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-496 : Naissance de Sophocle

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Clisthène de Sicyone

Thespis, Phrynichos, Eschyle

Après Eschyle

Nouveaux dieux

Clisthène d’Athènes

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Le théâtre que nous connaissons aujourd’hui est un ensemble composé de deux entités : d’un côté la salle, qui est le domaine du réel, du vrai, de l’être, et de l’autre côté la scène, qui est le domaine de l’irréel, du faux, du paraître. Parler de la naissance du théâtre pose un problème de vocabulaire. On ne peut pas utiliser les mots "salle" et "scène" pour parler les domaines du réel et de l’irréel avant l’apparition du théâtre, puisque les mots "salle" et "scène" appartiennent au théâtre. Or les domaines du réel et de l’irréel n’ont pas été inventés par la Grèce, ils existent depuis toujours. Nous nous trouvons donc devant un problème comparable à celui des physiciens qui se demandent : "Qu’y avait-il avant la création du temps ?", question paradoxale puisqu’elle suppose un "avant" mesurable en temps, et donc que le temps existait avant la création du temps. Pour sortir de cette situation, nous utiliserons deux mots de remplacement : d’une part le mot "civil" utilisé à la place de "salle", qui désignera tout ce qui concerne le domaine du réel, du vrai, de l’être, avant l’apparition du théâtre, et d’autre part le mot "cérémoniel" utilisé à la place de "scène", qui désignera tout ce qui concerne le domaine de l’irréel, du faux, du paraître, avant l’apparition du théâtre.


Quatre éléments sont à l’origine du théâtre : le tyran et le prétendant qui sont deux éléments civils, l’ode et la dionysie qui sont deux éléments cérémoniels.


D’abord, le tyran. On se souvient qu’à l’ère archaïque, entre -776 et -480, un nouveau type de gouvernement apparaît : celui du tyran ("tÚrannoj"). La différence entre le tyran et le basileus ("basileÚj", apparu à l’époque mycénienne, et qui a survécu jusqu’à la fin de l’époque des Ages obscurs) réside dans le rapport à l’argent : le basileus était animé par des principes (la gloire, l’honneur, la postérité, la famille) qui dans certaines circonstances pouvaient le conduire à sacrifier ses biens et sa vie, le tyran en revanche n’est animé que par le désir de garder le pouvoir, ce qui le conduit naturellement à s’entourer, pour les satisfaire autant que pour mieux les surveiller et éventuellement les combattre, de tous ceux pour qui les biens matériels et la vie valent davantage que les principes des anciens basileus, comme les propriétaires, les industriels, les artisans, les commerçants, qu’on désigne aujourd’hui sous le terme "bourgeois". Le basileus était un homme solitaire qu’on admirait ou qu’on haïssait, mais dans tous les cas qu’on considérait appartenir à une essence supérieure à celle de l’homme ordinaire, personne en revanche ne considère le tyran comme autre chose qu’un homme ordinaire parvenu au pouvoir grâce à ses relations ambiguës avec les plus influents acteurs économiques (le plus souvent, le tyran est l’un d’eux) et à ses manipulations politiques. Ainsi, paradoxalement, le régime tyrannique est l’embryon de la démocratie puisqu’il oblige le tyran, pour conserver le pouvoir, soit à composer avec ces acteurs économiques qui l’entourent parmi lesquels se trouvent des prétendants à sa succession, soit avec le peuple pour contrebalancer le poids de ces acteurs économiques : un tyran qui commence à rêver d’un destin personnel ou d’une politique de principes à la manière des anciens basileus, en oubliant d’appliquer une politique de droite de soutien au plus riches, ou une politique de gauche de soutien aux plus pauvres, ou une politique jouant habilement d’un soutien alterné aux premiers et aux seconds, se condamne lui-même à sa défaite, autrement dit, en ces temps où le système de mandat électoral est encore rudimentaire, à être banni ou assassiné. On peut dire aussi que le régime tyrannique de l’époque archaïque bénéficie à tout le monde en accroissant la prospérité économique, puisque les trois éléments qui le composent (tyran, prétendants, peuple) s’émulent mutuellement : le tyran pour garder le pouvoir est contraint de soutenir le peuple contre la bourgeoisie qui l’entoure ou de soutenir cette bourgeoisie contre le peuple, la bourgeoisie pour entretenir la bonne évolution de ses affaires est contrainte de soutenir le tyran contre le peuple ou le peuple contre le tyran, et le peuple pour obtenir tous types d’avantages sociaux est contraint de soutenir le tyran contre certains bourgeois de son entourage qui rêvent de prendre sa place ou de soutenir ces bourgeois contre le tyran.


Ensuite, le "prétendant". Nous désignons par ce terme tout homme qui rêve de conquérir le pouvoir pour devenir tyran à la place du tyran.


Ensuite, l’ode. Le mot "ode/òd»", "chant" en grec, désigne des œuvres d’aspects très variables qui ont en commun la volonté de louer, d’exalter, de magnifier un être ou une chose (un homme, un dieu, une cité, un trait de caractère...). L’ode peut vanter un mariage (hyménée), l’amour (épithalame), la victoire aux jeux (épinicie), la mémoire d’un défunt (thrène), ou autres. Dans la forme, l’ode évolue selon l’époque, selon son lieu de création, et selon la volonté de son auteur : elle peut être récitée ou chantée, destinée à un individu isolé (monodie) ou à un groupe (chœur), associée à la danse (hyporchème) ou à une procession (prosodion). Dans tous les cas, elle est un élément cérémoniel de stabilité, d’ordre, d’obéissance au monde. Elle ne remet jamais en cause l’être ou la chose dont elle parle. On doit remarquer que l’ode recourt parfois au dialogue, qui n’est donc pas une invention de la tragédie. L’Iliade notamment, ode monstrueuse de plus de quinze mille vers à la gloire des Grecs mycéniens qui menèrent la guerre de Troie, écrite ou compilée par l’aède ("¢iod»j", "chanteur" en grec, le mot est apparenté à "ode") Homère trois siècles avant l’invention de la tragédie, se distingue par son unité d’action (la colère d’Achille), son unité de lieu (Troie) et son resserrement temporel (l’action se déroule sur seulement six jours, depuis le retrait d’Achille sous sa tente jusqu’à la mort d’Hector), et par le fait que dans de nombreux passages les personnages s’y expriment en style direct (par exemple, plus de la moitié des six cent onze vers du livre I sont en style direct) : toutes ces caractéristiques se retrouveront dans le genre tragique, et plus généralement dans le genre théâtral. Comparons l’Iliade avec les plus anciennes tragédies qui ont survécu, celles d’Eschyle (Les Perses, Les Sept contre Thèbes) : formellement, les différences sont quasi nulles, dans les deux cas il s’agit d’œuvres cérémonielles alternant passages chantés et passages parlés, ces derniers étant constitués de longs monologues qui, bout à bout, forment des dialogues. Cette proximité entre les anciennes odes d’Homère et les tragédies primitives était déjà commentée dans l’Antiquité, par exemple par les philosophes Platon, qui voyait dans Homère l’ancêtre de tous les tragédiens ("Nous avons à parler de la tragédie, et d’Homère, qui en est le père", Platon, La République 598d ; Aristote de son côté est sensible à l’unité d’action qu’il constate dans l’Iliade et l’Odyssée : "En composant l’Odyssée, [Homère] n’a pas raconté toutes les péripéties vécues par Ulysse, comme ses blessures sur le Parnasse ou sa simulation de la folie au moment de la réunion de l’armée […], parce qu’il a voulu donner à l’Odyssée ce que nous appelons une “unité d’action”. Il a procédé de même pour l’Iliade", Aristote, Poétique 1451b), et Polémon, qui ne voyait dans les tragédies de Sophocle que des simples mises en scène des vers d’Homère ("[Polémon] estimait aussi beaucoup les œuvres de Sophocle, surtout ces endroits violents où, pour reprendre l’expression d’un poète comique, il semble aidé par un chien molosse. Il admirait aussi le style de ce poète dans ces autres endroits où, selon Phrynichos, il n’est “ni ampoulé ni confus et coule naturellement et avec grâce”. C’est pour cela qu’il disait qu’“Homère était un Sophocle épique, tandis que Sophocle était un Homère tragique”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IV.20 ; "Il trouvait son plaisir à la fois dans Homère et Sophocle et avait l’habitude de dire que chacun d’eux possédait la sagesse, ce qui l’amenait même à déclarer qu’“Homère était un Sophocle épique tandis que Sophocle était un Homère tragique”", Suidas, Lexicographie, Polémon P1887). Citant un certain Kynoulkos, Athénée de Naucratis affirme qu’Eschyle lui-même ne nia jamais sa filiation avec Homère, jugeant ses propres tragédies comme des "reliefs des festins d’Homère" ("A ces mots, Kynoulkos s’écria : “Comment cet homme pourrait-il réfléchir, non seulement sur les poissons, mais sur n’importe quel sujet, lui qui ne choisit que les arêtes des epsètes et des atherines et autres semblables chétifs poissons, laissant de côté les gros tronçons de salines ? Eubule [auteur de comédies au IVème siècle av. J.-C.], parlant des grands repas dans son Ixion, dit : « On y mange toujours de l’aneth, du persil, du cresson apprêtés, alors qu’il y a des gâteaux de farine non moulue » ; de même Ulpien, ce « Charon des marmites » pour parler comme mon compatriote Kerkidas de Mégalopolis [poète et législateur du IIIème siècle av. J.-C.], ne mange rien de ce qui convient à des hommes, se contentant d’observer si on a laissé une arête, ou une croûte à grignoter, ou un morceau de cartilage des mets qu’on a servis. D’ailleurs, il méprise le célèbre Eschyle qui a dit que ses tragédies étaient des reliefs des festins d’Homère, or Eschyle était un des plus grands philosophes car, ayant été injustement privé du prix au concours, comme Théophraste [premier directeur du Lycée, après la mort de son fondateur Aristote au IIIème siècle av. J.-C.] ou Chaméléon [d’Héraclée, élève d’Aristote au IIIème siècle av. J.-C.] dans son traité Sur l’hédonisme le rapportent, il déclara qu’il consacrait ses tragédies au Temps ["CrÒnoj", c’est-à-dire à la postérité, à l’Histoire] en étant persuadé qu’il en obtiendrait l’honneur qui lui était dû”", Déipnosophistes VIII.39). Néanmoins, des différences essentielles existent entre ces anciennes odes dialoguées et la tragédie, sur lesquelles nous reviendrons.


