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-446 : La paix de Trente Ans

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

Le projet de Périclès

Lettre de Périclès

Lexpédition de Samos

Vers la guerre

-441 à -440 : l’expédition de Samos


On se souvient que juste après la prise de Byzance en -478, les capitaines des puissantes flottes de Chio, de Lesbos et de Samos ont demandé à Athènes de prendre la tête de la coalition grecque contre la Perse, cette demande étant motivée par le comportement arrogant du Spartiate Pausanias dont on soupçonnait qu’il négociait secrètement avec les Perses pour assurer, avec l’aide de ces derniers, sa domination sur toute la Grèce ("Les stratèges grecs et leurs capitaines de navires, surtout ceux de Chio, de Samos et de Lesbos, pressèrent Aristide de prendre le commandement général et de recevoir sous sa sauvegarde les alliés, qui désiraient depuis longtemps abandonner les Spartiates et se soumettre aux Athéniens", Plutarque, Vie d’Aristide 39). La démarche des capitaines de Chio, Lesbos et Samos a abouti à la création de la Ligue de Délos en -477, Athènes prenant le commandement de cette Ligue, et, en remerciement de la confiance accordée par les capitaines de ces trois îles, laissant à celles-ci leur autonomie, leurs constitutions respectives, leur indépendance militaire : c’est ainsi que Chio, Lesbos et Samos, sont devenues les avant-postes de la Ligue de Délos face à la Perse ("Prenant en mains le pouvoir suprême, Athènes imposa à ses alliés une domination tendant vers la tyrannie, sauf à Chio, Lesbos et Samos, qu’elle considérait comme les gardiens de son empire, ce qui explique pourquoi elle laissa intactes les constitutions de ces trois îles et l’autorité qu’elles avaient sur leurs sujets", Aristote, Constitution d’Athènes 24). Le soulèvement de Samos en -441 contre Athènes est donc une affaire extrêmement grave, puisqu’il témoigne d’un renversement total de l’opinion des Samiens sur les Athéniens par rapport à -478, et qu’il ouvre une brèche dans le dispositif défensif grec face à la Perse. Le nombre très important de navires que les Athéniens enverront vers Samos jusqu’à leur victoire finale en -440, prouve qu’ils sont bien conscients de cette gravité.


L’origine du conflit est insignifiante. Officiellement, il trouve sa source dans une querelle piteuse entre la cité de Samos et la cité de Milet : les commerçants de ces deux cités se sont accusés mutuellement de monopoliser l’agora de Priène la cité voisine, Athènes a pris le parti de Milet, les Samiens se sont naturellement soulevés contre Athènes ("Cinq ans après [la signature de la paix de Trente Ans], une guerre éclata entre Samos et Milet au sujet de Priène. Les Milésiens en difficulté envoyèrent des représentants à Athènes et se plaignirent vivement des Samiens. Des citoyens de Samos même qui souhaitaient un changement de régime appuyèrent leur requête. Alors, avec une flotte de quarante navires, les Athéniens firent voile vers Samos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.115). Officieusement, les adversaires de Périclès l’accusent d’avoir engagé Athènes aux côtés de Milet simplement pour faire plaisir à Aspasie, sa maîtresse d’origine milésienne ("Quelque temps après, les Athéniens ayant conclu avec les Spartiates une trêve de trente ans, Périclès déclara la guerre aux Samiens. Il donna pour prétexte leur refus d’obéir à l’ordre de pacifier leurs différends avec les Milésiens. Mais certains pensent qu’il ne fit la guerre à Samos que pour complaire à Aspasie", Plutarque, Vie de Périclès 24 ; "Pour revenir à la guerre de Samos, on accuse Périclès d’avoir, à la prière d’Aspasie, poussé les Athéniens à prendre parti pour les Milésiens. Ces deux cités étaient en guerre au sujet de celle de Priène. Les Samiens ayant eu l’avantage, les Athéniens leur ordonnèrent de mettre bas les armes, et de venir discuter devant eux leurs prétentions. Ils refusèrent", Plutarque, Vie de Périclès 25). Diodore de Sicile parle de cet événement dans son paragraphe consacré à l’archontat de Timoclès, c’est-à-dire entre juillet -441 et juin -440 ("Timoclès étant archonte d’Athènes, les Romains eurent pour consuls Larinus Herminius et Titus Stertinius Stuctorus. Vers cette époque, les Samiens, en dispute avec les Milésiens sur la possession de Priène, leur firent la guerre et se séparèrent en même temps des Athéniens qu’ils crurent favorables à ceux de Milet", Bibliothèque historique XII.27).


