, celui d’une majorité d’hommes ordinaires qui brident les hommes de valeur sous le couvert du mot "Justice" ("Je vais te dire avec toute liberté ce que sont le beau et le juste dans l’ordre de la nature. Pour mener une vie heureuse, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, et ne pas les réprimer, et lorsqu’elles sont parvenues à leur comble il faut être en état de les satisfaire par son courage et son habileté, et de remplir chaque désir à mesure qu’il naît. C’est ce que la plupart des hommes ne savent pas faire, à mon avis, et de là vient qu’ils condamnent ceux qui en viennent à bout, cachant par honte leur propre impuissance : ils disent que l’intempérance est une chose laide, comme je l’ai remarqué précédemment, ils enchaînent ceux qui ont une meilleure nature, et ne pouvant fournir à leurs passions de quoi les contenter ils font par pure lâcheté l’éloge de la tempérance et de la justice. Mais concrètement, pour ceux qui ont eu le bonheur de naître d’une famille de chefs, ou que la nature a faits capables de devenir chefs, tyrans ou basileus, y aurait-il rien de plus honteux et de plus dommageable que la tempérance ? Alors qu’ils pourraient jouir de tous les biens de la vie sans que personne les en empêche, ils se donneraient eux-mêmes pour maîtres les lois, les discours et la censure du vulgaire ? Comment cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance ne les rendrait-elle pas malheureux, puisqu’elle leur ôterait la liberté de donner davantage à leurs amis qu’à leurs ennemis dans le même temps qu’ils se prétendraient souverains de la cité ?", Platon, Gorgias 491e-492c), autrement dit "Justice" est toujours synonyme de "loi du plus fort", "loi du tyran" dans une tyrannie, "loi du dème/peuple" dans une démocratie (le sophiste Thrasymaque dans La République aboutit à la même conclusion que Calliclès dans Gorgias : "Je soutiens que le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort", Platon, La République 338c, "Tout gouvernement institue les lois selon son intérêt propre : la démocratie institue des lois démocratiques, la tyrannie, des lois tyranniques, et de même pour les autres régimes. Une fois les lois instituées, ils proclament “juste” pour les gouvernés ce qui correspond à leur propre intérêt, et si quelqu’un les transgresse ils le punissent comme violateur de la loi et auteur d’une injustice. Voila donc, excellent homme [Thrasymaque s’adresse à Socrate], ce que je soutiens : dans toutes les cités, le juste est la même chose, c’est l’intérêt du gouvernement en place. Or, c’est ce gouvernement qui exerce le pouvoir, de sorte qu’à quiconque raisonne avec bon sens s’impose la conclusion suivante : partout, c’est la même chose qui est juste, c’est-à-dire l’intérêt du plus fort", Platon, La République 338d-339a). L’existence même de ces débats sur la définition du mot "Justice" prouve que, pas davantage que le dieu démocratie ou le dieu science, le dieu justice ne peut combler le vide provoqué par la tragédie, car ce dieu justice est aussi insaisissable, aussi flou, aussi relatif que le dieu démocratie et le dieu science : au XXème siècle des millions de gens de toutes origines croiront sincèrement voir l’incarnation de la Justice dans le régime soviétique, et en approuveront tous les actes, jusqu’au jour de 1989 où, les bâtiments d’archives ouvrant leurs portes, chacun pourra constater que cette soi-disant "Justice" n’aura été en réalité que la justice d’un petit groupe ultra minoritaire, mais fort de la passivité intellectuelle et physique de tout un peuple épuisé par la guerre, celle des bolcheviques de 1917. D’innombrables films et pièces de théâtre, comme celles de Robert Hossein qui s’est spécialisé dans les reconstitutions de grands procès historiques (Jeanne d’Arc, Danton, Louis XVI, l’affaire du courrier de Lyon, l’affaire Seznec, l’affaire Dominici), prouvent que le chemin du spectacle à la justice est toujours aussi court aujourd’hui qu’à l’époque de Clisthène de Sicyone. Des affaires récentes menées par des avocats de l’accusation plus éloquents que ceux de la défense (affaire Grégory, affaire Patrick Dils, affaire d’Outreau) montrent que le chemin inverse, celui de la justice au spectacle, reste pareillement aussi court.


La justice que Clisthène invente à Sicyone vers -600 pose finalement autant de questions dans ses principes et dans ses finalités que celle qu’elle prétend remplacer. Les plus anciennes traces de cette justice antérieure parvenues jusqu’à nous, sont celles du Code de Hammurabi du XVIIIème siècle av. J.-C., qui inspirera la Torah juive, résumables par la célèbre formule : "œil pour œil, dent pour dent" ("Si un homme prend un œil à un autre homme, on devra lui retirer aussi un œil", Code de Hammurabi 196 ; "Si un homme casse une dent à un autre homme, on devra lui casser aussi une dent", Code de Hammurabi 200 ; "Le coupable sera puni vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, coup pour coup", Exode 21.23-25 ; "Si un homme tue un autre homme, il doit être mis à mort. S’il tue un animal appartenant à quelqu’un d’autre, il doit le remplacer par un animal vivant. Si un homme blesse une autre personne, on lui infligera la même blessure, fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent, on lui rendra le mal qu’il a fait à l’autre", Lévitique 24.17-20 ; "Vous n’aurez aucune pitié pour le coupable, il doit être puni vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied", Deutéronome 19.21). Elle établissait une équation rigoureuse entre le dommage et la punition : quand on vole une pomme, on doit rembourser une pomme. Le regard des juges était porté sur l’acte ayant conduit l’individu devant la justice, non sur les raisons ou le contexte ayant amené cet individu à commettre cet acte. C’était un système qui ne résolvait rien, malgré les apparences. Car si un homme vole une pomme parce qu’il est affamé, le fait d’être condamné à rendre la pomme ne résoudra pas sa faim et le poussera à nouveau à voler une pomme dès qu’il sortira du tribunal ; d’autre part, lorsque le volé a promis à un tiers d’honorer une créance avec cette pomme le dixième jour du mois, et que la pomme en question a été volée le neuvième jour, la créance n’a pas pu être honorée le dixième jour, donc le volé doit payer des intérêts de retard, la simple restitution de la pomme est donc insuffisante pour indemniser l’acte de vol. La justice que Clisthène de Sicyone instaure veut inverser ce système : elle porte le regard sur les raisons et le contexte qui ont poussé à l’acte et non plus sur l’acte lui-même. Cela permet de conclure que dans certains cas voler une pomme mérite la peine de mort et dans d’autres cas le même acte n’est pas grave et mérite même une médaille : ainsi, piller et bastonner les familles argiennes qui imposent leur domination sur la cité de Sicyone mérite tous les honneurs, au contraire voler une figue sur un arbre consacré au peuple sicyonien mérite l’indignité publique et la peine de mort, attenter à Adraste qui incarne la cité d’Argos est louable, attenter à Mélanippe qui incarne la cité de Sicyone est condamnable. Ce système qui a peu à peu supplanté celui de Hammurabi pour finalement constituer l’essence de notre justice actuelle est beaucoup plus vertueux que celui de Hammurabi, car il soumet tous nos actes à la présence permanente, enveloppante et invisible, de la loi. Mais dans ses verdicts il est beaucoup plus flou que celui de Hammurabi - dont les peines étaient strictement parallèles à leurs causes -, car comment juger les raisons et le contexte qui ont amené l’accusé à accomplir son acte ? Une fois qu’on a déclaré que l’accusé est coupable, à quelle peine le condamner ? Une fois qu’on a déclaré au contraire que l’accusé est innocent et qu’on l’a acquitté, quelle indemnité lui verser pour réparer le préjudice qu’il a subi ? L’affamé qui a volé une pomme est-il un simple d’esprit persécuté par la malchance, ou un homme qui a délibérément choisi de voler sa nourriture au lieu de travailler pour gagner un salaire et pouvoir l’acheter ? Et l’homme surendetté à cause du vol de pomme est-il un simple citoyen également persécuté par les aléas de la vie, ou une sombre crapule qui a déjà perdu des fortunes au jeu par le passé ? De ce flou découlent les verdicts qui, par les scandales qu’ils provoquent, alimentent régulièrement nos journaux, celui de tel automobiliste ayant provoqué accidentellement la mort d’une mère et de ses enfants et condamné seulement à un an de prison et mille euros d’amende parce que la loi reconnaît le caractère involontaire de son acte, ou de tel détraqué sexuel qui a commis trente ou quarante viols et qui a été condamné à deux ou trois reprises à la prison à perpétuité, dont tous les médecins expliquent longuement pourquoi et comment il récidivera dès qu’il sera remis en liberté, et malgré tout remis en liberté après cinq ou dix ans de prison parce que la loi reconnaît son irresponsabilité, son bon comportement lors de son séjour en prison, et le sérieux et la bonne foi des gens qui s’estiment capables de l’encadrer quand il sera remis en liberté. Le même flou finit même par créer des situations confinant à l’absurde, comme celle de ces jeunes gens socialement déstructurés qui régulièrement brûlent des voitures, des magasins, des écoles, des bibliothèques ou des crèches, dont des experts en rhétorique expliquent aussi régulièrement dans les médias qu’ils doivent être acquittés des faits qu’ils ont commis car ils n’en sont pas responsables, les seuls responsables étant les propriétaires ou les utilisateurs de ces voitures, magasins, écoles, bibliothèques ou crèches, représentants d’un Etat oppresseur, indigne, inadéquat, totalitaire, égoïste, immoral, qui ont refusé de se dépouiller de ces biens au profit de ces jeunes gens privés d’avenir et d’espoir avant qu’ils les leur brûlent : autrement dit, si ces jeunes gens ont brûlé telle voiture c’est la faute du propriétaire de la voiture, s’ils ont brûlé telle école c’est la faute des institutrices qui ont refusé de leur donner une bonne note quand ils ont répondu que les Alpes sont en Bretagne et que Louis XIV est le père de Charles Quint, et si telle crèche a brûlé c’est la faute des nourrissons qui n’ont pas voulu partager avec eux leurs tétines et leurs couches culottes. Et dans le même temps, pourquoi condamner un coupable à douze ans de prison, et pas à onze ou à treize, ou à douze ans quatre mois quatorze jours et cinq heures trente-deux minutes ? Quels sont les critères qui justifient ces douze ans précis ?


