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-496 : Naissance de Sophocle

Clisthène de Sicyone

Thespis, Phrynichos, Eschyle

Après Eschyle

Nouveaux dieux

Clisthène d’Athènes

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

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On ne sait pas comment la cérémonie tragique instaurée à Sicyone par Clisthène s’est répandue. Politiquement, ce dernier réussit à s’imposer non seulement à Sicyone mais dans toute la Grèce comme un chef d’Etat de première importance grâce à son charisme et ses capacités manœuvrières ("Clisthène évita le mépris par sa capacité militaire, et il mit sans cesse tous ses soins à se concilier l’amour du peuple. Il alla même, dit-on, jusqu’à couronner de ses mains le juge qui s’était déclaré contre lui et en faveur de son antagoniste, selon la tradition la statue assise qui est sur l’agora [de Sicyone] est celle de ce juge indépendant", Aristote, Politique 1315b). Par ailleurs, il a l’intelligence de marier sa fille Agaristé à Mégaclès II d’Athènes, qui est déjà à l’époque une des trois plus grandes cités de Grèce avec Sparte et Argos, ce qui accroît encore son influence (le récit de ce mariage, les épreuves que Clisthène a imposées aux prétendants, les raisons qui l’ont poussé à choisir finalement Mégaclès II, sont longuement racontés par Hérodote, aux paragraphes 126 à 130 livre VI de son Histoire). Mais on peut douter que c’est ce charisme de Clisthène et ce mariage seuls qui ont permis à la tragédie de se développer. Pour notre part, nous pensons que ce développement est dû à la nature même de la tragédie, qui n’a pu que séduire à la fois les tyrans et le peuple. Car effectivement, tant que les fêtards dionysiaques s’acharnent sur les odes qui magnifient les anciens dirigeants, ils ne pensent pas à renverser le nouveau tyran. Le temps qu’ils passent à raconter, mettre en scène, exagérer à l’envi les défauts des anciens dirigeants, c’est du temps qu’ils ne passent pas à discuter des défauts du nouveau tyran, et même mieux : en agissant ainsi, ils justifient le renversement de ces anciens dirigeants qu’ils affublent de toutes les tares, ils œuvrent indirectement à la légitimation du nouveau tyran. La tragédie de Clisthène est l’outil démagogique le plus efficace jamais inventé : elle donne à chaque homme du peuple l’illusion qu’il est désormais maître de son destin, puisque les dieux et les héros qui étaient jusqu’alors les maîtres de son destin sont désormais déchus, dégradés, anéantis sur la scène, alors qu’en réalité il se rend esclave du tyran qui l’encourage à s’illusionner.


Mais ce caractère manipulateur de la tragédie clisthénienne ne va pas durer, car le rapprochement entre l’ode et la dionysie, qui jusqu’alors s’opposaient - l’ode soutenait le tyran, la dionysie soutenait le prétendant -, va métamorphoser l’un et l’autre. Certes, au contact de la dionysie, l’ode perd son aspect hiératique et solennel, se déstructure, s’humanise, et avec elle les dieux et héros qu’elle porte. Mais au contact de l’ode, la dionysie s’intellectualise, se structure, s’assagit, et avec elle les fêtards dionysiaques qui l’incarnent. Ce sont les conséquences de cette évolution en miroir que nous étudions dans le présent alinéa.


Thespis


Comme à Sicyone, la tragédie apparaît en Attique grâce à Dionysos, plus précisément grâce aux chansons à boire auxquelles les vendangeurs s’adonnent après avoir consommé du vin en grande quantité. Ce lien entre tragédie et vin durera au moins jusque dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C. si l’on en croit Phérécratès, auteur comique de cette époque, contemporain d’Aristophane ("Voici ce que dit Philochore [historien et homme d’Etat athénien du IIIème siècle av. J.-C.] : “Originellement les Athéniens n’assistaient aux dionysies qu’après avoir dîné et bu, ils allaient aux spectacles avec une couronne sur la tête, on leur versait le vin nécessaire et les friandises, quand les chœurs entraient on leur présentait à boire, et après le spectacle on leur en versait encore. Le comique Phérécratès témoigne qu’en son temps encore on n’assistait pas aux spectacles à jeun”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XI.13). Athénée de Naucratis indique que tout commence à Icarie, un dème au nord d’Athènes ("C’est à l’ivresse que l’on doit l’invention de la tragédie et de la comédie. Elles furent imaginées l’une et l’autre à Icarie, cité de l’Attique, pendant les vendanges. C’est pourquoi la comédie fut primitivement surnommée “trugwd…a[de "òd»/ode" et "trÚgh/vendange, récolte"]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes II.11).


C’est précisément à Icarie que naît Thespis, le premier tragédien dont la mémoire collective a conservé un souvenir vivace. Thespis est encore très lié à l’esprit de la dionysie originelle : il joue le visage barbouillé au milieu des fêtards dionysiaques ("Originaire d’Icarie, il fut le sixième à écrire des tragédies après Epigène de Sicyone, mais certains disent qu’il fut le second après Epigène, et d’autres qu’il fut le premier tragédien. Au début il jouait le visage couvert de blanc de céruse, puis il se barbouilla avec des fraises sauvages, avant de systématiser l’usage du masque consistant simplement en un linge", Suidas, Lexicographie, Thespis Q282) et ses mises en scène sont aussi outrancières que celles de naguère à Sicyone (dans un dialogue imaginaire de Lucien mettant face à face le législateur athénien Solon et le Thrace Anacharsis, ce dernier confie sa surprise à la vue d’une de ces mises en scène grotesques de Thespis : "J’ai vu, Solon, ces tragédiens et ces comédiens dont tu parles : ce sont bien eux, je pense, qui avaient des chaussures lourdes et hautes, des vêlements à franges d’or, la tête couverte d’un casque ridicule, qui ouvraient une bouche énorme au travers de laquelle ils poussaient de grands cris, et je ne sais pas comment ils faisaient pour marcher si vivement avec leurs chaussures. Je crois que la cité célébrait alors une fête en l’honneur de Dionysos", Lucien, Anacharsis 23).


Mais Thespis apporte deux innovations. Le scénario qui a conduit à la première innovation, la naissance de l’acteur, peut être facilement reconstitué quand on opère encore un rapprochement avec nos modernes concours de chansons à boire. Quand aujourd’hui un chanteur entraîne un groupe - celui-ci chante les vers en forme de questions, celui-là chante les mêmes vers ou d’autres vers en forme de réponses -, rejouant le rôle de l’exarchos antique face au chœur, il ne reste jamais très longtemps dans un coin de table : échauffé par son dynamisme, le groupe de chanteurs l’incite à s’installer en bout ou en milieu de table pour mieux le voir et l’entendre, et à devenir ainsi un coryphée ("korufa‹oj/qui est au sommet, qui occupe la première place", dérivé de "koruf»/sommet, pointe, extrémité"), et bientôt à monter sur la table, ce qui achève de l’extraire de la masse anonyme. Cette position physique du chef de chœur sur la table lui confère un statut à part, autant qu’au reste des chanteurs : celui-ci existe désormais non plus seulement par sa voix mais par ses actes et son attitude générale, il devient un "hypocrite" ("Øpokrit»j", de "krisij/moment de décision", d’où "décision, jugement, dénouement, issue, résultat" [qui a donné en français le mot "crise/moment où on passe d’un état à un autre"], précédé du préfixe "ØpÒ/sous" : un "hypocrite" est étymologiquement quelqu’un qui révèle ce qui est caché "sous une décision, un jugement, un résultat", c’est-à-dire un devin, un prophète, un interprète), tandis que les chanteurs autour de lui deviennent des spectateurs de ses actes. La table même perd son statut de table pour devenir une éminence, une estrade, une tribune sur laquelle se développent des idées appartenant à un autre monde, qui est le reflet positif ou négatif du monde des chanteurs ou, pour reprendre les termes que nous avons choisis au début de ce paragraphe, un monde scène où on parle du passé ou du futur, qui est le reflet du monde salle où seul le présent existe. La montée sur la table est une incarnation : l’exarchos-coryphée qui évoquait Adraste dans sa chanson, devient Adraste. C’est ainsi que le contenu politique de la vulgaire chanson à boire du début est sublimé, élevé jusqu’au monde surnaturel des dieux et des héros qui gouvernent l’univers, dans le même temps que ces héros et ces dieux quittent leur monde surnaturel élevé pour descendre dans le monde des hommes, en perdant leurs attributs héroïques et divins : dès lors qu’Adraste est incarné par un acteur, il cesse d’être un héros fantasmé aux dimensions de l’univers pour prendre le visage de cet acteur qui l’incarne et restreindre sa puissance à celle des hommes ordinaires. Pour certains, cette élévation de l’exarchos et cet abaissement des héros et des dieux ne relève que du mensonge et du blasphème. Jusqu’à très récemment par exemple, l’Eglise chrétienne condamnait à la fosse commune les acteurs, estimant incompatibles leur manque de foi autant que leur prétention à orienter la raison et les sentiments de la foule, avec le droit au repos éternel au Ciel ou dans une simple sépulture en cimetière chrétien (de là vient la définition moderne du mot "hypocrite", synonyme de "menteur, fourbe"). Le sage Solon est de ceux-là, assistant dans ses vieux jours à une tragédie de Thespis et pressentant immédiatement l’influence néfaste de ce nouveau moyen d’expression sur les ambitieux et sur les esprits influençables ("Solon, naturellement curieux, et qui dans sa vieillesse se livrait davantage aux passe-temps et aux jeux, et même à la bonne chère et à la musique, alla entendre Thespis qui, suivant l’usage des anciens poètes, jouait lui-même ses pièces. Après le spectacle, il appela Thespis, et lui demanda s’il n’avait pas honte de faire publiquement de si énormes mensonges. Thespis répondit qu’il ne trouvait rien de mal dans ses paroles ni dans sa conduite puisque ce n’était qu’un jeu. “Oui, dit Solon en frappant avec force la terre de son bâton, mais si nous endurons ce jeu sans réagir, nous en subirons bientôt les conséquences dans nos affaires”", Plutarque, Vie de Solon 40 ; on note que dans Anacharsis, le dialogue de Lucien déjà mentionné, le même Solon définit la tragédie comme une école publique de morale ["Nous avons des théâtres publics où nous conduisons la jeunesse pour l’instruire au moyen des comédies et des tragédies, pour lui montrer les vertus et les vices des hommes du temps passé afin qu’elle évite les uns et imite les autres", Lucien, Anacharsis 22], mais Lucien dans cette œuvre présente Solon et les Athéniens de façon ironique), il aura finalement confirmation de son intuition le jour où l’aventurier Pisistrate jouera à son tour à l’acteur, feignant avoir été blessé par des campagnards de l’Attique, pour provoquer la compassion des habitants de la côte alors sous l’influence de Solon et de Mégaclès II le gendre de Clisthène, et prendre le pouvoir à Athènes et en devenir le tyran ("[Solon] fit interdire les tragédies que représentait Thespis et ses leçons de théâtre, comme n’étant que de vils mensonges, et quand Pisistrate se blessa volontairement il attribua ce subterfuge à la mauvaise influence des théâtres", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres I.56 ; "Lors d’une querelle entre les Athéniens paraliens ["par£lioj/de la côte"] et les Athéniens pédiens ["pedieàj/de la plaine"], les premiers ayant pour chef Mégaclès II fils d’Alcméon et les seconds Lycurgue fils d’Aristolaidès, Pisistrate qui méditait de s’emparer du pouvoir fonda un troisième parti réunissant des partisans et se posant en défenseur des gens de la montagne, et il imagina ce stratagème : il se fit des blessures ainsi qu’à ses mulets, et poussa son attelage sur l’agora comme s’il venait d’échapper à ses ennemis qui, selon lui, auraient voulu le tuer alors qu’il se rendait à la campagne, et il pria les Athéniens de lui octroyer une garde, à lui qui s’était couvert de gloire à leur tête contre Mégare, qui avait pris Nisée, qui avait accompli d’autres exploits encore. Les Athéniens se laissèrent duper et lui permirent de choisir, parmi les citoyens, des gens qui devinrent non pas des porteurs de lances, mais des porte-gourdins car ils l’escortèrent armés de massues de bois. Pisistrate les gagna à sa cause et, avec eux, s’empara de l’Acropole", Hérodote, Histoire I.59 ; "Pisistrate, après s’être blessé lui-même, se fit porter sur l’agora dans un chariot, et souleva la multitude en la persuadant que c’étaient ses ennemis qui, ne pouvant souffrir son amour pour le peuple, l’avaient mis dans cet état. La foule commençait déjà à manifester son indignation par des cris lorsque Solon, s’approchant de Pisistrate, lui dit : “Fils d’Hippocratès, tu copies mal l’Ulysse d’Homère, dont la blessure confondit ses ennemis [allusion au chant XIX de l’Odyssée, dans lequel la nourrice reconnaît Ulysse au milieu des prétendants grâce à une blessure à sa jambe] : toi tu ne t’es blessé que pour tromper tes concitoyens”. Mais comme la foule était près d’en venir aux mains pour soutenir Pisistrate, on décida de convoquer l’Ekklesia. Ariston ayant proposé qu’on accordât cinquante gardes à Pisistrate pour la sûreté de sa personne, Solon se leva et combattit avec force cette proposition par des raisons qu’il inséra plus tard dans ses poésies : “Ses manières douces et son discours habile vous séduisent, et vous masquent son projet. Pour vos affaires personnelles vous êtes aussi fins que le renard, mais dans les affaires communes vous n’avez ni raison ni sagesse”. Mais voyant que les pauvres se déclaraient ouvertement pour Pisistrate et alimentaient le tumulte, que les riches effrayés se retiraient de l’Ekklesia, il en sortit lui-même et dit tout haut qu’il avait été plus prudent que les pauvres qui n’avaient pas compris le calcul de Pisistrate, et plus courageux que les riches qui en les voyant n’avaient pas osé s’opposer à la tyrannie. Le peuple ayant confirmé le décret d’Ariston, Solon ne discuta pas le nombre de gardes que Pisistrate réclamait, il le laissa en enrôler autant qu’il voulut, et Pisistrate se rendit enfin maître de l’Acropole. Pendant le trouble que cette entreprise excita dans la cité, Mégaclès II s’enfuit précipitamment avec les autres Alcméonides", Plutarque, Vie de Solon 30 ; "[Pisistrate] se fit un jour lui-même une blessure, puis il persuada le peuple que c’étaient ses adversaires qui l’avaient ainsi maltraité, et qu’il fallait lui donner une garde du corps. La proposition fut faite par Ariston. On lui donna ceux qu’on appela les “porte-gourdins”, et marchant contre le peuple avec eux il prit possession de l’Acropole, trente-deux ans après l’établissement des lois de Solon, sous l’archontat de Coméas [entre juillet -561 et juin -560]", Aristote, Constitution d’Athènes 14). Mais chez une majorité d’autres spectateurs, la vision de ces dieux et héros humanisés produit un trouble, un doute sur leur caractère soi-disant héroïque et divin, et ce doute s’alimente d’une réflexion parallèle sur le processus qui a conduit les vulgaires chefs de chœurs dionysiaques de naguère à devenir des êtres reconnus au milieu de la masse anonyme, des vedettes, des références, des guides, bref, des nouveaux héros et des nouveaux dieux. Thespis n’a fait qu’élever sur une scène, ou plus exactement sur un chariot ("Thespis, qui inventa la tragédie, promenait sur un chariot des acteurs qui, le visage barbouillé de lie, chantaient et jouaient ses pièces", Horace, Art poétique 275-277), la cérémonie de lutte symbolique entre l’ode représentant le tyran et la dionysie représentant le prétendant, qui avant lui se déroulait au niveau du sol, et cette élévation physique des participants a provoqué une élévation, une spiritualisation des enjeux bassement politiques qu’elle sous-entendait au départ.