Selon la notice de la tragédie Antigone de la Bibliothèque d’Alexandrie rédigée par le conservateur Aristophane de Byzance au début du IIème siècle av. J.-C., Sophocle auteur de cette tragédie est l’un des stratèges qui participent à l’expédition d’Athènes contre les Samiens révoltés, il doit sa nomination précisément au succès de sa pièce Antigone ("On dit que Sophocle a été jugé digne de sa stratégie à Samos parce qu’il avait obtenu la victoire suite à la représentation de son Antigone, qui fut sa trente-deuxième pièce"). Strabon confirme la présence de Sophocle dans cette expédition, aux côtés de Périclès ("Dans une première expédition, dont Périclès partagea le commandement avec le poète Sophocle, les Athéniens châtièrent cruellement la défection des Samiens en imposant à leur cité toutes les rigueurs d’un siège", Strabon, Géographie, XIV, 1.18). Nous avons vu dans notre premier aliéna que la nomination de Sophocle à la stratégie a une cause politique, et non une cause militaire. Périclès est tout à fait conscient de la totale incompétence de Sophocle en matière militaire, incompétence dont le poète va témoigner à plusieurs occasions durant le conflit qui commence, et Sophocle de son côté connaît l’opinion que Périclès a de lui. Si Périclès ne s’est pas opposé à la nomination de Sophocle, s’il l’a probablement même encouragée, c’est parce qu’il estime que ce dernier sera moins dangereux près de lui à Samos, que demeurant loin de lui à Athènes à écrire d’autres œuvres du genre d’Antigone entretenant le souvenir de Thoukydidès récemment ostracisé. Une autre raison est peut-être que Périclès veut mettre Sophocle face à ses responsabilités : en l’obligeant à l’action, et non plus à se contenter de l’accuser tacitement d’être un tyran tel Créon dans Antigone, il veut lui montrer que critiquer est plus facile que gouverner, et que le sophiste démagogue le plus méprisable est davantage celui qui manipule les foules par des discours faciles dénonçant les misères d’une minorité, que celui qui manipule les foules pour assurer par des actes concrets les intérêts de la majorité.


Nous pouvons décomposer les opérations en cinq phases.


Première phase. Arrivé à Samos, Périclès agit avec une impitoyable brutalité. Il renverse le gouvernement oligarchique en place et instaure un régime démocratique favorable à Athènes. Pour punir les habitants de leur soulèvement, il décrète que désormais Samos n’aura plus un statut privilégié au sein de l’empire athénien, elle sera considérée de la même façon que tous les autres membres de la Ligue athénienne, obligée de payer le phoros : il fixe sa contribution à quatre-vingt talents. Et pour être sûr que les Samiens ne se révolteront plus, il exile plusieurs dizaines d’entre eux vers Lemnos et installe une garnison athénienne sur l’île. Certains Samiens demandent grâce. Pissouthnès le satrape perse de Lydie, fils d’Hystaspès le fils aîné de Xerxès Ier (autrement dit Pissouthnès est le neveu d’Artaxerxès Ier ; sur Hystaspès père de Pissouthnès nous renvoyons à notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse), se propose comme médiateur, en vain. Périclès rentre ensuite à Athènes avec la flotte athénienne ("Les Athéniens établirent dans l’île un régime démocratique et prirent comme otages cinquante enfants samiens et un nombre égal d’hommes qu’ils placèrent en résidence à Lemnos. Puis ils se retirèrent en laissant une garnison à Samos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.115 ; "Périclès abolit le gouvernement oligarchique, prit pour otages cinquante des principaux citoyens, avec un pareil nombre d’enfants, et les expédia vers Lemnos. On dit que chacun de ces otages voulut lui donner un talent pour avoir sa liberté, que ceux qui craignaient le gouvernement démocratique lui offrirent aussi plusieurs talents, enfin le Perse Pissouthnès qui favorisait les Samiens lui envoya dix mille statères d’or pour l’engager à les grâcer. Périclès refusa tout. Il traita les Samiens comme il l’avait d’abord résolu, et après leur avoir donné un gouvernement populaire il s’en retourna", Plutarque, Vie de Périclès 25 ; "Périclès ayant abordé dans l’île, se rendit bientôt maître de la cité et y établit le gouvernement démocratique. Il exigea d’elle quatre-vingts talents de contribution et autant de jeunes hommes pour otages. Il laissa ceux-ci en dépôt chez les Lemniens et apporta lui-même à Athènes, en peu de jours, la nouvelle de son expédition terminée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XII.27).