Enfin, la dionysie. Par ce terme, nous désignons toutes les fêtes en l’honneur de Dionysos. Les noms et les dates de ces fêtes diffèrent selon les époques et les lieux (anthestéries, lénéennes...). Le but en revanche reste toujours le même : l’abolition, durant les quelques jours que dure la fête, de toutes les différences sociales et l’oubli des soucis quotidiens. Dionysos est le dieu de la sève circulant dans les plantes, ce qui explique pourquoi il est souvent représenté dans un cadre naturel, s’appuyant sur un thyrse (bâton couvert de lierre), tenant une grappe de raisin ou une coupe de vin. Par analogie, il est également le dieu de la fécondité animale ou humaine, ce qui explique pourquoi il est souvent accompagné du cheval, animal réputé pour sa vigueur sexuelle, ou de satyres (êtres anthropomorphes au visage d’homme et aux sabots de cheval), et associé à l’image du phallus. Les qualités de Dionysos sont les mêmes que celles du vin : il apporte la joie, la  stimulation des sens, la perte de l’identité, l’impression de puissance. La dionysie préfigure ce que sera plus tard le carnaval de Venise : pendant les quelques jours de fête, l’artisan anonyme peut s’imaginer qu’il est un seigneur adoré, le marin pauvre peut s’imaginer qu’il est un grand soldat. La seule différence entre le carnaval vénitien et la dionysie grecque est que le fêtard vénitien masquera son identité volontairement, alors que le fêtard grec masque son identité sous l’emprise de la boisson. La dionysie est un élément cérémoniel d’instabilité, de désordre, de désobéissance au monde. Pendant quelques jours par an, elle remet en cause toutes les structures de la société. Elle est la cérémonie de tous les excès, de toutes les folies, de tous les débordements. Euripide nous en donne une petite idée au début de sa tragédie Les bacchantes, qui doit son titre à Bacchos ("B£kcoj", qui deviendra "Bacchus" en latin), surnom de Dionysos d’origine inconnue (les plus anciennes occurrences conservées de ce surnom apparaissent dans les chœurs de Sophocle, au vers 510 des Trachiniennes, au vers 154 d’Antigone et au vers 211 d’Œdipe roi), montrant les thiases ("q…asoj", terme d’origine inconnue désignant un groupe de fêtards joyeux et bruyants) dionysiaques s’amuser à courir après un bouc, l’égorger pour boire son sang et manger sa chair crue, avant que les femmes s’adonnent à des danses obscènes ("Il est doux, sur les montagnes, après la course des thiases, de se laisser tomber sur le sol enveloppé dans sa nébride [peau de faon], autour du bouc capturé, et de l’égorger pour boire son sang et manger sa chair crue. Se dressant vers les montagnes de Phrygie et de Lydie, Bromios ["BrÒmioj", "le Grondant", autre surnom de Dionysos] le premier crie : “Evoé ! ["EÙo‹", cri traditionnel de reconnaissance des fêtards dionysiaques]”. Le sol ruisselle de lait, et de vin, et de nectar d’abeilles. On dirait que s’élève la fumée de l’encens du Liban. Bacchos, tenant comme une torche la férule d’où sort la flamme rouge, précipite sa course, stimulant les chœurs vagabonds, les excitant de ses cris, jetant dans l’air sa chevelure voluptueuse. En même temps, avec des clameurs de joie, il fait retentir ces mots : “Allez, ô bacchantes, délices du Tmolos dont le fleuve roule de l’or ! Avec vos tambours aux lourds grondements, chantez votre Dionysos, célébrez par vos évoés le dieu de l’évoé, au milieu des cris et des clameurs de Phrygie, tandis que l’harmonieux lotos ["lwtÒj", instrument de musique fabriqué avec le lotus, d’où son nom] fait retentir ses accords sacrés qui s’unissent à vos transports ! A la montagne ! A la montagne !”. Alors, joyeuse, comme la pouliche avec sa mère dans le pré nourricier, la bacchante s’élance rapidement et bondit", Euripide, Les bacchantes 135-169). Parmi les rituels dionysiaques, le plus important est le "komos/kîmoj", une procession phallique. Le déroulement du komos est évoqué par Aristophane dans sa comédie Les Acharniens. On y voit un Athénien nommé Dicéopolis invoquer Dionysos ("O Dionysos, ô maître, puisse t’être agréable cette procession que je conduis et le sacrifice que je t’offre avec toute ma maison ! Accorde-moi de célébrer heureusement les dionysies des champs, débarrassé du service militaire, et que la trêve me porte bonheur, celle que j’ai conclue pour trente ans !", Aristophane, Les Acharniens 247-252), donner des instructions à sa fille qui porte la corbeille contenant les objets du sacrifice, ainsi qu’à deux esclaves qui portent un gigantesque phallus ("Allons, ma fille, porte la corbeille, gentille comme tu es, gentiment, les yeux baissés comme en mangeant de la salade. Heureux celui qui t’épousera et te fera des petites belettes [c’est-à-dire "des petites filles", les Grecs affectionnaient les belettes au point de les domestiquer comme nous domestiquons aujourd’hui les chats], qui seront aises autant que toi de lâcher des vents au point du jour [les Grecs attribuaient aux belettes l’habitude de produire des pets à répétition]. Avance et, dans la foule, prends bien garde qu’à ton insu on ne te vole tes bijoux en or. Xanthias, ayez soin tous deux de tenir droit le phallus derrière la canéphore. Moi je marcherai après vous en chantant l’hymne phallique. Quant à toi, ma femme, regarde-moi du haut de la terrasse. En avant", Aristophane, Les Acharniens 253-262), puis invoquer le phallus attribut de Dionysos ("Phallès [personnification du phallus], compagnon de Dionysos, joyeux convive, coureur de nuit, adultère, amant des jeunes garçons, au bout de cinq ans je peux enfin te saluer, de retour dans ma cité, la joie au cœur, après avoir conclu une trêve pour moi seul, délivré des tracas, des combats et des Lamachos ! Combien il est plus doux, ô Phallès, de surprendre Thratta volant du bois, la jolie bûcheronne, l’esclave de Strymodoros, revenant du mont Phellée, de la saisir à bras-le-corps, de la jeter à terre et de la dénoyauter ! Phallès, Phallès, bois avec nous ! Au sortir de l’ivresse, à l’aurore, tu avaleras un bon plat pour fêter la paix, et dans l’âtre on suspendra le bouclier !", Aristophane, Les Acharniens 263-279). Semos de Délos, géographe au tournant des IIIème et IIème siècles av. J.-C. cité par Athénée de Naucratis, complète cette description en précisant que les conducteurs de la procession portent un déguisement grotesque, que le principal d’entre eux se reconnaît grâce à son visage barbouillé de suie, et que les sujets des chants entonnés lors de la cérémonie sont toujours scabreux et irrévérencieux ("Les phallophores [porteurs du phallus], dit Semos de Délos, ne mettaient pas de masque, ils se ceignaient un plastron fait d’un tissu de serpolet, surmonté de feuilles d’acanthe, ils se mettaient une couronne épaisse entrelacée de lierre et de violettes, et paraissaient vêtus d’une caunace [manteau d’origine mésopotamienne garni de fourrure], s’avançant les uns par l’entrée ordinaire, les autres par le milieu des chœurs, et en mesure, disant : “Dionysos, c’est à toi que nous consacrons ces chants, variant nos accents sur un rythme simple. Ces chants seraient peu convenables devant des vierges. Nous ne ferons entendre aucun de ces chants triviaux, mais nous allons commencer un hymne nouveau”. Après ce début, ils s’avançaient en courant, et persiflaient ceux qu’ils voulaient en se postant devant eux. L’acteur phallophore marchait tout droit et tout barbouillé de suie", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.4). Ces chants sont des "comédies/kwmwd…a", c’est-à-dire étymologiquement des "odes/òd»" dédiées au "komos/kîmoj". Ce sont ces comédies dionysiaques qui, originellement délires improvisés d’ivrognes déguisés et barbouillés de suie, se structureront au cours des siècles pour donner naissance à des spectacles de plus en plus écrits et de plus en plus subtils moquant avec intelligence les faiblesses humaines (celles des plus hauts représentants de la cité comme dans Aristophane, autant que celles des individus ordinaires comme dans Ménandre ; les "phlyax/flÚax" de l’aire hellénophone sicilienne et italienne, dont aucun exemplaire n’a été conservé mais largement attesté par la peinture sur vases, équivalents de nos modernes farces, se rattachent aussi au genre de la comédie dionysiaque par leur contenu bouffon qui divise toujours les spécialistes, les uns voyant dans ces pièces des moqueries sur les petites gens ["phlyax/flÚax" dérive de "fluaršw/dire des niaiseries, bavarder pour ne rien dire, jacasser"], les autres les considérant comme des parodies burlesques de tragédies), constituant le genre théâtral de la comédie tel que nous le définissons aujourd’hui. Parallèlement à cette procession débridée du komos, les fêtards dionysiaques s’affrontent dans des concours de dithyrambes. L’historien Hérodote affirme que l’inventeur du dithyrambe est Arion de Méthymna, poète de la fin du VIIème siècle av. J.