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-446 : La paix de Trente Ans

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Le projet de Périclès

Lettre de Périclès

L’expédition de Samos

Vers la guerre

-440 à -431 : la marche vers la guerre


En -421, Aristophane, méditant sur les origines de la deuxième guerre du Péloponnèse, considère qu’elle a commencé avec la condamnation du sculpteur Phidias, vers -438 : dans un passage de sa comédie La Paix, il voit dans ce dernier une personnification de la paix ("C’est donc pour cela qu’elle était si belle, étant parente de ce grand homme", Aristophane, La Paix 617-618), sous-entendant qu’un peuple qui commence à attaquer ses artistes est un peuple qui a perdu tous ses repères, et que cette perte de repères le conduit à des décisions hasardeuses qui tôt ou tard le précipiteront à la ruine ("Puis, quand les cités soumises à votre empire vous virent vous entredéchirer et vous mordre, elles commencèrent à craindre de devoir payer des nouveaux tributs, et mirent tout en œuvre contre vous en gagnant à prix fort les puissants Spartiates", Aristophane, La Paix 619-622). Le jugement d’Aristophane est pertinent, si on se souvient que la condamnation de Phidias, condamnation à motivation politique qui succède aux condamnations à motivation spirituelle de Protagoras et d’Anaxagore, et qui précède les condamnations à motivation politicienne de Damon, d’Aspasie et de Périclès, s’insère dans un ensemble d’événements contemporains témoignant d’un changement de l’état d’esprit athénien. En -446 les Athéniens étaient tellement confiants dans leur domination morale sur tous les Grecs, qu’ils n’y pensaient même pas. Mais à partir de l’expédition de Samos, leurs excès et leurs atermoiements trahissent des doutes profonds.


La première hantise d’Athènes est son ravitaillement alimentaire. Les plaines d’Attique et d’Eubée, nous l’avons dit, ne suffisent plus à nourrir la population, les plaines de Béotie et du Péloponnèse sont sous le contrôle de Thèbes et de Sparte avec lesquelles les relations restent distantes, les plaines d’Egypte sont sous contrôle perse. En -441, la cité de Byzance, qui contrôle l’accès à la mer Noire et au-delà aux greniers à blé de l’actuelle Ukraine, s’est soulevée en même temps que Samos ("En accord avec les Samiens, la cité de Byzance se souleva à son tour", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.115). Après avoir réduit les Samiens, les Athéniens se sont immédiatement tournés vers les Byzantins et les ont obligés à rentrer dans le rang ("Byzance dut, elle aussi, traiter et resta comme par le passé une cité sujette", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.117). Mais l’alerte a été chaude. Désireuse de trouver des nouveaux fournisseurs, Athènes commence à regarder vers l’ouest, vers la Sicile ("Les Athéniens s’étaient pris de désir pour la Sicile du vivant de Périclès et, après sa mort, ils y intervinrent chaque fois que des cités se trouvaient lésées par les Syracusains, en envoyant à celles-ci des prétendus secours et gages d’alliance, posant là des passerelles en vue d’une plus grande expédition", Plutarque, Vie d’Alcibiade 17), dont Thucydide dit qu’elle sera un des grands fournisseurs de blé de Sparte et de ses alliés pendant la deuxième guerre du Péloponnèse ("Cette intervention athénienne [aux côtés des Léontiniens en -427] avait officiellement pour but de venir en aide à un peuple ami, mais les Athéniens avaient en réalité l’intention d’empêcher l’exportation du blé sicilien vers le Péloponnèse et de mesurer pour la première fois la possibilité de soumettre l’île", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.86). Nous verrons dans notre paragraphe sur la troisième guerre du Péloponnèse, en particulier quand nous aborderons la destruction de la flotte athénienne à Aigos-Potamos en -405 qui mettra fin à la domination athénienne sur la Propontide (aujourd’hui la mer de Marmara) et au-delà sur la mer Noire, à quel point la possession de Byzance au nord comme de Sestos et Madytos au sud est vitale pour la population athénienne, et en quoi, à posteriori, la campagne de -415 contre la Sicile n’aura pas été seulement une folie de jeunes inconscients excités par le fol Alcibiade, mais une tentative désespérée pour répondre aux besoins organiques de la population athénienne.


La seconde hantise est son ravitaillement en matières premières, en particulier celles destinées à la flotte. Car cette flotte est absolument nécessaire pour sécuriser les flux de marchandises vers Athènes. On se souvient qu’en -477, désireux de contrôler de la route empruntée par les Perses lors de leur invasion, afin d’empêcher leur retour, les Athéniens se sont emparés de la cité portuaire d’Eion, à l’embouchure du fleuve Strymon. Peu de temps après, désireux de renflouer leurs caisses après les batailles contre les Perses désormais refoulés sur le continent asiatique, ils se sont emparés de l’île des Thassiens et de leurs mines continentales. Parallèlement à cette soumission de Thassos, ils ont tenté de fonder en -464 une nouvelle cité en amont d’Eion, pour se rapprocher des immenses forêts thraces produisant le bois de leurs navires, mais l’entreprise s’est soldée par un échec (sur tous ces événements, nous renvoyons à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse). En -436, ils renouvellent la tentative, emmenés par Hagnon dont nous avons déjà parlé (qui a conduit une escadre de soutien à Périclès lors de la guerre contre les Samiens et qui sera le défenseur de Périclès dans l’affaire du décret de Dracontidès), et cette fois l’entreprise est un succès : la nouvelle cité reçoit le nom "Amphipolis" ("Amf…polij/cité qui entoure") en raison de sa situation géographique en bordure du Strymon qui embrasse à la fois la côte et l’intérieur des terres ("Vingt-neuf ans après [la première tentative de -464], les Athéniens vinrent avec Hagnon fils de Nikias comme oikiste. Ils refoulèrent les Edoniens et fondèrent une cité à l’endroit précédemment connu sous le nom de ‟Neuf-Routes”. Leur base de départ était Eion, comptoir maritime qu’Athènes possédait à l’embouchure du fleuve, à vingt-cinq stades de la cité actuelle. Hagnon donna à la place le nom ‟Amphipolis” parce qu’il l’édifia sur un site où, enlacée par un méandre du Strymon qu’il ferma par un long mur, elle se trouve à la fois face à la mer et face au continent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.102 ; "Ce fut à cette époque [sous l’archontat d’Euthyménès, c’est-à-dire en -437/-436] que les Athéniens peuplèrent Amphipolis d’habitants qu’ils tirèrent en partie de leur propre cité et en partie des forteresses qui leur appartenaient", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.32 ; selon Polyen, le nom "Amphipolis" ne vient pas de la situation géographique, mais du fait qu’elle "entoure" et protège la dépouille de Rhésos, roi thrace de l’époque mycénienne mort à la fin de la seconde guerre de Troie en essayant d’aider les Troyens contre les Grecs, dont la dépouille est ramenée de Troie et enterrée par Hagnon pour obéir à un oracle : "Hagnon se mit à la tête de colons de l’Attique en route pour s’établir au lieu-dit ‟Neuf-Routes” sur les bords du Strymon. Un oracle donné aux Athéniens disait : “Enfants des Athéniens, pourquoi vouloir bâtir dans un lieu coupé de tant de chemins ? L’entreprise ne sera pas possible sans le secours des dieux. Ceux-ci ont décidé que, tant que vous n’aurez pas trouvé la dépouille de Rhésos, que vous ne l’aurez pas rapportée de Troade et ensevelie religieusement, vous n’obtiendrez aucun succès”. Le stratège Hagnon, pour obéir à cet oracle, envoya des gens à Troie, qui ouvrirent la terre, en tirèrent les ossements de Rhésos, et les ayant mis dans un manteau de pourpre les apportèrent sur le bord du Strymon. Les barbares qui en occupaient les rivages voulurent empêcher Hagnon de passer le fleuve. Hagnon fit une trêve avec eux pour trois jours, permettant à ses troupes de passer le Strymon et d’enterrer les ossements de Rhésos sur le bord du fleuve. Les barbares s’étant retirés, Hagnon travailla au clair de lune, il se mit à creuser des tranchées et à fortifier le lieu d’une muraille, en prenant soin de se reposer le jour. L’ouvrage fut achevé en trois nuits. Les barbares revinrent au bout de trois jours. En voyant la muraille, ils accusèrent Hagnon d’avoir violé la trêve. Celui-ci répondit qu’il n’avait rien fait contre la parole donnée, qu’il n’avait travaillé que la nuit et qu’il s’était reposé pendant les trois jours. Ce fut ainsi qu’il établit sa colonie à Neuf-Routes, et que la cité qu’il y fonda prit le nom ‟Amphipolis”", Polyen, Stratagèmes VI.53). Pour l’anecdote, Diogène Laërce mentionne la présence du philosophe Socrate lors d’une expédition vers Amphipolis ("Socrate prit part à l’expédition d’Amphipolis", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.22) : s’agit-il de cette expédition fondatrice d’Hagnon en -436, ou de celle organisée par Cléon contre Brasidas en -422 ? Les deux thèses ont leurs partisans. Nous verrons en tous cas dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, en particulier quand nous aborderons la prise d’Amphipolis par le Spartiate Brasidas en -424, à quel point la possession d’Amphipolis est vitale pour la flotte athénienne ("Cette place était précieuse pour [les Athéniens], parce qu’elle leur envoyait du bois pour la construction de leurs navires et leur assurait en outre des revenus en argent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.108).


