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-478 à -470 : La guerre contre la Perse II

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

L’apogée d’Aristide

L’Eurymédon

Le déclin de Cimon

Keratos : Politique

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La période que nous abordons dans le présent paragraphe, qui couvre les années -478 à -461, est problématique pour les historiens modernes, et elle l’était déjà pour les historiens de l’Antiquité. Les deux grands auteurs témoins des événements de cette période, Hérodote et Thucydide, ne l’ont abordée que par allusions, préférant se consacrer aux bouleversements qui ont eu lieu avant - la victoire d’Athènes à Marathon puis à Salamine contre la Perse, racontée par Hérodote - ou après - la lente mais inexorable chute militaire et politique d’Athènes au terme des deuxième et troisième guerres du Péloponnèse. Au début de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide révèle que le troisième grand historien du Vème siècle av. J.-C., Hellanicos (né un peu avant Hérodote et Thucydide selon l’historienne Pamphile : "Hellanicos, Hérodote, Thucydide, tous trois historiens, florirent avec éclat presque dans le même temps, et ils se suivaient en âge. En effet, au commencement de la guerre du Péloponnèse [en -431], Hellanicos paraît avoir eu soixante-cinq ans, Hérodote cinquante-trois, Thucydide quarante. On peut consulter sur ce sujet le livre XI de Pamphile", Aulu-Gelle, Nuits attiques XV.23), a écrit un livre sur l’Attique abordant justement ces cinq décennies entre la bataille de Salamine en -480 et le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431. Malheureusement, ce document est aujourd’hui totalement perdu, et même s’il n’était pas perdu il ne nous serait pas d’une grande utilité car, si on en croit Thucydide, son contenu était très approximatif ("Le seul historien à s’être occupé de cette époque, Hellanicos, ne nous a donné dans son Attique que de brèves indications appuyées par une chronologie incertaine", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.97). Au Ier siècle av. J.-C., Denys d’Halicarnasse possède encore dans ses mains un exemplaire de ce livre sur l’Attique par Hellanicos : il confirme le jugement de Thucydide, en précisant qu’Hellanicos n’y témoigne d’aucun esprit critique, se contentant de compiler de façon désordonnée et sans les commenter les fables qu’il a collectées sur le sujet, et que son seul intérêt est finalement davantage littéraire que scientifique ("Juste avant cette guerre [du Péloponnèse en -431] et jusqu’à l’époque de Thucydide, florissaient Hellanicos de Lesbos, Damastès de Sigée, Xénomède de Chio, Xanthos de Lydie et beaucoup d’autres. Leurs vues furent à peu près les mêmes dans le choix des sujets, et leur esprit est similaire. Les uns ont enquêté sur les Grecs, les autres ont enquêté sur les barbares. Les diverses parties de leurs ouvrages n’ont aucune liaison : ils n’établissent d’autre division que celle des peuples et des cités, et racontent ce qui concerne chacun en particulier. Ils se proposent tous un même but, celui de rassembler les traditions conservées par chaque peuple et dans chaque contrée, dans les temples, dans les lieux publics, afin d’en perpétuer le souvenir : ils n’ajoutent et ne retranchent rien. Ainsi trouve-t-on chez eux un grand nombre de contes accrédités depuis longtemps, de catastrophes bonnes pour le théâtre qui paraissent puériles aujourd’hui. Le style a les mêmes qualités dans tous ceux qui ont adopté le même dialecte : il est clair, sanctionné par l’usage, pur, concis, et proportionné au sujet, jamais on n’y perçoit la moindre affectation. Ils ont souvent des tours agréables, et plus ou moins de grâce : c’est ce qui les a préservé de l’oubli jusqu’à présent", Denys d’Halicarnasse, Sur Thucydide 5). En l’absence de sources directes, nous devons donc nous contenter d’anecdotes partielles transmises génération après génération et rapportées de façon ponctuelle par les auteurs des siècles ultérieurs, et tâcher de les relier entre elles pour reconstituer la chronologie, les causes et les conséquences des événements de cette période.


Nous avons vu dans notre paragraphe précédent que la prise de Sestos par les Athéniens durant l’hiver -479/-478 puis la prise de Byzance en -478 par le contingent panhellénique que commande le régent spartiate agiade Pausanias, signifient la fin de la menace d’une domination perse sur la Grèce. Les seules troupes perses demeurées sur le continent européen sont désormais retranchées à Doriscos et à Eion, où elles attendent d’être délogées par les armées athéniennes et spartiates victorieuses. Cet éloignement de la menace perse amène un retour aux problèmes politiques antérieurs à -494, année du début de la guerre : la démocratie athénienne et la royauté spartiate sont à nouveau face-à-face. Mais les données de ce face-à-face ont beaucoup changé. Avant -494, la démocratie athénienne était encore en quête de légitimité : désormais ses victoires de Marathon et de Salamine lui ont donné un poids moral et militaire considérable. De l’autre côté, Sparte s’enorgueillit avec raison de son rôle durant la guerre : certes les Athéniens ont été les artisans de la victoire de Salamine, mais le sacrifice du roi Léonidas Ier et de ses trois cents compagnons aux Thermopyles a bien marqué les mémoires ; par ailleurs, si les Perses ont certes été battus sur mer à Salamine par les Athéniens, leur armée de terre est restée intacte, et elle aurait pu s’imposer sur le continent européen si les Spartiates ne l’avaient pas anéantie à la bataille de Platées ; enfin on doit rappeler le rôle joué par les Spartiates emmenés par leur roi eurypontide Léotychidès II dans la victoire de Mycale. L’échec des Perses en Grèce relève donc de l’action conjointe d’Athènes et Sparte, et non pas de l’action particulière de l’une ou l’autre cité. L’euphorie de la victoire peut laisser croire que l’entente entre les deux rivales durera toujours. Mais nous avons bien répété à plusieurs reprises que cette alliance entre Sparte gouvernée par sa noblesse et Athènes gouvernée par ses dèmes est une alliance de circonstance, une alliance contre nature. A l’intérieur même de chacune des cités, partisans et adversaires de l’unité panhellénique s’opposent. A Athènes, les démocrates derrière Thémistocle considèrent que, la Perse n’étant plus dangereuse, il faut faire la paix avec elle et se retourner contre l’ennemi de classe, la noblesse spartiate ; les nobles athéniens au contraire, derrière l’Aréopage qui a profité de la guerre pour recouvrer une audience politique (grâce paradoxalement à Thémistocle, qui a eu besoin de l’Aréopage pour pousser les Athéniens à monter sur leurs navires et à batailler sur mer contre l’envahisseur perse, comme nous l’avons vu dans notre précédent paragraphe : "Après les guerres contre la Perse l’Aréopage reprit de l’influence et gouverna la cité, sans tenir le pouvoir d’aucun décret, mais parce qu’on lui devait la bataille de Salamine : alors que les stratèges cédaient au désespoir et proclamaient que chacun pourvût à son salut, l’Aréopage en effet trouva des fonds [en fait il a été corrompu par Thémistocle à dessein], fit distribuer huit drachmes à tous les combattants et les embarqua sur les navires. C’est pour cela que les Athéniens cédèrent ensuite à son prestige", Aristote, Constitution d’Athènes 23), espèrent à nouveau avec l’aide de Sparte renverser la démocratie instaurée par Clisthène le jeune en -508, ils veulent donc maintenir la guerre contre la Perse pour maintenir cette alliance avec Sparte. Au-delà de ces calculs politiques, l’opposition entre démocrates et nobles sur la question de l’arrêt ou de la continuation de la guerre contre la Perse découle d’une différence de fond. La situation rappelle sur ce point celle de la Russie en 1917 : le monarque Nicolas II étant renversé, les nationalistes russes voudront continuer la guerre contre l’Allemagne pour maintenir l’alliance avec les autorités des pays occidentaux, les bolcheviks de leur côté voudront l’arrêter en estimant comme Paul Valéry que "la guerre est le massacre de gens innocents qui ne se connaissent pas pour le compte de gens qui se connaissent et ne sont pas massacrés", autrement dit qu’Allemands du peuple et Russes du peuple doivent fraterniser pour cesser d’être les jouets des autorités allemandes et russes qui les gouvernent. Il est certain que la noblesse athénienne est contente de voir les démocrates partir au loin batailler contre les Perses, car tant qu’ils partent au loin batailler contre les Perses ils ne pensent plus à renforcer leur pouvoir dans Athènes. Par ailleurs, la noblesse athénienne, comme toutes les noblesses de tous les temps et de tous les pays, reste fidèle à son idéal guerrier, elle continue de rêver aux combats singuliers de l’époque mycénienne, à celui du Grec Agamemnon, étendard des grands capitaines et des simples soldats qui l’accompagnaient, contre le barbare troyen, elle éprouve une méfiance organique face à la masse populaire, qui la méprise et qui par son instabilité s’avère incompréhensible et incontrôlable. Nous avons intitulé le présent paragraphe -478 à -470 : La guerre contre la Perse II car certes après Platées et Mycale la guerre contre la Perse continue, mais, nous le constaterons dans le détail des événements, il ne s’agit plus d’une guerre de défense d’un faible contre un fort comme elle l’était encore en -479 au moment de la bataille de Platées, il s’agit désormais d’une guerre maintenue artificiellement par des partis grecs antinomiques qui veulent par ce moyen, sur le dos de la Perse affaiblie, renforcer leurs pouvoirs respectifs.


En -478, Athènes et Sparte sont donc à égalité, elles peuvent prétendre pareillement à l’hégémonie sur tous les Grecs. Comme toujours dans ces circonstances historiques d’extrême équilibre, le basculement en faveur de l’une au détriment de l’autre ou, pour utiliser le terme grec, la "krisis/krisij" ("moment de décision", d’où "décision, jugement, dénouement, issue, résultat", qui a donné en français le mot "crise/moment où on passe d’un état à un autre"), va s’opérer par les agissements de deux hommes momentanément très éloignés d’Athènes et de Sparte : Pausanias le vainqueur de Platées et Cimon le protégé d’Aristide, récents conquérants communs de Byzance. Entamant le récit de cette krisis/krisij qui conditionnera toute l’Histoire de la démocratie athénienne au Vème siècle av. J.-C. - et au-delà l’Histoire de la démocratie en général, et le passé de l’Europe dans son ensemble -, reposant entièrement sur l’orgueil soudain et fou d’un homme face à l’habileté manœuvrière d’un autre, Diodore de Sicile ne peut s’empêcher de mesurer combien l’avenir est incertain, et combien le sens de l’Histoire est impénétrable ("Qui ne peut pas être étonné de la démence de cet homme [Pausanias] qui, ayant été longtemps le défenseur de toute la Grèce, ayant gagné la bataille de Platées et fait un grand nombre d’autres actions merveilleuses, non seulement n’a pas su conserver sa première réputation, mais se laissant tenter par les trésors et par les délices des Perses l’a changée lui-même en une éternelle infamie ? Enorgueilli par la prospérité, il se dégoûta de la discipline austère des Spartiates, et ainsi l’homme du monde qui devait avoir le plus de haine pour les maximes des barbares commença à imiter leur orgueil et leur luxe, qu’il avait pourtant vus d’assez près pour en déduire par lui-même la différence entre les deux écoles de mérite et de vertu. Il parvint non seulement à perdre l’honneur avec la vie, mais encore à faire perdre à ses compatriotes l’empire de la mer, car la comparaison de toute sa conduite avec la sagesse d’Aristide dans le commandement des armées fit pencher en un moment toute la Grèce en faveur des Athéniens", Bibliothèque historique XI.46).


Cimon est le fils bâtard que Miltiade, le vainqueur de Marathon en -490, a eu avec Hégésipylé la fille d’Oloros le roi des Thraces ("Cimon était fils de Miltiade et d’Hégésipylé, d’origine thrace et fille du roi Oloros : c’est ce qu’on lit dans les poèmes qu’Archélaos et Mélanthios ont faits en l’honneur de Cimon", Plutarque, Vie de Cimon 4). La jeunesse de Cimon a été solitaire, son père Miltiade, mort de ses blessures à la suite de son débarquement raté sur l’île de Paros en -489, ne lui ayant légué qu’une montagne de dettes et une condamnation publique, comme nous l’avons vu dans notre précédent paragraphe ("Le peuple renonça à infliger [à Miltiade] la peine capitale, mais il le frappa d’une amende de cinquante talents pour sa faute. Puis Miltiade mourut, emporté par la gangrène qui avait rongé sa cuisse, et Cimon reçut la charge de payer les cinquante talents", Hérodote, Histoire VII.136 ; selon Cornélius Népos, Cimon a même dû subir la prison pendant un temps à la place de son père : "La première jeunesse de l’Athénien Cimon, fils de Miltiade, fut extrêmement dure : son père n’ayant pu payer l’amende à laquelle le peuple l’avait condamné et étant mort en prison, il y fut détenu lui-même, et les lois ne permettaient pas qu’il recouvrât sa liberté avant d’avoir acquitté cette amende", Vies des grands capitaines V.1). Adolescent livré à lui-même, il n’a jamais appris musique ni rhétorique, il s’est construit sur le tas ("Cimon, dans ses premières années, eut une mauvaise réputation : il passait pour un débauché et un ivrogne aux yeux des Athéniens, parfaitement semblable à Cimon son aïeul que sa stupidité avait fait surnommer “Koalemos” ["Ko£lemoj", mot à l’origine et à la signification inconnues]. Stésimbrotos de Thassos, qui vivait à peu près du temps de Cimon, assure qu’il n’apprit ni la musique ni aucune des sciences qu’on enseigne aux enfants de condition libre, et qu’il n’avait rien de cette noblesse, de cette grâce du langage si ordinaire aux Athéniens, mais qu’il était d’un naturel franc et généreux, et que la trempe de son âme tenait davantage d’un homme du Péloponnèse que d’un Athénien. Il était, comme l’Héraclès d’Euripide, “grossier, sans agrément, mais plein de vertus” [citation d’une pièce non conservée d’Euripide]", Plutarque, Vie de Cimon 4), subissant les railleries des Athéniens, dont la majorité le considérait comme un alcoolique ("Les Athéniens faisaient un crime à Cimon de son goût pour le vin", Plutarque, Préceptes politiques) et un parfait crétin ("Cimon, dans son enfance, passa généralement pour stupide. Mais quand il fut devenu homme, les Athéniens reconnurent les bons effets de son commandement, et il les força ainsi à se qualifier eux-mêmes de sots pour l’avoir supposé sans intelligence", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VI.9, Exemples étrangers 3). Son seul réconfort a été sa sœur Elpinice, qui n’était pas encore à l’âge adulte en -479 ("Miltiade, condamné à une amende de cinquante talents, fut mis en prison, et n’ayant pu la payer il y mourut, laissant son fils dans sa première jeunesse avec sa sœur Elpinice qui n’était pas encore nubile”, Plutarque, Vie de Cimon 4), avec laquelle il a entretenu des rapports incestueux ("Dans sa jeunesse, Cimon fut accusé d’un commerce criminel avec sa sœur Elpinice, qui n’avait pas d’ailleurs une conduite trop réglée, et qui vécut avec le peintre Polygnote […]. Quelques auteurs disent que la liaison d’Elpinice avec Cimon n’était ni criminelle ni secrète, mais qu’elle l’avait épousé publiquement, parce que sa pauvreté l’empêchait de faire un mariage digne de sa naissance", Plutarque, Vie de Cimon 5). Tout a changé quand Callias II, l’homme le plus riche d’Athènes - qui, nous l’avons vu aussi dans notre précédent paragraphe, a encore grossi ses poches en détroussant les cadavres de la bataille de Marathon en -490, dans le dos d’Aristide -, a croisé Elpinice : tombé amoureux de cette dernière et désireux de l’épouser, il a été jusqu’à sacrifier une partie de sa fortune pour la débarrasser avec son frère de toutes les dettes léguées par Miltiade. Cimon a cédé la main de sa sœur ("Callias II, un des plus riches Athéniens, qui en était devenu amoureux, ayant offert de payer l’amende à laquelle son père [Miltiade] avait été condamné, Elpinice consentit à l’épouser, et Cimon la lui céda", Plutarque, Vie de Cimon 5 ; selon Cornélius Népos, Cimon très attaché à sa sœur a longtemps rechigné avant de consentir à la proposition du prétendant ["Callias II, qui s’était enrichi dans les mines et qui avait moins de naissance que d’argent, désirant posséder Elpinice, proposa à Cimon de payer pour lui s’il voulait la lui céder pour épouse. Cimon rejetant cette offre avec mépris, Elpinice protesta qu’elle ne laisserait pas éteindre dans les fers la race de Miltiade alors qu’elle pouvait l’empêcher, et qu’elle s’unirait à Callias II s’il remplissait sa promesse", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines V.1] ; peut-être aussi que Cimon n’a accepté ce mariage que parce que c’était le seul moyen de donner enfin une tombe à son père Miltiade, privé de tous les honneurs funèbres en Attique depuis sa condamnation en -489, comme le rappelle Valère Maxime ["Miltiade aurait été plus heureux si les Athéniens, après la défaite des trois cent mille Perses à Marathon, l’avaient sur-le-champ exilé. Au lieu de cela, ils le jetèrent dans les fers, et le forcèrent à mourir dans une prison. Et ils trouvèrent insuffisante leur rigueur contre un généreux citoyen qui leur avait rendu les plus grands services, ils allèrent plus loin : après l’avoir réduit à expirer de la sorte, ils ne voulurent pas donner une sépulture à son corps tant que Cimon, son fils, ne serait pas venu se charger des mêmes chaînes. Telle fut la succession laissée par un père, par un grand stratège, à un fils qui devait lui-même devenir un jour le plus grand capitaine de son siècle. Celui-ci put se glorifier de n’avoir reçu, pour tout héritage, que des fers et une prison", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.3, Exemples étrangers 3 ; "Je n’oublierai pas non plus, illustre Cimon, ta tendresse pour ton père, toi qui n’hésitas pas à lui acheter la sépulture au prix d’un emprisonnement volontaire. A quelque grandeur que tu sois parvenu par la suite, comme citoyen et comme stratège, tu t’es fait plus d’honneur dans la prison que dans les dignités car, si les autres vertus méritent l’admiration, la piété filiale quant à elle mérite tout notre amour", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.4, Exemples étrangers 2]), accédant ainsi à la reconnaissance publique comme beau-frère de l’homme le plus riche d’Athènes. Callias II et Elpinice auront un fils qui recevra le nom de son grand-père, selon l’usage paponymique antique : Hipponicos II. Est-ce à cette époque, pour oublier sa sœur, pour renforcer son audience politique, ou simplement pour satisfaire un coup de foudre, que Cimon se marie avec Isodicé la petite-fille de Mégaclès III, frère de Clisthène le jeune ("Cimon fut très porté à l’amour des femmes : le poète Mélanthios, en le plaisantant à ce sujet dans ses élégies, mentionne une Astéria de Salamine, et une Mnestra, que Cimon avait aimées. Il eut aussi pour sa femme légitime Isodicé, fille d’Euryptolémos fils de Mégaclès III, une passion beaucoup trop vive, et fut inconsolable de sa perte, comme on peut en juger par les élégies qui lui furent adressées pour calmer sa douleur, dont le philosophe Panaitios croit qu’Archélaos le physicien fut l’auteur", Plutarque, Vie de Cimon 5) ? Nous l’ignorons. Notons simplement que par ce mariage Cimon devient apparenté à Xanthippos, qui a fait condamner Miltiade en -489 et qui a épousé Agaristé la nièce de Clisthène le jeune, et apparenté aussi au jeune Périclès, fils de Xanthippos et Agaristé ("Agaristé [fille d’Hippocratès, à ne pas confondre avec Agaristé fille de Clisthène de Sicyone, sa grand-mère] fut mariée à Xanthippos fils d’Ariphron", Hérodote, Histoire VI.131). Diodore de Sicile, dans un passage aujourd’hui disparu de sa Bibliothèque historique cité par Plutarque, dit que Cimon et Isodicé auront trois enfants : Lacédémonios, Hélios et Thessalos ("[Cimon] pencha de très bonne heure pour les Spartiates : selon Stésimbrotos, il eut deux enfants jumeaux d’une femme de Kleitor [cité d’Arcadie] qu’il nomma ‟Lacédémonios” [en référence à "Lacédémone" l’ancien nom de la Laconie, la province que dirige la cité de Sparte] et ‟Hélios”, et Périclès reprocha souvent à ces enfants leur origine maternelle. Selon le commentateur Diodore, ces deux enfants et un troisième qu’il nomma ‟Thessalos” eurent pour mère Isodicé, fille d’Euryptolémos fils de Mégaclès III", Plutarque, Vie de Cimon 22). Cette résolution des dettes, cette moralisation de la conduite et ce rapprochement par mariage avec les membres les plus influents du gouvernement athénien n’auraient néanmoins pas suffi à Cimon pour jouer un rôle politique de premier plan, s’il n’avait pas eu un comportement exemplaire lors des batailles de Salamine et de Platées. Oubliant momentanément la rivalité entre son père et Thémistocle, Cimon a effectivement été l’un des premiers à soutenir le plan de Thémistocle, qui proposait d’abandonner Athènes et de gagner les navires pour battre les Perses sur la mer, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe précédent ("Thémistocle proposa aux Athéniens de quitter la ville, d’abandonner le pays, de s’embarquer pour se rendre devant Salamine et y combattre sur mer. Dans la consternation générale que causa un conseil si hardi, Cimon fut le premier qui, suivi de plusieurs de ses camarades, monta d’un air gai le long du Céramique vers l’Acropole, portant dans sa main un mors de bride qu’il allait consacrer à Athéna, voulant insinuer par là à ses concitoyens que, dans la conjoncture présente, Athènes n’avait plus besoin de cavaliers mais de marins. Après avoir fait son offrande, il prit un des boucliers qui étaient suspendus aux parois du temple, fit sa prière à la déesse, descendit ensuite au rivage, et le premier donna à ses concitoyens l’exemple de la confiance", Plutarque, Vie de Cimon 6). Nous ne savons pas exactement quel rôle Cimon a joué dans le détail de la bataille de Salamine, mais il est certain qu’il s’y est montré très courageux puisqu’après la bataille les Athéniens ont commencé à le comparer à son glorieux père, auteur de la victoire de Marathon dix ans plus tôt ("Les preuves signalées qu’il donna de sa valeur à la bataille de Salamine lui acquirent l’estime et l’affection de ses concitoyens qui, s’attachant à lui en grand nombre, l’accompagnaient partout, et l’exhortaient à devenir, par ses sentiments et par ses actions, l’héritier de la gloire que son père s’était acquise à Marathon", Plutarque, Vie de Cimon 5). Cette notoriété nouvelle lui a permis d’être remarqué par Aristide, qui était alors en quête d’un contrepoids à Thémistocle gonflé d’orgueil suite à sa victoire de Salamine : Aristide l’a invité à gouverner à son côté, le présentant partout comme son protégé ("A son entrée dans le gouvernement, [Cimon] fut reçu du peuple avec les plus vifs témoignages de satisfaction. Les Athéniens, déjà dégoûtés de Thémistocle et charmés de la douceur et de la bonté de Cimon, l’élevèrent aux premiers honneurs et aux plus grandes charges de l’Etat. Mais personne ne contribua plus à son avancement qu’Aristide fils de Lysimachos, qui voyait en lui un heureux naturel et voulut l’opposer comme un contrepoids aux talents et à l’audace de Thémistocle", Plutarque, Vie de Cimon 6). Nous avons vu dans notre précédent paragraphe que Cimon était au côté de Xanthippos et peut-être aussi d’Aristide dans la délégation athénienne envoyée pour demander l’aide de Sparte juste avant la bataille de Platées en -479 ("Dans le décret Aristide n’est pas nommé parmi les ambassadeurs, on n’y voit que Cimon, Xanthippos et Myronidès", Plutarque, Vie d’Aristide 18). Nous ignorons encore quel rôle Cimon a joué dans la bataille de Platées. Nous savons seulement qu’après cette bataille, c’est à Cimon que les Athéniens, sans doute influencés par Aristide, ont confié leur flotte qui, sous le commandement de Pausanias, a participé avec d’autres contingents grecs à la prise de Byzance ("Après que les Perses eurent été chassés de la Grèce, [Cimon] fut nommé stratège de la flotte des Athéniens qui, n’ayant pas encore la prééminence sur la Grèce, recevaient les ordres de Pausanias et des Spartiates", Plutarque, Vie de Cimon 7).


