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-446 : La paix de Trente Ans

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Le projet de Périclès

Lettre de Périclès

L’expédition de Samos

Vers la guerre

La très courte période que nous étudierons dans le présent alinéa, couvre seulement cinq années, de -446 à -441. Elle clôt une décennie tumultueuse. Depuis trois ans, la paix est signée avec la Perse : en -449, après avoir été battu à Chypre par les Athéniens emmenés par Cimon, le Grand Roi Artaxerxès Ier a renouvelé sa stratégie de neutralité intéressée en signant un traité de paix avec Athènes représentée par Epilycos reprenant les clauses de celui signé avec Callias II en -470. Quant à la première guerre du Péloponnèse, elle vient juste de s’achever par la paix de Trente Ans entre Léogoras et les autorités de Sparte. Cette paix de Trente Ans est, en apparence, un juste compromis entre les deux cités : Athènes reconnaît à Sparte l’hégémonie sur tout le Péloponnèse, ce qui signifie qu’elle doit abandonner certains territoires qu’elle a conquis pendant la guerre, en échange Sparte se résigne à l’hégémonie d’Athènes sur mer. Mais cette apparence est trompeuse, car se résigner à cette hégémonie maritime athénienne équivaut à accepter qu’Athènes gouverne non seulement sur toute la mer Méditerranée et toute la mer Noire, mais encore sur toutes les routes commerciales qui les sillonnent, sur toutes les îles qu’elles comportent et sur tous les ports qui les bordent, autrement dit sur un territoire bien plus grand que le Péloponnèse. La paix de Trente Ans est donc très favorable à Athènes.


Deux questions se posent alors. Première question : que faire de la Ligue de Délos ? On se souvient que cette alliance militaire entre cités grecques a été créée en -477 autour d’Athènes à la demande de Samos, Chio et Lesbos dans le but de repousser un éventuel retour des Perses, avant de devenir un instrument permettant à Athènes d’asseoir son hégémonie sur toute la mer Egée, puis, à partir de -454, année du transfert vers Athènes du trésor de cette Ligue originellement déposée sur l’île de Délos, une caisse privée athénienne permettant de financer la guerre contre Sparte (nous renvoyons ici à notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse). Maintenant que la paix est signée avec la Perse et avec Sparte, la logique veut qu’elle soit dissoute. Mais priver Athènes de cette manne financière, n’est-ce pas fragiliser la flotte athénienne qui en dépend, en même temps redonner une autonomie aux cités qui y sont soumises, donc indirectement prendre le risque que se rallument les anciennes guerres fratricides entre cités rivales ? N’a-t-on combattu ensemble contre la Perse puis contre Sparte que pour se taper dessus maintenant que la paix est revenue ? N’est-ce pas là le calcul secret qu’a élaboré Artaxerxès Ier en renouvelant la paix de Callias II ? Ce chaos panhellénique est d’autant plus prévisible que la seconde question s’ensuit : comment opérer sereinement le retour des vétérans dans le monde civil ? Les économies sont ruinées, et dans chaque cité les populations sont divisées entre ceux qui regrettent l’ordre ancien et ceux qui aspirent à davantage de changements, ceux-ci et ceux-là espérant récupérer à leurs causes respectives ces vétérans désormais inoccupés mais encore plein d’ardeur combative. C’est pour répondre à ces deux questions que Périclès, alors tout-puissant dans Athènes, prend les quatre mesures suivantes.


Première décision : la Ligue de Délos n’est pas dissoute, mais transformée en empire athénien, d’où son nouveau nom de "Ligue athénienne" que nous lui donnerons désormais dans la suite de notre étude. Nous devons nous arrêter un instant sur la nature de cette nouvelle structure politique, et plus précisément sur le mot "empire" que nous venons d’utiliser. Dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse, quand nous avons parlé du gouvernement de Darius Ier, nous avons rappelé que ce terme "empire/™mpÒroj" est un dérivé de "poros/pÒroj", qui en grec signifie originellement "passage, voie de communication, chemin", et qu’il a servi à désigner dans un premier temps toute place de commerce servant à écouler des marchandises depuis un lieu A vers un lieu B ou depuis un lieu B vers un lieu A, puis dans un second temps tout lieu permettant la diffusion non seulement des marchandises, mais encore de la langue, des mœurs, de la culture d’une communauté dominante vers une communauté dominée : nous avons montré en quoi l’Empire perse fondé par Darius Ier correspond bien à cette seconde définition. Dans le cas de la Ligue athénienne vers -446, il s’agit de créer ce qu’on appelle aujourd’hui un "marché global", pour remplacer la mosaïque de petits marchés indépendants de l’époque archaïque qui obéissaient à une multitude de règles différentes et d’unités de mesures différentes, et séparés par une multitude de péages, sources de tous les conflits. Pour ce faire, Périclès charge une vingtaine d’émissaires de demander à chacune des cités de l’ex-Ligue de Délos d’envoyer des représentants à Athènes, qui auront pour tâche de réfléchir à l’organisation de cette nouvelle entité panhellénique, de la mettre en œuvre et de l’entretenir ("Périclès, qui voulait encore inspirer à ses concitoyens plus d’élévation, plus d’ardeur pour les grandes entreprises, décida d’inviter par un décret tous les peuples grecs, dans toutes des cités de l’Europe ou de l’Asie où ils étaient établis, grandes ou petites, à envoyer des députés à Athènes pour y délibérer sur la reconstruction des temples brûlés par les barbares, sur les sacrifices qu’on avait voués aux dieux pour le salut de la Grèce pendant les guerres des Perses, et sur les moyens de sécuriser la navigation et d’établir la paix entre tous les Grecs. On choisit pour cette mission vingt citoyens au-dessus de cinquante ans, dont cinq furent envoyés vers les Ioniens, les Doriens d’Asie et les insulaires jusqu’à Lesbos et Rhodes, cinq autres allèrent dans l’Hellespont et la Thrace jusqu’à Byzance, cinq dans la Béotie, la Phocide et le Péloponnèse, d’où ils passèrent par la Locride sur le territoire voisin jusqu’à l’Acarnanie et Ambracie, les cinq derniers, traversant l’Eubée, parcoururent les pays voisins du mont Oeta et les environs du golfe Maliaque, les pays des Phthiens, des Achéens et des Thessaliens. Ils témoignèrent de beaucoup d’efforts pour persuader ces peuples de se rendre à Athènes, afin d’y prendre part à des délibérations qui devaient avoir pour objet la paix et les affaires générales de la Grèce", Plutarque, Vie de Périclès 17). Cet empire athénien au sens d’"espace permettant la diffusion non seulement des marchandises, mais aussi du dialecte, de la politique, de la culture de la communauté athénienne (dominante) vers toutes les communautés de l’ex-Ligue de Délos (dominées)" n’a, au moment de sa création, qu’une vocation militaire et sociale : il vise à maintenir en respect Perses et Spartiates qui pourraient être tentés de contester l’hégémonie athénienne, et à empêcher que les soldats à présent inactifs de l’ex-Ligue de Délos reviennent en masse dans leurs cités respectives et y provoquent le chaos. Mais progressivement, cette vocation militaire et sociale va dériver en vocation religieuse, le mot "empire" va dériver dans le sens de "territoire consacré aux intérêts athéniens", comme le prouve le changement d’"emporos/™mpÒroj" (adjectif désignant simplement "tout ce qui passe dans/™n un poros/pÒroj") en "emporion/™mpÒrion" (nom désignant un "temple dédié aux intérêts [athéniens] qui passent dans les poros/pÒroj de la Ligue", de la même façon qu’un "nikaion/nika‹on" est un "temple dédié à la victoire/n…kh" ou qu’un "Héraion/Hraion" est un "temple dédié à la déesse Héra/Hra"). C’est ce nouveau mot "emporion/™mpÒrion" qui, traduit en "imperium" en latin avec le sens religieux équivalent de "territoire consacré aux intérêts romains" par les Romains du Ier siècle av. J.-C. jaloux du passé grec, finira par désigner l’ensemble des conquêtes de Rome autour du bassin méditerranéen, et donnera le mot français "empire" avec la même connotation intellectuelle qu’on lui connaît aujourd’hui (ainsi l’"Empire napoléonien" est littéralement le "territoire consacré aux intérêts de Napoléon").