Deuxième phase. Evidemment, la brutalité de Périclès achève de radicaliser la position des Samiens. Quelques uns d’entre eux, réfugiés sur le continent, décident Pissouthnès à intervenir. Celui-ci prend-il sa décision seul, ou avec l’assentiment de son oncle le Grand Roi Artaxerxès Ier ? Mystère. Toujours est-il qu’en envoyant sept cents hommes libérer les otages samiens sur l’île de Lemnos et capturer la garnison athénienne stationnée à Samos, il suit la politique du diviser-pour-mieux-dominer inaugurée naguère par Darius Ier et reprise par Artaxerxès Ier lors de son accession au trône. Les Samiens recouvrent ainsi leur indépendance sur leur île et se préparent à une guerre totale contre Athènes ("Des Samiens refusèrent de s’incliner devant le fait accompli et se réfugièrent sur le continent. Ils s’entendirent avec quelques-uns des plus riches citoyens de Samos et conclurent une alliance avec Pissouthnès fils d’Hystaspès qui était à ce moment gouverneur de Sardes. Ils réunirent une troupe de sept cents hommes et débarquèrent un soir à Samos. Ils soulevèrent d’abord la population contre le parti démocratique et arrêtèrent presque tous les membres de ce parti. Puis un coup de main leur permit de reprendre les otages à Lemnos et ils rompirent avec Athènes. Ils livrèrent à Pissouthnès la garnison et les fonctionnaires athéniens établis chez eux et préparèrent aussitôt une expédition contre Milet", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.115 ; "A peine Périclès fut parti que les Samiens, dont Pissouthnès avait enlevé furtivement les otages, se révoltèrent, et se préparèrent à la guerre", Plutarque, Vie de Périclès 25 ; "Cependant il s’éleva à Samos une sédition violente au sujet de la démocratie, qui était au goût des uns tandis que les autres voulaient rétablir l’oligarchie. Ces derniers s’embarquèrent pour l’Asie et ils allèrent jusqu’à Sardes demander du secours à Pissouthnès, satrape des Perses dans cette province. Pissouthnès leur donna sept cents hommes par lesquels il comptait s’emparer lui-même de Samos. Les Samiens, auteurs de l’entreprise, revinrent dans leur île avec le secours qu’on leur avait prêté et, entrant la nuit dans la cité avec la complicité des citoyens de leur parti, ils se rendirent bientôt maîtres de Samos et en chassèrent tous ceux qui leur étaient opposés. Ils allèrent enlever leurs otages laissés à Lemnos et revenant aussitôt ils fortifièrent leur île et se déclarèrent ennemis des Athéniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XII.27). Apprenant la nouvelle, Périclès reprend la mer avec la flotte athénienne ("Périclès, s’étant aussitôt rembarqué, marcha contre [les Samiens]. Il les trouva non pas inactifs et apeurés, mais bien déterminés à combattre et à disputer l’empire de la mer", Plutarque, Vie de Périclès 25). Pressentant que la bataille sera dure, il juge prudent de verrouiller l’accès à la mer Egée en positionnant une escadre au large de la Carie pour empêcher la venue éventuelle d’une flotte perse de secours en provenance de la côte sud anatolienne ou du Levant, et de demander l’aide des flottes de Chio et de Lesbos. Fin politicien, Périclès veut par cette demande obliger Chio et Lesbos à prendre position : soit avec Athènes contre Samos, soit avec Samos contre Athènes. Il détache donc seize navires de la flotte athénienne : une partie de ces seize navires se dirige vers la Carie au sud, l’autre partie se dirige vers Chio et Lesbos au nord ("Quand les Athéniens apprirent ce qui s’était passé, ils envoyèrent à Samos une flotte de soixante navires. Seize bâtiments de cette flotte ne furent pas engagés devant Samos : les uns se dirigèrent vers la Carie pour surveiller les mouvements de la flotte phénicienne, les autres firent voile vers Chio et Lesbos pour y chercher du renfort", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.116). Sophocle commande l’escadre en route pour Chio et Lesbos. Périclès a sans doute estimé que c’était la mission la moins risquée sur le plan militaire, et nécessitant des talents diplomatiques, donc la mieux adaptée aux qualités du poète. Ce dernier débarque à Chio où il rencontre le tragédien Ion. Cette rencontre est racontée par Ion lui-même dans un long passage de son livre Les séjours, dans lequel Ion évoque les séjours des grands hommes sur son île, œuvre perdue mais dont le passage relatif à Sophocle est repris intégralement par Athénée de Naucratis : Sophocle y apparaît comme un érudit qui remet à sa place un pseudo-intellectuel érétrien en même temps qu’il séduit un jeune garçon, ironique et amer sur lui-même en définissant la stratégie employée pour séduire ce jeune garçon comme un palliatif à son incompétence en stratégie militaire clairement dénoncée par Périclès ("Dans son livre intitulé Les