Le chroniqueur et tragédien Ion de Chio affirme que cette prise de Byzance en -478 constitue l’origine de la richesse de Cimon, et il précise comment le jeune stratège a opéré : au lieu de se précipiter sur les biens matériels abandonnés par les Perses, Cimon s’est simplement contenté de capturer le maximum de Perses, sachant que leurs familles désireuses de les libérer seraient prêtes à payer des grosses rançons ("Le poète Ion raconte qu’étant allé dans sa jeunesse de Chio à Athènes, chez Laomédon, il soupa un soir avec Cimon, qui […] raconta une ruse dont il s’était servi, et qu’il regardait comme son action la plus habile. Les alliés ayant fait dans Sestos et Byzance un très grand nombre de prisonniers sur les barbares, ils prièrent Cimon d’effectuer le partage de tout le butin. Cimon mit d’un côté les barbares tout nus, et de l’autre les ornements qu’ils portaient. Les alliés se plaignirent d’un partage qu’ils trouvaient trop inégal. Cimon leur offrit de choisir la part qu’ils voulaient et leur dit que les Athéniens se contenteraient de celle qu’ils laisseraient. Alors, suivant le conseil qu’Hérophytos de Samos leur donna de choisir les dépouilles des Perses plutôt que les Perses eux-mêmes, ils prirent les ornements des captifs et laissèrent leurs personnes aux Athéniens. Cimon s’en alla, et on dit que son partage était ridicule puisque les alliés emportaient des chaînes, des colliers et des bracelets d’or, avec une grande quantité de vêtements et de manteaux de pourpre, tandis que les Athéniens n’avaient que des corps nus et peu aptes au travail. Mais bientôt les parents et les amis des prisonniers arrivèrent de Lydie et de Phrygie avec de grandes sommes d’argent pour les racheter. Cette rançon fournit à Cimon de quoi entretenir sa flotte pendant quatre mois, et il resta encore beaucoup d’argent qu’il versa dans le trésor public", Plutarque, Vie de Cimon 12 ; "Cimon ayant enlevé un grand butin et capturé un grand nombre d’ennemis à Sestos et à Byzance, en fit le partage à la demande des alliés. Il mit d’un côté les corps des prisonniers nus, et de l’autre côté les habits, les vestes, les ornements, et les bijoux. Les alliés choisirent les dépouilles, ne laissant aux Athéniens que les corps, et raillèrent Cimon d’avoir laissé les alliés prendre la plus riche part. Mais bientôt arrivèrent de Lydie et de Phrygie les parents des captifs qui donnèrent de grosses rançons pour obtenir leur liberté. Alors les Athéniens, grâce à la sage conduite de leur chef, eurent occasion de se moquer à leur tour des alliés" Polyen, Stratagèmes, I, 34.1). Pausanias de son côté s’est comporté d’une façon tout à fait différente : il n’a pas vendu ses prisonniers pour en tirer de l’argent, mais les a relâchés vers la Perse dans l’espoir d’amadouer le Grand Roi Xerxès Ier et de machiner avec lui ensuite, dans le but de devenir le tyran de toute la Grèce. L’historien Thucydide dans sa Guerre du Péloponnèse cite une lettre qui, si elle est authentique, prouve que pour parvenir à ce but Pausanias est prêt à trahir sa propre patrie Sparte ("Après la prise de Byzance, lors de son expédition dans l’Hellespont suite à l’expédition contre Chypre, [Pausanias] renvoya les captifs à l’insu des alliés, auxquels il fit croire qu’ils s’étaient évadés. Or, parmi les troupes perses en garnison à Byzance, se trouvaient des amis et des parents du Grand Roi, qui furent faits prisonniers. Pausanias agit en accord avec Gongylos d’Erétrie, à qui il avait confié Byzance et les captifs, et qu’il dépêcha vers Xerxès Ier avec une lettre dont voici le contenu tel qu’on le découvrit plus tard : “Pausanias, stratège des Spartiates, voulant d’être agréable, te renvoie ces hommes qu’il a capturés à la guerre. Je te propose, si tu y consens, d’épouser ta fille et de soumettre Sparte et le reste de la Grèce à ton autorité. Je crois pouvoir le faire si toi et moi agissons de concert. Si ma proposition d’agrée, envoie vers la côte un homme de confiance qui à l’avenir nous servira d’intermédiaire dans nos pourparlers”", Guerre du Péloponnèse I.128). Telle est la situation juste après la prise de Byzance : d’un côté un commandant panhellénique couvert de gloire qui s’apprête follement à poignarder dans le dos ses propres troupes et sa propre famille qu’il a pourtant conduites au sommet, de l’autre côté un jeune stratège qui joue habilement de sa réputation de crétin courageux en affectant la modestie et en taisant ses opinions et ses projets.


Pausanias aurait pu rentrer à Sparte, certes amer de ne pas être devenu le tyran de la Grèce mais comblé d’honneurs, les Spartiates auraient pu devenir pour longtemps les arbitres des différends entre Grecs, et Cimon aurait pu entamer à Athènes une vie simple et confortable sur ses rançons arrachées aux Perses. Mais Xerxès Ier répond favorablement à la proposition de Pausanias : il évince Mégabatès le gouverneur de Daskyléion (capitale de la satrapie de Phrygie hellespontique, dont Mégabatès est sans doute le satrape, site aujourd’hui abandonné près d’Ergili, au sud-est du Kuş Gölü/lac de l’Oiseau en Turquie : nous renvoyons sur ce sujet à ce que nous avons dit dans notre précédent paragraphe) qui n’a pas su contenir l’assaut des Grecs sur Byzance, et le remplace par Artabaze en qui il a davantage confiance (on se souvient qu’Artabaze est ce général perse dont les spécialistes pensent qu’il est un cousin proche de Xerxès Ier, puisque son père Pharnacès/Parnaka ne serait autre que le frère d’Hystaspès le grand-père de Xerxès Ier, Artabaze a par ailleurs commandé le contingent des Parthes et des Chorasmiens lors de l’invasion de la Grèce en -480, il a escorté Xerxès Ier en fuite vers l’Hellespont après la bataille de Salamine, en -479 il a vainement tenté de dissuader Mardonios d’engager le combat à Platées, avant de conduire les maigres troupes perses survivantes au pas de course à travers la Thessalie et la Thrace vers l’Asie après la victoire des Grecs : sur tous ces points nous renvoyons encore à notre paragraphe précédent), en donnant à ce dernier tous pouvoirs pour aider Pausanias à réaliser son traître projet ("Cette lettre [de Pausanias] enchanta Xerxès Ier, qui envoya sur la côte Artabaze fils de Pharnacès avec ordre de remplacer Mégabatès dans la satrapie de Daskyleion. Il lui confia pour Pausanias une réponse qu’il devait transmettre au plus tôt à son destinataire, en lui montrant le sceau royal : si Pausanias voulait le charger d’une mission dans l’intérêt du Grand Roi, il devait s’en acquitter de son mieux et avec la plus grande fidélité. Une fois arrivé, Mégabatès se plia aux ordres et transmit le message, qui contenait la réponse suivante : “Du Grand Roi à Pausanias. En nous renvoyant sains et saufs d’outre-mer les hommes que tu as pris à Byzance, tu nous as rendu un service qui demeurera à jamais inscrit dans les archives de notre maison. J’accueille avec faveur les propositions que tu me fais. Ne te laisse pas un seul jour ni une seule nuit distraire de tes efforts pour accomplir tes promesses. Quant à la dépense en or ou en argent et aux troupes nécessaires, rien de tout cela, partout où tu en auras besoin, ne doit t’arrêter. Avec Artabaze, cet homme de bien que je t’envoie, tu pourras en toute confiance traiter de mes affaires et des tiennes de la façon la plus avantageuse et la plus honorable pour nous deux”", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.129). Enivré par la réponse de Xerxès Ier, Pausanias perd complètement la tête, et commence à se comporter comme le tyran tout-puissant qu’il rêve de devenir sur tous les Grecs, provoquant la colère de ces derniers ("Quand il reçut cette lettre [de Xerxès Ier], Pausanias […] fut au comble de l’exaltation, et se révéla incapable de vivre en continuant à se conformer aux façons habituelles. On le voyait sortir de Byzance paré comme un Perse. Il se faisait accompagner dans ses déplacements à travers la Thrace par des gardes du corps mèdes et égyptiens. Sa table était servie à la mode perse. Il ne pouvait dissimuler ses intentions et laissait apparaître, à travers des actes sans importance, les desseins plus vastes qu’il s’apprêtait à mettre à exécution. Il se rendait inabordable et se montrait si désagréable avec tous sans distinction, que personne ne pouvait plus l’approcher. Ce fut, pour une bonne part, à cause de son attitude que les alliés se tournèrent du côté des Athéniens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.130 ; "Si la justice d’Aristide et la douceur de Cimon rendirent les Athéniens aimables aux autres peuples, Pausanias, par son avarice et sa dureté, les leur fit encore aimer davantage. Il parlait aux capitaines des alliés avec aigreur et avec emportement, il faisait battre de verges les soldats ou les forçait à se tenir debout un jour entier avec une ancre de fer sur les épaules, personne ne pouvait aller au fourrage, couper de la paille ou puiser de l’eau avant les Spartiates, des esclaves armés de fouets chassaient ceux qui voulaient en approcher", Plutarque, Vie d’Aristide 39 ; "Dans le livre VI de son ouvrage consacré à sa patrie, Nymphis d’Héraclée [historien bithynien du IIIème siècle av. J.-C.] dit : “Pausanias, qui défia Mardonios à Platées [en -479], délaissa pour toujours les usages spartiates. A Byzance, il fit preuve d’un orgueil démesuré, poussant l’impudence jusqu’à faire inscrire sur la coupe en bronze consacrée aux dieux, qui est encore visible de nos jours, l’épigramme suivante dans laquelle il se présentait sans complexe comme son seul et unique dédicataire : « Pausanias, gouverneur ["¢rcÒj"] de la Grèce aux horizons majestueux et du Pont-Euxin, natif de Sparte, fils de Cléombrote, de l’antique race d’Héraclès, a dédié cet objet, en témoignage de sa force invincible, au grand dieu Poséidon”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.50). Les Ioniens en particulier, qui depuis -494 ont connu tous les malheurs de la défaite, de l’occupation et de la difficile libération, ne supportent pas son comportement qui leur rappelle celui des Perses ("Pausanias ne tarda pas à abuser de ses pouvoirs. Les Grecs eurent lieu de s’en plaindre, et tout particulièrement les Ioniens et les autres peuples qui comme eux venaient de secouer la tutelle du Grand Roi de Perse. A plusieurs reprises, ils s’adressèrent aux Athéniens pour les prier, au nom de leur commune origine, de se placer à leur tête et de s’opposer aux actes de violence que pourrait commettre Pausanias", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.95). Naturellement, tous se tournent vers les Athéniens, et plus spécialement vers Cimon qui semble dénué d’ambition et commande sagement ses troupes. C’est ainsi que, progressivement et souterrainement, Cimon aidé par son mentor Aristide se substitue à Pausanias comme commandant suprême du contingent panhellénique ("Pausanias affecta le luxe des Perses et traita avec hauteur et dureté ceux qui étaient sous ses ordres. Par cette conduite il indisposa toute son armée et surtout les officiers, qui conféraient sans cesse entre eux sur ce sujet, dans le camp, dans les provinces et dans les cités, au point que ceux qui étaient originaires du Péloponnèse, excédés de ses airs insupportables, décidèrent finalement de l’abandonner. Ils se rembarquèrent pour revenir dans leur pays, et dès qu’ils y furent ils envoyèrent des députés porter accusation de leur part contre Pausanias. Aristide au contraire, se prêtant toujours aux circonstances, parlait honorablement des cités dans les assemblées et, les gagnant par des manières polies, il les attacha de plus en plus aux Athéniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.44 ; "Quand Pausanias eut formé des intelligences avec les barbares afin de trahir la Grèce, que dans ce but il eut même entamé une correspondance avec le Grand Roi, qu’ébloui de la grande autorité qu’il exerçait et plein d’une folle arrogance il se mit à traiter les alliés avec une dureté et un orgueil insupportables, Cimon eut soin de recevoir avec beaucoup de douceur et d’amitié ceux qui se plaignait des injustices de Pausanias, et par là il enleva insensiblement aux Spartiates l’empire de la Grèce, sans employer la force des armes, par le seul ascendant de son caractère et de ses discours", Plutarque, Vie de Cimon 7). L’affaire du meurtre de Cléonice est l’ultime goutte d’eau qui fait déborder le vase, le dernier événement qui ruine l’autorité de Pausanias et au-delà l’autorité de Sparte, et donne enfin à Cimon la première place militaire sinon dans les textes, du moins dans le cœur de tous les Grecs, même des Spartiates. Cléonice est une jeune fille de Byzance que Pausanias désire ; ayant ordonné à son entourage de l’introduire la nuit dans sa chambre, il ne l’a pas reconnue dans l’obscurité et, croyant être en présence d’un ennemi, il l’a poignardée ; la jeune fille est morte de sa blessure. La nouvelle de sa mort se répand et provoque un scandale : comment les Grecs peuvent-ils espérer s’imposer aux peuples du monde contre les barbares, si leur commandant suprême se comporte comme un barbare ? C’en est trop. Les alliés se rangent derrière Cimon, et assiègent Pausanias dans sa demeure. Celui-ci parvient à s’échapper jusqu’à Héraclée, en Bithynie perse (aujourd’hui Karadeniz Ereğli en Turquie), avant d’obéir aux injonctions de ses propres compatriotes de rentrer immédiatement à Sparte ("Pausanias étant à Byzance envoya chercher, dans des vues criminelles, une jeune fille d’une famille distinguée nommée “Cléonice”. Les parents, cédant à la crainte que leur inspirait le pouvoir de Pausanias, laissèrent emmener leur fille. Avant d’entrer dans la chambre, elle pria qu’on éteignît la lampe. S’étant approchée dans les ténèbres et en silence du lit de Pausanias qui était déjà endormi, elle cogna la lampe par inadvertance et la renversa. Pausanias, réveillé en sursaut par le bruit que la lampe fit en tombant, croyant que c’était un de ses ennemis qui venait l’assassiner, tira un poignard qu’il avait sous le chevet de son lit et en frappa Cléonice, qui tomba à ses pieds sur le carreau. Elle mourut de cette blessure, et depuis elle ne laissa plus goûter à Pausanias un seul instant de repos, son image venant toutes les nuits se présenter à lui pendant son sommeil et lui répéter d’un ton de colère ce vers héroïque : “Va, cours au châtiment que les forfaits méritent !”. Les alliés, dans l’indignation que leur causa cette action atroce, se joignirent à Cimon et assiégèrent Pausanias dans Byzance, mais il trouva le moyen de s’échapper et, toujours troublé par cette image, il se réfugia dans le temple d’Héraclée, où on évoque les âmes des morts. Là, après avoir appelé celle de Cléonice, il la conjura d’apaiser enfin sa colère. Elle lui apparut et lui dit que, dès qu’il serait arrivé à Sparte, il verrait la fin de ses maux : elle lui désignait, par ces mots énigmatiques, la mort qui l’y attendait. Tel est le récit de la plupart des historiens", Plutarque, Vie de Cimon 8 ; "Pausanias étant aux environs de l’Hellespont, avec les navires des Spartiates et des autres Grecs, devint amoureux d’une jeune fille de Byzance nommée “Cléonice”, qui lui fut amenée au commencement de la nuit par ceux qu’il avait chargés de cette commission. En se rendant vers lui, elle renversa sans le vouloir la lampe qui brûlait dans sa chambre. Pausanias qui était déjà endormi fut réveillé par ce bruit, et comme il était dans des craintes et des agitations perpétuelles à cause du projet qu’il avait formé de trahir la Grèce, il se leva, frappa cette fille de son épée et la tua. Il ne put jamais se laver de ce forfait. Ce fut en vain qu’il recourut à toutes sortes d’expiations, qu’il se rangea parmi les suppliants de Zeus Phyxios ["FÚxioj/Protecteur des fugitifs", de "fÚxij/fuite"], qu’il alla même à Phigaleia en Arcadie vers ceux qui évoquent les âmes : il subit, comme cela était juste, la punition du crime qu’il avait commis envers Cléonice et envers les dieux", Pausanias, Description de la Grèce, III.17).


Les Spartiates sont très embêtés. Pausanias n’est pas n’importe qui. Ce n’est pas un hilote, ce n’est pas un périèque, ce n’est pas un citoyen lambda, ce n’est même pas un éphore : c’est un membre de l’une des deux familles royales, le petit-fils du roi agiade Anaxandride II et le neveu du glorieux Léonidas Ier mort aux Thermopyles. Pire : l’héritier du trône, Pleistarchos fils de Léonidas Ier, étant trop jeune, c’est Pausanias qui assure son tutorat, et donc la régence. Les Spartiates sont dans une situation inextricable. D’un côté, ils ne peuvent pas ne pas juger Pausanias qui a menacé la pérennité de l’Etat en voulant le livrer à l’ennemi perse, et a cassé l’image de Sparte aux yeux de tous les Grecs. Mais d’un autre côté, ils sont dans la même incapacité juridique que pourraient l’être des Français de l’an 2000 désireux de conduire devant un tribunal leur Président que la Constitution de la Cinquième République considère au-dessus des lois puisque garant des lois : les Spartiates ne peuvent pas condamner Pausanias puisqu’étant régent il est au-dessus des lois et garant de la pérennité de l’Etat ("Ni les ennemis de Pausanias, ni les pouvoirs publics, ne disposaient de preuves assez convaincantes pour asseoir une accusation et punir un homme de sang royal qui exerçait à ce moment-là de hautes fonctions : cousin de Pleistarchos fils de Léonidas Ier, Pausanias exerçait la fonction de régent. Comme on voyait bien néanmoins qu’il ne respectait pas les usages et qu’il cherchait à imiter les barbares, on le soupçonna de vouloir s’élever plus haut que sa fortune présente", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.132). Les auteurs anciens n’ont laissé aucun récit de ce procès. Par quel procédé Pausanias est-il relevé de sa dignité de régent ? Qui sont ses accusateurs ? Sans doute le roi eurypontide Léotychidès II pèse-t-il dans les décisions. Nous savons seulement, grâce à Thucydide, qu’une solution intermédiaire est finalement trouvée : soucieux de punir Pausanias sans se décrédibiliser face aux Grecs, les Spartiates lavent ce dernier de toutes les accusations, mais le privent désormais de tout poste à responsabilités ("Pausanias eut à répondre de certains actes commis au détriment d’individus, mais il fut absous des imputations les plus graves, notamment celle d’intelligence avec les Perses qui sans aucun doute était fondée. Mais les Spartiates renoncèrent à lui confier un commandement à l’étranger", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.95 ; "Relevé de son commandement dans l’Hellespont et rappelé une première fois, il fut traduit en justice et absous des charges pesant contre lui, mais on ne lui confia plus de mission officielle à l’étranger", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.128). Heureux d’avoir trouvé cette solution qui leur semble la plus acceptable, les Spartiates envoient un nommé "Dorkis" prendre la place de Pausanias à la tête du contingent panhellénique de Byzance. Mais les Grecs ne veulent plus des Spartiates : ils repoussent ce Dorkis et continuent d’accorder leur confiance à Cimon. Alors les Spartiates se retirent, au fond satisfaits de ne plus risquer qu’un des leurs soit à nouveau tenté de les trahir au contact des Perses ("[Les Spartiates], pour remplacer Pausanias dans ses fonctions, envoyèrent Dorkis et quelques autres avec des forces peu nombreuses. Mais les alliés refusèrent de reconnaître plus longtemps leur autorité. Voyant cela, les Spartiates se retirèrent, s’abstenant désormais d’envoyer d’autres stratèges, craignant qu’à l’instar de Pausanias ils se pervertissent en servant à l’étranger. Par ailleurs, ils désiraient être débarrassés de la guerre contre les Perses et pensaient que les Athéniens, avec lesquels ils étaient alors en bons termes, étaient capables d’assumer la direction des opérations", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.95). C’est ainsi que Cimon, avec l’accord tacite des Spartiates, devient de facto le commandant suprême du contingent panhellénique, sur cette région de l’Hellespont que son grand-oncle Miltiade l’ancien avait jadis conquise avec la bénédiction de Pisistrate, et que son père avait dû abandonner au moment de la répression perse en -493.