L’autre innovation de Thespis est la professionnalisation des tragédiens. Thespis écrit-il ses pièces ? Horace suggère que oui, puisqu’il affirme qu’après leur conquête de la Grèce les Romains se sont inspirés de Thespis, d’Eschyle et de Sophocle pour composer leurs propres tragédies, autrement dit que des exemplaires écrits des tragédies de Thespis existaient à l’époque de la conquête romaine ("La Grèce soumise soumit son farouche vainqueur, et porta les arts dans le rustique Latium, ainsi disparut cette âpre cadence des vers saturniens et l’élégance chassa notre rudesse. Mais les traces de notre rusticité se conservèrent longtemps et ne sont pas encore effacées, car le Romain ne jeta que bien tard les yeux sur les écrits des Grecs, ce n’est que dans le loisir qui succéda aux guerres puniques qu’il songea à chercher ce que pouvaient offrir de bon Eschyle, Thespis et Sophocle", Horace, Epitres II.1, A Auguste). Clément d’Alexandrie quant à lui, dans un obscur passage de ses Stromates, cite des vers qu’il présente comme extraits d’une tragédie de Thespis ("Le poète tragique Thespis suggère autre chose quand il écrit ceci : “A toi j’offre cette libation de knaxzbi ["knaxzb…", mot intraduisible construit par assemblage de lettres au hasard] blanc, que mes mains ont recueilli des mamelles nourricières ! A toi, ô Péan aux deux cornes, j’offre ce chthyptès ["cqÚpthj", autre mot intraduisible] mêlé de miel rouge, que je dépose sur l’autel sacré ! A toi j’offre la lumière éclatante de Bromios [surnom de Dionysos] !”. Il parlait, je pense, du premier lait de l’âme que constituent les vingt-quatre signes élémentaires de nos idées [les vingt-quatre lettres de l’alphabet], dont découle une nourriture plus substantielle. Ensuite il parle du sang de la vigne du Logos, de ce vin qui illumine, source parfaite de savoir et de joie", Clément d’Alexandrie, Stromates VIII.5). Plutarque cite également des vers qu’il attribue à Thespis ("Ces vers de Thespis : “Sur tous les autres dieux règne Zeus incapable d’orgueil, d’erreur, de fausseté, grave et majestueux jusque dans son sourire, et ignorant de la molle volupté”, ne diffèrent pas de cette maxime de Platon : “Les dieux ne connaissent ni la volupté ni la douleur”", Plutarque, Comment lire les poètes). L’absence d’autres citations ou renvois à l’œuvre de Thespis nous empêche de conclure de façon tranchée. Mais le fait même que Thespis recoure à un chariot pour promener ses compagnons chanteurs et ses déguisements de cité en cité, implique qu’il s’est spécialisé dans la tragédie : ce chariot est pour lui, et pour tous les gens de théâtre après lui (aujourd’hui encore, l’expression "monter sur le chariot de Thespis" signifie "embrasser une carrière théâtrale"), ce que la scie et le marteau sont pour le menuisier, ou ce que le filet est pour le pêcheur. Avec Thespis, la tragédie n’est plus l’affaire des fêtards dionysiaques dans leur ensemble, mais l’affaire d’un petit groupe auquel les fêtards dionysiaques reconnaissent une compétence supérieure en matière de discours et de mise en scène. Et on peut naturellement supposer que ce petit groupe se promenant de cité en cité prépare ses prestations, autrement dit que, même si Thespis n’écrit pas les textes de ses tragédies, il s’impose du moins de suivre une trame définie à l’avance, et peut-être même d’y inclure des tirades entièrement rédigées, achevant le processus amorcé par Clisthène de Sicyone de réduire la part d’improvisation et de spontanéité des dionysies originelles. Cette professionnalisation a deux conséquences. La première est la restriction du chœur. Avant Clisthène de Sicyone et jusqu’à lui, le chœur dionysiaque était constitué de l’ensemble des fêtards dionysiaques. A partir du moment où Clisthène impose une trame devant aboutir à une conclusion prédéfinie - en l’occurrence, la chute d’Adraste -, et où Thespis impose les tours et détours par lesquels doit passer cette trame avant d’aboutir, les fêtards dionysiaques n’ont plus rien à dire ni à faire, ils doivent se contenter d’écouter et de regarder les chanteurs compagnons de Thespis qui, eux, connaissent ces tours et détours et la conclusion à laquelle le spectacle doit aboutir. Le chœur de Thespis n’est plus une foule de fêtards dionysiaques, mais l’incarnation de cette foule : il devient la voix amplificatrice, l’écho de cette foule face aux agissements des personnages incarnés par l’acteur, l’intermédiaire intellectuel et physique entre le monde de la scène et le monde de la salle, entre la pièce et l’auditoire. Et naturellement, c’est un chœur tendancieux, qui essaie d’orienter la raison et le sentiment des spectateurs dans le sens voulu par l’auteur ou le mécène de la tragédie : si le personnage évoqué souffre, le chœur entame un chant pour dire à quel point sa souffrance est juste ou injuste, et si le personnage expose une thèse, le chœur entame un chant pour dire à quel point sa thèse est vrai ou fausse, pour amener le spectateur à approuver ou à condamner ce personnage et, avec lui, celui ou ceux qu’il représente et que l’auteur ou le mécène condamne ou approuve. La seconde conséquence de cette professionnalisation théâtrale est la restriction des sujets abordés dans les spectacles dionysiaques, ou, pour être plus précis, abordés dans les mises en scènes tragiques ou comiques qui la constituent. Avec Clisthène de Sicyone, le temps à l’intérieur du spectacle tragique s’est resserré : pour que les spectateurs comprennent l’échec d’Adraste, il fallait passer sous silence ses exploits héroïques avant cet échec final. Avec Thespis, c’est au tour de l’espace de se resserrer : le chariot sur lequel joue l’acteur n’étant pas extensible, et les machineries permettant les changements de décors n’existant pas encore, la pièce pour rester compréhensible ne peut pas évoquer tous les lieux traversés par le personnage joué par l’acteur, elle doit évoquer un seul lieu, et l’action doit se dérouler dans ce seul lieu. C’est la naissance de la règle des trois unités - celle de temps, de lieu et d’action - qui, comme on le voit, ne relève pas originellement de la volonté saugrenue d’académiciens arbitraires, mais de la nécessité théâtrale, du besoin de cohérence : Thespis doit se limiter à une intrigue claire, peu compliquée, sur un seul sujet, et faire coïncider la durée de l’action avec la durée de la pièce, pour éviter le non-sens que provoquerait un personnage remportant un combat sur scène et disant cinq minutes plus tard : "Je me souviens de ce combat que j’ai remporté il y a quinze ans…", ou levant le bras droit vers la droite pour s’exclamer : "J’ai gravi les montagnes que voici…" et cinq minutes plus tard levant le même bras droit vers la droite pour s’exclamer : "J’ai bravé cette mer qui s’étale devant moi…".

 

Suidas affirme que Thespis participe au concours de la soixante-et-unième olympiade, en -535, il mentionne aussi le titre de quelques unes de ses tragédies, révélant que, de même que celle sur Adraste créée par Clisthène à Sicyone, elles ne s’intéressent pas exclusivement à Dionysos ("Il présenta ses pièces lors de la soixante-et-unième olympiade. Ses œuvres les plus célèbres sont Les jeux de Pélias ou Phorbas, Les saintes, Les adolescentes, Penthée", Suidas, Lexicographie, Thespis Q282) : si l’histoire de Penthée est effectivement liée à Dionysos - Euripide y reviendra au siècle suivant dans sa tragédie Les bacchantes -, Les jeux de Pélias en revanche renvoie à l’histoire de Jason et des Argonautes qui est totalement étrangère à Dionysos. Un paragraphe fragmentaire de la Chronique de Paros est consacré à Thespis, qui précise que l’année où ce dernier participe au concours porte le nom d’un archonte se terminant par "-naios" ("Depuis que le poète Thespis introduisit la tragédie dans la cité, et fut le premier à [texte manque] un bouc, deux cents [texte manque] ans se sont écoulés, [texte manque]-naios l’Ancien était archonte d’Athènes", Chronique de Paros A43) : sans doute s’agit-il de Phrynaios qui est effectivement archonte d’Athènes lors de la soixante-et-unième olympiade. Nous avons vu plus haut, en nous appuyant notamment sur le nombre disproportionné de tragédies et de drames satyriques écrits par Pratinas de Phlionte, que dans les concours tragiques du VIème siècle av. J.-C. les auteurs présentent plusieurs pièces à la suite (cela est confirmé par Suidas, qui révèle que Choerilos, tragédien de la génération suivant Thespis, donc contemporain de Phrynichos, a écrit cent soixante pièces, un nombre élevé sous-entendant qu’elles ont été présentées par groupes : "Tragédien athénien, [Choerilos] concourut pour la première fois lors de la soixante-quatrième olympiade [en -524], il mit en scène cent soixante pièces et remporta le premier prix avec treize d’entre elles", Suidas, Lexicographie, Choerilos X594), annonçant la forme tétralogique qui deviendra la règle au Vème siècle av. J.-C. : on peut supposer que lors de cette participation au concours de la soixante et unième olympiade, Thespis présente lui aussi plusieurs tragédies à la suite, même si les sujets de ces tragédies n’ont pas été conservés.