-C. ("[Périandre] était fils de Cypsélos et tyran de Corinthe. C’est de son vivant, dit-on à Corinthe ainsi qu’à Lesbos, qu’un prodige eut lieu : Arion de Méthymna aborda au cap Tainare sur le dos d’un dauphin. Citharède sans égal en son temps, ce dernier fut, à notre connaissance, le premier à composer des dithyrambes, le premier à les nommer ainsi et à les pratiquer à Corinthe", Hérodote, Histoire I.23). Mais Suidas remet en cause cette affirmation en disant qu’Arion a non pas inventé, mais simplement codifié le genre dithyrambique ("Originaire de Méthymna, poète lyrique, fils de Kykléos, il naquit durant la trente-huitième olympiade [entre -628 et -625]. Certains disent qu’il fut élève d’Alcman. Il composa des chants, et des préambules à deux épopées. Il prétendait aussi être l’inventeur du genre tragique, et le premier à avoir fixé un chœur pour chanter un dithyrambe, nommé ce chant ainsi, et présenté des satyres s’exprimant en vers", Suidas, Lexicographie, Arion A3886), des codes qui seront suivis par tous les auteurs de dithyrambes après lui, autrement dit le dithyrambe existait avant Arion mais n’obéissait pas à des règles précises : Arion a rendu académique ce genre qui ne l’était pas originellement. Un célèbre fragment d’Archiloque, rapporté par Athénée de Naucratis, achève de détruire l’affirmation d’Hérodote : "Je sais entonner un beau dithyrambe en l’honneur du roi Dionysos quand j’ai l’esprit foudroyé par le vin". Trois raisons donnent à ce fragment une grande importance pour notre étude. D’abord, sa date : le passage contient la plus ancienne occurrence du mot "dithyrambe" parvenue jusqu’à nous - un mot dont on ignore l’origine -, or son auteur Archiloque a vécu dans la première moitié du VIIème siècle av. J.-C., cela confirme donc que le genre dithyrambique existait bien avant la naissance d’Arion. Ensuite, le même fragment établit un lien étroit entre le dithyrambe et le vin. Enfin, il établit aussi un lien étroit entre le vin et Dionysos. Cette relation entre le dithyrambe, le vin et Dionysos est soulignée par l’historien Philochore et le poète comique Epicharme ("Philochore nous apprend que les anciens n’employaient pas les dithyrambes dans leurs libations en général, mais qu’ils les réservaient pour celles qu’ils adressaient à Dionysos, ayant la tête échauffée par les fumées du vin. S’ils célébraient les louanges d’Apollon, c’était paisiblement et avec le plus bel ordre. Archiloque dit à ce sujet : “Je sais entonner un beau dithyrambe en l’honneur du roi Dionysos quand j’ai l’esprit foudroyé par le vin”. Epicharme dit aussi dans son Philoctète : “Pas de dithyrambe où on ne boit que de l’eau”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.6). On déduit de ce fragment que les dithyrambes originels n’étaient pas autre chose que les équivalents antiques de nos modernes chansons à boire. Ces modernes chansons à boire sont souvent entonnées dans le cadre d’une cérémonie traditionnelle tolérée par le pouvoir, comme l’Oktoberfest de Munich ou la Saint Patrick de Dublin, à l’instar des dithyrambes entonnés dans le cadre cérémoniel de la dionysie. Dans leur contenu, elles abordent tous types de sujets : elles peuvent raconter la gloire du personnage ou de la ville auxquels la cérémonie est consacrée, mais elles peuvent aussi s’attarder simplement sur les bienfaits de l’ivresse, ou exprimer une opinion politique sur un sujet d’actualité - comme par exemple Le trente et un du mois d’août qui parle de la guerre entre la France et l’Angleterre sous la Révolution française, ou Madelon chantée par les soldats français pendant la première Guerre Mondiale. Sur ce point, on doit noter que, le vin brouillant le jugement, le contenu de ces chansons à boire comme celui des dithyrambes antiques manque toujours d’objectivité, de nuance et d’argumentation : de là vient l’adjectif "dithyrambique" qui, né du dithyrambe originel, a traversé les siècles pour désigner aujourd’hui un discours exagéré, excessif, caricatural. Plus précisément, les modernes chansons à boire comme probablement les dithyrambes de jadis apparaissent comme des pastiches sarcastiques d’œuvres que le pouvoir protège via les académies : si une académie finance la diffusion d’une œuvre à la gloire du héros Tartempion, on entendra bientôt des chansons à boire ridiculisant ce héros Tartempion ; si une académie finance une œuvre attentant à la mémoire du roi Machin, on entendra bientôt des chansons à boire parant le roi Machin de toutes les vertus ; et si une académie décrète que l’octosyllabe est le seul vers respectable, on entendra bientôt des chansons à boire en décasyllabes ou en alexandrins, ou en vers libres, ou en octosyllabes qui tourneront l’octosyllabe en ridicule. On constate par ailleurs que, musicalement, ces modernes chansons à boire sont souvent construites sur des questions-réponses partagées entre un meneur et le reste des chanteurs, entrecoupées par un refrain chanté par tous. Dans la chanson traditionnelle A boire, à boire, à boire par exemple, le meneur lance le premier vers avec une conclusion ouverte ("Bacchus assis sur un poinçon") repris par les autres chanteurs avec une conclusion fermée, puis de même avec le deuxième vers ("Faisait réciter la leçon"), puis de même avec les troisième et quatrième vers ("Aux enfants de la bouteille/Qui tenaient pour livre un gros flacon") auxquels répondent les cinquième et sixième vers ("Et chantaient tous à merveille/En disant : “Bon, bon, que le vin est bon !”"), puis tous ensemble chantent le refrain ("A boire, à boire, à boire !/Nous quitterons-nous sans boire ?/Nous quitterons-nous sans boire un coup ?/Nous quitterons-nous sans boire ?"). Rien n’interdit de penser que le dithyrambe originel se présentait sous la même forme, avec un exarchos ("œxarcoj", composé d’"¢rcÒj/chef, guide" précédé du préfixe "™k" qui contient une idée de mouvement : un exarchos est un "chef qui met en mouvement, qui donne le signal du départ") auquel répondaient les fêtards dionysiaques qui l’entouraient. Aucun dithyrambe d’Archiloque n’est parvenu jusqu’à nous, mais les éléments épars qui nous permettent de reconstituer sa vie et son œuvre nous incitent à conclure dans ce sens : Archiloque fut un grand pasticheur sarcastique d’Homère, il tourna en ridicule les valeurs établies de son temps héritées de l’époque mycénienne, celles de la gloire, de la mort héroïque, du respect indéfectible aux ancêtres, et contre les grandes odes traditionnelles aux longs vers uniformément répétés il imposa le genre court de l’épode, consistant en un assemblage de quelques distiques aux vers irréguliers. Le drame satyrique est, avec le komos et le dithyrambe, le troisième ingrédient de la dionysie. Le komos désigne spécifiquement une procession phallique, le dithyrambe désigne spécifiquement une chanson à boire, le drame satyrique quant à lui ("dr©ma/action" et "saturikÒj/qui concerne les satyres") désigne spécifiquement les actes accomplis durant la dionysie par les fêtards dionysiaques identifiés aux satyres compagnons de Dionysos. Suidas prétend que l’inventeur du drame satyrique est Pratinas de Phlionte, à la fin du VIème ou au début du Vème siècles av. J.-C. ("Fils de Pyrrhonidos ou Enkomios, originaire de Phlionte, poète tragique : il concourut contre Eschyle et Choerilos lors de la soixante-dixième olympiade [en -500], et fut le premier à écrire des drames satyriques. Pendant qu’il présentait une pièce, les échafaudages sur lesquels se tenaient les spectateurs s’effondrèrent, c’est pour cela qu’un théâtre fut construit pour les Athéniens. Il écrivit cinquante pièces, dont trente-deux drames satyriques. Il fut victorieux une fois", Suidas, Lexicographie, Pratinas P2230). Pausanias indique que les drames satyriques de cet auteur, ainsi que ceux de son fils Aristias, étaient tellement estimés dans l’Antiquité que les citoyens de Phlionte les ont enterrés sur l’agora de leur cité pour leur rendre hommage ("On y voit aussi le tombeau d’Aristias, fils de Pratinas. Les drames satyriques d’Aristias et de son père sont les plus estimés après ceux d’Eschyle", Pausanias, Description de la Grèce II.13). Le même Pausanias rappelle que la cité d’où est originaire Pratinas, Phlionte, doit son nom à Phlias supposé fils de Dionysos (probablement un bâtard conçu par l’égarement de sa mère lors d’une dionysie : "Je ne crois pas que Phlias, dont le nom est le troisième que le pays ait porté, fut fils de Keisos, fils de Téménos, comme le disent les Argiens. Il passait en effet pour fils de Dionysos et fut, dit-on, un de ceux qui s’embarquèrent sur le navire Argos. C’est aussi l’opinion du poète rhodien qui dit dans ses vers : “Phlias vint d’Araethyrée, Phlias que Dionysos son père avait comblé de biens et qui demeurait vers les sources de l’Asopos” [citation d’Apollonios de Rhodes, Argonautiques I.115-117]", Pausanias, Description de la Grèce II.12), ce qui permet de supposer que les dionysies étaient fréquentes à Phlionte, et que Pratinas, ayant grandi dans un tel environnement, a naturellement voulu s’y distinguer. Mais la vérité est que Pratinas, comme Arion par rapport au dithyrambe, est moins un inventeur qu’un codificateur. En désaccord avec Suidas en effet, Athénée de Naucratis précise bien que Pratinas a non pas créé le genre satyrique, mais au contraire restreint ses débordements en lui donnant des règles strictes : avec Pratinas, les fêtards dionysiaques musiciens ont été définitivement contraints d’accorder leurs solos auliques sur le texte des fêtards dionysiaques chanteurs, autrement dit Pratinas a transformé un joyeux n’importe quoi