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-478 à -470 : La guerre contre la Perse II

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

L’apogée d’Aristide

L’Eurymédon

Le déclin de Cimon

Keratos : Politique

De la guerre contre la Perse à la guerre entre Grecs


Jusqu’à maintenant, nous étions dans le domaine des certitudes relatives. Dans notre récit des événements entre -478 et -470, nous nous sommes évertués à utiliser le mode affirmatif quand un fait était confirmé par un recoupement d’indices et de témoignages, ou à utiliser des modalisateurs et le mode interrogatif quand au contraire un fait nous semblait problématique. La période que nous abordons dans le présent alinéa nous plonge dans toutes les incertitudes. Le cadre est bien délimité : elle commence avec l’apogée de Cimon au lendemain de sa victoire sur le fleuve Eurymédon, dont nous avons vu dans notre précédent alinéa qu’elle date assurément de -471, et elle finit avec l’ostracisme du même Cimon que nous pouvons dater aussi assurément de -461. Mais entre ces deux dates, tous les débats restent possibles. Les hellénistes ne sont sûrs ni de la nature des faits, ni de leur ordre, ni de leurs rapports mutuels. L’unique auteur antique à s’être un peu attardé sur cette période, dont l’œuvre a survécu, reste Thucydide, dans les paragraphes 100 à 107 livre I de sa Guerre du Péloponnèse. Et encore ! Nous avons déjà eu l’occasion de dire, quand nous avons parlé de l’intervention athénienne en Egypte consécutive au soulèvement d’Inaros, à quel point cette partie de la Guerre du Péloponnèse doit être utilisée avec beaucoup de précaution. Thucydide effectivement, comme tous les autres auteurs qui parlent du passé avant l’époque hellénistique, est un historien et non pas un chroniqueur, c’est-à-dire qu’il raconte un événement bien précis ou, pour reprendre le terme grec, une "crise/krisij" ("moment de décision, où on passe d’un état à un autre"), en l’occurrence la rivalité armée entre Athènes et Sparte qui débute en -431 et qui s’achèvera en -404 par l’effondrement d’Athènes, en enquêtant (c’est là le sens originel du mot "histoire/ƒstor…a", qui en grec signifie simplement "enquête, rapport") sur ses causes, et en confrontant ces causes entre elles pour tenter d’en comprendre leurs relations et leurs conséquences, contrairement au chroniqueur qui se contente d’aligner une suite de dates en face desquelles il énumère des noms et des faits dont il ne se soucie ni des causes ni des conséquences et sans rapport les uns avec les autres, tel un annuaire téléphonique. Cela sous-entend que la narration ne respecte pas systématiquement la diégèse. Quand Thucydide dit par exemple dans un premier paragraphe : "Les Spartiates firent ceci" puis dans un second paragraphe : "Les Spartiates agirent ainsi parce que les Athéniens firent cela", cela implique que l’acte des Athéniens est contemporain ou antérieur à celui des Spartiates, puisqu’il est la cause de celui des Spartiates, ce n’est donc pas parce que du point de vue narratif Thucydide parle d’abord des Spartiates dans le premier paragraphe et ensuite des Athéniens dans le second paragraphe que l’acte des Spartiates doit être daté avant celui des Athéniens du point de vue diégétique : tout au contraire, l’outil de liaison "parce que" dans le second paragraphe implique que l’acte des Spartiates est historiquement postérieur à celui des Athéniens. C’est une première difficulté. Une deuxième difficulté réside dans le flou de ces outils de liaison : certes dans quelques cas Thucydide articule bien les différents éléments de son discours (par exemple au paragraphe 100 du livre I de sa Guerre du Péloponnèse il écrit : "Les Thassiens se soulevèrent à la suite d’une contestation à propos des comptoirs sur la côte thrace en face de l’île et des mines qu’ils exploitaient dans la région. Les Athéniens envoyèrent une flotte contre Thassos", on comprend que primo les Thassiens ne supportaient plus la prédominance des Athéniens dans leur pays depuis les victoires de Pausanias et Cimon à l’ouest en Chersonèse en -478 puis de Cimon seul à l’est contre Eion en -477, deusio ils se sont soulevés, tertio les Athéniens sont intervenus pour rétablir leur prédominance : cet ordre diégétique n’est pas respecté dans la narration, puisque le passage commence par l’évocation du soulèvement thassien et se poursuit avec l’évocation de la contestation thassienne sur les comptoirs et les mines continentaux, mais l’outil de liaison "per…/à la suite de, en raison de" nous permet de rétablir l’ordre diégétique en attribuant à cela une valeur de cause et à ceci une valeur de conséquence), mais dans beaucoup d’autres cas il recourt à des locutions similaires à celles qu’emploiera après lui Diodore de Sicile, dont nous avons longuement contesté la méthode dans notre précédent alinéa, du genre "peu de temps après/crÒnw Ûsteron" ou "à cette époque-là/crÒnw toÚton", qui ne renseignent absolument pas sur la date précise des faits évoqués. Une troisième difficulté réside dans la tendance de Thucydide à regrouper les résultats de ses investigations par paquets, sans chercher à établir entre ces paquets d’autres liens que celui qu’il s’est fixé au départ, à savoir le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431. Dans un premier paragraphe, il s’attache à un premier paquet en disant : "Les Athéniens et les Spartiates ont provoqué ou subi tel événement sel, ensuite tel événement poivre, ensuite tel événement patin, et enfin tel événement couffin", dont on soupçonne, par recoupement avec des textes d’autres auteurs ou avec des artefacts archéologiques, que l’événement sel date d’une année N, que l’événement poivre date de l’année N+1, que l’événement patin date de l’année N+2 et que l’événement couffin date de l’année N+4, puis dans un deuxième paragraphe il s’attache à un deuxième paquet en disant : "Vers cette époque-là/crÒnw toÚton les Corinthiens et les Mégariens ont provoqué ou subi tel événement pois, ensuite tel événement carotte et enfin tel événement haricot", ce qui nous laisse toute latitude pour situer la date de l’événement pois la même année N+4 que l’événement couffin, ou la même année N+2 que l’événement patin, ou la même année N+1 que l’événement poivre, ou la même année N que l’événement sel, ou avant l’année N, ou après l’année N+4, sans nous renseigner par ailleurs sur les temps écoulés entre les événements pois, carotte et haricot (on peut imaginer que ces trois événements ont eu lieu en une unique année, ou qu’ils se sont étalés sur deux ans, trois ans ou davantage). Convenons aussi, quatrième difficulté, que Thucydide ne manifeste pas un très grand intérêt pour la période antérieure à -431 : il l’évoque à grandes lignes parce qu’il ne peut pas faire autrement, parce que cette deuxième guerre du Péloponnèse trouve sa source profonde dans les événements de ces quelques décennies qui l’ont précédée. Le seul intérêt de Thucydide reste le déclenchement de la deuxième guerre du Péloponnèse en -431, non pas la montée au pouvoir de Périclès, ni les aléas qui ont réduit peu à peu au silence la noblesse athénienne conduite par Cimon puis Thoukydidès, encore moins le détail des opérations militaires athéniennes en Egée après la victoire sur le fleuve Eurymédon contre les Perses. Dans notre paragraphe précédent, nous avons eu par exemple l’occasion de souligner la position incongrue des paragraphes 109-110 livre I de sa Guerre du Péloponnèse consacrés à la fin de l’intervention des Athéniens en Egypte aux côtés d’Inaros, au milieu d’autres paragraphes qui n’ont avec lui aucun rapport de forme ni de fond : la raison de cette incongruité est que cette intervention athénienne en Egypte n’est pas le sujet principal de Thucydide, qui en conséquence n’a pas éprouvé le besoin d’en vérifier les détails, la seule fonction de ces paragraphes 109-110 est de dire : "Durant les décennies précédant le déclenchement de la guerre en -431, la puissance navale des Athéniens était montée si haut qu’à une certaine époque ils furent même en mesure d’intervenir dans les affaires intérieures de la lointaine Egypte", et peu importe la date et le contexte. Enfin, cinquième difficulté, il ne faut jamais oublier que la rédaction de la Guerre du Péloponnèse remonte au Vème siècle av. J.-C., et que ses éditions modernes ne sont pas fondées sur une édition du Vème siècle av. J.-C. qui aurait traversé les siècles, encore moins sur le manuscrit originel de Thucydide, mais sur des copies manuscrites moyenâgeuses, elles-mêmes fondées sur d’autres copies moyenâgeuses, elles-mêmes fondées sur des copies de l’Antiquité tardive, elles-mêmes fondées sur des copies de l’époque hellénistique : rien ne garantit que le texte grec et le découpage des paragraphes de nos éditions actuelles correspondent exactement au texte que Thucydide a rédigé et à son plan initial.