Phrynichos


Suidas distingue deux Phrynichos : le premier qui fut tragédien et fils de Polyphradmon, ou fils de Minyros, ou fils de Chorocleos ("Fils de Polyphradmon ou de Minyros, ou, selon d’autres, de Chorocleos. Tragédien athénien, élève de Thespis qui le premier écrivit des tragédies. Il remporta le premier prix lors de la soixante-septième olympiade [en -512]. Phrynichos introduisit le masque féminin sur la scène, et fut l’inventeur du tétramètre. Il eut un fils, Polyphrasmon, qui fut aussi tragédien. Il est l’auteur des neuf tragédies suivantes : Les Pleuroniennes, Les Egyptiens, Actéon, Alceste, Antée ou Les Libyens, Les Dicaéens ou Les Perses ou Les assesseurs, Les Danaïdes", Suidas, Lexicographie, Phrynichos F762), et un second qui fut également tragédien et fils de Mélanthas ("Fils de Mélanthas. Tragédien athénien. Il est l’auteur d’Andromède et d’Erigone. Il a créé la danse pyrrhique. Les Athéniens le condamnèrent à une amende de mille drachmes après qu’il eut représenté la prise de Milet dans une tragédie", Suidas, Lexicographie, Phrynichos F765). Mais il est quasi certain que ces deux Phrynichos ne sont en réalité qu’une seule personne, Suidas étant parfois très maladroit dans ses recoupements de sources, confondant ici deux personnes (l’article Mélètos référencé M496 par exemple mélange de façon aberrante des éléments sur la vie de Mélètos/Mšlhtoj l’un des futurs partisans du régime des Trente et accusateur de Socrate, avec des éléments de la vie de Mélissos/Mšlissoj le philosophe élève de Parménide et Xénophane) et dissociant là une troisième (il consacre par exemple un article P1179 à Périclès "époux de la Milésienne Aspasie et père de deux fils, Xanthippos et Paralos", et un autre article P1180 à Périclès "fils de Xanthippos et d’Agaristé, Athénien, rhéteur et démagogue" et "élève d’Anaxagore qu’il sauva d’une condamnation à mort", or on sait que ces deux Périclès ne sont en réalité qu’un seul, de même il consacre un article Z74 à Zénodote "originaire d’Ephèse" et un autre article Z75 à Zénodote "grammairien alexandrin" qui sont en fait une seule personne).


L’union de ces deux articles de Suidas, ajoutés à divers passages d’œuvres d’autres auteurs, nous permet de reconstituer une biographie de Phrynichos plus complète que celle de Thespis, dont Suidas révèle qu’il a été le maître de Phrynichos. Sur le fond, les tragédies de Phrynichos rompent définitivement avec le ton rigolard et insouciant des dithyrambes d’avant Clisthène. Sur la forme, elles semblent des intermédiaires entre les tragédies chantantes et dansantes passées de Clisthène et Thespis, et les tragédies récitées futures d’Eschyle et de tous ses successeurs. Et encore une fois, l’étude des chansons à boire nous renseigne sur les raisons de cette double évolution. Car effectivement, dans nos modernes concours de chansons à boire, dès qu’un chef de chœur cesse de chanter pour reposer sa voix ou pour trouver l’inspiration, on constate que dans le chœur un nouveau chanteur tente toujours de profiter de ce retrait momentané pour prendre sa place comme nouveau chef de chœur. Le chef de chœur officiel, désireux de préserver son titre, remonte alors sur la table pour entamer une lutte plus ou moins amicale avec ce nouveau chanteur qui prétend le remplacer. Dans les tragédies de la génération de Phrynichos, cette lutte a consisté dans l’amorce d’un dialogue entre l’acteur et le coryphée, le premier étant ancien coryphée, le second étant devenu nouveau coryphée quand l’ancien est devenu acteur. Par ailleurs, dans cette lutte entre le chef de chœur officiel et le chef de chœur prétendant de nos modernes concours de chansons à boire, on constate que la rivalité de forme évolue progressivement en une rivalité de fond : si le chef de chœur officiel infléchit la voix sur Castor, le chef de chœur prétendant, pour se distinguer, infléchit la voix sur Pollux, le chef de chœur officiel se sentant attaqué insiste alors davantage sur Castor, le chef de chœur prétendant répond en insistant sur Pollux, et ainsi peu à peu le premier finit par représenter le parti Castor tandis que le second finit par représenter le parti Pollux. Face à cette lutte qui devient de plus en plus sérieuse, et de moins en moins chantée, s’incarnant dans deux sujets que le monde de la salle oppose traditionnellement, et ne laissant plus aucune place au rire, le chœur, autant que le public qu’il représente, voit son rôle continuer de diminuer, se limitant désormais à écouter en silence les exposés argumentés alternés de l’acteur Castor et du coryphée Pollux, et à n’approuver l’un ou l’autre qu’après la fin de ces exposés. Si dans les tragédies de Phrynichos les chants et les danses occupent encore une grande place ("Pourquoi les poètes du temps de Phrynichos étaient-ils plus lyriques que les poètes plus tardifs ? Parce que, dans les tragédies d’alors, les chants tenaient plus de place que les mètres [les vers récités]", Aristote, Problèmes XIX.31 ; "On appelait “orchestès” ["Ñrchst»j/danseur, maître de danse"] les anciens poètes, comme Thespis, Phrynichos, Pratinas, Cratinos, non seulement parce qu’ils adaptaient les sujets de leurs pièces aux danses des chœurs, mais encore parce que hors du théâtre ils enseignaient aussi ces danses à ceux qui voulaient les apprendre", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.40), ils sont de plus en plus perturbés par cette lutte entre l’acteur et le coryphée, une lutte qui prend la forme d’un dialogue parlé dont la tonalité sérieuse déconcerte les fêtards dionysiaques, éteint leur allégresse, les met en colère : c’est avec Phrynichos que la dionysie cesse définitivement d’être une fête joyeuse pour devenir une cérémonie où on réfléchit, où on débat, où on s’affronte, et que le cri entendu à Sicyone : "Quel rapport avec Dionysos ?" acquiert sa valeur proverbiale ("Certains poussèrent ce cri après qu’Epigène de Sicyone eût composé une tragédie en l’honneur de Dionysos, d’où cette référence au dieu. Mais ses suivants firent mieux : précédemment, quand ils écrivaient en l’honneur de Dionysos ils s’affrontaient en recourant aux satyres, mais par la suite, développant l’écriture de leurs tragédies, ils ont progressivement abordé les mythes et les sujets historiques en s’éloignant de l’esprit de Dionysos. De là s’explique encore ce cri. Chameleon et Thespis continuèrent dans cette voie", Suidas, Lexicographie, Quel rapport avec Dionysos ? O806 ; "Quand Phrynichos et Eschyle firent entrer dans la tragédie les aventures mythologiques et le mouvement des passions, on se mit à demander : “Quel rapport avec Dionysos ?”", Plutarque, Symposiaques I.1).