séjours, le poète Ion dit : “J’ai rencontré Sophocle le poète à Chio : il naviguait vers Lesbos comme stratège. Quand il avait bu, c’était un homme très enjoué et spirituel. Un jour, un ami de Chio, Hermésilaos, proxène d’Athènes, le convia à un banquet. A un moment, debout près du feu, un jeune garçon lui versa du vin. Comme il rougissait, Sophocle lui dit ces mots : « Veux-tu que je boive avec plaisir ? ». Comme le garçon répondait par l’affirmative, le poète lui dit : « Alors, donne-moi ma coupe puis reprends-la moi avec une infinie lenteur ». Le garçon se mit à rougir davantage et Sophocle dit à l’homme qui partageait sa banquette : « Comme Phrynichos a trouvé les mots justes : ″Sur ses joues écarlates brille la lumière de l’amour″ ». Aussitôt, un homme venu d’Erétrie, expert en littérature, lui rétorqua : « Tu es certainement très versé en poésie, Sophocle, mais je pense que Phrynichos ne s’est pas bien exprimé en qualifiant d’″écarlates″ les joues du beau garçon. Si un peintre enduisait d’une couleur rouge les joues de ce personnage, il perdrait sa beauté. Non, il ne faut pas confondre le beau et le laid ! ». En riant fort, Sophocle répondit à l’Erétrien : « Alors, étranger, tu ne vas pas aimer ce vers de Simonide que les Grecs trouvent pourtant sublime : ″De sa bouche écarlate, la jeune fille fit retentir sa voix″, ni celui-ci d’un autre poète : ″Apollon à l’éclatante chevelure dorée″, parce que si un artiste colorait d’un or très vif la chevelure du dieu au lieu de la peindre en noir, l’œuvre serait très laide, si l’on te suit. Tu dois détester aussi : ″Les doigts de rose″, car si on plonge les doigts dans de la peinture rose on obtient des mains de teinturier, pas celles d’une jolie femme ». Au milieu des rires, l’Erétrien ne sut quoi répondre à la brillante répartie de Sophocle, qui reprit sa conversation avec le jeune échanson. Alors que celui-ci tentait d’enlever un brin de paille avec le petit doigt, le poète demanda au garçon s’il distinguait la paille. Et comme il disait oui, Sophocle lui répondit : « Souffle dessus pour le sortir, je ne veux pas que tu te mouilles les doigts ! ». Le garçon se pencha sur la coupe et, soudain, Sophocle approcha ses lèvres des siennes, si bien que leurs deux têtes furent l’une à côté de l’autre. Et quand il fut tout près du garçon, il le prit dans ses bras et l’embrassa. Tout le monde se mit à applaudir le poète qui avait agi d’une manière si subtile. Sophocle leur dit alors : « Mes chers hôtes, je m’exerce à la stratégie, depuis que Périclès m’a déclaré qu’en poésie je suis génial mais qu’en matière stratégique je suis nul. Ne pensez-vous pas que mon stratagème avait du bon ? »”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.81). Pendant que Sophocle disserte et folâtre ainsi avec des jeunes garçons sur l’île de Chio, Périclès affronte avec les navires qui lui restent la flotte des révoltés au large de Samos, près de l’îlot de Tragia, où il remporte la victoire ("C’est donc avec seulement quarante-quatre navires que, sous les ordres de Périclès entouré des autres stratèges, les Athéniens livrèrent bataille devant l’îlot de Tragia à la flotte de Samos qui comptait soixante-dix navires parmi lesquels vingt transports de troupes. Cette flotte revenait de Milet. Les Athéniens remportèrent la victoire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.116 ; "Les deux flottes se livrèrent un grand combat près de l’îlot de Tragia. Périclès, qui n’avait que quarante-quatre navires, remporta la victoire et défit entièrement soixante-dix navires ennemis, dont vingt étaient des navires de troupes", Plutarque, Vie de Périclès 25). Sophocle arrive après la bataille avec vingt-cinq navires, autrement dit avec les siens ajoutés à ceux de Chio et Lesbos qu’il a été chercher en renfort, sa mission diplomatique vers Chio et Lesbos a donc été un succès ("Peu après [la bataille devant l’îlot de Tragia], quarante navires d’Athènes et vingt-cinq de Chio et Lesbos arrivèrent en renfort", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.116). Dans la foulée de sa victoire navale, Périclès débarque sur l’île, bouscule les Samiens jusqu’aux portes de leur cité, dont il commence le siège ("Les assaillants débarquèrent et, après avoir livré à terre un combat victorieux, ils investirent la cité en l’entourant d’un mur sur trois côtés. Ils bloquèrent d’autre part la place par mer", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.116 ; "Profitant de sa victoire, Périclès s’empara du port de Samos, et mit le siège devant la cité. Les Samiens se défendirent avec vigueur, ils tentèrent même des sorties et combattirent devant leurs murailles. Cependant une nouvelle flotte venue d’Athènes resserra les Samiens de tous les côtés", Plutarque, Vie de Périclès 26).