Peu à peu, Périclès organise une stratégie d’ensemble fondée sur trois piliers interdépendants : le phoros, la flotte, l’empire. Le phoros doit servir uniquement à entretenir la flotte, la flotte doit servir uniquement à sécuriser les cités de l’empire (c’est-à-dire à assurer la domination d’Athènes sur ces cités), et les cités de l’empire doivent servir uniquement à payer le phoros. Si on utilise le phoros pour autre chose que l’entretien de la flotte, comme par exemple pour financer des nouveaux grands travaux, la flotte risque de perdre sa puissance, et les cités de l’empire d’en profiter pour se soulever contre Athènes. Si on utilise la flotte pour autre chose que dominer les cités de l’empire, comme par exemple pour tenter de conquérir la Sicile, ou Carthage ou l’Etrurie, cela dégarnira l’empire de la présence militaire athénienne, et les cités jusqu’ici sous domination athénienne risquent de profiter de l’occasion pour rompre avec la Ligue et ne plus payer le phoros. Et si on utilise les cités de l’empire pour autre chose que payer le phoros, si on les traite d’égal-à-égal et si on les dispense de phoros, non seulement on n’aura plus assez d’argent pour entretenir la flotte, mais encore cela leur permettra de reconstituer leurs propres flottes et de se dresser contre Athènes ("Les sommes que [les alliés] versaient permettaient aux Athéniens d’accroître leur flotte, ainsi quand une cité tentait de faire défection elle n’avait ni les moyens militaires suffisants ni l’expérience nécessaire pour soutenir la guerre dans laquelle elle s’engageait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.99). Ce plan, exposé par Périclès lui-même dans son discours aux Athéniens de -430, est très cohérent : tant que la flotte est entretenue par le phoros, elle est indestructible ("Etant donné la flotte que vous possédez, ni le Grand Roi de Perse ni aucun autre peuple existant aujourd’hui n’est en état de faire obstacle sur mer à vos entreprises", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.62) ; tant que les cités de l’empire sont contraintes au silence par la flotte, Athènes ne craint aucun nouveau soulèvement ("Il faut ne pas perdre notre empire et échapper à la menace que font peser sur nous les haines suscitées par notre domination. Vous n’avez plus la possibilité de vous démettre, quand bien même tel d’entre vous, saisi désormais d’inquiétude, verrait là un moyen de jouir d’une vie paisible et de soigner sa respectabilité. Car vous régnez désormais à la façon des tyrans qui passent pour injustes en prenant le pouvoir, et qui ne peuvent plus abdiquer sans danger. Ceux que tente cette solution et qui gagneraient les autres à leur point de vue, ruineraient vite l’Etat, même s’ils croient pouvoir conserver leur indépendance dans l’isolement. Les gens attachés à leur tranquillité ne peuvent en effet survivre que s’ils ont à côté d’eux des hommes d’action énergiques", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.63) ; et tant qu’Athènes impose aux cités de l’empire de payer le phoros, elle peut entretenir sa flotte et maintenir sa domination maritime qui la préserve de la ruine ("Sachez que si nous conservons la liberté par nos efforts, nous pourrons rapidement réparer facilement ces dommages [la destruction des biens athéniens en Attique au début de la deuxième guerre du Péloponnèse], mais qu’en revanche, si nous cédons aux pressions de l’étranger, nous subirons le sort habituel et perdrons même nos possessions actuelles", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.62). Mais on voit bien qu’il s’agit d’un plan très fragile, dépendant de l’inflexibilité et de la toute-puissance politique de son concepteur Périclès. Quand Périclès mourra en -429, son gouvernement centralisé laissera la place à un gouvernement de type parlementaire, dominé par des faibles qui chercheront les compromis et par des magouilleurs qui chercheront des profits personnels ("[Périclès] avait dit à ses concitoyens qu’ils l’emporteraient à condition de rester dans l’expectative, de prendre bien soin de leur flotte, de ne pas chercher à étendre leur empire pendant la durée des hostilités et d’éviter de lancer la cité dans les aventures. Après sa disparition, les Athéniens prirent en tout point le contre-pied de cette stratégie. Dans les autres domaines aussi qui ne concernaient apparemment en rien les opérations militaires, ils engagèrent l’Etat dans des entreprises servant des ambitions et des convoitises particulières, mais néfastes pour la cité et ses alliés. Tant qu’elles réussissaient c’étaient à quelques individus qu’elles apportaient honneur et profit, mais quand elles échouaient c’était la conduite des opérations et la cité elle-même qui en souffraient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65) : sous l’impulsion du faible Nicias et du magouilleur Alcibiade, on retirera la flotte de la mer Egée et de la mer Noire pour la diriger vers la Sicile, ce qui permettra aux cités de l’empire ainsi libérées de se dispenser de payer le phoros en même temps que de se rapprocher de Sparte, et de contraindre Athènes à se replier sur elle-même, jusqu’à sa chute finale. Les cités soumises à Athènes sont conscientes de la fragilité de cette stratégie, et en particulier de la dépendance d’Athènes à son empire. Dès -432, pour inciter Sparte à s’engager, les ambassadeurs de Corinthe insisteront sur le fait que les Athéniens sont totalement dépendants de leurs importations ("En empruntant de l’argent, nous [les Corinthiens] pourrons offrir une solde plus forte aux marins étrangers qu’emploient les Athéniens et nous les attirerons ainsi à notre service. Car Athènes achète sa puissance, plutôt qu’elle ne la tire de ses ressources propres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.121) au premier rang desquelles se trouve le phoros ("Nous avons encore d’autres moyens de les combattre : nous pouvons provoquer la défection de leurs alliés, ce qui seraient le meilleur moyen de les priver des revenus qui assurent leur puissance", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.122). Un peu plus tard, en -428, ce seront les Lesbiens qui profiteront de la tribune des Jeux olympiques pour inciter les membres de la Ligue à ne plus payer le phoros ("Dans cette guerre, ce n’est pas en Attique, comme certains le pensent, que la partie se jouera, mais dans les pays d’où l’Attique tire ses revenus. Les Athéniens alimentent leur trésor avec les contributions de leurs alliés, et s’ils parviennent à nous abattre celles-ci seront plus importantes encore, car non seulement il n’y aura plus aucune défection parmi leurs alliés mais nos ressources viendront encore s’ajouter aux leurs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.13). Et un peu plus tard, quand le soulèvement des Lesbiens sera mâté, Cléon et Diodotos s’opposeront sur le châtiment à réserver aux vaincus, mais ils seront d’accord pour conclure qu’Athènes a besoin d’un empire en bonne santé pour survivre, et non pas d’un empire de cités ruinés qui ne pourraient plus payer le phoros : Cléon demandera l’exécution des vaincus pour dissuader les autres membres de la Ligue de se soulever à leur tour et de ne plus payer le phoros ("Chaque fois qu’une cité se révoltera, nous risquerons nos vies pour lutter contre elle : si nous l’emportons c’est une cité ruinée qui tombera entre nos mains et nous nous trouverons à l’avenir privés des revenus qui assurent notre puissance, si nous échouons nous verrons de nouveaux ennemis se joindre à ceux que nous avons déjà et le temps que nous devrions employer à nous battre contre nos ennemis nous l’emploierons à combattre nos propres alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.39), tandis que Diodotos demandera qu’on relâche les vaincus pour la même raison ("Avec cette méthode que Cléon nous propose, ne voyez-vous pas que toute cité avant de se révolter fera des préparatifs plus poussés et qu’elle résistera ensuite jusqu’à la dernière extrémité puisque, qu’elle capitule maintenant ou plus tard, le résultat pour elle sera le même ? Nous dépenserons de l’argent pour assiéger une place qui refusera de traiter, et si nous la prenons nous occuperons une cité ruinée et nous serons ainsi privés à l’avenir des revenus que nous en tirions. Or ce sont ces revenus qui font notre force contre nos ennemis", Thucydide, Guerre du Péloponnèse III.46).


Avec la défection de Samos, Athènes a compris que, d’un côté, continuer à dominer n’engendre que du mécontentement, donc conduit à la guerre, et de l’autre côté renoncer à dominer conduirait à son effondrement. Ce dilemme ne peut se résoudre pour elle que par l’écrasement définitif de Sparte, dans laquelle toutes les cités dominées placent tous leurs espoirs. Périclès remilitarise ("Au cours de ces années, les Athéniens consolidèrent leur empire, et acquirent une puissance militaire considérable", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.118), mais cherchera à préserver la paix tant qu’il le pourra. Sparte quant à elle, gouvernée alors par le roi Archidamos II qui entretient des relations cordiales avec Périclès, essaie de conserver sa neutralité le plus longtemps possible ("Les Spartiates regardèrent [les Athéniens] sans réagir, ou de façon épisodique. Ils se tinrent le plus souvent à l’écart des hostilités. Du reste, ils ne se montraient en général jamais empressés à la guerre, à moins d’y être forcés, étant souvent retenus par des conflits qui éclataient chez eux. Cela dura jusqu’au moment où la volonté athénienne d’expansion devint manifeste et où les alliés de Sparte eux-mêmes se trouvèrent victimes des empiètements d’Athènes. Les Spartiates estimèrent alors qu’il leur fallait agir avec toute l’énergie possible pour abattre, s’ils le pouvaient, la puissance de cette cité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.118). Dans les deux camps les gouvernants marchent à reculons vers la guerre. Mais ils savent qu’elle est la seule voie.