La philosophie


Comme la démocratie, comme la science, comme la justice citoyenne, la philosophie est fille de la tragédie. Son modèle est un petit groupe de sept hommes du VIème av. J.-C. désignés par le terme générique de "Sept Sages" : les conducteurs du peuple et tyrans Pittacos de Mytilène, Périandre de Corinthe et Cléobule de Lindos, l’homme d’Etat Chilon de Sparte, les législateurs Solon d’Athènes et Bias de Priène, et le scientifique Thalès de Milet. "Sage", "sophos/sofÒj" en grec, mot d’origine inconnue, qualifie d’abord une personne instruite et habile dans un domaine pratique particulier - la gestion du peuple, ou les mathématiques, ou l’écriture du droit. Un sage est l’opposé d’un héros ou d’un dieu : il n’a pas réponse à tout comme un héros ou un dieu, il n’a réponse qu’aux questions qui concernent le domaine pratique dont il est "expert/sophiste" ("sofist»j" en grec, qui à l’origine désigne simplement un homme "suprêmement instruit et habile" dans un domaine, le mot "sophiste/sofist»j" est un dérivé de "sophos/sofÒj"). Pour reprendre la formule que nous avons utilisée précédemment à propos de la science, un sage/sophos se désintéresse du pourquoi, il ne se consacre qu’au comment : quand il est confronté à un problème, il ne cherche pas une solution dans les discours des chamanes et des prophètes, il décortique ce problème avec soin pour en trouver la faille et il le solutionne en exploitant cette faille. Ces Sept Sages ont des élèves qui les imitent, les "philosophes", qui étymologiquement sont des "amis ["f…loj"] des sages/habiles/instruits ["sofÒj"]", et comme leurs maîtres ces philosophes sont des hommes experts, instruits et habiles, en gestion du peuple, ou en mathématiques, ou en écriture du droit.


Les tragédiens du Vème siècle av. J.-C. sont bien conscients du vide spirituel qu’a provoqué la tragédie depuis sa création. Sophocle lui-même, l’inventeur du tritagoniste qui prétend parler au-dessus du protagoniste Mélanippe et du deutéragoniste Adraste, cède à la nécessité de rétablir momentanément un régime autoritaire (le régime des Quatre-Cents en -411) pour mettre fin à la gabegie athénienne et à la menace d’invasion par Sparte, et il partage un temps l’espoir du peuple qui croit voir en Alcibiade l’homme providentiel qui sauvera Athènes du désastre (comme en témoigne sa tragédie Philoctète en -409), autrement dit il accepte de voir Adraste recouvrer son statut de héros et gouverner à nouveau seul, comme avant Clisthène de Sicyone, sur les Mélanippes du peuple, révélant ainsi les limites de la tragédie qui prétendait pourtant originellement avoir réponse à tout.


Les tragédies d’Euripide sont une ultime tentative de sauver l’idéal initial de Clisthène de Sicyone auquel même Sophocle, pourtant héritier de la tragédie de Clisthène, a de plus en plus de mal à croire à la fin de sa vie. Celles-ci ressemblent moins à des tragédies qu’à des dialogues philosophiques tels qu’en écrira Platon. Dès l’époque d’Euripide, les critiques ne seront effectivement jamais tendres face à ses pièces. Ici le décalage entre la construction très intelligente des tirades et le caractère cuistre des personnages qui les récitent confine à l’absurde, là les stichomythies, du fait de leur trop pertinente concision, s’apparentent à des dialogues d’intellectuels en chambre, comme celles de Zéthos et Amphion dans Antiope dont Calliclès estiment qu’elles n’avancent à rien ("Socrate, je suis de tes bons amis, voilà pourquoi je suis présentement à ton égard dans les mêmes sentiments que Zéthos face à Amphion dans la pièce d’Euripide que j’ai citée précédemment, et j’ai envie de t’adresser un discours semblable à celui que Zéthos tient à son frère : tu négliges, Socrate, ce qui devrait constituer ta principale occupation, et tu avilis dans un rôle d’enfant une âme aussi bien faite que la tienne, tu ne proposes aucun avis dans les débats sur la justice, tu réfutes dans toute affaire ce qu’elle a de plausible et de vraisemblable, tu ne suggères aux autres aucun conseil généreux. Mais, mon cher Socrate, je ne te dis pas cela pour t’offenser mais par bienveillance, ne te trouves-tu pas honteux de demeurer dans l’état où je constate que tu es, toi et tous ceux qui consacrent leur vie à la philosophie ?", Platon, Gorgias 485e-486a ; le dialogue entre Zéthos et Amphion dans cette tragédie perdue sera copié par le tragédien romain Pacuvius, dont Cicéron rapporte que, comme sans doute l’original d’Euripide, il n’est qu’un blablabla philosophique qui part de la musique pour aboutir à la vertu : "Il faut éviter encore, lorsque la discussion roule sur un objet, d’en traiter un qui soit sans rapport avec celui dont on dispute, il faut bien se garder de rien ajouter ni retrancher à son plan, ne pas changer complètement la nature de sa cause, comme dans la scène de Pacuvius où Zéthos et Amphion discutent d’abord sur la musique, et finissent par des dissertations sur les règles de la sagesse et sur l’utilité de la vertu", Cicéron, De la rhétorique II.27). Et quand Euripide tente de contenir son penchant à la dissertation pour raconter par la seule mise en scène une péripétie de l’histoire, cette mise en scène s’avère aussi lourdement intellectuelle et artificielle que ses dialogues, les personnages brassant l’air et se perdant dans d’interminables trémolos : ainsi Lucien dans l’introduction de son livre Sur la manière de raconter l’Histoire décrit le ridicule dans lequel a été plongée la cité d’Abdère le jour où ses habitants ont commencé à s’exprimer avec l’outrance des personnages de la tragédie Andromède d’Euripide aujourd’hui perdue ("Les Abdéritains sous le règne de Lysimaque Ier [au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C.] furent atteints, mon cher Philon, d’une singulière maladie, une fièvre dont la contagion fut générale, qui se manifesta au début avec une grande force intense et continue, au septième jour les uns saignèrent abondamment du nez, les autres suèrent fortement, puis les malades guérirent. Tant que la fièvre dura, elle jeta leur esprit dans une plaisante manie : tous faisaient des gestes tragiques, déclamaient des iambes, criaient de toute leur force, débitant entièrement d’un ton lamentable l’Andromède d’Euripide ou récitant telle tirade de Persée. La cité fut remplie de gens pâles et maigres, de tragédiens d’une semaine criant : “Amour, toi le tyran des hommes et des dieux !” et autres exclamations lancées à pleine voix et qui n’en finissaient plus, jusqu’à ce que l’hiver, amenant un grand froid, vînt faire cesser ce délire. Je pense qu’il fut causé par Archélaos, tragédien estimé qui, au milieu de l’été, pendant la plus forte chaleur, leur avait joué Andromède de telle sorte qu’au sortir du théâtre la plupart avaient été saisis de la fièvre : à leur lever, la tragédie s’était de nouveau emparée d’eux, Andromède s’étant agréablement installée dans leur mémoire, et Persée avec Méduse voltigeant dans leur imagination", Lucien, Sur la manière de raconter l’Histoire 1). Ses prologues sont interminables et laborieux, ses intrigues sont mal ficelées, et ses dénouements arrivent comme des cheveux dans la soupe (Aristote lui en fait le reproche à propos de la tragédie Médée : "Le dénouement de la fable doit survenir par le moyen de la fable elle-même et non pas, comme dans Médée, par une mèchanè", Aristote, Poétique 1454b ; le même Aristote trouve cependant que ces dénouements brusques et inattendus des tragédies d’Euripide, malgré leur traductions scéniques discutables, constituent l’essence même de la tragédie car ils sont le meilleur moyen théâtral pour illustrer la chute surprise des Adrastes jusqu’alors convaincus d’être éternels : "Ainsi certains ont tort de critiquer Euripide qui procède de cette façon dans ses tragédies, dont beaucoup ont un dénouement peu amène. Cette façon, comme on l’a dit, est pertinente, et la meilleure preuve est que, dans les concours et à la scène, ces pièces sont celles que l’on trouve les plus tragiques quand elles sont bien montées. Euripide, dont on peut certes dire qu’il dirige mal ses pièces, est au moins sur ce point le plus tragique des poètes", Aristote, Poétique 1453a). La vérité est qu’Euripide est plus intéressé par la pensée pure que par les moyens théâtraux d’illustrer cette pensée, plus intéressé à tenter d’expliquer la folie d’Héraclès, ou la passion de Phèdre pour Hippolyte, ou l’infanticide de Médée, qu’à en montrer les conséquences, plus intéressé à trouver un pourquoi qu’à décrire le comment. Il est en cela l’un des deux acteurs principaux, avec Socrate, d’un schisme dans la communauté des philosophes : tandis que certains, fidèles à l’idéal du comment initié par les Sept Sages, deviendront des politiciens purs, des scientifiques purs, des législateurs purs, les autres derrière Euripide et Socrate se réorientent vers le pourquoi et deviendront des philosophes au sens moderne, c’est-à-dire des gens insatisfaits par les conclusions des politiciens, des mathématiciens et des législateurs, et s’attachant pour cette raison à essayer de découvrir les causes premières et générales de toutes choses sans pour autant revenir à la foi aveugle dans les dieux et héros d’antan.