Deuxième décision : le phoros imposé aux membres de la Ligue de Délos, qui était jusque là un tribut de guerre, est maintenu et transformé en un impôt panhellénique destiné à financer des grands travaux à Athènes et à Eleusis. Le but officiel de cette décision est de relancer l’économie grecque vers le domaine civil. La pierre qui était destinée jusque là aux forteresses servira désormais aux temples. Le bois qui était destiné jusque là aux trières servira désormais aux toits des maisons. Le tissu qui était destiné jusque là aux uniformes des soldats servira désormais à décorer les murs. Les navires transporteront des caisses d’or et d’ivoire et non plus des lances et des épées. Les charrettes transporteront des statues d’apparat et non plus les morts des batailles. Et les bras des hommes se formeront aux sages métiers de construction et non plus aux excès destructeurs de la guerre ("Des ateliers créés dans tous les domaines, l’emploi d’une immense quantité de matières alimentant l’industrie et les arts, un mouvement général utilisant tous les bras : telles sont les ressources incalculables que ces constructions procurent déjà aux citoyens, qui presque tous en reçoivent un salaire tiré du trésor public. Et ainsi la cité tire d’elle-même sa subsistance et son embellissement. Ceux que leur âge et leur force appellent à la profession des armes reçoivent de l’Etat une solde qui suffit à leur entretien : j’ai voulu que la classe du peuple exemptée de service militaire et vivant de son travail eût aussi part à cette distribution de deniers publics, mais afin qu’elle ne récompense pas la paresse ou l’oisiveté je l’ai conditionnée à la construction de grands édifices, où les compétences de toutes sortes seront occupées pour longtemps. Ainsi ceux qui restent à demeure auront moyen de tirer des revenus publics les mêmes secours que les matelots, les soldats et gardiens de places. Nous avons acheté la pierre, le bronze, l’ivoire, l’or, l’ébène, le cyprès, et des ouvriers sans nombre, charpentiers, maçons, forgerons, tailleurs de pierre, teinturiers, orfèvres, ébénistes, peintres, brodeurs, tourneurs, sont occupés à les façonner. Les commerçants maritimes, les matelots et les pilotes conduisent par mer une immense quantité de matériaux, les voituriers, les charretiers en amènent par terre, les charrons, les cordiers, les tireurs de pierre, les bourreliers, les paveurs, les mineurs exercent à l’envi leur métier. Et chaque secteur d’activité, comme dans l’armée, inclut des groupes de travailleurs sans profession déterminée semblable à un corps de réserve, qu’il emploie comme auxiliaires. Ainsi tous les âges et toutes les conditions partageront l’abondance que ces travaux répandront partout", Plutarque, Vie de Périclès 12). Parmi ces grands travaux, entièrement supervisés par le sculpteur Phidias ("Tous ces édifices furent dirigés par Phidias, qui avait seul l’intendance de tous les travaux", Plutarque, Vie de Périclès 13), on peut mentionner le temple des Mystères à Eleusis ("Le temple des Mystères à Eleusis fut commencé par Koroibos, qui éleva le premier rang des colonnes et y posa les architraves. Après sa mort, Métagénès de Xypétè, plaça le cordon et le second rang de colonnes. Xénoclès de Cholarges termina le dôme et la coupole qui est au-dessus du sanctuaire", Plutarque, Vie de Périclès 13 ; "Le troisième temple est celui de Déméter et de Perséphone. Il fut bâti à Eleusis par Ictinos dans les proportions de l’ordre dorique, avec une cella d’une grandeur extraordinaire, sans colonnes extérieures, afin d’avoir plus d’espace pour l’accomplissement des sacrifices", Vitruve, De l’architecture, VII, Introduction.16), et, à Athènes, l’Odéon ("L’Odéon est, dans son intérieur, entouré de plusieurs rangs de sièges et de colonnes, et le comble, incliné dans tout son contour, va peu à peu en se rétrécissant et se termine en pointe. On dit qu’il fut construit sur le modèle de la tente de Xerxès Ier, et Périclès en donna lui-même le dessin", Plutarque, Vie de Périclès 13 ; "Près du sanctuaire et du théâtre de Dionysos [à Athènes] se trouve un édifice [l’Odéon] bâti, dit-on, sur le modèle de la tente de Xerxès Ier", Pausanias, Description de la Grèce, I, 20.4 ; selon l’architecte romain Vitruve, ce n’est pas Périclès qui a fondé les bases de l’Odéon mais Thémistocle : "Derrière la scène doivent se trouver des portiques où le peuple, surpris au milieu des jeux par la pluie qui vient les interrompre, puisse se mettre à l’abri hors du théâtre, et des salles assez vastes pour contenir tout l’appareil scénique : tels sont les portiques de Pompée, ceux d’Eumène à Athènes, tel est le temple de Dionysos, tel est l’Odéon que Thémistocle fit bâtir avec des colonnes de pierre, du côté gauche du théâtre en sortant, et qu’il couvrit avec les mâts et les antennes des navires pris sur les Perses", Vitruve, De l’architecture, V, 9.1) et le célèbre Parthénon ("Callicratès et Ictinos construisirent le Parthénon surnommé ‟Hécatompédon” ["EkatÒmpedoj", ou "bâtiment aux cent/˜katÒn pieds/poÚj"]", Plutarque, Vie de Périclès 13) abritant une statue monumentale de la déesse Athéna, la protectrice d’Athènes, conçue par Phidias en personne ("Ce fut Phidias qui exécuta la statue d’or de la déesse. On assure que le nom de cet artiste est gravé sur le piédestal", Plutarque, Vie de Périclès 13 ; "La statue de la déesse est en ivoire et en or, sur le milieu de son casque se trouve un sphinx et des griffons sont sculptés sur les deux côtés. Aristée de Proconnèse dit dans ses vers que les griffons, pour défendre l’or que le pays produit, combattent avec les Arimaspes. Ces Arimaspes dont le pays est au-dessus de celui des Issédons naissent tous avec un seul œil. Quant aux griffons, ils ont le corps d’un lion, avec les ailes et le bec d’un aigle. Athéna est debout, avec une tunique qui descend jusqu’à ses pieds. Sur sa poitrine est une tête de Méduse en ivoire. Elle tient d’une main une Victoire d’environ quatre coudées de haut, et de l’autre une lance. Son bouclier est posé à ses pieds, et près de la lance est un serpent représentant peut-être Erichthonios", Pausanias, Description de la Grèce, I, 24.5-7 ; "Pour que ceux qui n’ont pas vu les œuvres [de Phidias] sachent à quel point il mérite d’être loué, nous citerons des petites particularités qui montrent seulement combien il était habile. Nous n’invoquerons pour cela ni la beauté du Zeus d’Olympie, ni la grandeur de son Athéna à Athènes, qui a vingt-six coudées et qui est d’ivoire et d’or, mais, sur la face convexe du bouclier de la déesse, le combat des Amazones qu’il a gravé, sur la partie concave de ce même bouclier la bataille des dieux et des géants, et sur les semelles celle des Lapithes et des Centaures : ainsi avec lui l’art se logeait dans les plus petits détails", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVI, 4.7 ; "[Phidias] n’a pas réalisé en or les yeux de son Athéna, ni son visage, ni ses pieds, ni ses mains, bien que tout cela étant d’or eût paru très beau, mais en ivoire", Platon, Premier Hippias 290b). L’étude archéologique de ces grandes réalisations a révélé un autre but, plus officieux. D’abord, la rapidité avec laquelle celles-ci ont été réalisées suppose que leurs artisans étaient nombreux, et pas seulement d’origine athénienne. Ensuite, leurs caractéristiques physiques témoignent d’une volonté d’harmoniser les différents systèmes de mesures grecques, et au-delà de rapprocher les artisans qui les emploient. Par exemple, pour réaliser le Parthénon, les architectes ont réalisé la Table de Salamine aujourd’hui exposée au Musée archéologique du Pirée, table de conversion gravée sur la pierre établissant les rapports entre le pied dorique, le pied ionien et le pied athénien, ainsi que l’empan, la coudée et le bras : la façade de l’édifice devient ainsi le nouveau maître étalon pour les Doriens qui lui reconnaîtront quarante-cinq pieds doriens, pour les Athéniens qui lui reconnaîtront quarante-huit pieds athéniens, et pour les Ioniens qui lui reconnaîtront cinquante pieds ioniens. Cette Table de Salamine est une traduction très concrète de la philosophie de Protagoras, qui veut remplacer les dieux par l’homme comme mesure de toutes choses : les unités de mesure présentes sur cet artefact ne sont pas dictées par des dieux, ce sont des unités de mesure humaines au sens littéral, autrement dit le Parthénon qui a été réalisé avec les gabarits de cette Table est une œuvre ne devant rien aux dieux et magnifiant la grandeur de l’homme. Les architectes ont également utilisé un module de base, le triglyphe, dont les dimensions équivalent à des multiples du pied athénien, pour définir la longueur du bâtiment, ainsi que sa largeur, sa hauteur, et la distance entre ses colonnes. Le but officieux de Périclès est donc, comme le plan Marshall en 1947, d’attirer autour de la puissance victorieuse l’élite des populations conquises ou libérées, et de les obliger à travailler ensemble pour éviter qu’elles se battent à nouveau les unes contre les autres. Cette politique a un autre avantage : elle prive de leurs meilleurs éléments les populations conquises ou libérées, qui sont dès lors plus faciles à manipuler, et ne menacent pas l’hégémonie de la puissance victorieuse. On remarque que cette hégémonie athénienne désirée par Périclès n’est pas orientée vers des lointains fumeux, mais vers l’homme. Comme son nom l’indique, le "Parthénon/Parqenèn", littéralement "demeure de la Vierge", sous-entendu "demeure d’Athéna", n’est pas un édifice à vocation religieuse, il n’est pas destiné à instaurer un nouveau culte divin grec à Athéna : si tel était le cas, il se nommerait "Parthénion/Parqšnion", c’est-à-dire "temple consacré à la Vierge" (comme un "Artémision/Artem…sion" est un "temple consacré à Artémis", ou un "Héraion/Hraion" est un "temple consacré à Héra"). La statue même d’Athéna réalisée par Phidias à l’intérieur du Parthénon n’est pas destinée à être vénérée comme pourront l’être ailleurs les Tables de la Torah à Jérusalem ou la Pierre noire à La Mecque : elle n’est qu’un assemblage de matériaux précieux, certes artistiquement travaillés, mais dont Périclès lui-même proposera le démantèlement et la fonte pour financer la deuxième guerre du Péloponnèse dès -431 ("En cas d’extrême nécessité, on pourrait disposer de l’or parant la statue d’Athéna. [Périclès] révéla à l’occasion que cette statue était chargée de quarante talents d’or fin, dont la totalité pouvait être détachée de l’ouvrage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.13 ; au début du IIIème siècle av. J.-C., Lacharès le tyran d’Athènes ne se privera pas de passer à l’acte pour s’assurer un exil confortable : "Démétrios fils d’Antigone, malgré ses différends avec les Athéniens, les délivra cependant de la tyrannie de Lacharès qui, voyant la cité sur le point d’être conquise, s’enfuit en Béotie. Comme il avait emporté les boucliers d’or et tous les autres ornements de la statue d’Athéna de l’Acropole qui pouvaient se détacher, on lui soupçonna de très grandes richesses, et quelques habitants de Coronée le tuèrent pour s’en emparer", Pausanias, Description de la Grèce, I, 25.7-8 ; on note que l’ivoire composant la statue est également un matériau précieux à cette époque, comme le rappellent Hérodote et Pline l’Ancien : "Hérodote rapporte que les Ethiopiens fournissaient tous les trois ans au Grand Roi de Perse un tribut de cent troncs [d’ébène] avec de l’or et de l’ivoire. Il précise que ce tribut d’ivoire imposé aux Ethiopiens s’élevait à vingt défenses d’éléphants [Hérodote, Histoire III.97]. Tel était le prix de l’ivoire vers l’an 310 de Rome [c’est-à-dire -443 selon le calendrier chrétien], à l’époque où Hérodote composa son Histoire à Thourioi en Italie", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XII, 8.1-2), elle n’est l’objet d’aucun rite, et aucun prêtre ni aucune prêtresse n’y sont attachés. Le Parthénon n’est pas un temple, mais un simple coffre-fort destiné à conserver le trésor de la Ligue de Délos, entreposé depuis -454 sur l’Acropole de manière peu sûre et peu digne. En revanche, l’Odéon, que nous appellerions "Odéion" si nous étions plus respectueux de son nom grec originel ("Wde‹on"), est, comme ce nom grec originel l’indique, un édifice à vocation religieuse : il s’agit littéralement d’un "temple consacré à l’ode/òd»", autrement dit à l’art. En créant l’Odéon, Périclès rêve de remplacer toutes les religions glorifiant des dieux, par une nouvelle religion glorifiant le génie humain sous toutes ses formes ("Périclès décréta qu’un premier concours de musique se tiendrait aux Panathénées. Nommé président, il régla la manière dont les concurrents devaient chanter, jouer de l’aulos ou de cithare. Depuis ce temps-là les jeux musicaux furent toujours célébrés à l’Odéon", Plutarque, Vie de Périclès 13). L’Odéon a sans doute pour Périclès une importance beaucoup plus grande que le Parthénon puisque, selon Plutarque, quand les poètes se moqueront de lui après la fin des travaux, tel Cratinos dans sa comédie Les Thraciennes, ils rappelleront pour s’en moquer son attachement exagérément affirmé à l’Odéon ("Cratinos raille encore [Périclès] dans sa comédie Les Thraciennes : “Ce nouveau Zeus à la tête d’oignon s’avance, son crâne gonflé de l’Odéon, à présent qu’il a échappé à l’ostracisme”", Plutarque, Vie de Périclès 13). C’est à cette volonté de standardisation que l’on doit aussi, pour l’anecdote, les travaux astronomiques du géomètre Méton (c’est sous cette qualité première de géomètre qu’Aristophane le met en scène dans sa comédie Les oiseaux en -414 ["Je veux mesurer l’air et le diviser en arpents", Aristophane, Les oiseaux 995], proposant un plan urbanistique pour la cité nouvelle de Nephelokokkygia fondée par les deux personnages principaux de la pièce ["Je prendrai mes dimensions avec une règle droite, que j’appliquerai de façon que le cercle devienne carré. Une agora se trouvera au centre, où convergeront des rues droites, et d’où comme un astre rond partiront en tous sens des rayons droits", Aristophane, Les oiseaux 1004-1009]). Celui-ci nous intéresse particulièrement, parce qu’il a un rapport direct avec notre sujet : son nom est en effet associé au dème de Colone, le dème de Sophocle, par Aristophane aux vers 997-998 de sa comédie Les oiseaux ("Qui je suis ? Méton, connu dans la Grèce et à Colone"), ce qui suggère fortement que les deux hommes se connaissent. Le Byzantin Suidas au IXème siècle, dans un article de sa Lexicographie, nous donne plusieurs renseignements précieux sur Méton : il cite un passage de la comédie Monotropos aujourd’hui perdue de Phrynichos (auteur de la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C. à ne pas confondre son homonyme le tragédien Phrynichos contemporain d’Eschyle) qui dit que Méton est originaire du dème de Leuconoé, et suggère que s’il est connu à Colone c’est parce qu’il y a construit un aqueduc ("Callistrate [d’Aphidna, orateur et stratège athénien du IVème siècle av. J.-C. ? ou Callistrate d’Alexandrie, grammairien du IIème siècle av. J.-C. ?] dit que [Méton] a élevé un monument astronomique à Colone, Euphronios [auteur inconnu] dit qu’il était originaire du dème de Colone. […] En fait il a peut-être construit une fontaine à Colone. Phrynichos dit en effet dans son Monotropos : “« Qui est l’auteur de ceci ? » « Méton de Leuconoé » « Je le connais : c’est celui qui déplace les sources »”", Suidas, Lexicographie, Méton M801), il lui attribue aussi la paternité d’un célèbre héliotropion ("¹liotrÒpion", littéralement "édifice ou monument dédié au dieu Hélios/Hlioj", terme qui peut désigner simplement un cadran solaire) élevé avant -431 "dans l’endroit où se tient maintenant l’Ekklesia près du mur de la Pnyx" ("Avant Pythodoros [archonte entre juillet -432 et juin -431], [Méton] a élevé un héliotropion dans l’endroit où se tient maintenant l’Ekklesia près du mur de la Pnyx", Suidas, Lexicographie, Méton M801). Ces deux indications s’accordent avec l’astronome Claude Ptolémée qui, dans son livre Composition mathématique plus connu aujourd’hui sous son sous-titre latino-arabe Almageste, effectue ses calculs en se référant aux mesures que Méton a réalisées avec un mystérieux Euctémon "sous l’archontat d’Apseudès", c’est-à-dire en -433/-432 ("Quand je compare l’observation du solstice d’été faite grossièrement par Méton et Euctémon, avec celui que j’ai observé et calculé avec soin, je trouve encore le même résultat. On dit que cette observation a été réalisée sous l’archontat d’Apseudès, à Athènes, le matin du 21 du mois de phamenoth ["famenèq", mois égyptien correspondant à notre actuel mi-janvier à mi-février, ce qui implique forcément une grossière erreur de Claude Ptolémée ou de l’un de ses copistes puisque cela signifierait que l’observation du solstice de l’été -432 a été effectuée durant l’hiver !]. De mon côté, par un calcul certain, j’ai trouvé que celui de la quatre cent soixante-treizième année depuis la mort d’Alexandre est arrivé la nuit du 11 au 12 du mois de mésori ["mesor…", mois égyptien correspondant à notre actuel mi-juin à mi-juillet] à deux heures après minuit. Depuis le solstice d’été observé sous l’archonte Apseudès jusqu’à celui observé par Aristarque la “cinquantième année de la première période de Kalippos” comme dit Hipparque, cent cinquante deux ans se sont écoulés. Depuis cette cinquantième année, qui était la quarante-quatrième depuis la mort d’Alexandre, jusqu’à la quatre cent soixante-troisième qui est celle de mon observation, quatre cent dix-neuf ans se sont écoulés […]", Claude Ptolémée, Composition mathématique/Almageste III.2). C’est encore sous le même archontat de -433/-432 que Diodore de Sicile confirme l’érection du monument astronomique mentionné par Philochore, qui comporte un "ennéakaidékaétèris/nneakaidekaethr…j" ou "cycle de "dix-neuf/™nneaka…deka ans/œtoj" au terme duquel la Lune retrouve dans le ciel la place qu’elle occupait dix-neuf ans plus tôt ("Apseudès étant archonte d’Athènes, les Romains élurent pour consuls Titus Ménénius et Proclus Géganius Macerinus. […] A Athènes, Méton fils de Pausanias, illustre astronome, établit l’ennéakaidékaétèris, qu’il fit commencer le treizième jour du mois athénien de skirophorion [correspondant à notre actuel mi-juin à mi-juillet]. Au terme de ce cycle les astres ayant accompli leur révolution reviennent aux mêmes points et forment une grande année, que certains appellent “année de Méton”. Les prédictions et calculs de celui-ci sont merveilleusement justes, car le mouvement et les apparitions des astres s’accordent en effet parfaitement avec sa table astronomique. Aussi la plupart des Grecs se servent-ils de l’ennéakaidékaétèris pour ne pas se tromper dans leurs annonces", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.36), innovation permettant une mesure du temps intermédiaire plus précise qu’auparavant, qui sera vantée par les auteurs antiques jusqu’à l’époque romaine (par Vitruve au Ier siècle av. J.-C. ["Eudoxe, Euctémon, Kalippos, Méton, Philippe, Hipparque, Aratos et tous les autres philosophes ont réalisé, à l’aide des parapegmes ["par£phgma", littéralement "toute chose fixé/pÁgma près/par£ [d’une propriété, d’un mur, ou autres]", désigne ici spécifiquement les plaques sur lesquelles sont consignées les mesures astronomiques permettant la mesure du temps], les observations les plus exactes sur le lever et le coucher des étoiles, ainsi que sur les saisons de l’année, observations qu’ils ont transmises à la postérité. Leurs connaissances sont bien dignes de l’admiration des hommes puisqu’à force d’études ils sont parvenus, comme par inspiration divine, à prédire les changements du temps", Vitruve, De l’architecture, IX, 6.3], par Elien au tournant des IIème et IIIème siècles ["L’astronome Méton de Leuconoé fit élever une stèle sur laquelle il marqua les révolutions du soleil, et se vanta d’avoir trouvé la grande année, qu’il assurait être de dix-neuf ans", Elien, Histoires diverses X.7], par Ammien Marcelin au IVème siècle ["Des astronomes anciens, dont les plus éminents sont Méton, Euctémon, Hipparque et Archimède, ont défini l’année en fonction du retour du Soleil au même point, après qu’il ait parcouru, obéissant à l’une des grandes lois de la nature, tous les signes du cercle appelé ‟Zodiaque” par les Grecs, en trois cent soixante-cinq jours et autant de nuits, de sorte que partant du second degré du Bélier il s’y trouve ramené exactement sa révolution accomplie", Ammien Marcelin, Histoire romaine, XXVI, 1.8]). C’est peut-être à la même époque, au début de la paix de Trente Ans, que les quartiers insalubres du Pirée sont réaménagés selon le plan proposé par Hippodamos. Nous savons peu de choses sur cet Hippodamos, dont la plus ancienne occurrence du nom apparaît dans un court passage de la Politique d’Aristote. Dans ce passage, on apprend qu’Hippodamos n’est pas Athénien : il est originaire de Milet, comme Aspasie la maîtresse de Périclès, ce qui n’est peut-être pas un hasard ("Hippodamos fils d’Euryphon de Milet inventa la division des cités et découpa Le Pirée. Il affichait une grande vanité dans ses manières de vivre, bravant le jugement public par le luxe de ses cheveux et l’élégance de ses parures, portant été comme hiver des vêtements toujours simples et chauds comme s’il voulait ignorer la nature", Aristote, Politique 1267b). Andocide et Xénophon nous apprennent incidemment qu’Hippodamos laisse son nom à l’agora du Pirée qu’il a aménagée, puisque c’est sur l’"agora d’Hippodamos" que les habitants du Pirée sont convoqués par la Boulè pour défendre le régime démocratique au printemps -415 (selon Andocide, Sur les Mystères 45), et c’est sur la même "agora d’Hippodamos" que le contingent des Trente dirigé par Critias se regroupe en -403 pour affronter le contingent démocratique dirigé par Thrasybule (selon Xénophon, Helléniques, II, 4.11). Le géographe Strabon dit que le vieux Hippodamos dresse les plans de la nouvelle cité de Rhodes "après la guerre du Péloponnèse", autrement dit après -404 ("On dit que la cité actuelle de Rhodes fut bâtie après la guerre du Péloponnèse par le même architecte ["¢rcitšktonoj"] ayant bâti le Pirée, cette dernière n’existe plus puisque qu’elle a été ravagée par les Spartiates qui ont détruit les Longs Murs [en -404] puis plus récemment par le général romain Sulla [en -86]", Strabon, Géographie, XIV, 2.9). Aristote ajoute qu’Hippodamos est le premier intellectuel à réfléchir sur la meilleure forme de gouvernement, inaugurant un genre littéraire que Platon, Aristote et beaucoup d’autres auteurs reprendront après lui. Aristote résume la pensée politique d’Hippodamos en quelques lignes, affirmant que celui-ci rêve de diviser la cité en trois parties physiques : la première partie sacrée, la deuxième partie réservée aux soldats qui la servent, la troisième partie au tout-venant ("Hippodamos est aussi le premier qui, bien que n’ayant jamais exercé les affaires publiques, a spéculé sur la meilleure forme de gouvernement. Sa cité idéale comptait dix mille citoyens répartis en trois classes : les techniciens, les paysans et les défenseurs ["propolemoàn"] armés. Elle était divisée en trois territoires : le premier sacré, le deuxième public [littéralement "pour le dèmos/dÁmoj"], le troisième pour les particuliers. Celui sacré devait subvenir aux frais légaux des culte divins, celui public aux guerriers, celui des particuliers aux paysans. Il pensait aussi que les lois se répartissent en trois catégories parce que les actions judiciaires selon lui naissent de trois causes : l’injure, le dommage ou le meurtre. Il établissait un tribunal suprême et unique servant de cour d’appel pour toutes les actions mal jugées, composé de vieillards élus. Sur la forme, il rejetait le jugement par vote ["yshfofor…a"] et préconisait que chaque juge devait écrire sur une tablette s’il condamnait, ne rien écrire s’il absolvait, détailler ses motifs s’il ne condamnait ni n’absolvait, le système actuel lui paraissait vicieux car il oblige les juges à se prononcer dans un sens ou dans l’autre de façon absolue et les contraint souvent au parjure. Il garantissait légalement des récompenses aux innovations politiques utiles. L’Etat devait assurer l’éducation des enfants dont les pères sont morts au combat : cette dernière disposition, appliquée aujourd’hui dans Athènes et dans plusieurs autres cités, lui est attribuée exclusivement. Tous les magistrats devaient être élus par le peuple, lui-même composé des trois classes citoyennes. Une fois nommés, les magistrats avaient en charges parallèles la surveillance de l’intérêt général, les affaires étrangères et la tutelle des orphelins. Telles sont à peu près les grandes lignes du gouvernement d’Hippodamos", Aristote, Politique 1267b-1268a), puis il reprend cette présentation en l’attaquant point par point. Les hellénistes modernes pensent qu’Aristote en la circonstance déforme la pensée d’Hippodamos. En effet, Jean Stobée a conservé quatre fragments de Sur la politique/Perˆ polite…aj d’Hippodamos, qu’il présente comme un auteur "pythagoricien", aux alinéas 93 à 95 paragraphe 1 et alinéa 71 paragraphe 34 dans le livre IV de son œuvre Extraits, apophtegmes et préceptes, plus connue aujourd’hui sous son surnom latin Florilège, or dans le premier fragment Hippodamos déclare que sa cité idéale est divisée en trois classes et non pas en trois territoires : la classe des législateurs, la classe des guerriers et la classe des travailleurs ("Je dis que la cité entière doit être divisée en trois parties : la première est la classe des citoyens vertueux qui administrent l’Etat, la deuxième est celle des guerriers qui le défendent par les armes, la troisième est celle des producteurs de tous les biens nécessaires à la cité. J’appelle la première classe les ‟bouleutes”, la deuxième classe les ‟protecteurs” ["™p…kouroi"], la troisième classe les ‟ouvriers” ["b£nausoi"]", Jean Stobée, Florilège, IV, 1.93, édition de Curtius Wachsmuth et Otto Hense). Juste après dans le même fragment, Hippodamos veut calquer l’harmonie politique sur l’harmonie musicale ("Telles sont les gammes de la communauté politique, le nombre et la qualité de ses éléments. On doit parler maintenant de leur accordement et de leur union. Toute communauté politique étant semblable à une lyre, elle a besoin d’agencements, d’ajustements, d’effleurements, d’ajouts", Jean Stobée, Florilège, IV, 1.93, édition de Curtius Wachsmuth et Otto Hense), sous-entendant que la bonne gestion d’une cité obéit aux mêmes lois numériques qu’on observe en musique, il s’inscrit là dans la droite ligne de Pythagore au VIème siècle av. J.-C. qui pensait que tout est mathématique. Jean Stobée cite également un fragment de Sur la prospérité/Perˆ eÙdaimon…aj d’Hippodamos "de Thourioi", qui reprend les principes harmoniques pythagoriciens pour les appliquer à la morale. Toutes ces sources esquissent une biographie très parallèle à celles d’autres personnages de la même époque. Hippodamos de Milet s’est installé en Attique à la fin de la première guerre du Péloponnèse, comme sa compatriote Aspasie, au milieu du Vème siècle av. J.-C. Il reçoit on-ne-sait-comment la mission de réorganiser le cloaque du Pirée envahi par un grand nombre d’étrangers (comme lui !) en quête d’une vie meilleure, il transforme le lieu en une ville vivable en perçant des voies droites et en construisant des maisons normées, au début de la paix de Trente Ans. Puis, avec d’autres métèques, parmi lesquels l’historien Hérodote d’Halicarnasse, l’avocat Lysias de Syracuse, le stratège Cléandridas de Sparte, il participe à l’aventure colonisatrice de Thourioi dont nous parlerons juste après. A cette occasion, il entre en contact avec les Pythagoriciens de Crotone, voisins de Thourioi, dont il adopte les principes. On suppose qu’Hippodamos fuira Thourioi au lendemain du désastre athénien en Sicile en -413, comme Lysias, et qu’il finira sa vie du côté de Rhodes (où il exercera à nouveau son premier métier d’architecte), à l’extrême fin du Vème siècle av. J.-C. ou au début du IVème siècle av. J.-C.