La cause immédiate de la deuxième guerre du Péloponnèse, comme c’est souvent le cas pour les grands événements de l’Histoire, est très périphérique. Cette cause se trouve très loin d’Athènes et de Sparte, très loin de la Grèce, au nord-ouest, sur la côte de l’actuelle mer Adriatique, à Epidamne (aujourd’hui Durrës en Albanie), et sa chronologie floue se déroule sur une période dont les historiens ne parviennent pas à déterminer la longueur, entre -436 et -432, historiens au premier rang desquels on trouve les deux plus anciens ayant abordé ce sujet, Thucydide et Diodore de Sicile, qui sont d’accord sur le contenu des faits mais en désaccord sur les dates. Les habitants de cette cité d’Epidamne sont déchirés : la noblesse locale, expulsée de la cité par le parti démocratique local, a pactisé avec les barbares locaux pour tenter de reprendre le pouvoir, en attendant elle harcèle la cité par des actes de piraterie. Naturellement, les habitants d’Epidamne se tournent vers leur cité-mère Corcyre (aujourd’hui Corfou) pour qu’elle intervienne et apaise les tensions. Mais Corcyre ne veut pas s’engager ("Les gens d’Epidamne aux abois décidèrent d’appeler leur métropole et envoyèrent des ambassadeurs aux Corcyréens pour les prier de ne pas les laisser succomber, d’œuvrer comme médiateurs à une réconciliation entre eux et les exilés, et de stopper la guerre avec les barbares. Telle était la requête qu’ils présentèrent, assis en suppliants dans le sanctuaire d’Héra. A cette supplique, les Corcyréens répondirent par un refus et les ambassadeurs repartirent les mains vides", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.24 ; "Les Epidamniens, qui ne se sentaient pas aptes à la guerre, envoyèrent des ambassadeurs aux citoyens de Corcyre pour les prier de secourir une cité qui leur était alliée. Les Corcyréens repoussèrent cette demande", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.30). Alors les Epidamniens se tournent vers Corinthe, qui est la cité-mère de Corcyre. La diplomatie des Epidamniens est très habile puisqu’à cette époque les relations entre Corinthe et Corcyre sont tendues : les Corcyréens, immensément riches du fait de leur situation géographique contrôlant la route maritime entre la Grèce et l’Italie et la Sicile, se sont peu à peu détachés de leur cité-mère au point de se considérer comme indépendants et de se constituer une puissante flotte ("[Les Corcyréens] regardaient leur métropole de haut parce que leur richesse les mettait à cette époque à égalité avec les plus opulentes cités grecques et que leur puissance militaire dépassait celle de Corinthe. Il leur arrivait même de se vanter d’avoir sur mer une grande supériorité, héritage des Phéaciens qui s’étaient établis dans l’île avant eux et qui furent des marins renommés. C’est là une des raisons pour lesquelles ils se consacraient à accroître leur flotte. Leur puissance navale était effectivement considérable : ils possédaient cent vingt trières au moment où ils entrèrent en guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.25), cet accroissement de la domination de Corcyre à l’ouest de la Grèce est insupportable pour Corinthe qui ne peut déjà plus se développer à l’est totalement dominé par Athènes. Corinthe ne veut pas laisser passer cette occasion de rabaisser l’orgueil de sa colonie corcyréenne, et de retrouver son influence dans les mers Ionienne et Adriatique : elle accepte de porter secours à Epidamne ("Les Corinthiens s’estimèrent en droit d’accéder à la demande des Epidamniens parce qu’ils considéraient que cette colonie était leur œuvre autant que celle des Corcyréens. Ils étaient poussés aussi par des sentiments d’hostilité à l’égard de Corcyre qui, bien qu’elle fût une colonie corinthienne, traitait sa métropole avec désinvolture. Les Corcyréens se dispensaient en effet de lui témoigner, à l’occasion des fêtes, les marques de respect habituelle et d’offrir les prémices de leurs sacrifices à des citoyens de Corinthe, comme cela est d’usage dans les autres colonies", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.25 ; "Les Corinthiens se laissèrent toucher par la situation et les offres d’Epidamne, d’autant plus qu’ils étaient déjà mécontents des Corcyréens qui, seuls de toutes leurs colonies, n’envoyaient pas au temple de Corinthe les offrandes habituelles à leur cité fondatrice. Ainsi résolus d’accorder le secours qu’on leur demandait, ils choisirent d’abord les citoyens qu’ils donneraient à Epidamne auxquels ils confièrent ensuite des soldats pour les aider à défendre cette cité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.30). Un contingent de Corinthiens gagne donc Epidamne, par voie de terre pour éviter d’attirer l’attention des Corcyréens. Quand ces derniers apprennent la présence de ces Corinthiens à Epidamne, ils deviennent furieux et décrètent le blocus d’Epidamne ("Quand les Corcyréens apprirent l’arrivée des colons et des troupes et surent que leur colonie s’était livrée à Corinthe, leur mécontentement fut grand. Vingt-cinq de leurs navires prirent aussitôt la mer, suivis peu après par une autre flotte. Ils mirent brutalement les Epidamniens en demeure de rappeler les bannis (les Epidamniens ayant trouvé asile à Corcyre après avoir montré les tombeaux de leurs ancêtres et invoqué la communauté d’origine, et demandé qu’on les ramenât dans leur patrie) et exigèrent en outre le renvoi des troupes de Corinthe et de leurs colons. Les Epidamniens ayant repoussé toutes ces exigences, ils ouvrirent les hostilités avec quarante navires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.26 ; "Les Corcyréens irrités d’une protection si marquée, envoyèrent cinquante navires sous la conduite d’un stratège. Celui-ci étant arrivé intima l’ordre aux habitants d’Epidamne de recevoir leurs concitoyens exilés, et il députa en même temps au commandant de la garnison corinthienne pour lui proposer de décider du sort de ces exilés par un jugement régulier et non par la voie des armes. La garnison corinthienne rejeta cette proposition", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.30). Quand les Corinthiens apprennent que leurs compatriotes sont assiégés dans Epidamne, ils deviennent furieux à leur tour et décident de riposter en promettant à tous les Grecs désireux de s’installer à Epidamne de leur reconnaître une parfaite égalité de droits. De nombreux Grecs, en quête de meilleurs conditions de vie ou simplement en quête d’aventure, répondent à l’appel, et bientôt une grande foule de colons est prête à appareiller vers Epidamne, protégée par les flottes militaires de quelques cités que Corinthe a réussi à rassembler autour d’elle ("On pria les Mégariens de fournir des navires qui accompagneraient le convoi, pour le cas où les Corcyréens tenteraient de lui barrer la route, ceux-ci armèrent donc huit navires d’escorte. La cité de Palè, dans l’île de Céphalonie, en arma quatre. Epidaure, sollicitée elle aussi, en fournit cinq, Hermionè un, Trézène deux, Leucade dix et Ambracie huit. Un concours financier fut demandé à Thèbes et à Phlionte. A Elis, on demanda de l’argent ainsi que des navires sans équipages. Les Corinthiens pour leur part armèrent trente navires et mobilisèrent trois mille hoplites", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.27). Les Corcyréens envoient une ambassade à Corinthe pour tenter de calmer les choses : ils acceptent de négocier à condition que les Corinthiens quittent Epidamne et renoncent à y envoyer tous les Grecs prêts à appareiller ("Ils incitèrent les Corinthiens à retirer d’Epidamne leurs soldats ainsi que les nouveaux colons. Corinthe n’avait, disaient-ils, aucun droit sur cette cité et, au cas où elle prétendait en avoir, Corcyre était prête à soumettre leur litige à l’arbitrage de cités du Péloponnèse sur le choix desquelles les deux parties se mettraient d’accord, la cité que leur jugement désignerait comme la métropole d’Epidamne l’emporterait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse 28). Les Corinthiens répondent qu’ils acceptent de négocier à condition que Corcyre lève le siège d’Epidamne ("Les Corinthiens répondirent que, si les navires de Corcyre et les contingents barbares se retiraient d’Epidamne, ils accepteraient de négocier, mais qu’en attendant il était inconvenant que le siège se poursuivît là-bas tandis qu’ici on s’engagerait dans la procédure", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.28). Ce dialogue de sourds trouve sa conclusion logique : une déclaration de guerre en bonne forme et réciproque entre les deux cités. Les deux flottes ennemies se retrouvent au large de Leukimmè, à l’extrémité sud de l’île de Corcyre. Corinthe est écrasée. Parallèlement, les Corcyréens mettent fin au blocus d’Epidamne en débarquant dans la cité : les citoyens y sont exécutés, les non-citoyens non-Corinthiens y sont vendus comme esclaves, et les Corinthiens y sont retenus en captivité ("Les Corcyréens, avec les quatre-vingt navires équipés dont ils disposaient (ils en avaient quarante autres devant Epidamne), se portèrent en avant et, déployant leur flotte en ligne, engagèrent une bataille dont ils sortirent largement vainqueurs. Quinze navires corinthiens fuirent détruits. Dans le cours de la même journée, les forces assiégeant Epidamne contraignirent l’adversaire à capituler. On décida que les colons étrangers seraient vendus comme esclaves et que les Corinthiens seraient retenus en captivité jusqu’à nouvel ordre. Après la bataille, les Corcyréens dressèrent un trophée sur le promontoire de Leukimmè, dans l’île de Corcyre. Ils mirent à mort les prisonniers, à l’exception de Corinthiens, qui furent gardés en captivité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.29-30 ; "[Les Corinthiens] réunirent toutes leurs forces maritimes, dont ils formèrent une flotte composée de soixante-dix navires bien équipés, avec lesquels ils abordèrent les ennemis. Les Corcyréens, qui avaient de leur côté quatre-vingt navires, remportèrent la victoire. Après avoir pris Epidamne, ils tuèrent tous les habitants qui tombèrent entre leurs mains, excepté les Corinthiens qu’ils se contentèrent d’emprisonner", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.31). Corcyre profite ensuite de sa supériorité pour affaiblir tous les alliés de Corinthe dans la région ("[Les Corcyréens] envoyèrent une flotte contre Leucade, colonie de Corinthe, et ravagèrent le pays. Ils incendièrent Kyllènè, le port des Eléens, parce que ceux-ci avaient fourni de l’argent et des navires à Corinthe. Pendant presque tout le temps qu’ils eurent la maîtrise de la mer, ils portèrent ainsi des coups aux alliés de Corinthe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.30). Le désastre de Leukimmè, loin d’abattre les Corinthiens, renforce leur conviction que Corcyre est devenue trop puissante et qu’il faut l’abattre. Ils préparent une nouvelle expédition, en recrutant dans toute la Grèce ("Pendant toute l’année qui suivit la bataille navale et au cours de l’année suivante, les Corinthiens, qu’irritait vivement ce conflit avec Corcyre, construisirent des navires et consacrèrent tous leurs efforts à préparer une expédition navale. Ils recrutèrent des rameurs dans le Péloponnèse et, grâce aux soldes qu’ils offraient, dans le reste de la Grèce", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.31 ; "Les Corinthiens qui venaient d’être battus formèrent une flotte supérieure à la précédente. S’approvisionnant en bois de marine et attirant de toutes les cités maritimes à force d’argent des constructeurs de navires, ils se procurèrent, outre un grand nombre de bâtiments, tous les agrès et toutes les espèces d’armes dont ils avaient besoin pour une guerre en conséquence. En plus des navires de ligne, ils réalisèrent des navires de charge, ou en empruntèrent à leurs alliés", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.32). Les Corcyréens s’inquiètent de cette détermination. Ils envoient une ambassade pour inciter Athènes à intervenir à leurs côtés. Apprenant la nouvelle, les Corinthiens s’inquiètent à leur tour, en pensant qu’une telle alliance entre Corcyre et Athènes les priverait définitivement de tout débouché à l’ouest comme à l’est : ils envoient donc également une ambassade pour inciter les Athéniens à intervenir à leurs côtés plutôt qu’aux côtés de Corcyre.


