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-446 : La paix de Trente Ans

Périclès : Lettre à Sophocle

Traduite du grec et annotée par Christian Carat

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Le projet de Périclès

Lettre de Périclès

L’expédition de Samos

Vers la guerre


1 - Les fils d’Hellen que nous sommes n’échappent pas à la règle : chacun de nous est hanté par les besoins du manger, du loger, du vêtir. Toutes les organisations communes découlent de ces trois besoins organiques communs : les clans, les tribus, les peuples, dont le dynamisme se mesure au dynamisme de leur classe moyenne. Au commencement de toutes les communautés n’existent effectivement ni riches ni pauvres, mais seulement des hommes qui s’organisent de telle façon qu’ils comblent mutuellement leur besoin de manger, de se loger et de se vêtir. Cette classe moyenne est une classe travailleuse, condamnée à une émulation réciproque, une fuite en avant dans la production, car chacun de ses membres sait que, s’il ne produit rien, son semblable ne lui donnera rien en échange, au contraire s’il produit beaucoup son semblable lui permettra d’accéder à l’essentiel et même lui donnera les moyens de s’offrir le superflu. Telle était la situation du temps où nos cités étaient des tyrannies. Au sommet de la communauté se trouvait un gros producteur soutenu par un clan de pairs en rivalité avec un ou plusieurs autres gros producteurs soutenus par d’autres clans de pairs, ceux-ci et ceux-là très minoritaires se succédant au pouvoir suprême en fonction de l’approvisionnement de leurs coffres-forts, source première de tous les complots ; en bas de la communauté se trouvait la classe également très minoritaire des pauvres, rebelles à la logique de productivité concurrentielle ou, beaucoup plus souvent, anciens producteurs victimes d’un revers involontaire de fortune n’aspirant qu’à recouvrer leur situation antérieure ; et au milieu de la communauté, la masse écrasante de la classe moyenne, trop pauvre pour accéder au superflu mais trop riche pour échapper à la convoitise des tyrans, envieuse du train de vie des tyrans au point de ne pas hésiter à utiliser les pauvres les plus turbulents comme outil de pression en s’assurant bien que ces pauvres restent toujours pauvres. Les tyrans, totalement dépendants du soutien de la classe moyenne qu’ils soudoyaient en lui offrant des cadeaux toujours plus chers, étaient au fond dans une situation aussi précaire que les pauvres : dès qu’ils cessaient de répondre aux aspirations de la classe moyenne, la classe moyenne les renversait. Dès qu’Hippias cessa de répondre aux aspirations de la classe moyenne athénienne, la classe moyenne athénienne le renversa.


2 - Arrive le moment où cette communauté en perpétuel développement du fait du dynamisme de sa classe moyenne, et donc en perpétuelle expansion, entre en contact avec une autre communauté. Deux scénarios sont possibles : ou bien l’une des deux communautés est plus puissante qualitativement et quantitativement que l’autre, alors la première absorbe la seconde de gré ou de force, ou bien les deux communautés sont équivalentes, alors le conflit est inévitable. Dans ce second cas, à l’intérieur de chaque communauté, le pouvoir en place est contraint de prendre position : ou bien il choisit de défendre les intérêts de la classe moyenne de sa communauté contre ceux de la communauté adverse, alors il conserve sa place, ou bien il choisit l’attitude opposée, alors la classe moyenne de sa communauté le renverse. Cette dernière attitude fut encore celle d’Hippias qui, pour tenter de reconquérir le pouvoir dont la classe moyenne athénienne l’avait privé, choisit de pactiser avec la Perse. Il apparaît ainsi que les révolutions sont toujours l’œuvre de la classe moyenne, et non pas, contrairement à ce que l’on croit souvent, l’œuvre de la classe pauvre. La raison en est aisée à comprendre : les révolutions ne visent qu’à préserver les acquis, à l’opposé des dionysies qui permettent de rêver obtenir des privilèges. Or, les pauvres n’ont rien à préserver, puisqu’ils sont pauvres : leur domaine est celui des dionysies. La classe moyenne en revanche est prête à tout risquer pour protéger les biens et les avantages qu’elle possède : la révolution est pour elle le dernier moyen de ne pas perdre ces biens et ces avantages menacés par le pouvoir en place.


3 - Durant les siècles qui ont précédé, les révolutions étaient systématiquement suivies de l’accession au pouvoir d’un des meneurs révolutionnaires, souvent un gros producteur disposant d’un coffre-fort bien rempli, en remplacement du tyran renversé, lui-même ancien gros producteur disposant d’un coffre-fort amaigri. L’Histoire n’était qu’une succession de complots alternant les dynasties de riches, sans que la forme du pouvoir évoluât : une révolution instaurait une assemblée de riches, au sein de laquelle un homme s’imposait, qui finissait par gouverner comme un tyran au milieu de la même assemblée qu’il transformait en cour royale, cet homme et cette cour étaient renversés par une nouvelle révolution, qui instaurait une nouvelle assemblée de riches, d’où émergeait un nouvel homme fort qui transformait l’assemblée en nouvelle cour, qui provoquait une nouvelle révolution, et ainsi de suite. Mais à Athènes, quelque chose de nouveau se produisit. Les riches qui renversèrent Hippias, lucides sur la menace que la Perse faisait planer sur leurs intérêts, et sur l’inefficacité que cette logique de révolutions et de tyrannies alternées présentait face à la menace perse, décidèrent de tourner vers la Perse l’esprit de rivalité que jusqu’alors ils exerçaient sur eux-mêmes : je veux dire qu’au lieu d’instaurer une assemblée dont le fonctionnement pût comme dans les siècles passés permettre à l’un de ses membres d’émerger et de devenir un nouveau tyran, ils adoptèrent des lois qui les contraignirent à demeurer des égaux, et à n’accorder des distinctions sociales qu’en fonction de l’utilité commune, celle de la lutte contre la Perse. Pour la première fois dans le monde, un gouvernement réserva les plus hautes fonctions aux hommes non pas les plus riches mais les plus efficaces dans la préservation des intérêts de tous les riches athéniens contre la Perse, les hommes inefficaces ou pensant aux seuls intérêts d’une partie de ces riches athéniens étant immédiatement destitués. Ces hommes élus aux plus hautes fonctions pouvaient être issus de la classe des riches, mais ils pouvaient être aussi issus de la classe moyenne, ou même de la classe des pauvres. C’est pour cette raison que le gouvernement athénien, ouvert aux hommes de toutes classes du moment que ceux-ci ne songeassent qu’à travailler pour la communauté des riches athéniens dans son ensemble contre la Perse, se nomma lui-même "démocratie".


4 - A ce stade de mon discours, tu peux déjà entrevoir, ô Sophocle, certaines raisons qui expliquent nos difficultés actuelles.


D’abord, la démocratie a eu pour origine et pour moteur une crise extérieure, en l’occurrence la menace de la Perse. Depuis que, par la signature de la paix avec Artaxerxès Ier il y a quatre ans, la Perse ne menace plus, la démocratie est en panne, elle n’a peut-être même plus raison de perdurer. Certains Athéniens à l’esprit ingénu et peu enclin à l’étude du passé prétendent que le régime démocratique que nous avons inventé signifie la fin de l’Histoire : ils estiment que, quand toutes les crises sont passées, crises qu’ils attribuent aux régimes tyranniques, l’Histoire tend naturellement à établir des gouvernements garantissant l’égalité des chances pour tous, autrement dit que le régime démocratique est la conséquence naturelle de la résolution des crises provoquées par les tyrans. Mais ceci est faux dans le cas de notre démocratie athénienne, qui a été au contraire un outil de lutte contre deux tyrans, Hippias et la Perse, et qui, maintenant que les deux tyrans ont été repoussés au loin, apparaît comme un régime sans but. Car le but premier de la démocratie n’est pas de garantir l’égalité des chances pour tous, il est de résoudre un problème particulier dont l’origine est extérieure à la communauté, et il permet aux meilleurs d’accéder aux places les plus hautes seulement pour résoudre ce problème particulier d’origine extérieure. Si le problème en question disparaît, il n’est plus nécessaire que ces places les plus hautes soient occupées par les meilleurs : si celles-ci sont à nouveau occupées par des tyrans qui ne menacent pas les intérêts de la classe moyenne, cette dernière ne cherchera pas à défendre la démocratie, elle ne cherchera même plus à fomenter une révolution, les pauvres quant à eux devront à nouveau choisir de jouer le jeu de la productivité concurrentielle ou de rester pauvres. La démocratie n’est pas une cerise sur le gâteau de la paix, elle est un outil de combat. La démocratie ne succède pas à la résolution des crises, au contraire elle la précède, car elle en est l’instrument. L’Histoire n’est pas une ligne qui commence avec la tyrannie et qui s’achève avec la démocratie, peut-être que l’Histoire n’est qu’une alternance sans fin de tyrannies et de démocraties, qui naissent et qui meurent au gré des crises extérieures qu’elles doivent affronter.