On voit que la confiance qu’Aristide a placée dans Cimon était justifiée. Les deux hommes connaissent à ce moment une ascension politique que rien ne semble pouvoir arrêter. Aristide en particulier se distingue à partir de cette date, et jusqu’à sa mort en -472, par une conscience élevée de l’Etat telle que peu d’hommes en auront dans l’Histoire, dont Périclès après lui - n’appartenant pourtant pas au même parti - se souviendra et qu’il essaiera toujours d’égaler.


Thémistocle participe indirectement à cette ascension d’Aristide et Cimon, en réclamant le maintien des Thessaliens, des Argiens et des Thébains dans le Conseil amphictyonique, face aux Spartiates qui en réclament l’expulsion sous prétexte qu’ils n’ont pas combattu contre les Perses. Thémistocle craint que, si les Thessaliens, les Argiens et les Thébains quittent ce Conseil, les Spartiates pourront mieux imposer leur volonté à toute la Grèce. Le Conseil finit par se ranger à son avis, les Spartiates le lui reprochent et, pour se venger, décident de soutenir son adversaire politique Aristide via Cimon ("Dans le Conseil amphictyonique, les Spartiates proposèrent que soient exclues les cités n’ayant pas participé au combat commun contre les Perses. Thémistocle redouta qu’en chassant du Conseil les Thessaliens, les Argiens et même les Thébains, les Spartiates devinssent totalement maîtres des votes et que toutes les décisions leur revinssent. Il intervint en faveur de ces cités et fit changer d’avis les pylagores ["pulagÒroj", député du Conseil amphictyonique, ou littéralement "membre de l’assemblée/¢gor£ de Pylaia/Pula…a", autre nom des Thermopyles, où a lieu ce Conseil] en leur démontrant que seules trente-et-une cités avaient participé à la guerre et que, la grande majorité d’entre elles étant très petites, on pouvait craindre qu’en excluant le reste de la Grèce le Conseil tombât aux mains de deux ou trois grands Etats. Par là, Thémistocle choqua très vivement les Spartiates. C’est pourquoi ils poussèrent Cimon aux honneurs, en faisant de lui l’adversaire de Thémistocle sur la scène politique", Plutarque, Vie de Thémistocle 20 ; "Son crédit [à Cimon] s’était beaucoup accru par la faveur des Spartiates qui, s’étant déclarés ennemis de Thémistocle, voulurent que Cimon, bien que jeune encore, eût davantage de pouvoir et d’autorité que lui dans Athènes", Plutarque, Vie de Cimon 22). Sans doute l’opinion d’Aristide sur le sujet n’est pas très éloignée de celle de Thémistocle : nous avons vu à la fin de notre paragraphe précédent que juste après les victoires de Platées et de Mycale, Aristide a participé avec Thémistocle à la trompeuse ambassade destinée à occuper les Spartiates pendant que les Athéniens relevaient leurs fortifications détruites par les Perses et construisaient le nouveau port du Pirée, prouvant ainsi qu’il n’est pas pour une domination de Sparte sur toute la Grèce au détriment d’Athènes, et il est trop intelligent pour ne pas conclure avec Thémistocle qu’exclure les Thessaliens, les Argiens et les Thébains du Conseil amphictyonique revient effectivement à donner aux Spartiates l’hégémonie sur les votes. Mais son apparente modération, opposée à la fougue extravertie de Thémistocle, le sert. Dans cette affaire, la répartition des rôles rappelle fortement nos modernes interrogatoires de police, avec d’un côté le méchant policier qui crie sur le suspect, et de l’autre côté le gentil policier qui retient le méchant policier et dialogue avec le suspect : en apparence les deux policiers n’ont pas le même but, mais en réalité ils se complètent et veulent pareillement, par deux méthodes différentes, que le suspect avoue sa culpabilité. Au final, le suspect devenu coupable qualifie "ennemi" le méchant policier, tandis qu’il qualifie "médiateur sympathique" le gentil policier, alors que ce soi-disant gentil policier a simplement été plus intelligent, plus fin, plus sournois que le soi-disant méchant policier pour établir que le suspect est bien coupable. En se confiant à Aristide et à Cimon comme le ferait un suspect à un soi-disant gentil policier, les Spartiates établissent que le méchant policier Thémistocle a raison de les soupçonner d’hégémonie sur toute la Grèce, ils se croient maîtres du jeu et croient arbitrer un différend entre deux hommes opposés mais en réalité ces deux hommes les manipulent sans qu’ils s’en aperçoivent. Au final le soi-disant méchant policier restera inspecteur, tandis que le soi-disant gentil policier montera au grade de commissaire : cela ne change rien au fait qu’en se confiant au second en croyant affaiblir le premier, Sparte troque sans s’en rendre compte son statut de suspect pour celui de coupable et se condamne elle-même à la prison.


A la même époque, en -478, suite à la rupture des alliés avec Pausanias, Aristide instaure officiellement une Ligue panhellénique dont le centre est installé sur l’île de Délos, et dont Athènes devient la trésorière. La naissance de cette Ligue de Délos relève de la volonté des trois puissantes îles ioniennes de Samos, Chio et Lesbos, excédées par les comportements tyranniques de Pausanias, et toujours craintives d’une nouvelle invasion perse, de se ranger derrière Athènes pour préserver leurs intérêts. Les citoyens de ces trois îles ont directement participé au renversement de Pausanias et à son remplacement par Cimon ("Les stratèges grecs et leurs capitaines de navires, surtout ceux de Chio, de Samos et de Lesbos, pressèrent Aristide de prendre le commandement général et de recevoir sous sa sauvegarde les alliés, qui désiraient depuis longtemps abandonner les Spartiates et se soumettre aux Athéniens. Aristide leur répondit qu’il voyait beaucoup de justice dans ce qu’ils proposaient, qu’il estimait même nécessaire de le faire, mais qu’il lui fallait pour garantie de leur sincérité une entreprise qui, une fois exécutée, empêchât leurs troupes de se rétracter. Alors Ouliadès de Samos et Antagoras de Chio, s’étant concertés ensemble, attaquèrent près de Byzance le navire de Pausanias qui voguait à la tête de la flotte, et l’investirent des deux côtés. Pausanias, outré de cette insulte, se leva et les menaçant d’un ton plein de colère leur déclara que bientôt il leur montrerait que ce n’était pas seulement son navire mais sa propre patrie qu’ils avaient osé provoquer : ils lui répondirent de se retirer, qu’il devait remercier la fortune de l’avoir favorisé à Platées, que le respect seul que les Grecs conservaient encore pour cette victoire les empêchait de tirer de lui une juste vengeance. Ils finirent par quitter les Spartiates pour aller se joindre aux Athéniens", Plutarque, Vie d’Aristide 39). Aristide en remerciement accède à leur demande en créant cette Ligue de Délos dont le but officiel et unique est de collecter un "phoros/fÒroj" ("taxe, tribut, impôt") pour entretenir la flotte athénienne, à condition que cette dernière soit orientée exclusivement contre la Perse et ne soit pas utilisée contre les cités grecques refusant l’hégémonie athénienne. Cette entente à quatre, entre Athènes, Chio, Lesbos et Samos, qui à cette époque disposent chacune d’une flotte puissante équivalente aux trois autres, oblige les cités moins puissantes à se soumettre. Mais les auteurs anciens insistent bien sur le fait que cette soumission s’opère en douceur, Aristide réussissant par son habileté diplomatique à convaincre chacune de ces petites cités qu’elle a tout à gagner à intégrer la nouvelle Ligue, alors qu’en réalité, nous le verrons dans nos futurs paragraphes, ladite Ligue au cours du Vème siècle av. J.-C. sera un outil d’affaiblissement des cités en faveur d’Athènes, qui s’en servira pour asseoir sa domination sur toute la mer Egée. Et pour notre part, nous pensons qu’Aristide est trop intelligent pour ne pas avoir songé à cela dès -478, autrement dit que le fond de sa politique est bien le même que celui de Thémistocle, l’hégémonie d’Athènes sur toute la Grèce, mais qu’il s’exprime par des moyens plus subtils, plus détournés, plus rusés que ceux de Thémistocle. Le montant du phoros est fixé à quatre cent soixante talents selon Thucydide et Plutarque ("Aristide conseilla à tous les alliés la création d’une assemblée et proposa le transfert et le dépôt du trésor général à Délos. Ce trésor était le fruit du phoros que chaque cité, en prévision de nouveaux combats contre les Perses, devait payer selon ses moyens. La somme totale de ce phoros était de cinq cent soixante talents [l’historien Diodore de Sicile donne ici ce chiffre supérieur de cent talents à celui de Thucydide et Plutarque : dispose-t-il d’une source fiable pour avancer ce chiffre, ou a-t-il bêtement commis une coquille au cours de sa rédaction ?]. Chargé lui-même de la fixation de ce phoros, il en fit la répartition avec tant de minutie et d’équité qu’il s’attira l’estime de toutes les cités, achevant ainsi heureusement une entreprise délicate et presque impossible, et obtenant de sa conduite impartiale une très grande réputation de droiture et le surnom de “Juste”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.47 ; "Sous l’empire des Spartiates, les Grecs payaient un phoros pour la guerre, mais voulant qu’il fût réparti également sur toutes les cités ils demandèrent aux Athéniens qu’Aristide visitât le territoire de chaque cité pour en examiner les revenus et fixer ce que chacun devait payer à proportion de ses facultés. Aristide, investi d’un si grand pouvoir le rendant seul arbitre des intérêts de toute la Grèce, entré pauvre dans cette administration, en sortit plus pauvre encore. Il imposa ce nouveau phoros non seulement avec autant de désintéressement que de justice, mais encore avec une impartialité qui le rendit agréable à tout le monde. […] Le phoros d’Aristide était de quatre cent soixante talents", Plutarque, Vie d’Aristide 40). Pour l’anecdote, le montant et la répartition du phoros imposé aux cités ioniennes restent les mêmes que ceux du tribut qu’elles devaient à l’occupant perse : Aristide se contente de reprendre les mesures effectuées par Artaphernès le satrape de Lydie à la fin de la révolte ionienne en -493 (qui durera encore à l’époque d’Hérodote au milieu du Vème siècle av. J.-C. : "Cette année-là [en -493] […] le satrape de Sardes Artaphernès fit venir les représentants de toutes les cités et contraignit les Ioniens à s’entendre pour renoncer à s’attaquer et se piller mutuellement, et régler désormais leurs différends par le droit. Il leur imposa cet accord, puis il fit mesurer leurs terres en parasanges, qui équivaut en Perse à trente stades, et, le mesurage terminé, fixa en conséquence le tribut des cités. Ceux-ci n’ont pas été modifiés et demeurent, aujourd’hui encore, tels qu’Artaphernès les a établis", Hérodote, Histoire VI.32). Il est important de noter que les habitants de Chio, Lesbos et Samos sont dispensés de payer le phoros ("Prenant en mains le pouvoir suprême, Athènes imposa à ses alliés une domination tendant vers la tyrannie, sauf à Chio, Lesbos et Samos, qu’elle considérait comme les gardiens de son empire, ce qui explique pourquoi elle laissa intactes les constitutions de ces trois îles et l’autorité qu’elles avaient sur leurs sujets", Aristote, Constitution d’Athènes 24). En contrepartie, ils doivent mettre une partie de leur flotte au service de la Ligue, aux côtés de celle des Athéniens, quand ceux-ci le leur demandent : c’est cette contrepartie que les Samiens voudront abolir en -441, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, et c’est aussi en usant de cette contrepartie que Périclès obligera les marins de Chio et Lesbos à prendre parti pour Athènes contre les Samiens soulevés. Des "hellénotames/ellhnotamÒj" (littéralement "tam…aj/trésorier, intendant, ordonnateur des Ellhnej/Hellènes") sont chargés de percevoir le phoros et de le gérer ("C’est à ce moment que fut institué à Athènes le collège des hellénotames, nouveaux magistrats chargés de percevoir le phoros, terme désignant les contributions en argent versées par les alliés. Le montant de ce phoros fut à l’origine fixé à quatre cent soixante talents. Il fut déposé à Délos et les congrès alliés se tinrent dans le sanctuaire", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.96). Aristote indique que l’événement a lieu sous Timosthénès, archonte entre juillet -478 et juin -477 ("Aristide imposa aux cités alliées le premier phoros deux ans après la bataille de Salamine, sous l’archontat de Timosthénès, et déclara par serment avec les Ioniens que désormais amis et ennemis seraient communs", Aristote, Constitution d’Athènes 23). Prenons un peu de temps pour étudier en profondeur deux passages de la Vie d’Aristide de Plutarque. Le philosophe épicurien Idoménée de Lampsaque, cité par Plutarque dans le premier de ces deux passages, affirme qu’étant nommé "administrateur des revenus publics", Aristide a pu constater des détournements de fonds opérés par Thémistocle dans les livres de comptes désormais à sa disposition : c’est à cette occasion qu’Aristide a lancé sa célèbre pique à l’encontre de son adversaire politique, lui reprochant de "ne pas avoir les mains pures", sous-entendu d’accaparer l’argent d’où qu’il vienne. Thémistocle, pour qui l’attaque est la meilleure des défenses, s’est empressé d’accuser à son tour Aristide d’avoir commis des malversations. Un procès a eu lieu. Aristide a été blanchi, et a été confirmé dans son poste l’année suivante ("Administrateur ["™pimelht»j", littéralement "qui veille sur quelque chose", composé de "melet£w/prendre soin de, veiller à", précédé du préfixe "™p…/sur, dessus", d’où par extension "administrateur, gouverneur, directeur, commissaire, intendant"] des revenus publics, [Aristide] mit au jour les malversations de tous ceux qui avaient exercé cette charge de son temps, et de ceux même qui l’avaient précédé, dont celles de Thémistocle, “homme habile ["sofÒj"] mais peu sûr de ses mains”. Aussi quand Aristide rendit ses comptes, Thémistocle suscita contre lui une forte brigue, et selon Idoménée l’accusa d’avoir détourné les deniers publics : les principaux et les plus honnêtes citoyens de la cité témoignèrent de leur indignation, et non seulement le déchargèrent de l’amende, mais encore le nommèrent de nouveau administrateur ["dio…khsij", littéralement "qui gère une o‹koj/maison", d’où par extension "administrateur, gouverneur, directeur d’un bien, d’une entreprise, d’une communauté"] pour l’année suivante", Plutarque, Vie d’Aristide 6). Il est très possible que les deux mots "épimélète/™pimelht»j" et "diocète/dio…khsij" employés dans ce premier passage de Plutarque désignent le poste de percepteur général de la Ligue de Délos qu’occupe Aristide en -478/-477. Si cette hypothèse est bonne, cela signifie que la première année d’existence du phoros n’a pas été facile pour Aristide puisque, même s’il a été finalement acquitté, ses accusateurs ont été suffisamment nombreux et puissants pour le conduire au tribunal, et elle n’a pas été davantage facile pour Thémistocle puisque son accusation contre Aristide a finalement été démontée, au point qu’on est tenté de lire le verdict des juges autant comme un acquittement d’Aristide au simple bénéfice du doute que comme un avertissement à l’encontre de Thémistocle qui à cette époque commence à agacer tout le monde par son arrogance. En tous cas, il est certain qu’Aristide est sorti amer de ce procès puisque, selon le second passage de Plutarque, il a adopté lors de son nouveau mandat un comportement inverse de celui de l’année écoulée : au lieu de percevoir strictement le phoros et de le répartir équitablement en fonction des besoins publics comme l’année précédente, il a fermé les yeux sur les mauvais payeurs et détourné une partie des revenus pour récompenser les flatteurs. Au terme de son mandat, il est devenu immensément populaire du fait de ces agissements, au point que les Athéniens ont songé à le confirmer une nouvelle fois dans son poste. Mais Aristide a refroidi brutalement ses laudateurs intéressés, en dénonçant ses propres malversations à leur profit durant l’année écoulée, et en concluant que le régime démocratique est un régime contestable car il récompense la corruption et méprise la droiture ("Feignant alors de se repentir de sa première administration, et se montrant beaucoup plus conciliant, [Aristide] sut plaire à ceux qui pillaient le trésor public : il ne leur reprocha plus leurs infidélités et n’examina plus sévèrement leurs comptes, de sorte que toutes ces sangsues publiques comblèrent Aristide de louanges et œuvrèrent vivement auprès du peuple pour le pérenniser dans sa charge. Mais Aristide, voyant qu’il allait avoir pour lui tous les suffrages, adressa aux Athéniens les plus vifs reproches : “Quand j’ai administré vos finances d’une manière irréprochable, leur dit-il, j’ai été indignement outragé, et depuis que j’ai livré le trésor public à tous ceux qui ont voulu le piller je suis devenu un citoyen admirable. Je rougis donc beaucoup plus de l’honneur que vous voulez me décerner aujourd’hui, que de la condamnation que j’ai subie l’année dernière, et je ne puis voir sans indignation qu’il soit plus glorieux auprès de vous de favoriser les méchants, que de conserver les revenus publics”", Plutarque, Vie d’Aristide 6). Si, comme nous l’avons supposé, le premier passage se rapporte à la charge de percepteur général de la Ligue de Délos occupée par Aristide en -478/-477, le second passage renvoie nécessairement à l’année suivante, -477/-476, qui correspond à l’archontat d’Adeimantos. Or c’est précisément à cette époque, juste après la création de la Ligue de Délos, qu’Aristote situe la fonctionnarisation des serviteurs de l’Etat athénien par Aristide ("Prenant en mains le pouvoir suprême, Athènes imposa à ses alliés une domination tendant vers la tyrannie, sauf à Chio, Lesbos et Samos, qu’elle considérait comme les gardiens de son empire, ce qui explique pourquoi elle laissa intactes les constitutions de ces trois îles et l’autorité qu’elles avaient sur leurs sujets. Grâce à la politique inaugurée par Aristide on assura largement sa subsistance à la multitude. Par les contributions extraordinaires, par les droits et les impôts, par les alliés, plus de vingt mille hommes furent ainsi nourris. Il y avait en effet six mille juges, seize cents archers et douze cents cavaliers, la Boulè comptait cinq cent membres, le nombre des gardes des arsenaux s’élevait à cinq cents, le nombre des gardes dans la cité s’élevait à cinquante, environ sept cents hommes exerçaient des magistratures dans le pays et environ autant en dehors du pays", Aristote, Constitution d’Athènes 24). Dans notre précédent paragraphe, quand nous avons parlé de la ruse employée par Thémistocle pour inciter les Athéniens à dépenser l’argent du Laurion à la création d’une flotte militaire, nous avons longuement insisté sur le fait que la leitourgia/leitourg…a au sens chrétien, "service public accompli par foi en un être ou une chose" - en l’occurrence par foi dans la suprématie d’Athènes -, n’a sans doute jamais existé dans l’Histoire de la démocratie athénienne entre -508 et -404, nous répétons ici le même propos : de même que les fonctionnaires athéniens des années -482 à -480 qui ont construit les premiers navires de la flotte athénienne n’ont été en fait que des gens corrompus par les manœuvres politiques de Thémistocle, les fonctionnaires athéniens de -477/-476 (bouleutes, hommes en armes, juges) ne sont en fait que des gens corrompus par les largesses d’Aristide, aigri qu’on ait pu mettre en doute son honnêteté et sa droiture morale l’année précédente, et agissant ainsi comme pour dire : "Maintenant, vous aurez raison de m’accuser d’avoir détourné de l’argent !". Si notre hypothèse est bonne, si Aristide a volontairement détourné une partie du phoros au profit des Athéniens les plus flatteurs pour montrer par l’absurde les limites du régime démocratique, cela signifie que le fonctionnariat athénien, dont découle directement le fonctionnariat de nos modernes démocraties, n’a jamais été un dispositif vertueux mais un dispositif vicieux dès son origine, conçu d’abord comme une arme politique. Et cette arme se retournera finalement autant contre Thémistocle que contre Aristide. Thémistocle, qui voit soudain son électorat populaire le délaisser pour Aristide, ne peut effectivement pas s’empêcher de le moquer, en affirmant qu’Aristide a désormais les mains aussi impures que lui et que sa popularité ne durera que tant qu’il continuera à détourner les fonds publics pour le peuple ("Aristide, par l’égalité de cette répartition, se fit une réputation admirable, mais Thémistocle s’en moqua en disant que les louanges adressée à Aristide “ne visait pas un homme mais un coffre gardant l’or qu’on lui confie”", Plutarque, Vie d’Aristide 40). Thémistocle n’a pas tort. Pourtant, à long terme, la rémunération des serviteurs de l’Etat athénien qu’Aristide instaure sert beaucoup moins ses intérêts que ceux de Thémistocle, car elle renforce bien davantage le parti démocratique que le parti noble. La fonction publique ainsi rémunérée attire naturellement les gens les plus pauvres, qui espèrent en devenant fonctionnaires s’assurer durablement une vie plus confortable, au bénéfice de l’Etat qui obtient ainsi le soutien et l’obéissance d’une armée de gens tenus par la rémunération qu’il leur promet. L’Etat et les dèmes qui l’incarnent étant renforcés de cette façon, les nobles même très riches ne le sont plus suffisamment pour entretenir une armée de partisans susceptible de menacer cette masse de fonctionnaires ordonnée et obéissante financée par l’Etat. Plutarque ajoute que la décision d’Aristide relève autant de sa déception d’avoir été soupçonné de malversations au terme de sa première mandature, que de sa volonté de canaliser les aspirations du peuple à soutenir tel ou tel démagogue au pouvoir suprême, un peuple qui ne cesse de réclamer des contreparties pour sa participation dans la guerre contre la Perse et qui, armé, présente une menace pour l’ordre social : en offrant à ce peuple davantage d’argent que tous les démagogues ne peuvent lui donner, Aristide espérait réduire au silence ceux-ci et celui-là, et redonner indirectement leur première place aux grandes familles nobles d’antan. Telle est la raison de sa volonté d’ouvrir non seulement les charges publiques ordinaires mais encore les plus hauts postes à responsabilité, dont l’archontat, aux citoyens les plus pauvres ("Quand les Athéniens furent rentrés dans leur patrie, Aristide s’aperçut que le peuple cherchait à se rendre maître du gouvernement et à le rendre purement démocratique, et était conscient que d’un côté il méritait des égards après avoir montré tant de valeur dans les combats, mais que de l’autre côté il ne serait pas facile de le réduire par la force tant qu’il avait les armes à la main et était enflé de ses victoires. Il imposa donc un décret stipulant que le gouvernement serait commun à tous les citoyens, et qu’on prendrait désormais les archontes parmi tous les Athéniens indistinctement", Plutarque, Vie d’Aristide 37). Mais pour la noblesse, ces prétendus remèdes s’avéreront pire que le mal. Car en neutralisant ainsi le peuple via l’Etat, en rendant dépendants de l’Etat les bouleutes issus des dèmes, les hommes en armes également issus des dèmes, et les juges encore issus des dèmes, les familles nobles athéniennes se condamnent à accepter les règles démocratiques sous peine de provoquer un mécontentement général et leur propre anéantissement. Précisons pour l’anecdote, avant de continuer notre récit, que la collecte du phoros aura lieu désormais chaque printemps au moment des grandes Dionysies (selon un scholiaste anonyme qui commente les vers 504-506 des Archarniens d’Aristophane ["Nous sommes entre nous : c’est le concours au Lenaion, les étrangers n’y sont pas présents, ni les alliés des cités qui apportent le phoros"] au moyen d’une comédie perdue d’Eupolis sur le même sujet ["Il était imposé aux cités d’apporter leur contribution au phoros lors des grandes Dionysies, comme le dit Eupolis dans Les cités"], et selon Isocrate ["[Les Athéniens] mettaient un tel soin à rechercher tout ce qui pouvait exaspérer la haine, qu’ils décrétèrent que le dépôt du phoros levé sur les alliés serait déposé sur l’orchestre pendant la fête de Dionysos, quand le théâtre serait rempli de spectateurs, en même temps qu’on introduiraient les enfants des citoyens ayant péri à la guerre, pour montrer aux Grecs la valeur des richesses qui leur avaient été enlevées et qu’apportaient des imposables d’une part, et, à travers les orphelins, la multitude des malheurs que l’ambitieuse cupidité de ces derniers avaient produits d’autre part", Isocrate, Sur la paix 82]).