dans lequel chacun s’exprimait sans tenir compte des autres, en un spectacle définitivement ordonné et figé dans lequel quelques fêtards dionysiaques sélectionnés en conséquence, devenus des acteurs, n’ont plus eu aucun droit sinon celui d’exprimer la volonté d’un seul homme contenue dans un texte préétabli ("Pratinas de Phlionte parlant des joueurs d’aulos et des chœurs salariés pour remplir les orchestres, dit que certains désapprouvaient que ce ne fussent plus les musiciens qui réglassent le jeu de leurs aulos sur le chant des chœurs selon l’usage, mais les chœurs qui assujettissent leurs chants aux jeux des aulos. Or, il nous montre par l’hyporchème suivant ce qu’il pensait sur ce sujet : “Quel est donc ce bruit confus ? Quelles sont ces danses ? Quel trouble retentit à l’orchestre bruyant et dionysiaque ? C’est à moi, c’est à moi d’appeler Dionysos, c’est a moi de faire ce fracas, ce vacarme, courant avec les nymphes sur les montagnes, et chantant, comme le cygne, des airs mélodieux ! Que l’aulos se taise pendant les éloges de la reine, et qu’après cela il se fasse entendre, car il ne doit résonner que dans les bruyants plaisirs et dans les combats funéraires auprès des bûchers, laissant les généraux s’abandonner à leur fureur. Frappe donc, ô Dionysos !, cet homme qui préside à l’aulos phrygien, brûle ce roseau qui ne fait que se remplir de salive en émettant le bruit le plus dissonant, frappe cet ignorant qui ne sait pas jouer de ce corps formé avec une tarière ! Moi, je te chante des airs bien faits et infiniment meilleurs que les siens. O roi couronné de lierre, dont les triomphes sont accompagnés de dithyrambes, écoute donc favorablement ma muse dorique !”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.2). Le même Athénée de Naucratis poursuit en rappelant qu’originellement le drame satyrique était très lié à une danse frénétique appelée "sicinnis" - qui ne semble pas avoir eu d’autre principe que l’expression de cette frénésie incontrôlée -, et qu’il concernait tous les participants à la dionysie : il n’y avait pas d’un côté des fêtards dionysiaques spectateurs et de l’autre côté des fêtards dionysiaques acteurs déguisés en satyres, tous les fêtards dionysiaques étaient acteurs ("La danse satyrique est aussi appelée la “sicinnis”, dit Aristoclès [philosophe aristotélicien du IIème siècle, précepteur du futur Empereur Septime Sévère] dans le livre VIII de ses Chœurs, et les satyres étaient appelés “sicinnistes”. Certains affirment qu’elle fut imaginée par un barbare nommé Sicinnos, d’autres prétendent que cet homme était originaire de Crète, or selon Aristoxène [philosophe aristotélicien et musicologue du IVème siècle av. J.-C.] les Crétois sont tous danseurs. Scamon [de Mytilène, fils de l’historien Hellanicos au Vème siècle av. J.-C.], dans le livre I de ses Inventions, dit que “sicinnis” vient du mot grec "seio" ["se…w/secouer, agiter"], et que ce fut Thersite qui la dansa le premier. On s’occupa du mouvement rythmique des pieds avant de songer à celui des mains parce que dans le passé on exerçait beaucoup plus les pieds dans les jeux gymniques et à la chasse, or les Crétois sont tous des chasseurs et champions de course. D’autres disent que “sicinnis” est une inversion poétique de "kinèsis" ["k…nhsij/mouvement"], car les satyres la dansent avec un mouvement très rapide. Comme elle ne caractérise aucune passion, elle n’a jamais été en vogue. Tous les spectacles satyriques ne consistaient anciennement que dans des chœurs, de même que la tragédie, il n’y avait pas d’acteurs particuliers", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.7). Ces deux rappels d’Athénée de Naucratis, qui esquissent un drame satyrique originel très différent de ceux qui ont survécu jusqu’à nous, Les limiers de Sophocle et Le Cyclope d’Euripide qui datent du Vème siècle av. J.-C., sont par ailleurs conformes à l’image des satyres tels qu’ils apparaissent sur les vases avant Pratinas, comme ceux que nous reproduisons ici datant du milieu du VIème siècle av. J.-C. : on y voit un satyre jouant de l’aulos à la suite du cheval qui porte Héphaïstos. Ces vases témoignent que les satyres ne se sont jamais contentés de meubler un décor : ils agissent, ils dansent, ils chantent, ils jouent de la musique, on imagine mal par conséquent que les fêtards dionysiaques qui les imitaient ont attendu Pratinas à la fin du VIème siècle pour agir pareillement, danser, chanter et jouer de la musique. Jusqu’à quand, alors, peut-on remonter la date de création du drame satyrique ? L’apparition du ballet des satyres se confond-il avec l’apparition du culte à Dionysos ? Nous l’ignorons. Reste que le chant XVIII de l’Odyssée, datant du VIIIème siècle av. J.-C., a déjà toutes les caractéristiques d’un drame satyrique : entre deux moments importants du récit (la reconnaissance d’Ulysse par son fils Télémaque au chant XVI, puis par la nourrice Euryclée au chant XIX), on y voit une scénette plaisante servant d’intermède dans laquelle Ulysse déguisé en mendiant est tourmenté par les prétendants à la main de Pénélope qui, tels des satyres, dansent et chantent sans retenue autour de lui ("Les convives qui remplissent la salle goûtent le plaisir de la danse et du chant, car déjà le soir arrive", Odyssée XVII.605-606). Ce chant XVIII se suffit à lui-même, et son sujet burlesque, la barbe de Télémaque, est bien un sujet de drame satyrique : la servante Eurynomé ne comprend pas pourquoi Pénélope ne se réjouit pas de voir pousser la barbe de son fils Télémaque ("Ton fils n’est-il pas maintenant un jeune homme ? Et que demandais-tu aux immortels, sinon de voir sa première barbe ?", Odyssée XVIII.175-176), Pénélope lui explique que c’est parce qu’avant de partir à Troie Ulysse l’a incitée à choisir un de ces prétendants quand la barbe de Télémaque pousserait ("Au moment de quitter la terre de ses pères, [Ulysse] me prit la main droite au poignet, et me dit : “Femme, je ne crois pas que tous les Achéens guêtrés reviendront sains et saufs de Troie, car on dit que les Troyens sont de bons guerriers, bons lanciers, bons archers, bons cavaliers montés sur des chevaux rapides dont l’élan assure la victoire dans la guerre indécise. J’ignore si un dieu me ramènera ou si je périrai là-bas en pays troyen. Toi, prends soin de tout ici. Souviens-toi de mon père et de ma mère, reste en cette demeure telle que tu as toujours été, sois plus aimante encore quand leur fils sera loin. Puis, quand tu verras de la barbe à notre enfant, épouse qui tu voudras, et quitte la maison”", Odyssée XVIII.257-270). On pourrait facilement transposer ce chant XVIII dans une dionysie, les trois quarts des vers étant en style direct, et le dernier quart consistant en didascalies qui indiquent la position et les gestes des différents intervenants : on y verrait les fêtards dionysiaques bousculer l’un d’eux déguisé en mendiant et témoigner de leur désir pour un autre déguisé en Pénélope, puis le faux mendiant jeter ses haillons et leur montrer sa puissante musculature ("Ulysse ceint de ses haillons ses parties viriles, découvre de belles et fortes cuisses, ses larges épaules, sa poitrine et ses bras robustes. Athéna accourue double la vigueur de ce pasteur du peuple. Tous les prétendants sont frappés d’étonnement, se disant l’un à l’autre : “Bientôt Iros ne sera plus Iros et aura le mal qu’il a bien cherché : voyez les cuisses que découvre le vieux de dessous ses haillons !”", Odyssée XVIII.66-74), avant d’attraper un troisième fêtard déguisé en Iros et de le battre au milieu de ses congénères hilares ("Tous deux ayant levé les poings, Iros atteint à l’épaule droite Ulysse, qui frappe le cou de son adversaire sous l’oreille et y fracasse les os. Aussitôt un sang rouge emplit la bouche d’Iros, il tombe dans la poussière en hurlant, claque des dents, bat le sol des talons, sur quoi les nobles prétendants, levant les bras, éclatent de rire", Odyssée XVIII.95-100), la scénette se terminant par une joyeuse ribambelle dans laquelle le faux mendiant est porté en triomphe suite à sa victoire sur Iros ("Les prétendants se livrent de nouveau au plaisir de la danse et des douces chansons", Odyssée XVIII.304), tandis que Pénélope rentre au palais, soulagée de constater que, ses prétendants étant occupés à festoyer, son mariage est encore repoussé à plus tard. Avant de terminer sur ce sujet, notons que, même si Pratinas l’a rigidifié, le drame satyrique sera toujours associé à la rusticité de ses débuts, au point que, selon Vitruve, auteurs et spectateurs de l’Antiquité ne pourront jamais le concevoir dans un cadre autre que naturel, au milieu d’arbres, de grottes, de montagnes ("Il existe trois sortes de scènes : la première qu’on appelle tragique, la seconde comique, la troisième satyrique. Leurs décorations offrent de grandes différences : la scène tragique est décorée de colonnes, de frontons, de statues et d’embellissements magnifiques ; la scène comique représente des maisons particulières avec leurs balcons, avec des fenêtres dont la disposition est tout à fait semblable à celle des bâtiments ordinaires ; la scène satyrique est ornée d’arbres, de grottes, de montagnes et de tout ce qui compose un paysage", Vitruve, De l’architecture, V, 7.6).