Dès l’Antiquité, les auteurs seront nombreux à voir en Euripide davantage un penseur qu’un dramaturge, au point de l’appeler "le philosophe du théâtre" (le mot "philosophe" étant utilisé dans le sens moderne tel que nous venons de le définir), comme Athénée de Naucratis ("Cette discussion achevée, nos philosophes se proposèrent de disserter sur l’amour et la beauté. Bien des discours philosophiques furent prononcés à cette occasion. Entre autres, certains rappelèrent quelques vers lyriques d’Euripide, le grand philosophe du théâtre", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XIII.11), ou comme Vitruve et Eusèbe de Césarée rappelant au passage qu’il a eu Anaxagore pour maître ("Euripide, qui fut élève d’Anaxagore, et que les Athéniens qualifiaient de “philosophe du théâtre”, assurait que l’air et la terre était la source de toute chose, que la terre fécondée par les pluies qui tombent du ciel avait engendré dans le monde les hommes et les animaux, que les choses qui étaient produites par elle, forcées par le temps de se dissoudre, retournaient à leur principe, tandis que celles qui naissaient de l’air retournaient dans l’air, que les corps ne périssaient pas mais que modifiés simplement par la dissolution ils reprenaient leur qualité première", Vitruve, De l’architecture, VIII, Introduction.1 ; "Anaxagore a eu trois élèves : Périclès, Archélaos et Euripide. Périclès était le premier citoyen d’Athènes, l’emportant sur tous ses concitoyens en richesse et en naissance. Euripide s’étant par la suite adonné à la poésie fut qualifié de “philosophe du théâtre”. Quant à Archélaos, il dirigea à Lampsaque, après Anaxagore, l’école que celui-ci y avait ouverte", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique X.14). La proximité d’Euripide et de Socrate est soulignée par Mnésilochos, le propre beau-père d’Euripide, et par le poète comique Callias, qui soupçonnent que certaines tragédies soi-disant d’Euripide ont en réalité été écrites à quatre mains, par Euripide et Socrate ("Certains croient que [Socrate] aida Euripide à composer ses pièces, Mnésilochos dit sur ce sujet : “Les Phrygiens sont une nouvelle pièce d’Euripide sous laquelle Socrate a mis les sarments”, ailleurs il dit aussi que Socrate mettait les clous aux pièces d’Euripide. Pareillement Callias, auteur d’une pièce intitulée Les captifs, y parle ainsi : “Tu es profond et tu exprimes de grands sentiments.” “Je le peux, Socrate en est l’auteur”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.18). Aristophane est du même avis, qui rapporte dans Les nuées une querelle entre ses personnages, le vieux Strepsiade et son fils Phidippide élève de Socrate, ce dernier récitant des vers d’Euripide comme s’ils étaient ceux de Socrate ("Je l’ai invité à prendre un rameau de myrte et à me réciter un passage d’Eschyle. Et il m’a dit aussitôt : “Selon moi, Eschyle parmi les poètes est le plus bruyant, incohérent, grandiloquent, aux mots vertigineux”. Vous imaginez à quel point mon cœur a été secoué ? Néanmoins j’ai ravalé ma colère et je lui dis : “Alors récite-moi un passage des modernes, un des savants morceaux que tu as appris”. Et aussitôt il chante une tirade d’Euripide où un frère, ô Lexikakos ["Lex…kakoj", littéralement "qui tient des mauvais/kakÒj propos/lšxij", d’où "Prévaricateur", un des surnoms d’Apollon, par allusion aux propos tortueux de sa Pythie à Delphes], viole sa sœur utérine !", Aristophane, Les nuées 1364-1372 ; selon un scholiaste anonyme, le passage récité par Phidippide est extrait de la tragédie Eole d’Euripide, où Macareus fils d’Eole viole sa sœur Kanakè). L’auteur anonyme de la Vie d’Euripide également ("Mnésilochos et Socrate ont composé quelques œuvres de concert avec lui, selon Téléclidès : “Mnésilochos mitonne une nouvelle pièce d’Euripide, sous laquelle Socrate met les sarments”", Vie d’Euripide). Suidas va même encore plus loin en affirmant qu’Euripide se destinait originellement à marcher dans les pas de Socrate et qu’il n’a embrassé la carrière théâtrale que par dépit, après avoir constaté que leur maître commun Anaxagore était malmené pour avoir exposé trop ouvertement ses idées révolutionnaires, et conclu que le théâtre était un moyen moins risqué d’exposer ces idées à travers des personnages ("Il devint l’élève de Prodicos en rhétorique et de Socrate en éthique et en philosophie. Il fut par ailleurs élève d’Anaxagore de Clazomènes. Cependant il s’orienta vers l’écriture de tragédies quand il vit qu’Anaxagore était menacé à cause de ses doctrines", Suidas, Lexicographie, Euripide E3695). La filiation entre la tragédie euripidienne et Platon est quant à elle révélée par Elien, qui nous apprend que Platon dans sa jeunesse se destine à une carrière d’auteur tragique, et va même jusqu’à présenter une tétralogie à un concours, mais que, croisant Socrate qui le séduit, il décidera finalement de renoncer à son ambition première pour se consacrer ouvertement et exclusivement à la pensée philosophique ("[Platon] s’adonna au genre tragique : il composa une tétralogie et remit ses pièces aux acteurs afin de disputer le prix. Mais, allé entendre Socrate avant les fêtes de Dionysos, il fut si épris des charmes de ses discours, que non seulement il se désista sur-le-champ du concours, mais encore il renonça absolument à la poésie dramatique, pour se livrer tout entier à la philosophie", Elien, Histoires diverses II.30). Platon trahira cette entrée désirée mais avortée dans le monde tragique en écrivant des dialogues à la manière des tragédies : Thrasyllos rapporté par Diogène Laërce déclare effectivement que les dialogues de Platon, que nous lisons aujourd’hui séparément et dans n’importe quel ordre, étaient originellement groupés en tétralogies ("De même qu’autrefois le chœur représentait seul la tragédie, jusqu’à ce que Thespis inventa un acteur pour donner au chœur le temps de se reposer, Eschyle un second, et Sophocle un troisième, développant ainsi la tragédie, de même la philosophie fut longtemps restreinte à la physique, jusqu’à ce que Socrate y ajoutât la morale, et Platon la dialectique, ce qui mit la dernière main à cette science. Thrasyllos dit qu’il écrivit ses dialogues sur le modèle de la tétralogie tragique, à la manière des acteurs qui parlaient en vers dionysiens, lénaéens, panathénéens et chytriens. La dernière espèce était satirique, elles formaient ensemble ce qu’on appelait une “tétralogie”. […] Ainsi la première tétralogie contient Eutyphron ou Sur la piété, l’Apologie de Socrate, Criton ou Sur les devoirs, Phédon ou Sur l’âme, qui sont des dialogues moraux. La deuxième tétralogie contient Cratyle ou Sur le langage, Théétète ou Sur la science, Le sophiste ou Sur l’être, Politique ou Sur la royauté, qui sont des dialogues de logique. La troisième tétralogie contient Parménide ou Sur les Idées, Philèbe ou Sur le plaisir, Le banquet ou Sur le bien, Phèdre ou Sur l’amour, dialogues moraux. La quatrième comprend le Premier Alcibiade ou Sur l’homme, entretien selon la méthode maïeutique, le Second Alcibiade ou Sur la prière, selon la même méthode, Hipparque ou Sur l’amour du gain, Les rivaux ou Sur la philosophie, dialogues de morale. La cinquième renferme Théagès ou Sur le savoir, selon la méthode maïeutique, Charmide ou Sur la valeur, Lysis ou Sur l’amitié, selon la méthode maïeutique. La sixième contient Euthydème ou Sur l’éristique, dialogue destructif, Protagoras ou Sur les sophistes, démonstratif, Gorgias ou Sur la rhétorique, destructif, Ménon ou Sur la vertu. Dans la septième tétralogie se trouvent les deux Hippias, dont le premier traite de l’honnêteté et le second du mensonge, tous les deux du genre destructif, Ion ou Sur l’Iliade, Ménexène ou Sur l’épitaphe. La huitième est composée de Clitophon ou Sur l’exhortation, discours moral, La République ou Sur la justice, entretien politique, Timée ou Sur la nature, discours de physique, Critias ou Sur l’Atlantide, discours moral. Enfin la neuvième contient Minos ou Sur la loi, Les Lois ou Sur la législation, Epinomis ou Sur les assemblées nocturnes, et Le philosophe, dialogues politiques", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres III.56-60 ; on note que ce regroupement en tétralogies effectué par Thrasyllos et rapporté par Diogène Laërce est très cohérent, comme par exemple la première tétralogie qui raconte la mise en accusation de Socrate dans Eutyphron, puis le procès dans l’Apologie de Socrate, puis l’emprisonnement de Socrate dans Criton, et enfin le dernier jour et la mort de Socrate dans Phédon). Euripide habille encore son discours avec des personnages de la mythologie, et le ridicule de certaines scènes de ses tragédies découle du décalage entre leur apparence frustre et le contenu philosophique élevé qu’il place dans leurs bouches : Platon ne fera que ranger définitivement au placard ces personnages mythologiques, et les remplacer par les philosophes qui se cachent derrière leurs masques et les animent et les font parler dans les tragédies d’Euripide (et dont les apparitions et disparitions dans les dialogues nous permettent très facilement de découper ceux-ci en scènes de théâtre), nous pourrions dire qu’il écarte Zeus et ses pairs pour mettre à leur place Socrate et ses disciples, il écarte les certitudes de l’ancienne religion mythologique pour mettre à la place les interrogations de la philosophie naissante. Nous avons vu plus haut que Calliclès, dans Gorgias de Platon, ruine les espoirs placés dans le nouveau dieu Justice en rappelant que "Justice" est toujours synonyme de "loi du plus fort" : Socrate se détourne finalement de Calliclès qui encourage cette loi du plus fort que rien selon lui ne peut ébranler ("N’écoutons pas le discours qui t’a séduit et auquel tu m’exhortes à me rendre, car il ne vaut rien, Calliclès", Platon, Gorgias 527e), et avec Euripide propose un nouveau dieu, la philosophie, exercice purement intellectuel, indépendant de la science des mathématiciens, des médecins ou des astronomes, qui manie les paradoxes pour tenter de trouver le bon équilibre entre le vice et la vertu, et de conjurer l’hybris, un exercice intellectuel idéalement personnifié par Dionysos, demi-dieu qui chante la mesure en recourant au vin, qui du théâtre engendre une nouvelle justice, qui invente la démocratie pour mieux asseoir le pouvoir des tyrans, qui remplace un passé linéaire et cohérent qui lui semble flou par un passé chaotique et polymorphe qui lui semble plus précis, et qui efface la foi dans les dieux pour favoriser l’amour systématique de la raison sans voir que cet amour systématique de la raison est encore une foi.