5 - Ensuite, si je file ma précédente remarque, je suis amené à penser qu’une démocratie se nourrit toujours des excès d’une tyrannie. Sans une tyrannie excessive, la démocratie s’effondre d’elle-même, parce que le groupe de riches qui est à son origine n’étant plus menacé globalement, la solidarité qui unissait chacun de ses membres aux autres membres cède à nouveau la place à la logique naturelle de productivité concurrentielle : les gens de la classe moyenne et les pauvres qui jusqu’alors étaient soudoyés par le groupe de riches pour lutter contre la menace tyrannique, sont à nouveau soudoyés par un riche pour lutter contre les autres riches. On doit déduire de ceci que la tyrannie est le seul régime naturel, tandis que la démocratie apparaît comme un régime de transition, qui ne peut durer que tant qu’une tyrannie la menace : dès que toutes les tyrannies sont vaincues ou seulement endormies, la démocratie devient naturellement une nouvelle tyrannie. La démocratie, contrairement à ce que le terme même "démocratie" suggère, n’est pas davantage sous le contrôle du peuple que la tyrannie, mais sous le contrôle d’un groupe de riches, tandis que la tyrannie est sous le contrôle d’un unique riche. D’un autre côté, comme je l’ai dit précédemment, dans une tyrannie le peuple exerce un contrôle sur le tyran, puisque celui-ci est totalement dépendant du soutien du peuple qu’il est contraint de soudoyer en lui offrant des cadeaux toujours plus chers : dès qu’il cesse de répondre aux aspirations du peuple, et en particulier de la classe moyenne, le peuple le renverse. La classe des pauvres, la classe moyenne et même la classe des riches peuvent très bien s’accommoder d’un tyran attentionné : si jadis Darius Ier avait payé les Athéniens riches, avait ouvert ses ports aux Athéniens moyens et ses casernes aux Athéniens pauvres, au lieu de vouloir s’imposer tel un dieu arbitraire et inhumain sur la masse des Athéniens, aujourd’hui les Athéniens seraient Perses, ils rendraient grâce à Darius Ier et ni eux ni la vertu ne s’en porteraient plus mal. En résumé, une tyrannie peut être plus populaire qu’une démocratie, et un démocrate n’est au fond, soit par calcul, soit par ignorance, qu’un tyran qui refuse de s’assumer comme un tyran. Pour notre part, il est inutile de nous aveugler plus longtemps : parce que la Perse est vaincue ou du moins endormie, Athènes règne désormais sur l’Egée à la manière des tyrans, c’est-à-dire qu’elle décide seule, sans consulter la masse populaire des cités qu’elle contrôle, du destin de l’Egée. La seule question est de savoir si Athènes veut être un tyran à la manière de Darius Ier, ou un tyran qui comprend que son intérêt vital est d’apporter du travail, de l’eau propre, de la nourriture, la stabilité et la paix au plus grand nombre, ou du moins à la classe moyenne.


6 - Enfin, une démocratie naît spontanément ou ne naît pas. J’ai dit qu’à l’origine d’une démocratie se trouve toujours une assemblée de gens qui ont décidé de tourner vers l’extérieur l’esprit de rivalité que jusqu’alors ils exerçaient sur eux-mêmes. J’appuie ici mon propos en précisant que la démocratie ne peut pas être autre chose : une assemblée dans laquelle deux membres refusent d’adopter une position commune n’est plus une démocratie dès que l’un de ces deux membres, pour parvenir à imposer son point de vue, utilise un moyen que lui et son rival n’avaient pas envisagé d’utiliser du temps où ils siégeaient côte-à-côte à l’assemblée. La démocratie n’est que la transposition dans le domaine politique, des principes qui président aux Jeux d’Olympie et d’ailleurs : les concurrents s’affrontent en se soumettant à des règles définies à l’avance, qui délimitent un espace, un temps, et des manières, ceux qui s’écartent de ces règles sont condamnés. Il faut qu’ils acceptent de se soumettre : s’ils refusent, le jeu cède la place à une guerre interne, l’esprit collectif tourné vers un but unique extérieur cède la place à des individualités qui oublient le but originel pour s’affronter entre elles. La démocratie relève de la même logique : les cadres de la démocratie doivent accepter de se soumettre à des règles qu’ils définissent eux-mêmes avant d’aborder n’importe quel sujet, ils doivent accepter de s’asseoir autour d’une même table et de ne pas s’écarter de ces règles. Mais comment obliger des gens qui obéissent à des règles opposées à s’asseoir autour de la même table, s’ils veulent rester fidèles à ces règles ? Nous l’avons maintes fois constaté nous-mêmes depuis le siège d’Eion : la démocratie n’est pas exportable, on ne peut pas contraindre une communauté à l’autre bout du monde de discuter avec nous si elle n’a pas envie de discuter avec nous, on ne peut même pas inciter les membres de cette communauté à discuter entre eux, autrement dit à faire de cette communauté une démocratie, s’ils n’ont pas envie de discuter entre eux, car dans ces deux cas nous devenons des tyrans.


7 - Je veux à présent entrer dans le détail du fonctionnement de notre démocratie.


Je m’attarde d’abord sur son développement économique.


Quand notre communauté hellène est entrée en contact avec la communauté perse, la nécessité de vaincre a poussé les premiers d’entre nous à accorder les plus hauts postes aux hommes les plus efficaces. Nombre de membres de la classe moyenne, voyant là une occasion d’améliorer leurs conditions de vie, ont troqué leurs habits d’exploitants agricoles ou industriels pour prendre l’habit d’hoplite, et ont rivalisé de ferveur et de courage dans le combat, et grâce à eux la Perse fut repoussée. Les cadres démocrates pouvaient-ils, après leurs éclatantes victoires, remercier chacun d’eux négligemment et lui demander de reprendre sa vie monotone d’avant la guerre ? Evidemment non, car en agissant ainsi ils auraient risqué de provoquer leur colère et de les inciter à la révolte, ou même à s’allier avec les Perses contre eux. Les démocrates ont été contraints de leur offrir quelque chose. C’est ainsi que les clérouquies se sont multipliées de façon exponentielle, car elles permettaient non seulement de récompenser les anciens combattants pour service rendu, mais encore de les éloigner des centres de pouvoir, plus particulièrement d’Athènes, et d’étendre de plus en plus loin en territoire étranger l’influence hellénique.


8 - Cette politique engendra le processus suivant. Chaque ancien hoplite ainsi récompensé par la cessation d’un territoire qu’il avait contribué à prendre à l’ennemi perse ou à l’un de ses vassaux, fut amené à conclure avec raison qu’il était beaucoup moins onéreux de produire sur le territoire de sa clérouquie, par la population autochtone soumise, les marchandises que jusqu’alors il produisait lui-même sur le territoire de ses ancêtres hellènes. Le producteur d’Attique qui vendait auparavant une poignée de blé dix drachmes parce que la terre attique sur laquelle poussait son blé était imposée trois drachmes et que sa main d’œuvre lui coûtait cinq drachmes, se rendit compte que la production d’un blé strictement identique dans sa clérouquie aux terres non soumises à l’impôt et réalisable par une main d’œuvre ne lui coûtant qu’une ou deux drachmes, même avec un coût de transport de deux ou trois drachmes, lui apporterait des revenus beaucoup plus conséquents que son ancienne production en Attique. Le producteur d’Attique qui vendait auparavant un pot de fer dix drachmes parce que la mine attique dans laquelle était extraite le fer de son pot était imposée trois drachmes et que sa main d’œuvre lui coûtait cinq drachmes, se rendit compte que la production d’un pot strictement identique dans sa clérouquie aux mines de fer non soumises à l’impôt et réalisable par une main d’œuvre ne lui coûtant qu’une ou deux drachmes, même avec un coût de transport de deux ou trois drachmes, lui apporterait des revenus beaucoup plus conséquents que son ancienne production en Attique. Pour cette raison, toutes les productions attiques se sont délocalisées l’une après l’autre vers les territoires conquis sur la Perse, pour être effectuées par les populations de ces territoires, désormais sous l’autorité des anciens hoplites vainqueurs en punition de leur soutien à la Perse, réduites à l’état de main d’œuvre bon marché. L’Egée jusqu’alors constellée de micro-économies indépendantes les unes des autres, est devenue une économie unifiée dans laquelle nous, les Athéniens vainqueurs, sommes devenus un peuple client, dans le même temps que nous avons contraint nos anciens adversaires, vassaux plus ou moins zélés des Perses vaincus, à devenir des peuples producteurs.