Dans l’Etat de Sparte, des hilotes révoltés sont exécutés près du sanctuaire du dieu Poséidon au cap Tainare (aujourd’hui le cap Matapan). Quelle est la raison de cette révolte ? Mystère. Quand a-t-elle commencé ? Mystère aussi. Nous pouvons seulement dire que l’événement a lieu avant le désastreux tremblement de terre de -469 que nous allons bientôt raconter, puisque par la suite les Grecs ont considéré justement ce tremblement de terre comme un fléau envoyé par Poséidon pour se venger du sang versé à proximité de son sanctuaire ("Les Spartiates avaient fait sortir des hilotes suppliants du sanctuaire de Poséidon au Tainare et les avaient mis à mort. [Les Grecs] pensent que le grand tremblement de terre de Sparte fut un effet de ce sacrilège", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.128 ; "Les Spartiates avaient fait sortir du temple du Tainare des hilotes suppliants qui s’y étaient réfugiés et, contre leur promesse, les avaient mis à mort : Poséidon en colère provoqua dans la cité de Sparte un tremblement de terre qui l’ébranla si violemment qu’elle fut entièrement détruite à l’exception de cinq maisons", Elien, Histoires diverses VI.7 ; "Quelques Lacédémoniens condamnés à mort pour on ne sait quel crime se refugièrent au Tainare comme suppliants. Les éphores les arrachèrent de l’autel de Poséidon et les firent mourir. Le dieu, irrité contre le manque d’égards des Spartiates à l’encontre de ceux qui s’étaient placés sous sa protection, renversa leur cité de fond en comble", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 24.5-6 ; "Les Spartiates ayant tué ceux qui s’étaient réfugiés à Tainare dans le temple de Poséidon, la cité ne tarda pas à éprouver les secousses violentes d’un tremblement de terre, qui renversèrent presque toutes les maisons de Laconie", Pausanias, Description de la Grèce, VII, 25.3). Avouons que cette datation reste vague : dire que la révolte a eu lieu avant le tremblement de terre de -469, cela signifie qu’elle peut être placée peu de temps avant ce cataclysme, donc en -469 (ce qui expliquerait en partie le refus des Spartiates de répondre favorablement à la proposition d’alliance militaire que leur a envoyée Artaxerxès Ier au moment de l’expédition de Cimon sur le fleuve Eurymédon en -471 : les Spartiates en -471 étant occupés à réprimer les hilotes rebelles sur leur propre territoire laconien, et soulagés de savoir les belliqueux Athéniens loin de la Grèce et soucieux de ne pas précipiter leur retour, n’auraient naturellement pas eu l’envie de s’encombrer d’une guerre contre ces Athéniens pour les beaux yeux d’Artaxerxès Ier), mais cela signifie aussi qu’elle peut être placée plus tôt en -473, ou en -474 : dans ce cas elle pourrait être la conséquence de la disparition quasi simultanée du régent agiade Pausanias et du roi eurypontide Leotychidès II, que nous avons rapidement évoquée à la fin de notre premier alinéa, remplacés par deux jeunes gens, l’Agiade Pleistarchos et l’Eurypontide Archidamos II dont Plutarque au paragraphe 23 de Vie de Cimon dit qu’il accède à la couronne quatre ans avant le tremblement de terre, c’est-à-dire précisément en -474 [en comptant de façon exclusive] ou en -473 [en comptant de façon inclusive], qui n’ont encore aucune expérience du pouvoir et donc aucun poids politique suffisant pour maintenir l’ordre en Laconie : les hilotes soumis à la noblesse spartiate ont peut-être pensé que le moment était favorable pour se libérer de leurs maîtres.


Du côté athénien, tandis que Cimon remportait la victoire sur le fleuve Eurymédon, la Thrace depuis l’île de Thassos ("Les Thassiens se soulevèrent à la suite d’une contestation à propos des comptoirs sur la côte thrace en face de l’île et des mines qu’ils exploitaient dans la région", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.100) jusqu’à la presqu’île de Chersonèse s’est soulevée contre la présence grecque, avec l’aide des derniers Perses encore présents sur le continent européen, ceux de la forteresse de Doriscos à l’embouchure du fleuve Hèbre. Revenus d’Anatolie, les Athéniens doivent donc organiser la reconquête de cette région. Cimon, qui est en originaire (rappelons que son père Miltiade a été tyran de Chersonèse jusqu’en -493, et qu’Hégésipylé la mère de Cimon est la fille d’un roi thrace local nommé "Oloros") prend le commandement d’un nouveau contingent, il débarque en Chersonèse, et refoule rapidement les Perses vers leur forteresse de Doriscos en soumettant les Thraces rebelles ("Cimon, informé que des Perses ne voulaient pas abandonner la Chersonèse et appelaient à leur secours les habitants de la haute Thrace, partit d’Athènes avec quatre navires. Un si faible armement suscita le mépris des barbares, mais Cimon fondit sur eux, et avec ses quatre navires il leur en prit treize, les chassa du pays, subjugua les Thraces, et mit toute la Chersonèse sous la domination des Athéniens", Plutarque, Vie de Cimon 20 ; "Les Athéniens envoyèrent une flotte contre Thassos et, après avoir remporté une victoire sur mer, débarquèrent dans l’île", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.100). Il se tourne ensuite vers l’île de Thassos. Il neutralise la flotte des Thassiens au terme d’une nouvelle bataille, s’empare des terres qu’ils possèdent sur le continent autour d’Abdère, dont les mines aurifères de Skaptè-Hylè non encore localisées par l’archéologie et mentionnées par Hérodote ("Les revenus des Thassiens leur venaient du continent et de leurs mines : celles de Skaptè-Hylè leur rapportaient ordinairement quatre-vingt talents", Hérodote, Histoire VI.46 ; pour l’anecdote, ces mines de Skaptè-Hylè seront plus tard transmises par héritage direct ou indirect à l’historien Thucydide, apparenté à Cimon à un degré que nous ignorons : "Thucydide détenait des concessions lui permettant d’exploiter des mines d’or dans cette partie de la Thrace et jouissait pour cette raison d’une grande influence auprès des populations du continent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse IV.105 ; et c’est près de ces mines que selon Plutarque le même Thucydide sera assassiné au début du IVème siècle av. J.-C. : "Thucydide l’historien, qui était apparenté à Cimon, dit que son père s’appelait “Oloros”, comme le roi de ce nom son aïeul, et qu’il possédait des mines d’or en Thrace, où on prétend même qu’il mourut assassiné, dans un petit endroit appelé “Skaptè-Hylè”", Plutarque, Vie de Cimon 4), puis débarque sur leur île et entame le siège de leur cité ("Partant de la Chersonèse, [Cimon] marcha contre les Thassiens qui s’étaient révoltés. Il gagna sur eux une bataille navale, leur prit trente-trois navires, donna l’assaut contre leur cité qu’il assiégea, et s’empara au nom d’Athènes des mines d’or que ce peuple possédait sur le continent voisin et de toutes les terres qui étaient de leur dépendance", Plutarque, Vie de Cimon 20). Les Thassiens réussissent à contacter les Spartiates pour leur réclamer du secours ("Après quelques défaites, les Thassiens assiégés firent appel aux Spartiates, ils les supplièrent de les aider en envahissant l’Attique", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.101).