La réponse d’Athènes appartient à cette catégorie de décisions historiques sur lesquelles les spécialistes débattent à l’infini, sans jamais parvenir à tomber d’accord. Les faits sont les suivants : après avoir écouté les ambassadeurs de Corcyre et de Corinthe, les Athéniens toujours dominés par Périclès choisissent d’apporter leur soutien à Corcyre, mais un soutien relatif puisqu’il consiste en seulement dix navires commandés par trois stratèges dont l’un - la précision est importante - est Lacédémonios le fils de Cimon ("Les Corcyréens, apprenant combien Corinthe assemblait de forces contre eux, envoyèrent des ambassadeurs aux Athéniens pour leur demander du secours. Les Corinthiens leur ayant effectué la même demande, le peuple s’assembla et après avoir écouté les ambassadeurs des uns et des autres, les suffrages allèrent à Corcyre. Aussitôt les Athéniens envoyèrent dix navires bien équipés, et en promirent un plus grand nombre si besoin", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.33 ; "Peu après le départ des représentants de Corcyre, [les Athéniens] leur envoyèrent un renfort de dix navires, placés sous les ordres de Lacédémonios fils de Cimon, de Diotimos fils de Strombichos et de Protéas fils d’Epicléos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.45). Dans sa Guerre du Péloponnèse, l’historien Thucydide rapporte longuement les arguments des Corcyréens et des Corinthiens, mais il ne rapporte pas le détail des débats entre les Athéniens après l’exposé de ces arguments. Et c’est bien dommage. Parce que toutes les hypothèses sont permises. Selon le fameux adage : "Les Etats n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts", si Athènes choisit de s’engager aux côtés de Corcyre plutôt que rester neutre, ce n’est pas par amitié pour Corcyre, mais parce qu’elle estime, d’une part, que son intérêt est ne pas rester neutre, et, d’autre part, que l’alliance avec Corcyre lui apportera davantage que l’alliance avec Corinthe. On peut facilement imaginer qu’après la défaite corinthienne à Leukimmè face à la flotte de Corcyre, Athènes juge que Corinthe ne peut pas gagner face à Corcyre, et elle préfère être aux côtés de Corcyre le jour où celle-ci triomphera définitivement de Corinthe pour partager son triomphe : c’est donc un soutien ambigu de la part des Athéniens, puisque ceux-ci n’aident les Corcyréens que pour les empêcher de dominer seuls les mers Ionienne et Adriatique quand les Corinthiens seront battus. Thucydide va dans le sens de cette thèse en affirmant que les Athéniens, étant convaincus que la reprise de la guerre avec Sparte est inévitable, choisissent le parti de Corcyre simplement pour éviter que la puissante flotte corcyréenne tombe un jour dans le camp de Sparte ("[Les Athéniens] jugeaient que la guerre contre les Spartiates était de toute façon inévitable, et ils ne voulaient pas que Corcyre, avec une marine aussi puissante, tombât aux mains des Corinthiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.44). Plutarque partage ce point de vue ("Pressentant l’éruption prochaine de la guerre du Péloponnèse, [Périclès] persuada le peuple d’envoyer du secours aux habitants de Corcyre, que les Corinthiens avaient attaqués, et de mettre dans leurs intérêts une île dont les forces maritimes leur seraient utiles contre la menace d’invasion des Péloponnésiens", Plutarque, Vie de Périclès 29). Le fait que l’aide athénienne consiste en dix navires appuie encore cette thèse. Car quand une superpuissance décide d’intervenir, les moyens qu’elle produit sont en général à sa mesure : si la superpuissance maritime qu’est Athènes n’engage que dix navires aux côtés de Corcyre, c’est le signe qu’elle veut soutenir Corcyre sans la soutenir. Dix navires, c’est suffisant pour dire : "J’étais là !" en cas de victoire, mais c’est aussi un nombre dérisoire qui permet de dire : "Ce n’est pas moi qui commandait !" en cas de défaite. Dans le premier cas Athènes pourra, sans avoir pris des gros risques, réclamer une récompense en remerciement de son engagement, en l’occurrence le libre accès à la Sicile et l’Italie ; dans le second cas elle pourra dénoncer cet engagement aux côtés des Corcyréens en les accusant d’avoir mal conduit la bataille, et profiter de la disparition de leur flotte pour étendre sa domination vers la Sicile et l’Italie. Comme on le voit, la décision que Périclès a insufflée aux Athéniens est un chef-d’œuvre de haute voltige diplomatique, l’art de dire : "Oui" en pensant : "Non" à des soi-disant alliés, et de dire : "Renoncez à combattre nos amis !" en pensant : "Pourvu qu’ils les combattent !" à des soi-disant ennemis. Telle est la conclusion de Thucydide ("[Les Athéniens] espéraient que les deux cités se feraient l’un à l’autre le plus de mal possible. De cette façon, quand la guerre éclaterait, ils trouveraient Corinthe et les autres puissances maritimes affaiblies. Ils pensaient d’autre part à la situation avantageuse que Corcyre occupait sur la route maritime vers l’Italie et la Sicile", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.44). La présence de Lacédémonios fils de Cimon à la tête de la petite escadre envoyée vers Corcyre intrigue autant. Nous ne savons rien sur ce Lacédémonios (nous avons simplement rappelé dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse que Diodore de Sicile lui donne Isodicé pour mère, et le rattache donc à la famille alcméonide à laquelle appartient Périclès, tandis que Stésimbrotos lui donne pour mère une femme anonyme d’Arcadie : "[Cimon] pencha de très bonne heure pour les Spartiates : selon Stésimbrotos, il eut deux enfants jumeaux d’une femme de Kleitor [cité d’Arcadie] qu’il nomma ‟Lacédémonios” et ‟Hélios”, et Périclès reprocha souvent à ces enfants leur origine maternelle. Selon le commentateur Diodore, ces deux enfants et un troisième qu’il nomma ‟Thessalos” eurent pour mère Isodicé, fille d’Euryptolémos fils de Mégaclès III", Plutarque, Vie de Cimon 22), mais nous pouvons imaginer que, étant apparenté à Cimon et à Thoukydidès, il apparaît naturellement aux yeux des Athéniens comme l’héritier du parti noble que Périclès a dissous vers -443 après avoir ostracisé Thoukydidès. En envoyant Lacédémonios vers Corcyre, Périclès veut-il éloigner d’Athènes un adversaire politique, éventuellement en espérant qu’il se fasse tuer au loin (l’extrait de Stésimbrotos repris dans le paragraphe 22 précité de la Vie de Cimon de Plutarque établit que, peu importe l’identité de la mère de Lacédémonios, Périclès préfèrerait de toute façon le voir mort), et éventuellement de façon que ses derniers actes soient avantageux pour Athènes, comme naguère il a éloigné Cimon qui a trouvé la mort à Chypre en offrant à Athènes une ultime victoire contre les Perses ? C’est possible. Les liens entre la famille de Cimon et Sparte ayant toujours été étroits - le nom "Lacédémonios" le prouve -, Périclès veut-il contraindre le fils de son ancien adversaire à renoncer à ces liens avec Sparte, en l’obligeant à combattre contre Corinthe qui est une alliée de Sparte ? C’est possible aussi, et c’est la thèse de Plutarque ("Le peuple ayant ordonné ce secours [à Corcyre], Périclès y envoya dix navires sous la conduite de Lacédémonios fils de Cimon, sans doute dans l’intention de lui porter préjudice : comme la maison de Cimon était très liée aux Péloponnésiens, il envoya son fils avec ces dix navires, et malgré lui, afin que, s’il ne montrait inutile ou falot dans cette expédition, il fût encore plus soupçonné de favoriser les Péloponnésiens", Plutarque, Vie de Périclès 29). Dans le premier cas, il se débarrasse de son adversaire par sa mort, éventuellement en récoltant tous les bénéfices de ses dernières actions. Dans le second cas, il s’en débarrasse en le présentant comme un traître. Là encore, il s’agit d’un sommet de virtuosité politicienne, l’art de subtiliser le pouvoir à son adversaire en le lui donnant.