9 - La conséquence en Attique fut que la classe moyenne commença à fondre comme neige au soleil. Car comment un exploitant agricole qui s’obstine à vouloir produire du blé en Attique qu’il continue à vendre dix drachmes, peut-il rivaliser avec un clérouque qui vend trois ou quatre drachmes un blé strictement identique produit dans sa clérouquie ? Comment un exploitant industriel qui s’obstine à vouloir produire des pots de fer en Attique qu’il continue à vendre dix drachmes, peut-il rivaliser avec un clérouque qui vend trois ou quatre drachmes des pots de fer strictement identiques produits dans sa clérouquie ? Ces exploitants attachés à l’Attique se condamnent à la ruine, car leurs productions ne se vendront pas : classe moyenne aujourd’hui, ils grossiront demain la classe des pauvres. A l’inverse, les clérouques ne sont plus des membres de la classe moyenne, ils deviennent immensément riches, ils finissent même par menacer les anciens riches démocrates qui sont à la source de leur enrichissement. Athènes ne compte plus aujourd’hui qu’une petite classe de riches très riches, une grosse classe de pauvres très pauvres, tandis que les membres de la classe moyenne, naguère classe majoritaire qui assura le dynamisme d’Athènes, tentent à leur tour leur chance au bout du monde ou peinent à quitter l’Attique, c’est-à-dire doivent choisir entre rejoindre les riches ou rejoindre les pauvres.


10 - Cette nouvelle organisation sociale ne présente que des dangers. Le premier danger est qu’en apparence, la situation des clérouques est enviable, et ils semblent participer au développement d’Athènes. Mais les apparences sont trompeuses, car Athènes dépend désormais de la richesse des clérouques, laquelle dépend du contrôle des populations qu’ils exploitent sur leurs clérouquies, et ce contrôle des populations exploitées dépend du contrôle du lien qui unit ces clérouquies à Athènes, du contrôle de la mer : si demain Athènes ne contrôle plus la mer, le clérouque stationné dans sa clérouquie perdra son débouché commercial athénien et sera renversé par la population enfin libérée de la crainte de représailles militaires venant d’Athènes, et le clérouque stationné à Athènes sera coupé de sa source de profit et rejoindra immédiatement la classe des pauvres. Les Athéniens ne sont plus qu’un peuple d’assistés : la survie des pauvres dépend des décisions de l’Etat, la survie des riches dépend de la soumission des populations des clérouquies. Le second danger est qu’Athènes ne produit plus rien, elle fait produire. Athènes perd peu à peu ses ateliers, ses mines, ses champs, puisque peu à peu les marchandises qu’elle consomme sont produites dans les ateliers, les mines, les champs des clérouquies. Athènes perd également peu à peu son savoir-faire, puisqu’elle enseigne peu à peu ce savoir-faire à la main d’œuvre bon marché qu’elle exploite dans ses clérouquies. Peut-être que, demain, non seulement les Athéniens ne sauront plus façonner un simple pot de fer, ne sauront plus extraire le fer de la mine, ne sauront plus faire pousser le moindre épi de blé, mais encore ils deviendront totalement dépendants des populations qu’ils exploitent aujourd’hui dans les clérouquies, parce que tous les outils de production jusqu’alors basés en Attique auront été délocalisés dans les clérouquies, et que les populations autochtones auxquelles nous aurons tout appris resteront les seules à savoir s’en servir. De plus, comme elle ne produit plus rien, Athènes n’a plus d’autres sources de richesses que dans le pillage ou dans la spéculation, qui sont des sources fragiles. Le pillage est bénéfique tant que la cible est trop faible pour vaincre, mais en même temps elle ne doit pas être trop faible, autrement dit trop pauvre puisque la faiblesse est la conséquence de la pauvreté, parce que si elle est trop pauvre son pillage n’apportera rien. La spéculation quant à elle implique que les gens qui nous confient leurs biens doivent garder confiance en nous, dans notre garantie de pouvoir leur rendre leurs biens plus tard avec des intérêts. Mais comme Athènes ne produit plus rien, quelle autre garantie peut-elle offrir sinon le pillage et la spéculation ? Nous nous condamnons à devenir des prédateurs, sous peine de n’avoir plus rien d’autre à vendre que nous-mêmes et de devenir des esclaves.


11 - Ce processus économique a des conséquences politiques.


J’ai dit précédemment que l’Histoire ne semble qu’une succession sans fin de tyrannies et de démocraties. Notre passé argumente en ce sens, et apporte des explications. Comme toutes les communautés du monde, le destin d’Athènes fut l’œuvre d’une lutte de riches producteurs qui conquirent le pouvoir alternativement. Si on regarde de plus près, on constate que ces riches producteurs se répartissent en deux classes : les pédiens(1) et les paraliens(2). Les pédiens produisent leur richesse sur la fabrication des marchandises élémentaires à la vie, celles du manger, du loger, du vêtir, ils sont naturellement sédentaires car attachés au lieu qui leur apporte la richesse, et solitaires puisqu’ils comblent leurs propres besoins sans dépendre des autres. La classe des pédiens s’alimente des mêmes familles de génération en génération, parce que les lieux d’où ils extraient leur richesse se transmettent de pères en fils. Le monde des pédiens est un monde fermé et ordonné, dans lequel la pureté de la naissance tend progressivement à devenir la règle principale : c’est le monde des tyrans. Les paraliens au contraire produisent leur richesse sur la diffusion des marchandises, ils sont naturellement nomades, et très enclins aux questions du vivre ensemble puisque, ne fabriquant aucune des marchandises qu’ils vendent, ils sont entièrement dépendants des autres. Pour s’imposer face aux pédiens, le paralien doit créer des besoins, par exemple il doit convaincre le paysan qu’acheter du blé fabriqué dans les clérouquies lui coûtera moins cher en temps, en argent et en santé, que semer et faire pousser le blé lui-même, il doit convaincre l’exploitant minier qu’acheter des pots de fer fabriqués dans les clérouquies lui coûtera moins cher en temps, en argent et en santé, qu’extraire le fer de la mine et façonner les pots lui-même. La classe des paraliens s’alimente de tous types de populations, même des pédiens et des pauvres, parce que sa richesse n’est pas statique, elle passe de mains en mains en permanence. Le monde des paraliens est un monde ouvert et mouvementé, indifférent à l’origine sociale de ceux qui le rejoignent : c’est le monde des démocrates. Solon, qui fut le plus grand des démocrates, bâtit sa richesse au cours de longs voyages commerciaux. Thémistocle, autre grand démocrate d’origine étrangère, bâtit sa richesse sur les largesses qu’Athènes lui céda en récompense de ses services diplomatiques et militaires. Ma propre famille, pourtant parmi les plus anciennes d’Athènes et descendante des dieux, devint naturellement démocrate le jour où mon ancêtre Mégaclès fut banni pour avoir réduit à l’impuissance l’aventurier Cylon au mauvais endroit, je dus vaincre le pédien Cimon, gros propriétaire terrien, pour avoir droit de parole, mon père Xanthippos dut agir de même contre Miltiade le père de Cimon, qui pactisa avec le tyran Hippias et avec la Perse pour accroître ses domaines, et mon grand-oncle Clisthène dut agir encore de même contre Isagoras, autre gros propriétaire qui pactisa avec le roi de Sparte, et surtout contre le père du tyran Hippias, Pisistrate, gros propriétaire des flancs de l’Hymette.


12 - De cette analyse, je conclus que la guerre entre Hellènes qui suivit immédiatement celle contre la Perse ne fut pas une guerre entre cités mais entre classes. Pédiens et paraliens d’Attique avons lutté ensemble contre le tyran perse, mais dès que celui-ci fut repoussé, seuls Cimon et ses partisans continuèrent à penser que la domination des hilotes par la noblesse spartiate était plus juste que celle des Ioniens par les Perses. Si les pédiens d’Attique ont lutté avec nous contre les Perses, ce n’est pas parce que Darius Ier menaçait l’indépendance des routes commerciales, mais parce que celui-ci leur avait interdit d’acquérir davantage de terres vers l’est, et surtout avait menacé de s’emparer des terres qu’ils possédaient en territoire hellène. Mais cette alliance était contre nature, car les Miltiade et les Cimon seront au fond toujours plus proches de la noblesse spartiate que des Athéniens démocrates : comme les Miltiade et les Cimon dispersés en Attique, la noblesse spartiate est constituée de gros propriétaires terriens dispersés de part et d’autre de l’Eurotas. A l’opposé, les marchands des îles égéennes seront au fond toujours plus proches de nous, les Athéniens démocrates, que de leurs dirigeants, qui sont en majorité des gros propriétaires terriens tels Miltiade, Cimon, et la noblesse spartiate. Maintenant que la noblesse spartiate a écrasé les hilotes avec l’aide de Cimon, elle a ravi à la Perse le titre de parangon de la tyrannie ; maintenant que Cimon est mort et que ses partisans sont réduits au silence, Athènes est devenue le parangon de la démocratie. Si une nouvelle guerre commence demain en Egée, ce ne sera plus un conflit entre deux cités soutenues par leurs alliés respectifs, mais un conflit entre deux classes incarnées par Athènes et Sparte qui trouveront leurs alliés à l’intérieur de chaque cité.