C’est sans doute cette évolution de la tragédie en un spectacle sérieux reflétant de plus en plus les préoccupations du monde réel - la dispute entre Castor et Pollux qui appartiennent au monde de la scène, est la parabole de la dispute entre l’acteur et le coryphée qui les représentent, et au-delà entre leurs partisans respectifs, qui appartiennent au monde de la salle -, qui amène Phrynichos à tenter une expérience qui lui apportera finalement beaucoup d’ennuis et sera vite abandonnée par ses successeurs : la mise en scène d’événements contemporains, de façon brute, sans recours à des personnages divins ou héroïques. Peut-être aussi que Phrynichos préfère naturellement raconter des histoires inédites plutôt que des histoires déjà connues par tout le monde : Pausanias dit par exemple que dans la tragédie aujourd’hui perdue Les Pleuroniennes, qui raconte l’histoire du tison d’Althée, de la chasse au sanglier de Calydon et de la mort de Méléagre, Phrynichos semble souffrir de ne pas pouvoir s’exprimer librement, le sujet étant trop connu et figé dans ses moindres détails par la tradition ("Quant à la fable du tison, que les Parques donnèrent à Althée en lui assurant que son fils ne mourrait que lorsque ce tison serait consumé en entier, et qui fut brûlé par Althée dans un mouvement de colère, Phrynichos fils de Polyphradmon est le premier qui en ait parlé dans sa tragédie Les Pleuroniennes. Voici ce qu’il dit : “Il ne put échapper à son malheureux destin, la flamme rapide le consuma avec le tison fatal que sa cruelle mère mit au feu”. Cependant Phrynichos ne s’étend pas sur cette histoire parce qu’il n’en est pas l’inventeur, il n’en parle que superficiellement parce qu’elle est déjà connue dans toute la Grèce", Pausanias, Description de la Grèce, X, 31.4). Cette expérience est tentée juste après la prise de Milet par les Perses en -494, que nous raconterons dans notre paragraphe suivant. Peut-être emporté par l’émotion de cet événement et désireux d’exprimer publiquement sa compassion pour les Milésiens vaincus, Phrynichos écrit une tragédie sur ce sujet sans recourir à la parabole, c’est-à-dire sans recourir à des personnages mythologiques. Le résultat est désastreux. L’évocation, débarrassée de ces intermédiaires mythologiques, paraît si réaliste que les spectateurs ont l’impression d’assister à une seconde prise de Milet : ils condamnent Phrynichos à une amende de mille drachmes et sa pièce est interdite ("[Les Athéniens] furent excessivement affligés de la prise de Milet, et ils manifestèrent leur douleur de mille manières. Le théâtre fondit en larmes à la représentation de la tragédie de Phrynichos, dont le sujet était la prise de cette cité. Ils condamnèrent ce poète à une amende de mille drachmes, parce qu’il leur avait rappelé la mémoire de leurs malheurs domestiques. De plus, ils défendirent à qui que ce fût de jouer désormais cette pièce", Hérodote, Histoire VI.21 ; "Callisthène rappelle comment les Athéniens punirent de mille drachmes d’amende le poète tragique Phrynichos, pour avoir fait un drame de la prise de Milet par Darius Ier", Strabon, Géographie, XIV, 1.7), le tragédien se sent blessé et se renfrogne, et sa réaction sera à l’origine d’un proverbe ("“Phrynichos tremble comme un coq” : ce proverbe s’applique à ceux qui se trouvent dans une situation fâcheuse. En effet, lorsqu’on représenta la tragédie sur la prise de Milet, les Athéniens, affectés par une perte dont on leur rappelait le souvenir, chassèrent Phrynichos du théâtre, celui-ci fut saisi d’une telle frayeur qu’il tremblait de tous ses membres", Elien, Histoires diverses XIII.17 ; ce proverbe se retrouve par exemple à la fin du Vème siècle av. J.-C. chez Aristophane [appliqué plaisamment à un acteur comique appelé aussi "Phrynichos", célèbre pour ses danses vulgaires, qu’Aristophane à la fin de sa pièce Les guêpes ridiculise en l’accusant d’abaisser le théâtre au niveau d’un spectacle grossier : "Phrynichos s’accroupit comme un coq", Aristophane, Les guêpes 1490 ; "Comme Phrynichos, lancez des ruades pour que les spectateurs poussent des : “Oh !” en vous voyant les jambes en l’air", Aristophane, Les guêpes 1524-1527], et il sera appliqué à Alcibiade constatant la supériorité morale de Socrate : "Alors Alcibiade “trembla comme un coq, l’aile repliée”, réalisant que l’œuvre de Socrate était réellement un divin service apporté à l’éducation et au salut de la jeunesse", Plutarque, Vie d’Alcibiade 4). L’expérience est renouvelée avec Les Phéniciennes, qui raconte la défaite perse de Salamine en -480. Il semble que cette nouvelle tragédie réaliste soit mieux appréciée, puisque quelques années plus tard Eschyle s’en inspirera pour écrire Les Perses (un scoliaste anonyme d’Eschyle nous apprend que Les Phéniciennes, œuvre aujourd’hui perdue [à l’exception d’un très court fragment rapporté par Athénée de Naucratis : "Phrynichos a dit aussi dans Les Phéniciennes : “Les uns chantent les airs du dessus, les autres, la contrepartie”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.9], commence par une scène dans laquelle un eunuque évoque la défaite récente de Xerxès Ier : les premiers mots prononcés par cet eunuque ["T£d' ™stˆ Persîn tîn p£lai bebhkÒtwn"] seront repris par Eschyle et placés dans la bouche du coryphée au tout début des Perses ["T£de mšn Persîn tîn o„comšnwn"]). Certains historiens, établissant un parallèle entre cet intérêt d’Eschyle et un passage de Plutarque affirmant qu’en -476 Phrynichos a Thémistocle pour chorège et remporte le concours ("Etant chorège, [Thémistocle] fut vainqueur au concours tragique, qui suscitait déjà à l’époque beaucoup de brigue et d’ambition, et fit ériger une plaque de victoire avec une inscription : “Thémistocle de Phréarrhe était chorège ; Phrynichos, auteur de la pièce ; Adeimantos, archonte [de juillet -477 à juin -476]", Plutarque, Vie de Thémistocle 5), suggèrent que l’une des pièces qui permet à Phrynichos de remporter ce concours de -476 n’est autre que Les Phéniciennes, qui précéderait ainsi de quatre ans Les Perses d’Eschyle, hypothèse qui n’est pas impossible. Mais même si Les Phéniciennes de Phrynichos et Les Perses d’Eschyle sont couronnés de succès, la tragédie réaliste s’éteint presque immédiatement, peut-être parce que le public a l’impression d’être davantage manipulé quand on lui raconte un événement de façon brute, que quand on le laisse méditer librement - ou quand on le laisse croire qu’il médite librement - sur cet événement en l’évoquant via des épisodes de la vie de dieux ou de héros. Peut-être aussi, plus simplement, parce que l’excès de réalisme confine à la paraphrase, et que la paraphrase n’apporte rien, contrairement à la parabole qui universalise : les tentatives, après la deuxième Guerre Mondiale, de ressusciter la tragédie réaliste de Phrynichos, celle-ci évoquant de façon brute la collaboration avec les nazis, celle-là évoquant de façon brute le Rideau de fer, ou celle-là encore évoquant de façon brute le racisme aux Etats-Unis, ont pu parfois provoquer des scandales et des condamnations plus ou moins violents au moment de leur création, mais aujourd’hui, en l’an 2000, plus personne ne les joue ni ne les discute à l’exception des grabataires du café de Flore, parce que les nazis et leurs collaborateurs sont morts, parce que le Rideau de fer est tombé, parce que les Etats-Unis ouvrent leurs plus hautes législatures aux noirs, et parce que le contenu circonstancié et daté de ces œuvres théâtrales d’après-guerre les privent de toute universalité, les confinent aux seuls problèmes de l’après-guerre, et qu’en conséquence aucun spectateur de l’an 2000 ni des temps à venir ne peuvent ni ne pourront y trouver des réponses à leurs questions.


Eschyle


L’évolution de la tragédie pendant environ un siècle, depuis son invention par Clisthène vers -600 jusqu’à Phrynichos, est donc très lente. Et nous avons vu quelle en est la raison : la tragédie reste le domaine des tyrans, des proches du peuple, des iconoclastes, bref, de ceux que nous appelons aujourd’hui les gens de gauche. C’est comme si, entre 1895 et 1945, le nouveau média cinéma était resté le domaine exclusif des forains, c’est-à-dire un genre consistant dans des produits de qualité médiocre destiné au peuple, puis des Eisenstein, c’est-à-dire des techniciens innovants et créateurs de chefs-d’œuvre mais toujours politiquement proches du peuple, sans jamais avoir produit des M le maudit montrant le danger de la soi-disant justice populaire, ni des Bas-fonds montrant que les différences entre les Adraste-Baron et les Mélanippe-Pépel sont beaucoup plus subtiles qu’elles ne paraissent.


Mais alors vient Eschyle.


Certes, comme ses devanciers, Eschyle reste fidèle à l’esprit vinifié de la dionysie. Pausanias raconte par exemple qu’Eschyle découvre sa vocation de tragédien le jour où, endormi dans une vigne où il "garde les raisins", il voit Dionysos en rêve qui lui demande d’écrire une tragédie ("Eschyle dit que dans sa jeunesse, s’étant endormi dans une vigne où il gardait les raisins, Dionysos lui apparut en songe et lui ordonna de composer une tragédie. Lorsque vint le jour, il essaya d’obéir au dieu, et y réussit avec beaucoup de facilité", Pausanias, Description de la Grèce, I, 21.2) : ce récit soft de Pausanias ne trompe personne, il signifie qu’Eschyle découvre sa vocation après s’être réveillé d’un coma éthylique durant lequel il a vu Dionysos comme d’autres voient des éléphants roses. Chaméléon confirme cette tendance à picoler du tragédien, qui ne l’empêche pas d’écrire des œuvres sublimes, ce qui rend jaloux le jeune Sophocle qui de son côté ne picole pas et peine beaucoup pour arriver au même résultat ("Chaméléon dit qu’Eschyle avait toujours une pointe de vin quand il travaillait à ses pièces, et que Sophocle lui reprochait, pour cette raison, de “faire bien sans le savoir”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.40 ; "Je dirai ici qu’Eschyle mérite de justes reproches pour avoir produit sur la scène, dans la tragédie, des personnages ivres. Car ce n’est pas Euripide qui a le premier commis cette faute, comme quelques-uns le prétendent. En effet, Jason et ses compagnons paraissent ivres dans Les Cabires d’Eschyle. Le poète donnait là ses inclinations à ses héros. Eschyle avait toujours une pointe de vin lorsqu’il composait ses tragédies, si on en croit Chaméléon, au point que Sophocle lui fit un jour ce reproche : “Eschyle, tu fais bien, mais sans le savoir”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.33). Callisthène rapporte la même chose ("Bien différent d’Eschyle qui, si on en croit Callisthène, écrivait ses tragédies l’âme échauffée et exaltée par le vin, Démosthène ne travaillait pas sous l’influence de l’ivresse, il ne buvait que de l’eau, et c’est sans doute pour le railler de cette habitude que Démade disait : “Les autres orateurs haranguent à l’eau [allusion à la clepsydre, qui mesure et limite le temps de parole], Démosthène y compose”", Lucien, Eloge de Démosthène 15). Selon Plutarque, c’est justement parce qu’Eschyle picole que ces œuvres sont sublimes, car l’ivresse le libère de toutes ses raideurs ("A bien des gens le vin pur libère le ton et seconde la hardiesse, de telle façon que cette hardiesse, sans aller jusqu’à l’effronterie et à l’impudence, devient gracieuse et persuasive. Ainsi on rapporte d’Eschyle qu’il composait ses tragédies en buvant. Il n’est pas vrai, malgré ce qu’en a dit Gorgias, que sa pièce Les Sept contre Thèbes est pleine d’Arès : toutes, au contraire, sont pleines de Dionysos", Plutarque, Symposiaques VII.10). Mais là s’arrête la ressemblance d’Eschyle avec ses devanciers. Car celui-ci n’est absolument pas ce qu’on appelle aujourd’hui un homme de gauche, il n’est pas un iconoclaste ni un révolutionnaire comme Clisthène, comme Thespis, comme Phrynichos, au contraire il dénonce sans cesse ceux qui prônent le désordre, l’abolition de toutes les règles, l’expression sans retenue de la volonté et des sentiments - ce qui est compatible avec les raideurs que Plutarque lui trouve dans le passage précité de ses Symposiaques -, et s’il recourt à la tragédie c’est précisément pour la retourner contre les iconoclastes et les révolutionnaires. Et au moment de mourir, il reconnaîtra être davantage fier de son engagement à Marathon en -490, que de ses succès théâtraux ("Le poète Eschyle, se voyant près de sa fin, ne voulut rappeler dans son épitaphe, ni les poésies lui ayant acquis tant de réputation, ni les combats de l’Artémision et de Salamine où il s’était distingué. Il se contenta d’y inscrire son nom, celui de sa patrie, et d’ajouter qu’il avait pour témoins de sa valeur le bois sacré de Marathon et les Perses qui y débarquèrent", Pausanias, Description de la Grèce, I, 14.5 ; "De même Eschyle, qui s’était acquis autant de gloire par ses vers, préféra que sa valeur fut rappelée dans son épitaphe : “Mon glorieux courage aura pour témoins éternels le bois de Marathon et le Perse chevelu qui l’a éprouvé”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.6 ; "Les gens de Géla qui après sa mort l’inhumèrent en grande pompe dans le carré des tombes officielles lui rendirent un grand hommage en écrivant : “Ce monument renferme l’Athénien Eschyle fils d’Euphorion, qui a péri près du lieu où il fut incinéré. Le Perse aux longues boucles, qui le connaît bien, et la plaine de Marathon pourraient conter sa noble bravoure”", Vie d’Eschyle 10), c’est-à-dire davantage fier d’avoir défendu les hautes valeurs athéniennes une unique fois lors d’une bataille militaire, que d’avoir plu au bas peuple plusieurs fois sur des scènes de théâtre.