Une bataille s’engage donc au large de l’île de Corcyre et du port continental de Sybota. Diodore de Sicile évoque cet événement dans le paragraphe qu’il consacre à l’archontat de Nausimachos, en poste entre juillet -436 et juin -435. Mais comme l’expédition de Potidée suivra immédiatement cette bataille navale de Sybota, et que l’expédition de Potidée est l’une des raisons immédiates du déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431, nous pouvons en conclure avec certitude que Diodore de Sicile se trompe : cet affrontement à Sybota n’a pas lieu sous l’archontat de Nausimachos en -436/-435, mais plus tard, peut-être en -432 - nous renvoyons ici à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse, dans lequel nous expliquons, pour la critiquer, la méthode chronologique de Diodore de Sicile. Les Corinthiens et leurs alliés dominent. Les Corcyréens et les dix navires athéniens sont prêts d’être submergés, mais au dernier moment apparaît une nouvelle escadre athénienne de vingt navires, envoyés par Périclès sous la pression des Athéniens ("Périclès fut accusé de n’avoir envoyé que ces dix navires, qui à la fois secondaient trop faiblement ceux [Les Corcyréens] qui en avaient besoin et offraient à leurs adversaires [les Corinthiens] un sujet de grand mécontentement. Il en envoya donc un plus grand nombre, qui arrivèrent à Corcyre après la bataille", Plutarque, Vie de Périclès 29). L’arrivée de ces vingt navires retourne la situation : les Corinthiens prennent peur, et finalement se replient ("La journée était déjà avancée et on venait d’entonner le péan pour l’assaut, lorsque soudain les navires corinthiens reculèrent, ayant aperçu vingt autres navires d’Athènes qui approchaient. Les Athéniens les avaient envoyés peu après le départ des dix premiers, craignant qu’en cas de défaite des Corcyréens ces dix navires ne pussent résister à l’ennemi. C’est effectivement ce qui se produisit. Apercevant cette escadre, les Corinthiens se doutèrent qu’elle venait d’Athènes et, croyant qu’elle comptait plus de navires qu’ils n’en voyaient, ils commencèrent à se replier", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.50-51 ; "Au commencement d’une attaque qui fut très vive, les Corinthiens eurent l’avantage. Mais avec l’arrivée de vingt nouveaux navires que les Athéniens avaient envoyés à la suite de leur premier secours, les Corcyréens reprirent le dessus", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.33). Thucydide précise que ces vingt navires athéniens sont sous le commandement d’un "Glaucon fils de Léagros" et d’un "Andocide fils de Léogoras" ("Les vingt navires athéniens, placés sous les ordres de Glaucon fils de Léagros et d’Andocide fils de Léogoras, se frayèrent une voie à travers les épaves", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.51). Le "Léagros" père du premier est sans doute celui dont parle rapidement Hérodote dans un passage de son Histoire, qui a trouvé la mort dans la première tentative coloniale à l’embouchure du fleuve Strymon sous l’archontat d’Archédémidès en -464/-463 que nous avons évoquée dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse ("Sophanès [soldat athénien qui s’est distingué dans la bataille de Platées en -479] trouva la mort plus tard en homme courageux à la tête des troupes athéniennes au côté de Léagros fils de Glaucon, en tombant sous les coups des Edones [tribu thrace implantée dans les environs d’Eion à l’embouchure du Strymon] à Daton [site non localisé probablement dans les environs de l’actuelle Kavala] pour la possession des mines d’or", Hérodote, Histoire IX.75). "Glaucon fils de Léagros" a-t-il un lien de parenté avec son homonyme Glaucon fils d’Ariston le frère du futur philosophe Platon ? C’est très possible puisque dans les familles grecques, selon l’usage paponymique antique, les noms des ancêtres sont attribués aux enfants du sang pour appuyer leur lignage, et aux enfants par alliance pour les intégrer. Pour l’anecdote, la présence de Glaucon est attestée par le document 364 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques, rapportant les dépenses athéniennes contre Corcyre sous l’archontat d’Apseudès en -433/-432 : le nom "Glaucon" apparaît comme chef de la seconde escadre à la ligne 19. Le même document confirme la présence de "Lacédémonios de Lakiades" comme chef de la première escadre à la ligne 8. Le second personnage quant à lui, parfaitement connu, est l’affairiste Andocide, fils de Léogoras le riche négociateur de la trêve de -451 avec Sparte qui a servi de base à la signature de la paix de Trente Ans ("[Andocide] commanda avec Glaucon la flotte de vingt navires que les Athéniens envoyèrent au secours de Corcyre contre Corinthe", pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Andocide 2 ; sur Léogoras, nous renvoyons à la fin de notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse). Nous verrons dans notre paragraphe conclusif que peu de temps après le renversement de la dictature de Trente et le rétablissement de la démocratie en -403, cet Andocide sera accusé pour des motifs divers par Lysias, le fils du marchand d’armes syracusain Képhalos, or dans sa plaidoirie Contre Andocide qui a survécu jusqu’à nous Lysias reprochera à Andocide d’avoir échappé aux périls endurés par Athènes en arguant de son trop grand âge ("Par quelle considération voudriez-vous absoudre Andocide ? Serait-ce en qualité de brave guerrier ? Mais il n’est jamais sorti de la cité pour aucune expédition, comme cavalier ou comme hoplite ou comme triérarque ou comme épibate, ni avant ni après nos disgrâces, parce qu’il avait plus de quarante ans [âge limite des conscrits], et contrairement à d’autres exilés qui ont partagé avec nous les dépenses et les périls dans les combats de l’Hellespont [allusion aux participations d’Alcibiade]", Lysias, Contre Andocide 46-47). Nous pouvons aisément contester la bonne foi de Lysias en la circonstance, désireux d’orienter l’attention des juges vers la période postérieure au déclenchement de la guerre en -431, et plus particulièrement sur l’après -415, année de l’affaire des Mystères que nous raconterons en détails dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, pour essayer d’estomper l’engagement d’Andocide avant -431, entre autres lors de cette expédition contre la flotte de Corinthe au côté des Corcyréens : selon le paragraphe 5 de la Vie d’Andocide de pseudo-Plutarque, Andocide est né sous l’archontat de Théagénidès en -468/-467, par conséquent il a trente-six ans en -432, année probable de cette expédition vers Corcyre, il a donc encore l’âge de servir sous les armes, et l’âge de commander (ce qui n’est plus le cas d’Andocide l’Ancien, probablement mort à cette date, père de Léogoras et grand-père de l’Andocide dont nous parlons), nous n’avons donc aucune raison de douter que c’est lui que Thucydide évoque dans le passage précité de sa Guerre du Péloponnèse. Notons pour l’anecdote que la relation entre Glaucon et Andocide est très étroite, puisque Andocide lui-même dira plus tard qu’à la mort de son oncle Epilycos (le signataire de la paix avec la Perse en -449), les deux filles de ce dernier ont trouvé refuge respectivement chez lui et chez un nommé "Léagros" qui est très probablement le fils de Glaucon ("Epilycos fils de Tisandros était mon oncle, frère de ma mère. Il mourut en Sicile. N’ayant pas d’enfants mâles, il laissa deux filles, qui nous revinrent à Léagros et à moi", Andocide, Sur les Mystères 117). Nous venons de rappeler que l’escadre de vingt navires commandée par Glaucon et Andocide a été envoyée vers Corcyre contre la volonté de Périclès, accusé par une majorité d’Athéniens de ne pas vouloir aider plus fortement les Corcyréens : doit-on en conclure qu’Andocide à cette date est un adversaire politique de Périclès ? Sans doute. On ne peut pas dire davantage. Quelle est l’ambition d’Andocide, en participant ainsi à cette aventure militaire vers l’ouest en soutien à Lacédémonios le fils de Cimon ? Espère-t-il orienter la soif de conquêtes des Athéniens vers la Sicile et l’Italie, pour la détourner de la Perse et de Sparte avec lesquelles son père Léogoras et son oncle Epilycos ont signé la paix ? Mystère. Rappelons aussi, selon la conjecture que nous avons évoquée dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, que la famille d’Epylicos et la famille des Miltiatides, à laquelle appartenait Cimon, sont peut-être cousines : en s’engageant à Corcyre au côté de Lacédémonios, Andocide a peut-être d’abord et simplement voulu soutenir un membre de sa propre famille. La journée de combats s’achève en tous cas sans vaincus. Le lendemain, les belligérants se retrouvent dans le port de Sybota, où les Corinthiens se sont réfugiés. Un bref échange diplomatique permet à chacun de retourner chez soi en se présentant comme le vainqueur. Alors chacun retourne chez soi. Mais Corinthe est amère. N’ayant pas accepté l’intervention d’Athènes dans son différent avec Corcyre, elle cherche une vengeance. Et elle trouve Potidée.