13 - J’ai dit que sans une tyrannie excessive, une démocratie s’effondre toujours d’elle-même en devenant une nouvelle tyrannie. Ce processus de transformation d’une démocratie en tyrannie est facile à comprendre : la démocratie étant consciente que, quand l’ennemi est vaincu, elle doit disparaître, elle fabrique des nouveaux ennemis à l’intérieur du domaine qu’elle contrôle, en contraignant les plus tièdes de ses membres à choisir entre s’engager toujours davantage sous peine d’être accusés de jouer le jeu de l’ancien ennemi. Quand le tyran perse fut repoussé, la démocratie athénienne a ressenti le besoin vital de se trouver un nouvel ennemi, et elle a naturellement trouvé ce nouvel ennemi dans les gros propriétaires terriens dispersés de part et d’autre de l’Eurotas, puis plus généralement dans l’Etat de Sparte qu’ils gouvernent. Si une nouvelle guerre commence demain en Egée, nous, démocrates athéniens, obligerons les derniers partisans de Cimon à choisir entre notre démocratie et Sparte, et nous parlerons de Sparte comme d’un axe du Mal, même si nous sommes conscients au fond de nous-mêmes que les Spartiates ne sont ni pires ni meilleurs que nous. Quand Sparte commettra une faute involontaire, nous présenterons partout cet acte comme volontaire même si nous savons que nous mentons, quand Sparte sera par notre faute dans une situation la contraignant à un comportement radical, nous clamerons partout que son comportement découle de sa seule volonté même si nous savons que nous mentons, quand Sparte tuera un homme nous affirmerons qu’elle en a tué deux, quand elle en tuera deux nous affirmerons qu’elle en a tué quatre, et quand elle en tuera quatre nous affirmerons qu’elle en a tué seize même si nous savons que nous mentons. Nous déshumaniserons Sparte pour en faire une chose abstraite sur laquelle les hoplites démocrates ne seront pas tentés de s’interroger. Et à défaut d’arguments à charge, nous en inventerons : nous dirons que Sparte cache des armes de destruction massive tournées vers notre démocratie, ou qu’elle entretient des liens secrets avec le tyran perse, et nous fabriquerons des documents pour renforcer nos déclarations. Parce que nous n’avons plus d’autre solution pour durer : nous devons noircir un nouvel ennemi pour que personne, à commencer par nous-mêmes, ne constate que nous ne sommes plus blancs. La question est donc de savoir si nous voulons entretenir l’ennemi, selon le programme des démocrates modérés, ou si nous voulons l’anéantir, selon le programme des démocrates radicaux ; dans ce dernier cas nous devrons trouver un nouvel ennemi de remplacement après l’anéantissement de Sparte, nous serons encore moins blancs, et nous risquons d’être pris dans un engrenage d’anéantissements de nouveaux ennemis toujours plus abstraits, toujours plus lointains.


14 - Cette évolution naturelle de la démocratie en une nouvelle tyrannie, c’est-à-dire d’une rivalité de riches tournée vers un objet extérieur en une rivalité de riches tournée sur eux-mêmes, est un déchirement pour les démocrates radicaux, mais pour un démocrate modéré c’est un moindre mal, car une communauté aura toujours plus à gagner d’être gouvernée par un groupe de tyrans qu’elle pourra renverser l’un après l’autre, que par une masse démocratique qui étouffe toute expression individuelle. Par essence, la tyrannie est la guerre au sommet et la paix à la base, parce les tyrans sont toujours des pédiens qui pensent seulement à préserver les rendements de leurs propriétés ; mais c’est une paix de contrainte parce que les murs que les tyrans bâtissent pour empêcher les voleurs de piller leurs biens, servent aussi à soustraire au regard de leurs serviteurs la vue de marchandises et d’idées qui pourraient les séduire au delà de ces murs, et à l’intérieur de ces murs les tyrans sont sans pitié pour les serviteurs qui tentent de ravir leur place. La démocratie brise les murs bâtis par les tyrans, elle casse les frontières entre les marchandises et les idées, mais elle doit sans arrêt se battre pour empêcher ces murs de réapparaître, et, pour être logique avec elle-même et ne pas apparaître comme une nouvelle forme de tyrannie, elle doit sans cesse briser des murs toujours plus loin pour s’offrir à de nouvelles marchandises et de nouvelles idées, elle doit sans cesse s’étendre ; par essence, la démocratie est la paix au sommet et la guerre à la base. C’est pour cette raison que les démocrates radicaux m’accusent aujourd’hui d’être le nouveau tyran d’Athènes, dans le même temps que les pédiens derrière Thoukydidès m’accusent d’être un démocrate radical : parce que je travaille pour qu’Athènes, qui est redevenue une tyrannie, conserve un fonctionnement démocratique, et parce que je refuse qu’elle devienne une démocratie tyrannique.


15 - Les démocrates radicaux rêvent d’un monde où tous les hommes seraient parfaitement égaux, sans définir de frontières à l’égalité sous prétexte que le but de la démocratie est de casser les frontières : cela signifie-t-il que demain ils imposeront la barbe longue pour tous, et le même type de sandale ? L’assemblée du peuple qu’ils veulent créer n’est qu’une assemblée de moutons, et je soupçonne les meneurs, originaires non pas du peuple mais de la classe des nouveaux riches, de n’être que des tyrans qui s’ignorent ou des tyrans qui calculent. Pour ma part, je déclare nettement que, contrairement à ce que prétendent les démocrates radicaux, il n’est pas vrai qu’à l’intérieur d’une communauté tous les hommes se valent, il est donc naturel que certains émergent de la masse et, après avoir exposé leurs arguments, prennent légalement en leurs mains le destin de la communauté ; je déclare que le premier des maçons ne deviendra jamais le premier des marins, et que le premier des marins ne deviendra jamais le premier des maçons, et que cela est bien car cela offre au premier des marins et au premier des maçons la possibilité d’exister pour ses semblables et pour lui-même ; je déclare que des frontières à l’égalité doivent exister à l’intérieur d’une démocratie, car c’est l’inégalité qui dynamise le développement d’une communauté, c’est la différence qui, par le dialogue, permet l’émergence de nouvelles idées. Le rôle d’une démocratie est d’établir les règles de ce dialogue. Ce sont ces règles que les démocrates radicaux rejettent, en les qualifiant de "reliquats de la tyrannie". Ils veulent une communauté sans classes, dans laquelle la masse parlerait d’une seule voix, c’est pour cela qu’ils réclament une guerre entre Hellènes qui permettrait de réduire au silence les voix discordantes. Le mur du temps de parole que les démocrates modérés leur impose leur est plus intolérable que le mur qui sépare le monde hellène et le monde perse, parce qu’ils croient qu’en dilatant le temps de parole le premier des marins parviendra à donner des conseils de maçonnerie au premier des maçons, et que le premier des maçons parviendra à donner des conseils de marine au premier des marins, et qu’avant de lutter contre la tyrannie des Perses il faut d’abord lutter contre la tyrannie du premier des maçons et la tyrannie du premier des marins. Athènes n’a rien à gagner à les suivre. Mieux vaut que, sous le contrôle d’une Athènes accordant des temps mesurés de parole à chacun, la tyrannie, c’est-à-dire la paix, règne en territoire hellène, entre les fils d’Eole, les fils de Doros et les fils de Xanthos si différents les uns des autres, et envoyer les démocrates radicaux réaliser leurs assemblées de moutons au bout du monde sur le dos des barbares : en agissant ainsi, nous préservons l’unité des Hellènes autour d’Athènes, et nous nous débarrassons des Athéniens les plus turbulents en les occupant à conquérir des nouveaux territoires qui pourront éventuellement devenir des nouveaux marchés. Ma position est claire : je suis contre le déclenchement d’une nouvelle guerre entre Athènes et Sparte, parce que si cette guerre a lieu, elle obligera Athènes à stopper son expansion pour concentrer tous ses moyens contre le nouvel ennemi Sparte, et à l’intérieur d’Athènes et de l’Egée nous devrons appliquer le programme d’épuration politique des démocrates radicaux pour empêcher notre démocratie de s’effondrer de l’intérieur, tandis que la Perse aura tout loisir de renforcer son mur de défense, qui redeviendra un mur d’avant-garde, qu’elle pourra avancer en Chersonèse, puis en Thrace, puis en Macédoine, puis en Thessalie, sans craindre notre intervention puisque nous serons accaparés par notre guerre interne. Au final, qu’auront gagné les démocrates radicaux ?