Mais Euripide, Socrate, Platon et tous les philosophes à leur suite, échoueront comme les démocrates, comme les scientifiques et comme les législateurs, à contenter l’aspiration générale à une nouvelle métaphysique.


Dans notre alinéa précédent, évoquant les conséquences des innovations d’Eschyle, nous avons dit que le fait de voir les dieux et les héros descendre sur la scène tragique a primitivement impressionné le public aussi fortement que le train arrivant en gare de La Ciotat impressionnera plus tard le public des frères Lumière. Cette rapide allusion à la première séance de cinéma par les frères Lumière le 28 décembre 1895 au Grand Café à Paris, au début de laquelle, selon la légende, plusieurs spectatrices voyant l’image du train de La Ciotat se mettre soudain en mouvement se sont levées brusquement de peur d’être écrasées, n’est pas une allusion gratuite, mais justifiée par un fait rapporté par l’auteur anonyme de la Vie d’Eschyle. Dans cette courte biographie, on apprend en effet que lors de la première des Euménides en -458, Eschyle, pour rendre plus sensible aux spectateurs la fureur des Erinyes, a eu l’idée de faire entrer ces dernières par tous les côtés du théâtre : cette géniale mise en scène a provoqué une panique similaire à celle des futures spectatrices des frères Lumière, les spectateurs croyant que ces Erinyes criantes et agitées surgissant derrière et autour d’eux étaient aussi réelles que le futur train de La Ciotat s’approchant à toute allure ("Certains disent que par la mise en scène des Euménides, en faisant entrer le chœur de partout dans la salle, il affola les spectateurs au point que des jeunes gens s’évanouirent et que des femmes avortèrent", Vie d’Eschyle 7). Il est d’ailleurs tentant de mettre cette frayeur générale en rapport avec l’effondrement des gradins dont parle Suidas qui n’en donne ni la date ni la cause, et qui la présente comme l’une des raisons de l’exil volontaire d’Eschyle en Sicile ("[Eschyle] s’exila en Sicile à la suite de l’effondrement de la scène lors d’une de ses représentations", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357) : si ces deux événements sont liés, cela signifie que la panique a vraiment été totale. Mais rapidement chacun dans la salle a compris n’avoir pas davantage à craindre de ces Erinyes que les spectatrices des frères Lumière n’auront à craindre du train de La Ciotat. Et la réflexion s’est enclenchée : telle l’Histoire réduite à n’être plus que des images sautillantes sur un mur de café parisien, les Erinyes ont cessé d’apparaître comme des divinités terribles et toutes-puissantes, pour être réduites à des acteurs gesticulant de façon grotesque dans un théâtre. Les soi-disant dieux ont commencé à se montrer tels qu’ils sont, c’est-à-dire comme des êtres ordinaires, dépouillés de leur éclat et de leurs attributs merveilleux, tel Prométhée et Zeus aux souffrances et aux colères très humaines dans Prométhée enchaîné. Encore Eschyle montrait-il des dieux. Sophocle a rompu avec Eschyle en avouant ouvertement "montrer les hommes tels qu’ils doivent être" en leur conférant la majesté que les générations passées croyaient être l’apanage exclusif de ces soi-disant dieux (pour Plutarque, ce délicat équilibre que réussit Sophocle entre le rejet de la pompe eschylienne et la volonté d’ennoblir l’homme ordinaire est la meilleure école de vertu : "Sophocle disait avoir voulu d’abord imiter la manière fastueuse et gigantesque d’Eschyle, ensuite sa marche laborieuse et forcée, mais que finalement il avait adopté un genre de composition plus propre à former les mœurs et pour cela infiniment plus estimable. Ainsi les jeunes gens, à mesure qu’ils font des progrès dans la sagesse, se dégoûtent de ce style recherché qui sent trop l’art et le travail, et préfèrent une écriture plus sage, faite pour calmer les passions et pour inspirer l’amour de la vertu", Plutarque, Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu). Euripide n’est plus si précautionneux : pour mieux rendre sensible la nécessité de la philosophie qu’il partage avec Socrate, celle d’un pur exercice intellectuel visant à abolir tous les principes qu’il juge aliénants et à instaurer la vertu par l’exposé du vice, il se limite à "montrer les hommes tels qu’ils sont" ("Sophocle disait que lui-même représentait les hommes tels qu’ils doivent être, et Euripide tels qu’ils sont", Aristote, Poétique 1460b) en donnant à toutes les tares les noms des soi-disant dieux définitivement déchus. Cette évolution descendante et de plus en plus générale du respect pour les dieux - qui part d’un Eschyle condamnant les hommes qui se prennent pour des dieux, pour aboutir à un Euripide parfaitement athée, via un Sophocle plus dévot que croyant -, avance au même rythme que l’évolution ascendante et de plus en plus restreinte d’une élite intellectuelle qui se perd dans l’accumulation des savoirs (Euripide possède l’une des bibliothèques les plus importante de toute l’Antiquité : "Larensius [le Romain chez qui se déroule le banquet raconté par Athénée de Naucratis] possède un si grand nombre de livres grecs anciens, qu’on ne peut le mettre en parallèle avec aucun de ceux qui ont pris tant de peine pour former les plus fameuses bibliothèques du passé, tels Polycrate de Samos, Pisistrate le tyran d’Athènes, l’Athénien Euclide [le disciple de Socrate, à ne pas confondre avec son célèbre homonyme mathématicien], Nicocratès de Chypre, les rois de Pergame, le poète Euripide […]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.4), et dans la négation systématique de toutes les religions anciennes que provoquent ces savoirs, une négation systématique qui est le moteur et le but de la philosophe d’Euripide et de Socrate, et qui ne satisfait ni la masse du peuple ni les philosophes eux-mêmes. La masse du peuple, d’abord. Comme Euripide et Socrate, les Athéniens ne croient plus en leurs dieux, ils ne croient plus à Poséidon pour calmer les raz-de-marée, ni à Asclépios pour guérir les maladies, ni à Zeus pour régler la course des étoiles : s’ils veulent planter des vignes ils demandent désormais conseil à l’astronome pour savoir quelle pente de la colline sera la mieux exposée au soleil, s’ils suivent Sophocle quand il instaure un sanctuaire à Asclépios en -420 c’est parce que dans ce sanctuaire les disciples d’Hippocrate pratiquent déjà notre médecine moderne, et avant de partir en mer ils préfèrent désormais vérifier deux fois la solidité de la coque de leurs navires plutôt que d’écouter les incantations des chamanes et des prophètes. Mais l’adoption de la démocratie, de la justice ou de la science par les Athéniens ne doit pas nous laisser croire qu’ils ont renoncé à tous principes aussi radicalement que les maîtres démocrates, législateurs ou scientifiques. Euripide manque d’être condamné quand il présente une tragédie sur Bellérophon exprimant précisément son absence totale de principes ("“Rends-moi riche, Ploutos ! J’assume qu’on me qualifie d’infâme, car aujourd’hui on demande : « Est-il riche ? » et non plus : « Est-il honnête ? », tant s’est élevée la valeur de l’argent face à celle de l’homme. Ne rien avoir, voilà de quoi l’on doit rougir, car chacun s’enquiert non pas d’où ni de quelle manière est venu ce qu’on possède, mais de combien on possède. Je veux vivre pour être riche, ou mourir pour cesser d’être pauvre. Heureux celui qui meurt dans l’opulence ! Argent, bien suprême que le monde honore, beauté plus précieuse qu’un fils chéri, qu’une mère adorée, qu’un aïeul sacré, si Aphrodite charmait d’un éclat pareil au tien elle enflammerait avec raison les mortels et les dieux !” : quand ces derniers vers d’Euripide furent récités au théâtre, la salle entière se leva d’un seul mouvement pour proscrire l’acteur et la pièce, mais Euripide se précipitant sur la scène pria les spectateurs d’attendre de voir quelle serait la fin de cet admirateur de l’or. Bellérophon dans cette tragédie était puni comme le sont ses semblables dans le drame de la vie", Sénèque, Lettres à Lucilius 115). Il manque encore d’être condamné quand il présente une autre tragédie ne condamnant pas assez ouvertement la scélératesse d’Ixion, qui trompe son hôte Zeus en convoitant sa sœur-épouse Héra sous son propre toit ("Il n’est pas nécessaire d’être très attentif pour deviner, dans certains propos, l’opinion des poètes sur la conduite de leurs héros. Parfois cependant ils dissimulent cette opinion dans les événements mêmes, comme Euripide qui répondit à ceux qui lui reprochaient d’avoir donné à son Ixion trop de scélératesse et d’impiété : “C’est pour cela que je ne l’ai laissé sortir de la scène qu’après l’avoir attaché à la roue”", Plutarque, Comment lire les poètes). Et il manque aussi d’être condamné quand il commence une tragédie sur Mélanippe en suggérant, en bon élève d’Anaxagore, et en bon compagnon de Protagoras, que le Ciel et les Enfers sont peut-être vides et que les soi-disant dieux ne sont peut-être que des noms sans consistance ("On t’a rapporté comment Euripide fut sifflé et molesté à cause de sa tragédie Mélanippe, qui commençait ainsi : “Zeus, je ne sais rien de toi excepté ton nom !”