La même année, en -477, Cimon s’illustre pour la première fois comme commandant suprême du contingent panhellénique hérité de Pausanias : il dirige les Grecs vers l’une des deux positions où se sont retranchés les Perses, la cité d’Eion à l’embouchure du fleuve Strymon, qu’il conquiert rapidement, poussant le général perse gouvernant la place à se suicider pour éviter le déshonneur ("Sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, les Athéniens prirent la place d’Eion et réduisirent la population en esclavage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.98 ; "Assiégé par les Athéniens emmenés par Cimon fils de Miltiade, Bogès put traiter avec eux et reçut la proposition de se retirer en Asie, mais il s’y refusa de peur de paraître aux yeux du Grand Roi sauvé par une lâcheté, et il résista jusqu’au bout. Quand il ne resta plus rien à manger dans la place, il fit élever un immense bûcher, égorgea ses enfants, sa femme, ses concubines et ses serviteurs, et les livra aux flammes. Puis, du haut des murs, il éparpilla dans le Strymon tout l’argent que la cité possédait. Ensuite il se jeta lui-même dans les flammes. Aussi est-il encore de nos jours, avec justice, célébré par les Perses", Hérodote, Histoire VII.107 ; "Le Grand Roi avait donné à Bogès le commandement de la cité d’Eion située sur le bord du Strymon. Les Grecs assiégèrent la place, Bogès la défendit aussi longtemps qu’il le put, mais désespérant finalement de la conserver et ne supportant pas de voir sous le contrôle des ennemis cette cité que le Grand Roi lui avait confiée, il y mit le feu, la brûla, et s’y brûla lui-même avec sa femme et ses enfants", Polyen, Stratagèmes VII.24 ; "Cimon, à qui tous les alliés s’étaient réunis, s’embarqua avec toutes ses troupes pour aller dans la Thrace où il avait appris que des seigneurs perses parents du Grand Roi s’étaient emparés d’Eion, cité située sur les bords du Strymon, et que de là ils inquiétaient les Grecs des pays voisins. A peine arrivé, il remporta sur eux une grande victoire, et les obligea à s’enfermer dans la cité. Ayant ensuite chassé les Thraces qui habitaient au-dessus du Strymon et qui fournissaient des vivres aux ennemis, il se rendit maître de tout le pays et, le gardant avec soin, il réduisit les assiégés à une telle disette que Boutès, général du Grand Roi, se voyant dans une situation désespérée, mit le feu à la cité et s’y brûla avec ses amis et ses richesses. Cimon prit la cité, et n’y fit pas un grand butin parce que les barbares avaient tout brûlé", Plutarque, Vie de Cimon 9). L’historien Thucydide et beaucoup d’hellénistes à sa suite considèrent que la prise d’Eion est le point de départ de la domination d’Athènes sur la Grèce, car il s’agit de la première attaque d’Athènes dirigée non plus contre une armée perse mais contre une cité grecque hébergeant des Perses ("Le récit qui va suivre nous permettra de comprendre comment s’instaura l’empire athénien. Tout commence par le siège d’Eion, cité située sur le Strymon et occupée alors par les Perses : sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, les Athéniens prirent la place d’Eion et réduisirent la population en esclavage", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.97-98). Pourtant Thucydide lui-même relativise cette domination progressive d’Athènes, en disant qu’elle n’est pas subie mais consentie, du moins au début, et relève autant de l’apathie des cités finalement soumises que de la volonté conquérante des Athéniens : désireuses de paix et de tranquillité, ces cités préfèrent consentir aux exigences d’Athènes, en l’occurrence au paiement du phoros, plutôt que participer à l’effort militaire avec les Athéniens, résultat elles s’amollissent en même temps qu’elles accroissent la puissance militaire athénienne, au point de ne plus pouvoir résister quand Athènes décide de s’approprier leurs biens ou de leur imposer telles et telles règles politiques ("Les alliés furent les premiers responsables de cette évolution. Ils répugnaient à faire campagne et, pour ne pas avoir à quitter leur pays, ils s’engageaient à fournir, au lieu des navires prévus, une somme d’argent équivalente. Les sommes qu’ils versaient permettaient aux Athéniens d’accroître leur flotte, ainsi quand une cité tentait de faire défection elle n’avait ni les moyens militaires suffisants ni l’expérience nécessaire pour soutenir la guerre dans laquelle elle s’engageait", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.99). Plutarque va dans le même sens que Thucydide, en précisant que Cimon, déployant son génie tactique derrière sa fausse apparence de crétin consensuel, contribue pour une large part à cet amollissement des cités alliées ("Fatigués de tant d’expéditions, et la guerre étant devenue inutile depuis que les barbares s’étaient retirés et ne venaient plus les troubler, [les cités alliées] n’avaient d’autre désir que cultiver en paix leurs héritages et rechignait à équiper des navires et à envoyer des soldats. Les autres stratèges athéniens voulaient les y contraindre : ils traînaient devant les tribunaux celles qui refusaient de payer, les condamnaient à des amendes, et par ces voies de rigueur ils leur rendaient odieux et insupportable le gouvernement des Athéniens. Quand Cimon fut revêtu du commandement, il suivit une voie opposée : il n’employa la violence contre aucun des alliés, recevant argent et navires vides de ceux qui refusaient le service militaire, acceptant que séduits par les charmes du repos ils restassent tranquilles dans leurs foyers et que, de bons soldats qu’ils étaient, ils devinssent par imprudence et par luxe des laboureurs et des commerçants timides ; au contraire, il fit monter tour à tour les Athéniens sur les navires des alliés, et ainsi, les ayant aguerris par des expéditions fréquentes financées par ces contributions que payaient les alliés, les Athéniens devinrent finalement les maîtres de ceux qui les soudoyaient. Comme ils étaient continuellement sur mer, ils avaient toujours les armes à la main, ils étaient nourris et exercés dans ces expéditions si fréquentes, leurs alliés qui s’étaient accoutumés à les craindre et à les flatter se trouvèrent bientôt, sans s’en apercevoir, les tributaires et les esclaves de ceux dont ils avaient été d’abord les alliés", Plutarque, Vie de Cimon 15). Doriscos reste l’ultime place perse sur le continent européen : les Athéniens s’en désintéresseront car elle n’est plus dangereuse, elle existera encore dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C. quand Hérodote rédigera son Histoire ("[Les gouverneurs perses] furent tous expulsés par les Grecs, sauf celui de Doriscos. Aujourd’hui encore, malgré tous leurs efforts, les Grecs n’ont toujours pas réussi à le déloger. C’est pour cela que tous les Grands Rois de Perse continuent à lui envoyer des présents", Hérodote, Histoire VII.106).


L’essor d’Athènes est encore favorisé par l’évasion de Pausanias, qui achève de détruire la réputation de Sparte ("Agissant pour son compte personnel et sans l’accord des Spartiates, [Pausanias] prit une trière d’Hermioné et retourna dans l’Hellespont, soi-disant pour participer à la guerre qu’y menaient les Grecs, mais en fait pour y reprendre avec le Grand Roi de Perse les intrigues que, rêvant de devenir le maître de la Grèce, il avait nouées avec lui", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.128). Après avoir vainement tenté de reprendre son ancien poste de gouverneur de Byzance, Pausanias se réfugie à Kolonai en Troade (site aujourd’hui abandonné, près de l’actuelle Biga en Turquie), où il recommence à magouiller avec les Perses toujours dans le but de devenir, avec leur aide, tyran de toute la Grèce. Les autorités spartiates ne peuvent plus se mentir : Pausanias est un nuisible, il doit être réduit à l’impuissance le plus vite possible. Elles envoient donc un messager lui ordonnant de rentrer immédiatement à Sparte pour s’y soumettre à la justice sous peine d’être déclaré ennemi public numéro un de tous les Grecs ("Il fut expulsé de Byzance par les Athéniens à la suite d’un siège. Au lieu de rentrer à Sparte, il s’établit à Kolonai en Troade. Quand ils apprirent par des rapports qu’il était en pourparlers avec les barbares et que des desseins peu louables l’y retenaient, les Spartiates n’hésitèrent plus. Les éphores lui dépêchèrent un héraut porteur d’une skytale ["skut£lh", moyen spartiate de communication codée consistant en un ruban de cuir contenant un message lisible seulement si on l’enroule autour d’un bâton d’une certaine grosseur] et lui intimèrent l’ordre de rentrer à Sparte avec celui-ci sous peine d’être déclaré ennemi de l’Etat", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.131). Apparemment lâché par Xerxès Ier, et calculant qu’il peut encore acheter ses accusateurs avec de l’argent, qu’il est protégé par son statut de régent et de héros, et certain qu’aucune trace matérielle n’existe de ses relations avec Xerxès Ier, Pausanias se soumet et revient à Sparte. Il est aussitôt emprisonné, puis laissé en liberté surveillée tandis que son procès commence ("Soucieux d’éveiller le moins possible les soupçons, et espérant réduire ses adversaires au silence par l’argent, Pausanias rentra une seconde fois dans sa patrie. Les éphores le jetèrent en prison, ayant le droit d’agir ainsi avec le roi. Par la suite, il obtint sa libération en promettant de se soumettre au jugement de ceux qui voulait tirer sa conduite au clair", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.131). Nous ne savons pas exactement quand cette évasion de Pausanias a eu lieu. Nous pouvons en revanche dater avec certitude son procès en -476 puisque, comme nous le verrons un peu plus loin, Thucydide nous apprend que celui-ci est en cours quand Thémistocle se trouve à Argos, juste après son ostracisme.


Pendant ce temps, Cimon continue son ascension. Sous l’archontat de Phédon, c’est-à-dire entre juillet -476 et juin -475, il débarque sur l’île de Skyros, à l’appel de la population qui ne supporte plus les pirateries des Dolopes : Cimon soumet les Dolopes, les Skyriens se croient libérés ("[Skyros] était habitée par des Dolopes qui, peu enclin à la culture des terres, infestaient les mers depuis toujours par leurs pirateries, allant jusqu’à dépouiller ceux qui venaient sur l’île pour commercer. Un jour, quelques marchands thessaliens ayant abordé au port de Ctésion, ils les pillèrent et les capturèrent, mais ceux-ci ayant trouvé moyen de se sauver, dénoncèrent cette violation du droit aux amphictyons, qui condamnèrent toute la cité à dédommager les marchands de la perte qu’ils avaient subie. Les Skyriens refusèrent de contribuer à cette indemnité, soutenant qu’elle ne devait tomber que sur ceux qui avaient pillé les marchands. Craignant d’y être forcés, ils écrivirent à Cimon, le pressant de venir avec sa flotte prendre possession de leur île, qu’ils étaient disposés à lui livrer. Cimon y alla, et s’étant rendu maître de l’île il en chassa les Dolopes, et rendit libre la mer Egée", Plutarque, Vie de Cimon 10), en réalité ils deviennent les sujets d’Athènes et doivent accepter l’installation de clérouques sur leur sol ("[Les Athéniens] attaquèrent ensuite Skyros, île de l’Egée habitée par les Dolopes. La population subit le même sort qu’à Eion et des clérouques athéniens vinrent s’installer sur ses terres", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.98). A l’occasion de cette expédition, Cimon retrouve les restes d’un homme qu’il croit être ceux de l’antique roi athénien Thésée, mort dans l’île selon la tradition : il les emmène avec lui à Athènes, ce qui accroit encore sa popularité ("Après les guerres contre la Perse, sous l’archontat de Phédon, les Athéniens ayant consulté l’oracle de Delphes, la Pythie leur ordonna de recueillir les ossements de Thésée, de les placer dans le lieu le plus honorable de leur cité, et de les garder avec soin. Mais il n’était facile ni de trouver sa sépulture, ni d’emporter ses ossements, à cause de l’humeur insociable et farouche des Dolopes qui habitaient l’île. Cependant Cimon s’en étant rendu maître, comme je l’ai dit dans sa Vie, se fit un point d’honneur de découvrir son tombeau. Pendant qu’il le recherchait, il aperçut un aigle qui frappait à coups de bec sur une élévation de terre, et qui s’efforçait de l’ouvrir avec ses serres. Cimon, saisi d’une inspiration providentielle, fit fouiller cet endroit. On y trouva le cercueil d’un homme de grande taille, avec une pointe de lance et une épée de bronze à ses côtés. Cimon, ayant fait charger ces précieux restes sur sa trière, les porta à Athènes. Les Athéniens ravis et joyeux les reçurent au milieu des processions et des sacrifices, et avec autant de pompe que si Thésée lui-même fût revenu dans leur cité. Ils les placèrent au milieu d’Athènes, près de l’endroit où est maintenant le gymnase", Plutarque, Vie de Thésée 36 ; "Thésée, fils d’Egée, obligé de fuir d’Athènes, s’était retiré à Skyros dont le roi Lycomède, craignant les Athéniens, l’avait tué par trahison : [Cimon] ne négligea rien pour découvrir son tombeau, car un oracle avait ordonné aux Athéniens de rapporter à Athènes les ossements de Thésée et de l’honorer comme un héros. Ils ignoraient le lieu de sa sépulture, et les habitants de Skyros ne voulaient pas convenir qu’elle fût dans leur île ni souffrir qu’on y menât des recherches. Mais Cimon y mit tant de zèle et tant de soin qu’enfin il découvrit son tombeau. Il chargea les ossements de Thésée sur son navire qu’il fit magnifiquement orner, et les rapporta dans sa patrie, près de quatre cents ["tetrakÒsioi", coquille de Plutarque ou d’un de ses copistes pour "huit cents/ÑktakÒsioi" graphiquement proche : Thésée a vécu au XIIIème siècle av. J.-C.] ans après que Thésée en fût parti. Le peuple lui en sut toujours beaucoup de gré, et pour perpétuer la mémoire de cet événement on organisa un concours tragique qui eut la plus grande célébrité", Plutarque, Vie de Cimon 11 ; "On n’érigea un monument héroïque [à Thésée] dans Athènes seulement quand, après la défaite des Perses à Marathon, Cimon le fils de Miltiade eut chassé les habitants de Skyros de leur île pour venger la mort de Thésée et rapporté ses ossements à Athènes", Pausanias, Description de la Grèce, I, 17.6 ; "Un oracle similaire donné plus tard aux Athéniens leur permit de retrouver à Skyros les os de Thésée, sans lesquels il leur était impossible de prendre cette île. Cimon, le fils de Miltiade, les trouva habilement, et prit Skyros peu de temps après", Pausanias, Description de la Grèce, III, 3.6). On constate que cette expédition vers Skyros, contrairement à celle menée vers Eion l’année précédente, est dirigée exclusivement contre des Grecs et non plus contre les Perses : il s’agit d’une opération de police athénienne contre une communauté grecque turbulente (les Dolopes) et non plus d’une opération de guerre panhellénique contre un ennemi étranger. L’expédition suivante, dirigée contre l’île de Naxos, est une vulgaire opération impérialiste d’Athènes contre un membre de la Ligue qui veut recouvrer son indépendance ("Puis Athènes attaqua les Naxiens, qui avaient fait défection et qui furent contraints de se soumettre à la suite d’un siège. Ce fut la première cité alliée dont les Athéniens firent, contrairement aux conventions, une cité sujette", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.98). Nous ignorons les raisons qui ont poussé les Naxiens à se rebeller. Nous ignorons pareillement le détail des combats que les Athéniens doivent mener pour s’imposer finalement et réduire les Naxiens, après les Skyriens, à l’état de sujets. Nous savons seulement que pour parvenir à leurs fins les Athéniens ont dû organiser le siège de l’île, et que ce siège dure encore au moment où Thémistocle ostracisé quitte secrètement le port macédonien de Pydna et fuit vers le continent asiatique, comme nous allons le voir très bientôt.


Cette année -476/-475, riche en événements, marque également l’apogée d’Aristide, qui vainc à la fois Thémistocle à l’intérieur et Sparte à l’extérieur.