Troisième phase. Une rumeur se répand, probablement en provenance de l’escadre stationnée au large de la Carie, de l’arrivée d’une flotte phénicienne au secours des Samiens assiégés. Périclès part précipitamment vers la Carie, au devant de cette possible flotte phénicienne, en laissant sur place un petit contingent ("Périclès préleva soixante navires sur la flotte mouillée devant Samos et fit vole en toute hâte vers Caunos et la Carie, car il avait appris qu’une escadre phénicienne approchait. Le Samien Stésagoras et quelques autres avec lui avaient en effet quitté Samos avec cinq navires pour rejoindre les Phéniciens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.116 ; "Périclès, ayant pris avec lui soixante navires, s’avança dans la mer extérieure pour aller, disent la plupart des historiens, au-devant d’une flotte phénicienne qui venait au secours des Samiens, et la combattre le plus loin qu’il pourrait de Samos", Plutarque, Vie de Périclès 26 ; "Laissant une partie de sa flotte devant la place, Périclès se détacha avec le reste pour aller au devant des navires Phéniciens, que les Perses envoyaient au secours de l’île", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.27). Sophocle reste sur place avec ce petit contingent, Périclès ayant à nouveau estimé que, les Samiens étant assiégés et abattus, c’est la mission la moins risquée sur le plan militaire, donc la mieux adaptée au poète. Mais le calcul de Périclès s’avère faux. Pendant que celui-ci manœuvre au large de la Carie à la recherche de cette hypothétique flotte phénicienne dont on finit par admettre, trop tard, qu’elle n’existe pas, les Samiens reprennent espoir. Voyant les Athéniens qui les assiègent en moins grand nombre, ils se rangent derrière leur chef le philosophe Mélissos, l’illustre disciple de Parménide et Xénophane, et tentent une sortie. Suidas, dans une des notices biographiques de sa Lexicographie, confondant maladroitement "Mélissos/Mšlissoj" avec "Mélètos/Mšlhtoj" qui sera l’un des auteurs du renversement de la démocratie athénienne en -403 et de son remplacement par le régime des Trente, et aussi le futur accusateur de Socrate, nous apprend que cet ultime soulèvement des Samiens a lieu lors de la quatre-vingt-quatrième olympiade, c’est-à-dire entre juillet -444 et juin -440 ("[Mélissos], qui était stratège du côté samien, livra un combat naval contre le poète tragique Sophocle lors de la quatre-vingt-quatrième olympiade", Suidas, Lexicographie, Mélètos M496). Apollodore, cité par Diogène Laërce, confirme cette date ("Mélissos fils d’Ithagénès fut disciple de Parménide. Il eut aussi des entretiens sur la philosophie avec Héraclite, qui le recommanda aux Ephésiens dont il était inconnu […]. Il fut aussi un homme politique dont la conduite était digne d’estime aux yeux de ses concitoyens. Comme commandant de la flotte, il se comporta de manière à sublimer sa vertu naturelle […]. Apollodore dit qu’il connut sa plus grande gloire durant la quatre-vingt-quatrième olympiade", Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres IX.24). Comme nous avons vu que Diodore de Sicile situe la révolte samienne sous l’archontat de Timoclès, c’est-à-dire entre juillet -441 et juin -440, on en déduit que Suidas et Apollodore désignent plus particulièrement la quatrième année de la quatre-vingt-quatrième olympiade, qui correspond effectivement à l’archontat de Timoclès. L’attaque conduite par Mélissos est un succès : les Samiens dispersent les Athéniens restés sur l’île et rouvrent l’accès de la mer, ainsi ils peuvent chercher du secours auprès de leurs compatriotes réfugiés sur le continent asiatique et auprès de Pissouthnès ("Les insulaires, ayant vu le gros détachement que Périclès emmenait avec lui, jugèrent cette circonstance favorable pour attaquer le reste de sa flotte et l’ayant en effet battue, ce succès les flatta beaucoup et ils conçurent de grandes espérances pour la suite", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.28). Evoquant cette dernière victoire samienne, Plutarque dénonce l’inexpérience des Athéniens à qui Périclès a confié la poursuite du siège, dont Sophocle ("A peine Périclès eut pris la mer, que Mélissos fils d’Ithagénès, philosophe éminent et alors stratège des Samiens, méprisant le petit nombre de navires que Périclès avait laissés et l’inexpérience de ceux qui les commandaient, persuada ses concitoyens d’aller les attaquer. Un combat eut lieu où les Samiens vainqueurs firent un grand nombre de prisonniers et coulèrent plusieurs bâtiments ennemis. Ayant de nouveau accès à la mer, ils se munirent de tout ce qui leur manquait pour être en état de soutenir le siège", Plutarque, Vie de Périclès 26). Thucydide est encore plus cruel dans son jugement, en disant sèchement que le camp des Athéniens "est sans défense/¥fraktoj", suggérant que la nullité militaire de Sophocle est telle que sa présence ou sa non présence sur les lieux n’a aucune importance dans l’issue de la bataille ("Les Samiens saisirent l’occasion pour opérer à l’improviste une sortie vers le large. Ils assaillirent le camp athénien, qui était sans défense, détruisirent les navires de garde et défirent le reste de la flotte, qui essayait de les arrêter. Pendant quatorze jours environ, ils furent maîtres de la mer autour de leur île et purent ainsi faire entrer ou sortir tout ce qu’ils voulurent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.117).