Les Thassiens assiégés n’auront jamais l’aide spartiate qu’ils espèrent. Car Sparte est alors victime du terrible tremblement de terre que nous venons de mentionner ("Après quelques défaites, les Thassiens assiégés firent appel aux Spartiates, ils les supplièrent de les aider en envahissant l’Attique. Les Spartiates leur promirent du secours à l’insu des Athéniens, mais ils tardèrent à l’envoyer et en furent empêchés par le séisme qui se produisit", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.101), qui semble achever la suite de calamités que la cité endure depuis une dizaine d’années (rappelons-nous les brièvement : les manigances du régent agiade Pausanias avec les Perses, son procès et finalement son exécution dans un lieu sacré, la découverte de la corruption du roi eurypontide Leotychidès II lors d’une compagne militaire en Thessalie et sa mort en exil à Tégée, le flou gouvernemental à la tête de l’Etat à la suite de la disparition de ces deux hommes, la fin de l’hégémonie sur la Grèce, l’émergence à Athènes d’un nouveau régime politique qui suscite tous les espoirs des basses classes dans toute la Grèce, les succès militaires politiques athéniens qui confortent ce nouveau régime, et finalement la révolte des hilotes sur le territoire même de Laconie). La violence du phénomène est telle que la quasi-totalité des bâtiments de Sparte sont détruits, causant beaucoup de morts ("La quatrième année du règne d’Archidamos II, fils de Zeuxidamos, Sparte éprouva le plus grand tremblement de terre dont on entendit parler. La terre s’entrouvrit et s’abîma en plusieurs endroits, le mont Taygète [à l’est de Sparte, à la frontière entre la Laconie et la Messénie] en fut tellement agité que plusieurs de ses sommets s’écroulèrent, la cité se trouva dans la confusion la plus horrible, toutes les maisons sauf cinq s’écroulèrent. Quelques instants avant cet événement funeste, un certain nombre de jeunes hommes et de jeunes garçons s’exerçaient nus dans un portique, ils virent un lièvre passer devant eux, les jeunes garçons couverts d’huile se mirent à courir et à le poursuivre : à peine furent-ils sortis que le portique tomba sur les jeunes gens qui y étaient restés et les écrasa. Leur tombeau subsiste encore, et s’appelle “Séismatia” ["Seismat…a", littéralement "aux victimes du séisme/se‹sma"]", Plutarque, Vie de Cimon 23 ; "Les Spartiates éprouvèrent une grande calamité imprévue : un violent tremblement de terre renversa les maisons à Sparte, et fit périr plus de vingt mille habitants. La cité étant ébranlée longtemps par des secousses continuelles, beaucoup de corps furent ensevelis sous les décombres des maisons et des murs écroulés. Bien des richesses furent englouties dans les ruines, au point que ce fléau destructeur sembla être l’effet de la colère d’un dieu vengeur", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.63). Les victimes auraient pu être encore plus nombreuses si le jeune Archidamos II à l’instant fatal n’avait pas eu la bonne idée de faire sonner l’alarme : les Spartiates, en entendant l’alarme, croyant à une attaque surprise d’on-ne-sait-qui à leurs frontières, se sont précipités vers l’agora, ils ont ainsi évité de périr écrasés dans leurs maisons. L’initiative d’Archidamos II a été doublement bénéfique puisque les hilotes échappés du massacre du cap Tainare, voyant la cité de leurs oppresseurs rasée, y ont couru dans l’espoir d’en tuer et spolier les derniers habitants : arrivés sur place, ils ont eu la désagréable surprise de constater que les nobles spartiates étaient pour la plupart toujours en vie, et qu’en supplément ils étaient rassemblés sur l’agora en tenue de combat et en ordre de marche ("Lors d’un tremblement de terre, toutes les maisons de Sparte furent ébranlées sauf cinq. Archidamos II, voyant les habitants occupés à sauver ce qui était dans les maisons, eut peur qu’ils périssent accablés sous les débris. Il fit sonner la trompette comme si des ennemis se fussent présentés. A ce signal, tous les Spartiates se rassemblèrent auprès d’Archidamos II. Les maisons encore debout tombèrent, et le peuple fut sauvé", Polyen, Stratagèmes, I, 41.3 ; "Archidamos II, à qui le danger présent en fit aussitôt conjecturer un autre à venir, et qui voyait les citoyens uniquement occupés à sauver de leurs maisons leurs effets précieux, fit sonner l’alarme comme si un ennemi eût été aux portes de la cité, afin qu’ils accourussent au plus tôt se ranger autour de lui avec leurs armes. Cette présence d’esprit sauva la cité dans cette affreuse conjoncture, car des hilotes accoururent de tous côtés de la campagne pour massacrer les Spartiates échappés au tremblement de terre : quand ils les virent armés et rangés en bataille, ils se retirèrent dans les cités voisines, dont la plupart embrassèrent leur parti", Plutarque, Vie de Cimon 23). Néanmoins, la noblesse spartiate n’est pas complètement hors de danger. Face au malheur qui lui arrive, ses adversaires s’enhardissent, dont les Messéniens voisins qui n’ont jamais accepté leur soumission à Sparte au terme des guerres des siècles précédents, et aussi certains périèques, habitants libres vivant sur le territoire même de Sparte mais non citoyens ("Les hilotes et les périèques de Thouria et d’Aithaia se révoltèrent et se réfugièrent sur le mont Ithome [au sud-ouest du Péloponnèse, en Messénie]", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.101 ; "Soutenus par les Messéniens, qui attaquèrent les Spartiates, [les hilotes révoltés] commencèrent une guerre ouverte contre Sparte", Plutarque, Vie de Cimon 23 ; "Les hilotes et les Messéniens, mal disposés pour les Spartiates, se tenaient tranquilles, craignant la supériorité et la puissance de Sparte. Mais lorsqu’ils virent la plupart des habitants exterminés par le tremblement de terre, ils bravèrent le petit nombre de ceux qui avaient survécu, et s’étant ligués ensemble ils déclarèrent la guerre à Sparte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.63 ; "A la suite de ce malheur [le tremblement de terre], les hilotes, qui comptaient parmi eux beaucoup de Messéniens, se retirèrent sur le mont Ithome", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 24.6). Archidamos II est contraint de prendre le commandement des hommes qu’il a rassemblés sur l’agora - qui lui doivent la vie - pour chasser dans la campagne laconienne ces nouveaux ennemis de la cité ("Archidamos II, roi des Spartiates qui par sa prévoyance avait sauvé du tremblement de terre beaucoup de citoyens, résista courageusement aux assaillants. Dès les premières secousses de l’ébranlement, il s’était retiré de la cité en emportant avec lui à la campagne toutes ses armes, en ordonnant aux autres citoyens de l’imiter. Ayant rassemblé ceux qui avaient ainsi échappé au péril, le roi Archidamos II les opposa aux rebelles. Les Messéniens s’unirent aux hilotes, qui avaient marché sur Sparte en espérant se rendre aisément maîtres d’une cité abandonnée et sans défense, avant de renoncer à leur projet en apprenant que les habitants survivants, ralliés autour du roi Archidamos II, se tenaient prêts à défendre leur patrie. Ils vinrent occuper une position retranchée de Messénie d’où ils pouvaient s’introduire sur le territoire laconien", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XI.63-64). C’est peut-être à cette occasion que, pour l’anecdote, Aïmnestos le glorieux vainqueur de Mardonios à la bataille de Platées en -479 trouve la mort ("Mardonios fut tué par Aïmnestos, citoyen distingué de Sparte qui, quelque temps après la guerre contre les Perses, périt avec trois cents hommes qu’il commandait à Stényclèros [cité du nord de la Messénie] contre les Messéniens", Hérodote, Histoire IX.64). La date de -469, qui n’est confirmée par aucun texte ancien ni par aucune découverte archéologique, est déduite des recoupements suivants. Diodore de Sicile consacre exclusivement les paragraphes 63 et 64 du livre XI de sa Bibliothèque historique, correspondant à l’archontat de Phaion/Apsephion en -469/-468 (les textes anciens accolent ces deux noms à l’archontat de l’année -469/-468 : doit-on en conclure qu’ils désignent une unique personne, l’un étant le nom de naissance et l’autre un surnom ? ou renvoient-ils à deux individus différents, le premier étant décédé durant sa mandature et remplacé par le second ?), au tremblement de terre ("Sous l’archontat de Phaion à Athènes, Lucius Furius Médiolanus et Marcus Manilius Bassus furent consuls à Rome. A cette époque les Spartiates éprouvèrent une grande calamité imprévue : un violent tremblement de terre renversa les maisons à Sparte, et fit périr plus de vingt mille habitants", Bibliothèque historique XI.63) : les relations entre dates et faits avancées par Diodore de Sicile étant souvent très approximatives, nous l’avons expliqué à plusieurs reprises, nous pouvons a priori douter que le cataclysme a bien eu lieu en -469/-468 comme il l’affirme. Pourtant, sur le sujet qui nous occupe, cette date semble bonne. Plutarque, au paragraphe 16 de sa Vie de Périclès, dit en effet que Périclès domine la vie politique athénienne durant quarante ans jusqu’à sa mort ("L’autorité de Périclès ne fut pas passagère, une faveur populaire à l’éclat et la durée éphémères : elle dura pendant quarante ans face à celles d’Ephialtès, de Léocratès, de Myronidès, de Cimon, de Tolmidas et de Thoukydidès"), or Périclès meurt en -429 : une simple soustraction entre ces deux indications temporelles nous permet de situer ses premières victoires politiques en -469 (en comptant de façon exclusive) ou -468 (en comptant de façon inclusive). Si la gloire de Périclès commence à monter en -469 ou -468, cela sous-entend que celle de Cimon commence à descendre à cette époque. Or, nous allons le voir bientôt, c’est précisément à la suite du tremblement de terre que Cimon commet sa première grosse boulette politique, en incitant la démocratie athénienne à aider la noblesse spartiate contre les hilotes révoltés. Nous venons par ailleurs de rappeler que le soulèvement de l’île de Thassos et l’intervention athénienne contre cette île ont lieu juste avant ce tremblement de terre puisque les Spartiates, appelés à l’aide par les Thassiens assiégés, renoncent finalement à leur porter secours à cause de ce tremblement de terre. Enfin, au paragraphe 100 du livre I de sa Guerre du Péloponnèse, Thucydide évoque dans un premier alinéa la double bataille de l’Eurymédon, dont nous avons vu dans notre alinéa précédent qu’elle date assurément de -471, puis il évoque dans un second alinéa le soulèvement de l’île de Thassos, en reliant ces deux évocations par l’outil de liaison "crÒnw Ûsteron/peu de temps après" qui, même s’il s’est pas très précis, établit du moins une proximité temporelle entre les deux événements.