Eschyle est le produit d’une double évolution. Sur la forme, d’abord. Nous avons dit qu’à l’époque de Phrynichos, le coryphée défendant le point de vue Pollux commence à s’affirmer face à l’acteur/hypocrite qui veut toujours imposer le point de vue Castor : avec Eschyle, ce coryphée acquiert une telle présence qu’il finit par monter sur la table (ou sur la scène) et se hisser ainsi au même niveau que l’acteur/hypocrite. Ce dernier est dès lors désigné par le qualificatif de "protagoniste/prwtagwnist»j", tandis que le nouvel acteur/hypocrite est qualifié de "deutéragoniste/deuteragwnist»j" (de "¢gèn/lutte, combat, concours, débat", d’où "¢gwnist»j/athlète, lutteur, combattant, concurrent, avocat, bretteur", précédés respectivement de "prÒteroj/premier" et "deÚteroj/deuxième"). Cette bipolarisation de la tragédie remet en cause le monolithisme de la tragédie clisthénienne : la tragédie n’est plus un spectacle montrant un Adraste ridiculisé et réduit au silence face à un Mélanippe tout-puissant, mais un Adraste qui redresse la tête et qui, assagi par l’expérience de sa déchéance et de sa solitude, adresse des avertissements judicieux à un Mélanippe que la toute-puissance a rendu arrogant au point de se croire immortel. La tragédie d’Eschyle n’est plus un outil de propagande alimenté par les tyrans et le peuple contre les Adrastes, c’est-à-dire contre la noblesse, elle devient un objet qui se suffit à lui-même, contenant tous les arguments du parti Mélanippe et tous les arguments du parti Adraste exposés alternativement par deux acteurs de même poids. Le fait qu’Eschyle soit le promoteur de cette évolution découle sans doute de son origine sociale : Eschyle n’est ni un fils de tyran ni un fils du peuple mais un fils d’une famille noble d’Eleusis ("Eschyle le tragique était Athénien de souche, du dème d’Eleusis, fils d’Euphorion, frère de Kynaigeiros et d’Ameinias, et d’extraction eupatride", Vie d’Eschyle 1), il est donc naturel qu’il incline à défendre les Adrastes contre les Mélanippes, à défendre les basileus contre les tyrans, à défendre les lois héritées des ancêtres contres les lois que veut imposer le peuple. La première conséquence est que le chœur, qui servait jusque là de contrepoids à l’acteur/hypocrite, ne sert plus à rien puisque cette fonction de contrepoids s’incarne désormais dans le second acteur/hypocrite. Comme nous le verrons dans notre prochain alinéa, l’apparition du deutéragoniste va précipiter la disparition du chœur. L’autre conséquence est que, de plus en plus désireux de réduire l’argumentation de son adversaire, chacun des deux personnages ressent le besoin d’affiner son discours, d’avancer des exemples, d’exprimer longuement les objections éventuelles pour mieux les démolir, ce qui signifie que les parties parlées écrasent de plus en plus les parties chantées, qui finissent par apparaître comme des incongruités vouées à disparaître comme le chœur ("Vint ensuite Eschyle qui, le premier, porta le nombre des acteurs de un à deux, amoindrit la fonction du chœur et donna le premier rôle au discours parlé", Aristote, Poétique 1449a). Sur le fond, ensuite. Eschyle voit le jour dans un contexte politique international exceptionnel. Il est né en -525 ("Il concourut lors de la soixante-dixième olympiade [en -500] à l’âge de vingt-cinq ans", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357), l’année même où le petit-fils de Clisthène de Sicyone, Clisthène le jeune, est nommé archonte et gouverne au côté d’Hippias, le fils du tyran Pisistrate mort en -527 : Eschyle a donc onze ans quand en -514 un complot fomenté par Harmodios et Aristogiton tue Hipparque (frère d’Hippias) et manque de tuer Hippias, il est un adolescent quand entre -514 et -511 Hippias craignant un nouveau complot développe la répression policière et provoque ainsi la rupture avec Clisthène le jeune, et quand Darius Ier le Grand Roi de Perse débarque sur le continent européen et tente d’annexer les côtes ouest de la mer Noire à son immense royaume, il a dix-sept ans quand en -508 Clisthène le jeune instaure une constitution démocratique après avoir, avec l’aide de Sparte, renversé Hippias qui se réfugie auprès du Perse Artaphernès, il a trente-et-un ans quand en -494 cet Artaphernès écrase le soulèvement des Grecs d’Ionie, il a trente-cinq ans quand en -490 les troupes perses guidées par Hippias débarquent à Marathon. Nul doute que tous ces événements historiques ont incité Eschyle, élevé dans un milieu noble réduit à jouer les seconds rôles face aux révolutionnaires à tendance tyrannique emmenés par Pisistrate et aux révolutionnaires à tendance démocratique emmenés par Mégaclès II et son fils Clisthène le jeune, à s’interroger sur la malignité de ces révolutionnaires qui se congratulent tel jour avant de s’entretuer le lendemain, sur leur totale absence de principes qui leur permet de pactiser tantôt avec le peuple, tantôt avec la noblesse de Sparte, tantôt même avec les barbares de Perse, sur leur goût immodéré du pouvoir, du calcul politique et de l’opulence matérielle, qui est un hybris ("Ûbrij/tout ce qui est excessif, démesuré, irréfléchi, qui relève de l’orgueil ou d’une fougue incontrôlée") aussi envahissant et condamnable que le goût immodéré des nobles de naguère pour la gloire, le respect aux ancêtres et la mort héroïque. Eschyle combat à Marathon en -490, puis (selon le passage de la Description de la Grèce de Pausanias que nous avons cité plus haut) à Salamine en -480. La tradition, rapportée par Suidas, affirme que deux de ses frères l’accompagnent, nommés Kynaigeiros et Ameinias ("Athénien, poète tragique, fils d’Euphorion et frère d’Ameinias, d’Euphorion et de Kynaigeiros qui combattirent courageusement à Marathon avec lui", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357 ; nous évoquerons les actes de ces deux frères dans notre prochain paragraphe). Mais même auréolé de son attitude héroïque à Marathon et à Salamine, Eschyle, tel un Adraste assagi, ne témoignera jamais d’aucune ambition ni même de haine vis-à-vis des démocrates athéniens, pourtant farouchement opposés à la noblesse, et des envahisseurs perses qu’il aura pourtant contribué à repousser sur le continent asiatique. Nous avons rappelé qu’après la prise de Milet par les Perses en -494, Phrynichos a présenté une tragédie sur ce sujet, qui s’est avérée tellement réaliste dans sa façon de présenter les gentils Grecs écrasés d’un côté et les méchants Perses sanguinaires de l’autre côté, que les spectateurs en ont été bouleversés et l’ont condamné à une amende de mille drachmes. Nous avons rappelé aussi que quelques années plus tard, peut-être en -476 grâce au démocrate Thémistocle, le même auteur a présenté une autre tragédie réaliste intitulée Les Phéniciennes montrant à nouveau les gentils Phéniciens d’un côté et les méchants Perses de l’autre côté juste après la bataille de Salamine, et que peu de temps après Eschyle s’est inspiré de cette tragédie pour écrire Les Perses, ouvrant celle-là avec un vers introductif qui est le vers introductif de celle-ci. Nous ne devons pas nous méprendre sur le lien qui unit ces deux œuvres : Les Perses d’Eschyle n’est pas un hommage respectueux aux Phéniciennes de Phrynichos, mais au contraire une réponse pleine de mesure à la vision manichéenne de Phrynichos. Car dans Les Perses, le point de vue adopté n’est pas celui de l’oppressé (celui des Milésiens écrasés dans La prise de Milet, ou celui des Phéniciens que les Perses ont contraint à combattre à leurs côtés dans Les Phéniciennes) mais celui de l’oppresseur (la Perse), qui s’incarne en un Xerxès Ier dont l’orgueil et les prétentions outrancières sont les seules causes de sa défaite, un orgueil et des prétentions outrancières très similaires à ceux du peuple grec vainqueur et plus particulièrement de Cimon qui alors le dirige. Les Perses sont une mise en garde du genre : "Phrynichos dans La prise de Milet et dans Les Phéniciennes suggère que les Perses sont injustes par nature, tandis que tous les autres peuples sont des porteurs de Justice. Mais la vérité est que la Justice est mouvante : elle est là où est la mesure. Si les Perses sont devenus injustes, c’est parce qu’ils ont suivi deux rois, Darius Ier et Xerxès Ier, dont l’arrogance fut démesurée. Vous êtes convaincus aujourd’hui, après Marathon et Salamine, que la Grèce incarne la Justice, et cela vous sert à légitimer votre politique tentaculaire : prenez garde que cette conviction ne se transforme pas en la même arrogance que celle des rois perses, car alors le sort des Grecs sera le même que celui des Perses de Marathon et Salamine". Pour reprendre notre analogie précédente, c’est comme si juste après 1945 un courageux et irréprochable combattant d’origine noble, par exemple le général Philippe de Hautecloque dit Leclerc, s’était emparé de ce média de gauche qu’est le cinéma pour réaliser un film intitulé Les Allemands conçu comme une réponse aux films réalistes d’autosatisfaction du moment - comme La bataille du rail de René Clément -, dans lequel il aurait montré de façon aussi réaliste que l’Allemagne qu’il a pourtant combattue n’est pas l’incarnation du Mal avec un M majuscule, qu’une distinction doit être effectuée entre le responsable nazi et l’Allemand lambda, et que l’arrogance de ces responsables nazis vaincus ressemble étrangement à l’arrogance de tel ou tel Allié, de tel ou tel soi-disant résistant, qui prétendent aujourd’hui gouverner sur l’univers.