Ces deux éléments civils (tyran et prétendant) et ces deux éléments cérémoniels (ode et dionysie) ont interagi pendant un certain temps :

 

L’ode

(élément cérémoniel)

Le tyran

(élément civil)

Le prétendant

(élément civil)

 

La dionysie

(élément cérémoniel)


Le tyran, qui veut conserver son pouvoir et ne pas être renversé par le prétendant, s’appuie sur des odes que créent les poètes vivant à sa cour. Ces odes honorent le tyran, ou la famille du tyran, ou un dieu emblématique du tyran. Grâce à elles, le tyran peut, face au peuple, légitimer sa position à la tête de la cité. Le tyran n’aime pas les dionysies, car elles sont une menace pour lui et pour la cité. C’est sans doute pour cette raison que Dionysos est quasiment absent de la littérature grecque avant le VIème siècle av. J.-C - Homère, au VIIIème siècle av. J.-C., ne le cite que deux fois dans l’Illiade : une fois de façon neutre (au cours d’une énumération de femmes célèbres, l’auteur évoque rapidement "Sémélé qui donna le jour à Dionysos, joie des mortels", Iliade XIV.325), et l’autre fois de façon négative (l’auteur le montre abandonnant lâchement ses nourrices persécutées par le Thrace Lycurgue, se réfugiant comme un poltron auprès de Thétis et de Zeus : "[Lycurgue] poursuivit un jour les nourrices de Dionysos Mainoménos ["MainÒmenoj", "le Délirant"] sur le Nyséion sacré. Toutes alors jetèrent leurs thyrses à terre, sous l’aiguillon de Lycurgue qui les poignait, tandis que Dionysos éperdu plongea dans la mer où Thétis le reçut, épouvanté, dans ses bras", Iliade VI.130-137). L’existence de Dionysos est pourtant très ancienne : son nom apparaît dès l’époque mycénienne (en linéaire B sous la forme "di-wo-nu-so-jo" sur les tablettes PY Ea 102 et PY Xa 1419, peut-être aussi par son qualificatif "Eleuthère/EleuqereÚj" soit "Emancipateur, Libérateur" sous la forme "e-re-u-te-re" sur les tablettes PY Cn 3, PY Na 252 et PY Wa 917, ou "e-re-u-te-ri" sur la tablette PY An 18, et par son premier nom "Bacchos" sous la forme "pa-ko" sur la tablette PY An 427, ou "pa-ko-we" sur la tablette PY Fr 1216 ; certains chercheurs supposent par ailleurs que le "pe-te-u" sur la tablette KN As 603 est la forme mycénienne de "Penthée", le roi de Thèbes qui s’opposa à l’instauration du culte dionysiaque dans sa cité, épisode raconté par Euripide dans sa tragédie Les bacchantes, ils supposent aussi que "sa-ka-re-u" sur les tablettes PY Ea 776 et PY Jn 431 et "di-i-ja-ke-re-u" sur la tablette PY An 218 sont les formes mycéniennes de "Zagreus /ZagreÚj", dieu associé à Dionysos, ils supposent encore que "si-ra-no" sur la tablette KN V 466 est la forme mycénienne de "Silène", satyre compagnon de Dionysos, et que "i-wa-ko" sur la tablette KN As 1516.18 et "i-wa-ka" sur les tablettes KN V 60.2, KN Uf 120, PY JN 310.16 et PY Ub 1317 sont les formes mycéniennes de "Iacchos/Iakcoj", autre surnom de Dionysos). Mais les basileus autant que les tyrans ne pouvaient que se méfier d’un dieu qui favorise l’ivresse, et au-delà l’instabilité sociale, le désordre, la remise en cause de leur propre autorité. Ils ont donc interdit pendant des siècles que Dionysos fût célébré à l’égal des autres dieux. Comme les poètes n’étaient pas comme aujourd’hui des créateurs indépendants, mais des créateurs protégés donc contrôlés par les basileus puis par les tyrans, il est logique que leurs odes gardent le silence sur Dionysos : un poète qui présentait une ode à la gloire de Dionysos était immédiatement suspecté de subversion, et perdait la protection de son basileus-mécène ou de son tyran-mécène.

 

L’ode

(élément cérémoniel)

 

Le tyran

(élément civil)

Le prétendant

(élément civil)

La dionysie

(élément cérémoniel)


Le prétendant quant à lui s’appuie sur les attentes du peuple qui s’expriment pendant les dionysies. Il joue avec les désirs des petits, des obscurs, des sans-grades, il leur suggère que les identités fictives et éphémères qu’ils se fabriquent pendant les dionysies grâce à la boisson, pourraient devenir réelles et durables grâce à lui s’il devenait tyran à la place du tyran. A l’artisan anonyme qui, après trois verres de vin, se prend pour un seigneur adoré, le prétendant dit : "Si tu m’aides à prendre le pouvoir, je t’aiderai à devenir un seigneur adoré. Le déguisement que tu portes seulement pendant quelques jours, tu le porteras pendant toute l’année, et ce ne sera plus un déguisement". Au marin pauvre qui, après trois verres de vin, se prend pour un grand soldat, le prétendant dit : "Si tu m’aides à prendre le pouvoir, je t’aiderai à devenir un grand soldat. Le déguisement que tu portes seulement pendant quelques jours, tu le porteras pendant toute l’année, et ce ne sera plus un déguisement". Le prétendant n’aime pas l’ode, cette création cérémonielle destinée au peuple, qui met à l’honneur le tyran, ou la famille du tyran, ou le dieu tutélaire du tyran, et qui est donc un obstacle à la remise en cause du pouvoir du tyran. Pourtant jusqu’au VIème siècle av. J.-C., le prétendant qui accède au pouvoir reproduit les mêmes erreurs que le tyran qu’il détrône : il commence à se méfier des dionysies parce qu’il craint qu’un nouveau prétendant les utilise pour le détrôner à son tour, et commande aux poètes qui l’entourent des odes qui le loueront pour tenter de légitimer sa prise de pouvoir.