C’est effectivement durant le siège de Thassos, qui dure toujours, que Cimon doit subir la première attaque sérieuse de son nouvel adversaire, Périclès. Ce dernier l’accuse d’avoir touché de l’argent de la part du roi de Macédoine Alexandre Ier Philhellène pour qu’il renonce à attaquer son territoire, ce qui expliquerait pourquoi Cimon demeure devant Thassos sans chercher à étendre la domination athénienne vers l’ouest de la Thrace. Cette accusation trouve un tel écho médiatique que Cimon est contraint de rentrer à Athènes pour se défendre ("Périclès, encore jeune, commença à acquérir de l’influence en accusant Cimon lors de la reddition de comptes de sa stratégie", Aristote, Constitution d’Athènes 27 ; "De Thassos, il était facile [pour Cimon] de passer dans la Macédoine, et d’enlever aux Macédoniens une grande étendue de pays. Une si belle occasion manquée le fit soupçonner de s’être laissé gagner par les présents du roi Alexandre Ier Philhellène. Ses ennemis se liguèrent contre lui, et l’appelèrent en justice", Plutarque, Vie de Cimon 20). Pour notre part, nous pensons qu’il s’agit là d’une pure manœuvre politicienne, une pure charge "démagogique" au sens moderne de "manipulatrice du peuple" que Périclès a fabriquée de toutes pièces pour se faire connaître : aucun auteur ancien, favorable ou non à Périclès, n’avance le moindre début de preuve d’une quelconque malversation dont Cimon aurait été le bénéficiaire. Si Cimon n’a pas attaqué la Macédoine, c’est tout simplement parce que cela n’était ni utile ni moral pour sa patrie athénienne comme pour lui-même. Cimon n’a plus besoin de l’argent du roi de Macédoine pour s’enrichir : les mines d’or de Skaptè-Hylè qu’il vient de subtiliser aux Thassiens assiégés lui assurent désormais une richesse beaucoup plus importante et durable que toutes celles que les chefs locaux, qu’ils soient de Macédoine ou de n’importe quelle autre région autour de la Thrace, pourraient lui offrir. Par ailleurs on peut supposer que si Cimon avait abandonné le siège de Thassos pour aller attaquer la Macédoine, le même Périclès l’aurait accusé pareillement d’avoir touché de l’argent de la part des Thassiens. Le fait que, quand Cimon débarque à Athènes, Périclès modère soudain son attaque, change de ton, s’écrase devant lui, et préfère se tourner contre sa sœur Elpinice qu’il accable d’un rude sarcasme, conforte notre pensée. Le fait qu’au terme du procès les Athéniens acquittent Cimon, achève de nous convaincre ("Dans sa défense, [Cimon] dit qu’il n’avoir jamais fomenté d’alliance avec des peuples riches tels que les Ioniens et les Thessaliens, comme l’avaient fait les autres stratèges cherchant par ce moyen des honneurs et des richesses, qu’il ne s’était lié qu’avec les Spartiates dont il appréciait la vie frugale préférable selon lui à toutes les richesses du monde et qu’il s’efforçait d’imiter, qu’enfin il se faisait un plaisir d’enrichir sa patrie avec les dépouilles des ennemis. Stésimbrotos, en parlant de ce procès, rapporte qu’Elpinice alla chez Périclès pour le solliciter en faveur de son frère, dont il était le plus ardent accusateur, et que Périclès lui répondit en riant : “Elpinice, tu es trop vieille pour terminer une si grande affaire !”. Cependant, le jour du jugement, il fut beaucoup plus doux que les autres accusateurs, il ne se leva qu’une seule fois pour parler contre lui, parce qu’il ne pouvait s’en dispenser. Cimon fut absous", Plutarque, Vie de Cimon 20).