. Satisfait de sa tragédie qu’il trouvait bien écrite, il dut, face au grondement de la foule, changer ce premier vers tel qu’on le lit aujourd’hui : “Zeus, comme ton nom convient à ta divinité [calembour entre "Zeus/ZeÚj" et "dieu/qeÒj", qui sont apparentés] !”", Plutarque, De l’amour 31 ; deux autres tragédies citées par Clément d’Alexandrie reprennent la même idée, évoquant un Zeus qui se confond avec le néant de l’éther et de la nuit : "Euripide, sur la scène tragique, dit pour sa part : “Vous voyez cet éther immense, suspendu au-dessus de nos têtes, qui retient de toute part la terre dans ses bras humides : pensez que c’est Zeus, et adorez-le comme un dieu”. Dans Pirithoos, le même poète dit : “Vous qui tenez votre existence de vous-même, qui embrassez la nature entière dans votre orbite, autour duquel la lumière éclatante et la nuit sombre règnent tour à tour, que la foule innombrable des étoiles environne par des danses qui n’ont pas de fin”", Clément d’Alexandrie, Stromates V.14 ; Protagoras tient le même propos au début de son Sur les dieux, qui le conduira au tribunal pendant la paix de Trente Ans : "Voici le début d’un autre ouvrage [de Protagoras] : “Je ne peux pas savoir ce que sont les dieux, ni ce qu’ils ne sont pas, ni quel est leur aspect. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d’abord l’absence d’indications sur le sujet, ensuite la brièveté de la vie humaine”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.51 ; Diogène Laërce précise que la première lecture de ce livre a eu lieu chez Euripide : "Le premier de ses ouvrages qu’il lut fut le traité Sur les dieux dont nous venons de parler. La lecture fut assurée par son élève Archagoras fils de Théodotos, à Athènes chez Euripide", Diogène Laërce, Vie et doctrines des philosophes illustres IX.54). Nul doute qu’Euripide aura une bonne idée en s’exilant vers Pella en -408 : il évitera ainsi de finir comme Socrate, condamné à mort par les Athéniens. Car si ceux-ci ne croient certes plus dans leurs anciens dieux et ne veulent plus y croire, ils continuent néanmoins à aspirer à un ordre supérieur de remplacement aussi immédiatement accessible et compréhensible que celui de ces anciens dieux, que ni la démocratie réclamant un investissement individuel et collectif constant pour des buts incertains, ni la science qui réclame des études toujours plus poussées pour des découvertes fragiles, ni la justice citoyenne qui réclame des ajustements perpétuels en sachant qu’elle ne parviendra jamais à l’équité parfaite, et encore moins la philosophie qui multiplie les paradoxes pour ne proposer qu’une méthode valorisant les questions au détriment des réponses (dans le cas de Socrate), ou des Idées situées en dehors de notre monde sensible (dans le cas de Platon), ne leur semblent pouvoir incarner. Nous verrons dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans qu’entre la sagesse/habileté/instruction du philosophe idéaliste que défend Euripide et Socrate, et la sagesse/habileté/instruction du sophiste démagogue que défend par exemple Calliclès dans Gorgias de Platon, ils iront jusqu’à préférer la seconde à la première, car au moins la seconde peut apporter un confort matériel, tandis que la première n’apporte aucun confort matériel ni spirituel ("Ainsi on a qualifié de "sophos" ["sofÒj/sage" au sens de "habile, instruit"] Anaxagore, Thalès, et tous ceux qui leur ressemblent, mais pas de "phronimos" ["frÒnimoj/sage" au sens de "sensé, prudent"], parce qu’on les voyait ignorants de tout ce qui est pratique, parce qu’ils savaient un grand nombre de choses mystérieuses, merveilleuses, difficiles et divines, mais inutiles, parce qu’ils ne cherchaient pas les biens purement humains", Aristote, Ethique à Nicomaque 1141b). Les philosophes, ensuite. On pourrait croire que la persistance d’Euripide à écrire des tragédies aussi systématiquement hostiles à tout principe découle de ce qu’il y trouve une raison d’être, mais rien n’est moins sûr : il apparaît tel un Faust aigri et solitaire dans sa cellule de Salamine ("On raconte que s’étant fait aménager à Salamine une grotte avec une ouverture en direction de la mer, il s’y cloîtra pour fuir le monde. De là il s’inspira du bruit de la mer pour composer ses nombreuses harmonies imitatives. Il était d’apparence bougonne, triste, engoncée, détestant la plaisanterie comme le lui reproche Aristophane : “Il a le salut acerbe”", Vie d’Euripide ; "Dans l’île de Salamine se trouve une sombre et affreuse grotte, que j’ai vue. C’est là, selon Philochore, qu’Euripide composait", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.20), peu intéressé au fond par la carrière tragique qu’il a pourtant embrassée ("Il était hautain, et il fut naturellement pris à parti par beaucoup de dramaturges à cause de son peu de considération pour le domaine du théâtre, ce qui profita à Sophocle. Les auteurs de comédies, qui l’ont démoli, le détestaient", Vie d’Euripide), et refusant toutes les séductions des Méphistophélès qui l’abordent ("Voici des vers d’Alexandre l’Etolien sur [Euripide] : “L’élève du vieil Anaxagore me semble d’un abord sauvage, il n’est pas ami du rire et même le vin ne le déride pas”", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.20). Il est intéressant de constater que son contemporain Agathon, tragédien dont la postérité ne conservera aucune œuvre et qui ne restera dans la mémoire collective que comme l’organisateur du célèbre banquet couronnant sa victoire sous l’archontat d’Euphèmos réunissant tous ses amis philosophes, que Platon racontera plus tard dans Le banquet ("Platon n’avait que quatorze ans quand Agathon remporta le prix, car ce fut à la fête des Pressoirs sous l’archontat d’Euphèmos [entre juillet -417 et juin -416] qu’il obtint cette couronne, or Platon est né sous l’archontat d’Apollodore [entre juillet -430 et juin -429]", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes V.57) et auquel Aristophane fera une rapide allusion dans Les grenouilles (en disant au vers 85 qu’Agathon mort est entré au "banquet des bienheureux"), ne paraît pas davantage heureux : le nombre de ses paradoxes est aussi élevé que chez Euripide (au point qu’Aristophane, au vers 100 de sa comédie Les thesmophories, qualifiera les tragédies d’Agathon de "sentiers de fourmis", par allusion à leurs raisonnements qui, comme les fourmis, zigzaguent dans tous les sens), son public en est déconcerté, et lui-même reconnaît qu’ils lui permettent de se constituer en l’absence de toute autre voie morale ("Le poète Agathon recourait souvent à l’antithèse. Quelqu’un, pour le corriger, lui proposa de retrancher ce procédé de ses tragédies : “Vous ne voyez donc pas, mon ami, répliqua-t-il, qu’ainsi je ne serais plus Agathon ?”, tant il aimait les antithèses, et tant elles constituaient l’essence de ses pièces", Elien, Histoires diverses XIV.13).