16 - De son côté, Thoukydidès me reproche d’avoir inventé le service public, qu’il définit comme une masse de gens corrompus car payés pour accomplir la tâche qu’on leur assigne. Mais je suis d’accord sur sa définition, et je prends son reproche comme un compliment. Effectivement, le but d’un fonctionnaire n’est pas de réfléchir, mais d’accomplir la tâche pour laquelle il a été payé : s’il ne partage pas les principes du donneur d’ordre, il a le droit de refuser l’argent qu’on lui tend et d’aller s’enrichir au service d’un autre donneur d’ordre. Du temps de la tyrannie, les seuls donneurs d’ordres étaient les gros propriétaires terriens qui se disputaient le pouvoir. Ces propriétaires subissant des revers de fortune, ils ne pouvaient plus payer autant de fonctionnaires à leur service que les prétendants à leur succession, et ils étaient renversés, ce mécanisme conduisait à une instabilité permanente de la communauté parce que ce n’était pas seulement le tyran qui était renversé, mais aussi ses fonctionnaires soumis à ses principes par l’argent. En créant le service public, c’est-à-dire en consacrant une partie du trésor de l’Etat à payer des fonctionnaires pour accomplir les tâches de l’Etat, j’ai voulu mettre fin à l’ancien mécanisme des propriétaires tyrans. Parce que désormais aucun propriétaire, même très riche, ne pourra entretenir une armée de fonctionnaires aussi importante quantitativement et qualitativement que celle des fonctionnaires de l’Etat. Pour conquérir le pouvoir, les anciens propriétaires tyrans devront donc se résoudre à passer par le biais légal des élections, et non plus comme du temps de la tyrannie par un coup de force à la tête de leurs fonctionnaires dévoués. Ce système a aussi l’avantage de canaliser les membres de la communauté les plus ambitieux en les mettant au service d’une cause noble : la cause de celui ou ceux qui incarnent la communauté après avoir été légalement élus. Et plus les fonctionnaires de l’Etat seront nombreux, plus la pérennité de la stabilité de la communauté sera garantie, parce qu’en leur sein les comploteurs ne pourront pas comploter très longtemps, et leurs entreprises secrètes ne pourront pas rester secrètes très longtemps. Si demain Thoukydidès accède légalement au sommet de l’Etat, il sera très heureux d’avoir une armée de fonctionnaires au service de sa politique que les Athéniens auront légalement choisie, dans une communauté stabilisée.


17 - Le même Thoukydidès m’accuse d’imposer seulement les riches, au lieu de répartir l’impôt entre riches et pauvres sous prétexte que la richesse est une juste récompense de l’implication d’un individu dans une entreprise, et que les pauvres profitent des entreprises des riches. Il m’accuse aussi de consacrer l’impôt au théâtre, qui me servirait, prétend-il, à gagner la population athénienne à mes vues. Je réponds d’abord qu’il y a "impôt" et "impôt", comme il y a "entreprise" et "entreprise". Certes les pauvres d’Athènes et des cités égéennes ne versent pas un impôt financier, mais ils versent un impôt de bras ou de sang : ils sont charpentiers ou marins, ils entretiennent ou ils conduisent les navires qui contrôlent la mer, ils offrent leur sueur et leur vie pour garantir la libre circulation des marchandises des riches. Et certes les charpentiers et les marins d’Athènes et des cités égéennes ne produisent rien, mais sans eux les entreprises des riches couleraient parce que leurs marchandises seraient régulièrement la proie des pirates pendant leur transport, ou elles pourriraient sur leur lieu de fabrication. Les bénéfices ne sont donc pas à sens unique : les pauvres profitent assurément des entreprises des riches, mais les riches profitent aussi des bras et du sang des pauvres. Et si Thoukydidès ne veut plus payer un impôt financier, personne ne l’empêche de choisir de payer un impôt de bras et de sang. Ensuite, il est vrai que je consacre une partie du trésor de l’Etat à offrir des places de théâtre à tous les citoyens d’Athènes, mais il n’est pas vrai que cela me permet de les gagner à mes vues. Car, ce n’est pas à toi que j’apprendrai cela, ô Sophocle, le théâtre est le plus redoutable car le plus imprévisible outil de la démocratie, où chaque citoyen, réfléchissant sur les actes et les paroles des personnages qui s’affrontent sur la scène, élabore son opinion propre. Une œuvre échappe toujours à son auteur : même si je finance l’écriture et la mise en scène d’une comédie ou d’une tragédie, rien ne m’assure que le public entendra cette comédie ou cette tragédie dans le sens où je voulais qu’il les entendît. Souvenons-nous toujours de la tragédie de Phrynichos sur la prise de Milet, dont l’écriture et la mise en scène fut financée par Thémistocle pour inciter les Athéniens à guerroyer contre les Perses, qui produisit sur eux l’effet inverse : les Athéniens choisirent de rester neutres, et condamnèrent Thémistocle et Phrynichos à une amende de mille drachmes parce que la vue des Milésiens persécutés par les Perses sur la scène leur fut insupportable.


18 - Je reviens sur la lutte entre pédiens et paraliens, et sur ses conséquences sociales.


Posons-nous une question simple : qu’est-ce qu’une cité ? Spontanément, nous sommes tentés de répondre que la cité s’oppose à la campagne, parce qu’elle apparaît comme un assemblage de maisons, au contraire de la campagne qui apparaît comme un assemblage de champs : la cité semble être avant tout l’endroit où on habite. Or, cela est partiellement faux. La cité n’est pas d’abord l’endroit où on habite, mais l’endroit où on se retrouve. A l’origine de toutes les cités en effet, il y a un croisement de routes, et ce croisement devient progressivement une agora(3) où on échange marchandises et idées. Cet endroit où on se retrouve attire naturellement l’attention des tyrans, autrement dit des pédiens, puisque agora est synonyme de foule, donc contrôle de l’agora est synonyme de contrôle de la foule. C’est pour cette raison qu’autour de l’agora les tyrans construisent des bâtiments qui symbolisent leur pouvoir : des cours, des temples. Mais ces bâtiments ne sont pas des espaces d’habitation : les tyrans paradent sur ou autour de l’agora, mais ils continuent de vivre dans leurs propriétés à la campagne. Les diffuseurs en revanche ressentent naturellement le besoin de bâtir des entrepôts à proximité de l’agora, où ils achètent et vendent leurs marchandises, et où ils s’enrichissent. Ces entrepôts deviennent des bureaux de change, et bientôt ces bureaux de change s’agrandissent d’une annexe de vie, d’un espace d’habitation. La cité est donc par essence le lieu des marchands, et puisque j’ai dit que les paraliens représentent la classe des marchands, on peut conclure qu’une cité n’est rien d’autre qu’un port terrestre, et qu’un port n’est rien d’autre qu’une cité marine : comme une cité, un port est d’abord un croisement de routes qui devient progressivement une agora où on échange marchandises et idées, un endroit où les tyrans bâtissent des symboles de leur pouvoir mais qu’ils n’habitent pas.


19 - On comprend mieux alors la différence d’aspect entre l’Etat de Sparte et l’Etat d’Athènes. L’Etat de Sparte ne dispose pas d’agglomération centrale, et ses sanctuaires et ses monuments sont modestes, parce qu’il est dominé par les pédiens, qui vivent disséminés en bourgades dans la campagne laconienne. A l’inverse l’Etat d’Athènes se définit par une campagne attique de plus en plus désertée au profit d’une agglomération centrale, parce qu’il est dominé par les paraliens dont le but clairement affiché depuis le développement du Pirée par Solon jusqu’à l’édification des Longs Murs que j’ai encouragée, en passant par le renforcement des remparts autour d’Athènes pour l’isoler de la campagne attique par Thémistocle, est de transformer Athènes en port terrestre. Plus un pouvoir est démocratique, sous contrôle de ceux qui diffusent, plus la communauté se concentre dans des cités ; à l’inverse, plus un pouvoir est tyrannique, sous contrôle de ceux qui fabriquent, plus la communauté se disperse dans la campagne. Si demain la guerre éclate entre Athènes et Sparte, ce principe se confirmera pleinement, puisque les derniers pédiens qui vivent encore en Attique devront choisir entre abandonner leurs propriétés de campagne pour venir se réfugier derrière les murs de la cité, c’est-à-dire choisir le camp des démocrates, ou bien rester dans leurs propriétés de campagne et s’offrir aux armées de Sparte qui ne manqueront pas de les envahir, c’est-à-dire choisir le camp des tyrans.