Ainsi lavé des soupçons de corruption qui pesaient sur lui, Cimon conserve momentanément sa réputation, au point qu’à l’occasion des Grandes Dionysies du printemps -468, sous le même archontat de Phaion/Apsephion, les juges du concours tragique lui demandent son avis pour l’attribution du prix. Or l’un des concurrents est le jeune Sophocle, élève et giton d’Eschyle, dont la tragédie Les Perses de -472 condamnant les discours va-t-en-guerre de la jeunesse d’alors (nous avons vu cela dans notre alinéa précédent) visait peut-être directement Cimon. Après la représentation des différentes tragédies en lice, Cimon déclare Sophocle vainqueur, cela contrarie Eschyle, qui choisit de se retirer momentanément en Sicile par dépit. Telle est du moins la version rapportée par la Chronique de Paros à l’ère hellénistique, par Plutarque, et par l’auteur anonyme de la Vie d’Eschyle ("Depuis que Sophocle fils de Sophillos, du dème de Colone, remporta la victoire dans le concours tragique à l’âge de vingt-huit ans, deux cent six années se sont écoulées, Apséphion était archonte d’Athènes", Chronique de Paros A56 ; "Sophocle, encore jeune, concourait pour la première fois. L’archonte Apsephion, voyant que les spectateurs se querellaient et se partageaient en deux camps, ne voulut pas tirer au sort les juges du concours : comme Cimon et les autres stratèges étaient entrés dans le théâtre pour y faire les libations d’usage au dieu [Dionysos], il ne les laissa pas sortir, et il les contraignit par serment à s’installer pour juger, chacun des dix, au nom de sa tribu respective. Le prestige des juges renforça l’émulation des acteurs. Sophocle emporta le prix. Eschyle en fut tellement affligé qu’il ne resta pas longtemps à Athènes et se retira de dépit en Sicile", Plutarque, Vie de Cimon 11 ; "Eschyle partit chez Héron [tyran de Syracuse en Sicile], selon certains parce que les Athéniens très hostiles contre lui avait favorisé la victoire du jeune Sophocle", Vie d’Eschyle 6). Sur ce sujet encore âprement débattu aujourd’hui en l’an 2000 par les spécialistes, convenons une fois de plus que nos interrogations sont plus nombreuses que nos certitudes. D’abord, sur la participation de Sophocle. Rien ne nous autorise à dire que ce concours de -468 est le premier auquel Sophocle se présente. Dans sa Chronique, inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, saint Jérôme face à la deuxième année de la soixante-dix-septième olympiade, c’est-à-dire -471, place l’indication suivante : "Le jeune Sophocle produit ses premières œuvres", et face à la quatrième année de la soixante-dix-septième olympiade, c’est-à-dire -469, il écrit : "Sophocle et Euripide sont célébrés". Si ces dates de saint Jérôme sont fondées, cela signifie que Sophocle n’a pas attendu -468 pour commencer à écrire des tragédies, ni même pour en présenter à un public. Ensuite, sur l’amertume d’Eschyle au moment du verdict de Cimon. Certes les relations entre ces deux hommes n’ont jamais été bonnes, n’appartenant pas à la même génération, n’étant pas issus du même milieu (Eschyle est un eupatride d’Eleusis, tandis que Cimon n’est qu’un bâtard dont la mère était Thrace), et n’aspirant pas aux mêmes buts (Eschyle prône toujours la mesure dans ses œuvres, ce qui ne semble pas être le cas de Cimon qui court en permanence au-devant des dangers et qui les alimente, toujours en guerre contre les Perses hier, contre les rebelles à l’hégémonie athénienne aujourd’hui, et bientôt contre les hilotes rebelles à leurs maîtres spartiates), mais nous manquons de documents écrits ou archéologiques pour savoir si elles n’étaient que des altercations polies ou au contraire des oppositions farouches visant à l’élimination politique sinon physique de l’un des deux adversaires (dans cette dernière hypothèse, l’abattement d’Eschyle et son exil volontaire vers la Sicile prouve que Cimon l’a cogné profondément, a remporté une victoire d’influence significative même si elle n’est que temporaire). Notons qu’Eschyle en la circonstance n’a pas seulement perdu politiquement contre Cimon : il a aussi perdu son jeune protégé Sophocle, qui à partir de ce moment témoignera d’une fidélité inconditionnelle à Cimon (comme nous le verrons dans notre paragraphe sur Ajax) puis à Thoukydidès quand celui-ci prendra la tête du parti noble à la mort de son parent Cimon en -449 (comme nous le verrons dans notre paragraphe sur Antigone). Pour utiliser un vocabulaire psychanalytique, cette victoire du printemps -468 pour Sophocle est le meurtre du Père, le moment où Sophocle coupe le cordon qui le reliait encore à son aîné Eschyle qui l’a protégé, qui l’a nourri, qui l’a aimé, qui lui a tout appris. Enfin, sur les pièces présentées par Sophocle. Le tragédien lui-même, cité par Plutarque, avoue avoir été très influencé dans sa jeunesse par les œuvres de son mentor Eschyle, et avoir mis beaucoup de temps avant de trouver son propre style ("Sophocle disait avoir voulu d’abord imiter la manière fastueuse et gigantesque d’Eschyle, ensuite sa marche laborieuse et forcée, mais que finalement il avait adopté un genre de composition plus propre à former les mœurs et pour cela infiniment plus estimable", Plutarque, Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu). Pour cette raison, nous inclinons à penser que lors de ce concours du printemps -468, Sophocle n’a pas présenté une seule pièce, mais une tétralogie, c’est-à-dire trois tragédies suivie d’un drame satyrique, à l’instar d’Eschyle. Mais quels pourraient être les sujets et les contenus de ces tragédies ? Les auteurs antiques, ayant à leur disposition le corpus complet des œuvres de Sophocle, qui hélas n’est pas parvenu jusqu’à nous, ne sont jamais tendres avec la naïveté parfois infantile dont Sophocle témoigne dans ses tragédies jusqu’à un âge avancé, opposée à la rigueur et à la sévérité de celles d’Eschyle : Aristophane se moque de sa tragédie Térée dans laquelle le héros se transforme en oiseau tel un personnage de Tex Avery (pour expliquer le vers 100 de la comédie Les oiseaux d’Aristophane ["Voilà comment Sophocle me défigure dans sa tragédie, moi Térée"], un scholiaste anonyme précise que dans cette tragédie Sophocle montre Térée se métamorphosant en huppe), Strabon lui reproche ses faibles connaissances géographiques que trahit sa tragédie La réclamation d’Hélène (en confondant notamment la Cilicie avec la Pamphylie : "Cet oracle annonçant à Calchas son destin de mourir quand il aurait trouvé un devin meilleur que lui, est rapporté par Sophocle dans La réclamation d’Hélène [Elšnhj ¢pait»sei], qui transporte en Cilicie la lutte des deux devins et la mort de Calchas", Strabon, Géographie XIV, 1.27 ; "Nous avons eu l’occasion déjà de parler de cette fable sur Calchas et sur la compétition en divination qu’il soutint contre Mopsos. Certains auteurs, Sophocle le premier, ont transporté la scène de ce défi en Cilicie, en usant d’une licence commune à tous les poètes tragiques : de même qu’il désigne ailleurs la Lycie par le nom de la Carie, la Troade et la Lydie par le nom de la Phrygie, c’est par le nom de la Pamphylie qu’en cette circonstance il désigne la Cilicie. Ajoutons que selon les mêmes auteurs, dont Sophocle, ce serait encore en Cilicie qu’aurait eu lieu la mort de Calchas", Strabon, Géographie, XIV, 5.16 ; on peut mentionner cette référence à une autre tragédie sur laquelle Strabon est aussi catégorique : "On peut encore citer ce fameux passage d’une des tragédies de Sophocle où l’on voit Orithyie enlevée par Borée “de l’autre côté du Pont, à l’extrémité de la terre” et transportée “aux sources de la nuit, au seuil des immenses plaines du ciel, antique jardin de Phoibos”, mais cette source n’a pas valeur d’autorité ici", Strabon, Géographie, VII, 3.1), Pline l’Ancien ne lui pardonne pas de croire aux fables sur l’origine de l’ambre qu’on lit dans sa tragédie Méléagre ("Mais celui qui dépasse les bornes, c’est le tragédien Sophocle, ce qui m’étonne quand je considère l’imposante gravité de ses tragédies et sa vie illustre, sa naissance dans les hautes classes d’Athènes, ses exploits et ses commandements militaires. Selon lui, le succin est produit au-delà de l’Inde par les larmes des oiseaux méléagrides pleurant Méléagre. Comment ne pas être surpris qu’il ait cru un tel conte, ou qu’il ait espéré le faire croire aux autres ? Existe-t-il un enfant assez ignorant pour s’imaginer que des oiseaux pleurent annuellement, que des larmes soient aussi abondantes, et que des volatiles aillent de la Grèce, où Méléagre est mort, le pleurer dans les Indes ? On me répondra que les poètes inclinent naturellement aux récits fabuleux. Mais avancer sérieusement une telle absurdité sur une chose aussi commune que l’ambre, qu’on apporte tous les jours, et pour laquelle il est si facile d’être convaincu de mensonge, c’est se moquer tout à fait du monde et conter effrontément des fables intolérables", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVII, 11.9-10). Ces naïvetés de Sophocle, qui donne à ses pièces une plus grande humanité et une plus grande fraicheur que celles d’Eschyle pleines de principes, strictes, froides, sont peut-être une raison supplémentaire qui explique l’amertume d’Eschyle : celui-ci n’a peut-être pas accepté que voir couronnée la candeur plutôt la maturité, la forme plutôt que le fond, la "sophia/sof…a" au sens d’"habileté, ruse" plutôt qu’au sens de "savoir, sagesse". Dans un passage de son Histoire naturelle, Pline l’Ancien dit que Sophocle a présenté sa tragédie Triptolème "environ cent quarante-cinq ans" avant la mort d’Alexandre le Grand en -323 ("Telles furent les opinions sous le règne d’Alexandre le Grand, la Grèce étant alors au comble de la gloire et le pays le plus puissant de l’univers. Cependant, environ cent quarante-cinq ans avant la mort de ce souverain, le poète Sophocle dans sa pièce Triptolème, loua le blé d’Italie avant tous les autres. Voici sa pensée, traduite mot pour mot : “L’Italie fortunée se couvre de froment blanc”", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XVIII, 12.2), ce qui par un rapide calcul nous permet de la remonter précisément en -468 : s’agit-il donc d’une des tragédies présentées par Sophocle lors de ce concours du printemps -468 ? Nous ne savons rien sur cette œuvre qui n’a pas survécu, dont seuls Athénée de Naucratis ("Sophocle dans son Triptolème fait mention d’un “garos ["g£roj", poisson de nature inconnue] salé”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes II.75 ; "Sophocle mentionne l’orinde ["Ñr…ndhj"] dans son Triptolème, un pain fait avec du riz ou avec une graine originaire d’Ethiopie ressemblant au sésame", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes III.75) et Denys d’Halicarnasse nous rapportent des fragments ("Ce que je dis est corroboré par le poète tragique Sophocle qui, dans son drame Triptolème, montre Déméter indiquant à Triptolème l’étendue des régions qu’il devra parcourir en semant les graines qu’elle lui a données. Après avoir d’abord évoqué la région orientale de l’Italie qui s’étend du promontoire d’Iapygie jusqu’au détroit de Sicile, puis la Sicile qui se trouve à l’opposé, elle parle de la région occidentale de l’Italie en énumérant les peuples les plus importants qui habitent cette côte à partir de la région des Oenotriens, dans les iambes suivants : “Ensuite, sur la droite, la large étendue d’Oenotria, le golfe Tyrrhénien et la terre ligure te feront bon accueil”", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 12.2) et dont Strabon dénonce encore les approximations géographiques ("Eratosthène a tort de mettre les œuvres d’Homère dans la même catégorie que celles des autres poètes sans vouloir lui reconnaître une supériorité d’aucune sorte, dont celle de l’exactitude géographique qui nous occupe présentement. Il suffirait de parcourir le Triptolème de Sophocle ou le prologue des Bacchantes d’Euripide et de mettre en regard le soin qu’apporte Homère aux descriptions du même genre pour sentir aussitôt la supériorité ou du moins la différence : partout où cela est nécessaire, Homère observe rigoureusement l’ordre géographique des lieux, non pas seulement pour la Grèce mais même pour les pays les plus éloignés", Strabon, Géographie, I, 2.20). Certains hellénistes rappellent le rapport qui semble exister entre le culte des Mystères à Eleusis, dont le héros Triptolème est à l’origine, et la fonction de "dadouchos" ("dadoàcoj/porte-torche") qui lui est associé, que Callias II occupe au moment de la bataille de Marathon en -490 (nous renvoyons à ici notre paragraphe précédent, dans lequel nous racontons le détail de cette bataille) : la tragédie Triptolème contenait-elle des flatteries à l’attention de Callias II, beau-frère de Cimon, ce qui expliquerait en partie pourquoi Cimon l’a appréciée ? Athénée de Naucratis et l’auteur anonyme de la Vie de Sophocle, de leur côté, assurent que dans sa jeunesse Sophocle jouait lui-même ses pièces, et évoquent ses prouesses sportives lors de la représentation de sa pièce Nausicaa - on ne sait pas s’il s’agit d’une tragédie ou d’un drame satyrique - et ses prouesses instrumentales lors de la représentation de sa tragédie Thamyris ("On dit qu’il joua une seule fois de la cithare, dans son Thamyris. C’est la raison pour laquelle il est représenté sur les peintures du Pœcile avec sa cithare", Vie de Sophocle 5 ; "Quand [Sophocle] donna sa tragédie Thamyris, il y joua de la cithare, et quand on représenta sa Nausicaa il y montra la plus grande adresse à jouer de la balle", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.37) dont il ne reste rien excepté quelques fragments transmis par le même Athénée de Naucratis ("Sur le monaule, Sophocle dit dans son Thamyris : “On n’entend plus les sons du pectis, ni de la lyre, ni du monaule, pour accompagner le navire rentrant paisiblement au port après une navigation orageuse”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.78) et par Plutarque ("L’étude de l’histoire donne un plaisir simple et doux, mais celui de la géométrie, de l’astronomie et de la musique, est piquant et varié, il excite l’esprit, et ceux qui s’y livrent en viennent à répéter ces vers de Sophocle : “Les Muses me transportent par leurs nomes lyriques, m’élèvent hors de moi jusqu’à Thamyris qu’elles inspirent”", Plutarque, Sur l’impossibilité de vivre heureux en suivant Epicure 11). Ces deux œuvres datent-elles de -468 ? Si oui, avouons que nous ne voyons pas très bien le lien qui les rattacherait entre elles dans le cadre d’une tétralogie : quel rapport pourrait exister entre l’histoire de Triptolème, celle de Nausicaa et celle de Thamyris ?