Quatrième phase. Apprenant le sursaut des Samiens, Périclès fait demi-tour et revient au plus vite vers Samos ("Périclès apprenant la nouvelle de la défaite revint sur ses pas et rassembla la flotte nécessaire pour détruire définitivement celle des ennemis", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.28). Il disperse la flotte ennemie de Mélissos et rétablit le siège ("Périclès, informé de la défaite du contingent resté à Samos, se hâta de revenir à son secours. Il battit Mélissos venu à sa rencontre, força les ennemis à se renfermer dans leur cité, dont il renforça le blocus, aimant mieux la réduire avec plus de temps et de dépenses que d’exposer ses troupes à des dangers et d’acheter la victoire au prix de leur sang", Plutarque, Vie de Périclès 27 ; "Au retour de Périclès, la flotte athénienne rétablit le blocus", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.117). Il reçoit plusieurs flottes de renfort, dont une flotte athénienne conduite par Hagnon qui sera son principal défenseur dans l’affaire du décret de Dracontidès comme nous l’avons vu dans notre premier alinéa, par Phormion qui s’illustrera devant Potidée à partir de -432 et qui sera l’un des meilleurs stratèges athéniens du début de la deuxième guerre du Péloponnèse, et par un mystérieux "Thucydide" ("D’Athènes arrivèrent Thucydide, Hagnon et Phormion, avec une flotte de quarante navires. Tlépolémos et Anticlès arrivèrent d’autre part avec vingt navires, qui furent suivis de trente autres venant de Chio et Lesbos", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.117 ; "Ainsi Périclès reçut encore d’Athènes soixante navires qui lui furent confiés immédiatement, et trente autres de Chio et de Mytilène de Lesbos. Avec un tel accroissement de forces, il entoura la cité par mer et par terre, et la pressa par des attaques continuelles", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.28) qui est non pas Thoukydidès l’adversaire politique de Périclès ostracisé vers -443 pour une période de dix ans, mais très probablement son homonyme apparenté, l’historien Thucydide, sur lequel nous reviendrons longuement dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse : selon Pamphile il a environ trente ans en -440 ("Hellanicos, Hérodote, Thucydide, tous trois historiens, florirent avec éclat presque dans le même temps, et ils se suivaient en âge. En effet, au commencement de la guerre du Péloponnèse [en -431], Hellanicos paraît avoir eu soixante-cinq ans, Hérodote cinquante-trois, Thucydide quarante. On peut consulter sur ce sujet le livre XI de Pamphile", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.23) et est donc suffisamment âgé pour commander une escadre (les hommes issus des grandes familles athéniennes peuvent facilement obtenir un commandement malgré leur jeune âge : dans notre paragraphe sur la paix de Nicias, nous verrons par exemple qu’Alcibiade sera stratège dans une expédition vers le nord du Péloponnèse en -419, également âgé d’une trentaine d’années), et cette nomination au commandement d’une escadre contre Samos pourrait être une habile manœuvre politique de Périclès pour, comme avec Sophocle, apaiser la tension après l’ostracisme de son aïeul Thoukydidès et en même temps le surveiller de près. Commence alors un siège interminable, autant éprouvant pour les assiégeants que pour les assiégés. Les troupes athéniennes en effet reprochent à Périclès de ne pas tenter une attaque massive et frontale contre les Samiens, pour en finir au plus vite. Périclès est contraint, pour les calmer, d’organiser un système de relève ("Mais les Athéniens, lassés de la longueur du siège, réclamaient un assaut. Pour les contenir, [Périclès] résolut de les distraire en partageant sa flotte en huit escadres tirées au sort : celle qui tirait la fève blanche relâchaient pendant que les autres restaient occupées au blocus. On dit que cet épisode est à l’origine de l’expression ‟jour blanc” désignant un jour de plaisir, à cause de la fève blanche", Plutarque, Vie de Périclès 27 ; pour l’anecdote, cette relève s’accompagne d’une planification de la prostitution : "Alexis de Samos, dans le livre II de ses Annales de Samos ["Wrwn Samiakîn"], dit : “L’Aphrodite de Samos, que les uns appellent ‟Kalamoi” ["Kal£moi/des Roseaux"] et les autres ‟Kalousis” ["Kaloàsij/du Marais"], fut réalisées par les propres mains des prostituées athéniennes accompagnant l’armée de Périclès lors du siège de Samos, qui tirèrent d’excellents revenus de leurs charmes”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII, 31). Pour tenter de hâter la reddition des Samiens, des ingénieurs sont chargés de construire des nouvelles machines de siège, comme Artémon de Clazomènes ("L’historien Ephore dit que ce fut pendant ce siège que furent utilisées pour la première fois des machines de guerre, inventions nouvelles qui parurent merveilleuses à Périclès, dues à l’ingénieur Artémon", Plutarque, Vie de Périclès 27 ; "Il employa des machines appelées ‟béliers” et ‟tortues”, inconnues avant lui, dont l’inventeur fut Artémon de Clazomènes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.28). Pendant ce temps, que fait Sophocle ? Plutarque est catégorique : loin de s’occuper de stratégie militaire, il conte fleurette aux jeunes soldats qui l’entourent, au point que Périclès embarrassé lui rappelle qu’il n’est pas à Samos pour ça et lui demande davantage de décence, en l’accusant d’avoir les mains baladeuses ("Sophocle, au cours de l’expédition où il était stratège avec lui, louait beaucoup la beauté d’un jeune Athénien : “Sophocle, lui répliqua Périclès, un stratège doit avoir les yeux aussi purs que les mains”", Plutarque, Vie de Périclès 8). Cicéron rapporte la même chose ("Un jour que Périclès et Sophocle, désignés comme stratèges, étaient réunis pour affaires de service, un jeune garçon d’une grande beauté passa et Sophocle s’écria : “Oh ! le bel enfant, Périclès !”. “Dans l’exercice de la stratégie il ne suffit pas de garder les mains pures, les regards doivent l’être aussi”", Cicéron, Des devoirs I.40). Valère Maxime également ("Périclès, chef de l’Etat athénien, avait pour collègue dans le commandement de l’armée le poète tragique Sophocle. Or celui-ci, un jour qu’ils s’occupaient ensemble d’affaires de leur fonction, loua en termes trop vifs la beauté d’un enfant de condition libre qu’il voyait passer. Périclès, en blâmant ce manque de retenue, lui dit qu’un chef devait à la fois garantir ses mains de la souillure de l’argent et ses yeux de tout spectacle impur", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IV.3, Exemples étrangers 1). Cette accusation de Périclès mérite qu’on s’y arrête, car elle semble autant une taquinerie qu’une réprimande visant à remettre Sophocle à sa place, signifiant : "Continue à écrire des poèmes si tu veux, mais arrête de prétendre à jouer un rôle élevé en politique, car tu n’en as pas les moyens". Il s’agit effectivement d’une allusion à un ancien propos d’Aristide, mentor de Cimon auquel Sophocle était très attaché, adressé au démocrate Thémistocle, celui-ci accusant celui-là de rendre ses mains impures en amassant toujours plus d’argent (probablement à l’occasion du procès intenté par Thémistocle contre Aristide vers -477, comme nous l’avons vu dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse : "Administrateur des revenus publics, [Aristide] mit au jour les malversations de tous ceux qui avaient exercé cette charge de son temps, et de ceux même qui l’avaient précédé, dont celles de Thémistocle, “homme habile mais peu sûr de ses mains”", Plutarque, Vie d’Aristide 6 ; "Thémistocle disait un jour qu’il considérait que la plus grande qualité d’un stratège est de savoir pressentir et anticiper les desseins des ennemis. Aristide lui répondit : “Cette qualité est certes nécessaire à un stratège, mais il en existe une autre plus belle et plus digne : il doit toujours avoir les mains pures”", Plutarque, Vie d’Aristide 40) : Périclès retourne le propos d’Aristide contre Sophocle, pour lui suggérer qu’il n’est pas à la hauteur morale d’Aristide, et qu’il ne vaut pas davantage que Thémistocle, rival de son ancien ami Cimon, puisque comme Thémistocle il rend ses mains impures en tâtant les cuisses des jeunes Athéniens sous ses ordres.