20 - Dans le monde des pédiens, c’est-à-dire le monde de la campagne, il n’existe pas de division du travail, parce que le paysan fait tout : ou bien il exploite lui-même sa terre avec ses mains, ou bien, beaucoup plus souvent, il emploie des manœuvres qui se chargent d’appliquer ses directives sans rechigner. Le seul danger que le paysan peut redouter, c’est l’appropriation de son domaine par le paysan voisin, sinon en son domaine il est roi(4). Au contraire, dans le monde des démocrates, c’est-à-dire le monde de la cité, chacun a besoin de l’autre, le travail est donc divisé en fonction des compétences de chacun. La cité la plus puissante est par essence celle qui a su le mieux répartir les tâches entre ses membres. La cité méprise les manœuvres qu’elle considère comme des machines sans pensée, comme des parasites qui se contentent d’avancer sans risque sur les voies que d’autres ont ouvertes avant eux. On en déduit qu’il est plus confortable d’être manœuvre dans une tyrannie que citoyen dans une démocratie, parce que le tyran aime et récompense toujours celui qui refuse de réfléchir et de se considérer comme une chose sociale, les démocrates en revanche estiment toujours que celui qui refuse de réfléchir, de choisir, de s’investir, est inutile, puisqu’il n’apporte rien aux autres, qui sont obligés de travailler à réfléchir, à choisir, à s’investir à sa place. Sur ce point encore, ne nous leurrons pas : nous, démocrates athéniens, considérons ces citoyens qui refusent de s’engager politiquement, avec une condescendance égale sinon supérieure à celle des tyrans sur leurs sujets, au point que quand ils persistent dans leur neutralité nous n’hésitons jamais à invoquer le principe d’équité pour les réduire finalement à l’esclavage. La loi sur la citoyenneté que j’ai proposée il y a quelques temps et qui a amené les démocrates radicaux à m’accuser partout d’avoir voulu poignarder notre démocratie, visait à rétablir un équilibre, un minimum de droit du sang face à ce droit du sol dont la toute-puissance a des conséquences inhumaines.


21 - Nous devons donc nous méfier de ces gens qui confondent les questions de nature démocratique avec les questions du juste et de l’injuste. La justice de la démocratie est la loi du nombre, contrairement à celle de la tyrannie qui est la loi d’un seul, mais elle n’est pas la Justice. On peut même dans certains cas argumenter dans l’autre sens : Athènes fut sans doute plus juste quand le seul Thémistocle, tel un tyran, imposa contre tous les Grecs sa volonté de construire une flotte qui permit d’assurer l’indépendance de tous les territoires hellènes face à l’ennemi perse, que quand, manipulée par Cimon, la masse des Athéniens bientôt suivie par la masse des Grecs spartiates, corcyréens et macédoniens décidèrent démocratiquement de pourchasser le même Thémistocle à qui ils devaient pourtant leur liberté, jusqu’à le contraindre au suicide. La démocratie s’impose de demander un avis à chacun de ses citoyens, et estime l’ensemble de ces avis à égalité, mais le jour où une question de maçonnerie se pose, à quoi bon demander son avis au premier des marins ? et le jour où une question de marine se pose, à quoi bon demander son avis au premier des maçons ? Si l’on n’y prend garde, la démocratie risque de n’être qu’une tyrannie de l’incompétence, la possibilité donnée aux poux de manger des lions. Pour ma part, je refuse de juger la valeur d’un mort en regard de la démocratie : c’est Justice que d’honorer ceux qui meurent pour les autres délibérément, ce n’est pas Justice que d’honorer ceux qui meurent pour les autres simplement parce qu’ils sont passés au mauvais endroit au mauvais moment, et cela même si les premiers appartiennent au camp des tyrans, et même si les seconds appartiennent au camp des démocrates.


22 - Enfin, je veux dire un mot sur le domaine militaire.


Sur ce sujet, nous pouvons presque conclure de la même façon que sur le sujet économique. Pour réduire les coûts de fabrication, les producteurs d’armes athéniens ont peu à peu utilisé des matières premières provenant des clérouquies à la place de celles qu’ils puisaient en Attique. Parallèlement ils ont remplacé la qualité par l’ingénierie, c’est-à-dire l’art de fabriquer un objet de conception simple mais nécessitant des composants travaillés avec minutie donc très chers, par l’art de fabriquer un objet d’apparence similaire de conception beaucoup plus sophistiquée mais ne nécessitant que des composants standard donc beaucoup moins chers. Or, ce calcul ne peut mener qu’à un désastre, car le sens de l’univers n’est pas du moins complexe vers le plus complexe, mais du moins efficace vers le plus efficace, et le plus efficace n’est souvent pas le plus complexe. Naguère le bois et le fer d’Attique entraient d’un côté des arsenaux athéniens, et de l’autre côté les trières sortaient prêtes à l’emploi : depuis la conception jusqu’à la livraison, Athènes contrôlait toute l’étendue du processus, les mêmes hommes taillaient le bois et peignaient la coque. Aujourd’hui les mêmes arsenaux ne sont plus que des chaînes d’assemblage : les hommes qui y travaillent se contentent de cheviller des planches et d’emboîter des rames en provenance d’exploitations privées d’Ionie ou de Thrace, des planches et des rames préfabriquées utilisées également pour les bateaux marchands ou pour le toit des maisons, puis ils confient les navires ainsi grossièrement assemblés à d’autres exploitations privées des Sporades ou d’Eubée qui se chargent de les armer avec le même fer utilisé pour les instruments agricoles, et avec le même bronze utilisé pour les marmites de cuisine. Autrement dit, s’il est vrai qu’Athènes conserve la science d’assembler entre elles les différentes pièces de ses trières, il est aussi vrai qu’elle a renoncé au contrôle de la production de ces différentes pièces, qui ne sont pas exclusivement destinées à un usage militaire mais plutôt à concurrencer les fabricants attiques d’instruments agricoles et de marmites de cuisine.


23 - Une conséquence de ce choix est qu’Athènes doit redouter la paix. Pendant la guerre contre la Perse, Athènes a acheté du bois, du fer, du bronze à ses clérouques d’Ionie, de Thrace, des Sporades ou d’Eubée, qui pour répondre à la demande ont beaucoup investi et créé des monstrueux centres de production qui ne peuvent plus être rentables en-deçà d’un certain seuil. Pour dire les choses crûment, ces producteurs civils ont aujourd’hui besoin de la guerre, parce que pendant la guerre la part de leur production destinée à Athènes a progressivement augmenté, jusqu’à égaler puis dépasser la part destinée aux pêcheurs, aux maçons, aux agriculteurs et aux cuisiniers : sur quarante rames qu’ils fabriquaient au début de la guerre, trente-cinq étaient destinées aux bateaux de pêcheurs et seulement cinq aux trières athéniennes, aujourd’hui la tendance s’est inversée ; sur quarante planches qu’ils fabriquaient au début de la guerre, trente-cinq étaient destinées aux maçons et seulement cinq aux trières athéniennes, aujourd’hui la tendance s’est inversée ; sur quarante talents de fer qu’ils produisaient au début de la guerre, trente-cinq étaient destinées aux instruments des agriculteurs et seulement cinq aux trières athéniennes, aujourd’hui la tendance s’est inversée ; sur quarante talents de bronze qu’ils produisaient au début de la guerre, trente-cinq étaient destinées aux marmites des cuisiniers et seulement cinq aux trières athéniennes, aujourd’hui la tendance s’est inversée. C’est pour cela que, depuis la signature de la paix avec Artaxerxès Ier il y a quatre ans, nous n’avons pas dissout la Ligue de Délos créée dans le seul but de vaincre l’ennemi perse, alors que cette signature de paix la prive de toute raison d’être : Athènes a transformé cette Ligue de Délos en empire parce qu’elle ne peut pas dire à ses clérouques disséminés sur tous les territoires des adhérents à la Ligue délosienne : "Maintenant que la guerre est gagnée, nous n’avons plus besoin de vous acheter trente-cinq rames, trente-cinq planches, trente-cinq talents de fer et de bronze, débrouillez-vous à expliquer aux gens que vous avez embauchés pour satisfaire nos demandes de guerre que désormais ils devront se contenter de ne produire que les cinq rames, cinq planches, cinq talents de fer et de bronze destinés aux pêcheurs, maçons, agriculteurs et cuisiniers qui ne vous achèterons pas davantage parce que la guerre a décimé leur clientèle, et qui par ailleurs ne seront pas d’accord pour payer plus cher si vous essayez de combler votre manque à gagner en augmentant vos prix". Plus que jamais, Athènes a besoin de grossir son armée, parce qu’en agissant ainsi elle assure la survie des entreprises privées qui en dépendent : qu’elle agisse en sens contraire, et tous les clérouques choisiront le camp ennemi et se retourneront contre elle.