Mais la même année, en -468, Cimon commet la grosse boulette que nous avons mentionnée précédemment. En Messénie, les Spartiates ne parviennent pas à réduire le nid de résistance où se sont retranchés les hilotes révoltés et leurs alliés. Ils appellent donc à l’aide les Athéniens qui naguère, lors du siège de la forteresse des Perses en Béotie juste après la bataille de Platées en -479, ont témoigné d’un grand savoir-faire poliorcétique : les Spartiates espèrent que les Athéniens seront aussi efficaces contre les hilotes du mont Ithome qu’ils l’ont été contre les Perses de Platées. Cet espoir spartiate est bizarre puisqu’au moment précis où les Spartiates le formulent, l’interminable siège de Thassos par les troupes athéniennes prouve que la prétendue science poliorcétique athénienne est en fait très relative. Les Spartiates envoient un certain "Périkleidas" vers Athènes. Aristophane, dans sa comédie Lysistrata, évoque rapidement cette ambassade ("Maintenant, Spartiates, c’est à vous que je m’adresse : avez-vous oublié que jadis Périkleidas le Laconien vint ici supplier les Athéniens, s’asseoir sur les autels, blême dans un vêtement écarlate, pour demander une armée ? La Messénie alors vous pressait et le dieu [Poséidon] ébranlait votre sol", Aristophane ; Lysistrata 1137-1142) : un scholiaste anonyme, en regard de cette rapide évocation, précise que la mission de Périkleidas date de l’archontat de Théagénidès en -468/-467. Un débat s’engage dans l’Ekklesia athénienne, dont la durée nous est inconnue, entre d’un côté Ephialtès à la tête du parti démocratique - Périclès inclus - qui refuse catégoriquement de répondre favorablement à la demande spartiate, jugeant comme un non-sens qu’un régime démocratique puisse aider un régime oligarchique à écraser ses esclaves ("Les Spartiates envoyèrent Périkleidas à Athènes pour demander du secours : c’est lui que le poète Aristophane raille dans une comédie en le montrant “assis sur les autels, blême dans un vêtement écarlate, pour demander une armée” [allusion au passage de Lysistrata que nous venons de citer]. Ephialtès s’y opposa, en protestant qu’on ne devait pas les secourir et relever une cité rivale d’Athènes, qu’il fallait la laisser ensevelie sous ses ruines [allusion au séisme de -469, qui a détruit la quasi-totalité des maisons de Sparte], et fouler aux pieds l’orgueil de Sparte", Plutarque, Vie de Cimon 23), et de l’autre côté Cimon à la tête du parti noble qui prône le contraire. Au début de notre précédent alinéa, nous avons rappelé que Cimon n’a jamais caché son attirance pour le modèle spartiate (allant jusqu’à donner le nom de "Lacédémonios" à l’un de ses fils), et que par conséquent un conflit entre Sparte et Athènes signifierait pour lui la fin de sa prééminence dans la vie politique athénienne car il serait immédiatement soupçonné de connivence avec l’ennemi. De ce point de vue, on comprend pourquoi il veut absolument maintenir l’équilibre entre les deux cités, et qu’il redoute l’effondrement de Sparte face au soulèvement des hilotes (le discours qu’il adresse au Athéniens, dont la pointe est rapportée par le tragédien et chroniqueur Ion de Chio via Plutarque, va complètement dans ce sens : "Ion rapporte l’endroit du discours [de Cimon] qui fit plus d’impression sur les Athéniens : il les exhorta à ne pas laisser la Grèce boiteuse, et à ne pas ôter à Athènes un contrepoids nécessaire", Plutarque, Vie de Cimon 24). Mais d’un autre point de vue, ce soutien de Cimon paraît une aberration, car nous avons bien dit que les Spartiates, juste avant le tremblement de terre, s’apprêtaient à intervenir aux côtés des Thassiens assiégés précisément par Cimon : en d’autres termes, en demandant à ses compatriotes de répondre favorablement à la demande de Périkleidas, Cimon apporte son aide à des gens qui, quelques mois plus tôt, étaient prêts à lever les armes contre lui. Ceci montre à quel point la situation de Cimon est devenue inconfortable depuis que, la paix étant signée avec les Perses, Athéniens et Spartiates n’ont plus un but commun pour les distraire de leur ancienne rivalité politique. Cimon réussit à obtenir la majorité des suffrages, un contingent est donc formé dont Cimon prend le commandement, et part vers la Messénie. Mais Cimon ne va pas profiter longtemps de ce soutien électoral car, arrivés en Messénie, les Athéniens contre les hilotes témoignent de la même incompétence qui dure depuis plusieurs mois contre les Thassiens : les hilotes résistent à tous leurs stratagèmes, à tous leurs assauts. Pire : face à ces échecs répétés des Athéniens, les Spartiates commencent à douter que ceux-ci veulent réellement les aider, et à se demander s’ils ne sont pas venus en Messénie au contraire pour aider les hilotes à résister à leurs maîtres spartiates. Athéniens et Spartiates commencent à se regarder de travers, et finalement les seconds font comprendre aux premiers qu’ils ne sont plus les bienvenus, ce qui vexe profondément les Athéniens, et entame la glorieuse réputation militaire de Cimon autant que sa crédibilité politique ("La guerre contre les insurgés de l’Ithome se prolongeant, les Spartiates firent appel aux cités alliées et notamment aux Athéniens. Cimon arriva donc d’Athènes à la tête d’une troupe importante. La raison essentielle de cet appel était que les Athéniens jouissaient d’une réputation de spécialistes dans la guerre de siège, or, comme les opérations trainaient en longueur sans que les positions ennemies fussent entamées, les Spartiates se rendirent compte de leur infériorité dans ce domaine. Mais à l’occasion de cette expédition, les relations se tendirent ouvertement pour la première fois entre Sparte et Athènes, car tous les assauts échouèrent. Les Spartiates, qu’inquiétaient l’impétuosité et l’esprit révolutionnaire des Athéniens, qu’ils considéraient en outre comme des gens d’une autre race, craignirent que ceux-ci en restant devant l’Ithome finissent par prêter l’oreille aux suggestions des insurgés et par s’engager dans une action subversive. Ils les congédièrent donc, en retenant tous les autres alliés et sans manifester leurs soupçons, déclarant simplement aux Athéniens qu’ils n’avaient plus besoin d’eux. Mais ceux-ci sentirent bien qu’on invoquait là pour les renvoyer une excuse colorée et qu’on se méfiait d’eux, et en furent vivement irrités", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.102 ; "A la suite de ce malheur [le tremblement de terre], les hilotes, qui comptaient parmi eux beaucoup de Messéniens, se retirèrent sur le mont Ithome. Pour les réduire, les Spartiates demandèrent du secours à leurs alliés et aux Athéniens. Ceux-ci leur envoyèrent des troupes, commandées par Cimon le fils de Miltiade, qui était proxène de Sparte. Mais lorsque ces troupes furent arrivées, les Spartiates, craignant une quelconque entreprise de leur part en faveur des révoltés de l’Ithome, les renvoyèrent bientôt sur ce seul soupçon", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 24.6 ; "Les Spartiates implorèrent alors le secours des Athéniens, dont ils obtinrent un contingent. Ce secours, joint aux troupes fournies par les autres alliés, permit aux Spartiates supérieurs en nombre de résister contre leurs ennemis. Mais ayant ensuite soupçonné les Athéniens d’incliner vers le parti des Messéniens, ils renvoyèrent le contingent athénien en disant qu’ils étaient désormais assez forts avec leurs alliés pour résister au danger. Les Athéniens, s’estimant insultés, se retirèrent. Cet incident alluma encore davantage leur haine contre les Spartiates. Ce fut là le germe des guerres funestes qui plongèrent toute la Grèce dans de grands malheurs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.64 ; "Les Spartiates appelèrent les Athéniens à leur secours contre les Messéniens et les hilotes, qui s’étaient rendus maîtres du mont Ithome. Mais quand les Athéniens furent arrivés, les Spartiates craignirent leur audace et leur ardeur, et sous prétexte qu’ils tramaient quelque chose ils les renvoyèrent seuls entre tous les alliés. Cet affront outra de colère les Athéniens, qui, repartis sur-le-champ, se déclarèrent dès ce moment les ennemis de ceux qui favorisaient les Spartiates", Plutarque, Vie de Cimon 24). Notons que les Spartiates à ce moment reçoivent le soutien des Eginètes ("[Les Spartiates remercièrent les Eginètes] des services qu’ils leur avaient rendus lors du tremblement de terre et du soulèvement des hilotes", Thucydide, Guerre du Péloponnèse II.27), ennemis traditionnels des Athéniens, ce qui aura bientôt des graves conséquences sur le fragile statu quo entre Athènes et Egine existant depuis -480. Sur le chemin du retour, Cimon s’embrouille avec les Corinthiens, ce qui refroidit brusquement les relations entre les deux cités Athènes et Corinthe ("Après avoir secouru les Spartiates, Cimon s’en retourna par Corinthe avec son armée. Lachartos, qui commandait dans cette cité, lui reprocha d’avoir fait entrer ses troupes sans en prévenir les Corinthiens : “Quand on frappe à une porte, dit-il, on n’entre pas avant que le maître l’ait ordonné”. Cimon lui répondit : “Mais vous-même, au lieu de frapper aux portes de Kleonai et de Mégare, vous les avez brisées, et vous êtes entré dans ces cités les armes à la main en disant que les plus forts ont le droit d’entrer partout”. Ce ton de fermeté impressionna le stratège corinthien, et Cimon poursuivit sa marche", Plutarque, Vie de Cimon 24). Combien de temps a duré cette expédition athénienne vers la Messénie ? A-t-elle pris la forme d’une unique offensive, ou de plusieurs offensives successives (dans la comédie Lysistrata déjà citée, le personnage qui évoque cette intervention athénienne dit que Cimon a remporté une victoire ["Cimon partit avec quatre mille hoplites et sauva totalement Sparte", Aristophane, Lysistrata 1143-1144] : ce propos est-il historiquement fondé, ou l’auteur Aristophane trafique-t-il l’Histoire pour les besoins de sa pièce ?) ? Ces questions sans réponses sont finalement peu importantes face à la conclusion qui s’impose : cette intervention athénienne aux côtés de Sparte est un échec, et Cimon qui l’a réclamée en sort affaibli, de même que le parti noble qu’il représente. Pour la première fois en effet, la démarche d’Ephialtès et de son disciple Périclès paraît avoir été motivée non pas par une volonté démagogique au sens moderne (celui de "flatterie/manipulation du peuple", comme l’a été notamment l’accusation de corruption par le roi de Macédoine à l’encontre du même Cimon quelque temps plus tôt), mais par un raisonnement parfaitement justifié, par un réel intérêt supérieur de la démocratie, et par le simple bon sens, qui en la circonstance ont manqué à Cimon (car comment Cimon, en réclamant un contingent pour aider la noblesse spartiate contre des hilotes démunis de tout à l’exception de leur liberté momentanément reconquise, pouvait-il prétendre renforcer le régime démocratique et offrir un nouveau butin et une nouvelle gloire à ses compatriotes ?). Nous venons de dire que Cimon a besoin de maintenir l’équilibre entre Athènes et Sparte parce, étant spartophile, il ne veut pas risquer d’être accusé de traîtrise par ses compatriotes. Cette raison existe bien, mais elle n’est certainement pas la seule et la plus profonde. Critias, futur membre très actif et très sanguinaire de la dictature des Trente, farouchement hostile au régime démocratique, affirme froidement que Cimon a voulu soutenir le régime spartiate au détriment du régime démocratique d’Athènes ("Critias dit que Cimon, préférant l’intérêt des Spartiates à l’agrandissement de sa patrie, amena le peuple à son sentiment, et marcha au secours de Sparte avec un corps nombreux de troupes", Plutarque, Vie de Cimon 24) : en disant cela, Critias fait de Cimon un quasi héraut de cette dictature des Trente, nous rejetons donc cette affirmation qui a toutes les apparences d’une basse propagande. Pour notre part, nous pensons que l’attitude de Cimon découle d’une cause plus humainement dramatique que ne le dit le détestable Critias. Dans notre premier alinéa, nous avons rappelé combien les jeunes années de Cimon ont été solitaires et précaires : Cimon n’a pas reçu une haute éducation, il n’a pas suivi des longues études, il s’est construit dans les combats qu’il a dû mener contre les ennemis de son père Miltiade, contre les bien-nés qui ont toujours raillé sa