Nous sommes sûrs que Thémistocle est encore à Athènes au printemps -476, puisqu’à l’occasion des grandes Dionysies de ce printemps il présente comme chorège une tragédie de Phrynichos ("Etant chorège, [Thémistocle] fut vainqueur au concours tragique, concours qui suscitait déjà à l’époque beaucoup de brigue et d’ambition, et fit ériger une plaque de victoire avec une inscription : “Thémistocle de Phréarrhe était chorège ; Phrynichos, auteur de la pièce ; Adeimantos, archonte [de juillet -477 à juin -476]", Plutarque, Vie de Thémistocle 5). Nous sommes sûrs qu’à l’été de la même année il est à Olympie, puisque Plutarque raconte longuement à quel point il s’y comporte avec arrogance à l’occasion des Jeux olympiques "qui suivirent Salamine", autrement dit les soixante-seizièmes Jeux olympiques de -476 ("Lors des Jeux olympiques qui suivirent [la défaite des Perses à Salamine], Thémistocle ayant paru dans le stade, les spectateurs oublièrent les combattants et eurent toute la journée les yeux fixés sur lui, le montrant aux étrangers, battant des mains, incapables de lui témoigner suffisamment toute leur admiration. Thémistocle, hors de lui-même, avoua à ses amis que ce jour seul le payait de tout ce qu’il avait souffert pour la Grèce", Plutarque, Vie de Thémistocle 17). Sa présence à Olympie en -476 est confirmée par Elien, qui rappelle qu’à cette occasion Thémistocle interdit à Héron de Syracuse d’y participer pour, à travers lui, punir les Syracusains de n’avoir pas voulu aider les Athéniens au moment de l’invasion perse quatre ans plus tôt ("Héron étant venu à Olympie pendant la célébration des Jeux pour y disputer le prix de la course des chevaux, Thémistocle empêcha qu’il entrât en lice : “Il n’est pas juste, dit-il, que celui qui n’a pas partagé les dangers de la Grèce participe à ses Jeux”. Et Thémistocle fut approuvé", Elien, Histoires diverses IX.5 : nous avons évoqué dans notre paragraphe précédent cette ambassade athénienne de -480 vers Syracuse, en nous appuyant sur les paragraphes 157 à 163 livre VII de l’Histoire d’Hérodote, qui la relate en détails). Elle est confirmée aussi par un autre passage de Plutarque, qui nous apprend que Thémistocle, agacé par la gloire grandissante du jeune Cimon, tente de l’abaisser par un étalage de luxe, ce qui indigne une partie de l’assistance ("Etant allé à Olympie, [Thémistocle] prétendit rivaliser avec Cimon en matière de repas, de tentes et, en général, de splendeur et d’apparat, ce qui ne plut pas aux Grecs. Car Cimon, jeune et issu d’une famille ancienne, était excusable, tandis que Thémistocle, n’étant pas encore connu, parut vouloir se hausser sans en avoir les moyens ni le mérite. Il fut en conséquence accusé de vantardise", Plutarque, Vie de Thémistocle 5 ; Idoménée cité par Athénée de Naucratis rapporte que Thémistocle parade un jour monté sur un char tiré par quatre prostituées dans Athènes, cette extravagance se situe probablement peu de temps avant ces Jeux olympiques de -476 : "Thémistocle, à l’époque où les Athéniens n’étaient pas encore dépravés, attela quatre prostituées à un char et se fit conduire ainsi jusqu’au quartier très peuplé du Céramique. Idomémée se demande s’il a réellement mis le joug à ces quatre créatures, ou s’il les a fait monter dans son char", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.45 ; "Thémistocle, si on en croit Idoménée, n’a-t-il pas attelé un char avec quatre prostituées, et n’est-il pas apparu accompagné d’un pareil cortège en plein cœur de l’agora ? Ces femmes étaient Lamia, Skioné, Satyra et Nannion", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.37). Ce comportement prétentieux à Olympie est-il la goutte d’eau qui fait déborder le vase ? Les Athéniens en effet supportent de plus en plus mal son manque total de modestie sur son rôle dans la victoire de Salamine ("Thémistocle devenait forcément ennuyeux, à rappeler trop souvent ses hauts faits devant le peuple", Plutarque, Vie de Thémistocle 22), et plus généralement ses petites phrases répétées qui trahissent un orgueil démesuré ("Quand Thémistocle revint à Athènes [après son séjour à Sparte durant l’hiver -479/-478], un nommé Timodèmos d’Aphidna, qui était un de ses ennemis et ne réussit pas à se faire connaître autrement, égaré par sa haine, l’attaqua violemment en lui reprochant son voyage à Sparte : il dit qu’Athènes seul avait mérité les éloges des Spartiates, et non pas sa personne. Comme il ressassait toujours le même reproche, Thémistocle lui répliqua : “Effectivement, mon ami, si j’avais été originaire de Belbiné [ilot minuscule au large du cap Sounion] je n’aurais jamais reçu tant d’éloges de Sparte, j’en aurais reçu aussi peu que toi qui est pourtant Athénien !”", Hérodote, Histoire VIII.125 ; "Un homme de Sériphos [petite île des Cyclades] injuria un jour [Thémistocle] en lui disant qu’il devait sa renommée non pas à son mérite mais à sa cité : Thémistocle répondit qu’effectivement il ne serait pas devenu aussi célèbre né à Sériphos, mais que l’homme de Sériphos serait resté aussi inconnu né à Athènes", Platon, La République 329e-330a ; "Quand un homme de Sériphos lui reprocha d’avoir acquis sa renommée par sa cité plutôt que par lui-même, Thémistocle répondit : “Certainement je ne serais pas devenu aussi célèbre en étant de Sériphos, mais toi tu serais resté aussi inconnu en étant d’Athènes !”", Plutarque, Vie de Thémistocle 18 ; "Un jour qu’il allait au théâtre, on demanda à [Thémistocle] quelle voix il entendrait avec le plus de plaisir : “Celle, répondit-il, qui chantera le mieux mes talents”", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.14, Exemples étrangers 1), ses érections de monuments à sa propre gloire comme le temple de Mélitè ("[Thémistocle] déplut aussi au peuple en fondant le sanctuaire d’Artémis qu’il surnomma "Aristoboulè" ["AristoboÚlh/Meilleure conseillère"] pour suggérer qu’il avait lui-même donné d’excellents conseils à sa cité et aux Grecs, il établit ce sanctuaire près de sa maison, à Mélitè […]. Il existe encore dans le temple d’Aristoboulè une statue de Thémistocle, le montrant semblable à un héros en âme comme en apparence", Plutarque, Vie de Thémistocle 22) ou le sanctuaire de Phlyées ("[Thémistocle] appartenait à la famille des Lycomides, puisque selon Simonide il réaménagea et fit décorer de peintures le sanctuaire des Mystères de Phlyées, propriété des Lycomides, qui avait été incendié par les barbares", Plutarque, Vie de Thémistocle 1 ; Cléarchos de Soles le disciple d’Aristote, cité par Athénée de Naucratis, évoque aussi un somptueux triclinon ["tr…klinon", table à trois lits] et une réplique célèbre de Thémistocle qui en dit aussi long sur sa richesse que sur sa solitude : "Cléarchos, dans le livre I de son ouvrage Sur l’amitié, rapporte que Thémistocle, après avoir fait construire un magnifique triclinon, estima que son plaisir aurait été plus grand s’il avait pu simplement s’amuser entre amis", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.45), et aussi son goût pour l’argent que dénoncent Critias, Théopompe et Théophraste, comme nous l’avons vu dans notre précédent paragraphe. Nous avons vu dans notre paragraphe introductif que la tragédie de Phrynichos qu’il a financée au printemps -476 est peut-être Les Phéniciennes : si tel est le cas, il est possible que cette pièce aujourd’hui perdue ait contribué à l’exaspération générale car, contrairement aux Perses d’Eschyle qui en sera l’antithèse quelques années plus tard (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe introductif), elle exalte la gloire des Athéniens lors de la bataille de Salamine, en d’autres termes elle glorifie indirectement Thémistocle qui en est à l’origine. Le géographe Pausanias va plus loin en sous-entendant que Thémistocle aurait même envisagé une alliance tacite avec les Perses dans le but de les ménager, afin d’obtenir leur aide à dominer personnellement sur la Grèce - à l’instar du régent spartiate Pausanias -, ou de se réfugier chez eux au besoin ("On dit aussi que Thémistocle vint à Delphes apporter à Apollon quelques dépouilles des Perses, mais qu’ayant demandé à la Pythie s’il pouvait placer ces offrandes à l’intérieur du temple, celle-ci lui aurait ordonné de les emporter très loin de l’enceinte sacrée, en rendant cet oracle : “Ne dépose pas dans mon temple les riches dépouilles des Perses, emmène-les au plus vite dans ta maison”. On s’étonne que, parmi tous ceux qui ont apporté des dépouilles des Perses à Delphes, Thémistocle soit le seul qui ait essuyé un refus. Certains disent que le dieu aurait refusé également tout ce qui venait des Perses si les autres porteurs d’offrandes lui avaient posé la même question que Thémistocle. Les autres pensent que le dieu, sachant que Thémistocle aurait recours à la protection du roi de Perse, ne voulut pas recevoir ses présents pour l’empêcher de devenir un ennemi irréconciliable aux yeux des Perses", Description de la Grèce, X, 14.5-6). Les outrances de Thémistocle à l’occasion des Jeux olympiques de l’été -476, sont sans doute la maladresse de trop : il est ostracisé par ses concitoyens. Il est possible par ailleurs que les Athéniens, entamant alors une politique ouvertement impérialiste - en s’attaquant aux Naxiens qui refusent d’adhérer à la Ligue, comme nous venons de le voir -, jugent que l’orgueilleux Thémistocle ne correspond pas à l’image qu’ils veulent donner d’eux-mêmes à leurs futurs sujets. La condamnation de Thémistocle est une façon de rassurer toutes les cités égéennes que les Athéniens convoitent en signifiant à celles-ci : "Nous ne vous considérons pas inférieurs à nous, tous les Athéniens ne sont pas atteints d’un complexe de supériorité comme Thémistocle, pour preuve nous l’ostracisons afin de lui apprendre la modestie, vous n’aurez donc rien à craindre de nous quand nous débarquerons demain chez vous et occuperons vos ports et vos cités". Une telle façon de raisonner, qui comme Thémistocle vise à l’hégémonie athénienne sur la Grèce, mais contrairement à Thémistocle emploie la ruse, l’intoxication, le bluff pour parvenir à son but, est bien dans la manière d’Aristide. Plutarque et Diodore de Sicile rappellent que, conçue à l’origine par Clisthène le jeune comme un moyen d’empêcher le retour au régime tyrannique, la loi sur l’ostracisme est devenue très vite un simple outil démocratique contre tous ceux qui inclinent ostensiblement vers l’intérêt personnel en oubliant l’intérêt collectif (dont Clisthène le jeune, ainsi puni de sa tentative de renforcer son pouvoir personnel en pactisant avec Darius Ier, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe précédent), et que la peine de l’ostracisme n’est nullement un châtiment définitif et déshonorant ("Les Athéniens frappèrent d’ostracisme [Thémistocle], comme à leur habitude contre tous les hommes dont la puissance leur pesait et dont ils estimaient qu’ils dépassaient la mesure de l’égalité démocratique. Car l’ostracisme n’était pas un châtiment, mais plutôt un encouragement et un apaisement accordé à l’envie d’abaisser les hommes trop éminents et de leur infliger méchamment une marque d’indignité", Plutarque, Vie de Thémistocle 22 ; "Le ban de l’ostracisme n’était pas une punition infligée à des coupables : pour utiliser un terme précis, on pourrait l’appeler un affaiblissement, une diminution d’une puissance et d’une grandeur susceptibles de devenir dangereuses. Ce n’était au fond qu’une satisfaction modérée qu’on accordait à l’envie qui, au lieu d’exercer sur ceux qui lui déplaisaient une vengeance irréparable, exhalait sa malveillance dans un exil de dix ans", Plutarque, Vie d’Aristide 11 ; "Ils expulsèrent [Thémistocle] de la cité en lui imposant cet exil qu’on appelait “ostracisme”, imaginé après le renversement de la tyrannie de Pisistrate et de ses descendants. Suivant la procédure de ce dispositif, chaque citoyen écrivit sur un ostrakon le nom de celui qu’il estimait le plus capable de détruire l’autorité démocratique : celui dont le nom apparut sur le plus grand nombre d’ostrakons fut obligé de s’éloigner pendant cinq ans [c’est-à-dire jusqu’en -471, date à laquelle Thémistocle, ayant accompli la moitié de sa peine, se suicidera dans les circonstances que nous décrirons dans notre prochain alinéa]. Par ce moyen les Athéniens ne voulaient pas punir un crime prouvé mais seulement rabaisser ceux dont le mérite personnel engendrait une ambition nuisible à la liberté publique", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.55), autrement dit la condamnation ne vise pas l’homme politique Thémistocle, dont le projet impérialiste est partagé par tous les Athéniens, même ses adversaires au premier rang desquels se trouve Aristide, elle ne vise que l’homme privé, dont le caractère extraverti est un obstacle à l’application de ce projet politique. Le même Plutarque rappelle que dans cette affaire, tandis que Cimon ne ménage pas ses efforts contre Thémistocle, Aristide quant à lui s’abstient d’intervenir ("Sa conduite [à Aristide] envers Thémistocle est une preuve éclatante de sa modération : il l’eut pour ennemi tout au long de sa vie politique et ne fut banni que par l’effet de ses intrigues, et pourtant, quand Thémistocle accusé de trahison contre sa patrie lui offrit une si belle occasion de se venger, il ne montra aucun ressentiment, et alors que les Alcméonides [cette précision de Plutarque nous donne une occasion supplémentaire de rappeler que la famille des Alcméonides n’est proche du peuple que par calcul, en réalité ses membres depuis Clisthène le jeune jusqu’à Périclès ne visent qu’à reconquérir le pouvoir suprême, ils détestent le régime démocratique défendu à cette date par Thémistocle et Ephialtès], Cimon et d’autres s’efforcèrent de le faire condamner, Aristide ne fit et ne dit rien qui pût lui nuire", Plutarque, Vie d’Aristide 43) : sans doute Aristide (qui est très populaire à ce moment : souvenons-nous que selon notre hypothèse c’est sous l’archontat d’Adeimandios en -477/-476 que doit être située sa seconde mandature à la tête de la Ligue de Délos, durant laquelle il commence à fonctionnariser le service public athénien en détournant une partie du phoros, s’attirant ainsi la majorité des suffrages de ses compatriotes) estime-t-il que l’action de son protégé Cimon comme accusateur public et la condamnation finale à l’ostracisme de son vieil alter ego est une punition suffisante, et ne doit pas aller au-delà, jusqu’à la malédiction générale, car, même s’il est aujourd’hui égaré par son orgueil, le fait reste qu’hier Thémistocle a bien servi Athènes et que si demain Athènes devient la première puissance maritime de Méditerranée orientale ce sera en grande partie grâce à lui, grâce au projet politique qu’il aura inspiré aux Athéniens sans savoir l’appliquer (telle est la conclusion à laquelle aboutit Plutarque : on peut discuter à l’infini sur la politique, les manières et la personnalité de Thémistocle, le fait reste qu’Athènes et la Grèce ont dû leur sauvetage et leur redressement à la flotte qu’il a créée par la ruse contre la volonté de ses propres compatriotes : "En agissant ainsi [en trompant les Athéniens, en leur disant que la construction d’une flotte était destinée à mâter les Eginètes alors que secrètement il la destinait à lutter contre les Perses], Thémistocle a-t-il dégradé ou non la rigueur et la pureté des mœurs politiques ? Laissons la question aux philosophes. Constatons seulement qu’à cette époque le salut des Grecs leur est arrivé de la mer, et que ces fameuses trières ont servi à redresser la cité athénienne, Xerxès Ier entre autres en a témoigné", Plutarque, Vie de Thémistocle 4). Aristote, dans un passage de sa Constitution d’Athènes parvenu incomplètement jusqu’à nous, donne un début de réponse sur la raison immédiate de cet ostracisme : le philosophe, évoquant les événements politiques du temps de Conon, archonte en -462/-461, emploie la technique du flash-back pour expliquer que ceux-ci ont pour origine les agissements de Thémistocle quinze ans plus tôt, qui avec l’aide du démocrate Ephialtès a tenté d’abaisser le pouvoir des nobles de l’Aréopage, le stratagème utilisé par les deux hommes a finalement échoué, et Thémistocle a été condamné ("Thémistocle faisait parti de l’Aréopage [Thémistocle a en effet été archonte de juillet -493 à juin -492, comme nous l’avons vu dans notre précédent paragraphe, et nous avons rappelé à la fin de notre paragraphe introductif qu’au début du Vème siècle av. J.-C. les anciens archontes intègrent automatiquement l’Aréopage ; notons cependant que Thémistocle a probablement toujours été regardé par ses collègues aréopagites comme un vilain petit canard au milieu de cygnes blancs, étant d’origine populaire au milieu d’héritiers de familles nobles, et ne devant son élection à l’archontat qu’à sa richesse accumulée dans des conditions discutables et à son habileté politique : la désaffection des citoyens ordinaires athéniens pour Thémistocle en -476 a dû apparaître à ces Aréopagites nobles comme l’occasion idéale de le chasser enfin de leurs cénacles], mais allait être jugé pour médisme [cette accusation vise ceux qu’on soupçonne de vouloir vivre à la manière des "Mèdes", c’est-à-dire des Perses, les Grecs utilisant "Mède" et "Perse" comme des synonymes : s’agit-il là d’une conséquence des débauches de luxe auxquelles s’est livré Thémistocle aux Jeux olympiques de l’été -476 ?]. Voulant ruiner ce conseil, il informa Ephialtès de son arrestation imminente, en même temps qu’il promit aux Aréopagites de leur montrer des conspirateurs prêts à renverser la Constitution. Il conduisit les membres du conseil à l’endroit où se trouvait Ephialtès et d’autres gens réunis, et commença à parler avec animation. Effrayé par ce qu’il voyait, Ephialtès s’assit sur l’autel, vêtu seulement de son chiton. Attirés par ce qui se passait, les cinq-cents membres de la Boulè convergèrent vers la place, Ephialtès et Thémistocle accusèrent alors les Aréopagites devant le peuple, en réclamant qu’on leur enlevât leur pouvoir. Et [texte manque : la suite du paragraphe aujourd’hui manquante devait raconter comment Thémistocle, malgré la vigueur de son attaque, a été finalement ostracisé, et comment Ephialtès a obtenu sa revanche quinze ans plus tard, sous l’archontat de Conon, en ruinant l’autorité de l’Aréopage ; la dernière phrase du paragraphe, conservée, évoque l’assassinat d’Ephialtès l’année suivante, en -461, par un mystérieux Aristodikos de Tanagra]", Constitution d’Athènes 25). En tout cas, nous ne suivrons pas sur ce sujet Diodore de Sicile, qui au livre XI paragraphes 54-55 de sa Bibliothèque historique établit un lien entre l’alliance que Pausanias propose à Thémistocle et l’ostracisme de Thémistocle, présentant celui-ci comme la conséquence directe et unique de celle-là : Diodore de Sicile au Ier siècle av. J.-C. est le seul auteur à affirmer cela, Thucydide au Vème siècle av. J.-C. dit bien au contraire que Thémistocle est déjà ostracisé quand Pausanias lui propose son alliance.