Politiquement, la cité de Potidée est dans une situation particulière : elle est en même temps une colonie de Corinthe, sous contrôle de magistrats corinthiens envoyés en conséquence, et membre de la Ligue athénienne, à laquelle elle paie une partie du phoros. Située en Chalcidique, sur la presqu’île de Pallènè, elle doit comme toutes les cités de Chalcidique composer avec le royaume de Macédoine voisin dominé alors par Perdiccas II. Quand Athènes a manifesté son désir de contrôler l’accès à la Thrace, voisine de la Macédoine, en fondant la cité d’Amphipolis en -436, Perdiccas II a naturellement considéré Athènes comme une ennemie. Depuis cette date, il s’est rapproché des cités de Chalcidique, dont Potidée, pour tenter de se les concilier contre les Athéniens. Ayant pris le parti de Corcyre contre Corinthe, Athènes craint avec raison que cette prise de position décide la colonie corinthienne de Potidée à quitter la Ligue pour répondre aux propositions de Perdiccas II, en entraînant derrière elle toutes les cités de Chalcidique, compromettant ainsi le libre accès à la Thrace et la sécurité des colons athéniens d’Amphipolis. Pour parer à cette menace, elle envoie un contingent de mille hommes, sous les ordres d’un nommé "Archestratos fils de Lycomédès", occuper Potidée dès la fin de la bataille de Sybota ("Les Athéniens, qui sentaient bien la haine dont ils étaient l’objet, se retournèrent contre Potidée, cité située sur l’isthme de Pallènè et colonie de Corinthe, mais alliée et tributaire d’Athènes. Ils sommèrent les Potidéens d’abattre leurs murailles du côté de la Pallènè, de livrer des otages, de renvoyer les épidémiurges, magistrats corinthiens envoyés chaque année par leur métropole, et de ne plus les admettre à l’avenir. On craignait à Athènes qu’à l’instigation de Perdiccas II et des Corinthiens, Potidée se révoltât, entraînant dans la défection les autres alliés qu’Athènes avait en bordure de la Thrace. Ce fut au lendemain de la bataille navale de Sybota que les Athéniens décidèrent ces mesures à l’encontre de Potidée. Corinthe leur était désormais ouvertement hostile et le roi de Macédoine, Perdiccas II fils d’Alexandre Ier Philhellène, après avoir été l’allié et l’ami d’Athènes, se trouvait maintenant en guerre contre elle", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.56-57). La réaction des Potidéens est prévisible : ils appellent à l’aide leur cité-mère Corinthe, et ils se rangent derrière Perdiccas II. Leur soulèvement est suivi par celui des autres cités de Chalcidique, qui craignent à leur tour de perdre leur indépendance. Perdiccas II invite ces cités à se réfugier dans les murs d’Olynthe, et il leur offre la région de Mygdonie sur la côte nord du lac Bolbè pour subvenir à leurs besoins ("Perdiccas II amena les Chalcidiens à évacuer les cités de la côte, après les avoir détruites, pour aller s’installer à Olynthe et former là une cité unique fortifiée. A ceux qui abandonneraient leur pays, il offrait dans une de ses possessions, la Mygdonie, près du lac Bolbè, des terres à cultiver pendant le temps que dureraient les hostilités contre Athènes. Les Chalcidiens commencèrent donc à détruire leurs cités et à se replier vers l’intérieur pour se préparer à la guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.58). Quand ils arrivent sur place, les Athéniens ne peuvent que constater l’étendue du soulèvement. Au lieu d’attaquer les  Chalcidiens réfugiés à Olynthe, ils s’emparent du port macédonien de Thermè, puis ils longent la côte et assiègent Pydna : on comprend en regardant la carte qu’ils cherchent ainsi à séparer les Chalcidiens d’avec Perdiccas II, en privant celui-ci de son accès à la mer. Corinthe saute sur cette occasion qui lui est offerte de prendre sa revanche sur Athènes : elle envoie deux mille hommes vers la Chalcidique, sous les ordres d’un nommé "Aristeus fils d’Adéimantos" ("Les Corinthiens, sachant que Potidée s’était révoltée, s’inquiétèrent pour leur colonie, dont ils se sentaient solidaires en cette heure de péril. Ils lui envoyèrent une troupe de volontaires recrutés à Corinthe et des mercenaires levés en masse dans le Péloponnèse, soit au total mille six cents hoplites et quatre cents hommes armés légèrement. Cette force fut placée sous les ordres d’Aristeus fils d’Adéimantos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.60). Athènes, apprenant les difficultés de ses troupes en Chalcidique et le départ imminent de ce contingent corinthien de soutien aux Potidéens, décide d’y envoyer deux mille hommes supplémentaires sous les ordres d’un nommé "Callias fils de Calliadès" (à ne pas confondre avec son homonyme le richissime Callias III fils d’Hipponicos II). Pour l’anecdote, le philosophe Socrate et le jeune Alcibiade font parti de ce contingent ("[Socrate] participa aussi à l’expédition de Potidée, expédition maritime car toute attaque terrestre était alors impossible. C’est lors de cette expédition, raconte-t-on, qu’il resta toute une nuit dans la même posture, et que s’étant conduit en brave dans la bataille il en céda l’honneur à Alcibiade, dont Aristippe dans ses Plaisirs des anciens dit qu’il était épris", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres II.23 ; "[Alcibiade] était dans sa première jeunesse lorsqu’il participa à l’expédition de Potidée. Tant qu’elle dura, il logea dans la tente de Socrate, et ne le quitta jamais dans les combats. Lors d’une grande bataille, ils se conduisirent tous deux très vaillamment, et Alcibiade ayant été renversé d’une blessure qu’il avait reçue, Socrate se mit devant lui, et le défendit avec tant de courage à la vue de toute l’armée qu’il empêcha les ennemis de saisir sa personne et ses armes. Le prix de la valeur était incontestablement dû à Socrate, mais les stratèges ayant témoigné le désir d’en déférer l’honneur à Alcibiade à cause de sa haute naissance, Socrate qui voulait augmenter en lui son émulation pour la véritable gloire fut le premier à louer sa bravoure et demanda qu’on lui adjugeât la couronne et l’armure complète", Plutarque, Vie d’Alcibiade 7 ; "Ensuite nous nous trouvâmes ensemble à l’expédition contre Potidée, et nous y fûmes camarades de tente [c’est Alcibiade qui parle]. Là je vis Socrate se distinguer, non seulement sur moi mais sur tous les autres, par sa patience à supporter les fatigues. Sil nous manquions de vivres, comme cela arrive ordinairement en campagne, Socrate souffrait la faim et la soif avec plus de courage qu’aucun de nous. Si nous étions dans l’abondance, il en jouissait mieux que personne. Il n’aime pas boire, et pourtant il buvait plus qu’aucun autre s’il y était forcé, et étonnamment sans jamais sombrer dans l’ivresse […]. L’hiver est très rigoureux dans ce pays, et la manière dont Socrate résistait au froid allait jusqu’au prodige. Lors de la plus forte gelée, quand personne n’osait sortir, ou du moins sortait bien couvert, bien chaussé, les pieds enveloppés de feutre et de peaux d’agneau, lui allait et venait avec son vêtement ordinaire, marchant pieds nus sur la glace beaucoup plus aisément que nous qui étions bien chaussés, au point que les soldats le regardaient d’un mauvais œil, croyant qu’il voulait les braver. Tel fut Socrate à l’armée. Voici encore ce que fit et supporta cet homme courageux pendant cette même expédition, le trait est digne d’être écouté. Un matin nous le vîmes debout, méditant sur quelque chose. Ne trouvant pas ce qu’il cherchait, il demeura sur place, continuant à réfléchir dans la même posture. Il était déjà midi, nos gens l’observaient et se disaient avec étonnement que Socrate était là rêvant depuis le matin. Enfin, vers le soir, des soldats ioniens, après avoir soupé, apportèrent leurs lits de campagne dans l’endroit où il se trouvait, afin de coucher au frais (car on était alors en été) et de constater en même temps s’il passerait la nuit dans la même attitude. En effet, il resta debout jusqu’au lever du soleil. Puis après avoir prié le soleil il se retira. Voulez-vous savoir comment il se comporte dans les combats ? C’est encore une justice qu’il faut lui rendre. Dans cette affaire dont les stratèges m’attribuèrent tout l’honneur, ce fut lui qui sauva ma vie. Me voyant blessé, il voulut ne pas m’abandonner et me permis, moi et mes armes, de tomber entre les mains des ennemis. Alors, Socrate, j’insistai vivement auprès des stratèges pour honorer ta valeur, et c’est encore un fait que tu ne pourras me contester ni traiter de mensonge : les stratèges, par égard pour mon rang, voulant me donner le prix, tu te montras toi-même plus empressé qu’eux à me l’adresser à tes dépens", Platon, Le banquet 219e-220e ; le dialogue que Platon rapporte dans Charmide se situe juste après Potidée, il commence par un bref rappel de la participation de Socrate à la bataille : "“O Socrate ! Comment t’es-tu tiré de ce combat ?” Peu avant notre départ de l’armée, nous avons eu effectivement un combat, et l’information venait d’arriver à Athènes [c’est Socrate qui parle]. “Comme tu vois”, lui répondis-je. “Nous avons appris ici que l’affaire a été très vive, reprit-il, et que beaucoup d’hommes connus y ont péri.” “C’est vrai.” “Tu as participé à la bataille ?” “J’y étais.” “Viens donc ici, me dit-il, assieds-toi et raconte-nous la chose, car nous ne savons encore aucun détail.” Il me conduisit et m’invita à m’asseoir près de Critias fils de Callaischros. Je m’assis et, mes amitiés adressées à Critias et aux autres, je me mis à leur donner des nouvelles de l’armée. Il me fallut répondre à mille questions", Platon, Charmide 153b-d). Les nouvelles troupes athéniennes se joignent à leurs compatriotes qui assiègent Pydna, dans le même temps qu’Aristeus débarque sur la presqu’île de Pallènè. Perdiccas II, pour éloigner les Athéniens de son royaume, leur propose la paix : les Athéniens, estimant que l’urgence est la destruction du contingent corinthien d’Aristeus, acceptent à contrecœur ("Le corps expéditionnaire [athénien] débarqua en Macédoine, où il trouva les mille hommes qui l’avaient précédé en train d’assiéger Pydna. Ceux-ci avaient déjà pris Thermè. L’armée de renfort se joignit à eux pour continuer le siège. Mais, par la suite, les Athéniens s’entendirent avec Perdiccas II et se résignèrent à conclure avec lui une alliance, car ils devaient en urgence s’occuper de Potidée où venait d’arriver Aristeus", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.61). La proposition de Perdiccas II ne doit pas nous tromper : l’accord qu’il signe avec les Athéniens a pour seul but d’éloigner la guerre de son territoire et de recouvrer son accès à la mer, ses sentiments hostiles envers les Athéniens n’ont pas changé, comme le prouve son envoi en Chalcidique d’un régiment de deux cents cavaliers pour soutenir Aristeus. Le plan de ce dernier est simple : en demeurant dans la presqu’île de Pallènè, il compte attirer les Athéniens vers Potidée, et quand ceux-ci auront atteint la cité il donnera l’ordre aux cavaliers envoyés par Perdiccas II ainsi qu’aux Chalcidiens des autres cités réfugiés dans Olynthe de les attaquer par derrière ("Voici quel était le plan d’Aristeus : avec les hommes qu’il avait amenés, il resterait sur l’isthme pour surveiller l’approche des Athéniens, tandis que les Chalcidiens, avec les troupes des cités alliés au-delà de l’isthme et les deux cents cavaliers de Perdiccas II, resteraient à Olynthe. Lorsque les Athéniens avanceraient contre les hommes d’Aristeus, ceux d’Olynthe les attaqueraient par derrière et l’ennemi se trouverait ainsi pris entre deux troupes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.62). Malheureusement pour les Corinthiens, Callias fils de Calliadès voit au loin la manœuvre : tandis que le gros de ses troupes longe la côte vers Potidée, il envoie des Macédoniens opposés à Perdiccas II bloquer leurs compatriotes cavaliers et les autres Chalcidiens dans Olynthe ("Le stratège athénien Callias et ses collègues détachèrent les opposants macédoniens avec quelques unités alliées en direction d’Olynthe, pour fixer les troupes qui s’y trouvaient. En arrivant à l’isthme les Athéniens aperçurent l’ennemi qui se préparait au combat. Ils se déployèrent en ligne en face de lui et bientôt l’action s’engagea", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.62 ; "A Olynthe, qui n’est séparée de Potidée que par une soixantaine de stades sur lesquels la vue s’étend sans obstacle, les troupes qui devaient arriver à la rescousse aperçurent les signaux arborés au début de l’engagement. Elles esquissèrent alors un mouvement en avant, mais les opposants macédoniens se déployèrent pour les arrêter", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.63). Le combat, durant lequel Callias fils de Calliadès trouve la mort, tourne rapidement à l’avantage des Athéniens, qui peuvent entamer le siège de Potidée. Athènes envoie aussitôt des troupes supplémentaires, sous le commandement de Phormion (dont nous avons déjà parlé, qui a apporté une flotte de soutien à Périclès pendant le siège de Samos en -440), pour achever la campagne. Phormion débarque sur la presqu’île de Pallènè, qu’il soumet entièrement, avant de rejoindre les autres troupes athéniennes assiégeant Potidée ("Quand on sut à Athènes qu’aucune ligne fortifiée n’existait sur la Pallènè, on envoya peu après un corps de mille six cents hoplites athéniens sous les ordres de Phormion fils d’Asopios. Celui-ci débarqua sur la Pallènè et, partant d’Aphytis, progressa lentement avec ses hommes vers Potidée en saccageant les terres sur son passages. N’ayant rencontré aucune opposition, il construisit un mur devant l’enceinte de Potidée sur la Pallènè. La cité se trouva donc désormais bloquée des deux côtés et soumise à un siège rigoureux, tandis que les navires athéniens montaient la garde au large", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.64 ; "Phormion descendit en Chalcidique, amassa un grand butin dans le pays, qu’il emporta sur ses navires, puis s’installa sur les terres de Skyros. Les Chalcidiens envoyèrent une ambassade pour demander la restitution de ce butin. Il ordonna à un de ses navires d’apparaître dans le port pendant la négociation, feignant d’être envoyé d’Athènes par le peuple pour prier Phormion de se rendre au plus tôt au Pirée. Simulant une impatience à répondre à la demande des Athéniens, il restitua aux ambassadeurs de Chalcidique tout ce qu’ils demandaient, monta sur le navire et alla se cacher la nuit derrière une petite île. Les Chalcidiens, contents de recouvrer ce qui était à eux et croyant que Phormion était retourné à Athènes, relâchèrent la surveillance de leur cité [de Potidée] et de leur pays. Profitant de leur négligence, Phormion fondit sur eux. Il manqua de prendre la cité, mais réussit à s’emparer de toutes les richesses du pays et l’emporta avec lui", Polyen, Stratagèmes, III, 4.1 ; "Les Athéniens qui avaient perdu Callias lors de leur bataille brillante et victorieuse à Potidée, envoyèrent Phormion pour le remplacer. Dès qu’il eut pris possession du commandement, il pressa les Potidéens par des attaques redoublées, mais comme ceux-ci se défendaient vigoureusement le siège dura", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.37). Aristeus est contraint de s’enfuir en catimini vers la Chalcidique, où l’historien Thucydide nous dit qu’il apporte son aide à la guérilla des Chalcidiens ("Voulant alors prendre les dispositions qu’exigeait la situation et d’agir au mieux depuis l’extérieur, Aristeus trompa la surveillance des navires athéniens et gagna le large. Il demeura parmi les Chalcidiens, guerroyant à leurs côtés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.65), on perd sa trace ensuite. Sur le plan militaire, donc, l’affaire de Potidée se termine comme l’affaire de Samos par une victoire athénienne, car il est clair pour tout le monde, même pour les Corinthiens, que les Potidéens assiégés ne pourront pas tenir longtemps. Sur le plan politique en revanche, c’est l’échec, car Corinthe, résolument décidée à se venger d’Athènes, et ayant désormais compris qu’elle ne peut pas lutter seule contre elle, demande à Sparte d’intervenir ("Quand ils surent que Potidée était sur le point d’être investie, les Corinthiens, qui comptaient quelques compatriotes parmi les assiégés et qui s’inquiétaient du sort de cette cité, ne restèrent pas inactifs. Sans perdre de temps, ils invitèrent les alliés à se réunir à Sparte et là leurs représentants fustigèrent les Athéniens, qu’ils accusèrent d’avoir enfreint les traités et porté atteinte aux intérêts des Péloponnésiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.67). Le roi Archidamos II tente de calmer les esprits ("Ne précipitons pas en l’espace de quelques heures une décision qui engage tant de monde et d’argent, tant de cités et tant de gloire. Prenons notre temps. Plus que tout autre peuple, nous pouvons nous le permettre, parce que nous sommes forts. Députez à Athènes, au sujet de Potidée et des préjudices dont nos alliés se disent victimes. C’est la solution qui s’impose, puisque les Athéniens acceptent de se plier à un arbitrage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.85 ; "Archidamos II le roi des Spartiates tenta de relativiser les griefs soulevés par les alliés, et de les apaiser", Plutarque, Vie de Périclès 29). Mais il ne parvient pas à contenir la majorité qui aspire à la reprise de la guerre contre Athènes ("Désirant que l’assemblée s’engageât clairement et résolument dans la guerre, l’éphore lui parla en ces termes : “O Spartiates, que ceux d’entre vous qui estiment que le traité est rompu et que les Athéniens sont coupables, se lèvent et viennent se grouper de ce côté-ci (il fit un geste de la main), et ceux qui sont de l’avis contraire, de l’autre côté”. Les citoyens se levèrent donc et se partagèrent. Le traité fut alors déclaré rompu à une très forte majorité", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.87). Pour ne pas apparaître comme l’agresseur, Sparte envoie alors trois ambassades à Athènes, chacune porteuse d’un ultimatum inacceptable pour obliger les Athéniens à déclarer la guerre.