Troisième décision : pour occuper les Grecs les plus turbulents qui aspirent toujours à l’aventure et des étrangers qui affluent vers Athènes qu’ils voient comme un eldorado, Périclès encourage leur installation dans deux régions qu’il estime bénéfiques pour l’avenir de la Grèce. En s’appuyant sur la colonie athénienne de Chersonèse qu’il a installée en -453 (nous renvoyons ici à  notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse), il promeut l’expansion dans le Pont-Euxin/mer Noire. Il aide les habitants de Sinope (aujourd’hui Sinop en Turquie) à instaurer un régime démocratique favorable à Athènes, et y stationne une flotte permanente confiée à un capitaine qui jouera un grand rôle dans les décennies à venir : Lamachos ("[Périclès] fit voile vers le Pont [aujourd’hui la mer Noire] avec une flotte nombreuse et magnifiquement équipée. Il accorda aux cités grecques de ce pays tout ce qu’elles lui demandèrent, et les traita avec beaucoup d’humanité. En même temps il déploya aux yeux des nations barbares qui les environnaient, en présence de leurs rois et de leurs princes, la puissance imposante des Athéniens, et leur signifia que, maîtres de la mer, ils naviguaient partout avec la plus grande confiance et une entière sûreté. Il laissa aux Sinopiens treize navires commandés par Lamachos, et des troupes pour les défendre contre le tyran Timésieon, qui fut bientôt chassé de Sinope avec tous ceux de son parti. Périclès fit publier un décret permettant à six cents Athéniens d’aller, s’ils le voulaient, s’établir dans cette cité, et de partager entre eux les maisons et les terres que les tyrans y avaient possédées", Plutarque, Vie de Périclès 20). Plus à l’ouest, dans le comptoir milésien d’Amisos (aujourd’hui Samsun en Turquie) jouissant de la très fertile plaine de Thémiscyre toute proche, il installe d’autres colons athéniens ("Amisos était une colonie athénienne, fondée à l’époque où les Athéniens régnaient sur toutes les mers", Plutarque, Vie de Lucullus 19 ; "[Lucullus] [général romain qui conquiert Amisos en -71] apprit que la cité d’Amisos avait été fondée par les Athéniens à l’époque où ils dominaient les mers, et que les habitants avaient longtemps joui d’une démocratie avant de devenir des sujets du Grand Roi de Perse", Appien, Histoire romaine XII.373). Ces entreprises vers la mer Noire ont pour but non seulement de repousser les éventuelles ambitions expansionnistes perses sur cette mer, amis encore de sécuriser les importations vers Athènes, en particulier les importations de blé en provenance d’Olbia ("De l’autre côté du Borysthène [aujourd’hui le fleuve Dniepr], en partant de la mer, on trouve d’abord l’Hylée. Plus loin vers l’intérieur habitent des Scythes cultivateurs. Les Grecs installés sur l’Hypanis [aujourd’hui le fleuve Boug] les appellent ‟Borysthénites”, et se nomment eux-mêmes ‟Olbiopolites” ["citoyens d’Olbia"]. Leur pays s’étend sur trois jours de marche du côté de l’orient, jusqu’à la rivière appelée ‟Panticapès”, et, en direction du vent du nord, sur onze jours de navigation en remontant le Borysthène", Hérodote, Histoire IV.18 ; "A partir du port du Borysthène [Olbia] qui est le point central de toute la région côtière de la Scythie, on trouve d’abord les Callipides, qui sont des Gréco-Scythes, et un peu plus loin une autre peuplade appelée ‟Alazones”. Alazones et Callipides vivent à la manière des Scythes, ils savent aussi semer le blé et s’en nourrir, et ils cultivent également les oignons, l’ail, les lentilles et le millet. Au nord des Alazones habitent des Scythes cultivateurs, qui produisent du blé pour le vendre, sans le consommer", Hérodote, Histoire IV.17 ; il est bon de rappeler que des fouilles archéologiques menées régulièrement au cours du XXème siècle dans cette région d’Olbia, près de la ville actuelle de Nikolaïev en Ukraine, ont mis à jour un nombre impressionnant de silos à grains, prouvant l’importance du commerce des céréales qui s’y est pratiquée à partir du VIème siècle av. J.-C.), de Sinope récemment démocratisée ("Sinope est en Paphlagonie, c’est une colonie des Milésiens. Les habitants envoient aux Grecs des présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge et quinze cents cérames ["kšramoj", vase en terre cuite de contenance incertaine] de vin", Xénophon, Anabase de Cyrus, VI, 1.15), d’Héraclée en Bithynie ("Les gens d’Héraclée envoient aux Grecs, en présents hospitaliers, trois mille médimnes de farine d’orge, deux mille cérames de vin, vingt bœufs et cent brebis", Xénophon, Anabase de Cyrus, VI, 2.3), qui passent par le port de Byzance débarrassé de la tutelle perse depuis -478 ("Byzance est installée sur un site qui du côté de la mer lui assure sécurité et prospérité mieux que tout autre au monde, mais qui du côté de la terre est très désavantageux. Etant donné l’emplacement qu’elle occupe au débouché du Pont-Euxin, aucun navire ne peut franchir la passe dans un sens ou dans l’autre sans son accord. Les Byzantins ont donc la haute main sur l’exportation de toutes les denrées nécessaires qu’on trouve en abondance dans la région du Pont-Euxin et qui fournissent aux besoins des autres peuples. On sait effectivement que les pays situés en bordure du Pont-Euxin sont les plus gros fournisseurs de bestiaux et de main-d’œuvre servile de la meilleure qualité. Ces pays procurent aussi en abondance des produits de luxe comme le miel, la cire, le poisson en conserve. De nos contrées, ils importent l’huile et les vins de toutes sortes que nous avons en excédent. Ils sont exportateurs de céréales dans les bonnes années et importateurs dans les autres", Polybe, Histoire, IV, 38.1-5). La seconde région que Périclès convoite est le sud-ouest de l’Italie. Il veut fonder une nouvelle cité panhellénique près du site de l’ancienne cité grecque de Sybaris (aujourd’hui Sibari), vaincue et rasée par la cité grecque voisine et rivale Crotone à la fin du VIème siècle av. J.-C. Pour ce faire, il surfe sur l’appel à l’aide des Sybarites survivants. Selon Diodore de Sicile, au paragraphe 10 livre II de sa Bibliothèque historique consacré à l’archontat athénien de Lysicratès en -453/452, soit cinquante-huit ans après la guerre contre Crotone, les Sybarites avec des colons thessaliens ont tenté de relever leurs ruines, mais ils ont été délogés à nouveau par les Crotoniates quelques années plus tard ("En Italie, cinquante-huit ans après la destruction de Sybaris par les Crotoniates [en -510], un Thessalien rassembla les Sybarites survivants et reconstruisit leur cité entre deux fleuves, le Sybaris et le Krathis. Les habitants commençaient à s’enrichir grâce à la fertilité du sol quand, six ans plus tard, ils furent encore chassés de Sybaris, comme je le raconterai dans mon livre suivant", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.90 ; "Cinquante-huit ans après [la défaite de Sybaris face à Crotone en -510], quelques Thessaliens reconstruisirent [Sybaris], mais seulement cinq ans après cette seconde fondation ils en furent à leur tour chassés par les Crotoniates", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.10). Cherchant un soutien, les Sybarites expulsés ont député vers Sparte et Athènes pour obtenir du secours. Les Spartiates n’ont pas répondu. Périclès en revanche, sous l’archontat de Callimachos en -446/-445, au tout début de la paix de Trente Ans, s’empresse de monter une flotte et de rassembler un premier convoi de colons. Ces derniers débarquent en Italie pour y bâtir une nouvelle cité qu’ils baptisent "Thourioi" (aujourd’hui Thurio), du nom d’une source locale à proximité de l’ancienne Sybaris, son développement est planifié à l’avance par le traçage au sol de ses quartiers à angles droits ("Sous l’archontat de Callimachos, la cité de Sybaris fut encore une fois relevée et déplacée en un autre lieu par ses fondateurs Lampon et Xénocrite, qui lui donnèrent aussi un autre nom, ainsi que je vais le raconter. Les Sybarites, expulsés une seconde fois de leur patrie, députèrent en Grèce pour supplier les Spartiates et les Athéniens de les aider à recouvrer leur pays et de participer à leur colonie. Les Spartiates refusèrent. Mais les Athéniens décidèrent de les secourir. Ils confièrent aux Sybarites dix navires remplis d’hommes commandés par Lampon et Xénocrite. Ils publièrent en même temps dans tout le Péloponnèse qu’ils protégeraient cette colonie et qu’ils favoriseraient tous ceux qui s’y joindraient. Plusieurs se laissèrent gagner par ces offres. Ils consultèrent l’oracle d’Apollon avant leur départ, qui leur répondit que la cité devrait être bâtie ‟dans un lieu où ils pourraient boire avec mesure et manger sans mesure”. Ils voguèrent vers l’Italie et, étant arrivés à Sybaris, ils cherchèrent le lieu indiqué par l’oracle. Ils trouvèrent près de Sybaris une fontaine appelée ‟Thurio” qui rendait l’eau par un tuyau en bronze que les habitants des environs appelaient ‟Médimne” ["Mšdimnoj", nom propre qui est aussi un nom commun désignant une unité de mesure grecque pour les solides]. Jugeant que c’était là le lieu que l’oracle leur avait indiqué, ils édifièrent une enceinte dans laquelle ils tracèrent le plan d’une cité à quatre quartiers dans le sens de la longueur, le premier nommé ‟Héraclès”, le deuxième ‟Aphrodite”, le troisième ‟Olympie” et le quatrième ‟Dionysos”, et trois autres quartiers dans le sens de la largeur, l’un appelé ‟Héros”, l’autre ‟Thurio” et le dernier ‟Thurin”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.10). Son but officiel est d’incarner la politique panhellénique de Périclès en Italie, et de servir éventuellement de tête de pont pour une future expansion athénienne dans toute la péninsule. Rapidement, les Sybarites autochtones sont dépassés par les ambitions des colons athéniens ("Le peu d’habitants survivants [sur le site de Sybaris] essayèrent de se rassembler et de réoccuper le site, mais ils furent abattus de nouveau par les colons venus d’Athènes et d’autres parties de la Grèce. Ces colons désiraient initialement s’associer à eux, mais indignés [par le spectacle de leur mollesse], ils en égorgèrent une partie et soumirent l’autre partie, déplaçant la cité elle-même à proximité d’une source voisine, le Thurio, qui en reçut le nom", Strabon, Géographie, VI, 1.13). Les colons instaurent un régime démocratique, incarné par une Ekklesia représentant dix tribus ("Comme la campagne des environs était très étendue, ils firent venir de la Grèce un grand nombre de familles avec lesquelles ils partagèrent et les maisons de la cité et la campagne alentour. Les uns et les autres devinrent bien tôt très opulents, et s’étant alliés avec les Crotoniates ils se conduisirent en tout d’une manière qui leur acquit de la réputation. Ils instaurèrent le gouvernement démocratique et répartirent tous les citoyens en dix tribus auxquelles ils donnèrent les noms des nations dont ils sortaient. Ils nommèrent ainsi ‟Arcadique”, ‟Achaïque” et ‟Eléenne” les trois tribus formées de ceux qui venaient de ces trois provinces du Péloponnèse, ‟Béotienne”, ‟Amphictyonique” et ‟Dorique” trois autres tribus tirées des provinces voisines qui portaient ces noms, les quatre dernières s’appelèrent ‟Iades”, ‟Athénaïque”, ‟Euboïque” et ‟Nésiotis” selon le même principe", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.11), et ils confient la rédaction de leurs lois au philosophe sicilien Charondas de Catane ("Ils choisirent pour législateur Charondas, l’homme de son temps le plus estimé dans la science des mœurs. Celui-ci ayant examiné à fond les lois de tous les pays, choisit pour sa patrie les plus sages et les plus convenables. Il en ajouta d’autres tirées de ses propres méditations", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.11), sur lequel nous ignorons presque tout, mais dont nous pouvons raisonnablement supposer qu’il est, du moins en esprit, un proche de Protagoras, qui lui-même est un proche de Périclès (on sait seulement que Charondas a été l’élève d’un législateur de Locres nommé "Zaleucos" ["Zaleucos a donné des lois aux Locriens près du promontoire Zéphyrion, et Charondas de Catane, à sa cité natale et à toutes les colonies de Chalcis en Italie et en Sicile. […] [Thalès] eut pour élèves Lycurgue et Zaleucos, qui lui-même eut pour élève Charondas", Aristote, Politique 1274a], qu’il a dirigé sa cité natale de Catane en Sicile, dont il a été expulsé pour une raison inconnue, puis la cité de Rhégion dans l’extrême sud-ouest de l’Italie, avant de trouver un nouveau départ à Thourioi ["Certains philosophes ont dirigé les affaires publiques, tandis que d’autres se sont bornés à cultiver leur raison et à vivre dans le repos. Parmi les premiers furent Zaleucos qui gouverna les Locriens et Charondas qui gouverna les Cataniens puis les Rhégioniens après avoir été banni de Catane", Elien, Histoires diverses III.17] ; les Athéniens considèrent que Charondas joue aujourd’hui pour la Sicile et l’Italie le même rôle que Solon a joué hier pour Athènes ["L’Italie et la Sicile ont eu Charondas, et nous, nous avons eu Solon", Platon, La République 599e], ce qui explique peut-être pourquoi, selon le biographe Hermippos de Smyrne au IIIème siècle av. J.-C. les Athéniens ont coutume de chanter les lois de Charondas lors de leurs banquets ["Les lois de Charondas se chantaient à table chez les Athéniens, comme le rapporte Hermippos au livre VI de son ouvrage sur les législateurs", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.3]). On se souvient en effet que Protagoras comme Périclès est convaincu que rien ne peut dépasser l’homme ("Cette définition que tu donnes de la science n’est pas à mépriser, c’est celle de Protagoras, bien qu’il se soit exprimé d’une autre manière : “L’homme, dit-il, est la mesure de toutes choses, de celles qui existent du fait qu’elles existent, et celles qui n’existent pas du fait qu’elles n’existent pas”", Platon, Théétète 152a ; autrement dit, c’est l’homme qui définit le vrai et le faux, le bien et le mal, le beau et le laid, etc., la justice absolue n’existe donc pas, de même que le savoir absolu, le langage absolu ou la perception absolue), ce qui l’amène à conclure que tout peut s’enseigner, même la vertu (même Socrate, à la fin du Protagoras de Platon, est contraint de s’incliner devant la profondeur du discours de Protagoras sur ce sujet, les deux hommes concluant que le mot "vertu" n’est qu’un mot creux recouvrant cinq matières : la justice, la piété, la tempérance, la sagesse et le courage, qui peuvent s’enseigner comme toutes les autres matières), et à remettre en cause l’existence des dieux ("Voici le début d’un autre des ouvrages [de Protagoras] : “Je ne peux pas savoir ce que sont les dieux, ni ce qu’ils ne sont pas, ni quel est leur aspect. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d’abord l’absence d’indications sur le sujet, ensuite la brièveté de la vie humaine”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.51 ; autrement dit, ceux qui croient en un dieu ne peuvent pas savoir en quoi consiste ce dieu, rien ne les autorise donc à déclarer que les dieux des peuples étrangers sont moins importants que le leur, donc tout et rien peut être dieu). Comme Protagoras et Périclès, les lois de Charondas jouent sur les paradoxes, elles veulent enseigner la vérité en humiliant publiquement la calomnie ("[Charondas] ordonna ensuite que tous ceux qui seraient accusés de calomnie seraient promenés dans les rues avec une couronne de tamarin sur la tête, pour signifier à tout le monde qu’ils étaient parvenus au premier rang de la méchanceté. Quelques-uns de ceux qui furent condamnés à cette sorte de triomphe indigne se donnèrent la mort pour échapper à son caractère ignominieux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.12), elles veulent enseigner le courage en humiliant pareillement la lâcheté ("Une autre loi de Charondas fut portée contre ceux qui quittent leur rang à l’armée ou qui refusent de prendre les armes pour le service de la patrie. Tandis que les autres législateurs condamnent cette lâcheté par la peine de mort, celui-ci condamna les coupables à être exposé trois jours de suite sur l’agora en habits de femmes. Outre que cette punition est moins cruelle, elle inspire peu à peu du courage par la crainte d’une honte plus insupportable que la mort. Par ailleurs cette loi conserve des citoyens qui peuvent être encore utiles, même pour la guerre, par l’empressement qu’ils auront d’effacer leur honte en accomplissant des actions extraordinaires", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.16), enseigner l’amour des orphelins par la convoitise de l’héritage ("Charondas établit aussi une autre loi sur l’éducation des orphelins. Au premier abord on en comprend mal les motifs, mais quand on la considère avec attention elle témoigne d’une grande prévoyance et mérite beaucoup d’éloges. Elle ordonne que les biens des orphelins soient administrés par les parents les plus proches du côté du père et que les orphelins eux-mêmes soient élevés par les parents les plus proches du côté de la mère. On ne voit pas dans un premier temps le fondement de cette distinction. Mais en cherchant pourquoi le législateur veut que les biens soient gouvernés par les uns et les enfants par les autres, on découvre une raison qui suppose une grande connaissance du cœur humain. Car les parents de la mère n’ayant rien à espérer de la succession des enfants, n’auront aucun intérêt à les tuer. Quant aux parents du père, ne gardant pas ces enfants chez eux, ils ne seront pas à portée d’attenter à leur personne si l’envie leur prend ; d’un autre côté, comme les parents paternels sont héritiers de ces enfants au cas où la maladie ou d’autres accidents les enlèvent dans leur jeunesse, ils veilleront avec plus de soin à la conservation des biens qui peuvent un jour leur revenir", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.15), enseigner le bien commun en réduisant les spéculateurs au silence ("Frappé par le désordre et les séditions qu’il constatait dans plusieurs cités à cause du nombre de ceux qui voulaient redresser les lois, et de l’intervalle durant lequel les lois étaient suspendues en laissant les populations dans l’anarchie, il ordonna que chaque particulier désirant réformer une loi se présentât sur l’agora en se mettant une corde au cou, et en la gardant jusqu’à temps que le peuple eût délibéré au sujet de cette réforme : si on l’acceptait le proposant serait dégagé aussitôt, mais si le peuple jugeait le changement de la loi inutile ou dommageable le proposant serait étranglé sur le champ avec sa corde. Ce règlement ferma la bouche à ces nouveaux législateurs et tout le monde craignit de risquer ses réflexions sur ce sujet. Ainsi depuis ce temps-là chez les Thouriens seules trois lois ont été modifiées, sur l’avis de trois hommes qui eurent le courage de se présenter devant l’Ekklesia", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.17), elles veulent enfin permettre à chaque homme de réfléchir par lui-même, et de trouver le meilleur moyen de satisfaire à la fois ses propres aspirations et celles de la communauté, indépendamment de tout dogme à finalité divine, par l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, en instaurant l’école publique ("Il ordonna que tous les fils de famille appendraient à lire et à écrire avec des maîtres payés par l’argent public, car il jugeait que, sans cette condition, ceux dont les parents ne seraient pas en état de payer les maîtres seraient privés de cet avantage. Il était persuadé avec raison que cette connaissance doit précéder toutes les autres, car c’est par l’écriture que s’exécutent les choses les plus utiles de la vie : les scrutins pour les nominations aux charges, les lettres, les dispositions testamentaires, l’institution des lois et tout ce qui entretient la société", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.12-13). Des individus célèbres participent à l’entreprise. Parmi eux, on trouve l’historien Hérodote. Selon Suidas, Hérodote est un notable d’Halicarnasse qui a été chassé de sa cité à une date inconnue par le petit-fils de la célèbre Artémise, vassal des Perses. Hérodote s’est réfugié à Samos ("Fils de Lyxos et Dryo. Originaire d’Halicarnasse dont il est un notable. Il avait un frère : Théodoros. Il émigra à Samos à cause de Lygdamis, le troisième tyran d’Halicarnasse après Artémise : Pisindelis était le fils d’Artémise, et Lygdamis était le fils de Pisindelis. A Samos, il utilisa le dialecte ionien pour écrire une Histoire en neuf livres, en commençant par le Perse Cyrus [II] et le roi lydien Candaule. Il revint à Halicarnasse et en chassa le tyran, mais par la suite, voyant que les citoyens devenaient jaloux de lui, il choisit de s’exiler à Thourioi, colonie des Athéniens", Suidas, Lexicographie, Hérodote H536). Lui-même dans son Histoire dit ponctuellement avoir voyagé afin d’obtenir des renseignements pour son étude, en Anatolie, en Babylonie, en Egypte, jusqu’à Olbia en Ukraine : on suppose que ces voyages datent d’après cette expulsion d’Halicarnasse. Il arrive à Olympie où, selon Lucien, il obtient un grand succès et célébrité immédiate en récitant publiquement plusieurs passages de son Histoire ("Lorsqu’il eut quitté sa patrie et qu’il fut venu de Carie en Grèce, [Hérodote] se demanda par quel moyen expéditif il pourrait se rendre illustre et célèbre, lui et ses écrits. Faire un grand circuit, et lire successivement ses ouvrages chez les Athéniens, les Corinthiens, les Argiens et les Spartiates lui parut long, pénible, et demander trop de temps. Il résolut d’accélérer le processus, de ne pas acquérir une réputation éparse et progressive mais de s’adresser à tous les Grecs réunis sur un seul point. Les grands Jeux d’Olympie approchaient. Hérodote pensa que c’était l’occasion qu’il souhaitait si vivement. Quand il eut remarqué que le public était au complet, que de partout étaient arrivés les hommes les plus éminents, il s’avança derrière le temple, se présenta non pas comme un spectateur mais comme un prétendant aux prix olympiques, lut son Histoire, et charma tellement les auditeurs qu’ils donnèrent le nom d’une muse à chacun des neuf livres. De ce moment, Hérodote fut plus connu de tous que les vainqueurs eux-mêmes, son nom ne fut ignoré de personne, les uns l’ayant entendu à Olympie, les autres le connaissant par le récit de ceux qui avaient assisté aux Jeux. Partout où il paraissait, on le montrait au doigt en disant : “C’est lui, c’est cet Hérodote qui a écrit les guerres médiques en dialecte ionien et qui a chanté nos victoires !”. Tel fut le fruit qu’il recueillit de son ouvrage. Il obtint dans une seule assemblée le suffrage unanime de la Grèce, et son nom fut proclamé non pas par un seul héraut, mais dans chacune des cités d’où étaient venu les spectateurs", Lucien, Hérodote ou Aetion 1-2). Pour l’anecdote, certains auteurs affirment que le futur historien Thucydide, encore jeune homme, se trouvait dans le public avec son père Oloros, et que c’est à cette occasion qu’il a trouvé sa voie ("On raconte que, quand [Hérodote] lut son œuvre, le jeune Thucydide qui était présent avec son père en fut subjugué jusqu’aux larmes. Alors Hérodote s’exclama : “Oloros, quel enthousiasme ton fils montre pour la connaissance !”", Photios, Bibliothèque 60, Histoire par Hérodote ; "A Olympie, alors qu’il était encore jeune, [Thucydide] entendit Hérodote réciter l’Histoire qu’il avait écrite, et en fut si bouleversé et enthousiasmé que ses yeux se remplirent de larmes. Quand Hérodote vit la sensibilité du garçon il s’adressa à son père Oloros : “Sois remercié pour ton merveilleux enfant, Oloros, pour ce fils dont l’âme est passionné par la connaissance !”", Suidas, Lexicographie, Thucydide Q415). Pour l’anecdote encore, Plutarque rapporte que Sophocle lui aussi a été conquis par l’œuvre d’Hérodote au point d’écrire une ode en son honneur ("Voici une épigramme authentique de Sophocle : “Cette ode en l’honneur d’Hérodote fut composée par Sophocle cinquantenaire”", Plutarque, Si un vieillard doit participer au gouvernement 3). La date de ce triomphe n’est pas sûre. Dans sa Chronique, inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, saint Jérôme accole la date de la quatrième année de la quatre-vingt-troisième olympiade, c’est-à-dire -445 de l’ère chrétienne, à l’indication suivante : "Hérodote est célébré après la lecture de son œuvre à Athènes". Mais Lucien précise bien qu’Hérodote a lu son Histoire non pas avant les nouveaux Jeux, c’est-à-dire la quatrième année de l’olympiade en cours, mais au moment du début des compétitions, qui ont lieu en été, en se substituant aux concurrents, c’est-à-dire la première année de la nouvelle olympiade : saint Jérôme a donc certainement commis un léger décalage entre la date et son commentaire, la lecture d’Hérodote n’a sans doute pas eu lieu en -445/-444 correspondant à l’archontat de Lysimachidès, mais précisément durant l’été -444 au début de l’archontat de Praxitèle. L’historienne Pamphile assure qu’Hérodote a alors quarante ans ("Hellanicos, Hérodote, Thucydide, tous trois historiens, florirent avec éclat presque dans le même temps, et ils se suivaient en âge. En effet, au commencement de la guerre du Péloponnèse [en -431], Hellanicos paraît avoir eu soixante-cinq ans, Hérodote cinquante-trois, Thucydide quarante [cela signifie que Thucydide a environ vingt-sept ans quand il rencontre Hérodote à ces Jeux olympiques de l’été -444]. On peut consulter sur ce sujet le livre XI de Pamphile", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.23). En tous cas, selon l’historien Diyllos, rapporté par Plutarque dans son Sur la malignité d’Hérodote dont nous avons cité des larges extraits dans notre premier paragraphe sur la guerre contre la Perse, Hérodote ne doit sa victoire qu’au fait que son récit de la bataille de Marathon est exagérément favorable aux Athéniens, et il précise que ceux-ci l’ont bien remercié en lui offrant dix talents, sur l’insistance d’Anytos le futur accusateur de Socrate ("[Hérodote] a encore condamné les Spartiates en affirmant qu’ils vinrent trop tard à Marathon au secours des Athéniens, du fait de leur refus de se mettre en marche avant le jour de la pleine lune. Non seulement ils sont entrés cent fois en campagne et ont livré des combats les premiers jours du mois, sans attendre la pleine lune, mais à cette bataille même, qui se donna le 6 du mois de boedromion, leur retard fut si peu considérable qu’ils virent encore les morts étendus sur le champ de bataille. Voici ce que dit Hérodote sur le sujet : “Il leur était impossible de partir sur-le-champ parce qu’ils ne voulaient pas violer la loi leur défendant de se mettre en marche avant la pleine lune, et on n’était alors qu’au neuvième jour du mois, ils attendirent donc que la lune fût pleine” [Hérodote, Histoire VI.106]. Eh quoi ! Hérodote, tu transportes la pleine lune au commencement du mois, où cet astre est dans son premier quartier, et tu intervertis l’ordre du ciel et des jours, et le cours entier de l’univers ! Tu prétends écrire l’Histoire de la Grèce, en réalité tu témoignes surtout du plus grand zèle pour les Athéniens, et tu ne dis pas un mot de la procession solennelle qu’ils firent à Agra pour remercier Hécate de cette victoire. Il est vrai que ce silence détruit la rumeur le concernant, qui prétend qu’il a reçu beaucoup d’argent des Athéniens pour les flatter dans son Histoire […]. Il reste certain cependant que l’Athénien Diyllos, historien digne de foi, dit qu’Hérodote reçut des Athéniens, sur la proposition d’Anytos, la somme de dix talents", Plutarque, Sur la malignité d’Hérodote). Hérodote restera longtemps à Thourioi (Suidas assure qu’il y mourra et y sera enterré : "[Hérodote] choisit de s’exiler à Thourioi, colonie athénienne, où il mourut et fut enterré sous l’agora", Suidas, Lexicographie, Hérodote H536), où il achèvera la rédaction de son œuvre ("Tel était le prix de l’ivoire vers l’an 310 de Rome [-443 de l’ère chrétienne], à l’époque où Hérodote composa son Histoire à Thourioi en Italie", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XII, 8.2), au point qu’il ne sera finalement plus désigné selon sa cité d’origine Halicarnasse mais selon sa nouvelle cité d’adoption ("L’élocution filée est celle des anciens : “D’Hérodote le Thourien voici l’Histoire exposée”. Précédemment ce procédé était employé par tous les écrivains, mais aujourd’hui il n’est plus employé que par un petit nombre", Aristote, Rhétorique 1409a ; "Certains corrigent cet incipit : “D’Hérodote d’Halicarnasse voici l’Histoire exposée” en écrivant : “Hérodote le Thourien”, car celui-ci s’installa dans la cité de Thourioi et fut citoyen de cette colonie", Plutarque, Sur l’exil 13 ; "[Halicarnasse] a donné naissance à plusieurs personnages illustres, à Hérodote entre autres, l’historien qu’on qualifia de ‟Thourien” après son installation comme colon à Thourioi", Strabon, Géographie, XIV, 2.16). Parmi les autres colons, on trouve le jeune Syracusain Lysias, futur grand orateur de la fin du Vème siècle av. J.-C., et son père Képhalos. Dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, nous avons vu que Périclès a incité ce Képhalos, fabriquant ou marchand d’armes, à s’installer à Athènes sans lui accorder la citoyenneté. Képhalos a donné naissance à Lysias sous l’archontat de Philoclès en -459/-458. On peut supposer que la décision de Képhalos vers -444/-443 de retourner vers sa terre sicilienne originelle avec ses fils Polémarchos (l’aîné) et Lysias (le cadet, qui est âgé d’une quinzaine d’année à cette date : "A l’âge de quinze ans, [Lysias] s’embarqua avec ses deux frères pour Thourioi : il faisait partie de la colonie que les Athéniens et les autres peuples de la Grèce envoyèrent dans cette cité, douze ans avant la guerre du Péloponnèse. Il prit part aux affaires publiques, et jouit de la plus heureuse existence, jusqu’à l’époque du grand désastre que les Athéniens essuyèrent en Sicile [en -413]", Denys d’Halicarnasse, Sur les anciens orateurs, Lysias 1 ; "Quand les Athéniens envoyèrent une colonie vers Sybaris, qu’ils nommèrent ‟Thourioi” par la suite, Lysias alla en Sicile avec son frère aîné Polémarchos et ses deux autres frères Euthydèmos et Brachyllos. […] Il avait alors quinze ans, Praxitèle était archonte [-444/-443]. Il se fixa en Sicile, et eut pour maîtres les deux rhéteurs syracusains Tisias et Nisias", pseudo-Plutarque, Vie de Lysias 2) découle simplement du fait qu’étant toujours considéré comme un métèque à Athènes il ne peut pas y bénéficier des avantages de la citoyenneté - dont la liste, rappelons-le, a été révisée à la baisse et figée en -451, réservée aux seuls hommes nés de père athénien et de mère athénienne -, et que, la paix étant signée avec la Perse et avec Sparte, il n’a plus de raison d’espérer y faire des bénéfices en vendant ses marchandises militaires. Si Képhalos quitte Athènes avec ses fils pour revenir à Syracuse, ce n’est certainement pas pour y finir ses jours dans l’amour de sa terre natale, mais parce que Syracuse est proche de Thourioi dont les nouveaux habitants ont besoin d’armes pour conquérir et sécuriser leurs terres contre les Italiens autochtones. Et ce calcul de Képhalos est fondé, car effectivement l’installation à Thourioi ne s’opère pas dans la douceur : les colons en provenance d’Athènes ne sont pas les bienvenus, ils doivent batailler avant de pouvoir développer leur nouvelle cité. Ils profitent pour cela de l’aide d’un autre personnage célèbre, le Spartiate Cléandridas le père de Gylippe le futur vainqueur de Nicias et de Démosthénès en Sicile en -413. Dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, nous avons vu que Cléandridas, après avoir été corrompu par Périclès lors d’une expédition qu’il menait contre Athènes au côté du roi agiade Pleistoanax, a été condamné à mort par ses pairs et obligé de s’enfuir. Nous avons supposé qu’il a alors trouvé refuge à Athènes, auprès de son corrupteur. La paix ayant été signée, on peut aisément imaginer que la présence dans Athènes de cet encombrant résident spartiate a posé problème autant à Périclès qu’à Cléandridas lui-même, celui-là étant contraint de tempérer les ambassades spartiates se présentant à lui régulièrement et avec insistance pour réclamer la livraison de celui-ci. On peut aussi aisément imaginer que le départ de Cléandridas vers Thourioi est apparu très vite comme la meilleure solution pour tout le monde. C’est en tous cas à Thourioi qu’on retrouve Cléandridas peu de temps après la fondation de cette cité, à la tête des colons en guerre contre les Lucaniens ("Cléandridas était en guerre contre les Lucaniens. Il avait deux fois plus de troupes qu’eux. Il craignit que, s’ils s’en apercevaient, ils ne prissent la fuite pour éviter le péril. Il résolut donc de donner une grande profondeur à sa phalange. Les Lucaniens, voyant un front de peu d’étendue, la méprisèrent, et étendirent leurs rangs dans le dessein de le déborder. Alors Cléandridas, dédoublant les files de sa phalange, développa son front et déborda les Lucaniens, qui furent enveloppés, percés de traits, et tous tués à l’exception d’un petit nombre qui prit honteusement la fuite", Polyen, Stratagèmes, II, 10.4 ; "Cléandridas, chef des Thouriens, gagna une bataille contre les Lucaniens. Après la victoire, il mena ses troupes sur le champ de bataille et leur signifia, par la situation des morts épars çà et là, que l’ennemi avait perdu parce qu’il s’était éparpillé au lieu de se regrouper sur un point unique. Pendant qu’il était occupé à cette tâche, les Lucaniens se présentèrent de nouveau, en plus grand nombre qu’auparavant. Alors Cléandridas quitta la plaine et posta son armée dans un lieu étroit. La multitude des ennemis ne leur donna aucun avantage, l’étroitesse de ce lieu permettant à Cléandridas d’opposer un front égal à celui qu’il avait devant lui. C’est ainsi que les Thouriens gagnèrent une seconde bataille sur les Lucaniens", Polyen, Stratagèmes, II, 10.2 ; c’est peut-être à la même bataille que ce rapporte cette anecdote rapportée par Polyen : "Voyant que les Thouriens étaient inférieurs en nombre aux ennemis, Cléandridas leur défendit d’attaquer en leur disant : ‟Quand la peau du lion ne suffit pas, il faut la coudre à celle du renard”", Polyen, Stratagèmes, II, 10.5), jusqu’à la cité de Terina (site archéologique près de l’actuelle Lamezia Terme dans la province italienne de Catanzaro, au bord de l’actuel golfe de santa Eufemia : "Cléandridas menait ses troupes dans le pays de Terina par un chemin creux, dans le dessein de cacher sa marche et de surprendre les Terinéens. Ils en furent avertis par des transfuges, et, s’étant hâtés d’aller à sa rencontre, ils se trouvèrent face à lui. Cléandridas voyant ses soldats découragés leur dit de se rassurer. Il fit passer un héraut à travers ses troupes, qui cria qu’on considérerait comme amis les Terinéens qui diraient le mot convenu avec lui. Les Terinéens, en entendant cette publication, commencèrent à se regarder les uns les autres avec soupçon, croyant que des traîtres étaient parmi eux, et crurent que le parti le plus sûr était de se retirer au plus vite et de veiller à la garde de leur cité. Quand ils furent partis, Cléandridas fit monter librement ses troupes sur les hauteurs, ravagea le pays, et s’en retourna en sûreté", Polyen, Stratagèmes, II, 10.1). Les Grecs de Thourioi conduits par Cléandridas butent sur les Samnites, tribu italiote installée au nord de la Lucanie, qui cherche également à étendre son territoire dans le sens contraire des Grecs, vers le sud de la péninsule italienne. L’enjeu du conflit est le contrôle de Poseidonia, cité portuaire de la mer Tyrrhénienne fondée par les Sybarites à l’ère archaïque, aujourd’hui le site archéologique de Paestum à une trentaine de kilomètres au sud de Salerne en Italie, accaparée par les Lucaniens après la ruine de Sybaris à la fin du VIème siècle av. J.-C. Le géographe Strabon dit que la responsabilité de la guerre entre Grecs de Thourioi et Samnites est partagée, ceux-ci désirant naturellement recouvrer le contrôle du port sybarite de Poseidonia, ceux-là désirant remplacer les Lucaniens à la tête de la même cité en écartant les Grecs ("Les Samnites, en pleine expansion, chassèrent les Chones [peuple autochtone d’origine obscure] et les Oenotriens [Grecs descendants de l’Arcadien Oenotros fils de Lycaon, venu s’installer avec ses compagnons dans le sud-est de l’Italie à la fin de l’ère minoenne], et installèrent leurs premiers colons en Lucanie, où vivaient les Grecs qui contrôlaient le littoral des deux mers [la mer Ionienne à l’est, la mer Tyrrhénienne à l’ouest] jusqu’au détroit de Sicile. S’ensuivit une longue guerre entre Grecs et barbares. […] Les plus maltraités furent les Grecs [qui], ayant commencé à s’établir sur le littoral dès l’époque de la guerre de Troie, avaient fini par conquérir une partie importante de l’intérieur et par s’agrandir au point d’appeler ‟Grande Grèce” toute cette région, Sicile incluse", Strabon, Géographie, VI, 1.2). Les Thouriens, étant malmenés vers l’ouest et le nord par les autochtones italiotes samnites, se tournent vers l’est contre leurs compatriotes grecs de Tarente. Ces derniers leur opposent une longue résistance. Un accord est finalement trouvé à une date inconnue : les Thouriens pourront s’installer sur le territoire frontalier de Siris, à condition d’accepter la tutelle des Tarentins. Strabon nous informe que cet accord durera jusqu’à temps que les Tarentins, à la fin du Vème siècle av. J.-C., fonde une nouvelle cité nommée "Héraclée", aujourd’hui Policoro dans la région italienne de Basilicate, où ils contraindront les Thouriens à s’établir sous leur contrôle ("Ensuite on trouve la cité d’Héraclée un peu au-dessus de la mer, puis deux cours d’eau navigables : l’Akiris [aujourd’hui le fleuve Agri] et le Siris [aujourd’hui le fleuve Sinni]. A l’embouchure de ce dernier s’élevait naguère une cité homonyme d’origine troyenne. Quand les Tarentins fondèrent Héraclée, cette cité de Siris devint le port des Héracléens […]. Selon Antiochos [de Syracuse, historien de la fin du Vème siècle av. J.-C.], une longue guerre s’est déroulée pour la possession de Siris et de son territoire, entre les Tarentins et les Thouriens commandés par le banni spartiate Cléandridas, conclue par un traité laissant les deux peuples occuper le pays en commun sous l’autorité des Tarentins, mais plus tard la population a été déplacée sur ce lieu baptisé ‟Héraclée”", Strabon, Géographie, VI, 1.14). Pour l’anecdote, les Tarentins pressés par les Thouriens à l’ouest et par les Iapyges à l’est sombreront peu à peu dans une interminable agonie où l’arrogance se combinera à l’incapacité : pour préserver leur fragile indépendance, ils demanderont le secours de l’Epirote Alexandre le Molosse, oncle d’Alexandre le Grand qui, tellement dégoûté par leur mollesse et leurs prétentions, les menacera de les abandonner et d’installer son siège à Thourioi, puis le secours du Spartiate Cléonyme, puis le secours du Syracusain Agathocle, puis le secours de l’Epirote Pyrrhos qui, par sa défaite, permettra aux Romains de les sanctionner en créant la via Appia détournant les voyageurs vers Brindisi, puis enfin le secours du Carthaginois Hannibal qui, par sa défaite, causera l’occupation définitive de Tarente par les Romains ("Mais l’excès de la prospérité engendra la mollesse, qui devint si générale à Tarente que le nombre de jours de fête finit par y dépasser celui des jours ordinaires. S’ensuivit une grave altération des mœurs et des institutions des Tarentins. Un point prouve cette perversion de leur administration : leur recours à des stratèges étrangers, à Alexandre roi des Molosses contre les Messapiens et les Lucaniens, après Archidamos II fils d’Agésilas II et avant Cléonyme, puis à Agathocle, et finalement à Pyrrhos pour lutter contre Rome. Et en même temps qu’ils appelaient ces étrangers à l’aide, ils refusaient de leur obéir, de sorte qu’ils s’en firent des ennemis. Ainsi pour punir leur indocilité Alexandre [le Molosse] voulut déplacer à Thourioi le siège de l’assemblée des Grecs italiotes, qui se trouvait en territoire tarentin à Héraclée : il choisit sur les bords du fleuve Akalandros [aujourd’hui le fleuve Raganello] un vaste terrain et, l’ayant entouré de murailles, décida que les réunions s’y tiendraient dorénavant. On pense aussi que leur ingratitude a joué dans l’entreprise malheureuse où ce roi a trouvé la mort. […] Laur participation aux campagnes d’Hannibal contre Rome leur ôta finalement la liberté. Ils reçurent dans leurs murs une colonie romaine, et depuis ils vivent en sécurité, leur situation est même meilleure qu’avant", Strabon, Géographie, VI, 3.4 ; "L’ancien mur d’enceinte [de Tarente] forme un grand arc. Aujourd’hui, bien que le quartier de l’isthme soit ruiné en grande partie, les restes de l’ancienne cité près du port incluant la citadelle constitue encore une vaste cité. On y remarque un très beau gymnase, et une immense agora où s’élève une statue colossale de Zeus en bronze, la plus grande connue après le colosse de Rhodes. Entre l’agora et l’entrée du port est, la citadelle ne contient que des reliquats du trésor que la piété des anciens y avait amassé, la plupart des objets d’art ayant été détruits lors de la prise de la cité par les Carthaginois, et les Romains ayant emporté le reste comme butin après l’avoir reprise d’assaut. Dans ce butin se trouvait la statue colossale d’Héraclès en bronze réalisée par Lysippe, qu’on voit aujourd’hui dans le Capitole, déposé là par le Romain [Quintus] Fabius Maximus naguère en souvenir de son entrée dans Tarente [en -209]", Strabon, Géographie, VI, 3.1). Pour l’anecdote encore, les Samnites ne profiteront pas davantage de leurs empiètement à l’est : le port sybarite de Poseidonia sera finalement pris par les Romains ("Les Lucaniens enlevèrent [Poseidonia] aux Sybarites, et les Romains, aux Lucaniens", Strabon, Géographie, VI, 1.1 ; "[…] le golfe Poseidoniate, alias le golfe ‟Paestien” depuis que l’ancienne cité de Poseidonia au milieu a changé son nom en ‟Paestum”", Strabon, Géographie, V, 4.13 ; "On trouve [en Lucanie] la cité de Paestum, appelée ‟Poseidonia” par les Grecs", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, III, 10.2). Autrement dit, à travers Hippodamos, Hérodote, Képhalos et Cléandridas, on voit bien que le but de Périclès à Thourioi est le même que naguère sur le fleuve Strymon ou à Naupacte, et le même qu’en Chersonèse et à Sinope : débarrasser Athènes de la présence des métèques (de Milet comme le premier, d’Halicarnasse comme le deuxième, de Syracuse comme le troisième, de Sparte comme le quatrième) en les aidant à s’installer sur des terres au loin où les uns auront la bonne idée de se faire tuer, et les autres trouveront la gloire et engrangeront des bénéfices sur lesquels l’Etat athénien pourra réclamer des intérêts.