En effet, Pausanias, alors en résidence surveillée à Sparte dans l’attente de sa condamnation, apprend l’ostracisme de Thémistocle. Croyant reconnaître son propre malheur dans le malheur qui vient de frapper ce dernier, il entre en contact avec lui, par un moyen qu’on ignore, pour lui proposer de s’associer à son entreprise de trahison contre les Grecs en faveur du Grand Roi de Perse. Mais Thémistocle installé à Argos, qui semble soudainement guéri de sa mégalomanie et qui, dans sa solitude, à partir de ce moment et jusqu’à sa mort, va achever de construire son mythe, le repousse ("Voyant Thémistocle chassé de la cité et plein d’amertume, [Pausanias] s’enhardit et le pria de s’associer à son entreprise, il lui montra une lettre du Grand Roi et l’excita contre les Grecs en les accusant d’être méchants et ingrats. Mais Thémistocle repoussa la demande de Pausanias et refusa absolument de s’associer à son projet, ne rapportant cet entretien à personne et ne dévoilant pas l’affaire", Plutarque, Vie de Thémistocle 23 ; "Ephore [de Kymè, historien du IVème siècle av. J.-C.], après avoir dit que Thémistocle connaissait les complots tramés par Pausanias avec les généraux du Grand Roi de Perse, ajoute qu’il ne se laissa pas gagner par les sollicitations du Spartiate et ne voulut pas s’associer à ses espérances", Plutarque, Sur la malignité d’Hérodote). Désireux d’en finir avec Pausanias, les Spartiates lui ont tendu un piège : peu importe que ce dernier soit régent de Sparte, peu importe qu’il soit de sang royal et tuteur de l’héritier du trône agiade, il est devenu trop encombrant et la raison d’Etat pousse à son élimination. Les éphores réussissent à convaincre un de ses anciens messagers de se retourner contre son ancien maître ("Le messager chargé de porter à Artabaze la dernière lettre de Pausanias dénonça son maître. C’était un homme d’Argilos, qui avait été le giton de Pausanias, et en qui ce dernier avait toute confiance. Inquiet de constater qu’aucun des messagers précédents n’était revenu, […] il avait ouvert la lettre qui, soupçonnait-il, devait contenir une recommandation complémentaire : il y trouva effectivement une note ordonnant de le faire périr", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.132 ; "Pausanias avait obtenu du Grand Roi qu’il ne laissât jamais revenir en Grèce ceux qui lui portaient ses lettres, de peur qu’ils révélassent à ses compatriotes sa liaison avec les Perses, c’est pourquoi ceux qui les recevaient, suivant cet ordre, en tuaient systématiquement les porteurs. Mais le dernier messager de Pausanias, avant de partir, réfléchit n’avoir revu aucun de ses camarades : il s’avisa d’ouvrir sa lettre, et y découvrit cette précaution cruelle. Il alla la montrer comme une preuve aux éphores", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.45). Ils laissent partir Pausanias vers le sanctuaire de Poséidon du cap Tainare (aujourd’hui le cap Matapan) où, dissimulés derrière une cloison, ils épient la conversation qu’il entame avec cet ancien messager : au cours de la conversation, Pausanias révèle à haute voix ses manigances avec le Grand Roi de Perse, les éphores ont dès lors un motif valable pour le condamner ("[Les éphores] s’entendirent avec le messager, qui se rendit comme suppliant au temple de Tainare, dans une cabane partagée en deux par une cloison derrière laquelle se dissimulèrent plusieurs éphores. Quand Pausanias vint le trouver et lui demanda le motif de sa présence en cet endroit comme suppliant, ces derniers ne perdirent pas un mot de la conversation. Le messager reprocha à son maître ce qu’il avait écrit à son sujet, puis, entrant dans les détails, se plaignit qu’après avoir toujours évité de le compromettre en servant ses intérêts auprès du Grand Roi de Perse il avait obtenu pour seule récompense d’être condamné à mort comme tous les messagers précédents. Pausanias ne nia pas", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.133). Mais Pausanias, découvrant soudain le piège dans lequel il est tombé, se réfugie dans le temple voisin consacré à la déesse Athéna Chalkioikos ("Calk…oikoj/Maison de bronze"). Pour ne pas offenser la déesse, les éphores décident de ne pas investir le temple et d’y assiéger le protégé jusqu’à temps qu’il meure de faim ("[Pausanias] partit en courant vers le sanctuaire de la déesse Chalkioikos dont l’enceinte était toute proche et où il put se réfugier à temps. […] Les éphores qui, sur le moment, s’étaient laissé distancer, firent ôter le toit du bâtiment et, s’étant assuré que leur homme se trouvait bien à l’intérieur, ils l’y retinrent enfermé en murant les issues. C’est ainsi que, le tenant assiégé, ils le réduisirent par la faim", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.134). Selon Diodore de Sicile, Polyen et Cornélius Népos, c’est la propre mère de Pausanias qui, maudissant son fils, est à l’origine de cette décision ("Comme les Spartiates hésitaient à violer cet asile où se trouvait le criminel, on raconte que la mère de Pausanias prit une pierre et alla la poser devant la porte du temple, puis revint chez elle sans faire et sans dire aucune autre chose. Les Spartiates crurent devoir prolonger l’acte d’une citoyenne si courageuse : ils murèrent sur-le-champ la porte du temple et contraignirent Pausanias à y mourir de faim", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.45 ; "Quand on eut découvert à Sparte que Pausanias trafiquait avec les Perses, il se réfugia comme suppliant dans le temple d’Athéna Chalkioikos, d’où il était interdit d’arracher ceux qui y trouvait asile. Sa propre mère Théano prit alors une brique et la posa devant la porte du temple. Les Spartiates, admirant son courage et sa sagesse, firent comme elle. Chacun prit une brique, la plaça devant la porte, qui se trouva ainsi murée. De cette manière, sans arracher le suppliant de son asile, on punit sa trahison, en le laissant mourir enfermé", Polyen, Stratagèmes VIII.51 ; "[Pausanias] se réfugia dans le temple d’Athéna Chalkioikos, devançant de peu ceux qui le poursuivaient. Les éphores en firent aussitôt murer les portes afin qu’il ne pût en sortir, et firent démolir le toit pour qu’il mourût plus vite en étant exposé à l’air. On dit que sa mère vivait encore en ce temps-là, et qu’ayant appris le crime de son fils cette femme alors très âgée s’empressa d’apporter une pierre à l’entrée du temple pour l’y enfermer", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines IV.5). Le siège dure longtemps, jusqu’au moment où, constatant qu’il agonise, les éphores le tirent jusqu’au seuil du sanctuaire : c’est là qu’il meurt ("Lorsqu’ils le virent sur le point d’expirer, enfermé ainsi dans le bâtiment, ils le firent sortirent du sanctuaire tandis qu’il respirait encore. Pausanias mourut dès qu’il fut à l’extérieur", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.134). Il est enterré sur place pour apaiser l’oracle de Delphes qui considère, malgré les précautions qu’ils ont prises, que les éphores ont commis un sacrilège contre Athéna ("L’oracle de Delphes ordonna aux Spartiates de transférer son tombeau au lieu où il était mort. C’est là qu’il repose aujourd’hui encore, à l’entrée du sanctuaire, comme l’indique l’inscription gravée sur des stèles. L’oracle déclara par ailleurs qu’un sacrilège avait été commis et qu’il fallait offrir deux corps pour un à la déesse Chalkioikos : deux statues de bronze lui furent donc dédiées comme dédommagement pour l’enlèvement de Pausanias", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.134) : nous verrons à la fin de notre paragraphe sur la paix de Trente Ans que cet enterrement de Pausanias à l’entrée du sanctuaire spartiate d’Athéna sera l’un des prétextes invoqués par Athènes pour rompre ses relations avec Sparte et déclencher la deuxième guerre du Péloponnèse. Les choses auraient pu s’arrêter là. Mais les Spartiates découvrent que Pausanias et Thémistocle ont été en contact. L’occasion est trop belle pour eux : accusant Thémistocle de médisme, ils demandent aux Athéniens de le capturer et de le juger de la même façon qu’eux-mêmes ont jugé Pausanias. C’est une façon d’embarrasser les Athéniens, et donc de nuire à la toute-puissance dont ils jouissent alors, en leur disant : "Nous avons eu un mouton noir hier, vous avez un mouton noir aujourd’hui, débarrassez-vous-en comme nous, et soyons à nouveau amis". C’est aussi une façon de se venger de Thémistocle qui après la victoire de Salamine les a trompés en construisant secrètement l’enceinte fortifiée du Pirée, et qui par la suite s’est opposé à leur mainmise sur le Conseil amphictyonique. C’est enfin une façon d’oublier les problèmes internes de Sparte, qui alors non seulement n’a plus de régent agiade et a perdu l’hégémonie sur la Grèce, mais encore a banni son roi eurypontide Leotychidès II surpris en flagrant délit de corruption ("[Leotychidès II] fut chargé par Sparte de diriger une expédition en Thessalie. Alors qu’il pouvait se rendre maître du pays tout entier, il reçut une forte somme d’argent pour ne pas le faire. Mais il fut aussitôt pris en flagrant délit, dans son camp, assis sur un gantelet plein d’argent. Le tribunal devant lequel il comparut l’exila de Sparte et fit raser sa maison. Il trouva refuge à Tégée", Hérodote, Histoire VI.72 ; nous ne savons pas la date exacte de ce bannissement de Leotychidès II, mais nous pouvons dire qu’il est contemporain ou peu antérieur à la condamnation de Pausanias puisque Diodore de Sicile, au livre XI paragraphe 48 de sa Bibliothèque historique, situe la mort de Leotychidès II en exil "vers l’époque/™n toÚtw" de l’archontat de Phédon en -476/-475, et Plutarque au paragraphe 23 de sa Vie de Cimon confirme son remplacement par son petit-fils Archidamos II peu de temps après, comme nous le verrons un peu plus loin). Aristide est alors probablement en plein dilemme : d’un côté il rechigne à rouvrir les débats sur la culpabilité de Thémistocle et à alourdir sa condamnation, mais d’un autre côté il sait que ne pas répondre favorablement à la demande de Sparte, en cette période de politique impérialiste athénienne et d’errements spartiates, c’est prendre le risque de rompre définitivement les relations avec Sparte et d’en faire un soutien aux cités hostiles à la politique impérialiste athénienne. Finalement, comme pour Pausanias à Sparte, la raison d’Etat l’emporte sur les considérations de personnes : Aristide envoie une délégation vers Argos où Thémistocle s’est réfugié, pour lui ordonner de rentrer à Athènes et s’y soumettre à nouveau à la justice ("Une ambassade spartiate vint devant les Athéniens accuser Thémistocle du même crime de médisme que Pausanias : les Spartiates assurèrent en avoir trouvé les preuves au cours de l’enquête menée sur Pausanias, il fallait donc que Thémistocle fût puni d’une manière identique. Celui-ci avait subi l’ostracisme et résidait à Argos, il effectuait des séjours dans le reste du Péloponnèse. Les Athéniens considérèrent légitime la demande des Spartiates et envoyèrent, de concert avec les gens chargés de cette mission, des hommes pour se saisir de Thémistocle en n’importe quel lieu", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.135 ; on doit noter que, selon Diodore de Sicile, un premier procès est organisé, semble-t-il par contumace, dont Thémistocle sort acquitté ["Thémistocle, cité en jugement, fut absous de cette accusation [de complot avec Pausanias]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.54], mais sous l’insistance des Spartiates un second procès s’ensuit avec des dispositions moins favorables que le premier). Thémistocle écrit aux Athéniens pour tenter de les convaincre qu’il est innocent et que ces lettres avancées par les Spartiates ont été fabriquées de toutes pièces. Sans doute a-t-il raison sur ce point, car leur contenu, qui fait de lui un traître aux Grecs, est incompatible avec la constance dont il va témoigner en faveur des Grecs durant les quelques années qui lui restent à vivre, Diodore de Sicile nous apprend par ailleurs que les Spartiates paient des accusateurs de peur que ces lettres ne soient pas suffisamment convaincantes, et il nous apprend aussi que leur attaque porte sur le fait que Thémistocle n’a pas dénoncé la démarche de Pausanias, et non pas sur l’hypothèse que Thémistocle aurait approuvé cette démarche, comme s’ils étaient conscients au fond d’eux-mêmes que leur acharnement à l’encontre du vainqueur de Salamine manque de fondement ("Les Spartiates, voyant faiblir leur pouvoir depuis la trahison de leur stratège Pausanias et augmenter le crédit des Athéniens auxquels on ne reprochait aucun exemple de trahison, essayèrent de calomnier leur rivale Athènes. Ils s’en prirent d’abord à Thémistocle, dont la vertu était en grand renom : ils l’accusèrent d’avoir été le plus grand ami de Pausanias, et d’avoir trempé avec lui dans la trahison visant à livrer la Grèce à Xerxès Ier. Ils eurent divers entretiens avec les ennemis de Thémistocle et, les aigrissant contre lui, ils leur donnèrent même de l’argent pour les engager à dire que, dès que Pausanias eut formé le dessein de sa trahison, il l’avait communiqué à Thémistocle en l’invitant à se joindre à son entreprise, et que même si Thémistocle n’avait pas accepté cette proposition il était néanmoins coupable de n’avoir pas dénoncé son ami", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.54). En vain ("Pausanias mort, des lettres et des écrits relatifs à ses projets furent découverts, qui amenèrent à soupçonner Thémistocle. Les Spartiates commencèrent à hurler contre lui, tandis que ses concitoyens jaloux l’accusaient en son absence. Il se défendit par écrit, en invoquant principalement les accusations portées contre lui antérieurement, affirmant être calomnié par ses ennemis auprès de ses concitoyens pour sa tendance naturelle à commander et à ne jamais vouloir se laisser commander, ajoutant que cette tendance naturelle le lavait du soupçon de vouloir se livrer lui-même, et la Grèce avec lui, à des barbares et à des ennemis. Mais persuadé par ces accusateurs, le peuple dépêcha des hommes auxquels on avait ordonné de l’appréhender et de le ramener pour être jugé parmi les Grecs", Plutarque, Vie de Thémistocle 23). Une seule issue s’impose : il doit fuir avant que cette délégation athénienne le trouve.


Thémistocle parvient à gagner l’île de Corcyre, mais les Corcyréens le repoussent, craignant les représailles à la fois d’Athènes et de Sparte ("Thémistocle, informé à temps, quitta le Péloponnèse pour se réfugier chez les Corcyréens dont il avait reçu le titre d’évergète ["eÙergšthj/bienfaiteur"]. Mais ceux-ci prétextèrent qu’en le gardant ils s’attireraient l’inimitié des Spartiates et des Athéniens. Ils le firent donc passer sur le continent en face de leur île", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.136 ; "Thémistocle, prévenu, passa à Corcyre, cité dont il était évergète. Il avait en effet été juge dans un différend entre Corcyre et les Corinthiens et avait dénoué le conflit en décrétant que les Corinthiens paieraient vingt talents et que les deux cités administreraient conjointement Leucade, leur colonie commune", Plutarque, Vie de Thémistocle 24). Il quitte donc Corcyre et débarque sur la côte continentale voisine, pour se rendre comme suppliant devant Admète le roi des Molosses, sa femme et ses enfants l’y rejoignent grâce à la complicité d’un démocrate athénien que plus tard Cimon condamnera pour cette raison ("[Thémistocle] se réfugia chez Admète le roi des Molosses, lequel avait un jour sollicité les Athéniens et avait été débouté avec mépris par Thémistocle alors au faîte de son influence politique. Admète éprouvait toujours de la colère à son endroit et il était clair que, s’il se saisissait de lui, il saurait se venger. Mais dans son infortune du moment, Thémistocle redoutant davantage la jalousie toute récente des siens qu’une vieille colère, fût-elle royale, se rendit-il lui-même à Admète comme suppliant […]. C’est là qu’Epicratès d’Acharnes envoya à Thémistocle sa femme et ses enfants, qu’il avait clandestinement soustraits au peuple d’Athènes. Pour cette raison, selon Stésimbrotos, Cimon fit plus tard juger et mettre à mort Epicratès", Plutarque, Vie de Thémistocle 24). Des délégués spartiates et athéniens arrivent, réclamant l’extradition du fugitif, mais Admète refuse de le leur livrer, au contraire il favorise son évasion vers la Macédoine. Parvenu au port de Pydna, Thémistocle s’embarque ensuite incognito vers l’Ionie. Au cours de la traversée, une tempête se déclare et manque de précipiter le navire vers l’île de Naxos où, selon Thucydide et Polyen, le siège dont nous avons précédemment parlé continue. Enfin il parvient à poser pied sur le continent asiatique, à Ephèse ("Peu de temps après les Spartiates et les Athéniens arrivèrent et, malgré leur insistance, Admète refusa de livrer Thémistocle. Comme celui-ci avait manifesté son désir de se rendre auprès du Grand Roi, il le fit conduire par terre jusqu’à Pydna, cité d’Alexandre Ier Philhellène [roi de Macédoine] située sur l’autre mer. Thémistocle y trouva un navire marchand qui se rendait en Ionie, il y prit place. Mais la tempête poussa le navire dans la direction des Athéniens qui assiégeaient Naxos. Craignant d’être pris, il révéla au capitaine du navire son identité ignorée jusque-là et lui dit les raisons de son exil, ajoutant qu’au cas où l’autre le livrerait il dirait qu’il s’était laissé acheter pour le conduire, que la sécurité exigeait que nul ne sortît du navire jusqu’à ce qu’on pût reprendre la mer, et que s’il y consentait Thémistocle n’oublierait pas ce bienfait et le récompenserait dignement. Le capitaine s’exécuta, mouilla au large un jour et une nuit au-dessus du camp athénien, puis atteignit Ephèse. Thémistocle, pour montrer sa gratitude, lui donna une somme d’argent, car il en reçut d’Athènes par l’entremise de ses amis et d’Argos où il en avait déposé", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.137 ; "Thémistocle, contraint de s’enfuir d'Athènes, monta sur un navire incognito dans le dessein de gagner l’Ionie. Une tempête le poussa contre Naxos alors assiégée par les Athéniens. Voyant le danger qu’il courait, il se découvrit au capitaine et lui dit que s’il ne l’aidait pas à se sauver il lui ferait courir la moitié du péril en l’accusant d’avoir reçu de l’argent pour favoriser sa fuite, et que l’unique moyen de se sauver tous deux était d’empêcher que personne ne prit terre. Le capitaine épouvanté ne laissa descendre personne, et sortit du port en diligence, Polyen, Stratagèmes, I, 30.7), résigné à demander asile au Grand Roi de Perse.