bâtardise, et plus généralement contre tous ceux qui voyaient en lui un raté et un crétin. Dans notre deuxième alinéa, nous avons rappelé que Cimon, tel plus tard Napoléon Ier, n’a jamais eu d’autre légitimité que ses victoires militaires, nous avons dit également que, du fait de sa naissance bâtarde, Cimon défend une nouvelle définition de la noblesse fondée non plus sur la pureté du sang familial mais sur le comportement individuel dans les épreuves (qui trouvera sa meilleure expression seulement au siècle suivant dans l’épopée d’Alexandre le Grand contre la Perse), autrement dit que la paix pour lui signifie la mort : la signature de la paix de Callias II en -470 a apporté à Cimon une gloire à court terme, mais à long terme c’est pour lui une calamité, car dans l’Ekklesia les débats s’organisent désormais non plus autour de hauts sujets essentiels touchant à la survie d’Athènes et de la Grèce, mais autour d’intérêts particuliers bassement financiers. En soutenant Sparte dont il pense que les principes sont plus hauts que ceux des démocrates athéniens, Cimon espère détourner ses compatriotes de ces basses tentations que lui-même a pu constater lors de son intervention policière contre les Dolopes de l’île de Skyros en -476/-475 (intervention qui n’a pas eu d’autre but que permettre aux clérouques athéniens de s’approprier les ressources de l’île et d’exploiter la main-d’œuvre locale bon marché pour en tirer des avantages platement pécuniaires, comme nous l’avons vu dans notre premier alinéa). Dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, nous verrons qu’en -451, dès son retour dans les affaires politiques athéniennes après dix ans d’ostracisme, disposant à nouveau d’une grande marge de manœuvre face aux difficultés rencontrées à ce moment par le parti démocrate conduit par Périclès, Cimon s’empressera de mettre fin à la première guerre du Péloponnèse en signant la paix avec Sparte, et de relancer la guerre contre les Perses : cette politique de Cimon en -451 sera la même que celle qu’il défend vers -468 en intervenant personnellement aux côtés des Spartiates. Notons que l’archontat de Théagénidès en -468/-467, qui selon le scholiaste anonyme de la comédie Lysistrata d’Aristophane cité plus haut est celui de l’intervention de Cimon aux côtés des Spartiates, est aussi celui de la présentation par Eschyle de sa tétralogie Laïos-Œdipe-Les Sept contre Thèbes-Le Sphinx, selon la notice conservée de cette tétralogie, qui aurait donc été créée à l’occasion des grandes Dionysies du printemps -467. Si cette indication temporelle est bonne, cela signifie primo qu’Eschyle a digéré l’émancipation de son giton Sophocle par Cimon l’année précédente (l’amertume d’Eschyle soulignée par Plutarque dans le paragraphe 11 de sa Vie de Cimon précédemment cité n’aura donc pas duré longtemps, et si Eschyle s’est exilé un temps en Sicile comme semble le dire Plutarque dans le même passage, il en est vite revenu), et secundo que sa position politique n’a pas changé face à Cimon. Car évidemment c’est la situation politique de -468/-467 qu’Eschyle décrit à travers la famille labdacide, à l’instar de l’"ode au tragos" de Clisthène de Sicyone qui vers -600 décrivait la situation politique de son temps entre les cités d’Argos et Sicyone via les personnages d’Adraste et Mélanippe : nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif, dans lequel nous avons rapidement évoqué cette tétralogie, en expliquant que certains passages de la tragédie conservée Les Sept contre Thèbes nous permettent de deviner le contenu général des deux tragédies perdues Laïos et Œdipe. Première remarque : dans Les Sept contre Thèbes, la cité qui sert de décor n’est jamais désignée par le nom "Thèbes" mais par la périphrase "cité de Cadmos" (la présence du nom "Thèbes" dans le titre de l’œuvre ne doit pas nous tromper : ce titre n’est pas d’Eschyle, c’est un titre donné conventionnellement par le public, et fixé par les encyclopédistes grecs de l’époque hellénistique pour la commodité de leurs classements), ce qui suggère qu’Eschyle vise l’universel et non pas l’anecdote, sa tragédie pourrait se dérouler à Argos ou en Macédoine, sur l’île de Crète à l’époque minoenne ou sur l’île de Samos à l’époque d’Archiloque, ou même en Perse, ou en Chine, ou sur Alpha du Centaure, avec d’autres personnages d’une autre famille, son contenu profond resterait le même. Deuxième remarque : Polynice dans cette pièce est décrit comme un homme "plein d’Arès", fils de Zeus et d’Héra, dieu de la guerre, et par extension dieu de la ruine, de la misère, de la peste et de tous les autres fléaux associés (le nom divin "Arès" apparaît à de très nombreuses reprises, vers 45, 53, 62, 105, 115, 244, 414,.469, 497 et 945, au point qu’il finira quasiment par incarner la pièce, et qu’à la fin du Vème siècle av. J.-C. Aristophane, dans sa comédie Les grenouilles ressuscitant Eschyle sur la scène, fera allusion à celle-ci en nommant celui-là : "“J’ai fait un drame plein d’Arès [c’est Eschyle qui parle au dieu Dionysos].” “Lequel ?” “Les Sept contre Thèbes. Tout homme qui l’avait vu brûlait d’aller combattre”", Aristophane, Les grenouilles 1021) : nous sommes naturellement tentés de voir dans Polynice, héritier aussi légitime que son frère Etéocle au trône de Thèbes, qui n’hésite pas à pactiser avec les pires ennemis de sa cité (les Argiens) pour recouvrer par la force l’hégémonie sur la vie politique thébaine que lui a ravie Etéocle, une image de Cimon. Doit-on en conclure qu’Etéocle serait une image d’Ephialtès, ou de son disciple Périclès ? Si la réponse à cette question est oui, cela implique qu’Eschyle en -467 ne porte plus sur Périclès le même regard qu’il portait en -472, année où les deux hommes ont remporté ensemble le concours tragique grâce aux Perses - l’un comme auteur, l’autre comme chorège -, car Les Perses était une charge contre les va-t-en-guerre qui encourageaient de près ou de loin la reprise de la guerre directe contre la Perse, donc contre Cimon, alors que Les Sept contre Thèbes semble mettre Cimon/Polynice et Périclès/Etéocle dans le même panier, en les montrant comme deux frères dont la rivalité provoque la ruine de leur cité : entre Périclès/Etéocle qui ouvre la pièce en demandant au peuple de Thèbes de le soutenir (en "faisant entrer le peuple dans son hétairie", pour reprendre la formule qu’Hérodote emploie au livre V paragraphe 66 de son Histoire à propos de Clisthène le jeune, comme l’a fait Périclès lui-même après la mort d’Aristide vers -471, nous avons vu cela dans notre précédent alinéa) et Cimon/Polynice qui combat aux côtés de nobles d’autres cités grecques (rassemblés à Sparte, alias Argos dans la pièce), Eschyle semble refuser de prendre parti et se réfugier vers une cause plus haute et plus solitaire du genre : "Cessez votre guerre fratricide, qui n’apportera rien à votre cité et qui en renforce ses ennemis, et qui est l’expression non pas d’une volonté politique élevée mais de haines familiales que vous devez dépasser". En effet, troisième remarque, Les Sept contre Thèbes est la conclusion des deux tragédies Laïos et Œdipe hélas perdues, or dans les vers 742 à 757 le chœur du peuple thébain insiste bien sur le fait que l’origine de cette guerre fratricide qu’on voit dans Les Sept contre Thèbes est la conséquence directe du parricide d’Œdipe qu’on voyait dans Œdipe, qui elle-même était la conséquence directe de l’orgueil/hybris de Laïos à vouloir s’égaler aux dieux qu’on voyait dans Laïos ("Je pense à la faute ancienne, vite châtiée et qui pourtant dure encore à la troisième génération, la faute de Laïos, rebelle à Apollon qui par trois fois à Pytho, son sanctuaire prophétique, centre du monde, lui avait déclaré qu’il devait mourir sans enfant s’il voulait le salut de Thèbes. Mais Laïos succomba à un doux égarement et il engendra sa propre mort : Œdipe, le parricide qui par méprise a ensemencé le sillon sacré où il s’était formé et y a planté une souche sanglante. Quelle folie unit donc les époux !", Eschyle, Les Sept contre Thèbes 742-757 ; précisons que la "folie/par£noia" évoquée à la fin de ce passage se rapporte aux époux Laïos et Jocaste concevant Œdipe contre les mises en garde d’Apollon, et non pas, comme le XXème siècle mâtiné de freudisme nous incite à le croire, à l’union d’Œdipe avec sa mère Jocaste, qui n’est considérée ici que comme une simple "méprise/¥gnoia" : pour Eschyle, l’orgueil/hybris qui a poussé Laïos à rejeter les mises en garde divines et à se prendre pour un dieu est un crime plus grand que l’inceste, Œdipe puis Etéocle et Polynice ne sont que des victimes de cet orgueil/hybris initial de Laïos). Faut-il en déduire qu’Œdipe contenait des allusions à Thémistocle, homme parti de rien comme Œdipe qui, après avoir triomphé de toutes les épreuves comme Œdipe a triomphé du Sphinx, a créé un temps l’unanimité autour de lui et accédé au sommet de l’Etat, avant de s’en retirer en laissant la nouvelle génération s’entre-déchirer ? Et faut-il en conclure que Laïos contenait des allusions à Miltiade, tyran excessif comme Laïos et tout-puissant sur sa cité à qui il a apporté la gloire, et finalement tué par un homme sorti de nulle part nommé "Thémistocle/Œdipe" qui le regardait à la fois comme un fléau à abattre (Thémistocle conduit Miltiade en prison en -489 comme Œdipe tue Laïos sur une route de Béotie) et comme un modèle à suivre (Thémistocle, nous l’avons vu dans notre précédent paragraphe, est fasciné par la glorieuse biographie de Miltiade au point d’en perdre le sommeil, et cherchera toujours à l’imiter comme Œdipe imitera son père Laïos en devenant tyran à sa place) ? Cette hypothèse faisant d’Etéocle/Périclès un défenseur de la politique populaire d’Œdipe/Thémistocle contre Polynice/Cimon défenseur de la politique noble de Laïos/Miltiade, est d’autant plus séduisante qu’avant la fixation de l’histoire des Labdacides par les tragédiens du Vème siècle av. J.-C., Etéocle avec son oncle Créon et avec Œdipe semblent avoir réellement défendu une politique qu’on situerait aujourd’hui à gauche, contre Polynice qui avec sa sœur Antigone et avec Laïos semblent avoir défendu une politique qu’on situerait aujourd’hui à droite (nous reviendrons longuement sur ce sujet dans notre paragraphe consacré à la tragédie Antigone). Notons enfin que dans Les Sept contre Thèbes, la cité d’Argos joue un rôle ambigu. Les Argiens sont à la fois des méchants, puisqu’ils offrent leur logistique à ceux qui veulent attaquer Thèbes, et des gentils, puisque par la bouche de leur roi Amphiaraos, embarqué dans l’aventure contre son gré, les Argiens condamnent la guerre à laquelle se livrent les deux frères, devinant qu’elle leur apportera la mort et une gloire très relative ("Est-ce un bel ouvrage aimé des dieux [c’est Amphiaraos qui parle à Polynice], glorieux à entendre et à répéter à la postérité, que détruire le pays de ses pères et les dieux de sa race en lançant contre eux une armée étrangère ? Quelle raison peut justifier de tarir la source maternelle ? Comment la terre de tes pères conquise par ta lance pourra-t-elle servir ta cause ? Pour ma part, j’engraisserai bientôt ce sol, devin enfoui en terre ennemie. Allons, combattons : la mort que j’attends ne sera pas sans gloire" Eschyle, Les Sept contre Thèbes 580-589 ; ces propos cyniques et désabusés qu’Eschyle place dans la bouche d’Amphiaraos sont une façon de dire au public athénien de -467 que les Spartiates/Argiens eux-mêmes, pourtant naturellement hostiles à Athènes/Thèbes, trouvent que la position de Cimon/Polynice est indigne et absurde, car la Messénie tenue alors par les hilotes est comme une seconde Athènes défendant le régime démocratique, en écrasant les hilotes et en ruinant la Messénie Cimon/Polynice ne fait que ruiner sa propre patrie démocratique athénienne/thébaine). Sans doute faut-il voir dans ce jugement ambigu des Argiens de l’espace scène, le reflet du jugement ambigu que les Athéniens de l’espace salle portent sur les Argiens réels en -467, considérés en même temps comme des ennemis depuis qu’ils ont choisi de rester neutres lors de l’invasion perse de -480 et qu’ils ont même signé une alliance avec Xerxès Ier, et comme des amis depuis qu’en -470 les ambassadeurs argiens et les ambassadeurs athéniens conduits par Callias II se sont retrouvés assis autour de la même table dans le palais susien d’Artaxerxès Ier, contre Sparte.