Eschyle a écrit soixante-dix tragédies selon l’auteur anonyme de la Vie d’Eschyle ("Il vécut soixante-trois ans, durant lesquels il composa soixante-dix tragédies et cinq drames satyriques. Il emporta en tout treize prix", Vie d’Eschyle 12), quatre-vingt-dix selon Suidas ("Il écrivit des élégies et quatre-vingt-dix tragédies. Il gagna vingt-huit fois, certains disent treize fois", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357), seules sept sont parvenues jusqu’à nous : six tragédies sur ces sept conservées, qui appartiennent toutes à des tétralogies dont on peut reconstituer le contenu, obéissent à la même obsession, celle de l’excès, source de toutes les misères, de tous les désordres, de toutes les défaites. Un scholiaste anonyme informe en tête des Perses que cette tragédie est présentée sous l’archontat de Ménon (entre juillet -473 et juin -472) et qu’elle est la deuxième d’une tétralogie comprenant une autre intitulée Phinée en guise d’introduction, et une autre intitulée Glaucos de Potnies en guise de conclusion (Prométhée est le titre du drame satyrique final), or Phinée et Glaucos de Potnies ont en commun avec Xerxès Ier le fait d’avoir été aussi excessifs et orgueilleux, et pour cette raison d’avoir connu une fin lamentable : le roi de Thrace Phinée qui aveugla ses deux fils de façon injuste et qui indiqua la route de la Grèce aux enfants du proscrit Phrixos, fut condamné à devenir lui-même aveugle et à être tourmenté par les Harpyes, Glaucos le roi de Corinthe quant à lui, qui donnait de la chair humaine à manger à ses chevaux pour les rendre plus agressifs, fut condamné à être dévoré par eux (et Prométhée dans le drame satyrique final est sans doute présenté pareillement comme un orgueilleux qui veut apporter le feu aux hommes, mais de façon grotesque, tourmenté par les satyres, et raillé par eux quand Zeus le cloue sur un rocher pour le punir). Une autre scholie d’un commentateur anonyme en tête des Sept contre Thèbes nous informe que cette tragédie est présentée sous l’archontat de Théagénidès (entre juillet -468 et juin -467) et qu’elle sert de conclusion à deux autres tragédies intitulées Laïos et Œdipe (Le Sphinx est le titre du drame satyrique final), or le contenu des Sept contre Thèbes nous permet de reconstituer dans ses grandes lignes la trame de ces deux tragédies introductives perdues, une trame qui contrairement à nos versions modernes met la faute sur Laïos le roi de Thèbes et non pas sur les dieux : c’est parce que Laïos dans son orgueil a voulu ignorer les mises en garde d’Apollon l’incitant à ne pas concevoir d’enfant, qu’il a provoqué catastrophes sur catastrophes dans sa propre famille et dans sa cité ("Je pense à la faute ancienne, vite châtiée et qui pourtant dure encore à la troisième génération, la faute de Laïos, rebelle à Apollon qui par trois fois à Pytho, son sanctuaire prophétique, centre du monde, lui avait déclaré qu’il devait mourir sans enfant s’il voulait le salut de Thèbes. Mais Laïos succomba à un doux égarement et il engendra sa propre mort : Œdipe, le parricide qui par méprise a ensemencé le sillon sacré où il s’était formé et y a planté une souche sanglante. Quelle folie unit donc les époux !", Eschyle, Les Sept contre Thèbes 742-757 ; on note que la "folie/par£noia" évoquée à la fin de ce passage se rapporte aux époux Laïos et Jocaste concevant Œdipe contre les mises en garde d’Apollon, et non pas comme on pourrait le croire à l’union d’Œdipe avec sa mère Jocaste, qui n’est considérée ici que comme une simple "méprise/¥gnoia" : pour Eschyle, l’orgueil qui pousse à mépriser les lois divines est un crime plus grand que l’inceste). La tétralogie Laïos-Œdipe-Les Sept contre Thèbes apparaît ainsi comme un avertissement adressé aux Athéniens (concernant peut-être la famille de Mégaclès II auquel appartient le jeune Périclès dont l’ambition devient de plus ne plus visible, ou la famille de Miltiade qui connaît son apogée précisément à cette date grâce aux exploits militaires de Cimon le fils de Miltiade, Cimon auquel Eschyle semble ne pas pardonner d’avoir permis au jeune Sophocle, son élève, de remporter pour la première fois le concours de tragédies l’année précédente) : "Faites attention aux responsables politiques qui se prennent pour des dieux : leur orgueil finit toujours par nuire à leur famille, et les nuisances de leur famille finissent toujours par nuire à la cité tout entière. Les malheurs de Thèbes ne furent pas les conséquences de règles divines injustes, ils furent les conséquences d’un homme qui voulut se dispenser de toutes les règles et imposer les siennes à leur place, un homme qui voulut continuer à imposer ses excès à sa cité après sa mort par le biais d’un fils à son image plutôt que céder son trône à d’autres hommes moins excessifs en renonçant à la paternité" (et dans le drame satyrique de cette tétralogie aussi, le Sphinx doit être présenté comme un être orgueilleux qui prétend imposer sa loi aux hommes en leur posant sa célèbre question, mais finalement raillé par les satyres après qu’Œdipe a trouvé la bonne réponse). Le déchiffrement en 1952 du papyrus 2256 découvert à Oxyrhynchos en Egypte a révélé qu’après la première victoire théâtrale de Sophocle en -468, Eschyle gagne sa revanche grâce à une tétralogie dont les deux derniers titres sont Les Danaïdes et Amymone (le texte du fragment 3 de ce papyrus, tel qu’il est restitué par les épigraphistes, est le suivant : "a-[texte manque] vainqueur Eschyle [texte manque] Les Danaïdes et Amy[mone] deuxième Sophocle [texte manque] Mesatos" ; certains pensent que le "a-" initial est le début d’"archonte", d’autres disent qu’il est plutôt le début d’"Archédémidès", nom de l’archonte en poste entre juillet -464 et juin -463, ce qui donnerait la date du concours, mais ces deux hypothèses restent pareillement très conjecturales, retenons simplement que ce concours a lieu forcément après -468 puisque le papyrus indique que Sophocle y participe et que la première nomination de Sophocle au concours tragique date de -468, et même après -467 puisque cette année-là Eschyle présente la tétralogie Laïos-Œdipe-Les Sept contre Thèbes dont nous venons de parler), or Amymone est le nom d’une des cinquante Danaïdes, on en déduit que la tétralogie en question est centrée sur l’histoire de Danaos et de ses filles (comme plus tard la tétralogie Agamemnon-Les choéphores-Les euménides sera centrée sur l’histoire des Atrides), ce qui permet de lui rattacher les deux seules autres tragédies qu’Eschyle a consacrées à Danaos et à ses filles : Les suppliantes (dont la fin appelle effectivement une suite) et Les Egyptiens (Strabon rappelle incidemment le lien diégétique entre deux des trois tragédies : "Eschyle, dans ses tragédies Les suppliantes et Les Danaïdes, situe l’origine des Pélasges à Argos près de Mycènes", Strabon, Géographie, V, 2.4). Il est intéressant de rappeler que Suidas, dans le premier article qu’il consacre à Phrynichos (que nous avons cité plus haut), affirme que ce dernier a écrit deux tragédies ayant aussi pour titre Les Danaïdes et Les Egyptiens : Eschyle a-t-il voulu encore une fois répondre à son devancier ? L’hypothèse est tentante. Constatons en tous cas que les motivations d’Eschyle dans cette tétralogie sur Danaos restent les mêmes que celles de la tétralogie de -472 sur les trois rois vaincus Phinée, Xerxès Ier et Glaucos de Potnies. Le tragédien y rappelle l’existence jadis d’une communauté dominée par deux frères, Egyptos et Danaos. Egyptos régnait à la manière d’un tyran sur le territoire correspondant à l’actuelle Egypte. Pour renforcer son pouvoir et lui assurer une pérennité, il voulut marier de force les filles de son frère Danaos (les Danaïdes) à ses fils (les Egyptiens). Danaos parvint à s’enfuir avec ses filles, et demanda asile à la cité d’Argos alors peuplée par les Pélasges. Les suppliantes évoque les débats qui conduisirent les Argiens à accepter d’accueillir les fuyards, et le débarquement imminent des Egyptiens à leurs trousses. Les Egyptiens, pièce perdue, évoquait sans doute l’arrivée des Egyptiens sur le sol argien, avec des scènes mettant en lumière leur arrogance, et les préparatifs de leurs mariages forcés avec les Danaïdes, sous les yeux scandalisés des Argiens. Les Danaïdes, pièce également perdue, évoquait de façon quasi certaine le meurtre des Egyptiens par les Danaïdes juste après le mariage, l’accession à la citoyenneté argienne de Danaos et de sa descendance offerte par les Argiens libérés des envahisseurs égyptiens (les habitants d’Argos à partir de ce moment furent appelés indifféremment "Argiens" ou "Danaens", c’est-à-dire "descendants ou partisans de Danaos"), et surtout la solitude d’Egyptos désormais privé de ses fils et dont le pouvoir fut cantonné au seul territoire des bords du bas Nil (auquel il donna son nom : l’"Egypte"). Comme dans Les Perses, la raison de l’échec final d’Egyptos est l’hybris, contre lequel les Danaïdes l’ont pourtant mis en garde ("Le puissant Nil [le fleuve est ici divinisé], ignoble orgueilleux, arrêtera ton hybris !", Eschyle, Les suppliantes 479-881). Enfin, un scholiaste anonyme informe en tête de la tétralogie conservée Agamemnon-Les choéphores-Les euménides que celle-ci est présentée sous l’archontat de Philoclès (entre juillet -459 et juin -458) et que le titre du drame satyrique final est Protée (on ignore à quel épisode de la vie de Protée, dieu marin lié à l’Egypte, ce drame satyrique fait référence). La trame est la même que celle de la tétralogie Laïos-Œdipe-Les Sept contre Thèbes de -467 : la malédiction familiale, qui s’explique par le comportement outrancier d’un ancêtre dont les conséquences s’étalent de génération en génération ("L’acte impie en provoque d’autres pareils à leur cause : le destin des maisons vertueuses est toujours prospère, mais un hybris ancien engendre un hybris nouveau, qui croît et engendre tôt ou tard, un jour fatal, le malheur des hommes, c’est de lui que se nourrit le pouvoir invincible d’Até [déesse de l’égarement et du malheur, qui incarnera plus tard la Fatalité], et les audaces sacrilèges, enfants semblables à leur mère. La Justice brille sous les toits enfumés et honore les vies pures, mais des palais d’or où commande une main souillée elle détourne les regards pour s’attacher à l’innocence, sans égard à l’attrait de l’or, à sa contrefaçon de gloire, et c’est elle qui mène tout à son terme", Eschyle, Agamemnon 758-781). Comme Laïos, Agamemnon à Troie n’a pas écouté les avertissements divins : il a pillé, tué, saccagé sans mesure, il n’a même pas respecté les lieux de culte ("Accueillez avec fête celui qui a brisé Troie avec le soc dont Zeus Dikèphoros ["DikhfÒroj", littéralement "le Porteur de justice", d’où "le Justicier, le Vengeur"] sillonne le sol. Les autels et les temples des dieux, la race entière du pays ont disparu", Eschyle, Agamemnon 524-528). L’excès appelant l’excès, Clytemnestre décide de tuer son mari Agamemnon pour couler des beaux jours avec son amant Egisthe, en essayant de légitimer son geste comme une juste punition ici du meurtre d’Iphigénie par Agamemnon ("Tu me condamnes aujourd’hui à l’exil, à la haine d’Argos, aux imprécations du peuple, tandis que contre lui tu ne t’insurgeas guère quand, insouciant comme un homme qui prend une victime dans les brebis sans nombre de ses troupeaux laineux, il immola sa propre fille, l’enfant chérie de mes entrailles, pour enchanter les vents de Thrace", Eschyle, Agamemnon 1412-1418), et là de l’adultère d’Agamemnon avec Chryséis ("Le voilà donc à terre, l’homme qui m’outragea, délice des Chryséis de Troie !", Eschyle, Agamemnon 1438-1439). Oreste décide à son tour de venger la mort de son père Agamemnon en tuant sa mère Clytemnestre et son amant Egisthe : c’est le sujet des Choéphores. Puis les Erinyes décident à leur tour de punir Oreste de son matricide : ces Erinyes apparaissent tantôt comme des femmes en noir, tantôt comme des êtres fantomatiques aux contours flous, tantôt comme des déesses, elles constituent le chœur des Euménides, la troisième tragédie, disons simplement qu’elles sont en même temps une image des remords qui accablent le meurtrier Oreste, et une image du peuple qui condamne le matricide et menace de prolonger ce scénario sanglant. Un coup de théâtre termine heureusement la tétralogie : les plaignants se retrouvent à Athènes, devant l’Aréopage qui, guidé par la haute sagesse d’Athéna, absout Oreste. Les Erinyes acceptent le verdict, et deviennent des "bienveillantes" ("eÙmen…dej/euménides" en grec), d’où le titre de la pièce, la malédiction est ainsi levée sur les Atrides et surtout sur leur royaume qui en subissait les conséquences. Il est absolument certain qu’en donnant un rôle aussi important à l’Aréopage athénien qui, quelques années auparavant, sous l’archontat de Conon (c’est-à-dire entre juillet -462 et juin -461), a été dépouillé de tous ses pouvoirs par le démocrate Ephialtès ("Ephialtès, fils de Sophonidès, et chef du parti démocratique, homme qui passait pour incorruptible et guidé dans sa politique par la justice, s’attaqua à l’Aréopage. Il se débarrassa d’abord d’un grand nombre d’Aréopagites au moyen d’accusations intentées contre leur administration, ensuite, sous l’archontat de Conon, il enleva à l’Aréopage toutes les attributions ajoutées à celle première de garder la Constitution, pour les donner, les unes à la Boulè, les autres au peuple et aux tribunaux", Aristote, Constitution d’Athènes 25), Eschyle veut suggérer aux spectateurs que l’Etat athénien ne pourra pas survivre très longtemps si on ne redonne pas un poids à cet Aréopage protecteur des lois divines, porteur de sagesse et garant de l’ordre social, de la morale, des principes universels, de la mesure, face aux démocrates iconoclastes et révolutionnaires emmenés par Ephialtès et surtout par Périclès qui ne cherchent qu’à étendre toujours davantage leur influence en flattant le peuple. Nous reviendrons longuement sur ce point, qui est une des causes indirectes du déclenchement de la première guerre du Péloponnèse, dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse. Bref. Eschyle semble s’incarner tout entier dans ce second acteur qu’il impose et qu’il systématise, qui apparaît comme une réponse aux caricatures de l’exarchos du temps de Clisthène devenu acteur/hypocrite avec Thespis, comme un Adraste qui dit au Mélanippe qui lui fait face sur la scène et aux Mélanippes qui le regardent dans la salle : "Attention, tu te gonfles de tes succès, tu prends le même chemin que moi, qui m’a conduit à perdre le pouvoir naguère à Sicyone et à subir toutes les moqueries et toutes les humiliations !". La tragédie clisthénienne a voulu subtiliser aux dieux et aux héros la gestion du monde, pour la donner aux hommes du peuple : Eschyle, sans redonner à ces dieux et à ces héros leur arrogance d’antan, veut réintroduire la seule règle qui leur confère encore une gloire, celle de la mesure, en montrant que celle-ci n’appartient ni à la noblesse ni au peuple, mais qu’elle est universelle et influence le destin du monde et de tous les hommes, qu’ils le veuillent ou non.