Les historiens postérieurs à Charon de Lampsaque, auteur contemporain de la guerre contre la Perse, et à Thucydide, écrivant deux générations après les faits, ne sont pas d’accord entre eux pour identifier ce Grand Roi que Thémistocle s’apprête à rencontrer : s’agit-il encore de Xerxès Ier, ou bien Xerxès Ier est mort et son fils Artaxerxès Ier occupe le trône à cette date, comme l’affirment ces deux auteurs ? Dans sa Vie de Thémistocle, Plutarque rapporte cette polémique ("D’après le récit de Thucydide et de Charon de Lampsaque, Xerxès Ier était mort, et ce fut son fils que Thémistocle rencontra, mais d’après Ephore, Deinon, Clitarque, Héraclide et bien d’autres encore, il rencontra Xerxès Ier lui-même. Les tables chronologiques confirment plutôt la version de Thucydide, mais elles ne sont pas très sûres, elles non plus", Plutarque, Vie de Thémistocle 27). Pour notre part, nous nous rangeons à l’avis de Cornélius Népos, qui rappelle que Charon de Lampsaque et Thucydide sont historiquement plus près des faits donc plus susceptibles de connaître la vérité sur le sujet que tous les autres auteurs, dont apparemment Diodore de Sicile qui ne parle pas de la mort de Xerxès Ier avant le paragraphe 69 du livre XI de sa Bibliothèque historique, paragraphe consacré à l’archontat de Lysithéos entre juillet -465 et juin -464 ("Je sais que la plupart des historiens ont écrit que Thémistocle passa en Asie sous le règne de Xerxès Ier, mais j’en crois préférablement Thucydide, parce qu’il vivait à l’époque la plus rapprochée de ceux qui ont fait l’Histoire de ces temps-là, et qu’il était de la même cité", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines II.9), et d’autre part placer la mort de Xerxès Ier vers -476 permet d’établir une cohérence causale et chronologique entre les différents événements de cette époque, ce qui n’est absolument pas le cas si on la place dix ans plus tard comme semble le faire Diodore de Sicile (car cela oblige à penser que Thémistocle n’aurait accompli aucun acte politique pendant dix ans, ce qui est totalement incompatible avec sa personnalité, surtout en cette période où Athènes est en pleine expansion impérialiste, ou à imaginer que Xerxès Ier aurait cédé son trône à son fils Artaxerxès Ier dix ans avant de mourir après avoir absous Thémistocle des débâcles perses de Salamine et de Platées au point de ne pas chercher à se venger, hypothèse qui relève davantage d’un scénario de mauvais film que du plus élémentaire bon sens ; précisons que nous balayons d’un revers de main le passage de l’Histoire de Justin, auteur connu par ailleurs pour ses nombreuses approximations, affirmant que le régent spartiate Pausanias est le fondateur de la cité de Byzance et qu’il y aurait vécu pendant sept ans après sa victoire contre les derniers Perses retranchés sur les côtes européennes de l’Hellespont en -478 ["Cette cité [de Byzance], fondée par Pausanias le roi de Sparte, resta sept ans en son pouvoir", Histoire IX.1], passage encore avancé aujourd’hui par quelques pseudo-historiens pour tenter de justifier la thèse de la mort de Xerxès Ier bien après -476 : cette affirmation de Justin sur la fondation de Byzance est totalement farfelue puisque Byzance existait bien avant Pausanias [cette cité a été fondée par des colons de Mégare pour des raisons halieutiques décrites en détails par Strabon à l’alinéa 2 paragraphe 6 livre VII de sa Géographie ; dans sa Chronique, inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, saint Jérôme date cette fondation mégarienne précisément la deuxième année de la trentième olympiade, c’est-à-dire en -659], et ce chiffre de sept ans de présence de Pausanias dans l’Hellespont n’est repris par aucun autre auteur antique grec ni romain et s’apparente à un diable-en-boite) : nous affirmons donc que c’est à Artaxerxès Ier que Thémistocle demande audience, et non pas à son père Xerxès Ier. Quelles relations Artaxerxès Ier a-t-il entretenues avec son père Xerxès Ier ? Aucun livre d’auteur antique ne nous est parvenu sur ce sujet. Nous pouvons seulement, grâce à quelques extraits de livres anciens heureusement conservés, deviner que la passation de pouvoir ne s’est pas faite dans la douceur. Xerxès Ier a trois fils. L’un d’eux se nomme "Darius", comme son grand-père. Au paragraphe 1 livre III de son Histoire, Justin, qui sur ce point semble plus fiable que d’ordinaire, le qualifie d’"adulescens" en latin, c’est-à-dire "adolescent" en français. Le deuxième fils est le futur Artaxerxès Ier : nous ignorons si ce nom "Artaxerxès" est celui qu’il a reçu à sa naissance, ou si c’est un surnom qu’il s’est donné lui-même après son accession au trône. Encore au paragraphe 1 livre III de son Histoire, Justin qualifie ce deuxième fils de "puer" en latin, c’est-à-dire "enfant" en français : le futur Artaxerxès Ier est donc plus jeune que son frère Darius. Enfin, le troisième fils se nomme "Hystaspès", comme son arrière-grand-père : au moment des faits que nous allons maintenant raconter, il occupe un poste en Bactriane (est-il le satrape de Bactriane ? ou un simple officier militaire que son père a envoyé en Bactriane pour qu’il y fasse ses classes ?), ce qui signifie qu’il est plus âgé que ses deux frères, il est l’aîné, et donc l’héritier légitime. Les noms des trois frères paraissent respecter cet ordre de naissance : Hystaspès l’aîné aurait hérité du nom de son arrière-grand-père, Darius aurait hérité du nom de son grand-père, et le cadet à sa naissance a peut-être été nommé Xerxès comme son père avant de se faire appeler "Artaxerxès" après sa prise de pouvoir. "Artaxerxès" est une hellénisation du vieux-perse "Artaksharsha", concaténation d’"Arta" et "Xerxès", qui signifie simplement "Royal" comme nous l’avons vu dans notre paragraphe précédent, or "Arta" paraît un dérivé vieux-perse d’un mot indo-européen qu’on trouve également en grec sous la forme "¢lhq»j", littéralement "qui n’est pas oublié, caché/l»qh" (on retrouve ce mot "lèthè/l»qh" lexicalisé dans le "Léthé", fleuve de l’Oubli aux Enfers), autrement-dit "ce qui est vrai, qui n’est pas caché, qui est authentique" (Plutarque rapporte que, selon les Perses, "Arta" est un des fils d’Ahura-Mazda, dont nous avons dit dans notre précédent paragraphe qu’il s’agit peut-être originellement du surnom de Cyrus II : "[Les Perses] racontent beaucoup de fables sur ces deux divinités, par exemple qu’Oromasès ["Wrom£zhj", hellénisation d’Ahura-Mazda] est né de la lumière pure tandis qu’Areimanios ["Areim£nioj", hellénisation d’Ahriman] est né des ténèbres, d’où leur guerre perpétuelle l’un contre l’autre, et que le bon principe a engendré six dieux, dont le premier est Eunoias ["EÙnoi£j/Bienveillance"], le deuxième Alètheias ["Alhqe…aj/Vérité", hellénisation du vieux-perse "Arta"], le troisième Eunomias ["EÙnom…aj/Justice", ou littéralement "Bonnes règles/nÒmoj"], et les trois autres Sophias ["Sof…aj/Sagesse, Savoir"], Ploutos ["PloÚtoj/Richesse"] et Kalois ["Kalo‹j/Vertu"] qui accompagne les bonnes actions", Plutarque, Sur Isis et Osiris 47) : si ce rapprochement étymologique est fondé, cela implique que le nom "Artaxerxès" est une simple affirmation de légitimité qui signifie "le vrai Xerxès, l’authentique Xerxès", et qui sous-entend : "Je suis le seul héritier légitime à la succession de mon père Xerxès Ier, mes deux autres frères n’y ont pas droit, car ils ne sont pas des vrais et authentiques/arta fils de Xerxès Ier". Les bouleversements au sommet du pouvoir perse vers -476 ont pour fondement le peu d’affinités entre le Grand Roi Xerxès Ier et son oncle Artaban. Dans notre précédent paragraphe, nous avons pu constater qu’Artaban s’est toujours montré loyal et prévoyant envers son frère Darius Ier, qu’il a tenté vainement de dissuader d’engager la piteuse campagne contre les Scythes d’Europe à la fin du VIème siècle av. J.-C., puis envers son neveu Xerxès Ier, qu’il a tenté aussi vainement de dissuader d’engager la désastreuse campagne contre les Grecs en -480 ; nous avons pu constater que face à lui Xerxès Ier s’est souvent montré arrogant, irréfléchi, impulsif, au point de le qualifier de lâche et de traître et de l’écarter momentanément du pouvoir justement en -480 quand Artaban l’a mis en garde contre les dangers de cette expédition contre les Grecs. Nous avons conclu en rappelant qu’après les défaites successives de Salamine, de Platées et de Mycale, le pouvoir de Xerxès Ier s’est considérablement affaibli, au point que son frère le mashishta Ariaramnès a peut-être projeté de lui ravir la couronne. A la fin de son Histoire, Hérodote rapporte la rivalité entre Xerxès Ier et ce mashishta Ariaramnès, que Xerxès Ier a cru résoudre en mariant la fille de ce personnage avec son propre fils adolescent Darius le jeune, c’est-à-dire le deuxième fils que nous venons d’évoquer. Dans le même passage, Hérodote dit mystérieusement qu’après ce mariage, Xerxès Ier se rend à Suse et non pas à Persépolis ("Xerxès Ier résolut de marier son fils Darius le jeune à la fille de Masistès [hellénisation et lexicalisation du qualificatif vieux-perse "mashishta"] […]. Les ayant mariés selon le rituel traditionnel, il partit pour Suse", Hérodote, Histoire IX.108). Diodore de Sicile de son côté dit aussi mystérieusement qu’après les défaites perses à Platées et Mycale, Xerxès Ier se rend à Ecbatane et non pas à Persépolis ("Xerxès Ier laissa une partie de ses troupes à Sardes pour continuer la guerre contre les Grecs, tandis que lui-même, dans le plus grand trouble, prit avec le reste de l’armée le chemin d’Ecbatane", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.36). Les spécialistes de l’Histoire de la Perse pensent de plus en plus que derrière ces assertions énigmatiques des auteurs anciens, nous devons comprendre que Xerxès Ier est confronté à un nouveau soulèvement de la Babylonie. Dans son Anabase d’Alexandre en effet, Arrien dit incidemment et clairement qu’après son échec contre les Grecs, Xerxès Ier a détruit entre autres le temple de Marduk sur l’Esagil, l’important sanctuaire de la rive gauche de l’Euphrate à Babylone ("Le temple de Bélos ["B»loj", hellénisation du qualificatif "baal" en sémitique, signifiant "maître, propriétaire" au sens large, et plus spécifiquement "dieu" quand le mot est utilisé dans un contexte religieux, avec le sens de "maître du ciel et de la terre, de la vie et de la mort" ; le "baal/dieu" en question ici est Marduk, le dieu suprême du panthéon babylonien], élevé au milieu de la cité, remarquable par sa grandeur et sa construction en briques cimentées avec du bitume, ayant été détruit comme beaucoup d’autres temples par la fureur de Xerxès Ier à son retour de la Grèce, Alexandre avait formé le projet de le relever sur ses ruines", Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, 17.1-2) : a-t-il agi ainsi pour punir les Babyloniens de s’être soulevés contre lui ? ou au contraire est-ce un acte de colère gratuit qui a incité les Babyloniens à se soulever contre lui ? Ne nous attardons pas dans ce débat car cela nous conduirait au-delà du cadre de notre étude, retenons simplement que ce geste de Xerxès Ier n’a naturellement pas contribué à apaiser les relations entre occupants perses et occupés babyloniens. Ctésias dit que Xerxès Ier n’est pas resté longtemps en Babylonie ("Xerxès Ier, quittant la Babylonie, se rendit en Perse", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 28), mais son passage y a forcément engendré un profond mécontentement. Si on ajoute, comme nous l’avons rappelé dans notre paragraphe précédent, que la Bactriane, dont le mashishta Ariaramnès est probablement le satrape, est également rebelle à l’autorité du Grand Roi, on doit conclure que vers -478 les Grecs ne sont pas les seuls à menacer la pérennité de l’ordre perse : en plus des coups des Grecs, Xerxès Ier doit faire face aux coups des Babyloniens et des Bactriens, et peut-être aussi des Egyptiens qui derrière leur chef Inaros préparent déjà la guerre ouverte contre les Perses que nous raconterons dans notre alinéa suivant. Le sage Artaban à cette date semble être revenu en grâce aux yeux de son irréfléchi neveu, puisqu’au paragraphe 69 livre XI de sa Bibliothèque historique Diodore de Sicile assure qu’il est alors "doryphoros aphègoumenos" ("dorufÒrwn ¢fhgoÚmenoj"), littéralement "guide, capitaine des porte-lance" (notons que Justin, au paragraphe 1 livre III de son Histoire, conforte l’assertion de Diodore de Sicile en disant en latin qu’Artaban est alors "praefectus eius" de Xerxès Ier, c’est-à-dire littéralement "son préfet [à Xerxès Ier]" en français, "préfet" en latin comme en français désignant plus particulièrement un gouverneur militaire, par opposition à "procurator/procurateur" qui désigne un gouverneur civil) : on peut supposer que le désastre qu’a vécu Xerxès Ier en Grèce, qu’Artaban avait prévu, n’est pas étranger à ce retour en grâce. Mais justement parce qu’il est réfléchi, Artaban est forcé de conclure que le principal obstacle au retour de l’ordre dans l’Empire perse est Xerxès Ier lui-même, et que celui-ci doit donc céder sa place d’une façon ou d’une autre pour que les choses s’apaisent. Ctésias, Diodore de Sicile et Justin sont d’accord pour dire qu’Artaban est à l’origine du complot contre Xerxès Ier, en précisant que sa motivation est de devenir Grand Roi à la place de ce dernier ("Artaban, qui jouissait d’un grand crédit auprès de Xerxès Ier, conspira contre lui de concert avec l’eunuque Aspamitrès qui avait aussi les faveurs du Grand Roi. Ils le tuèrent", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 29 ; "Artaban l’Hyrcanien, qui jouissait d’un grand crédit auprès du Grand Roi Xerxès Ier qui l’avait nommé capitaine des porte-lance, forma le dessein d’assassiner son maître et de monter sur le trône", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.69 ; "Xerxès Ier, Grand Roi de Perse, naguère terreur du monde, perdit par ses revers en Grèce le respect de ses propres sujets. Artaban, son préfet, voyant la majesté royale s’affaiblir de jour en jour, conçut l’espoir de régner. Un soir, suivi de ses sept fils, jeunes gens pleins de vigueur et d’audace, il pénétra dans le palais dont la faveur du souverain lui avait pour toujours ouvert l’entrée, et il égorgea le Grand Roi", Justin, Histoire III.1). Les trois auteurs sont aussi d’accord pour dire qu’après avoir tué de ses mains Xerxès Ier, Artaban fait croire que l’auteur de l’assassinat est Darius le jeune : le futur Artaxerxès Ier le croit, et, pour venger son père, tue à son tour Darius le jeune clamant son innocence ("[Artaban et l’eunuque Aspamitrès] persuadèrent ensuite Artaxerxès que le meurtre était l’œuvre de son frère Darius le jeune. Artaban arrêta ce jeune prince par les ordres d’Artaxerxès, et le conduisit au palais du nouveau Grand Roi. Darius le jeune ne cessa de crier en chemin qu’il était innocent du crime qu’on lui imputait, mais arrivé au palais il fut exécuté malgré ses protestations", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 29 ; "Artaban s’introduisit dans la chambre de Xerxès Ier et l’égorgea sans obstacle. Après quoi, il songea à éliminer les trois fils du monarque : l’aîné Darius le jeune et le cadet Artaxerxès habitaient alors dans le palais, mais le troisième nommé Hystaspès se trouvait dans la satrapie de Bactres. Artaban se précipita la nuit même dans la chambre d’Artaxerxès pour lui dire que son frère aîné Darius le jeune venait d’assassiner son père et prétendait s’emparer de la couronne, et il lui conseilla de s’opposer vivement à ce dessein avant qu’il fût exécuté, d’autant plus qu’en travaillant ainsi à punir un fils parricide il s’ouvrait lui-même une voie au trône, il s’engagea même à lui procurer le secours de la garde qu’il commandait. Artaxerxès se laissa aisément persuader et alla tuer sur-le-champ avec ces gardes son frère Darius le jeune", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.69 ; "[Artaban] chercha ensuite à se délivrer par la ruse des fils de Xerxès Ier, dernier obstacle à son ambition. Ne redoutant rien d’Artaxerxès à peine sorti de l’enfance, il lui fit croire que son frère Darius le jeune, déjà adolescent, avait tué le Grand Roi pour monter plus tôt sur le trône, et l’engagea à venger le meurtre de son père par un fratricide. On courut à la maison de Darius le jeune, on le trouva endormi et on l’égorgea", Justin, Histoire III.1). La ruse efficace d’Artaban sous-entend qu’un conflit existait entre Xerxès Ier et son fils Darius le jeune avant leur mort, un conflit suffisamment grave et manifeste pour que l’assassinat de l’un par l’autre paraisse crédible aux yeux du futur Artaxerxès Ier comme aux yeux de la noblesse perse. Un court passage de la Politique d’Aristote renforce cette hypothèse, en révélant qu’Artaban a reçu l’ordre de Xerxès Ier de ne pas attenter à la vie de Darius le jeune : si Xerxès Ier a adressé cet ordre à Artaban, c’est nécessairement parce qu’antérieurement Artaban lui a proposé de tuer Darius le jeune, ou parce que Xerxès Ier a demandé à Artaban de tuer Darius le jeune avant de se raviser ("La crainte, dont nous avons dit qu’elle est source de bouleversements dans les régimes populaires, agit pareillement dans les monarchies. Ainsi Artaban tua Xerxès Ier dans la seule crainte qu’on informât le Grand Roi qu’il avait fait pendre Darius le jeune malgré l’ordre contraire qu’il en avait reçu, après avoir espéré d’abord que Xerxès Ier oublierait cet ordre qu’il lui avait adressé au milieu d’un festin", Aristote, Politique 1311b), dans les deux cas preuve est établie que la relation entre le père et le fils était houleuse. Et on devine facilement pourquoi. Darius le jeune est ce fils que Xerxès Ier a marié de force à la fille du mashistha Ariaramnès pour tenter d’apaiser la querelle de succession qui a éclaté en -479 entre les deux hommes. Or on se souvient (nous renvoyons encore à notre paragraphe précédent sur ce sujet) que le mashistha Ariaramnès a finalement été tué par Xerxès Ier sur une route de Bactriane avant de pouvoir exécuter son projet de putsch : par cette exécution, Darius le jeune est devenu en même temps le fils génétique d’un souverain assassin et le fils par alliance d’un prétendant assassiné. On devine qu’à cette occasion, Xerxès Ier a hésité, sans jamais parvenir à se décider, entre se rapprocher de ce fils doublement victime (d’où l’ordre donné à Artaban de ne pas attenter à sa vie, selon Aristote) et l’assassiner pour réaffirmer définitivement son autorité et son implacabilité face aux révoltés de tout l’Empire. Artaban n’a fait que couper et jeter un fruit qui était pourri de l’intérieur. Par suite, l’affirmation de Ctésias, Diodore de Sicile et Justin, selon laquelle Artaban aurait projeté de s’emparer du pouvoir, nous laisse perplexes. Car au moment où il assassine Xerxès Ier et se débarrasse du prince Darius le jeune, Artaban n’a nullement besoin de s’emparer du pouvoir : il a déjà le pouvoir, il contrôle physiquement le nouveau Grand Roi, le cadet Artaxerxès - qui, rappelons-le, n’est encore qu’un enfant à cette date -, dernier fils de Xerxès Ier encore présent à Persépolis, l’aîné Hystaspès étant toujours dans la lointaine Bactriane où il semble prendre la relève du mashishta Ariaramnès comme chef des révoltés.


Selon Eratosthène et Phainias cités par Plutarque, c’est justement Artaban que Thémistocle, débarquant sur le continent asiatique, rencontre, et c’est Artaban qui lui permettra de se présenter devant le nouveau Grand Roi ("Eratosthène, dans son livre Sur la richesse, rapporte que c’est grâce à une femme d’Erétrie, concubine du chiliarque [Artaban], que Thémistocle put rencontrer celui-ci et lui être recommandé", Plutarque, Vie de Thémistocle 27 ; selon Phainias, Thémistocle demande à Artaban une audience auprès du Grand Roi sans dévoiler son identité : "Je suis arrivé ici, Artaban, dans l’intention d’accroître le renom et la puissance du Grand Roi. J’obéirai personnellement à vos lois, puisqu’il plaît ainsi au dieu qui rend les Perses si puissants, et grâce à moi il y aura même davantage de gens qu’aujourd’hui qui se prosterneront devant le Grand Roi. Que nul obstacle ne s’oppose donc à la conversation que je veux avoir avec lui” “De quel Grec, demanda Artaban, lui annoncerons-nous l’arrivée ? Car tu sembles très intelligent” Thémistocle répondit : “Cela, Artaban, personne ne l’apprendra avant le Grand Roi”. Voilà ce que dit Phainias", Plutarque, Vie de Thémistocle 27), ce qui, si Eratosthène et Phainias disent la vérité, renseigne sur l’étendue du pouvoir que possède Artaban vers -476, depuis l’Anatolie jusqu’à Persépolis. Selon Diodore de Sicile, ce n’est pas à Artaban que Thémistocle s’adresse, mais à un autre homme nommé "Lysithidès" ("Thémistocle trouva un homme lié à lui par les nœuds de l’hospitalité, riche et estimé, appelé “Lysithidès”, à qui il demanda asile. Lysithidès était ami du Grand Roi Xerxès Ier, ayant traité hospitalièrement toute l’armée des Perses pendant l’expédition de ce dernier en Grèce. Il résolut de profiter de sa faveur auprès du Grand Roi pour sauver Thémistocle, au sort duquel il s’intéressait. Thémistocle le pria de le conduire auprès du Grand Roi : Lysithidès s’y opposa d’abord en lui disant que Xerxès Ier pourrait se venger sur lui de la défaite des Perses, mais il céda finalement aux raisons de Thémistocle", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.56). Selon Thucydide, Thémistocle écrit une lettre à Artaxerxès Ier dans laquelle il lui révèle son identité et demande un an de réflexion avant de se présenter à lui ("Un Perse de la côte le conduisit dans le haut pays. De là il adressa au Grand Roi Artaxerxès Ier, fils de Xerxès Ier qui venait de monter sur le trône, une lettre ainsi conçue : “Moi, Thémistocle, je viens auprès de toi. Plus qu’aucun Grec j’ai fait du mal à ta maison, tant que j’ai dû combattre ton père qui m’attaquait ; mais je lui ai fait du bien au moment de la retraite, quand je fus en sécurité et lui en danger, tu me dois donc de la reconnaissance (il rappelait ainsi l’annonce du départ des Grecs et la destruction des ponts qu’il avait empêchée, après avoir fait semblant de l’exécuter). Maintenant je viens auprès de toi avec la conviction de pouvoir te rendre d’importants services, poursuivi par les Grecs en raison de ton amitié. Je désire attendre un an pour t’informer de vive voix de ce qui m’amène vers toi”. Le Grand Roi admira la résolution de Thémistocle et accepta sa demande. Thémistocle, pendant son année d’attente, apprit la langue perse et s’initia aux usages du pays. Un an après, il vint à la cour du Grand Roi et y acquit une considération et une autorité que n’avait jamais connues aucun Grec", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.137-138). Selon Plutarque au contraire, il se présente devant lui et révèle son identité à ce moment ("Une fois introduit auprès du Grand Roi, Thémistocle se prosterna, puis il se tint debout en silence. Le Grand Roi enjoignit à l’interprète de lui demander son nom, l’interprète s’exécuta, et Thémistocle répondit : “Je suis venu à toi, Grand Roi, moi Thémistocle l’Athénien, fugitif poursuivi par les Grecs, moi qui ai fait beaucoup de mal aux Perses, mais aussi beaucoup de bien puisque c’est moi qui ai empêché que, les Grecs désormais en sécurité et ma patrie sauvée, ils vous poursuivent. Tout en moi s’accorde à ma présente infortune, et j’arrive prêt à recevoir ta grâce si tu es dans des dispositions bienveillantes, aussi bien qu’à te supplier d’oublier ta colère si tu m’en veux encore. Admets de ton côté que mes propres ennemis témoignent du bien que j’ai fait aux Perses, et profite maintenant de mes malheurs pour révéler ta grandeur d’âme plutôt que pour assouvir ta colère : dans un cas tu sauveras ton suppliant, dans l’autre tu feras périr quelqu’un qui est devenu l’ennemi des Grecs”", Plutarque, Vie de Thémistocle 28), Artaxerxès Ier laisse durer le suspense pendant une nuit ("Le Perse écouta et ne lui répondit rien, bien que rempli d’admiration pour son intelligence et pour son audace. Mais devant ses amis, il s’estima nanti d’une chance immense, et il supplia le dieu Ahriman de donner toujours de pareilles idées à ses ennemis qui obligeaient les meilleurs à partir de chez eux. Il sacrifia aux dieux, commença tout de suite à boire, et la nuit au milieu de son sommeil, sous l’effet de la joie, il s’écria par trois fois : “Je tiens Thémistocle l’Athénien !”", Plutarque, Vie de Thémistocle 28), avant de répondre favorablement à sa demande d’asile le lendemain matin, et même de lui donner les deux cents talents de récompense promis pour sa capture, estimant que Thémistocle en se livrant s’est capturé lui-même ("Dès l’aube, le Grand Roi convoqua ses amis et fit venir Thémistocle, lequel n’avait pas bon espoir, voyant que les gardes dès qu’ils apprenaient son nom sur son passage étaient mal disposés et même insultants […]. Mais quand Thémistocle parvint sous les yeux du Grand Roi et se fut à nouveau prosterné, ce dernier le salua et s’adressa à lui avec bienveillance : il devait désormais, dit-il, deux cents talents à Thémistocle car, s’étant livré lui-même, celui-ci allait recevoir en toute justice la récompense proclamée pour qui l’amènerait", Plutarque, Vie de Thémistocle 29), c’est seulement après cette reconnaissance réciproque que Thémistocle réclame un an de réflexion ("[Le Grand Roi] le pria de lui dire en toute franchise dans quelle disposition il était à l’égard des Grecs. Thémistocle répondit que le discours de l’homme est semblable aux tapis bariolés : comme eux, quand le temps passe il se détend et montre bien les sujets, tandis que quand il est pressé il les cache et les détruit. Le Grand Roi fut ravi de la comparaison et l’invita à prendre son temps. Thémistocle demanda une année et, ayant appris suffisamment la langue perse, il rencontra dès lors le Grand Roi en tête-à-tête en se fabriquant, pour les gens de l’extérieur, une réputation de spécialiste dans les affaires grecques", Plutarque, Vie de Thémistocle 29). Quelle version est la bonne ? Nous l’ignorons. Les deux auteurs sont en tous cas d’accord pour dire que le Grand Roi se comporte en la circonstance avec beaucoup de malignité, ce qui renforce la thèse que c’est Artaxerxès Ier qui règne à cette date et non pas Xerxès Ier : le Grand Roi qui accueille Thémistocle, à l’opposé de Xerxès Ier qui agissait toujours avec orgueil et de façon inconsidérée, témoigne de beaucoup d’intelligence, en laissant l’exilé grec libre d’aller et venir sur son territoire, et en lui réservant la jouissance des productions de Lampsaque [aujourd’hui Lapseki en Turquie, face à Gallipoli] au nord-ouest de l’Anatolie, Magnésie [aujourd’hui Tekin, près de Germencik en Turquie] et Myous [aujourd’hui Avşar, au bord du lac de Bafa en Turquie] au sud-ouest, dans ce territoire de Carie où selon Phainias et Néanthos la mère de Thémistocle est née ("On dit que Thémistocle était un bâtard par sa mère Abrotonon, Thrace de naissance, qui s’enorgueillissait d’avoir “engendré pour les Grecs le grand Thémistocle”. Pourtant Phainias écrit que la mère de Thémistocle était non pas Thrace mais Carienne, qu’elle se nommait non pas “Abrotonon” mais “Euterpe”, et Néanthos ajoute que sa cité était Halicarnasse de Carie", Plutarque, Vie de Thémistocle 1 ; "[Thémistocle] gouverna cette contrée, le Grand Roi lui ayant donné Magnésie pour son pain, cité qui rapportait annuellement cinquante talents, Lampsaque pour son vin, territoire qui passait alors pour le plus riche vignoble, et Myous pour sa table", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.138 ; "[Le Grand Roi] lui donna trois cités très riches, pour le pain Magnésie sur le Méandre, canton de l’Asie très fertile en blé, pour la nourriture Myous, au bord d’une mer très abondante en poissons, pour le vin Lampsaque, fameuse par les vignes qui l’environnent. C’est ainsi que Thémistocle, sauvé de l’injuste haine de sa patrie, mis en fuite par ceux qui lui étaient redevables de leur salut et de leur gloire, comblé de biens par ceux à qui il avait infligé les plus grands maux, passa le reste de sa vie dans la jouissance des richesses et des plaisirs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.57 ; "La plupart des historiens assurent que trois cités lui furent données, Magnésie pour le pain, Myous pour le poisson et Lampsaque pour le vin. Néanthos de Cyzique et Phainias en ajoutent deux autres : Perkotè [future Pergame, aujourd’hui Bergama en Turquie] et Palaiskepsis [aujourd’hui Kurşuntepe, près de Bayramiç en Turquie] pour la literie et le vêtement", Plutarque, Vie de Thémistocle 29 ; "Il s’installa à Magnésie où il récolta, avec des présents considérables, des honneurs pareils à ceux des Perses les plus distingués, et où il vécut longtemps sans crainte, car le Grand Roi occupé par les affaires du haut pays n’accordait plus beaucoup d’attention aux affaires grecques", Plutarque, Vie de Thémistocle 31 ; "La cité attribuée par Xerxès Ier à Thémistocle pour le vin de sa table fut Lampsaque", Strabon, Géographie, XIII, 1.12 ; "Myous est cette cité que Xerxès Ier donna à Thémistocle pour approvisionner sa maison de viande et de poisson, en même temps qu’il lui donna Magnésie pour le pain de sa table et Lampsaque pour le vin", Strabon, Géographie, XIV, 1.10 ; ces largesses inspirent un mot d’esprit à Thémistocle : "On se souvient du mot de Thémistocle réfugié en Perse, comblé par le Grand Roi de présents considérables et des revenus de trois cités, l’une pour son blé, l’autre pour son vin, la troisième pour les mets : “Mes enfants, s’écria-t-il, nous aurions péri si nous n’avions pas été vaincus !”", Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre I.5), au point que certains dignitaires perses finissent par le jalouser ("Mandane, fille de Darius Ier qui avait fait mourir tous les Mages et sœur de Xerxès Ier, était extrêmement respectée en Perse. Elle avait perdu ses fils dans le combat naval que Thémistocle avait gagné sur les Perses à Salamine, elle avait été désolée de leur mort et tout le royaume avait été touché de l’étendue de sa douleur. Dès qu’elle sut l’arrivée de Thémistocle, elle alla trouver le Grand Roi en habit de deuil et le supplia, en fondant en larmes, de la venger de cet ennemi. Le Grand Roi lui ayant refusé cette demande, elle brigua les sollicitations de tous les grands et excita même l’animosité des peuples sur ce sujet, au point que le Grand Roi fut bientôt assiégé dans son palais par une population nombreuse qui lui demanda à grands cris la punition de Thémistocle. Le Grand Roi répondit à ces clameurs qu’il allait faire réunir une assemblée composée des hommes les plus considérables de la Perse, et qu’on en exécuterait strictement les décisions. La multitude fut apaisée par cette réponse, mais comme la convocation et les préparatifs de cette assemblée s’éternisèrent, Thémistocle eut le temps d’apprendre la langue perse, et après fait son apologie dans cette langue il fut renvoyé absous", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.57 ; "Thémistocle fut en butte à l’envie des puissants, convaincus qu’il s’adressait au Grand Roi avec audace et franchise à leur encontre. De plus, les honneurs dont il jouissait ne ressemblaient pas à ceux accordés aux autres étrangers : il participait aux chasses royales et aux divertissements de la Cour, il fut introduit jusque chez la mère du Grand Roi, dont il devint un familier, et à l’invitation de celui-ci il s’intéressa même aux leçons des Mages", Plutarque, Vie de Thémistocle 29). Or, cette façon de gaver l’adversaire en lui offrant tout ce qu’il demande pour mieux l’endormir et le manipuler est bien en accord avec Artaxerxès Ier qui, rompant avec l’arrogance et l’agressivité brutes de son père, réactualise la politique du diviser-pour-mieux-régner de son grand-père Darius Ier, comme nous aurons l’occasion de le constater plus loin dans le présent paragraphe et dans nos paragraphes ultérieurs : il est hautement vraisemblable qu’Artaxerxès Ier pense primo qu’en accueillant Thémistocle chez lui il pourra mieux le surveiller, et secundo qu’en le traitant avec égards il nuira à sa gloire aux yeux des Grecs qui ne manqueront pas de se diviser, les uns du parti démocratique criant : "Thémistocle est peut-être l’ami du Grand Roi aujourd’hui, mais hier il nous a apporté la victoire contre les Perses et pour cela nous devons tous continuer à l’honorer !", les autres du parti noble criant : "Peu importe ce qu’il a fait hier, aujourd’hui il trahit les Grecs en acceptant les cadeaux du Grand Roi de Perse, nous devons donc tous le maudire !". Est-ce Artaxerxès Ier seul qui décide d’appliquer cette nouvelle politique, manifestant de cette façon un talent gouvernemental précoce, bien supérieur à celui de son père Xerxès Ier, qui se confirmera par la suite ? ou est-ce Artaban qui influence son petit-neveu Artaxerxès Ier ? Mystère.