24 - Une autre conséquence paradoxale de ce choix est qu’Athènes, qui a pourtant la première armée du monde, n’a jamais été aussi fragile militairement. D’abord parce que la sophistication de nos trières implique que nous soyons toujours attentifs à la nature et à l’approvisionnement de la moindre de leurs pièces. Si demain l’Ionie, peu importe pour quelle raison, produit des rames en bois plus dense, nous devrons trouver des planches en bois également plus dense pour constituer la coque ; si au contraire les rames sont en bois moins dense, nous devrons les multiplier car elles risqueront de casser plus souvent. Si demain la Thrace, peu importe pour quelle raison, produit des planches en bois plus dense, nous devrons augmenter le nombre de rameurs car le navire sera plus lourd et moins manœuvrable ; si au contraire les planches sont en bois moins dense, le frottement de l’eau, des intempéries et des rames usera la coque plus rapidement. A la moindre pièce manquante, ou à la moindre pièce modifiée, c’est tout l’ensemble qu’il faut repenser. Cela suppose qu’en temps de guerre, en supplément de la conduite habituelle des armées, nous devrons nous assurer en permanence que les caractéristiques des pièces qui composent nos armements ne varient pas, et surtout que le lien avec les pays producteurs de ces pièces ne soit pas rompu. Si l’ennemi, contrairement à nous, dispose pour tous ses armements, d’une chaîne de production limitée à son territoire, nous n’aurons absolument aucune chance de vaincre, même si avant notre défaite finale nous remportons quelques batailles éclatantes. Ensuite ce choix de la sophistication nous oblige à ruser, à manœuvrer autour de l’ennemi avant de le frapper au point où nous le croyons le plus faible, et à fuir toute confrontation directe. Parce qu’une épée fabriquée avec le même fer utilisé pour les instruments agricoles peut perforer une poitrine humaine, mais ne peut pas résister à une épée fabriqué avec un fer plus travaillé, un bouclier fabriqué avec le même bronze utilisé pour les marmites de cuisine peut résister à un poing humain, mais ne peut pas résister à un bouclier fabriqué avec un bronze plus travaillé. La supériorité actuelle de l’armée athénienne ne réside pas dans son armement, mais dans l’inventivité tactique de ses stratèges. Si demain les stratèges spartiates dépassent notre manœuvrabilité sur mer, si demain les stratèges thébains dépassent notre politique d’alliances, si demain les stratèges macédoniens dépassent notre rapidité d’analyse et de décision, nous serons envahis par les Spartiates, par les Thébains, par les Macédoniens. Parce qu’en combat direct, trois soldats sur une vulgaire barque taillée en un bloc dans un gros tronc d’arbre, armés chacun d’une vulgaire épée en fer poli et repoli, protégés par un vulgaire bouclier de cinq ou six couches de bronze, seront toujours plus efficaces que trente soldats sur la plus sophistiquée des trières, armés de la plus sophistiquée des épées et protégés par le plus sophistiqué des boucliers, qui ne manqueront pas de se disloquer au premier contact.


25 - Quant aux hommes qui constituent l’armée athénienne, ne nous méprenons pas sur leurs aptitudes militaires individuelles. L’armée athénienne est une armée démocratique : chacun de ses membres est dépendant de l’autre, et c’est le nombre et la cohérence qui en font sa force. Le soldat athénien n’est pas un professionnel, s’il est seul il est perdu. En face, l’armée des tyrans ne vaut assurément rien dans son ensemble, elle est lente et indécise, comme celle des Perses à Salamine, mais si un combat au corps à corps s’engage elle est sûre de vaincre, parce que ses soldats maîtrisent parfaitement les techniques militaires. Ceci est compréhensible quand on se souvient que les tyrans, même en temps de paix, vivent en permanence dans le combat pour conserver leur place de tyran, face à des prétendants qui rêvent de les renverser. On peut aller jusqu’à dire que la victoire au combat est, pour le tyran, un moyen de légitimer sa supériorité, et donc sa situation à la tête de la communauté : un tyran qui fuit les combats passe pour un couard, un faible, un incapable, il risque de ne plus être respecté par ses sujets. Pour les tyrans, c’est-à-dire pour les fabricants, la guerre est un domaine connu. L’armée démocratique en revanche est composée de diffuseurs qui, en temps de paix, bâtissent leurs fortunes en créant des réseaux, des liens toujours plus profonds et étendus entre les hommes et les peuples, et même quand la guerre leur apparaît nécessaire les démocrates s’arrangent le plus longtemps possible pour en confier la conduite à des tiers, à des mercenaires qui se battent sans conviction et que l’ennemi peut facilement retourner par l’argent. Quand un démocrate n’a plus d’autre choix qu’enfiler le costume de soldat, la guerre dans laquelle il entre est un domaine qui lui est absolument étranger.


26 - Pour toutes ces raisons, économiques, politiques, sociales, militaires, voici les décisions que j’ai prises.


Sur le plan économique, d’abord, il est urgent de mettre fin au rétrécissement de la classe moyenne athénienne, car nous ne pourrons pas survivre longtemps avec une classe pauvre exponentielle totalement dépendante du bon vouloir d’une classe de riches condamnés au pillage et à la spéculation. Nous ne devons pas aider les pauvres. Nous ne devons pas davantage aider les riches. Les seuls que nous devons aider, ce sont les Athéniens moyens, c’est-à-dire ceux dont la richesse, fruit de leurs productions attiques, s’amenuise en même temps que grossit celle des riches au point qu’ils ne peuvent même plus s’offrir l’essentiel, mais reste trop importante pour ne pas attirer les convoitises de la masse des pauvres de plus en plus imposante et agitée. Les pauvres doivent comprendre que les aides de l’Etat qu’ils perçoivent ne sont pas un dû, mais un prêt : l’Etat leur donne le droit de vivre à condition qu’ils manifestent concrètement leur volonté de faire vivre l’Etat, un homme qui se contente de percevoir ces aides sans exprimer le moindre effort de réflexion, de choix, d’investissement pour l’Etat, ne mérite que l’ostracisme. Les riches de leur côté doivent comprendre que s’il est naturel d’aider un lapin à acquérir un terrier, il est aussi naturel de combattre un lapin qui cherche à acquérir dix terriers, vingt terriers, trente terriers, parce que ce lapin qui possède trente terriers condamne vingt-neuf autres lapins à l’errance alors qu’il ne pourra jamais habiter les trente terriers simultanément ; par ailleurs, le développement de leur richesse étant possible grâce à la flotte de l’Etat, il est légitime que l’Etat leur réclame une part des bénéfices.


27 - Sur le plan politique, nous ne devons pas nous tromper sur l’orientation des réflexions, des choix, des investissements, des parts de bénéfices réclamés à chacun. J’ai dit que la tyrannie ne s’intéresse qu’à la qualité, tandis que la démocratie ne s’intéresse qu’à l’ingénierie. A l’origine de cette divergence d’intérêts se trouve une raison économique : le tyran maîtrise toute la chaîne de production de ses marchandises, qui lui coûte très cher, tandis que le démocrate veut baisser les coûts et pour cela est obligé de délocaliser dans des pays où la matière première et la main d’œuvre sont moins chers, cela implique que le tyran produit peu mais que ses marchandises résistent à l’usage et au temps tandis que le démocrate produit énormément mais que ses marchandises doivent être renouvelées régulièrement car elles sont peu fiables. Par essence, le tyran est un inventeur, tandis que le démocrate n’est qu’un planificateur, il développe, améliore, amplifie, oui, mais il n’invente rien. La chance d’Athènes réside actuellement dans le fait que les tyrannies qui l’entourent sont assoupies, mais cela ne durera pas toujours. Les réflexions, les choix, les investissements, les parts de bénéfices que l’Etat athénien impose à chaque citoyen doivent donc être prioritairement destinés aux producteurs d’Attique les plus inventifs, et tant pis si ces producteurs inventifs ne sont pas les plus démocrates. Athènes doit fabriquer ce que les clérouques, pour des raisons bassement financières, ne voudront jamais fabriquer, mais qu’ils seront contraints de fabriquer malgré tout s’ils ne veulent pas être ruinés. Athènes doit jouer le rôle du tyran qui impose la qualité de ses produits locaux attiques, face à des clérouques qui passent leur temps à calculer les ratios entre rentabilité, sophistication et délocalisation en oubliant de réfléchir à la nature et à la finalité des produits.