 

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La meilleure façon de comprendre l’embarras dans lequel s’enfoncent les hérauts des quatre nouveaux dieux dont nous venons de parler, est de nous attarder sur Anaxagore.


Comme la majorité des premiers scientifiques grecs, Anaxagore est originaire d’Ionie, le pays du Sage Thalès. Les anciens le rattachent à l’académie de Milet fondée par ce dernier, en précisant qu’il a eu pour maître Anaximène. Ses futures conclusions nous laissent supposer qu’il a subi aussi l’influence d’Héraclite, soit parce qu’il a reçu directement ses leçons (Héraclite a enseigné à Ephèse, qui se trouve non loin de Clazomènes la cité natale d’Anaxagore), soit parce qu’il a lu son livre où il résume ses recherches ("L’œuvre qui porte [le nom d’Héraclite] traite de la nature en général, et parle de l’univers, de la politique et de la théologie", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.5 ; "Le livre d’Héraclite est intitulé Les Muses par les uns, Sur la nature par les autres", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.12) qui est après le Sur la nature d’Anaximandre le plus ancien livre scientifique connu. Héraclite pensait que si les choses sont ce qu’elles sont, ce n’est pas à cause des soi-disant héros ou des soi-disant dieux, mais à cause du feu, qui en s’apaisant ou en s’intensifiant dissocie ou associe tout ce qui nous entoure ("Il croyait que toutes choses sont composées du feu et se résolvent dans cet élément, que tout se fait par un destin et que tout s’arrange et s’unit par les changements des contraires", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.7), il en déduisait que le monde est en perpétuel mouvement ("Le présent me semble éphémère et l’avenir désolant [c’est Héraclite qui parle] : je vois l’embrasement et la ruine de l’univers, je gémis sur l’instabilité des choses, tout y flotte comme dans un breuvage en mixture, amalgame de plaisir et de peine, de science et d’ignorance, de grandeur et de petitesse, le haut et le bas s’y confondent et alternent dans le jeu des siècles", Lucien, Les sectes à l’encan 14) : de là vient la célèbre formule selon laquelle "on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve", rapportée par Platon ("Héraclite dit que tout passe, que rien ne subsiste, et comparant au cours d’un fleuve les choses de ce monde : “Jamais vous ne pourrez entrer deux fois dans le même fleuve”", Platon, Cratyle 402a) et par Plutarque ("“On ne descend pas deux fois dans le même fleuve”, dit Héraclite : on ne trouve pas non plus deux fois dans le même état une substance périssable, la rapidité de ses changements est telle qu’un instant en réunit les parties et un instant les disperse, elle ne fait que paraître et disparaître", Plutarque, Sur le E du temple de Delphes ; "Une cité étant aussi toujours la même, n’est-il pas juste qu’elle participe au blâme de ses ancêtres, comme elle partage leur puissance et leur gloire ? Ou voulons-nous imprudemment tout ramener à ce fleuve d’Héraclite où personne, disait ce philosophe, ne descend deux fois, sous prétexte que la nature fait subir à tous les êtres des changements continuels ?", Plutarque, Sur les délais de la justice divine ; "Les eaux des fontaines et des rivières sont toujours fraîches et nouvelles puisque, suivant Héraclite, on ne descend pas deux fois dans le même fleuve, parce que ses eaux se renouvellent sans cesse", Plutarque, Questions naturelles 2). On retrouve cette conception athée d’un monde en constante transformation dans le discours d’Anaxagore, dont le livre Sur la nature nous est parvenu de façon fragmentaire. Au VIème siècle le philosophe Simplicios de Cilicie a écrit des commentaires conservés sur plusieurs traités d’Aristote, en citant des œuvres d’autres philosophes, dont le Sur la nature d’Anaxagore qui existait encore en son temps, pour argumenter ses positions : au XIXème siècle, le grand philologue allemand Hermann Diels a rassemblé toutes ces citations du Sur la nature d’Anaxagore par Simplicios, révélant ainsi dans ses grandes lignes la logique intellectuelle d’Anaxagore. Ce dernier, à l’instar d’Héraclite, veut remplacer les dieux par des briques élémentaires qui s’unissent et se désunissent en permanence ("Nous devons penser que, dans tous les composés, des parties nombreuses et de toutes sortes existent, semences de toutes choses présentant des formes, des couleurs et des saveurs de toute espèce", Hermann Diels, Fragments du Sur la nature d’Anaxagore, fragment 4), et résume sa pensée par une formule que le physicien Lavoisier reprendra au XVIIIème siècle et qui est aussi célèbre que celle d’Héraclite : "Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" ("Les choses dans notre monde unique ne sont pas isolées les unes des autres, ni tranchées comme à la hache, ni le chaud à partir du froid, ni le froid à partir du chaud", Hermann Diels, Fragments du Sur la nature d’Anaxagore, fragment 8 ; "Les Grecs parlent mal quand ils disent : “naître” et “mourir”. Car rien ne naît ni ne meurt, les choses déjà existantes se combinent puis se séparent de nouveau. Pour parler correctement, il faudrait donc appeler “composition” le début des choses et “désagrégation” leur fin", Hermann Diels, Fragments du Sur la nature d’Anaxagore, fragment 17). Ce sont ces briques élémentaires, qu’il appelle "homomères/Ðmoiomer»j" (littéralement "parties/mšroj semblables/Ômoioj"), qui en s’assemblant donnent naissance ici à une fougère, là à une vache, ou à un être humain, ou une montagne de silex, et ces fougère, vache, être humain et montagne de silex se décomposent nécessairement un jour pour donner naissance ici à une montagne d’argile, là à un autre être humain, ou à un chat, ou à un fraisier. Anaxagore a un fan, nommé Démocrite, qui veut absolument devenir son élève, mais qu’il trouvera trop exalté et repoussera finalement. Démocrite en tirera beaucoup d’amertume ("Certains disent aussi qu’[Anaxagore] s’attira l’inimitié de Démocrite pour avoir refusé de dialoguer avec lui", Diogène Laërce, Vies et doctrines de philosophes illustres II.14 ; "Favorinus [philosophe de tendance incertaine au tournant des Ier et IIème siècles, élève de Dion Chrysostome, maître d’Aulu-Gelle et ami de Plutarque], dans ses Histoires diverses, raconte que Démocrite accusa [Anaxagore] de s’être approprié ce qu’il avait écrit sur le soleil et la lune, d’avoir traité ses opinions de surannées et soutenu qu’elles n’étaient pas de lui, et d’avoir défiguré son système sur la formation du monde et sur l’entendement, par dépit qu’Anaxagore ait refusé de l’admettre auprès de lui", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.34-35), mais restera malgré tout fidèle à la pensée de son idole, notamment en développant sa théorie des homomères/briques élémentaires, qu’il rebaptisera du nom d’"inséparables/¥tomoj" (de "tomos/tÒmoj" signifiant "divisé, séparé, tranché" qui a conservé le même sens en français [par exemple un livre en deux "tomes" est un livre que l’on peut "diviser, séparer, trancher" en deux morceaux], précédé du préfixe privatif "a-" qui a aussi conservé le même sens en français [par exemple, une musique "atonale" est une musique qui "n’est pas" soumise aux lois de la musique tonale, un homme en "apesanteur" est un homme qui "n’est pas" soumis à la pesanteur]). Les physiciens du XXème siècle prouveront la valeur de cette théorie en reprenant ce terme "¥tomoj/atome" pour nommer les briques élémentaires qui apparaîtront sur leurs oscilloscopes et qui feront le malheur des habitants d’Hiroshima et de Tchernobyl. Anaxagore voit donc juste, puisqu’il subodore avec deux mille cinq cents ans d’avance le contenu de la matière. Mais il bute sur un problème, qui est exactement le même problème que les physiciens d’aujourd’hui, en l’an 2000 : si le monde n’est pas composé de dieux mais de briques élémentaires (ou "homomères" ou "atomes") qui s’unissent et se désunissent en permanence, quel est le mécanisme qui produit ces unions et ces désunions ? Quand on interroge un physicien d’aujourd’hui sur la matière, il est souvent intarissable : il peut parler pendant des heures