Enfin, quatrième décision : comme aucune politique ne peut se réaliser sans bâton ni carotte, Périclès installe des garnisons sur des territoires périphériques de l’empire, à Naxos, à Andros, en Thrace, pour surveiller au plus près ceux qui seraient tentés de se soulever contre Athènes ("Il établit aussi plusieurs colonies, une de mille citoyens dans la Chersonèse, une de cinq cents à Naxos, une troisième de deux cent cinquante à Andros, une autre de mille au pays des Bisaltes [à l’est du Strymon] en Thrace", Plutarque, Vie de Périclès 11), et il achève de sécuriser l’accès d’Athènes à la mer en doublant le Long Mur menant au Pirée ("J’ai moi-même [c’est Socrate qui parle] entendu Périclès lorsqu’il conseilla aux Athéniens d’élever le Mur qui relie Athènes au Pirée", Platon, Gorgias 455e "Callicratès entreprit le Long Mur dont Socrate disait avoir entendu proposer la construction à Périclès", Plutarque, Vie de Périclès 13 ; "Cette paix [de Trente Ans] éleva si haut le peuple athénien et le rendit si fort, que pendant ces années de tranquillité nous portâmes mille talents à l’Acropole et décidâmes par une loi qu’ils seraient la propriété réservée du peuple. De plus nous construisîmes cent nouvelles trières, qu’un décret réserva spécialement au service du peuple athénien. Nous bâtîmes des arsenaux, nous organisâmes un nouveau corps de douze cents cavaliers et d’autant d’archers, et le Long Mur sud fut construit. Tels sont les avantages que la cité recueillit de la paix avec Sparte, ainsi s’accrurent les forces du peuple athénien", Andocide, Sur la paix avec les Spartiates 7), dans le même temps qu’il offre aux Grecs qui le suivent des divertissements de grande ampleur et de grande qualité ("Chaque jour il imaginait spectacles, fêtes et banquets, entretenant dans la cité des plaisirs et des amusements du meilleur goût. Il envoyait chaque année en course soixante navires montés d’un grand nombre de citoyens qui, soudoyés huit mois de l’année, se formaient à toutes les connaissances de la marine", Plutarque, Vie de Périclès 11).


Ces quatre mesures, insistons encore une fois sur ce point, ont pour principal but d’occuper les Grecs désormais désœuvrés suite à la signature des traités de paix avec la Perse et avec Sparte, qu’il s’agisse des grands travaux ("Afin qu’elle ne récompense pas la paresse ou l’oisiveté j’ai conditionnée [la distribution des fonds publics] à la construction de grands édifices, où les compétences de toutes sortes seront occupées pour longtemps", Plutarque, Vie de Périclès 12) ou de la colonisation en territoire hellène ou étranger ("En déchargeant ainsi la cité d’une populace oisive qui, faute d’occupation, excitait sans cesse des troubles, il soulageait la misère du peuple, contenait les alliés par la crainte, et leur mettait comme autant de garnisons qui les dissuadaient de fomenter des révoltes" Plutarque, Vie de Périclès 11). Or, sur l’immense stèle consignant les hellénotames chargés de percevoir et gérer le phoros à partir de -454, dressée à l’entrée de l’Acropole, actuellement conservée à l’état fragmentaire au Musée épigraphique d’Athènes, dont nous avons déjà parlé dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, une information intéresse directement notre étude. Sous les quatre colonnes relative à l’archontat de Lysanias en -443/-442, on parvient facilement à lire un nom dont manquent le début et la fin, "]ofoklÁj Kolw[", mais que les épigraphes n’ont pas eu grand mal à compléter en "[S]ofoklÁj Kolw[nÁqen]/[S]ophocle de Colo[ne]". A moins de ratiociner dans le vide en déclarant que le "Sophocle de Colone" mentionné sur ce monument officiel est un Sophocle autre que l’auteur d’Antigone, déclaration que pour notre part nous considérons aussi dérisoire que pourrait l’être : "Tel document retrouvé dans le coffre fort du Parlement de Londres, daté de 1941 et signé “Charles de Gaulle”, renvoie à un Charles de Gaulle autre que le chef de la France Libre", nous pouvons en déduire qu’en -443/-442 Sophocle appuie pleinement la politique de Périclès que nous venons de détailler, puisque sa fonction de président des hellénotames, c’est-à-dire de conservateur suprême du trésor de la Ligue (pour l’anecdote, l’inscription nous apprend que le secrétaire du tragédien durant ce mandat est un nommé "Satyros de Leuconoé" ; cette inscription est enregistrée sous la référence 269 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques), fait de lui le premier financier de cette politique, celui qui a le pouvoir de valider ou d’invalider les grands travaux et les colonisations en autorisant ou en interdisant l’accès à ce trésor.


Mais le grand projet de Périclès n’aboutira pas.