Cinquième phase. Enfin, après neuf longs mois, toujours sous l’archontat de Timoclès selon Diodore de Sicile, donc en -440, les assiégés se rendent : les remparts de leur cité sont détruits, leur flotte passe sous contrôle athénien, ils doivent verser une indemnité de guerre et accepter de voir repartir certains de leurs compatriotes comme otages ("Les Samiens durent finalement capituler au neuvième mois du siège en acceptant les conditions qu’on leur imposa. Ils durent raser leurs murailles, donner des otages, livrer leurs navires et acquitter par paiements échelonnés la somme correspondant aux frais de guerre", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.117 ; "Samos se rendit enfin, après neuf mois de siège. Périclès en rasa les murailles. Il ôta aux Samiens leurs navires, exigea d’eux de très grosses sommes dont ils payèrent comptant une partie et convinrent des termes pour le reste, et donnèrent des otages comme garantie de paiement", Plutarque, Vie de Périclès 28 ; "Fatiguant sans cesse les assiégés et détruisant continuellement leurs murailles, Périclès entra enfin victorieux dans Samos. Il y punit les auteurs de la sédition et exigea des Samiens les frais du siège, qu’il monta à deux cents talents. Il leur enleva tous leurs navires et rasa le reste de leurs murs. Enfin, après y avoir établi de nouveau la démocratie, il revint dans sa patrie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XII.28). Le détail des indemnités de guerre est consigné sur la pierre, dans les documents conservés à l’état très fragmentaire sous les références 363 et 48 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques.