sur les électrons ou sur les noyaux d’atomes. Mais quand on l’interroge sur les liens qui unissent et désunissent cette matière, autrement dit sur les forces, la question est souvent suivie d’un bégaiement ou d’un grand silence : qu’est-ce que la force électronucléaire ? qu’est-ce que la gravité ? Anaxagore est pareillement ennuyé : il peut parler pendant des heures sur les homomères de la matière, mais il reste très silencieux sur le pourquoi des allers et venues de ces homomères. Pour essayer de contourner le problème, il invente alors un nouveau concept, le "Noos/NÒoj", qu’on peut vaguement traduire en français par "Esprit, Ame, Intelligence supérieure" (un avatar de "Noun", chaos primitif dans la mythologie égyptienne, qu’Anaxagore aurait développé pour en faire une abstraction cosmique ?), désignant une entité informe aux dimensions de l’univers, un absolu contenant toutes les combinaisons possibles de briques, et pour cette raison source et fin de toutes choses, créateur du monde, créateur du ciel et de la terre, créateur du jour et de la nuit, créateur des végétaux et des animaux, créateur de l’être humain dont il maîtrise la destinée, en même temps extérieur et intérieur à toutes ses créatures ("En tout il y a une part de tout, sauf du Noos", Hermann Diels, Fragments du Sur la nature d’Anaxagore, fragment 11 ; "Les choses participent de tout, seul le Noos est infini, agissant par lui-même, sans mélange avec aucune chose, il subsiste seul isolé à part soi. Car s’il n’était pas à part soi mais mêlé à quelque autre chose, il participerait de toutes choses en tant que mêlé à celle-là, puisqu’en tout il y a une part de tout, comme je l’ai dit, et ce mélange l’empêcherait d’actionner chaque chose comme il peut le faire, étant isolé à part soi. C’est, de toutes choses, ce qui existe de plus subtil et de plus pur, il possède toute connaissance de tout et sa force est suprême. Tous les êtres animés, grands et petits, sont actionnés par le Noos, dès le commencement c’est lui qui a produit la révolution générale et en a donné le branle. Tout d’abord cette révolution n’a porté que sur peu de choses, puis elle s’est étendue davantage et elle s’étendra encore, toujours de plus en plus. Ce qui est mêlé, ce qui est distinct et séparé, le Noos en a toujours eu connaissance complète, il a tout ordonné comme ce devait être, tout ce qui a été, est maintenant et sera plus tard, et aussi cette révolution même qui entraîne les astres, le soleil, la lune, l’air et l’éther, depuis qu’ils sont distincts. C’est cette révolution qui a amené leur distinction, et qui distingue aussi le dense du dilaté, le chaud du froid, le lumineux de l’obscur, le sec de l’humide. Il y a beaucoup de parts dans beaucoup de choses, mais il n’y a jamais distinction complète, séparation absolue entre une chose et une autre, sauf pour le Noos. Tout le Noos est semblable, le plus grand et le plus petit, et si une chose ne ressemble jamais à une autre chose en apparence c’est parce qu’elle prend la forme de ce qu’elle contient le plus", Hermann Diels, Fragments du Sur la nature d’Anaxagore, fragment 12 ; "Quand le Noos a commencé à mouvoir, dans tout ce qui a été mû une distinction s’est produite. Jusqu’où s’étendait ce mouvement dû au Noos, jusque-là s’est étendue la séparation, et la révolution des choses ainsi mues et séparées les a séparées encore davantage", Hermann Diels, Fragments du Sur la nature d’Anaxagore, fragment 13 ; "Le Noos se trouve présent, maintenant comme toujours, là où sont toutes les autres choses, dans la masse environnante, dans les choses séparées et dans celles qui se séparent", Hermann Diels, Fragments du Sur la nature d’Anaxagore, fragment 14). Outre Démocrite, Anaxagore a d’autres admirateurs, qu’il consent à prendre pour élèves, notamment Périclès, Euripide, Socrate, ainsi qu’Archélaos qui prendra sa succession à la tête de son école de Lampsaque (Eusèbe de Césarée rappelle en quelques lignes cette filiation qui part de Thalès à Milet pour aboutir à Socrate à Athènes : "Parmi les Sept Sages se trouvait Thalès de Milet qui, le premier chez les Grecs, étudia la nature, enseigna la marche du soleil entre les tropiques, la cause des éclipses de la lune, de ses phases lumineuses et des équinoxes, ce fut l’homme le plus illustre entre les Grecs. Thalès eut pour élève Anaximandre fils de Praxiadès, également de Milet, qui fut le premier constructeur de gnomons, qui servent à connaître les conversions du soleil, les saisons, les heures et les équinoxes. Celui-ci eut pour élève Anaximène fils d’Eurystratos, aussi originaire de Milet, lequel fut le maître d’Anaxagore, fils d’Hégésiboule de Clazomènes. Ce dernier fut le premier philosophe qui réforma la notion des principes, car non seulement il raisonna sur la substance en général comme l’avaient fait ses devanciers, mais encore sur la nature du mouvement : “A l’origine, dit-il, toutes les choses étaient confuses, puis le Noos en les pénétrant introduisit l’ordre dans le chaos”. Anaxagore a eu trois élèves : Périclès, Archélaos et Euripide. Périclès était le premier citoyen d’Athènes, l’emportant sur tous ses concitoyens en richesse et en naissance. Euripide s’étant par la suite adonné à la poésie fut qualifié de “philosophe du théâtre”. Quant à Archélaos, il dirigea à Lampsaque, après Anaxagore, l’école que celui-ci y avait ouverte. Etant venu à Athènes, Anaxagore y enseigna, et attira auprès de lui de nombreux auditeurs, dont Socrate", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique X.14 ; il s’appuie sur les auteurs qui l’ont précédé, tel Strabon ["De Clazomènes est originaire le célèbre physicien Anaxagore, élève d’Anaximène de Milet. Archélaos le physicien et Euripide le poète suivirent ses cours", Strabon, Géographie, XIV, 1.36] ou Clément d’Alexandrie ["Anaximandre de Milet, fils de Paxiadès, succéda à Thalès. Anaximène fils Eurystratos lui succéda, et ensuite Anaxagore de Clazomènes fils d’Hégésiboule. Celui-ci fit passer son enseignement d’Ionie à Athènes. Lui succéda Archélaos dont Socrate fut l’élève", Clément d’Alexandrie, Stromates I.14], ou Diodore de Sicile qui évoque au passage la tragédie Mélanippe d’Euripide dont nous avons parlé plus haut qui a causé des soucis à son auteur ["Euripide, élève du physicien Anaxagore, semble avoir les mêmes idées sur l’origine du monde lorsqu’il dit dans Mélanippe : “Ainsi le ciel et la terre étaient confondus dans une masse commune, quand ils furent séparés l’un de l’autre. Tout prit vie et naquit à la lumière, les arbres, les oiseaux, les animaux que la terre nourrit, et le genre humain”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.7]). Platon, le disciple de Socrate, remplacera le Noos par les Idées, mais le fond de son discours restera le même que celui d’Anaxagore : enfermés dans la caverne, les hommes ne vivent que par les reflets des Idées qui entourent cette caverne, entités abstraites bien loin de l’idéal de rationalité initié par Thalès, mais nécessaire pour combler le grand point d’interrogation sur lequel butent les continuateurs de ce dernier, le même que bien plus tard les continuateurs du positivisme d’Auguste Comte, celui du pourquoi. Comme on le voit, le Noos d’Anaxagore (suivi par la vertu chez Socrate, puis par les Idées chez Platon, puis par l’ontologie chez Aristote, puis encore par l’atome chez Epicure [qui complète Démocrite en disant que l’atome est animé par un besoin de jouissance : "L’Athénien Epicure fils de Néoclès prétend trancher toute vaine discussion au sujet du divin : il enseigne que rien ne tire son origine de rien, que l’univers a toujours été et sera toujours tel qu’il est, que rien de nouveau ne s’accomplit dans l’univers excepté le temps infini qui existe déjà, que l’univers est un corps non seulement immuable mais encore infini, selon lui le bien suprême est la volupté", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique I.8], puis par le Pneuma cosmique chez les stoïciens, puis par le livre chez les premiers conservateurs du Musée d’Alexandrie) est déjà complètement le Dieu chrétien. Et pourtant il apparaît cinq siècles avant l’ère chrétienne.