D’abord parce que le contexte n’est plus celui de la guerre contre la Perse. Si Samos, Chio et Lesbos ont spontanément proposé la création d’une Ligue panhellénique autour d’Athènes en -478, c’est parce que la menace d’un retour perse paraissait crédible, et parce que les Grecs dans leur ensemble étaient excédés par les comportements outranciers du régent Pausanias alors commandant suprême de toutes les troupes grecques. Mais en -446 les choses ont bien changé : la menace hégémonique n’est plus perse ni spartiate, elle est athénienne. Les cités grecques ne sont pas dupes : si Périclès veut transformer la Ligue de -478 en empire athénien, ce n’est pas par amour pour la Grèce, mais par intérêt pour les Athéniens. Les ambassadeurs envoyés par Périclès vers le Péloponnèse reviennent bredouilles, et la position des Péloponnésiens contamine le bon déroulement des négociations engagées partout ailleurs ("Mais toutes leurs démarches furent inutiles : les cités ne s’assemblèrent pas parce que les Spartiates s’y opposèrent, ce fut d’abord dans le Péloponnèse que cette proposition fut rejetée", Plutarque, Vie de Périclès 17). L’empire athénien ne se créera donc pas, comme la Ligue de Délos en -478, par consentement des Grecs, mais sous la contrainte des trières athéniennes.


Ensuite parce que l’organisation athénienne déployée pour mener à bien les grands travaux s’avère trop efficace. Tandis que certains chantiers gigantesques du XXème siècle, disposant pourtant de moyens techniques, humains et financiers plus importants, nécessiteront plusieurs décennies avant de s’achever, les chantiers d’Athènes et d’Eleusis du milieu du Vème siècle av. J.-C., aussi gigantesques par leurs dimensions et leur raffinement, se terminent en un temps record. Nous ne savons pas les dates exactes d’achèvement de chacun de ces chantiers, nous savons simplement qu’elles sont toutes antérieures au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, en -431, puisqu’à partir de ce moment toutes les dépenses de l’Etat athénien sont consacrées à la guerre, et que quand la paix revient en -421 Athènes entreprend des nouveaux travaux, ce qui sous-entend que les anciens sont terminés. Plutarque est d’ailleurs catégorique sur ce point : ces chantiers voulus par Périclès sont tous achevés avant sa mort en -429 ("Mais le plus surprenant fut la promptitude avec laquelle ils furent construits : il n’y en avait pas un seul qui ne semblât avoir exigé plusieurs générations pour être conduit à terme, et cependant ils furent tous achevés pendant la courte et florissante administration d’un seul homme", Plutarque, Vie de Périclès 13). Mais nous pouvons peut-être aller plus loin en recoupant plusieurs documents. Pausanias en premier lieu, dans sa Description de la Grèce, révèle que la statue de Zeus à Olympie est l’œuvre de Phidias, le maître d’œuvre de Périclès ("La statue est l’ouvrage de Phidias, comme l’indique cette inscription gravée sous les pieds de Zeus : “Phidias Athénien, fils de Charmide, m’a fait”", Pausanias, Description de la Grèce, V, 10.2). Or, sur le socle de cette statue, Phidias a réalisé un bas-relief représentant son giton du moment, le jeune Pantarcès, remarqué pour sa victoire lors de la quatre-vingt-sixième olympiade, c’est-à-dire précisément en -436 ("Celui d’entre eux qui a la tête ceinte d’une bandelette ressemble à Pantarcès, jeune Eléen que Phidias aimait et qui remporta le prix de la lutte parmi les enfants lors de la quatre-vingt-sixième olympiade", Pausanias, Description de la Grèce, V, 11.3). Phidias se trouvait donc à Olympie en -436, autrement dit les travaux à Athènes et à Eleusis étaient en voie de finition (au point qu’on a pu se passer du maître d’œuvre) ou même achevés avant -436. En second lieu, un scholiaste anonyme, pour expliquer le vers 605 de La paix d’Aristophane ("La cause initiale du fléau [le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431] fut le malheur arrivé à Phidias"), révèle que Phidias a été exilé d’Athènes sous l’archontat de Théodoros, c’est-à-dire précisément en -438/-437, et qu’il a trouvé refuge en Elide. Plutarque de son côté donne la raison de cette condamnation, qui s’est déroulée en deux temps. L’attaque visait en réalité Périclès à travers Phidias ("Le statuaire Phidias avait, comme je l’ai déjà dit, entrepris de réaliser la statue d’Athéna. Il était l’ami de Périclès, et jouissait d’un grand crédit auprès de sa personne. Cette faveur lui attira beaucoup d’ennemis et d’envieux", Plutarque, Vie de Périclès 31). Dans un premier temps, les opposants à Périclès ont accusé Phidias d’avoir détourné une partie de l’or destiné à la statue d’Athéna. Malheureusement pour eux, comme cet or était amovible, ainsi que nous l’avons dit précédemment, Périclès a ordonné qu’on le détache et qu’on le pèse, on a pu alors constater que le poids de l’or appliqué à la statue correspondait bien à celui confié à Phidias, qui par conséquent n’en avait pas détourné une partie à son profit ("Quelques-uns des ouvriers qui travaillaient sous Phidias, poussés par les ennemis de Périclès, vinrent se réfugier au pied des autels. On leur demanda la raison de cet acte extraordinaire. Ils répondirent qu’ils prouveraient que Phidias avait enlevé une grande partie du trésor public au su, de l’aveu et par l’entremise de Périclès. Le peuple s’étant assemblé au sujet de cette accusation, plusieurs conseillèrent de se saisir de Phidias et d’appeler Périclès fils de Xanthippos en jugement pour crime de concussion", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.39 ; "La demande fut accueillie, et la poursuite de l’accusation se fit devant le peuple assemblé. Mais on ne put prouver le larcin dont on accusait Phidias. Cet artiste, en commençant l’ouvrage, avait, suivant le conseil de Périclès, travaillé et placé l’or de manière qu’on pouvait l’ôter tout entier et le peser, ce que Périclès ordonna à ses accusateurs de faire", Plutarque, Vie de Périclès 31). Dans un second temps, les mêmes opposants ont accusé Phidias de blasphème pour avoir donné ses propres traits et les traits de Périclès à deux personnages sur le bouclier d’Athéna ("On reprocha surtout [à Phidias] de s’être représenté lui-même sur le bouclier de la déesse le combat des Amazones, sous les traits d’un vieillard qui soulève de ses deux mains une grosse pierre. On y voyait aussi une très belle figure de Périclès combattant contre une Amazone, sa main levée pour lancer un javelot couvre en partie son visage, elle est placée avec tant d’art qu’elle semble cacher la ressemblance de sa figure, qui cependant est très sensible des deux côtés", Plutarque, Vie de Périclès 31). Cette fois Phidias n’a pas échappé à la condamnation : il a été conduit en prison selon Plutarque, avant de s’exiler en Elide où il a réalisé la statue de Zeus d’Olympie. Plutarque ignore s’il y est mort de maladie, ou empoisonné par ses anciens accusateurs ("Phidias fut donc jeté en prison. Il mourut de maladie, ou, selon d’autres, du poison que ses ennemis lui donnèrent", Plutarque, Vie de Périclès 31). De ces deux sources, on déduit qu’en -438/-437, sous l’archontat de Théodoros, la statue d’Athéna est sans doute bien avancée, peut-être même finie, puisque la quantité d’or qui la recouvre à cette date est telle qu’on ne peut plus l’estimer à vue d’œil, et parce qu’on peut déjà en commenter les détails, notamment les visages de deux personnages figurant sur le bouclier. Par extension, on en déduit que si la statue est bien avancée voire finie, l’écrin qui la renferme, le Parthénon, est lui aussi bien avancé ou même fini. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le Parthénon semble donc n’avoir nécessité que huit ans de travaux, entre -446 et -438. Une telle rapidité suppose une grande quantité d’ouvriers au moment de sa construction, et une grande quantité de chômeurs au moment de son achèvement. Certains historiens pensent que c’est précisément à cette date que Périclès, pour redonner immédiatement du travail à tous ces ouvriers désormais au chômage, programme la construction des Propylées, qui, selon Plutarque, seront achevés à leur tour en un temps record de cinq ans ("Les Propylées de l’Acropole furent construits par l’architecte Mnésiclès et achevés en cinq ans", Vie de Périclès 13). Cela semble confirmé par une stèle comportant deux textes dos-à-dos. Le premier texte au recto, consigné sous la référence 52A dans le volume I/3 des Inscriptions grecques, rapporte un décret proposé sous l’archontat de Cratès en -434/-433 par un nommé "Callias" (certainement différent de Callias II mort à cette date, et de son petit-fils homonyme Callias III encore trop jeune pour jouer un rôle dans les affaires publics ; rappelons que "Callias" est un nom très répandu à cette époque, comme le prouvent les différentes personnes portant ce nom impliquées dans l’affaire des Mystères en -415, mentionnées par Andocide au paragraphe 14 de son discours Sur les Mystères), instaurant un nouveau trésor sur l’Acropole "destiné aux autres dieux", autrement dit un trésor qui ne sera pas entreposé dans le Parthénon sous la bienveillance d’Athéna. Le second texte, au verso de ce décret dit "de Callias", consigné sous la référence 52B dans le volume I/3 des Inscriptions grecques, est très mutilé. On arrive néanmoins à lire le nom "Propylées" à la ligne 3, et un fragment de phrase à la ligne 9 déclarant qu’on-ne-sait-quoi "sera réalisé par l’architecte des Propylées". On lit aussi lignes 12-17 que désormais tout emprunt de plus de dix mille drachmes devra être approuvé au préalable par l’Ekklesia. On lit enfin lignes 27-28 que cette décision est prise une année de Grandes Panathénées, or les Grandes Panathénées ont lieu tous les quatre ans, et on sait qu’une cérémonie a eu lieu en -434/-433, une autre en -422/-421, une autre en -418/-417, les cérémonies de -430/-429 et -426/-425 ont été annulées pour cause de deuxième guerre du Péloponnèse. Certains hellénistes pensent que ce texte 52B doit être daté de -422/-421, parce que les plus anciennes traces connues d’emprunts de plus de dix mille drachmes approuvés par l’Ekklesia ne remontent pas au-delà de l’archontat d’Antiphon en -418/-417 selon le document 370 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques qui liste les emprunts approuvés par l’Ekklesia entre -418/-417 et -414/-413 (via la formule annuelle : "Les Athéniens ont dépensé sous l’archontat de [nom] et sous la Boulè dont [nom] était le secrétaire"). Pour notre part, nous peinons à imaginer que les Athéniens étaient tellement en manque de pierres en -422/-421, qu’ils auraient été contraint cette année-là d’utiliser une vieille stèle de -434/-433 pour y inscrire ce décret 52B : nous pensons que ce décret 52B date bien des Grandes Panathénées de -434/-433, soit la même année que le décret 52A relatif aux Propylées, le contrôle des finances publiques par l’Ekklesia s’inscrivant parfaitement dans la suite des suspicions mensongères et du procès contre Phidias. Autrement dit, l’architecte des Propylées (dont on ignore le nom) ayant achevé sa tâche en -434/-433, a été employé sur un nouveau projet de construction, probablement l’Erechthéion. Bref, la dynamique engagée par Périclès finit par se noyer en elle-même : les grands travaux attirent une masse d’individus en quête d’un emploi, qui demandent des nouveaux grands travaux, qui attirent une masse d’individus encore plus grande, qui demandent encore d’autres grands travaux, et ainsi de suite, mais arrive un moment où la masse d’individus excède les capacités du trésor athénien, et alors la masse inoccupée devient une masse qui gronde et qui complote, à l’image de cet ouvrier nommé "Ménon", employé par Phidias sur un des chantiers de l’Acropole, qui, convaincu d’assurer son avenir en misant sur un succès judiciaire plutôt que sur des chantiers futurs hypothétiques, à la date même où le chantier du Parthénon s’achève sans que l’on sache si tous ses bâtisseurs retrouveront une place sur un nouveau chantier, se retourne finalement contre Phidias ("Le statuaire Phidias avait, comme je l’ai déjà dit, entrepris de réaliser la statue d’Athéna. Il était l’ami de Périclès, et jouissait d’un grand crédit auprès de sa personne. Cette faveur lui attira beaucoup d’ennemis et d’envieux qui, pour mesurer à travers lui à quel point le peuple soutenait Périclès, engagèrent un des ouvriers de cet artiste, nommé ‟Ménon”, à se rendre comme suppliant sur l’agora et à demander sûreté pour le dénoncer et l’accuser", Plutarque, Vie de Périclès 31) et, soutenu par les opposants de plus en plus nombreux à la politique de Périclès, gagne son procès ("Sur un décret de Glycon, le dénonciateur Ménon obtint du peuple une exemption de tout impôt, et les capitaines eurent ordre de veiller à sa sûreté", Plutarque, Vie de Périclès 31).


Ensuite, cette masse d’ouvriers pose des problèmes de ravitaillement, et des problèmes de sûreté. Ceux qui travaillent obtiennent salaire, et réclament naturellement un train de vie plus élevé. Et ceux qui viennent à Athènes dans l’espoir d’y travailler aspirent naturellement, en attendant de trouver du travail, au minimum vital. Ceux-ci et ceux-là imposent ainsi à Athènes une capacité de production alimentaire qu’Athènes n’est pas capable de fournir. Pour éviter l’explosion sociale, Périclès est contraint d’invoquer de plus en plus le décret sur la citoyenneté qu’il a lui-même imposé en -451, qui n’avait alors qu’un but politique (empêcher Cimon d’accéder à nouveau aux plus hautes fonctions après dix ans d’ostracisme), et qui apparaît désormais comme un outil de répartition des biens. Un scholiaste anonyme, pour expliquer les vers 715-718 des Guêpes d’Aristophane ("Mais quand ils ont peur pour eux-mêmes, ils [les gouvernants athéniens] vous offrent l’Eubée et promettent de vous fournir du blé, cinquante médimnes à chacun, eux qui ne t’ont jamais donné que cinq médimnes naguère, et encore ne les as-tu reçus qu’à grand’peine, en te justifiant de l’accusation d’être étranger, une chénice à la fois, une chénice d’orge !"), révèle que sous l’archontat de Lysimachidès en -445/-444 le prétendant au trône d’Egypte a offert à Athènes quelques milliers de médimnes de blé, sans doute dans l’espoir d’inciter Athènes à lancer une nouvelle expédition vers l’Egypte pour l’aider à en chasser l’occupant perse. Le scholiaste dit que, la population athénienne étant alors trop nombreuse par rapport à la quantité de blé à distribuer, le gouvernement athénien a décidé de ne le donner qu’aux Athéniens de souche, recensés pour l’occasion : le scholiaste rapporte qu’au terme de ce recensement, seuls quatorze mille deux cent quarante individus ont été reconnus Athéniens authentiques, tandis que quatre mille sept cent soixante autres individus considérés comme non-Athéniens ont été privés de tout droit. Plutarque relate également cet épisode, avec des chiffres comparables - un peu plus de quatorze mille Athéniens contre un peu moins de cinq mille non-Athéniens -, en précisant que les non-Athéniens ont finalement été condamnés pour avoir prétendu à la citoyenneté alors qu’ils ne le pouvaient pas, et vendus comme esclaves ("Le roi d’Egypte ayant offert au peuple d’Athènes quarante mille médimnes de blé, il fallut les distribuer aux citoyens, mais en vertu de cette loi [sur la citoyenneté] on cita en justice un grand nombre de bâtards qui jusque là n’attiraient pas l’attention et restaient inaperçus, et beaucoup d’autres qui durent répondre à des dénonciations calomnieuses. Un peu moins de cinq mille personnes convaincues de bâtardise furent alors vendues comme esclaves, tandis que les Athéniens qui conservèrent le titre de citoyen furent, après examen, quatorze mille quarante", Plutarque, Vie de Périclès 37). Cette actualisation nécessaire de la liste des citoyens athéniens n’engendre que du mécontentement : les exclus, n’ayant plus rien à perdre, commencent à envisager d’accéder aux droits citoyens par d’autres moyens que les moyens légaux, les authentiques Athéniens de leur côté commencent à s’inquiéter des agissements de cette masse grondante d’exclus qui lorgnent sur les avantages, qui ressemblent de plus en plus à des privilèges, que procurent les droits citoyens.