La première ambassade ordonne à Athènes d’"éloigner la souillure qui offense la déesse Athéna" (Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.126). La "souillure" ainsi désignée est évidemment Périclès, en référence à la très vieille histoire de son aïeul Mégaclès I qui s’était souillé en exécutant le putschiste Cylon dans le sanctuaire d’Athéna à Mégare deux siècles plus tôt : en stigmatisant Périclès de cette façon, les Spartiates espèrent amener les Athéniens à penser que tous leurs malheurs sont la conséquence de la poisse que leur apporte la famille alcméonide que représente Périclès à cette date ("[Les Spartiates] pensèrent que, si on bannissait Périclès, les Athéniens se montreraient plus traitables. Et même s’ils n’en espéraient pas tant, ils comptaient au moins sur ce moyen pour le discréditer auprès de ses concitoyens, qui attribueraient à l’infortune de sa famille une part de responsabilité dans le déclenchement de la guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.127). Mais Périclès et les Athéniens renvoient rapidement cette première ambassade, de façon ironique, en ordonnant à Sparte de commencer par "éloigner la souillure qui offense le dieu Poséidon à Tainare" et par "éloigner la souillure qui offense la déesse Athéna Chalkioikos" (Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.128), en référence aux esclaves réfugiés dans le sanctuaire de Poséidon au cap Tainare exécutés par les Spartiates juste avant le tremblement de terre de -469, et à l’emmurement puis à l’enterrement de Pausanias dans le sanctuaire d’Athéna au même cap Tainare en -476 (nous renvoyons ici à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse).


La deuxième ambassade, plus offensive, ordonne à Athènes de lever le siège de Potidée, de rendre son indépendance à l’île d’Egine occupée par les Athéniens depuis la première guerre du Péloponnèse, et d’annuler le décret interdisant aux Mégariens l’accès à tous les ports et toutes les places de la Ligue (Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.139). Ce dernier décret, imposé par Athènes à Mégare à une date inconnue, a une cause obscure. Selon Thucydide, Athènes a voulu par ce moyen punir les Mégariens d’avoir mis en culture un terrain consacré à Déméter, et donné refuge à des mystérieux esclaves en fuite ("Les Athéniens refusèrent d’abroger le décret en rappelant que les Mégariens étaient coupables d’avoir mis en culture le terrain sacré et la zone indivise, et de donner refuge chez eux aux esclaves fugitifs", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.139). En -425 dans Les Acharniens, Aristophane sera plus précis en affirmant que ces mystérieux esclaves en fuite sont deux boniches d’Aspasie, la maîtresse de Périclès, et que ce dernier a conçu le décret contre Mégare simplement pour lui plaire ("Des jeunes gens enivrés se rendirent à Mégare et y enlevèrent la courtisane Simaitha. Les Mégariens, sous l’affront, outrés comme des coqs, enlevèrent à leur tour deux courtisanes à Aspasie. Voilà comment la guerre éclata entre tous les Grecs pour trois catins. Du haut de sa colère, l’Olympien Périclès lança l’éclair, tonna, bouleversa la Grèce et édicta une loi dans le style des odes interdisant aux Mégariens de séjourner sur la terre, sur l’agora, sur la mer et sur le continent. Que firent les Mégariens ? Finissant par mourir de faim, ils demandèrent aux Spartiates d’obtenir l’abrogation du décret rendu à cause des catins. Nous répondîmes par des refus à leurs demandes réitérées. Alors retentit le cliquetis des boucliers", Aristophane, Les Acharniens 523-539 ; Aristophane en -421 dans La Paix raccordera le décret contre Mégare à la condamnation de Phidias : "La cause initiale du fléau [le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431] fut le malheur arrivé à Phidias [condamné à tort pour détournement d’argent et banni d’Athènes sous l’archontat de Théodoros en -438/-437]. Périclès, craignant de subir le même sort par votre naturelle habitude de mordre, incendia la cité avant de connaître une disgrâce à son tour. Il lança une petite étincelle, le décret contre Mégare, et il souffla un tel vent guerrier que la fumée fit pleurer tous les Grecs de là-bas comme d’ici", Aristophane, La Paix 605-611). Cette thèse sera reprise plus tard par Plutarque, pour qui l’accusation d’avoir offensé Déméter n’est qu’un prétexte destiné à masquer la vraie raison du décret, celle liée à Aspasie ("[Périclès] avait contre les Mégariens un motif personnel de haine, mais pour lui donner une cause publique et manifeste il les accusa d’avoir labouré les terres sacrées", Plutarque, Vie de Périclès 30). Comme précédemment, cette nouvelle ambassade retourne bredouille à Sparte, Périclès ayant bien compris que le but principal des démarches spartiates n’est pas le bonheur des Potidéens, ni des Eginéens ni des Mégariens, mais de mesurer jusqu’à quel point les Athéniens sont déterminés à maintenir leur hégémonie ("Ne croyez pas vous défendre contre une chose dérisoire en refusant d’abolir le décret contre Mégare, acte qui serait, prétendent-ils, le meilleur moyen d’éviter la rupture. Ne vous reprochez pas d’entrer en guerre sur un motif apparemment futile, car c’est une mise à l’épreuve, une occasion de mesurer votre résolution : si vous cédez, ils exigeront davantage en songeant qu’une fois déjà vous vous êtes laissé intimider, mais si vous tenez bon vous leur signifierez clairement que mieux vaut traiter avec nous d’égal à égal", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.140 ; "Les ports et les marchés des Athéniens étaient alors interdits aux Mégariens par décision publique. Ceux-ci demandèrent justice de cet affront aux Spartiates, qui prenant leurs intérêts députèrent à Athènes au nom de tous les Grecs. Ils portaient aux Athéniens l’ordre de rétracter cette exclusion injurieuse, sous peine d’y être contraints par toute la Grèce en armes. Aussitôt Périclès se présenta au milieu de l’Ekklesia et, employant son éloquence supérieure à tous les autres citoyens, il invita le peuple à tenir ferme sur le décret de l’exclusion, en lui disant que ce serait un commencement de servitude que se ranger aux ordres des Spartiates", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.39).


La troisième ambassade ordonne simplement à Athènes de dissoudre la Ligue ("Finalement une dernière ambassade composée de Rhamphias, Mélèsippos et Agèsandros arriva de Sparte. Laissant de côté les demandes habituelles, ces émissaires se bornèrent à dire ceci : “Les Spartiates désirent la paix. Elle sera préservée si vous rendez leur indépendance aux cités grecques”", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.139). Naturellement Périclès et les Athéniens la congédient d’un revers de main.


Arguant du refus athénien de répondre positivement à ces trois ultimatums, les Spartiates estiment légitime d’apporter leur aide aux cités grecques venues leur demander. La deuxième guerre du Péloponnèse commence. Nous sommes en -432, sous l’archontat de Pythodoros. La confrontation directe entre les deux adversaires débutera par l’invasion de l’Attique par les troupes spartiates dans quelques mois, au début de l’archontat d’Euthydèmos, en été -431.