En -475, Aristide se retrouve ainsi seul aux commandes d’Athènes, et à la tête d’une grande partie de la Grèce désormais unie par la Ligue de Délos. Cornélius Népos date précisément la mort d’Aristide "quatre ans après l’ostracisme de Thémistocle" ("La preuve la plus éclatante de l’intégrité d’Aristide fut qu’après avoir présidé à de si grandes opérations, il mourut dans une telle pauvreté qu’il laissa à peine de quoi subvenir à ses funérailles, et que ses filles durent être nourries, dotées et mariées aux frais du trésor public. Il finit ses jours quatre ans après l’ostracisme de Thémistocle", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines III.3). De son côté, Plutarque affirme aussi précisément qu’un jeune ambitieux promis à grand avenir et nommé "Périclès", fruit du mariage que nous avons rapidement mentionné plus haut entre Xanthippos et Agaristé la fille de l’Alcméonide Hippocratès frère de Clisthène le jeune ("[Agaristé] épousa Xanthippos, fils d’Ariphron. Tandis qu’elle était enceinte, elle crut en songe qu’elle enfantait un lion, et quelques jours après elle accoucha de Périclès", Hérodote, Histoire VI.131), commence sa carrière politique en profitant qu’"Aristide est mort et Thémistocle est en exil" ("Aristide étant mort, Thémistocle étant en exil, et Cimon étant toujours retenu hors de la Grèce par des expéditions militaires, [Périclès] se déclara pour le parti du peuple", Plutarque, Vie de Périclès 7). Enfin, nous verrons cela dans notre alinéa suivant, tous les auteurs anciens sont d’accord avec les paragraphes 54-59 du livre XI de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile pour placer la mort de Thémistocle sous l’archontat de Praxiergos, entre juillet -471 et juin -470. On constate que ces différentes indications chronologiques se combinent parfaitement entre elles, et nous permettent de placer avec assurance la mort de Thémistocle en -471, la mort d’Aristide en -472, les débuts de Périclès en cette même année -472 juste après la mort d’Aristide, et de confirmer l’ostracisme de Thémistocle et le siège de Naxos qui lui est contemporain juste après les Jeux olympique de l’été -476, et l’arrivée de Thémistocle sur le continent asiatique fin -476 ou début -475, et donc la mort de Xerxès Ier et l’avènement d’Artaxerxès Ier sur le trône peu avant cette date. Reste un grand point d’interrogation : Aristide dirige seul Athènes et la Ligue de Délos entre -475 et -472, or les auteurs de l’Antiquité ne rapportent aucun des événements durant cette gouvernance de trois ans. Seul Cratéros dit que le peuple, et plus particulièrement la jeunesse, égaré alors par la toute-puissance politique et militaire d’Athènes, multiplie les attaques contre les hommes au pouvoir, réclamant toujours davantage de démocratie et de conquêtes, au point d’accuser Aristide de mollesse et de le contraindre à fuir à son tour vers l’Asie, mais Plutarque précise que Cratéros est le seul à affirmer cela ("Abordant la mort d’Aristide, Cratéros le Macédonien raconte qu’après la fuite de Thémistocle l’insolence du peuple enhardit une foule de calomniateurs qui, s’attachant aux meilleurs et aux plus puissants d’entre les citoyens, les livraient à l’envie de la multitude, fière de sa prospérité et de sa puissance, et qu’Aristide lui-même fut condamné pour concussion par Diophantos du dème d’Amphitropè qui l’accusa d’avoir, dans la répartition du phoros, reçu de l’argent des Ioniens : comme il n’avait pas de quoi payer l’amende qui se monta à cinquante mines, Aristide s’embarqua pour l’Ionie, où il mourut. Mais Cratéros ne donne aucune preuve écrite de ce fait, il ne rapporte ni jugement ni décret, lui qui a l’habitude de recueillir ces sortes de témoignages et de citer ses auteurs. Tous les autres historiens qui ont raconté les injustices des Athéniens envers leurs stratèges ont parlé de l’exil de Thémistocle [en -476], de l’emprisonnement de Miltiade [en -479], de l’amende prononcée contre Périclès [avant la deuxième guerre du Péloponnèse en -431], de la mort de Pachès qui se tua lui-même au pied du tribunal en constatant qu’il ne pouvait éviter sa condamnation [après son débarquement à Mytilène de Lesbos dont la population s’est révoltée en -428], et de plusieurs faits semblables qu’ils rapportent avec soin et dans le plus grand détail : ils n’ont pas oublié le bannissement d’Aristide [vers -483], mais nulle part ils ne parlent de cette soi-disant condamnation", Plutarque, Vie d’Aristide 43). Il n’existe donc que deux possibilités : ou bien tous les écrits consacrés à cette période de trois ans ont disparu, ou bien plus simplement aucun événement remarquable n’a eu lieu durant ces trois ans parce qu’Aristide a apaisé tout le monde.


Pour notre part, nous penchons nettement vers la seconde hypothèse. Les maigres indices parvenus jusqu’à nous semblent en effet confirmer qu’Aristide réussit le tour de force de créer l’unanimité autour de lui, en tempérant ses partisans les plus ambitieux et en réduisant au silence ses adversaires les plus résolus (seul Périclès réussira à renouveler ce tour de force entre -446 et -441, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Entrons dans le détail. Thémistocle, héros de la guerre contre la Perse et opposant historique d’Aristide, est neutralisé en Anatolie, il ne peut plus revenir en Grèce tant que sa condamnation à l’ostracisme ne sera pas purgée ou levée, en attendant il s’occupe à construire sa propre légende : selon Plutarque, il témoigne de son patriotisme en réclamant, au risque de sa vie, la restitution de l’Hydrophore, statuette dérobée par les Perses à Athènes lors de l’invasion de -480 ("Se trouvant inoccupé à Sardes, Thémistocle contemplait l’aménagement des temples et la profusion des offrandes quand, dans le sanctuaire de la mère des dieux [Cybèle], il vit l’Hydrophore, statuette en bronze de deux coudées que lui-même avait fait exécuter et avait offerte quand il était surveillant des Eaux à Athènes, grâce à l’amende infligée aux gens qui captaient furtivement l’eau et la détournaient pour leur compte : souffrit-il de voir cette offrande réduite à une vulgaire prise de guerre ? voulut-il prouver aux Athéniens l’honneur et la puissance dont il jouissait dans le gouvernement du Grand Roi ? Il envoya une lettre au satrape de Lydie pour lui demander de renvoyer la statuette à Athènes. Furieux, le barbare assura qu’il en référerait au Grand Roi. Thémistocle, effrayé, chercha secours dans le harem et acheta les bonnes grâces des concubines du satrape, ainsi il apaisa sa colère. Mais par la suite il se montra plus prudent, car désormais il redouta aussi la jalousie des barbares", Plutarque, Vie de Thémistocle 31), et il échappe miraculeusement à un attentat fomenté par le satrape de Haute-Phrygie que son charisme indispose ("Tandis que Thémistocle descendait vers la mer pour s’occuper des affaires grecques, le Perse Epixyès, satrape de Haute-Phrygie, ourdit un attentat. Longtemps à l’avance, il avait posté quelques Pisidiens pour le tuer quand il établirait son campement à Léontoképhalos ["Leontokšfaloj/Tête-de-lion", aujourd’hui Afyonkarahisar en Turquie]. Tandis qu’il dormait, en milieu de journée, la mère des dieux [Cybèle] lui apparut en songe et lui dit : “Laisse tomber la Tête-de-lion, Thémistocle, sinon tu tomberas sur un lion. En échange de ce conseil, je te demande Mnèsiptoléma comme servante”. Thémistocle, extrêmement troublé, pria la déesse, il laissa de côté la grand-route, fit un détour par une autre, évita le site en question et, la nuit venue, établit son campement. Or, une des bêtes qui transportaient sa tente était tombée dans la rivière et les serviteurs de Thémistocle s’employaient à faire sécher les tentures mouillées, qu’ils avaient déployées. Quand les Pisidiens se présentèrent poignard à la main, ne voyant pas nettement à la clarté de la lune, ils crurent que les tentures qui séchaient étaient la tente de Thémistocle et que celui-ci se reposait à l’intérieur : ils s’approchèrent des tentures et les soulevèrent, les gardes leur tombèrent alors dessus et les arrêtèrent. C’est ainsi que Thémistocle échappa au danger, averti par l’apparition de la déesse. Il fit construire à Magnésie un temple dédié à la Dindymène ["Dindum»nh/déesse du mont Dindymon", aujourd’hui le mont Arayıt Dağı, à l’est d’Ankara en Turquie, c’est-à-dire la déesse Cybèle] et lui consacra comme prêtresse sa fille Mnèsiptoléma", Plutarque, Vie de Thémistocle 30). A Sparte, le régent agiade Pausanias est mort dans les circonstances que nous avons racontées, et l’héritier du trône Pleistarchos dont il était le tuteur est encore trop jeune pour peser dans les décisions politiques. Le roi eurypontide Leotychidès II quant à lui, autre héros de la guerre contre la Perse, exilé de Sparte pour s’être laissé corrompre par les Thessaliens comme nous l’avons également raconté plus haut, et réfugié à Tégée, est mort à son tour, son petit-fils Archidamos II ("Leotychidès II eut un fils, Zeuxidamos, que certains Spartiates surnommaient "Kyniskos" ["Kun…skoj", qualificatif à la signification inconnue, dérivé de "kunÒj/chien"]. Ce Zeuxidamos ne régna pas sur Sparte : il mourut avant Leotychidès II en laissant un fils, Archidamos II", Hérodote, Histoire VI.71) lui a succédé, entamant un long règne qui ne s’achèvera qu’en -427 ("[Leotychidès II] trouva refuge à Tégée. C’est là qu’il mourut", Hérodote, Histoire VI.72 ; "Sous Phédon, archonte d’Athènes [entre juillet -476 et juin -475], et sous le consulat de Caeso Fabius et de Spurius Furius Menellaius à Rome, commença la soixante-seizième olympiade où Scamandrios de Mytilène remporta le prix de la course. En ce temps-là mourut Leotychidès II, roi de Sparte qui avait régné vingt-deux ans, Archidamos II lui succéda", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.48). Selon Plutarque, Archidamos II n’est pas devenu roi avant -474 (en comptant de façon exclusive) ou -473 (en comptant de façon inclusive), puisqu’il situe son accession au trône quatre ans avant le cataclysmique tremblement de terre de -469, sur lequel nous nous attarderons plus loin ("La quatrième année du règne d’Archidamos II, fils de Zeuxidamos, Sparte éprouva le plus grand tremblement de terre dont on entendit parler", Vie de Cimon 23). Archidamos II, récemment intronisé, doit donc faire ses preuves, autrement dit il n’a pas davantage que son pair Pleistarchos l’autorité nécessaire pour s’opposer au vieux et héroïque Aristide. De plus, comme nous le verrons dans nos paragraphes suivants, Archidamos II se révélera l’un des rois les plus sages et les plus conciliants de l’Histoire de Sparte, n’acceptant toujours la guerre qu’en dernier recours et sans enthousiasme, après avoir épuisé toutes les voies diplomatiques : il n’est pas un fanatique des combats, il n’aime pas l’aventure, et jusqu’à sa mort il se montrera soucieux de l’ordre social et de la préservation des intérêts matériels immédiats de ses administrés. En ce début de règne, selon Diodore de Sicile, Archidamos II trouve un appui dans un mystérieux Etoimaridas, membre de la Gérousie, qui parvient à convaincre ses compatriotes que l’intérêt de Sparte, pour des raisons qu’on ignore, est de laisser à Athènes l’hégémonie sur la Grèce ("Dromocleidos étant archonte d’Athènes [entre juillet -475 et juin -474] et sous le consulat de Marcus Fabius et de Cneius Mallius à Rome, les Spartiates désespérés d’avoir perdu l’empire de la mer d’une manière si honteuse voulaient beaucoup de mal aux Grecs qui les avaient abandonnés, et ils les menaçaient de se venger de leur défection. La Gérousie délibérait sur la nécessité d’une guerre contre les Athéniens sur ce sujet. Dans les assemblées du peuple, les jeunes gens et beaucoup d’autres avec eux manifestaient un violent désir de recouvrer leur ancienne supériorité, qu’ils regardaient non seulement comme la source de leur puissance et des richesses publiques et particulières mais encore comme une occasion d’entretenir plus avantageusement les exercices militaires parmi leurs concitoyens. Ils rappelaient à ce propos un ancien oracle par lequel le dieu leur ordonnait de ne jamais transiger sur leur domination, en appliquant cet oracle à la circonstance présente, ayant perdu une des deux parties de l’autorité qu’ils avaient naguère dans la guerre. Ainsi le peuple et la Gérousie paraissaient animés du même esprit, ne présumant pas que quiconque osât proposer un avis contraire. Cependant un des gérontes nommé “Etoimaridas”, descendant d’Héraclès et personnellement estimé par sa valeur, entreprit de prouver qu’il fallait laisser l’empire de la mer aux Athéniens et que l’intérêt des Spartiates était de ne pas le leur disputer. Il apporta un si grand nombre de raisons pour établir son paradoxe qu’il convainquit, contre leur espérance, la Gérousie et le peuple. Finalement tout le monde se rendit au discours d’Etoimaridas, et personne ne pensa plus à une guerre contre les Athéniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.50). Cimon de son côté, dont l’entrée et le succès dans la vie politique doivent beaucoup à Aristide, semble bridé par ce dernier : les auteurs anciens ne signalent effectivement aucune campagne militaire conduite par Cimon entre la prise de Skyros en -476 (il n’est pas certain que le siège de Naxos qui a suivi a été conduit par lui, puisque nous avons vu plus haut que Cimon, au moment du procès de Thémistocle qui est contemporain du siège de Naxos, est l’un des plus ardents accusateurs de ce dernier, et que par conséquent Cimon doit se trouver à Athènes à cette époque et non pas devant Naxos) et la mort d’Aristide en -472. Du côté des démocrates, on n’entend plus aucune plainte. Le peuple athénien jouit pleinement de la part du phoros qu’Aristide lui réserve, tandis qu’un peu partout en mer Egée les clérouques organisent leurs affaires, assurés que si une population autochtone commence à contester leur domination, la flotte athénienne interviendra aussitôt pour l’obliger à obéir. Nous avons vu que, selon Aristote, au moment du procès contre Thémistocle, un nommé “Ephialtès” l’a soutenu. Nous ne savons presque rien sur cet Ephialtès, sinon qu’il prend la tête du parti démocratique après l’ostracisme de Thémistocle et que, contrairement à Thémistocle, il est totalement insensible aux honneurs et à l’argent ("Ephialtès, fils de Sophonide, refusa dix talents que ses amis voulaient lui donner pour soulager sa misère : “Si je les acceptais, leur dit-il, je m’exposerais à ne pouvoir vous témoigner ma reconnaissance qu’en faisant quelque chose d’injuste à votre égard, ou à passer pour ingrat en ne faisant pas ce que vous désireriez”", Elien, Histoires diverses XI.9 ; "Un stratège reprocha à Ephialtès d’être pauvre : “Pourquoi, répondit Ephialtès, n’ajoutes-tu pas que je suis vertueux ?”", Elien, Histoires diverses XIII.39) : incorruptible (au point de ne pas hésiter à condamner ses proches si ceux-ci ont bafoué l’intérêt commun : "Avocat d’une éloquence persuasive et homme d’une probité reconnue, Ephialtès fut chargé par les Athéniens des fonctions d’accusateur public, et fut forcé de demander des poursuites entre autres contre Démostrate, dont le fils Démocharès, jeune homme d’une grande beauté, lui était uni par une étroite amitié. Ainsi, par la fonction publique qui lui était échue, il dut être un accusateur impitoyable au mépris de ses affections personnelles et sans pouvoir partager la situation déplorable de l’accusé. Il ne put se résoudre à repousser le fils qui vint le prier de requérir avec modération contre son père, ni à le voir prosterné à ses genoux en suppliant, mais la tête voilée, fondant en larmes et gémissant, il accusa et fit condamner Démostrate avec conscience et intégrité. Cette victoire fut plus douloureuse qu’honorable, car avant d’accabler le coupable Ephialtès dut triompher de lui-même", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables III.8, Exemples étrangers 4), Ephialtès semble n’avoir rien à reprocher à Aristide qui est aussi incorruptible que lui. Enfin, en Perse, le nouveau Grand Roi Artaxerxès Ier ne veut plus risquer une nouvelle guerre contre les Grecs, à laquelle sa nature moins belliqueuse que son père Xerxès Ier ne le pousse pas, et aussi parce qu’il est englué dans les contestations de nombreux peuples de son Empire sur sa contestable succession à son père Xerxès Ier. En résumé, entre -475 et -472, Athènes profite de ce qui a manqué à Sparte : un homme capable de rassembler tous les contraires, de casser l’ambition personnelle et les ardeurs irréfléchies des uns, de guérir les inquiétudes des autres, de valoriser ses adversaires en les laissant parler, de tempérer ses partisans en s’en rendant indispensable, et de créer des liens nouveaux entre Athéniens sans remettre en cause les institutions du passé.