Ces cinq siècles qui séparent Périclès du christianisme sont en fait, dans la molle agonie du dieu Démocratie qui ne se relèvera jamais de la chute d’Athènes en -404, dans la poussière et les champignons qui s’accumuleront sur les rouleaux du dieu Science des bibliothèques d’Alexandrie, de Pergame, d’Ephèse et d’Athènes, dans l’irrésistible captation du dieu Justice par les légions romaines, dans les ratiocinages du dieu Philosophie écrasé par la complexité qui l’entoure, une marche lente mais implacable vers l’absolu chrétien, qui comblera en même temps la masse du peuple et les élites. Nous avons rappelé que Sophocle, égaré en -409 par le contexte politique dramatique, se met soudain à croire avec la majorité des Athéniens en l’existence d’un homme providentiel capable d’établir un royaume de concorde et de paix qui ne soit ni un retour au régime des Adrastes de jadis ni une prolongation de la démocratie qui s’est noyée en -411. Un passage de Clément d’Alexandrie va encore plus loin, en citant un passage d’une tragédie dans laquelle Sophocle apparaît comme un parfait proto-chrétien, qui appelle à brûler toutes les idoles du passé et à tourner les yeux vers le ciel où règne un Dieu unique et infini ("La tragédie, nous arrachant au culte des idoles, nous apprend à diriger nos regards vers le ciel. En effet, Sophocle, selon l’historien Hécatée qui a écrit sur Abraham et les Egyptiens, s’écrie à haute voix sur la scène : “En vérité, il est un seul dieu qui a fait le ciel et la terre immense, l’étendue de la mer bleuâtre, et la violence des vents. Mortels que nous sommes, dans une profonde erreur de notre cœur, avec l’espoir d’éloigner de nous les infortunes, nous consacrons des statues de pierre ou de bronze aux dieux, nous en formons des images d’or ou d’ivoire, nous leur immolons des victimes, nous célébrons en leur honneur des solennités pompeuses, et nous croyons ainsi remplir les devoirs de la piété”", Clément d’Alexandrie, Stromates V.14). Ce passage a fait couler beaucoup d’encre. Pour notre part, il nous laisse dubitatifs. Si ce passage est authentique, il serait bon de connaître son contexte : on pourrait imaginer qu’il est, comme la tirade de Bellérophon sur les bienfaits de l’avarice dans la tragédie d’Euripide que nous avons mentionnée plus haut destinée à être combattue dans la suite de la tragédie, une tirade d’un personnage peu fréquentable voué par Sophocle à échouer de la même façon dans la suite de sa tragédie. Et si le passage est faux, on devine sa fonction : on remarque qu’il ne s’agit pas d’un extrait puisé directement chez Sophocle, mais chez l’historien Hécatée utilisé par les juifs pharisiens au début de l’ère impériale romaine pour tenter de convaincre leur auditoire qu’un lien très ancien existait entre la culture juive et le judaïsme, et par les premiers chrétiens à la même époque - dont Clément d’Alexandrie - pour tenter de convaincre leur auditoire que le christianisme a été annoncé par la culture grecque et incarne le Vrai Israël, autrement dit les uns et les autres avaient autant intérêt à présenter ce passage comme authentique. Mais que ce propos attribué à Sophocle soit vrai ou non, peu importe : notre analyse nous amène à penser que son contenu est compatible avec Sophocle, car le tritagoniste imposé par ce dernier et repris par ses successeurs, et même par son vieux maître Eschyle, incarne complètement l’appel à un conciliateur capable de rassembler les contraires qu’on lit dans le propos en question. Sophocle comme la masse du peuple, comme toutes les élites engluées dans leurs domaines spécieux qui ne leur apportent plus la même exaltation qu’autrefois (Anaxagore notamment semble aussi sombre qu’Euripide : "On ne vit jamais Anaxagore de Clazomènes rire ni même ébaucher un sourire", Elien, Histoires diverses VIII.13) et qui apparaissent de plus en plus comme des passe-temps, tous aspirent à une réponse simple et immédiate. La tragédie n’apparaît plus comme le lieu qui peut révéler cette réponse : après Euripide qui l’a transformée en espace de débat philosophique, et Platon qui l’a boudée pour inventer le théâtre dans un fauteuil (sur lequel on réfléchit seul et en silence, et non plus au milieu d’une foule criarde et exaltée), elle devient ce qu’elle est encore aujourd’hui, un simple divertissement au sens pascalien. Dans un monde infini dont le centre est partout et la circonférence nulle part, Clisthène de Sicyone et son petit fils Clisthène le jeune ont voulu montrer la misère de l’homme sans la démocratie, Thalès et Anaxagore la misère de l’homme sans la science, Solon la misère de l’homme sans la justice, Socrate et Euripide la misère de l’homme sans la philosophie, et tous ont échoué à rassembler dans leurs domaines respectifs les masses veuves de leurs héros et de leurs dieux passés : le christianisme ne fera que se substituer à eux, et finalement les réduire au silence après avoir réussi à convaincre ces masses de la misère de l’homme sans Dieu.


  

Acte III : Sophocle

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