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Mais vers -600, dans la cité de Sicyone, un événement apparemment anodin se produit, qui aura des conséquences phénoménales sur la Grèce d’abord, puis sur le monde entier. Cet événement est évoqué dans le célèbre passage de l’Histoire d’Hérodote que voici :

 


"Clisthène [prétendant de la cité de Sicyone], en guerre contre les Argiens, interdit aux rapsodes de chanter dans leurs concours les vers d’Homère, parce que dans ses vers cet auteur célébrait trop souvent les Argiens et leur cité. D’autre part, il désirait bannir de la cité l’Argien Adraste fils de Talaos, dont le temple sur l’agora de Sicyone subsiste encore aujourd’hui. Clisthène alla à Delphes demander à la Pythie s’il pouvait chasser le héros Adraste : la Pythie lui répondit qu’Adraste était le seul roi des Sicyoniens tandis que lui-même n’était qu’un brigand. N’ayant pas reçu l’autorisation de réaliser son projet, il chercha sur le chemin du retour un autre moyen de se débarrasser d’Adraste. Il eut alors l’idée de demander à Thèbes, en Béotie, l’autorisation d’importer le culte de Mélanippe fils d’Astacos. Les Thébains ayant donné leur accord, il lui consacra un sanctuaire dans le prytanée, et lui dressa une statue dans l’endroit le plus central. La raison de sa décision était que Mélanippe avait été le plus grand ennemi d’Adraste, qu’il avait tué son frère Mécistée et son gendre Tydée. Après l’avoir installé dans ce lieu, il consacra à Mélanippe les fêtes et les sacrifices qu’on consacrait auparavant à Adraste. Or le culte à Adraste avait une très grande importance car le pays avait appartenu à Polybe, et Adraste était le fils de la fille de Polybe : mort sans héritier mâle, Polybe avait fait d’Adraste son successeur. Entre autres honneurs qu’ils rendaient à Adraste, les Sicyoniens célébraient ses malheurs dans des chœurs tragiques et lui payaient un tribut de louanges sans s’adresser à Dionysos. Clisthène consacra ces chœurs tragiques à Dionysos, et ordonna que le reste de la fête honorerait Mélanippe. Ainsi agit-il à l’égard d’Adraste. Enfin, il changea les noms des tribus de Sicyone, afin que celles des Doriens n’eussent pas dans cette cité le même nom qu’elles avaient à Argos, et par celui qu’il leur donna il les couvrit de ridicule, tandis qu’il donna à la sienne un nom qui rappelait sa propre souveraineté : il appela les siens Archélaens ["Arcšlaoi/chefs du peuple"], et les autres Hyates ["U©tai", de "áj/porc"], Onéates ["One©tai", de "Ôneioj/âne"] et Choiréates ["Coire©tai", de "co…reioj/cochon"]", Hérodote, Histoire V.67-68

 

 

Prenons le temps de décortiquer ce passage.


Sicyone est une petite cité du nord du Péloponnèse. Au VIIème siècle av. J.-C., elle est sous la domination de la grande cité voisine Argos. Le gouvernement d’Argos, pour bien signifier cette domination, impose aux Sicyoniens de vénérer Adraste, un héros d’origine argienne. Lors des cérémonies en l’honneur de cet Adraste, Hérodote nous apprend que les Sicyoniens organisent des "chœurs tragiques", c’est-à-dire étymologiquement des chœurs associés au "tragos/tr£goj", soit "bouc" en grec. On ignore la signification de cette expression "chœur tragique". Doit-on comprendre que les Sicyoniens sacrifient un bouc en l’honneur d’Adraste ? Ou donnent-ils une récompense ayant la forme d’un bouc aux adorateurs les plus zélés d’Adraste ? Mystère. Retenons simplement que lors de ces cérémonies les poètes chantent des odes qui louent Adraste, et à travers lui la cité d’Argos qu’il représente, et que ces chants dédiés à Adraste sont associés à l’image du bouc. Par ailleurs, comme dans toutes les autres cités de Grèce, les Sicyoniens sont autorisés par le pouvoir argien à organiser des dionysies, ces fêtes totalement débridés en l’honneur de Dionysos : ces dionysies sont un temps et un espace de liberté, un exutoire, accordés aux Sicyoniens par leurs dominants argiens, ces derniers espérant par ce moyen canaliser le mécontentement que provoque leur domination sur Sicyone. C’est comme si aujourd’hui, en l’an 2000, la ville de Rouen imposait sa domination à la ville de Dieppe plus petite, en obligeant les Dieppois à célébrer l’illustre rouennais Pierre Corneille lors de fêtes officielles au terme desquelles les flagorneurs les plus démonstratifs seraient récompensés par un bouc ; à côté de ces fêtes officielles, Rouen autoriserait les Dieppois à exprimer leurs rancœurs et leur désir de liberté quelques jours par an lors d’une fête du cidre, les laissant se livrer à toutes les ivresses et toutes les débauches.


Vers -600, un Sicyonien nommé Clisthène s’empare du pouvoir dans sa cité, et en devient le tyran. Pour marquer son indépendance par rapport à Argos, il décide naturellement de mettre fin au culte du héros argien Adraste. La décision qu’il prend alors est inédite dans l’Histoire. Au lieu de combattre la cité d’Argos avec des lances et des épées, il choisit de la combattre avec une arme qu’il estime autrement plus redoutable : le rire. Au lieu de renverser tous types de représentations d’Adraste et d’interdire les odes en son honneur, il choisit de les préserver, pour les ridiculiser. Les cérémonies de louange à Adraste, ces chants associés à l’image du bouc, il les intègre dans les dionysies, pour que les fêtards dionysiaques les blasphèment, les insultent, les bafouent, les tournent en dérision. Parallèlement, dans ces mêmes dionysies, il accentue la déchéance d’Adraste en le confrontant à son adversaire Mélanippe. La signification de cette humiliation publique du "tragos/bouc" alias Adraste face à la glorification de Mélanippe est claire : il s’agit de montrer que le pouvoir argien, que représente Adraste, est vaincu, décomposé, dégradé, impuissant, face au nouveau pouvoir de Clisthène que représente Mélanippe. C’est comme si, pour reprendre l’analogie précédente, le maire nouvellement élu de Dieppe décidait de mettre fin à la domination de Rouen sur sa ville, et, pour ce faire, de réunir les deux fêtes, celle du cidre et celle en l’honneur de Pierre Corneille, et d’y intégrer un concours d’éloges à Jean Racine, non pas parce que Jean Racine a un quelconque rapport avec Dieppe, mais parce que la tradition oppose souvent les deux hommes et leurs œuvres, cette mise en scène de la déchéance de Pierre Corneille face à Jean Racine couvert d’éloges, et la remise du bouc au laudateur le plus démonstratif de Jean Racine, servant à signifier aux Rouennais que leur supériorité est très relative et que la ville de Dieppe peut donc se gouverner elle-même.

 

Le gouvernement d’Argos

(tyran renversé)

Clisthène

(ancien prétendant devenu tyran)

ode à Adraste (gouvernement d’Argos)

contre ode à Mélanippe (Clisthène)

(dionysie intégrant l’ode)

 

C’est ainsi que la "tragédie/tragwd…a", qui n’était originellement qu’une cérémonie banale de soumission d’un faible face à un fort, dans une petite cité perdue dans une campagne péloponnésienne, consistant étymologiquement en un "concours de chants/odes en l’honneur d’Adraste figuré par un bouc/tragos", est devenue la tragédie au sens moderne, c’est-à-dire une "cérémonie/mise en scène montrant l’effondrement d’un ou de plusieurs personnages rappelant l’effondrement cérémoniel/mis en scène d’Adraste face à Mélanippe jadis à Sicyone". On peut dire plus généralement que cette confrontation que Clisthène instaure à Sicyone entre l’ode adressée à Mélanippe et l’ode adressée au tragos/Adraste donne naissance au théâtre moderne : face à un espace salle où se joue la lutte réelle entre la cité de Sicyone qui veut conquérir son indépendance et la cité d’Argos qui veut conserver le pouvoir sur Sicyone, naît un espace scène qui n’est que le reflet de l’espace salle, un espace où on joue la victoire de Sicyone et la défaite d’Argos à travers la victoire de Mélanippe et la défaite d’Adraste.


Comme on le voit, le but de la tragédie originelle n’est absolument pas artistique, mais politique, exclusivement politique. La tragédie originelle raconte une histoire dont le contenu a un rapport avec des événements connus par les auditeurs, de sorte que ces auditeurs effectuent naturellement une "parabole" ("parabol»" en grec, qui signifie "rapprochement, comparaison") entre ce contenu et ces événements. Or ce contenu n’est jamais neutre, il va toujours dans le sens voulu par le commanditaire de la tragédie, qui veut ainsi amener les auditeurs à penser comme lui. La tragédie originelle n’est qu’un outil de propagande, de publicité, d’endoctrinement indirect : elle flatte l’auditeur en l’invitant à ouvrir un débat, mais elle oriente ce débat vers une conclusion définie à l’avance. Aboutissement de l’iconoclastie d’Archiloque, la tragédie originelle clôt le temps héroïque, celui des basileus qui, comme nous l’avons dit précédemment, ne régnaient que par des principes immémoriaux que personne ne discutait, et elle ouvre le temps démocratique, celui du tyran, du prétendant et du peuple, qui imposent alternativement leurs règles propres selon le degré de persuasion des conclusions qu’ils apportent aux débats initiés par le théâtre tragique.