28 - Cette politique aura des conséquences très positives sur le plan social. Que l’Etat utilise ses capitaux en achetant la pierre, le bronze, l’ivoire, l’or, l’ébène, le cyprès, et alors les charpentiers athéniens, les maçons athéniens, les forgerons athéniens, les tailleurs de pierre athéniens, les teinturiers athéniens, les orfèvres athéniens, les ébénistes athéniens, les peintres athéniens, les brodeurs athéniens, les tourneurs athéniens, les voituriers athéniens, les charrons athéniens, les cordiers athéniens, les tireurs de pierre athéniens, les bourreliers athéniens, les paveurs athéniens, les mineurs athéniens, aujourd’hui au chômage parce que leur emploi coûte plus cher que les charpentiers, maçons, forgerons, tailleurs de pierre, teinturiers, orfèvres, ébénistes, peintres, brodeurs, tourneurs, voituriers, charrons, cordiers, tireurs de pierre, bourreliers, paveurs, mineurs de Thrace, d’Ionie, des Sporades ou d’Eubée, toute cette main d’œuvre athénienne inutilisée qui grossit la masse grondante et incontrôlable des pauvres, sera de nouveau la classe moyenne qui dynamisera l’Athènes de demain. Nous avons vaincu à Salamine parce que nous étions unis contre l’ennemi perse et concentrés sur le seul territoire de l’Attique, aujourd’hui nous ne sommes plus que des pauvres très pauvres et des riches très riches animés par des motifs personnels et dispersés sur un territoire qui s’étend de la Sicile à Chypre, de la Colchide à l’Egypte, ceux qui restent à Athènes ne produisent rien et ceux qui s’expatrient réclament des moyens pour s’implanter toujours plus loin en territoire perse, égyptien, sicilien, carthaginois ou étrusque en rêvant de transformer leurs clérouquies en territoires indépendants, avec des frontières qui ne laisseraient passer que ce qui les intéresse personnellement, car, ainsi que je l’ai dit précédemment, ils ne sont, soit par calcul soit par ignorance, que des tyrans qui refusent de s’assumer comme des tyrans. Avons-nous naguère protégé les exploitations attiques contre l’expansionnisme perse pour mener finalement ces exploitations attiques à la ruine ? Avons-nous naguère libéré l’Egée contre un unique tyran perse pour mettre à la place une multitude de tyrans autoproclamés ? La démocratie, est-ce contraindre des Attiques à composer avec des Thraces, des Thraces avec des Ioniens, des Ioniens avec des Sporadiens, des Sporadiens avec des Eubéens et des Eubéens avec des Attiques ? Ou est-ce laisser la liberté à chacun de se confronter ou non à un Attique indépendant, une Thrace indépendante, une Ionie indépendante, une Sporadie indépendante et une Eubée indépendante ? Nous n’avons qu’une solution pour sortir de ce dilemme, nous devons reproduire à l’échelle de l’Egée ce que naguère les riches qui renversèrent Hippias réussirent en Attique : au lieu d’instaurer une assemblée dont le fonctionnement permette à l’un de ses membres d’émerger et de devenir un nouveau tyran, tous les Athéniens doivent adopter des lois qui les contraignent à demeurer des égaux, et à n’accorder des distinctions sociales qu’en fonction de l’utilité commune. En valorisant à nouveau la classe moyenne restée en Attique, et non plus la classe des riches dont la majorité sont des clérouques, ni la classe des pauvres, nous satisferons les deuxièmes en leur offrant une clientèle attique plus large, nous permettrons aux troisièmes qui le veulent d’échapper à la pauvreté en accédant au rang de la classe moyenne, et nous soulagerons les premiers de la pression des clérouques en leur permettant d’avoir à nouveau un poids politique.


29 - Sur le plan militaire enfin, les Athéniens doivent se souvenir que si la sophistication de leurs trières et l’inventivité de leurs stratèges ont permis la victoire de l’Eurymédon jadis contre le tyran perse, la même sophistication et la même inventivité ont échoué en Egypte il y a quelques années contre le même tyran perse. Le complexe militaro-industriel qui domine toute l’économie actuelle athénienne n’est pas un gage de suprématie offensive ou défensive, au contraire les armes qu’il produit nous obligent à entretenir la guerre pour les écouler, c’est-à-dire à entretenir des mauvaises relations avec nos voisins que cela inquiète, et jusqu’à présent cette guerre que nous entretenons a été victorieuse ou nous a causé des désastres limités seulement parce que l’ennemi est faible ou parce que les éléments sont avec nous : nos trières, nos épées, nos boucliers sont dangereux par leur nombre mais nullement par leurs propriétés intrinsèques. Si nous voulons éviter que le scénario face à Artaxerxès Ier en Egypte se reproduise demain en Attique, nous devons impérativement et immédiatement casser ce complexe militaro-industriel, en diminuant la proportion de bois, fer et bronze produits par les clérouques à destination militaire. Nous devons remplacer nos escadres composites qui donnent une fausse impression de supériorité menaçante à nos voisins et de sécurité à nous-mêmes, par des escadres plus confidentielles et plus homogènes réalisées par un unique maître d’œuvre. Cessons de consacrer tout l’or grec, directement ou indirectement, à des fins d’armements de facture douteuse : dépensons une partie seulement de cet or, et dépensons-le bien. C’est dans cette perspective qu’il y a quelques années j’ai commencé à détourner une partie de ce trésor jusqu’alors destiné à des buts exclusivement militaires, à des fins de constructions civiles à Athènes et à Eleusis. J’assume pleinement cette décision et je déclare même que nous devons l’accentuer, car ainsi non seulement nous redonnons du travail, donc du pouvoir d’achat, aux Athéniens d’Attique, mais en supplément nous évitons des pertes financières aux clérouques puisque nous continuons à leur acheter la même quantité de bois, de bronze, de fer ; nos voisins quant à eux ne nous regardent plus comme des prédateurs menaçants mais comme d’éventuels partenaires commerciaux, alors que les nouvelles trières que nous projetons seront en réalité beaucoup plus redoutables que celles d’aujourd’hui car conçues et réalisées comme celles de Salamine par des chaînes de fabrication uniques. Athènes aujourd’hui éducatrice de la Grèce, la Grèce deviendra ainsi demain éducatrice du monde. Car les batailles dont les conséquences sont les plus durables ne sont pas celles que mènent les militaires, mais celles que mènent souterrainement, silencieusement, inconsciemment, les marchands qui vendent les produits grecs dans les pays barbares, parce que ces produits grecs portent en eux la culture grecque : si demain des militaires grecs battent l’armée perse dans une Anatolie, une Phénicie ou une Egypte qui utilisent l’étalon monétaire grec, parlent la langue grecque, prient des dieux grecs, leur victoire ressemblera à celle des militaires athéniens qui battirent l’armée perse à Marathon et à Salamine, un ultime coup de balai sur une armée qui, pour la population locale acquise au fil du temps à la culture du vainqueur, apparaissait comme une armée étrangère.


30 - C’est pour cela que je me tourne vers toi, ô Sophocle, pour te demander de contribuer à mon projet. Des citoyens athéniens désireux de réduire l’influence des démocrates radicaux en même temps que l’influence de Sparte partiront vers toutes les cités de la Ligue, pour leur proposer la création d’une grande assemblée panhellénique chargée d’assurer la sûreté de la navigation en Egée et la concorde entre tous les Grecs. Cinq d’entre eux iront au-devant des Grecs d’Anatolie, ioniens et doriens. Cinq autres iront vers la Thrace et l’Hellespont jusqu’à Byzance. Cinq autres iront vers l’Eubée et la Thessalie. Les cinq derniers iront de Béotie en Phocide et en Acarnanie. Il serait bon, pour que la renommée de cette ambassade retentît dans tout l’univers, que le plus grand poète de Grèce y participât. La Grèce avec Athènes pour capitale, aura alors les moyens de se tourner vers son dernier ennemi, les pédiens de l’Eurotas, pour les subjuguer en même temps que nos voisins perse, égyptien, sicilien, carthaginois, étrusque, par l’arme invincible de sa grandeur.

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(1) "pedieÚj/de la plaine".

(2) "par£lioj/de la côte".

(3) "¢gor£/lieu de réunion", d’où "lieu de marché, de justice, de débat public".

(4) "tÚrannoj".

  

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