On peut se demander si la soumission des Samiens à Athènes est réellement une victoire.


Sur le plan militaire, il s’agit sans conteste d’une victoire. Mais sur le plan politique, rien n’est moins sûr. Car les Samiens, qui étaient depuis -477 des alliés des Athéniens, en sont désormais des ennemis, ce qui signifie qu’Athènes, pour éviter de voir tout le sud-est de la mer Egée se transformer en zone hostile, est désormais contrainte d’y assurer une présence militaire permanente. Strabon révèle que, peu de temps après la fin du siège, Athènes installe à Samos deux mille colons pour se prémunir de tout nouveau soulèvement ("Dans une première expédition, dont Périclès partagea le commandement avec le poète Sophocle, les Athéniens châtièrent cruellement la défection des Samiens en imposant à leur cité toutes les rigueurs d’un siège. Cela ne dispensa pas les Samiens de devoir accueillir plus tard eux deux mille colons athéniens", Strabon, Géographie, XIV, 1.18). Il ne faut pas oublier par ailleurs que les Samiens réfugiés sur le continent, protégés du satrape Pissouthnès, échappent à la répression des Athéniens. Ils se regroupent sur la côte en face de l’île de Samos, au lieu-dit "Anaia", et commencent à tourmenter les navires athéniens ou alliés des Athéniens qui croisent dans les parages. Thucydide raconte que, lors de la deuxième guerre du Péloponnèse, les Samiens d’Anaia seront parmi les grands fournisseurs de marins pour Sparte, et offriront un refuge à beaucoup d’ennemis d’Athènes ("A Anaia s’étaient établis les Samiens exilés, qui aidaient les Spartiates en leur envoyant des pilotes pour leurs navires, suscitaient des troubles à Samos et offraient un refuge à leurs compatriotes qui s’exilaient", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.75). Deux ans après la fin du siège de Samos, en -438, selon l’auteur anonyme de la Vie de Sophocle, Athènes lancera une nouvelle expédition contre ces Samiens d’Anaia, à laquelle Sophocle participera encore ("Les Athéniens choisirent [Sophocle] âgé de cinquante-neuf ans comme stratège dans la guerre contre les Anaiens, sept ans avant la guerre du Péloponnèse", Vie de Sophocle 9 ; pour l’anecdote, selon la notice de la tragédie Alceste d’Euripide, notice non signée mais due certainement à Aristophane de Byzance car la structure est similaire à celles des autres notices rédigées par ce dernier, Sophocle remporte la victoire au concours tragique avec une œuvre dont le titre n’est pas mentionnée précisément en cette année -438 face à la tétralogie d’Euripide à laquelle appartient Alceste : faut-il rapprocher cette victoire de Sophocle en -438 de sa participation à l’expédition contre Anaia, à l’instar du lien que nous venons de commenter entre sa victoire d’Antigone en -442 et sa participation à l’expédition contre Samos ?). Sans succès. La pérennité de cet îlot de résistance à Anaia sera tellement obsédante pour les Athéniens que lorsque l’île de Lesbos, autre pilier de la Ligue, se soulèvera à son tour en -428 à l’appel des citoyens riches de Mytilène, et qu’une partie des Lesbiens révoltés se réfugieront sur le continent asiatique à Antandros (aujourd’hui Altinoluk près d’Edremit en Turquie), ils se hâteront d’envoyer un contingent détruire ce nouvel îlot de résistance lesbien d’Antandros pour éviter que se reproduise le scénario d’Anaia ("Quand ils eurent connaissance des préparatifs qui se faisaient à Antandros, les Athéniens craignirent que se reproduise la même situation qu’à Anaia en face de Samos. A Anaia s’étaient établis les Samiens exilés, qui aidaient les Spartiates en leur envoyant des pilotes pour leurs navires, suscitaient des troubles à Samos et offraient un refuge à leurs compatriotes qui s’exilaient. Les Athéniens levèrent donc des troupes parmi les alliés et firent voile contre Antandros. Vainqueurs des Mytiléniens sortis à leur rencontre, ils investirent la place", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.75). A Athènes enfin, toutes les tendances laissant présager l’échec de la politique de Périclès, que nous avons détaillées dans notre premier alinéa, se confirment. Le projet d’union panhellénique est définitivement enterré, l’expédition de Samos ayant clairement manifesté à tous les Grecs la tendance d’Athènes à traiter les cités grecques comme des pions davantage que comme des partenaires. Les besoins militaires croissants, du fait du mécontentement croissant des cités grecques qui supportent de moins en moins cette tendance dominatrice athénienne et qui en même temps complotent et s’arment pour ne pas subir le sort de Samos, impliquent une réorientation du budget athénien, accordant de nouveau la priorité aux dépenses d’armements au détriment des dépenses consacrées aux grands travaux civils. La nécessité d’une surveillance accrue des cités de la Ligue, pour étouffer dans l’œuf toute nouvelle velléité de soulèvement qu’elles pourraient entretenir, suppose une augmentation des effectifs athéniens en mer Egée, donc une diminution des aides financières et logistiques accordées aux métèques pour les aider à s’installer à Thourioi ou ailleurs dans des aventures incertaines. La jeunesse athénienne s’enthousiasme et fête Périclès sans retenue, convaincue que l’expédition de Samos qui s’achève est la première étape vers la reprise de la guerre à laquelle elle aspire ("Périclès, après avoir réduit Samos, se rembarqua. Arrivé à Athènes, il organisa des obsèques magnifiques pour les citoyens morts au cours de cette guerre, et suivant l’usage encore pratiqué encore aujourd’hui il prononça lui-même sur leur tombeau leur oraison funèbre qui fut unanimement admirée. Lorsqu’il descendit de la tribune, toutes les femmes allèrent l’embrasser et mirent sur sa tête des couronnes et des bandelettes, comme à un athlète revenant vainqueur des jeux", Plutarque, Vie de Périclès 28). Quant à Périclès, selon le tragédien et chroniqueur Ion de Chio cité par Plutarque, son comportement après son retour semble confirmer sa dérive vers la tyrannie personnelle : comparant la guerre qui vient de s’achever contre les Samiens, à la guerre des anciens Grecs contre les Troyens, il se présente partout comme un nouvel Agamemnon ("Ion écrit que la défaite des Samiens enfla tellement le cœur de Périclès, qu’il répétait avec complaisance qu’Agamemnon avait mis dix ans entiers à prendre une cité barbare tandis que lui avait conquis en neuf mois la cité la plus riche et la plus puissante de toute l’Ionie", Plutarque, Vie de Périclès 28). Un scholiaste anonyme, pour expliquer les vers 65-67 de la comédie Les Acharniens d’Aristophane ("Vous nous avez envoyés auprès du Grand Roi avec une solde de deux drachmes par jours sous l’archontat d’Euthyménès"), rapporte qu’un décret adopté sous l’archontat de Morychidès en -440/-439 interdit aux comédiens de persifler sur les notables, et que ce décret sera maintenu jusqu’à l’archontat d’Euthyménès en -437/-436 : on suppose que cette mesure, prise juste après l’écrasement de Samos et le retour de Périclès à Athènes, a été voulue par ce dernier qui ne supportait plus d’être critiqué dans l’espace public (ce décret est peut-être en rapport avec l’interdiction d’écrire une comédie à tout membre de l’Aréopage, mentionnée par Plutarque qui malheureusement n’en donne pas la date : "La comédie parut si impudente et si triviale qu’on défendit par une loi à tout membre de l’Aréopage d’en composer", Plutarque, Sur la gloire des Athéniens). Seule Elpinice, la vieille sœur de Cimon, ne partage pas cette hystérie collective, regrettant que les Athéniens à cause de Périclès aient choisi de se battre contre les Samiens avec lesquels ils ont pourtant un lien de parenté, plutôt que contre les Perses qui restent toujours les plus dangereux ennemis des Grecs, mais Périclès la repousse vulgairement en lui suggérant qu’elle est désormais trop vieille pour mériter qu’on l’écoute ("Seule Elpinice ironisa en s’approchant de lui : “Vraiment, Périclès, voilà des exploits admirables et dignes de nos couronnes, avoir conduit à la mort tant de braves citoyens non pas en combattant les Phéniciens ou les Perses comme mon frère Cimon, mais en ruinant une cité alliée qui tirait de nous son origine !”. Périclès sourit, et lui répondit par ce vers d’Archiloque : “Mets donc moins de parfum dans tes cheveux blancs”", Plutarque, Vie de Périclès 28). En résumé, après l’expédition de Samos, la question n’est plus de savoir si la guerre panhellénique reprendra, mais quand elle reprendra. Car le nombre d’opposants à Athènes croît désormais, et ceux-ci, en quête d’un allié puissant, demanderont naturellement à Sparte d’intervenir un jour ou l’autre, et alors tous les Grecs seront contraints de choisir l’un des deux partis, et de se dresser les uns contre les autres jusqu’à l’anéantissement d’un de ces deux partis.

  

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