On voit là toute la différence entre la tragédie et la comédie. L’"ode au komos/comédie" est exemple et non modèle : même quand elle abordera la politique, chez Aristophane par exemple, elle laissera toujours une porte de sortie à ses personnages, et aux êtres réels qu’ils représentent. La comédie originelle s’insère dans une cérémonie de nature sexuelle, le komos, et se présente comme un joyeux carnaval : les comédies ultérieures jusqu’à aujourd’hui conserveront ces attributs, elles pourront être graves mais se termineront toujours avec bonheur, elles pourront être irrévérencieuses mais jamais idéologiques, elles pourront donner des leçons mais ne les imposeront jamais. L’"ode au tragos/tragédie" au contraire est modèle et non exemple : les personnages dont elle raconte les histoires avancent inéluctablement vers leur échec, vers leur chute, vers leur mort, et les auditeurs doivent comprendre qu’ils subiront le même sort s’ils les imitent. Le rire de la comédie est jovial et sans conséquence, le rire de la tragédie originelle au contraire est féroce et terrorisant parce qu’il établit que les Mélanippes sont condamnés à rester des Mélanippes sous peine de finir comme les Adrastes. La tragédie originelle, comme toutes les tragédies à venir, renvoie chaque auditeur à la petitesse de sa nature humaine, elle lui rappelle que ceux qui oublient leur condition humaine et prétendent gouverner sur l’univers comme des dieux, tels les Argiens alias Adraste, finissent immanquablement par tomber. Ceci explique pourquoi le rire disparaîtra très vite du genre tragique, et peut-être dès l’époque de Clisthène. Au IXème siècle en effet, Suidas dans sa Lexicographie rédige un article sur l’expression grecque "Quel rapport avec Dionysos ?" ("OÙd˜n prÕj tÕn DiÒnuson ;"), dans lequel il affirme que cette expression est née à Sicyone après la représentation d’une tragédie d’un dénommé Epigène - peut-être l’auteur de la tragédie sur Adraste face à Mélanippe voulue par Clisthène, que mentionne Hérodote ? -, dans la bouche de fêtards dionysiaques regrettant manifestement la disparition des insouciantes et rigolardes dionysies d’antan ("Certains poussèrent ce cri après qu’Epigène de Sicyone eût composé une tragédie en l’honneur de Dionysos, d’où cette référence au dieu", Suidas, Lexicographie, Quel rapport avec Dionysos ? O806).


En quoi consista concrètement la tragédie de Clisthène ? Nous avons dit précédemment que le dithyrambe originel n’était pas autre chose qu’un équivalent antique de nos modernes chansons à boire, et nous avons rappelé que ces modernes chansons à boire peuvent avoir tous types de contenus, même politiques - nous avons cité en exemples Le trente et un du mois d’août et Madelon - : pour cette raison, la cérémonie organisée par Clisthène à Sicyone vers -600 ne fut sans doute pas très différente de nos modernes concours improvisés de chansons à boire, les fêtards dionysiaques ont dû utiliser comme à leur habitude des odes préexistantes, en l’occurrence celles à la gloire d’Adraste laissées par leurs anciens occupants Argiens, pour créer des dithyrambes tournant en ridicule ce héros, puis d’autres dithyrambes sur le même modèle rendant hommage à Mélanippe, et entre ces dithyrambes à Adraste et ces dithyrambes à Mélanippe intercaler des drames satyriques durant lesquels les exarchos cédaient la place aux musiciens et aux danseurs, juste le temps de rappeler à tous qu’on était dans une cérémonie dédiée à Dionysos, c’est-à-dire une cérémonie légère et joyeuse et non pas sérieuse et très engagée politiquement, et plus simplement de permettre à ces exarchos de reposer un peu leur voix et de trouver l’inspiration pour d’autres dithyrambes. Dans sa Poétique, Aristote confirme cette filiation entre le dithyrambe et la tragédie d’après Clisthène ("Improvisations à l’origine, la tragédie comme la comédie, celle-ci tirant son origine du dithyrambe et celle-là des processions phalliques, qui conservent encore aujourd’hui une existence légale dans un grand nombre de cités, progressèrent peu à peu", Aristote, Poétique 1449a). Suidas de son côté, dans son article consacré à Pratinas que nous avons déjà cité, semble suggérer indirectement ce rôle respiratoire que le drame satyrique avait dans les concours tragiques originels. Suidas en effet déclare que Pratinas a composé cinquante pièces dont trente-deux drames satyriques ("Il écrivit cinquante pièces, dont trente-deux drames satyriques. Il fut victorieux une fois", Suidas, Lexicographie, Pratinas P2230), donc beaucoup plus de drames satyriques que de tragédies. On en déduit qu’en son temps, à la fin du VIème siècle av. J.-C., soit les drames satyriques étaient présentés séparément des tragédies, soit plusieurs d’entre eux étaient attachés à chaque tragédie. Dans les deux cas, les concours tragiques originels n’avaient nullement la forme tétralogique figée de l’époque classique, celle de trois tragédies suivies d’un drame satyrique, mais des formes libres : un auteur pouvait présenter par exemple un drame satyrique en guise d’introduction, suivi d’une tragédie, puis d’un deuxième drame satyrique, puis d’une seconde tragédie, puis d’un troisième drame satyrique conclusif. La cérémonie proposée par Clisthène de Sicyone n’eut certainement pas la forme classique de trois tragédies racontant des épisodes de la vie d’Adraste et Mélanippe suivie d’un drame satyrique d’inspiration similaire aux Limiers de Sophocle et au Cyclope d’Euripide : les drames satyriques qu’elle contenait devaient être, comme le chant XVIII de l’Odyssée situé entre deux épisodes de retrouvailles passionnées, des intermèdes, des détentes, des retours au rire insouciant, entre les dithyrambes-tragédies outranciers, passionnés, "orgiaques" (de "Ñrg»/gonflement de l’âme, agitation intérieure", dérivé de l’adjectif féminin "Ñrg£j/pleine de sève, grasse, fertile") raillant Adraste et louant Mélanippe.