Reste une question : pourquoi Périclès accepte-t-il la guerre en -432 alors qu’il a tout fait depuis -446 pour la repousser ? Les historiens avancent plusieurs hypothèses. La première est celle de Diodore de Sicile : en -432, Périclès, étant accusé de malversations, a choisi de provoquer la guerre pour détourner l’opinion de ces malversations ("Ayant détourné une partie du trésor à son propre usage, [Périclès] se trouva en défaut dans le compte qu’on lui demanda et cet affront le rendit malade. Dans cet embarras, Alcibiade, fils orphelin du cousin de Périclès, alors élevé auprès de lui et encore jeune, fournit au coupable un expédient pour couvrir son infidélité. Voyant son parent dans un chagrin mortel, il lui en demanda le sujet, Périclès lui répondit qu’il se demandait comment il rendre compte au peuple de l’argent que celui-ci lui avait confié : le jeune Alcibiade lui répondit qu’il ne devait pas chercher le moyen de rendre compte, mais celui de ne le pas rendre. Périclès, frappé de l’avis de cet enfant, proposa aussitôt aux Athéniens une grande guerre afin que leurs esprits fussent occupés par l’importance de l’objet,par  la crainte des suites et par les débats contradictoires, et oubliassent l’affaire de ses comptes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.38). Cette hypothèse ne repose sur rien. L’historien Thucydide, qui appartient à la famille de Cimon et qui n’est pas un démocrate, donc peu suspect de complaisance à l’égard de Périclès, reconnaît néanmoins à ce dernier sa parfaite intégrité et son désintérêt pour l’argent ("[Périclès] n’était pas comme ceux qui se laissent diriger par [le peuple] au lieu de le diriger, il ne cherchait pas à accroître son pouvoir personnel par des moyens condamnables, en lui adressant des propos complaisants", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.65). Plutarque argumente même dans le sens inverse de Diodore de Sicile en disant que Périclès s’est si peu enrichi durant toutes ses années passées au sommet du pouvoir ("Après avoir prodigieusement accru la grandeur et l’opulence dont Athènes jouissait avant lui, après avoir surpassé en puissance plusieurs rois et plusieurs tyrans, de ceux même qui transmirent à leurs enfants la possession de leurs Etats, il n’augmenta pas d’une drachme le bien qu’il avait hérité de son père", Plutarque, Vie de Périclès 16) que ses propres enfants ont été jusqu’à soutenir un procès contre lui en l’accusant d’être trop économe avec sa famille ("Pour éviter que son légitime héritage familial dépérît faute d’attentions, et aussi pour ne pas lui consacrer un temps excessif et se détourner d’occupations plus importantes, [Périclès] avait adopté une gestion qui lui avait paru la plus exacte et la plus facile : chaque année il vendait en une unique fois les produits de ses terres, et chaque jour il achetait au marché le nécessaire pour l’entretien de sa maison. Cette économie déplut à ses fils parvenus à l’âge adulte, et davantage encore à leurs femmes qui n’estimaient mal entretenues et blâmaient cette dépense quotidienne calculée avec une précision telle qu’on ne voyait chez lui aucune trace de la prodigalité régnant ordinairement dans les maisons opulentes : la recette et la dépense allaient toujours d’un pas égal, par règle et par mesure", Plutarque, Vie de Périclès 16 ; "Xanthippos, l’aîné des fils [de Périclès], qui aimait naturellement la dépense, était marié à une jeune femme, fille de Tisandros et petite-fille d’Epilycos [nous avons vu dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse que cette indication généalogique de Plutarque, appuyée par le témoignage d’Andocide le propre neveu d’Epilycos, permet de supposer un lien de cousinage étroit entre la famille d’Epilycos, signataire de la paix avec la Perse en -449, et la famille des Miltiatides à laquelle appartenaient Cimon et Thoukydidès : le fait que le fils de Périclès se soit rapproché de cette famille via la petite-fille d’Epilycos donne une bonne idée de son degré d’hostilité envers son père, et de son désir de lui nuire…], laquelle avait le même goût que lui. Il supportait impatiemment la sévère économie de son père, qui fournissait trop peu à ses plaisirs. Il emprunta donc de l’argent à un de ses amis sous le nom de Périclès, et quand cet ami le lui réclama Périclès refusa de le payer et le cita même en justice. Le jeune homme, irrité contre son père, se permit de le décrier. Il commença par tourner en ridicule les assemblées qu’il tenait chez lui, et ses conversations avec les sophistes […]. Selon Stésimbrotos, ce fut Xanthippos lui-même qui fit courir le bruit que sa femme était entretenue par Périclès, et ce jeune homme conserva jusqu’à la mort une animosité irréconciliable contre son père", Plutarque, Vie de Périclès 36 ; selon le polémiste Stésimbrotos, Périclès est accusé faussement par son fils Xanthippos d’avoir entretenu une relation avec sa belle-fille : "Périclès fricota avec la femme de son fils, selon son contemporain Stésimbrotos de Thassos dans son livre sur Thémistocle, Thucydide et Périclès", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.56). Une deuxième hypothèse est que Périclès, conscient comme tous les Athéniens, et comme tous les Grecs, de l’inéluctabilité de la reprise de la guerre contre Sparte, estime en -432 qu’Athènes est prête. A l’appui de cette deuxième hypothèse, on peut avancer le discours que Périclès adresse aux Athéniens au printemps -431, rapporté longuement par Thucydide dans le livre II paragraphe 13 de sa Guerre du Péloponnèse, qui détaille les moyens financiers dont dispose la cité dans l’hypothèse d’une guerre totale. Une troisième hypothèse, complémentaire de la deuxième, est que Périclès est également conscient qu’Athènes ne peut plus reculer, car si elle a les moyens d’une guerre totale, elle n’a en revanche plus les moyens de couvrir les guerres ponctuelles - comme celles de Samos, de Corcyre, de Potidée - qui grignotent son trésor sans garantir une paix durable : le même Thucydide, dans le livre II paragraphe 70 de sa Guerre du Péloponnèse, estime par exemple le coût total de l’expédition contre la lointaine Potidée, depuis le débarquement des premières troupes athéniennes en -432 jusqu’à sa capitulation début -429, à la somme exorbitante de deux mille talents. En résumé, la paix coûte plus cher que la guerre. Enfin, une quatrième hypothèse aussi pertinente est que les Athéniens vers -432 sont divisés, à cause des pauvres qui s’appauvrissent, à cause des riches qui rêvent de s’enrichir davantage, à cause des citoyens qui veulent préserver les privilèges de leur citoyenneté, à cause des non-citoyens qui veulent accéder à la citoyenneté, à cause de ceux qui travaillent soucieux de préserver leurs emplois, à cause des chômeurs qui réclament des emplois, et à cause des sophistes démagogues qui au milieu de tous ces gens attisent les querelles : Périclès, lui-même attaqué depuis l’affaire de Phidias vers -438 par l’ambitieux Cléon et son porte-parole le poète comique Hermippos, a peut-être conclu que la guerre est le seul moyen d’éviter l’implosion (c’est la thèse du moraliste romain Valère Maxime, qui précise que les Athéniens reprochent particulièrement à Périclès d’avoir consacré une partie du trésor à la construction des Propylées, probablement parce que les uns à gauche estiment que l’argent dépensé auraient dû être donné sous forme d’aide sociale aux plus pauvres plutôt qu’aux artisans de la classe moyenne qui s’étaient déjà enrichis lors de la construction du Parthénon, tandis que les autres à droite estiment au contraire que le même argent aurait dû être utilisé par les plus riches pour lutter contre les revendications des classes inférieures d’Athènes et des autres cités de l’empire : "Un jour, Alcibiade encore jeune vint chez son parent Périclès et, le trouvant assis à l’écart et l’air triste, lui demanda la cause du trouble qu’on lisait sur son visage. Périclès lui répondit que, pour bâtir les Propylées de l’Acropole en l’honneur d’Athéna, il avait dépensé une somme énorme, qu’il ne savait comment rendre compte de sa mission et que telle était la cause de son inquiétude. Alcibiade lui dit : “Eh bien, cherche plutôt comment ne pas en rendre compte !”. Et cet homme d’un si grand esprit, à bout d’imagination, adopta l’idée de l’enfant, et engagea les Athéniens dans une longue guerre contre les peuples voisins pour leur ôter le loisir de réclamer des comptes", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables III.1, Exemple étranger 1 ; l’accusation de gaspillage d’argent sera soutenue par Démétrios de Phalère, le fondateur de la Bibliothèque d’Alexandrie à la fin du IVème siècle av. J.-C., dans un ouvrage qui n’est pas parvenu jusqu’à nous mais cité par le Romain Cicéron : "Démétrios de Phalère ne pardonne pas à Périclès, ce prince de la Grèce, d’avoir dépensé tant d’argent aux magnifiques Propylées d’Athènes", Cicéron, Des devoirs II.17 ; pour l’anecdote, selon Diodore de Sicile, la somme nécessaire à l’achèvement des Propylées s’est élevée à environ deux mille talents, soit le cinquième de la totalité du trésor athénien : "Pour soutenir adroitement le parti de la guerre, Périclès vanta le nombre des alliés d’Athènes, la supériorité de sa puissance navale et le trésor, fruit du phoros levé sur les cités de l’empire, qui avait été transporté de Délos à Athènes. Il estima ce trésor à dix mille talents, dont quatre mille avaient été dépensés pour la construction des Propylées et l’entretien du siège de Potidée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.40). En choisissant de repousser les ambassades de Sparte, il réduit Cléon au silence, qui l’accuse de ne pas avoir assez de courage pour assumer la guerre ("Cléon se déchaînait contre lui, et commençait déjà à profiter de la colère du peuple pour s’emparer de sa confiance, comme on le voit dans ces vers d’Hermippos : “Roi des satyres effrontés, pourquoi crains-tu de manier la lance ? Ta langue est pleine de vaillance, tu parles de la guerre en termes exaltés, ton âme de Telès semble avoir du courage. Mais dès que tu vois briller le fer, tu trembles, tu frémis, tu n’as plus ni force ni vertu, et ton visage pâlit, alors que Cléon par son ardeur s’efforce à tout moment d’aiguiller ton courage”", Plutarque, Vie de Périclès 33), et espère ressouder les Athéniens autour des valeurs du début de la démocratie, celles de la fin du VIème siècle av. J.-C. qui ont permis aux adversaires Isagoras et Clisthène le jeune (le grand-oncle de Périclès) de se réconcilier contre Sparte, d’instaurer ensemble en -508 la Constitution démocratique ayant triomphé plus tard à Salamine, à Platées et à Mycale, et d’élever Athènes comme nouvelle puissance militaire, politique et culturelle mondiale. Si l’on suit cette quatrième hypothèse, la célèbre oraison funèbre sur les morts athéniens qu’il prononce fin -430, reprise intégralement par Thucydide aux paragraphes 35 à 46 du livre II de sa Guerre du Péloponnèse, apparaît moins comme la preuve d’une confiance retrouvée dans l’avenir, que comme la preuve d’une lucidité empreinte de nostalgie amère sur le fait que cette époque glorieuse du début de la démocratie, depuis les affaires d’Epidamne et de Corcyre vers -432, depuis le procès contre Phidias vers -438, depuis l’expédition de Samos en -441, est bien morte.

  

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