Ensuite, l'apprentissage de la raison encouragé par Périclès finit par se retourner contre lui. Périclès a voulu mettre en œuvre les leçons de son maître Anaxagore et de son ami Protagoras, tous deux désireux de remplacer l'ancestrale foi dans des dieux hypothétiques par la foi en l'homme. Depuis qu'en -472 il a "fait entrer le peuple dans son hétairie" (pour reprendre la célèbre formule qu'Hérodote applique à Clisthène le jeune), il a constamment renforcé les pouvoirs des citoyens ordinaires au détriment des citoyens les plus nobles, obligeant les premiers à concevoir des arguments, à les développer, à les organiser, à les présenter, en résumé à réfléchir, à déployer pleinement leurs capacités, à devenir des êtres autonomes et non plus des moutons qui suivent bêtement le troupeau, pour s'imposer face aux seconds. En multipliant les fêtes publiques, en créant l'Odéon, en finançant la réalisation du Parthénon, en fondant la cité de Thourioi, il a voulu offrir à chaque Athénien le moyen d'exprimer ses talents particuliers et de convaincre ses semblables de leurs bons fondements, faire de chaque Athénien un "sophiste/sofist»j", c'est-à-dire littéralement un "homme habile" (de "sof…a/habileté, maîtrise technique") dans son domaine, de montrer que la perfection d'une chose n'est pas la conséquence des actions de dieux hypothétiques, mais des actions d'hommes qui se sont pleinement investis dans cette chose et qui y ont apporté la plus grande minutie. Hélas, dans cette population de sophistes se glissent peu à peu des proto-poujadistes, c'est-à-dire des gens qui visent non pas les hauts sommets de l'excellence, mais simplement une vie à ras du sol la plus confortable possible en exigeant la satisfaction des désirs les plus organiques de leurs semblables, auxquels ils demandent une rétribution financière ou une rétribution en nature. Pour ce faire, ces gens appliquent la quête de la "sophia/sof…a" à la rhétorique, c'est-à-dire l'art du discours : il veulent maîtriser cet art du discours au point que, sur tous les sujets, même les plus contraires, la position adoptée par l'orateur paraisse pertinente et emporte l'adhésion du plus grand nombre. Au fil des ans, ces gens qu'on a depuis appelé des "démagogues/dhmagwgÒj", littéralement "conducteurs du peuple" mais dans le sens de "flatteurs/manipulateurs du peuple", qui annoncent nos modernes communicants payés pour convaincre chacun que telle machine à laver est un produit solide alors que tout le monde sait que les exemplaires déjà vendus tombent régulièrement en panne, ou que tel candidat aux élections est incorruptible alors que tout le monde sait qu'il a détourné des fonds publics lors de son précédent mandat, sapent l'idéal d'Anaxagore, de Protagoras et de Périclès. Le mot "sophiste" qui désignait originellement un "homme habile" dans n'importe quel art, perd progressivement son sens général pour devenir synonyme d'"homme habile" dans l'art de convaincre qu'un rond est un carré et qu'un carré est un rond, synonyme d'"homme manipulateur". Le mot "sophisme" qui était originellement synonyme de "proposition travaillée avec un soin confinant à la perfection, visant à élever l'homme au niveau des soi-disant dieux", devient synonyme de "proposition travaillée avec un soin confinant à la perfection, visant à la satisfaction organique d'un groupe, voire d'un homme seul, dont tout le monde sait qu'ils sont plats, trompeurs, incultes, nuls", puis plus simplement synonyme de "proposition fausse, infondée, injuste, perverse". Cette sophistique démagogique, comble du paradoxe, finit par se retourner contre ceux qui malgré eux l'ont encouragée. Protagoras, l'ami de Périclès dont la méthode et l'immense culture, dans le Protagoras de Platon, impressionne Socrate, est la première victime. Ce Protagoras était originellement un homme du peuple qui gagnait sa vie comme manutentionnaire, recueilli par Démocrite, le fan d'Anaxagore dont nous avons parlé dans notre paragraphe introductif ("Protagoras, ce philosophe illustre par son savoir, dont le nom sert de titre à l'un des plus beaux dialogues de Platon, forcé dans sa jeunesse de subvenir à ses besoins en se mettant au service d'autrui, exerçait la profession de portefaix, que les Grecs désignent par le mot “achthophoros” ["¢cqofÒroj", composé de "foršw/porter" et "¥cqoj/charge, fardeau"] et les Latins par le mot "bajulus". Un jour, tandis qu'il cheminait dans la campagne voisine d'Abdère en direction de cette cité qui était sa patrie, portant un lourd fardeau attaché par un lien très faible, Démocrite, originaire de la même cité, homme recommandable entre tous par ses vertus et par ses profondes connaissances en philosophie, se trouvant alors hors des murs, le vit marcher avec aisance et rapidité avec ce fardeau embarrassant dont les parties semblaient très difficiles à maintenir liées ensemble. Démocrite s'approcha, examina la disposition ingénieuse de chaque morceau de bois, et engagea Protagoras à se reposer un instant. Protagoras se rendit à l'invitation de Démocrite qui, approfondissant l'examen, s'aperçut que le fardeau disposé en rond et serré par un lien très court était maintenu en équilibre par un procédé géométrique. Le philosophe demanda qui était celui qui avait ainsi disposé ce bois. Protagoras ayant répondu que c'était lui-même, Démocrite le pria de le défaire et de le lier de nouveau de la même manière. Protagoras s'étant plié à sa demande, Démocrite, plein d'admiration pour l'intelligence et l'adresse de cet homme inculte, lui dit : “Jeune homme, puisque tu as de si bonnes dispositions, tu peux t'occuper avec moi de choses plus importantes et plus utiles”. Et il l'emmena dans sa maison, le garda près de lui, pourvut à tous ses besoins, lui enseigna la philosophie et lui donna les moyens de parvenir à la célébrité qu'il obtint plus tard", Aulu-Gelle, Nuits attiques V.3). Au contact de Démocrite, Protagoras a développé une philosophie qui apparaît comme le développement ultime de l'épode iconoclaste d'Archiloque et de la tragédie athée de Clisthène de Sicyone, puisqu'elle conclut très clairement, comme nous l'avons dit plus haut, que les dieux n'existent pas, que l'homme reste la seule mesure des choses dans tout l'univers, autrement dit que les lois soi-disant divines ne sont en réalité que des discours fabriqués jadis par des intrigants dans le but de dominer leurs semblables trop naïfs et de transformer l'univers à leur guise. Pour abaisser définitivement ces discours mensongers, Protagoras a abandonné la manutention et décidé de gagner sa vie en enseignant l'art de les déconstruire et d'en fabriquer d'autres, permettant ainsi à ses élèves de devenir des experts en Logos qui influent et orientent le devenir de la cité, et de prouver ainsi indirectement que ce ne sont effectivement pas les dieux qui gouvernent le monde, mais l'homme qui maîtrise le mieux ce Logos ("Il faut préciser que la philosophie de Protagoras n'avait pas pour but la recherche de la vérité, il fut au contraire le plus disputeur des sophistes, promettant à ses élèves qui lui donnaient annuellement un salaire considérable de leur enseigner par quelle subtilité de langage la plus mauvaise cause pouvait devenir la meilleure, ce qu'il exprimait ainsi en grec : “rendre bonne une mauvaise cause” ["tÕn ¼ttw lÒgon ke…ttwn poie‹n"]", Aulu-Gelle, Nuits attiques V.3). Diogène Laërce donne une liste d'œuvres de Protagoras, à laquelle il ajoute "deux livres d'Antilogies" ("Ses œuvres conservées sont : Sur la technique euristique, Sur la lutte, Sur les mathématiques, Sur la politique, Sur l'ambition, Sur les mérites, Sur la meilleure constitution, Sur l'Hadès, Sur le manque de droiture des pratiques humaines, Préceptes, un discours sur le salaire, deux livres d'Antilogies", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.8) : en fait, Protagoras semble n'avoir écrit qu'une œuvre principale, Antilogies, dont les autres écrits mentionnés par Diogène Laërce ne sont que des appendices, ou même des parties de cette œuvre, incluant le célèbre traité Sur les dieux qui n'a pas survécu puisqu'il a été censuré et ses exemplaires brûlés publiquement comme on va le voir juste après. L'enseignement de Protagoras a rencontré une large audience, et lui a permis de devenir très riche selon Platon ("Je sais que son art de sophiste a valu à Protagoras de gagner, à lui tout seul, plus d'argent que Phidias, pourtant artisan de toutes ces belles œuvres dont on connaît l'éclat, et que dix autres sculpteurs", Platon, Ménon 91d), et de susciter beaucoup de jalousie chez ceux qui n'ont pas les moyens de payer les frais d'inscription qu'il demande, et beaucoup d'inquiétude chez les hauts responsables de la cité qui ont très bien compris le profit électoraliste que Périclès tire de son école et qui sentent bien que celle-ci risque de devenir un foyer de contestation de tous les principes, car après avoir discuté l'autorité des dieux la tentation sera naturellement grande de discuter l'autorité des élus, puis l'autorité des institutions, puis finalement l'autorité de tout et n'importe quoi, ce qui conduira à l'anarchie et au chaos, ou à la captation de tous les pouvoirs par Périclès. Selon la tradition, Protagoras est conduit devant le tribunal par un de ses élèves opportunistes, Euathlos, qui lui reproche de ne pas enseigner assez vite l'art de bien parler et donc d'être un voleur ("On raconte qu'un jour [Protagoras] demanda à son élève Euathlos le paiement de ses leçons. Celui-ci lui ayant répondu : “Je n'ai encore gagné aucune cause !”, il répliqua : “Et moi, si je te conduis devant le tribunal, je serai payé en cas de victoire comme en cas de défaite”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.56). Pour parvenir à ses fins, cet Euathlos utilise l'art de son maître pour mieux le retourner contre lui ("L'argument le plus vicieux de tous est celui que les Grecs appellent “antistrophe” ["¢ntistof»", de "strof»/action de tourner, d'évoluer" précédé de "¢nt…/face à, contre"], terme que plusieurs auteurs latins traduisent bien par “reciprocum”, consistant à retourner un argument contre celui qui s'en sert et à en tirer une seconde conclusion contraire à la première. C'est ce procédé bien connu qu'employa le plus subtil des sophistes, Protagoras, dans son procès contre son disciple Euathlos, au sujet du salaire qui lui avait été promis. Euathlos, jeune homme riche et désireux de se former à l'éloquence pour s'illustrer au barreau, vint demander des leçons à Protagoras, s'engageant à lui payer une somme considérable que Protagoras avait fixée lui-même : il donna d'avance la moitié de la somme, et promit de payer le reste le jour où il plaiderait et gagnerait sa première cause devant les tribunaux. Le disciple suivit longtemps les leçons du maître et progressa dans l'art oratoire, attendant qu'une cause vint à lui : on finit par le soupçonner de ne pas vouloir en soutenir une afin de ne pas payer le reste de la somme convenue. Alors Protagoras employa un moyen qui lui parut très adroit : il réclama le reste de la somme convenue avec Euathlos en intentant un procès contre lui. Le maître et l'élève s'étant présentés devant les juges pour exposer leur affaire, Protagoras prit la parole : “Apprends, jeune insensé, que tu seras forcé de me donner ce que je te réclame, condamné ou non, car si le tribunal se prononce contre toi ce jugement fera de moi ton créancier puisque j'aurai gagné mon procès, et s'il te donne raison tu me devras aussi la somme dont nous sommes convenus puisque tu auras gagné une cause devant un tribunal”. A cet argument, Euathlos répondit : “J'aurais pu ruiner ce sophisme en laissant à un avocat le soin de plaider mon affaire, mais je veux augmenter le plaisir de mon triomphe sur toi en gagnant ma cause, et en prouvant le vice de ton raisonnement. Apprends donc à ton tour, illustre maître, que dans l'une et l'autre hypothèse, que je gagne ou que je perde mon procès, je ne te donnerai pas ce que tu me réclames, car si les juges me donnent raison je ne te devrai rien puisque j'aurai gagné ma cause, et s'ils me condamnent je ne te devrai rien également selon notre convention puisque je n'aurai pas gagné ma première cause”. Les juges, fort embarrassés, ne sachant comment se décider entre ces deux raisonnements qui se détruisaient l'un l'autre, et craignant que leur verdict fût contradictoire de toute façon, s'abstinrent de se prononcer et renvoyèrent leur décision à plus tard. C'est ainsi qu'un illustre professeur d'éloquence vit son propre raisonnement tourné contre lui-même par un jeune disciple, et qu'il eut en vain recours à la subtilité de ses arguments captieux", Aulu-Gelle, Nuits attiques V.10). Il est secondé par Pythodoros, un de ceux qui renverseront la démocratie en -411 pour la remplacer par le régime des Quatre-Cents ("[Protagoras] fut accusé par Pythodoros fils de Polyzélos, un des Quatre-Cents", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.54), qui l'accuse de ne croire en rien et de blasphémer les dieux de la cité, ses livres sont brûlés publiquement et il est obligé de quitter Athènes ("Voici le début d'un autre ouvrage [de Protagoras] : “Je ne peux pas savoir ce que sont les dieux, ni ce qu'ils ne sont pas, ni quel est leur aspect. Beaucoup de choses empêchent de le savoir : d'abord l'absence d'indications sur le sujet, ensuite la brièveté de la vie humaine”. C'est à cause de ce début de discours qu'il fut chassé d'Athènes, et que ses livres furent brûlés sur l'agora, après que le héraut les eut réclamés à tous ceux qui les avaient achetés", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.51). Dans sa Chronique, inspirée par la Chronique aujourd'hui perdue d'Eusèbe de Césarée, saint Jérôme place cet événement ("Les œuvres du sophiste Protagoras sont brûlées par les Athéniens après un jugement public") la deuxième année de la quatre-vingt-quatrième olympiade, c'est-à-dire en -443. Selon la tradition, fondée sur un passage d'Héraclide du Pont cité par Diogène Laërce, Protagoras trouve refuge à Thourioi ("Héraclide du Pont assure qu'il donna des lois aux gens de Thourioi", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.50), après ou avant un possible séjour sur l'île de Téos en Ionie ("Eupolis dans Les flatteurs lui donne [à Protagoras] Téos pour patrie, en disant : ‟Ici est Protagoras de Téos”", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.8). Selon le dialogue Protagoras de Platon, censé avoir eu lieu avant -429 puisqu'il implique les deux fils de Périclès morts cette année-là, Protagoras revient on-ne-sait-comment à Athènes au tout début de la deuxième guerre du Péloponnèse, puisqu'il est le personnage principal de ce dialogue. Selon Athénée de Naucratis, Protagoras meurt à Athènes au plus tard en -423 ("Dans son dialogue Protagoras, [Platon] montre Callias III qui semble avoir hérité de son père Hipponicos II, et Protagoras présent à Athènes pour la seconde fois depuis peu de jours [plus exactement "depuis trois jours", selon Platon, Protagoras 309d]. Or Hipponicos II était à la tête de l'armée avec Nicias contre les gens de Tanagra et les troupes auxiliaires des Béotiens sous l'archonte Euthynos [nous corrigeons ici le texte d'Athénée de Naucratis, qui confond "Euthynos/EÜqunoj" archonte en -426/-425 avec "Euthydèmos/EÙqud»moj" archonte en -431/-430 ; l'expédition contre Tanagra évoquée ici date de l'été -426], il remporta la victoire, et mourut certainement peu après puisque dans Les flatteurs qu'Eupolis présenta sous l'archonte Alkaios [en poste entre juillet -422 et juin -421] on apprend que Callias III a recueilli récemment une succession, et Eupolis montre Protagoras présent à Athènes. De son côté, Ameipsias, dans sa pièce La barbe [qui obtiendra le second prix aux Dionysies du printemps -423, contre la comédie Les Nuées d'Aristophane qui sera classée seulement troisième], ne compte pas Protagoras parmi ceux qui y enseignent", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes V.59). Vient ensuite le tour d'Anaxagore. Nous avons vu dans notre paragraphe introductif que ce savant veut remplacer les dieux par des briques élémentaires qui s'unissent et se désunissent en permanence, qu'il appelle "homomères", que son élève contrarié Démocrite rebaptisera "atomes". Au moment du procès de Socrate, en -399, ce dernier dit que les œuvres d'Anaxagore sont vendues sous forme de livres ("Tu méprises vraiment les juges [c'est Socrate qui s'adresse à son accusateur Mélètos], pour les croire à ce point ignorants des assertions dont Anaxagore de Clazomènes a empli ses livres", Platon, Apologie de Socrate 26d), ce qui pourrait suggérer qu'Anaxagore dispose d'un large lectorat puisqu'à cette époque l'imprimerie n'existe pas et que la fabrication d'un livre coûte cher en argent et surtout en temps, parce qu'ils sont copiés à la main. Mais cela n'est pas certain, car livre fabriqué ne signifie pas livre vendu, et livre lu ne signifie pas livre de chevet. Pour l'anecdote, le papyrus Derveni, conservé aujourd'hui à l'état fragmentaire au Musée archéologique de Thessalonique, plus ancien papyrus en grec connu et plus ancien manuscrit d'Europe, datant du milieu du IVème siècle av. J.-C., contient un commentaire blasphématoire sur une théogonie orphique remontant au dernier quart du Vème siècle av. J.-C. Les hellénistes débattent encore sur son auteur : s'agit-il du païen Diagoras de Milo, condamné vers -416 pour son Discours qui renverse les tours/LÒgouj ¢popurg…zontaj violemment athée ? ou du polémiste Stésimbrotos de Thassos, auteur d'une chronique très critique sur les hommes d'Etat athéniens (dont Thémistocle, Cimon et Périclès), et d'un discours Sur les Mystères tournant en dérision les cérémonies d'Eleusis dédiées à Déméter et Perséphone ? Peu importe, l'auteur est un élève d'Anaxagore et de Protagoras, aussi critique qu'eux sur l'existence des dieux et sur la prétendue nature divine du monde. Mais ce manuscrit suffit-il pour conclure qu'une majorité d'Athéniens de la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C. partagent ces idées athées ? Contre l'image d'un Anaxagore qui serait un auteur populaire, Plutarque rapporte une anecdote liée à une éclipse de soleil que les astronomes modernes ont du mal à dater. L'été -431, qui marque le début de la guerre du Péloponnèse, Thucydide rapporte que Périclès, pressé par ses compatriotes de lancer une opération militaire contre Sparte dont les troupes ont envahi l'Attique, organise une expédition de représailles autour du Péloponnèse, à laquelle il ne semble pas participer personnellement ("Alors que l'ennemi se trouvait encore en Attique, les Athéniens firent partir la flotte de cent navires qu'ils avaient équipée pour opérer autour du Péloponnèse. Mille hoplites et quatre cents archers se trouvaient à bord. Carcinos fils de Xénotimos, Protès fils d'Epiclès et Socratès fils d'Antigénès commandaient l'expédition", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.23). Il précise que le même été a lieu une éclipse de soleil ("Le même été, un jour de nouvelle lune […], se produisit en début d'après-midi une éclipse de soleil. Celui-ci prit la forme d'un croissant et quelques étoiles devinrent visibles, puis il reprit sa forme normale", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.28) : les astronomes modernes ont pu la dater précisément du 3 août -431. L'été -430 suivant, une nouvelle expédition autour du Péloponnèse est organisée, à laquelle cette fois Périclès semble participer ("Tandis que l'ennemi se trouvait dans la pédie et n'avait pas encore pénétré dans la paralie, Périclès avait équipé cent navires pour opérer contre le Péloponnèse. Sitôt que cette flotte fut prête, il fit appareiller", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.56). De son côté, Plutarque évoque une expédition autour du Péloponnèse commandée par Périclès au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, durant laquelle a lieu une éclipse de soleil : les équipages sont effrayés par ce phénomène, qu'ils voient comme un signe de malédiction provoqué par les dieux, avant que Périclès les rassure en leur expliquant que les dieux ne sont pour rien dans ceci, qu'il s'agit d'un effet naturel de la mécanique céleste sur lequel il est inutile de fantasmer ("Périclès, pour remédier à tous ces maux [Plutarque vient de parler des troubles causés dans Athènes par l'invasion de l'Attique par les Spartiates] et nuire en même temps aux ennemis, équipa une flotte de cent cinquante navires, sur lesquels il embarqua un nombre considérable de bons fantassins et cavaliers. Un armement si considérable releva les espérances des Athéniens, et jeta la terreur parmi les ennemis. Les navires étaient prêts à faire voile et Périclès montait déjà sur sa trière, quand se produisit une éclipse de soleil qui changea le jour en ténèbres et qui, considérée comme un sinistre présage, emplit de frayeur tous les esprits. Périclès, voyant son pilote troublé et incapable de réagir, lui mit son manteau devant les yeux et demanda s'il trouvait cela effrayant et sinistre. Le pilote répondit ne pas être effrayé. “Eh bien, conclut Périclès, quelle différence y a-t-il entre mon manteau et ce qui cause l'éclipse, sinon que ce qui produit ces ténèbres est plus grand que mon manteau ?”", Plutarque, Vie de Périclès 35). Plutarque mélange-t-il l'expédition de -431 (année certaine de l'éclipse) qui selon Thucydide n'était pas commandée par Périclès, avec celle de -430 qui semble l'avoir été ? ou bien Thucydide s'est-il trompé en omettant Périclès dans le cercle des stratèges de l'expédition de -431 ? ou bien encore Thucydide et Périclès se sont-ils trompés sur la date (les astronomes modernes ont découvert qu'une autre éclipse de soleil a eu lieu en Grèce le 30 mars -433, donc avant le déclenchement de la guerre en -431) ? Peu importe. Ce qui nous intéresse ici, c'est que selon les auteurs romains plus tardifs l'explication pragmatique avancée par Périclès sur le phénomène lui a été inspirée par Anaxagore ("On raconte que, dans cette grande guerre où Athéniens et Spartiates luttèrent l'un contre l'autre avec une si violente animosité, le fameux Périclès, premier homme de son pays par le crédit, par l'éloquence et par le génie politique, voyant les Athéniens excessivement effrayés par une éclipse de soleil qui avait répandu tout d'un coup les ténèbres, leur enseigna ce que lui-même avait appris à l'école d'Anaxagore, que de semblables effets arrivent dans un intervalle précis et nécessaire, lorsque la lune se trouve placée tout entière sous le soleil, et que pour cette raison, bien qu'il n'en soit pas ainsi à tous les commencements de mois, cela a toujours lieu lors des nouvelles lunes. Ayant démontré cette vérité par le raisonnement, il délivra le peuple de ses craintes. Cette explication de l'obscurcissement du soleil par l'interposition de la lune, sur laquelle on dit que Thalès de Milet réfléchit le premier, était alors innovante et inconnue", Cicéron, De la République I.16 ; "Une éclipse de soleil avait tout à coup répandu sur Athènes une obscurité extraordinaire et les habitants étaient plongés dans une inquiétude angoissante, croyant voir dans ce phénomène un avertissement du ciel et l'annonce de leur mort. Périclès se présenta alors au milieu d'eux, il leur donna sur le cours du soleil et de la lune les explications qu'il avait lui-même reçues de son maître Anaxagore et empêcha ainsi ses concitoyens d'être plus longtemps en proie à une vaine frayeur", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.11, Exemples étrangers 1) : on doit en conclure que vers -431, contrairement à ce que laisse entendre Socrate au moment de son procès, les livres d'Anaxagore ne sont pas beaucoup lu, ou que leur contenu n'est pas compris, puisqu'une majorité de soldats athéniens à cette date continuent d'être effrayés par un phénomène que ces livres expliquent et banalisent. A l'appui de cette conclusion, on doit évoquer une autre éclipse sur laquelle nous reviendrons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse. Le 27 août -413, celle-ci se produit quand les Athéniens sont sur le point de quitter leurs positions devant Syracuse où ils sont assiégés : tous les régiments sont effrayés, persuadés qu'il s'agit encore d'un phénomène d'origine divine, dont Nicias l'un des deux stratèges qui décide pour cette raison de repousser le départ à plus tard (ce qui causera l'anéantissement du contingent peu de temps après, face aux troupes de Syracuse et de Sparte renforcées de nouveaux effectifs : "Toutes les dispositions avaient été prises et les navires étaient sur le point de prendre la mer, lorsque la lune, qui se trouvait alors en son plein, s'éclipsa. La plupart des Athéniens, impressionnés par ce phénomène, demandèrent aux stratèges de repousser le départ. Nicias, qui s'adonnait de façon excessive à la divination et à d'autres pratiques du même genre, déclara qu'il refusait d'ouvrir une discussion sur le sujet [du rembarquement] tant qu'on n'eût pas laissé passer, conformément à l'interprétation des devins, trois fois neuf jours, et qu'on ne bougerait pas avant. C'est ainsi qu'après avoir pour cette raison retardé leur départ, les Athéniens durent finalement rester", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.50). Quand il raconte cet événement, Plutarque écrit bien noir sur blanc qu'à ce moment, en -413, les élaborations scientifiques d'Anaxagore demeurent très confidentielles et sujettes à beaucoup de scepticisme, voire à beaucoup d'hostilité de la part des successeurs politiques de Périclès qui ont bien compris les dangers d'anarchie qu'elles représentent pour l'avenir, comme la philosophie de Protagoras ("Pendant la nuit la lune s'éclipsa. Soit ignorance, soit superstition, une vive frayeur s'empara de Nicias et de ses soldats, frappés de ce phénomène. Que la lumière du soleil soit couverte d'ombre vers le trentième jour du mois, la multitude comprenait à peu près que cela était produit par la lune. Mais que la lune elle-même croise un corps quelconque et, tandis qu'elle brille dans son plein, perde tout-à-coup sa lumière et se revête de mille couleurs, voilà qui n'était pas facile à comprendre, et explique pourquoi ce phénomène fut regardé comme un signe précurseur de grands malheurs et causé par un dieu. Celui qui a traité le premier par écrit, et avec le plus de clarté et de hardiesse, des phases de lumière et d'ombre qu'on observe dans la lune, Anaxagore, n'était pas un auteur ancien, et son traité était encore très méconnu, il ne se répandait que parmi un petit nombre de personnes, qui ne l'accueillaient qu'avec une certaine circonspection et une confiance très bornée. On n'aimait pas les physiciens et ceux appelés alors “météorolesques” ["metewrolšschj", littéralement "causeur, bavard/lšschj qui disserte sur ce qui est élevé, en haut, dans les nuages/metšwroj"] parce qu'on estimait qu'ils réduisaient les dieux à des causes sans raison, à des forces imprévoyantes, à des passions nécessaires. De là vint que Protagoras fut exilé, et Anaxagore mis en prison et sauvé à grand-peine par Périclès", Plutarque, Vie de Nicias 23). Pour l'anecdote, et pour faire le lien avec ce que nous avons dit plus haut sur le géomètre Méton, la réforme calendaire de ce dernier n'est pas davantage acceptée par les Grecs que les calculs astronomiques d'Anaxagore : un scholiaste anonyme, pour expliquer les vers 615-616 de la comédie Les Nuées d'Aristophane présentée en -423, dans lequel Aristophane lui-même se plaint de l'instauration d'un nouveau système de mesure du temps qui chamboule la mesure au jour le jour qui a prévalu jusque là ("[La Lune] vous rend d'autres bienfaits, mais vous ne respectez plus les journées et vous les mêlez sens dessus-dessous"), met directement en rapport ce passage comique avec les innovations que Méton a instaurée sous l'archontat d'Apseudès en -433/-432. Anaxagore est accusé d'impiété par le jeune Cléon ("Sotion, dans son livre Succession des philosophes, dit qu'[Anaxagore] fut accusé d'impiété par Cléon, pour avoir soutenu que le soleil est une masse incandescente, qu'il fut défendu par son élève Périclès, et qu'il fut condamné à une amende de cinq talents et à l'exil", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.12) et par Thoukydidès ("Satyros dans ses Vies raconte que le procès fut intenté [contre Anaxagore] par Thoukydidès, l'adversaire politique de Périclès, et qu'il fut accusé non seulement d'impiété mais encore de médisme, et fut condamné par défaut à la peine de mort", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.12). Périclès sauve in extremis la vie de son vieux maître mais, conscient qu'il n'est plus en sécurité à Athènes, se résigne à le voir partir en exil ("Hermippos raconte qu'au moment où on vint chercher [Anaxagore] dans sa prison pour le mettre à mort, Périclès apparut. Il demanda à ses ennemis : “Avez-vous quelque chose à me reprocher ?”. Ils répondirent non. “Eh bien, dit Périclès, je suis le disciple d'Anaxagore, ne vous laissez donc pas abuser par des calomnies, ne condamnez pas cet homme, fiez-vous à moi et relâchez-le”. Et ils le relâchèrent. Mais Anaxagore, ne pouvant supporter cet affront, s'exila volontairement", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.13 ; "Plein d'appréhension pour Anaxagore, [Périclès] le fit sortir de la cité", Plutarque, Vie de Périclès 32). Les philosophes ayant été écartés, les cibles suivantes constituent l'entourage proche de Périclès. Nous avons vu plus haut que Phidias, le maître d'œuvre des grands travaux à Athènes et à Eleusis, est accusé par un de ses ouvriers nommé "Ménon" manipulé par les démagogues, sans doute vers -438, d'avoir détourné une partie de l'or destiné à la statue d'Athéna, et que cette accusation n'aboutissant pas il est à nouveau accusé de blasphème pour avoir donné ses propres traits et les traits de Périclès à deux personnages gravés sur le bouclier d'Athéna : Phidias est finalement contraint, comme Protagoras et Anaxagore, de s'exiler vers l'Elide. Pour l'anecdote, le géographe Pausanias révèle incidemment, au livre V paragraphe 10 alinéa 2 de sa Description de la Grèce, que le père de Phidias se nomme "Charmide", comme l'oncle du futur philosophe Platon, autrement dit Phidias et Platon sont apparentés selon l'usage paponymique antique : doit-on en déduire que la dégradation sociale de Phidias provoque la dégradation sociale de toute sa famille, dont Charmide frère de Périktioné, ce qui expliquerait pourquoi Périktoné quitte Athènes avec son mari Ariston (qui est aussi un Athénien déclassé : un "Ariston" a été archonte éponyme pour l'année -454/-453, qui est peut-être le même Ariston mari de Périktioné, mais aucune inscription archéologique ni aucun texte ancien ne mentionne un Ariston ayant joué un rôle dans les affaires athéniennes après cette date jusqu'à la paix de Nicias) et part s'installer sur l'île d'Egine, où elle donnera naissance à Platon au début de la deuxième guerre du Péloponnèse ? Mystère. C'est ensuite au tour de Damon, le maître de musique de Périclès, qui est accusé de pousser son élève Périclès à la tyrannie : Damon est lui aussi condamné à l'exil ("Le très savant Damon se couvrait du qualificatif de ‟musicien” pour dissimuler ses compétences à la foule. Il forma Périclès à la politique comme un maître de gymnase forme un athlète au combat. Mais il ne put dissimuler qu'il se servait de sa lyre comme d'une couverture : considéré comme un partisan de la tyrannie, il fut ostracisé et attaqué par les comiques. Platon [l'auteur comique, à ne pas confondre avec Platon le philosophe, élève de Socrate], dans une de ses pièces, introduit un personnage qui s'adresse ainsi à lui : “Dis-moi, nouveau Chiron, si c'est bien toi qui a éduqué Périclès”", Plutarque, Vie de Périclès 4 ; "Damon, le précepteur de Périclès, fut soumis à ce ban [de l'ostracisme] parce que sa prudence le distinguait parmi tous ses concitoyens", Plutarque, Vie d'Aristide 2). Puis c'est au tour d'Aspasie, la maîtresse de Périclès, qui est accusée par l'auteur comique Hermippos, dont le jeune Cléon est le mentor, d'entretenir un lupanar pour le compte de Périclès ("Vers ce même temps, Aspasie fut traduite en justice pour crime d'impiété, accusée par un comique nommé ‟Hermippos” qui la soupçonnait aussi de recevoir chez elle des femmes de condition libre qu'elle prostituait à Périclès", Plutarque, Vie de Périclès 32) : Aspasie n'est acquittée que grâce aux larmes de son amant Périclès, qui réussissent momentanément à émouvoir et calmer ses détracteurs ("Aspasie dut son salut aux prières de Périclès, aux larmes que, selon Eschine, il répandit devant les juges, pendant l'instruction du procès", Plutarque, Vie de Périclès 32). Enfin, après ses maîtres puis son entourage proche, c'est Périclès lui-même qui est visé quand un nommé "Diopeithès" réclame que ceux qui contestent l'existence des dieux et les croyances traditionnelles sur les phénomènes célestes, tels Anaxagore et Protagoras, soient considérés comme des hors-la-loi ("Diopeithès rédigea un décret prescrivant que les gens qui ne croyaient pas aux dieux ou qui enseignaient des doctrines nouvelles sur les phénomènes célestes seraient poursuivis en justice : c'était se rabattre sur Périclès à travers la suspicion attachée à Anaxagore", Plutarque, Vie de Périclès 32), bientôt relayé par un nommé "Dracontidès", le même Dracontidès qui décrètera le renversement de la démocratie en -404 et son remplacement par le régime des Trente, réclamant que les décisions de Périclès soient subordonnées au jugement des prytanes, eux-mêmes contraints de témoigner de leur soumission aux dieux par le biais d'un cérémonial religieux très strict ("Dracontidès proposa un autre décret qui entra aussitôt en vigueur, prescrivant que Périclès devrait rendre ses comptes devant les prytanes, et que les juges, après avoir pris sur l'autel [d'Athéna] leur jeton de vote, rendraient leur jugement sur l'Acropole", Plutarque, Vie de Périclès 32). Dans cette dernière affaire, Périclès est soutenu par Hagnon, qui parvient à rendre presque caduc de décret de Dracontidès par l'adoption d'un autre décret stipulant que Périclès soit contrôlé non pas par les prytanes mais par un collège de mille cinq cents juges, et qu'il ne soit poursuivi qu'en cas de vol ou de concussion ("Mais Hagnon retira ce point du décret et prescrivit que le jugement serait rendu par mille cinq cents juges, et que l'accusation serait intenté pour vol ou pour concussion", Plutarque, Vie de Périclès 32). Bref, Périclès, et au-delà la démocratie athénienne, se retrouve dans la situation de l'incendiaire finalement prisonnier du feu qu'il a lui-même allumé. Dans sa Vie de Cimon, Plutarque résume cette période de la paix de Trente Ans en disant que derrière l'image de paradis perdu qu'elle laissera dans la mémoire collective européenne des siècles ultérieurs jusqu'à aujourd'hui, elle est en réalité le point départ du déclin de la Grèce de l'ère classique, parce qu'après la mort de Cimon en -449 les Grecs ont cessé de considérer la Perse comme une menace, et parce qu'avec la fin de la première guerre du Péloponnèse en -446 les sophistes démagogues ont pu commencer à dresser les Grecs les uns contre les autres pour mener à bien leurs méprisables petites affaires ("Depuis cet événement [la mort de Cimon] aucun stratège grec ne s'illustra contre les barbares. Maîtrisés par leurs démagogues, par ces brandons de discorde qui les animèrent les uns contre les autres sans que personne ne s'interposât pour les séparer, ils finirent par se battre entre eux. Leurs divisions laissèrent longtemps respirer le Grand Roi de Perse, et portèrent à la puissance des Grecs des coups irréparables", Plutarque, Vie de Cimon 28). Au premier rang de ceux-ci se trouve Antiphon, personnage d'âge incertain (pseudo-Plutarque dit qu'il est né pendant la guerre contre la Perse ["[Antiphon] naquit pendant la guerre contre la Perse. Il fut contemporain du sophiste Gorgias, qui était un peu plus jeune que lui", Vies des dix orateurs, Antiphon 3], c'est-à-dire entre -494 [date du raid athénien contre Sardes] et -470 [date de la signature de la paix de Callias II] ; pour l'anecdote, le père d'Antiphon se nomme "Sophillos" : faut-il en déduire qu'il est apparenté à Sophocle, dont le père porte le nom homonyme de "Sophillos" ?) à l'allure quelconque et respectable (au vers 1270 de sa comédie Les guêpes, Aristophane dit pour se moquer de quelqu'un qu'il est "famélique comme Antiphon") qui, contrairement à Protagoras, n'oriente plus ses réflexions vers l'ordre cosmique mais exclusivement vers la gestion de la cité athénienne. Antiphon n'hésite pas à vendre son éloquence au plus offrant, qu'il soit accusé ou accusateur ("[Antiphon] composa des discours pour certains de ses concitoyens qui le lui demandèrent, afin qu'ils puissent défendre leur cause. Il fut le premier à agir de cette façon, car aucun discours judiciaire n'existe d'un rhéteur antérieur ou contemporain, ni pour Thémistocle, ni pour Périclès, ni pour Aristide, alors que ceux-ci en plusieurs occasions auraient pu y recourir", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 2 ; "Selon Diodore, on doit à Antiphon, fils de Sophillos et originaire de Rhamnonte, le premier discours qui ait été prononcé dans une école, et les premiers traités de rhétorique. Selon le même Diodore, Antiphon fut aussi le premier avocat qui se fit payer, le premier qui écrivit un plaidoyer pour le remettre à un client", Clément d'Alexandrie, Stromates I.16 ; "C'est avec raison que Platon a défini l'éloquence judiciaire comme “simulacre de la politique” et “quatrième sorte de flatterie”, et qu'Epicure l'appelle “industrie perverse” et la range parmi les arts nuisibles. Tisias et Gorgias de Léontine la qualifient d'‟œuvre de séduction”. Nous devons déduire de cela que les anciens la considéraient douteuse. En orient, les pratiques des avocats ont tellement révulsé les honnêtes gens, qu'une limite au temps de parole y a été instaurée. Avant de reprendre mon récit, je veux dire en quelques mots ce qu'un long séjour dans ces pays m'a appris sur les débordements de cette classe d'hommes. Jadis effectivement ces hommes du barreau connurent la gloire, prompts à l'éloquence, l'esprit nourri par des belles doctrines, le cœur loyal et sincère, déployant toutes les richesses de l'imagination et de la parole. Tels furent […] Hypéride, Eschine, Andocide, Dinarque, et Antiphon de Rhamnonte le premier des orateurs anciens qui monnaya ses plaidoiries", Ammien Marcellin, Histoire romaine, XXX, 4.3-5), et s'avère capable de baratiner sur n'importe quel sujet (même sur les sujets les plus insolites, par exemple il prétend pouvoir remplacer les médecins en guérissant les maladies simplement par la parole : "[Antiphon] imagina un art pour guérir de l'ennui, comme les médecins en ont un pour traiter les maladies. Il fit même bâtir à Corinthe, près de l'agora, une petite maison, et afficha sur sa porte qu'il avait le secret de dissiper les chagrins par ses discours. Il demandait à ceux qui s'adressaient à lui le sujet de leurs peines, et il les adoucissait", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 5). Il attire autour de lui des jeunes gens sur lesquels nous aurons beaucoup de choses à dire dans nos paragraphes ultérieurs, entre autres Alcibiade, Critias, Lysias, Archinos, peut-être Thucydide, qui évolueront dans des directions très opposées, mais auront tous en commun l'obsession de la réussite personnelle au mépris des questions métaphysiques, au mépris de la Grèce, et même pour certains au mépris de leurs propres compatriotes athéniens ("Tous les auteurs anciens dont nous avons gardé le souvenir, comme Alcibiade, Critias, Lysias et Archinos, ont suivi l'enseignement du vieux Antiphon. Celui-ci fut le premier à écrire et expliquer l'art de la rhétorique, ce qui lui valut d'être surnommé ‟Nestor” [en référence à Nestor le roi de Pylos à la fin de l'époque mycénienne, dont les conseils étaient écoutés avec respect par tous]. Cécilios, dans le livre qu'il a écrit sur lui, conjecture qu'il a été le maître de l'historien Thucydide, d'après la louange que celui-ci lui adresse", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 2 ; "Antiphon fils de Sophillos, né dans le dème de Rhamnonte, fut élève de son père qui tenait une école qu'Alcibiade fréquenta également enfant", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon 1). Le philosophe Socrate, qui fait de la sophistique un objet d'étude en soi, le moyen et la fin d'une nouvelle politique voire d'une nouvelle religion où le nihilisme du : "Je sais que je ne sais rien, mais ce n'est pas grave parce que tout équivaut à tout" remplace l'esprit de conquête du temps d'Archiloque et de Clisthène de Sicyone, est un autre produit du libéralisme intéressé de Périclès. Dans notre paragraphe conclusif nous consacrerons un long alinéa à ce philosophe, contentons-nous donc ici, pour rester dans le cadre de la paix de Trente Ans, de constater que le meilleur document nous permettant de mesurer l'abîme dans lequel la démocratie athénienne s'effondre, est le dialogue La République de Platon, rapportant un échange philosophique daté précisément à la fin de cette paix de Trente Ans. Képhalos, le marchand d'armes dont nous avons parlé plus haut et dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, devenu très vieux, y invite Socrate et ses élèves à se réunir chez lui. Socrate s'assoit et prend la parole : il lui pose une première question sur la justice. Képhalos se lève immédiatement, esquive poliment la question sur le mode : "Je n'ai plus l'âge de discourir comme tu le voudrais, je vous laisse entre jeunes", et il quitte la pièce avec une mine qui signifie : "Oh là là, quelle idée j'ai eue de l'inviter chez moi ! Ils vont vider tous mes placards, et dans trois heures ils ne seront toujours pas partis !". Képhalos appartient à la génération antérieure, celle d'Eschyle, qui savait encore mettre des barrières à la remise en cause de tout. Ses propres fils, comme tous les jeunes gens de leur génération, ne lui ressemblent pas : Polémarchos et Lysias restent avec Socrate, et commencent à déconstruire l'Etat athénien actuel pour le remplacer en paroles par un Etat prétendument idéal qui a beaucoup de points communs, nous verrons cela aussi dans notre paragraphe conclusif, avec la très réelle dictature des Trente qui renversera la démocratie en -404, dont ils seront à la fois les acteurs et les victimes. Cette image des jeunes Polémarchos et Lysias irrépressiblement attirés par les questions de Socrate qui les incite à refaire le monde, et ne cesse de leur signifier que le passé ne vaut rien s'ils ne prennent pas en mains l'avenir avant que d'autres jeunes gens de leur génération le leur dérobent, résume bien l'état d'esprit qui domine Athènes pendant la paix de Trente Ans. En renforçant la présence grecque en Chersonèse de Thrace et dans le Pont, Périclès a voulu remplacer l'esprit offensif de l'époque des guerres contre la Perse et contre Sparte, par un esprit défensif. En encourageant le développement de la colonie de Thourioi, il a voulu remplacer l'esprit de prédation par un esprit pionnier. Mais peine perdue. Inconsciente de sa situation, inconsciente que la paix chèrement gagnée en -446 n'est pas un bien établi définitivement mais un bien fragile nécessitant des soins constants, inconsciente que la prospérité dont jouit alors Athènes n'est pas une réalité qui dure depuis des siècles et qui durera encore des siècles mais le résultat d'une supériorité maritime qui nécessite également des soins constants, inconsciente que les malheurs qui animent la vie athénienne d'alors, dont nous venons de parler, comme le non aboutissement du projet d'union panhellénique, le chômage, l'insécurité, sont infiniment moins graves que les malheurs vécus par leurs parents seulement une ou deux décennies plus tôt, qui ne connaissaient ni la paix, ni la justice, ni la liberté d'expression, ni l'absence de frontières, ni les aides de l'Etat, ni l'augmentation de l'espérance de vie, la jeunesse athénienne caressée par les démagogues aspire à des folles aventures vers l'Egypte, vers la Sicile, et même plus loin vers l'Etrurie et Carthage, persuadé comme la jeunesse européenne d'août 1914 que la guerre n'est qu'affaire d'uniformes, de défilés, de drapeaux, de médailles, que les gens sur lesquels on dirige les coups auront la courtoisie de se comporter comme les pipes à la foire, c'est-à-dire soit de tomber soit de passer en silence, et que dans seulement deux ou trois mois ils seront de retour à la maison comme après plusieurs mois de vacances, avec un trophée quelconque à accrocher au-dessus de la cheminée. Au début de la paix de Trente Ans, Périclès parvient à tempérer ce désir juvénile d'aventures, mais au fil des ans, en raison de l'instabilité sociale qui s'accroît et des attaques personnelles qu'il subit devant les tribunaux, il éprouve de plus en plus de difficulté à empêcher la gangrène de s'étendre ("[Périclès] avait soin de réfréner les folles prétentions des Athéniens et rejetait les projets téméraires qu'ils échafaudaient sur la croyance en leurs forces et sur leurs succès passés. Ils voulaient aller reconquérir l'Egypte, attaquer les provinces maritimes du Grand Roi de Perse. Déjà commençait à s'allumer dans le cœur de beaucoup d'entre eux le fatal et malheureux désir de subjuguer la Sicile, que les orateurs du parti d'Alcibiade enflammèrent par la suite avec tant de violence. Quelques-uns rêvaient la conquête de l'Etrurie et de Carthage, et ces projets n'étaient pas sans espoir de succès, fondé sur la grandeur de leur empire et sur le cours de leurs prospérités. Mais Périclès arrêta cette fougue impétueuse, et réprima l'essor de leur ambition. Il employa la plus grande partie de leurs forces à se contenter de conserver ce qu'ils possédaient", Plutarque, Vie de Périclès 21). Parmi ces jeunes gens inconscients qui rêvent d'aventures lointaines, se trouve sans doute déjà Alcibiade, âgé de quinze ans vers -435, qui participera à l'expédition de Potidée dès -432, puis qui engagera toute la flotte athénienne dans la désastreuse expédition de Sicile en -415. Peut-être que se trouve aussi Hyperbolos, qui sera raillé en -424 par Aristophane dans sa comédie Les cavaliers pour sa politique expansionniste vers Carthage ("On dit qu'un homme demande cent d'entre nous pour une expédition contre Carthage, un mauvais citoyen, l'aigre Hyperbolos", Aristophane, Les cavaliers 1303-1304).