La tragédie de Clisthène, de Thespis, de Phrynichos, ne présentant qu’un seul personnage, celui-ci n’avait pas besoin de porter un ou plusieurs signes distinctifs pour être reconnu. Nous avons vu que c’est uniquement parce qu’il voulait rendre ridicule ce personnage - et peut-être aussi parce qu’il était sous l’emprise de la boisson - que Thespis se déguisait et se barbouillait le visage de blanc de céruse ou de fraises sauvages (selon Suidas) ou de vin (selon Horace). Mais à partir du moment où Eschyle impose un second acteur, ces signes distinctifs deviennent nécessaires, d’autant plus que les théâtres s’agrandissent en raison de l’engouement populaire qu’ils suscitent : pour que les spectateurs distinguent facilement les deux acteurs depuis les extrémités du théâtre, ceux-ci doivent porter un masque et des vêtements qui les singularisent ("[Eschyle] fut le premier à présenter des acteurs portant des masques finement dessinés et colorés et des demi-bottes connues sous le nom d’"embatès" ["™mb£thj"]", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357). Comme la règle des trois unités, le déguisement des acteurs ne relève pas originellement de la volonté saugrenue d’académiciens arbitraires, mais d’un besoin naturel à une époque où les jumelles n’existent pas. La mise en scène est un autre moyen de singulariser les deux acteurs : si le premier se tient debout la tête haute, tandis que le second est agenouillé la tête basse, le spectateur le plus éloigné de la scène comprendra spontanément que le premier domine et que le second est vaincu, même s’il entend mal les paroles de l’un et de l’autre. Athénée de Naucratis affirme qu’Eschyle est le premier dramaturge à réfléchir sur la mise en scène, et à contrôler la place et l’attitude de chacun des acteurs et du chœur durant toute la durée de la pièce ("Eschyle fut l’inventeur de ces robes si séantes et si majestueuses qui ont été adoptées par les prêtres et par ceux qui portent des flambeaux aux sacrifices. Il le fut aussi de la plupart des attitudes et des figures qui sont depuis en usage dans les chœurs. C’est lui, dit Chaméléon, qui formait ses chœurs, sans s’être jamais servi de maîtres de danses, en leur indiquant l’ensemble des figures. En un mot, il prenait sur lui toute l’économie de ses pièces, et il en maîtrisait parfaitement tous les rôles", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.39). Vitruve de son côté assure qu’Eschyle, aidé d’un certain "Agatharchos", est le premier à avoir créé des décors peints en perspective ("Agatharchos, à l’époque où Eschyle présentait ses tragédies, fit des décorations pour le théâtre d’Athènes et laissa le premier une œuvre sur le sujet. A sa suite, Anaxagore et Démocrite écrivirent sur le même sujet, ils enseignèrent comment on pouvait, d’un point fixe donné pour centre, imiter la disposition naturelle des lignes qui sortent des yeux en s’élargissant pour faire illusion, et représenter sur la scène de véritables édifices qui, peints sur une surface droite et unie, paraissent les uns près, les autres éloignés", Vitruve, De l’architecture, VII, Introduction.11). Eschyle est peut-être aussi à l’origine de cette habitude qu’auront les tragédiens durant tout le Vème siècle av. J.-C. de regrouper leurs œuvres en tétralogies, composées de trois tragédies suivies d’un drame satyrique : la raideur du poète, que souligne Plutarque, son désir de rétablir des règles dans la conduite des hommes et de la cité, l’ont peut-être poussé naturellement à figer les spectacles dionysiaques dont nous avons rappelé (en nous référant notamment à Pratinas de Phlionte et à Choerilos, qui appartenaient à la génération de Phrynichos) que leur succession lors des concours avant Eschyle était très libre. Reste que nous ignorons pourquoi ce cadre tétralogique sera finalement retenu (pourquoi précisément trois tragédies, et pas deux ou quatre ?).