Avant de poursuivre notre étude, nous devons nous arrêter un instant sur un point obscur, celui des rapports entre Dionysos, le vin, le pouvoir et le bouc. Dans le passage précité en effet, Hérodote affirme qu’après sa prise de pouvoir Clisthène "consacra les chœurs tragiques à Dionysos", c’est-à-dire qu’il a associé à Dionysos l’image du tragos/bouc auparavant associée à Adraste et au-delà aux occupants argiens qu’il représentait. On peut s’interroger sur l’ancienneté de cette association entre l’image du tragos/bouc et Adraste : Clisthène a-t-il subtilisé aux Argiens cette image du bouc qui leur appartenait depuis toujours, ou bien a-t-il redonné à Dionysos l’image du bouc qui précédemment lui appartenait et que les Argiens avaient usurpée ? Hérodote ne répond pas à cette question, qui est beaucoup moins anecdotique qu’elle paraît. Revenons en arrière. Nous avons dit rapidement que Dionysos est un dieu très ancien, qui existait déjà à l’ère mycénienne, mais rappeler cela ne signifie pas que Dionysos était déjà, comme plus tard à l’époque classique et jusqu’à aujourd’hui, un dieu populaire associé au vin. Au contraire. Le contenu comptable de ces tablettes mycéniennes révèle que toutes les productions agricoles à l’époque mycénienne, dont le vin, étaient strictement contrôlées, surveillées, possédées par les palais, c’est-à-dire par les basileus, c’est-à-dire par la noblesse. Le vin à cette époque n’était absolument pas un produit populaire mais un produit noble, un produit de luxe, un produit précieux réservé à la classe haute. Si Dionysos alors était déjà associé au vin, il n’était donc pas un dieu populaire, mais un dieu noble, associé au pouvoir en place (cette hypothèse est renforcée par la découverte de deux jarres et de coupes à vin à proximité d’une baignoire du palais de Pylos datant de la fin de l’Helladique récent : cette baignoire palatiale servait peut-être moins à la toilette qu’à un rituel lié à Dionysos, dont le nom est attesté dans les tablettes PY Ea 102 et PY Xa 1419 précitées retrouvées sur les lieux, autrement dit on se baignait dans le vin pour fusionner avec Dionysos). Comment ce dieu noble à l’époque mycénienne serait-il devenu un dieu populaire à l’époque classique ? Un début de réponse se trouve peut-être dans la définition que l’on donne au vin. Ordinairement, nous définissons le vin comme un moyen d’oublier les soucis et de partager des moments privilégiés avec autrui. Mais peut-être que dans la Grèce primitive, le vin avait une fonction plus transcendante, la même que certaines herbes dans les sociétés précolombiennes, la danse dans les tribus subsahariennes, ou plus près de nous le LSD dans les communautés hippies : le vin était peut-être un instrument de communion mystique avec le cosmos ou, pour reprendre un terme grec, d’"extase" (composé de "st£sij/pose" précédé du suffixe "™k/hors de", d’où "œkstasij/hors de soi"), un moyen de fusionner avec les sucs vitaux universels - la sève des plantes, le sperme, le lait, le sang - et ainsi d’échapper à la mort. Si cette hypothèse est fondée, faisant du vin un synonyme de puissance, de connaissance mystique et d’immortalité, nous n’avons plus aucun mal à comprendre pourquoi la noblesse mycénienne réservait pour elle seule l’exploitation des vignes et la consommation du vin, et pourquoi Dionysos, le dieu de la sève sous toutes ses formes, lui était exclusivement associé. L’évolution de ce dieu viticole noble en un dieu viticole populaire quant à elle peut facilement s’expliquer par l’évolution de la société grecque à l’époque archaïque, déjà bien étudiée et comprise par les historiens de l’Antiquité, consistant en une perte progressive du pouvoir des basileus au profit des tyrans, ou plus simplement en une captation des biens de la noblesse, dont les vignes, par la bourgeoisie émergente. Au début de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide met en relation l’accroissement de la prospérité économique au début de l’époque archaïque avec l’apparition de la tyrannie ("Les richesses s’accumulèrent plus rapidement que dans le passé. Dans la plupart des cités, où n’existaient précédemment que des royautés héréditaires avec des prérogatives bien définies, on vit, avec l’accroissement des revenus, des tyrannies s’instaurer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.13). Aristote de son côté rappelle le lien unissant les tyrans au parti du plus fort, c’est-à-dire tantôt aux bourgeois tantôt au peuple, qui aspirent l’un et l’autre à jouir toujours davantage de cette prospérité économique ("L’Etat se composant toujours de deux partis bien distincts, les pauvres et les riches, [le tyran] persuade les uns et les autres qu’ils ne trouveront de garantie que dans le pouvoir, et prévient entre eux toute injustice mutuelle. Mais entre ces deux partis, le plus fort est toujours celui qu’il prend pour instrument du pouvoir, afin que, dans un cas extrême, il ne soit pas forcé ou de donner la liberté aux esclaves, ou d’enlever les armes aux citoyens. Ce choix suffit toujours à lui seul pour défendre son autorité, et pour lui assurer le triomphe contre ceux qui l’attaquent", Aristote, Politique 1315a). Les vignes, comme les bois, les champs, les ports, ont été données en cadeau tantôt aux bourgeois tantôt au peuple par les tyrans désireux de se maintenir sur le trône, et on peut supposer que Dionysos a été donné naturellement en cadeau avec elles. Dans son Art poétique, Horace semble confirmer cette hypothèse, en établissant un parallèle entre le glissement de la société rurale des basileus vers la société citadine des tyrans, et le glissement des cérémonies religieuses anciennes - dont la dionysie - semblables à nos bals de villages de naguère, où quelques familles d’origine modeste dansaient dans une petite cour décorée avec trois lampions, après deux verres de vin et le rituel discours du maire et du curé au contenu incompréhensible sinon par eux seuls, vers les cérémonies religieuses de son temps semblables à nos actuelles techno parades, où des foules innombrables de toutes origines dans des espaces ouverts s’adonnent à toutes sortes d’outrances aux principes douteux et, en raison même de leur nombre, sont une menace pour le pouvoir en place ("Autrefois, la flûte n’était pas comme aujourd’hui faite de plusieurs pièces unies les unes aux autres par du cuivre blanc, elle ne rivalisait pas avec la trompette, elle avait un son grêle, était toute simple, et avec ses quatre trous donnait le ton au chœur, le soutenait, et pouvait s’entendre de toutes les places du théâtre, où la foule ne s’entassait pas encore ; les spectateurs, peu nombreux, pouvaient aisément se compter, c’étaient des gens honnêtes, religieux, purs. Mais bientôt la victoire accrut les territoires, agrandit la cité, chacun put sans risque, les jours de fête, faire des libations à son génie, alors le rythme et la mesure usèrent de plus de liberté. Quel goût attendre en effet d’un public où les paysans grossiers, leur travail terminé, se mêlaient aux citadins, où se confondaient le rustre et l’homme cultivé ? Dès lors, à l’art ancien le joueur de flûte ajouta la danse et le luxe du costume, et traîna sa longue robe d’un bout à l’autre de la scène. La lyre, elle aussi, jadis si sévère, vit croître le nombre de ses cordes, on entendit sur le théâtre un langage inaccoutumé, d’une audacieuse abondance, le chœur se mit à donner des conseils et à prophétiser l’avenir comme la Pythie rendant ses oracles à Delphes", Horace, Art poétique 202-219). Le rapport entre Dionysos et l’image du bouc quant à lui pourrait être très ancien et s’expliquer encore plus simplement. Dans sa Description de la Grèce, Pausanias nous apprend que la vigne fut originellement une des principales sources de richesse de la région de Sicyone et de Phlionte, et que les Phliontins, attribuant à la constellation de la Chèvre une mauvaise influence sur la croissance des vignes, ont instauré en conséquence un culte à la chèvre dans l’espoir qu’elle atténue cette mauvaise influence ("Sur l’agora se trouve une chèvre en bronze, dorée en grande partie. Voici l’origine des honneurs que lui rendent les Phliontins. La constellation de la Chèvre à son lever fait souvent du mal aux vignes, les Phliontins pour détourner sa maligne influence, décernèrent divers honneurs à la chèvre qui est sur la place publique, et la dorèrent", Pausanias, Description de la Grèce II.13). Virgile dans ses Géorgiques avance une raison encore plus naturelle à ce lien entre la vigne et l’image du bouc : les boucs mangent les vignes, ils sont donc un fléau qu’il faut combattre ; en tuant des boucs, on permet donc à la vigne de croître, sur le plan symbolique on préserve la sève qu’elle contient - et Dionysos qui la représente -, et sur le plan économique on préserve les bénéfices qu’on tirera de la vente du vin qu’elle produira ("Ni les frimas avec leurs gelées blanches qui durcissent le sol, ni l’été lourd, pesant sur les rocs desséchés, ne sont aussi nuisibles [aux vignes] que les troupeaux, et le venin de leur dent dure, et la cicatrice que leur morsure imprime sur une souche. Ce n’est pas pour une autre faute qu’on immole un bouc à Dionysos sur tous ses autels, que des jeux antiques envahissent la scène, que les Théséides proposent des prix aux talents, en allant de cité en cité et de carrefour en carrefour, et qu’on les voit tout joyeux, entre deux rasades, sauter dans les molles prairies par-dessus des outres huilées. De même les paysans Ausoniens, race envoyée de Troie, jouent à des vers grossiers, en riant à gorge déployée, prennent de hideux masques d’écorce creusée, t’invoquent, Dionysos, par des chants d’allégresse, et suspendent en ton honneur au haut d’un pin des figurines d’argile", Virgile, Géorgiques II.376-389 ; Suidas de son côté rappelle incidemment qu’en Messénie le mot grec "tragos/tr£goj" désigne indifféremment le bouc ou le figuier sauvage, et que cette ambiguïté a provoqué la défaite militaire d’Aristomène, le chef des rebelles messéniens contre les Spartiates au VIIème siècle av. J.-C. : "“Tragos” : figue sauvage chez les Messéniens. Aristomène reçut un oracle prédisant que la colline d’Eira [à une quinzaine de kilomètres à l’est de l’actuelle Mégalopolis] serait prise “quand un tragos boirait l’eau du fleuve Neda”. Il empêcha donc les boucs/tragos d’y boire. Mais des figues sauvages/tragos poussaient près du fleuve, dont les feuilles tombèrent et se gorgèrent d’eau. C’est ainsi que la colline fut prise", Suidas, Lexicographie, Tragos T898). Dans l’explication rationnelle de Pausanias comme dans celle de Virgile, l’image du bouc - ou de la chèvre - est une image négative dont il faut atténuer les effets soit en lui dressant une statue comme à Phlionte, soit en la combattant à la manière que décrit Virgile. On peut donc en conclure que le tragos/bouc fut très tôt associé aux cérémonies dionysiaques, en tant qu’ennemi de Dionysos qu’il fallait immoler pour que vive Dionysos alias la vigne, et que, pour revenir à notre interrogation de départ, quand Clisthène de Sicyone a consacré les chœurs tragiques à Dionysos, il n’a fait que redonner à Dionysos sa place originelle qu’Adraste alias les Argiens avait usurpée, celle symbolique de dieu de la sève synonyme de puissance et d’immortalité, et celle plus prosaïque de possesseur des vignes qui apportent d’appréciables revenus financiers. Comme on le voit, la décision de Clisthène de ne plus considérer Adraste comme le dieu du vin à qui on consacre des chœurs tragiques et à qui on sacrifie des boucs a découlé d’une motivation autant religieuse que politique et économique, elle signifiait : "Les vignes de Sicyone n’appartiennent pas à Adraste, c’est-à-dire à vous les Argiens, elles appartiennent à Dionysos, et Dionysos appartient à tout le monde, vous n’avez par conséquent aucun droit de garder pour vous l’argent de la vente du vin qu’elles produisent, ou plus exactement que nous en produisons".