Enfin, le comportement de Périclès lui-même prête à débat. Plutarque, dans sa Vie de Périclès qui est pourtant une œuvre hagiographique, s'attardant sur les aspects positifs du personnage et laissant dans l'ombre les aspects négatifs, ne peut pas passer sous silence qu'à partir de -446 un changement s'opère dans Périclès : proche du peuple depuis -472, il commence à s'en éloigner, à parler et à agir de façon hautaine et péremptoire ("Mais alors il ne se montra plus le même, il ne fut ni si doux ni si facile à céder aux désirs du peuple, à se prêter à ses divers caprices, comme à des vents contraires. Il tendit les ressorts du gouvernement, semblable auparavant, par sa faiblesse, à un instrument dont les cordes trop relâchées ne rendent que des sons faibles et mous, il y substitua un gouvernement fort qui approchait de la monarchie", Plutarque, Vie de Périclès 15). L'interprétation favorable de ce changement est que Périclès, comme plus tard Cléon, prend conscience qu'on ne gouverne pas un Etat comme on gouverne un parti dès lors que, en -446, suite à la disparition de la plupart de ses adversaires politiques et aux conditions très favorables de la paix d'Epilycos avec la Perse et de la paix de Trente Ans avec Sparte, il se retrouve seul aux commandes du plus puissant Etat maritime de Méditerranée, à devoir gérer non seulement les gens de son parti mais encore les gens du parti adverse désormais privés de beaucoup de leurs chefs, remercier les populations alliées de la Ligue de Délos qui ont contribué à la victoire, et ménager les Perses et les Spartiates vaincus mais non anéantis : la raison d'Etat a fini par se glisser en lui au point de l'amener parfois à prendre des décisions radicalement contraires au désir du peuple, ce peuple que depuis son entrée en politique jusqu'à temps d'obtenir le pouvoir il a manipulé avec des discours et des actes aussi démagogiques, nous l'avons vu dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse et celui sur la première guerre du Péloponnèse, que les discours et les actes de ses nouveaux détracteurs. Telle sera l'opinion de l'historien Thucydide à la fin du Vème siècle av. J.-C. quand il réfléchira sur ce sujet ("Périclès, grâce à l'estime qu'il inspirait, à son intelligence et à son évidente intégrité, avait acquis une autorité qui lui permettait de contenir le peuple tout en respectant sa liberté. Il n'était pas comme ceux qui se laissent diriger par lui au lieu de le diriger, il ne cherchait pas à accroître son pouvoir personnel par des moyens condamnables, en lui adressant des propos complaisants. Tel était le crédit dont il jouissait qu'il allait même jusqu'à provoquer sa colère en s'opposant à ses désirs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65). A l'opposé, l'interprétation défavorable consiste plus simplement à dire que Périclès aspire à la tyrannie. Plutarque rapporte que, dans sa jeunesse, certains vieux Athéniens lui ont trouvé des traits communs, tant physiques que de caractère, avec Pisistrate l'ancien tyran d'Athènes ("On remarquait dans les traits de son visage une ressemblance avec Pisistrate, et les vieillards d'Athènes, en comparant la douceur de sa voix, son éloquence, sa grande facilité à s'exprimer, trouvaient cette ressemblance encore plus frappante", Plutarque, Vie de Périclès 7). Valère Maxime rapporte la même chose ("Un vieillard qui était présent au premier discours du jeune Périclès, et qui dans sa jeunesse avait entendu Pisistrate déjà très âgé haranguer le peuple, ne put s'empêcher de s'écrier “qu'il fallait se tenir en garde contre un tel citoyen, tant son éloquence ressemblait à celle de Pisistrate”", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.9, Exemples étrangers 2). A partir de -446, cette ressemblance avec Pisistrate incite les démagogues à désigner les proches de Périclès du nom de "Pisistratides", qui dans le contexte est une accusation directe de dérive vers la tyrannie ("Thucydide a expliqué avec justesse la puissance de Périclès, mais les poètes comiques l'ont présentée avec malveillance, traitant ses partisans de “nouveaux Pisistratides”, demandant qu'on l'oblige à jurer ne pas aspirer à la tyrannie, pour suggérer que son autorité était trop lourde et incompatible avec une démocratie. Téléclidès dit que les Athéniens lui ont abandonné “les cités et leurs richesses qu'il lie et délie à son gré, les forteresses qu'il détruit et relève pareillement, et la paix, et la domination, et les alliances, et la puissance”", Plutarque, Vie de Périclès 16). Thucydide lui-même, qui sans être un partisan de Périclès sait néanmoins reconnaître ses mérites, dit qu'après -446 "théoriquement le peuple reste souverain, mais dans les faits l'Etat est gouverné par le premier citoyen de la cité" (Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65). Nous avons rappelé plus haut que l'"Odéon/Wde‹on" est étymologiquement un "temple consacré à l'ode/òd»", et que sitôt construit Périclès a fixé les règles des concours qui devraient s'y dérouler, or dans notre premier paragraphe consacré au monde grec avant la naissance de Sophocle nous avons bien insisté sur le rapport existant à l'époque archaïque entre le tyran et l'ode, celui-ci utilisant celle-là comme un moyen de légitimer son pouvoir, les poètes chantant dans l'ode l'ancienneté et la gloire du tyran, ou de sa famille, ou de son héros ou de son dieu tutélaire. En créant l'Odéon, Périclès a voulu légitimer son pouvoir via les poètes chantant sa gloire, ou celle de sa famille ou de ses héros ou dieux tutélaires. Mais de quel pouvoir parle-t-on ? Par ces odes chantées dans l'Odéon, a-t-il voulu se sacraliser en tant qu'homme, ou en tant que gouverneur de la cité ? A-t-il voulu sacraliser sa personne, ou, comme le fera plus tard la Cinquième République française avec son président, sacraliser sa fonction ? Dans le second cas sa démarche est louable car il assure un poids politique à ses successeurs, qui pourront pareillement légitimer leur accession aux plus hautes responsabilités via les odes des poètes, mais dans le premier cas il n'est qu'un tyran similaire aux tyrans de l'époque archaïque et ses adversaires ont raison de le désigner comme un nouveau Pisistrate. Les historiens modernes sont partagés sur ce point, et pour notre part nous préférons dire franchement que nous ne savons pas quoi penser. D'un côté, on peut dire que De Gaulle dans les années 1960 sera lui aussi accusé d'aspirer à la tyrannie, à la monarchie absolue, par des gens qui lui devront pourtant la paix et la prospérité, et qui après sa mort s'accommoderont très bien des outils gouvernementaux et économiques qu'il aura instaurés : peut-être que les accusations contre Périclès, comme par exemple celles de Cléon qui lui doit pareillement la paix et la prospérité, ce Cléon fils d'un vulgaire tanneur qui en d'autres temps n'aurait jamais eu le droit de s'exprimer publiquement et qui après la mort de Périclès s'accommodera pareillement très bien des outils gouvernementaux et économiques instaurés par ce dernier auxquels en d'autres temps il n'aurait jamais pu accéder, relèvent du même principe. Mais d'un autre côté, les auteurs anciens affirment unanimement que Périclès a été le premier à pervertir son propre programme et celui de ses maîtres Anaxagore et Protagoras en appliquant la "sophia/sof…a" à la rhétorique et en développant cette pratique jusqu'à être capable, comme tout sophiste démagogue, de faire croire qu'un rond est un carré et qu'un carré est un rond ("Périclès, qui avait reçu de la nature les dons les plus heureux et qui les avait soigneusement cultivés à l'école d'Anaxagore, imposa le joug de la servitude à la cité libre des Athéniens. Il sut la conduire et la gouverner à son gré et, lors même qu'il parlait contre le vœu du peuple, sa parole avait encore pour le peuple de l'attrait et du charme. Aussi l'ancienne comédie dont le langage était si mordant, malgré son vif désir d'ébranler la puissance de ce grand homme, avouait cependant qu'un charme plus doux que le miel résidait sur ses lèvres et que ses paroles laissaient une sorte d'aiguillon dans l'âme de ses auditeurs", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.9, Exemples étrangers 2), et qu'il a été le premier à utiliser cette habileté rhétorique non pas pour amener à sa cause son adversaire Thoukydidès et ses partisans, mais pour les détruire ("Un mot plaisant de Thoukydidès fils de Mélésias sur la force de son éloquence [à Périclès] mérite d'être rapporté. Thoukydidès, un des principaux et des plus vertueux citoyens d'Athènes, fut longtemps le rival de Périclès dans le gouvernement. Archidamos II roi de Sparte lui demanda un jour lequel des deux luttait le mieux, de lui ou de Périclès, Thoukydidès répondit : “Quand je lutte contre lui et que je l'ai jeté par terre, il soutient qu'il n'est pas renversé, et il finit par en persuader les spectateurs”", Plutarque, Vie de Périclès 8 ; "Archidamos II roi de Sparte demanda un jour à [Thoukydidès] lequel des deux luttait le mieux, lui ou Périclès, Thoukydidès répondit : “Quand je lutte contre lui et que je l'ai jeté par terre, il soutient qu'il n'est pas renversé, et il finit par en persuader les spectateurs”", Plutarque, Préceptes politiques), en les éliminant physiquement d'Athènes par ostracisme.