Eschyle concourt pour la première fois en -500 ("Il concourut lors de la soixante-dixième olympiade [en -500] à l’âge de vingt-cinq ans", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357), mais selon la Chronique de Paros il doit attendre seize ans avant de remporter sa première victoire en -484 ("Depuis qu’Eschyle le poète tragique gagna pour la première fois au concours tragique, et que le poète Euripide naquit, et que le poète Stésichore vint en Grèce, deux cents vingt-deux ans se sont écoulés, Philocratès était archonte d’Athènes [entre juillet -485 et juin -484]", Chronique de Paros A50 : on note au passage que ce texte situe la même année la première victoire d’Eschyle et la naissance d’Euripide, ce qui contredit la tradition selon laquelle Euripide serait né au moment de la bataille de Salamine en -480), sans doute parce que le public athénien alors en pleine ère d’émancipation supporte mal son discours de noble archaïque ; et même après cette victoire apparemment obtenue à l’usure davantage que par un fol enthousiasme du public et des juges, Eschyle ne sera jamais un auteur populaire (Aristophane attribuera ce constat au fait qu’Eschyle reste distant avec les Athéniens dont il condamne l’absence de principes et la nature toujours rebelle : "“Eschyle ne s’entendait pas avec les Athéniens.” “Sans doute estimait-il que les perceurs de murs étaient trop nombreux parmi eux”", Aristophane, Les grenouilles 807-808) puisque l’auteur anonyme de la Vie d’Eschyle (au paragraphe 12 précité) et Suidas (à l’article "Eschyle" AI357 précité de sa Lexicographie) ne lui attribuent que treize victoires en tout, soit beaucoup moins que Sophocle par exemple qui en obtiendra dix-huit selon Diodore de Sicile ("C’est à cette époque [sous l’archontat de Callias] que mourut le poète tragique Sophocle, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, durant lesquels il remporta le prix dix-huit fois", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.103 ; ce nombre est le même que celui mentionné dans l’inscription 2325 du volume II/2 du répertoire des Inscriptions grecques, qui énumère les vainqueurs aux Dionysies, où le nom de Sophocle apparaît dans la première partie, consacrée aux tragédiens, colonne 1 ligne 5 : "[Sof]oklÁj DPIII"), vingt selon Carystios de Pergame cité par l’auteur anonyme de la Vie de Sophocle ("[Sophocle] remporta la victoire vingt fois, comme le dit Carystios, il obtint souvent le deuxième prix et ne fut jamais troisième", Vie de Sophocle 8), ou vingt-quatre selon Suidas ("[Sophocle] fit jouer cent vingt-trois pièces, certains disent beaucoup plus, et remporta vingt-quatre victoires", Suidas, Lexicographie, Sophocle S815), et qui ne sera jamais classé plus bas que deuxième (toujours selon l’auteur anonyme de la Vie de Sophocle, dans le passage précité). Est-ce avant, pendant ou après cette première victoire en -484 que le tragédien accepte de prendre sous son aile le tout jeune Sophocle (qui a douze ans en -484) ? Nous l’ignorons. Nous reviendrons dans les deux paragraphes suivants sur les relations entre les deux poètes. Contentons-nous de dire pour le moment que l’élève ne répondra pas aux attentes du maître. Sophocle en effet reste avant tout, pour les spécialistes du théâtre, l’inventeur du troisième acteur, ou tritagoniste ("tritagwnist»j"). Or ce troisième acteur n’est que la traduction théâtrale de la troisième partie de nos modernes discours, qui après une première partie clamant : "Non" et une deuxième partie répondant : "Oui" conclut par un : "La vertu est un juste milieu". Après le "Non" démocratique et iconoclaste de Clisthène, Thespis et Phrynichos, puis le "Oui" noble et légaliste d’Eschyle, Sophocle s’incarne parfaitement dans ce troisième acteur qu’il crée ("Sophocle institua trois acteurs et la mise en scène", Aristote, Poétique 1449a ; "[Sophocle] fut le premier à utiliser le troisième acteur appelé “tritagoniste”", Suidas, Lexicographie, Sophocle S815), qui vise le consensus : Sophocle, sans doute en raison de son origine moyenne bourgeoise, n’est ni un démocrate ni un noble, ni pour les dieux ni contre, ni de droite ni de gauche, il est un Athénien moyen qui sera aux côtés de Cimon puis de Thoukydidès tant que Cimon et Thoukydidès triompheront, puis de Périclès quand Périclès dominera la vie politique, puis de Nicias quand viendra le tour de Nicias, et en tant que proboule il participera au renversement de la démocratie et à l’instauration du régime des Quatre-Cents quand la majorité des Athéniens l’estimera nécessaire, avant de réclamer le rétablissement de la démocratie et la fin du régime des Quatre-Cents via le retour d’Alcibiade quand la majorité des Athéniens aspirera au retour d’Alcibiade pour renverser le régime des Quatre-Cents et rétablir la démocratie. Tous les témoignages sont unanimes pour dire que Sophocle sera toute sa vie un homme ouvert de cœur et d’esprit davantage qu’un révolutionnaire, fidèle à des principes de bon sens davantage que réactionnaire, conciliant au point d’être très facile à berner ou à corrompre, fédérateur, et, plus simplement, un bon compagnon, avec tous ses défauts et toutes ses qualités. En -468, Sophocle alors âgé de vingt-huit ans, se présente pour la première fois au concours tragique, il est remarqué par Cimon, qui le désigne vainqueur. Eschyle ne se remettra jamais de ce rapprochement entre son élève et Cimon pour lequel il n’a pas plus d’admiration que pour la famille de Mégaclès II. Nous avons vu que la tétralogie Laïos-Œdipe-Les Sept contre Thèbes condamne peut-être Cimon à travers le prétentieux Laïos. Nous avons vu que la tétralogie Agamemnon-Les choéphores-Les euménides est, de façon certaine, une condamnation de l’abaissement de l’Aréopage par les réformes démocratiques d’Ephialtès et Périclès. Ces condamnations seront sans effet : les agissements de Cimon ne provoqueront pas sur Athènes une malédiction comparable à celle provoquée par Laïos sur Thèbes, et Périclès parviendra finalement au sommet du pouvoir. Les biographes d’Eschyle nous le décrivent finissant ses jours en Sicile, exilé volontaire, atteint d’une amertume languissante, et la septième et dernière tragédie conservée, Prométhée enchaîné, dont la date est incertaine (aucun indice nous permet d’affirmer qu’elle a été écrite avant ou après la tétralogie Agamemnon-Les choéphores-Les euménides), prouve que cette description est fondée. Un scoliaste anonyme indique, à côté du vers 511 dans lequel Prométhée dit que l’heure de sa délivrance n’a pas encore sonné, que celui-ci recouvrera la liberté "dans la pièce suivante" : on en déduit qu’une autre tragédie évoquant cette délivrance doit être placée immédiatement après Prométhée enchaîné. Par ailleurs, une autre scholie d’un commentateur anonyme indique, à côté du vers 94 dans lequel Prométhée annonce que ses malheurs dureront longtemps, qu’effectivement ces malheurs perdureront dans Prométhée porte-feu ["purfÒroj"] : on en déduit qu’un Prométhée porte-feu doit être placé après Prométhée enchaîné. Les deux scholies renvoient-elles à une unique tragédie intitulée Prométhée porte-feu (dont le compilateur romain Aulu-Gelle au IIème siècle confirme l’existence et cite un très court extrait : "On trouve encore dans le Prométhée porte-feu d’Eschyle et dans l’Ino d’Euripide le même vers, à quelques syllabes près. Voici celui d’Eschyle : “Se taisant quand il le faut, et parlant à propos”, et dans Euripide : “Se taisant quand il le faut, et parlant où on le peut sans danger”", Aulu-Gelle, Nuits attiques XIII.18), ou à deux tragédies dont une première intitulée Prométhée délivré (racontant comment le Titan est délivré) précéderait la seconde intitulée Prométhée porte-feu (racontant ce que fait le Titan après sa libération) ? La seconde hypothèse est plus vraisemblable car trois auteurs antiques, Athénée de Naucratis, Strabon et Denys d’Halicarnasse, citent quelques vers d’une pièce d’Eschyle qu’ils intitulent clairement Prométhée délivré ("luomšnoj", participe du verbe "lÚw/délier, dénouer, délivrer, affranchir" : "Eschyle dit clairement dans son Prométhée délivré : “Nous mettons une couronne autour de la tête en l’honneur de Prométhée enchaîné”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XV.16 ; "Je crois pouvoir affirmer que le nom de l’Ethiopie désignait [pour les anciens Grecs] toute la région méridionale de la terre baignée par l’Océan. Pour preuve, on peut citer ce passage du Prométhée délivré d’Eschyle : “L’Erythrée [c’est-à-dire les actuels mer Rouge, océan Indien et golfe Arabo-persique, très mal connus par les Grecs] roule ses flots sacrés sur le sable rougi, et s’étend le long de la mer aux reflets de bronze, source de richesses pour l’Ethiopien, où Hélios qui voit tout vient plonger sans cesse son corps immortel et abreuver d’eau douce et chaude ses chevaux fatigués pour en raviver l’ardeur”", Strabon, Géographie, I, 2.27 ; "Les Ligures, nombreux et belliqueux, installés dans les passages des Alpes, essayèrent d’empêcher par les armes l’entrée d’Héraclès en Italie, ils livrèrent bataille aux Grecs dans cette région, jusqu’à épuisement de leurs traits. Cette bataille est mentionnée par l’antique poète Eschyle dans son Prométhée délivré, qui montre Prométhée prédisant à Héraclès son expédition contre Géryon et en particulier sa lutte difficile contre les Ligures, dans ces vers : “Tu marcheras contre l’armée déterminée des Ligures, je le sais, et ton ardeur sera à plaindre devant ces combattants irréprochables car tes traits infortunés les manqueront”", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 41.3 ; ce dernier passage cité par Denys d’Halicarnasse est également rapporté par Strabon : "Voici ce qu’Eschyle fait dire à Prométhée dans ses vers pour indiquer à Héraclès la route à suivre du Caucase aux Hespérides : “Tu marcheras contre l’armée déterminée des Ligures, je le sais, et ton ardeur sera à plaindre devant ces combattants irréprochables car tes traits infortunés les manqueront et tu n’auras plus de projectiles à ramasser sur le sol vaseux. Te voyant dans l’embarras, Zeus aura pitié de toi, sous un large nuage il lancera des pierres rondes qui couvriront la terre, et avec ces armes tu frapperas et disperseras l’armée ligure”", Strabon, Géographie, IV, 1.7). Rien n’indique que cette suite sur Prométhée se conclut par un drame satyrique. On peut affirmer encore qu’elle date forcément d’après -468, c’est-à-dire après que Sophocle ait imposé son troisième acteur sur la scène, puisque Prométhée enchaîné nécessite un troisième acteur (la première scène montre Kratos portant Prométhée suivi par Héphaïstos, or Prométhée ne peut pas être remplacé par un mannequin car il se lamente dès que Kratos et Héphaïstos lui tournent le dos) : Eschyle a donc consenti à recourir à l’invention de son élève, à ce troisième orateur qui est l’incarnation du ni-pour-les-hommes-ni-pour-les-dieux (cette position intermédiaire du troisième acteur est flagrante justement dans cette première scène où l’on voit d’un côté Kratos clamer : "Il n’a que ce qu’il mérite !", de l’autre côté Héphaïstos répondre : "Le malheureux !", et au milieu Prométhée réconcilier Kratos et Héphaïstos en s’adressant directement au Ciel : "Eli, Eli, lama sabactani !" ["Ether divin, vents à l’aile rapide, eaux des fleuves, sourire innombrable des vagues marines, terre mère des êtres et toi soleil qui voit tout, je vous invoque ici, voyez ce qu’un dieu souffre par les dieux !", Eschyle, Prométhée enchaîné 88-92]), ce qui est déjà étonnant par rapport à ses tragédies antérieures dans lesquelles le premier acteur, incarnant le "Non" de Clisthène, avait systématiquement tort tandis que le second acteur, incarnant le "Oui", avait systématiquement raison, ici la réflexion politique opposant le mouvement démocratique à l’ordre noble cède la place à une réflexion typiquement sophocléenne sur les dieux qui, tout en préservant la légitimité du "Oui", donne un début de légitimité au "Non". Mais le plus étonnant réside dans la trame qui lie cette suite tragique. Prométhée enchaîné évoque le supplice du Titan Prométhée, condamné par Zeus à être enchaîné sur un rocher pour avoir apporté la science aux hommes : un tel sujet est en contradiction avec le soupçon dont Eschyle a pu être l’objet jusqu’alors, d’accorder plus de valeur aux lois des dieux qu’aux lois des hommes sous prétexte que les dieux seraient plus mesurés et plus justes que les hommes, car ici Zeus le dieu des dieux se révèle un être excessif et injuste, qui condamne un Titan dont les actes révolutionnaires ont permis aux hommes de ne plus vivre comme des bêtes, en d’autres termes les hommes peuvent être parfois plus sages que les dieux et les rébellions peuvent parfois être justes ("Au début [les hommes] voyaient sans voir, ils écoutaient sans entendre, et pareils aux formes des songes ils vivaient leur longue existence dans le désordre et la confusion, ils ignoraient les maisons de briques ensoleillées et le travail du bois, ils logeaient sous terre comme des fourmis agiles, au fond de grottes closes au soleil. Ils ne voyaient pas les signes de l’hiver ni du printemps fleuri ni de l’été fertile, ils faisaient tout sans recourir à la raison, jusqu’au moment où je leur appris la science ardue des levers et des couchers des astres. Puis ce fut le tour de celle du nombre, la première de toutes, que j’inventai pour eux, ainsi que celle des lettres assemblées, mémoire de toute chose, labeur qui enfante les arts. Le premier aussi, je liai sous le joug des bêtes soumises soit au harnais, soit au cavalier, pour prendre aux gros travaux la place des mortels, et je menai au char les chevaux dociles aux rênes, dont se pare le faste opulent. Et je fus aussi celui qui inventa ces véhicules aux ailes de toile qui permettent au marin de courir les mers", Eschyle, Prométhée enchaîné 447-468 ; "J’ai libéré les hommes et fait qu’ils ne sont pas descendus, écrasés, dans l’Hadès. Voilà pourquoi je ploie aujourd’hui sous de telles douleurs, cruelles à subir, misérables à voir. Pour avoir pris les hommes en pitié, je me suis vu refuser la pitié, et me voilà implacablement traité, funeste spectacle portant le nom de Zeus !", Eschyle, Prométhée enchaîné 235-241). C’est la trace d’un doute profond chez le tragédien, une remise en cause de la foi qu’il a témoignée jusqu’alors dans ses œuvres, celle d’une possibilité de fixer la justice par un rejet de l’hybris en prenant exemple sur les dieux : ici Prométhée apparaît comme un exemple à suivre tandis que Zeus apparaît comme un exemple à ne pas suivre, et à l’hybris de Prométhée qui l’a amené à désobéir à Zeus pour aider les hommes répond l’hybris de Zeus qui le cloue finalement sur un rocher, on a du mal par conséquent à distinguer nettement où se trouve la justice, la sagesse, la mesure (la situation est d’autant plus difficile à trancher que, rappelons-le, Zeus doit sa victoire sur les Titans et son statut de dieu des dieux à l’aide que lui a apportée Prométhée, qui en agissant ainsi a trahi les siens !). On ne peut pas dire grand-chose sur la ou les tragédies suivantes, dont seuls quelques fragments ont survécu. La tradition enseigne qu’après avoir cloué Prométhée sur un rocher, Zeus a durci sa peine en le condamnant à mourir et renaître perpétuellement via un aigle dévorant son foie, qu’Héraclès a tué cet aigle, puis que le sage et immortel centaure Chiron lassé de souffrir d’une blessure contractée accidentellement a proposé à Zeus d’échanger une place dans l’Hadès contre le don de son immortalité à Prométhée, et que Zeus a finalement accepté cette proposition, et a mis fin en même temps à la condamnation de Prométhée : telle était sans doute la teneur des scènes qui suivaient immédiatement Prométhée enchaîné, une teneur suffisamment dense pour emplir une tragédie entière, ce qui tend à confirmer l’existence non pas d’une mais de deux tragédies après Prométhée enchaîné. C’est du moins ce qui ressort du long passage cité par Cicéron dans ses Tusculanes ("Autre exemple, tiré d’Eschyle, non seulement poète mais encore pythagoricien. Quels sentiments met-il dans la bouche de Prométhée souffrant pour son larcin de Lemnos, d’où le feu fut donné subrepticement en partage aux mortels ? Ce feu, Prométhée le déroba par ruse, et il fut condamné par Zeus au pire destin. Zeus l’attacha sur le mont Caucase, et c’est dans cette situation que Prométhée tient ce discours : “Race des Titans issue d’Ouranos, regardez-moi, votre frère, attaché à d’âpres rochers tel le navire que des matelots craintifs amarrent quand ils redoutent la nuit et que la mer gronde. Voilà comment m’a cloué ici le fils de Kronos, Zeus, en prenant pour instrument la science d’Héphaïstos. C’est lui dont l’art cruel a enfoncé ces coins qui m’ont brisé les membres, c’est son adresse qui m’a transpercé et fait de moi le malheureux habitant de cette forteresse des Furies. Pire encore, un jour funeste sur deux, venant d’un vol sinistre me lacérer de ses serres crochues, le serviteur de Zeus me déchire en un cruel repas. Puis gorgé, repu jusqu’à satiété des chairs grasses de mon foie, il pousse un cri retentissant, et tandis qu’il s’envole droit vers le ciel les plumes de sa queue caressent mon sang. Mais quand le foie rongé a repris sa grosseur, alors derechef il retourne, avide, à son affreux repas. Ainsi je nourris ce gardien de mon triste supplice, qui me déchire, vivant, dans une incessante détresse car, vous le voyez, chargé des chaînes de Zeus, je ne peux écarter le terrible oiseau de ma poitrine. Ainsi privé de moi-même, je suis en butte à cette angoissante calamité, tandis que je cherche dans mon désir de mort le terme de mes maux. Mais la volonté de Zeus retient loin de moi le trépas, et depuis longtemps grossi par des siècles d’horreur ce désolant fléau s’est enfoncé dans mon corps, duquel, liquéfiées par l’ardeur du soleil, tombent des gouttes qui mouillent sans relâche les rochers du Caucase”", Cicéron, Tusculanes II.10). Le titre même de Prométhée porte-feu suggère que l’auteur y montre Zeus enfin assagi, qui non seulement absout Prométhée, mais l’autorise et peut-être même l’encourage à apporter sa science - son feu - aux hommes. La fin de Prométhée porte-feu, tel le dernier chapitre d’A la recherche du temps perdu qui éclaire tous les chapitres qui le précèdent, apparaît ainsi comme la conclusion logique vers laquelle tend toute cette suite sur Prométhée, elle en révèle le thème général : la naissance de la justice divine. A première vue, ce thème inscrit cette suite dans la lignée des autres œuvres d’Eschyle, puisqu’il sous-entend que les dieux sont devenus mesurés et justes depuis cette altercation de jadis entre Zeus et Prométhée qui s’est finalement apaisée, et que les hommes doivent prendre exemple sur eux au lieu de continuer à se livrer à leurs excès qui rendent le monde chaotique et injuste. Mais il est vraiment étonnant qu’Eschyle accepte de montrer ainsi un dieu (et pas n’importe lequel : le dieu des dieux, Zeus !) imposant une peine aussi injuste avant de revenir sur sa décision, et de reconnaître du même coup sa faillibilité, et surtout il est étonnant que le récit de cette peine s’étale sur deux ou trois longues tragédies : c’est comme si un rabbin ou un évêque ou un imam nous racontait pendant deux ou trois heures à quel point jadis Dieu s’est comporté de façon injuste envers les hommes, allant jusqu’à condamner ceux qui comme Prométhée se sont sacrifiés pour les aider, et qu’après ces deux ou trois heures ce rabbin ou cet évêque ou cet imam concluait rapidement en disant : "Mais à la fin, Dieu est revenu sur son jugement après avoir compris qu’il s’était trompé, il est devenu infiniment bon après avoir commis les pires méchancetés, donc convertissez-vous". Cette œuvre sur Prométhée établit clairement que si les dieux sont sages, ce n’est pas par nature, mais parce qu’ils ont appris à être sages. Cela amène à se demander s’il existe une différence entre ces soi-disant dieux et les hommes : cette suite tragique, qui ne montre pourtant que des dieux, semble paradoxalement poser la question de l’existence même des dieux, et au-delà de la Justice à laquelle Eschyle a toujours aspiré.