Sur ce Thoukydidès, nous ignorons presque tout. Aristote le définit comme un homme droit et honnête ("A mon avis, les meilleurs hommes d'Etat qu'ait eus Athènes après les anciens sont Nicias, Thoukydidès et Théramène. Pour Nicias et Thoukydidès, il y a presque unanimité à les considérer, non seulement comme d'honnêtes gens, mais encore comme des hommes d'Etat fidèles aux traditions qu'ils tenaient de leurs pères et ayant bien mérité de la cité", Aristote, Constitution d'Athènes 28), en précisant qu'il est un "kèdestès" ("khdest»j/parent par alliance") de Cimon, autrement dit le beau-père ou le beau-frère ou le gendre ("Ensuite Périclès fut chef du parti démocratique, tandis que Thoukydidès le kèdestès de Cimon fut chef de l'opposition", Aristote, Constitution d'Athènes 28). Plutarque dit la même chose dans sa Vie de Périclès pourtant peu suspecte de complaisance à l'égard des adversaires de Périclès, affirmant que Thoukydidès est intellectuellement supérieur à Cimon ("Les nobles, qui voyaient Périclès s'élever seul au-dessus de tous les citoyens et jouir d'un pouvoir presque absolu, cherchèrent un homme qui pût lui tenir tête dans l'administration et affaiblir une autorité qui tendait visiblement à la monarchie. Ils lui suscitèrent un rival dans la personne de Thoukydidès d'Alopekè, kèdestès de Cimon, homme sage, moins propre à la guerre que ce dernier mais meilleur politique que lui, plus apte à diriger les assemblées, qui, résidant dans la cité et se mesurant toujours à la tribune avec Périclès, rétablit bientôt l'équilibre dans le débat politique", Plutarque, Vie de Périclès 11). Socrate, rapporté par Platon dans Ménon, dit encore la même chose, en ajoutant que Thoukydidès a deux fils appelés "Mélésias" et "Stéphanos" ("Thoukydidès a aussi élevé deux fils, Mélésias et Stéphanos, qu'il a très bien formés. En lutte ils témoignaient d'une adresse supérieure à n'importe quel Athénien, l'un ayant reçu les leçons de Xanthias et l'autre les leçons d'Evodoros, qui passaient pour les deux meilleurs lutteurs d'alors […]. N'est-il pas clair que Thoukydidès ayant appris à ses enfants des choses qui l'obligeaient à de grandes dépenses, n'aurait jamais négligé de leur apprendre à devenir des hommes vertueux, ce qui ne lui aurait rien coûté, si la vertu pouvait s'enseigner ? Dira-t-on que Thoukydidès était un homme ordinaire, qu'il n'avait pas un très grand nombre d'amis parmi les Athéniens et leurs alliés ? Au contraire, il était d'une grande famille et avait beaucoup de crédit dans sa patrie et chez les autres Grecs, de sorte que, si la vertu pouvait s'enseigner, il aurait trouvé aisément quelqu'un, soit parmi ses concitoyens soit parmi les étrangers, qui aurait rendu ses enfants vertueux, si le soin des affaires publiques lui en eût laissé le loisir. Mais, mon cher Anytos, je crains que la vertu ne puisse pas s'enseigner", Platon, Ménon 94c-e). Dans son Lachès, Platon révèle que son petit-fils porte son nom ("Voici nos enfants. Celui là, fils de Mélésias, porte le nom de son aïeul et s'appelle ‟Thoukydidès”", Platon, Lachès 179a). Nous avons vu que, dans l'affaire d'Anaxagore, Thoukydidès s'est trouvé dans le camp des sophistes démagogues, aux côtés du jeune Cléon. Mais Plutarque insiste bien sur le fait que ce rapprochement n'a relevé que d'un concours de circonstances, Thoukydidès étant en réalité l'adversaire le plus farouche des sophistes démagogues, dont la platitude, l'opportunisme, la vénalité le répugnent : si Thoukydidès s'est opposé à Anaxagore, ce n'est pas comme Cléon pour gagner la reconnaissance de la foule et un train de vie plus confortable, dont il n'a nul besoin puisque sa famille est célèbre et sa fortune conséquente, mais pour préserver les principes anciens qu'Anaxagore, avec sa philosophie pragmatique et athée, a voulu remettre en cause ("[Thoukydidès] ne laissa plus les nobles se mêler et se confondre comme auparavant avec le peuple, et obscurcir leur dignité dans la foule. En les mettant à part, il concentra en un seul corps toute leur puissance pour en augmenter la force, il créa un contrepoids dans la balance politique. Avant lui, la division qui existait entre les deux partis, telles les pailles dans le fer, marquait simplement la différence entre une tendance populaire et une tendance noble, mais l'ambition et la rivalité de ces deux personnages provoqua dans la cité une coupure très profonde et sépara ces deux tendances en deux partis bien distincts, dont l'un fut appelé ‟le peuple”, et l'autre ‟la noblesse”", Plutarque, Vie de Périclès 11). La meilleure preuve de l'hostilité de Thoukydidès à l'égard des sophistes démagogues est que Périclès, pour l'abattre, devient lui-même un sophiste démagogue, en apportant au peuple de quoi assouvir ses instincts les plus bas, pour mieux le manipuler ("Ce fut la raison qui détermina Périclès à lâcher encore davantage la bride au peuple, et à chercher dans son administration tous les moyens de lui plaire", Plutarque, Vie de Périclès 11). Thoukydidès rêve, comme Cimon avant lui, d'une Grèce fédérale, constituée de cités indépendantes gouvernées par des nobles, il est contre le projet de Périclès d'une Grèce centralisée et standardisée gouvernée par le peuple : telle est l'explication de son opposition aux grands travaux, emblèmes de cette Grèce centralisée et standardisée, qui dans les faits se traduit par une tyrannie d'Athènes sur toutes les cités grecques ("C'était le texte ordinaire des déclamations [des adversaires de Périclès, Thoukydidès à leur tête] dans les assemblées : “Le peuple, disaient-ils, se déshonore et s'attire les plus justes reproches en ayant transporté de Délos à Athènes l'argent de toute la Grèce. Le plus valable des prétextes adressé à l'encontre de nos accusateurs eût pu être qu'en enlevant ce trésor de Délos on l'avait mis à l'abri des barbares, mais Périclès nous a privé de ce prétexte. La Grèce estime être l'objet de la plus injuste et de la plus tyrannique prédation quand elle voit que les sommes qu'elle a consignées pour la guerre sont employées à dorer et à parer à embellir notre cité comme une femme coquette, avec des pierres précieuses, des statues et des édifices à mille talents”", Plutarque, Vie de Périclès 12), une tyrannie que Périclès, dans son discours aux Athéniens de -430, désignera comme telle et assumera pleinement ("Vous régnez désormais à la façon des tyrans qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, et qui ne peuvent plus abdiquer sans danger. Ceux que tente cette solution et qui gagneraient les autres à leur point de vue, ruineraient vite l'Etat, même s'ils croient pouvoir conserver leur indépendance dans l'isolement. Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent en effet survivre que s'ils ont à côté d'eux des hommes d'action énergiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.63). Dans un passage de sa Vie de Périclès, Plutarque affirme que des proches de Thoukydidès accusent Périclès de dilapider le trésor de la Ligue et de ruiner la démocratie, Périclès les retourne finalement en manipulant leur ego : il leur accorde le droit, s'ils renoncent à leur position, de couvrir leurs noms de gloire en les apposant sur les édifices en construction ("Comme les orateurs attachés au parti de Thoukydidès ne cessaient de crier que Périclès dilapidait les finances et ruinait la démocratie, il demanda un jour au peuple assemblé s'il jugeait les dépenses excessives : “Oui, répondit le peuple, très excessives !”. “Soit ! reprit Périclès, que les dépenses m'incombent à moi et non plus à vous, mais c'est mon seul nom que je ferai inscrire sur les monuments”. A ces mots, soit admiration pour sa grandeur d'âme, soit jalousie de ne pas lui céder la gloire de tant de beaux ouvrages, tout le peuple l'invita à prendre dans le trésor public de quoi solder ces dépenses sur les fonds publics et à y pourvoir sans rien épargner", Plutarque, Vie de Périclès 14). Plutarque ne donne pas les noms de ces proches de Thoukydidès. Mais plusieurs indices nous laissent penser que Sophocle est l'un d'eux. D'abord parce que Sophocle, en tant qu'hellénotame en -443/-442, est le mieux placé pour constater qu'effectivement les grands travaux de Périclès coûtent très cher. Ensuite parce qu'étant un proche du défunt Cimon qui lui a permis de remporter son premier succès théâtral en -468, il est normal que Sophocle soit également un proche de Thoukydidès kèdestès de Cimon, surtout si, comme le dit Plutarque, Thoukydidès est intellectuellement supérieur à Cimon : nous avons vu dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse que Thoukydidès, "moins propre à la guerre que Cimon" (Plutarque, Vie de Périclès 11), et Sophocle, dont les qualités militaires sont aussi faibles comme nous le verrons dans le récit de l'expédition de Samos, ont probablement participé ensemble à la défense d'Athènes lors de l'invasion de l'Attique par les Spartiates en -447, durant laquelle ils ont pu découvrir leurs points communs. Enfin parce que Sophocle a toujours été sensible aux honneurs, aux lauriers, et à l'argent si on en croit un personnage de La Paix d'Aristophane qui affirme qu'“il irait voguer sur une claie si un avantage appelait” (Aristophane, La Paix 699 : l'expression signifie que Sophocle "ne reculerait devant aucun danger pour obtenir une récompense") : on peut facilement imaginer Sophocle se plaignant à Périclès de la fonte du trésor et de la dérive tyrannique du régime, et Périclès le réduire au silence en lui offrant un cadeau. Cette hypothèse est d'autant plus vraisemblable que c'est précisément à cette époque où l'affrontement entre Périclès et Thoukydidès est le plus violent, vers -443, que Sophocle écrit Antigone, tragédie dans laquelle il dénonce sans détour la dérive tyrannique d'un Créon dont les traits évoquent beaucoup ceux de Périclès. Le cadeau honorifique offert par Périclès pour réduire Sophocle au silence pourrait être la nomination de celui-ci comme stratège lors de l'expédition de Samos. Périclès réussit finalement à ostraciser Thoukydidès comme il a réussi naguère à ostraciser Cimon, et, selon Plutarque, gouvernera sans partage pendant encore quinze ans avant de mourir ("Sa rivalité avec Thoukydidès étant arrivée à un tel point qu'elle ne pouvait plus se terminer que par l'ostracisme de l'un ou de l'autre, il parvint à le faire exiler et à dissoudre son parti", Plutarque, Vie de Périclès 14 ; "Après la chute et l'ostracisme de [Thoukydidès], Périclès conserva pendant quinze ans la supériorité sur tous les autres orateurs", Plutarque, Vie de Périclès 16) : Périclès trouvant la mort en -429, cette indication de Plutarque permet de dater le bannissement de Thoukydidès en -444 (en comptant de façon exclusive) ou en -443 (en comptant de façon inclusive). La rédaction d'Antigone date-t-elle d'avant ou d'après cet ostracisme, autrement dit Sophocle a-t-il dénoncé la dérive tyrannique de Créon-Périclès suite au bannissement de Thoukydidès qu'il aurait trouvé scandaleux, ou au contraire a-t-il dénoncé cette dérive aux côtés de Thoukydidès avant que l'habileté politique de Périclès réussisse à écarter Thoukydidès et à retourner ses partisans, dont Sophocle, en les gavant de cadeaux ? Nous l'ignorons. Dans sa comédie Les Acharniens en -425, Aristophane mentionne un procès dans lequel Thoukydidès devenu vieux est définitivement réduit au silence par un obscur archer d'origine scythe nommé "Euathlos", probablement un étranger installé récemment à Athènes et acheté par Périclès en conséquence ("Quelle indignité qu'un homme tout courbé par l'âge comme Thoukydidès ait péri après avoir été confronté à ce produit du désert scythe, ce fils de Képhisodémos, ce synégore bavard. Je n'ai pu m'empêcher de verser des larmes de pitié en voyant ce vénérable vieillard malmené par cette brute d'archer, lui qui face à Déméter du temps où il était le réputé Thoukydidès n'aurait pas supporté de se plier à cette Achaia [surnom de Déméter], et qui eût pu vaincre à la lutte d'abord dix Euathlos, et ensuite, par sa voix forte et ses cris, subjugué trois mille archers, se montrant ainsi beaucoup plus redoutable que tous les semblables du père de cet homme", Aristophane, Les Acharniens 702-712 ; en -422 dans sa comédie Les guêpes, Aristophane fera encore une allusion à ce procès : "Il lui arrive la même chose qu'à Thoukydidès accusé jadis, qui fut soudain paralysé des mâchoires", Aristophane, Les guêpes 947-948) : s'agit-il du procès qui conduit à l'exil de Thoukydidès vers -443, ou d'un autre procès que Thoukydidès aurait subi plus tard lors de son retour à Athènes après avoir purgé ses dix ans d'exil ? Mystère. Une conjecture mérite d'être mentionnée sur ce point. Nous avons vu plus haut que Protagoras a été condamné par un de ses élèves opportunistes nommé "Euathlos" : cet "Euathlos" élève rebelle de Protagoras et l'"Euathlos" accusateur de Thoukydidès, sont-ils une seule personne ? C'est possible : on peut imaginer que si cet Euathlos est bien un homme d'origine scythe (comme le dit Aristophane) en quête de reconnaissance sociale et de fortune immédiates, donc facilement corruptible, il a été utilisé par le parti noble pour abaisser l'influence de son maître Protagoras puis par le parti démocratique désireux de se venger de la condamnation de Protagoras en abaissant l'influence de Thoukydidès, ou le contraire, les deux procès datant de la même époque. En tous cas, Plutarque assure qu'après l'exil de Thoukydidès, le pouvoir de Périclès est sans limite ("L'exil de Thoukydidès fit cesser les divisions, rétablit l'union et la paix dans la cité, et rendit Périclès maître absolu d'Athènes, dont il dirigea seul toutes les affaires. Il avait en sa disposition les revenus publics, les armées et les flottes, les îles et la mer. Il exerçait seul cette vaste domination qui, s'étendant sur la Grèce et sur les barbares, était encore soutenue par l'obéissance des nations soumises, par l'amitié des rois et l'alliance des princes", Plutarque, Vie de Périclès 14).


La réaction naturelle à cette tyrannie démocratique athénienne de Périclès ne tarde pas : en -441, les Samiens se révoltent.

  

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