Sur les événements qui suivent, entre -468 et -462, nous ne sommes absolument pas sûrs de la chronologie : plutôt que d’avancer des dates forcément arbitraires, contentons-nous d’énumérer les six principaux, et d’en donner leur ligne générale.


Primo, le rapprochement entre Athènes et Argos. Nous venons juste de voir, à travers notre étude des Sept contre Thèbes, que vers -467 la relation entre les deux cités a beaucoup évolué depuis la bataille de Salamine en -480. De facto ennemies lors de l’invasion de la Grèce par Xerxès Ier, puisque l’une était à la tête de la résistance contre les Perses tandis que l’autre par sa stricte neutralité a favorisé le jeu des Perses, Athènes et Argos ont progressivement révisé leur jugement l’une sur l’autre, au point que vers -467 elles se regardent avec autant de méfiance que d’attirance. L’attitude des Spartiates à l’encontre des Athéniens en Messénie achève la réconciliation définitive entre Athéniens et Argiens : ne supportant pas d’avoir été éconduits par les Spartiates, les Athéniens se vengent en signant une alliance avec les Argiens ("Se jugeant traités de façon indigne, [les Athéniens] dénoncèrent, dès le retour de leur corps expéditionnaire, l’alliance conclue avec Sparte contre les Perses et s’allièrent aux Argiens, qui étaient les ennemis des Spartiates", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.102 ; "Les Athéniens piqués de cette méfiance s’allièrent aux Argiens", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 24.7). Cette alliance avec Argos est très importante à plusieurs points de vue. D’abord, elle signifie que le régime démocratique athénien n’est plus cet organisme fragile qui en -511 a dû appeler Sparte à l’aide pour renverser le tyran Hippias, et qui peu de temps avant la bataille de Marathon ont dû encore recourir à l’arbitrage de Sparte pour régler son différend contre Egine : désormais la démocratie athénienne a les capacités politiques et militaires de se gouverner elle-même, elle est devenu à son tour l’arbitre des différends entre les îles égéennes, et elle ne supporte plus l’attitude condescendante de Sparte à son égard ("Dans les premiers temps de leur puissance, [les Athéniens] qui se mêlaient beaucoup des affaires des alliés profitèrent de la considération et du pouvoir dont jouissait Cimon qui, fort aimé des Spartiates et traitant les alliés avec beaucoup de douceur, décidait presque seul des affaires de la Grèce. Mais quand ils furent devenus plus puissants, cet attachement extrême de Cimon pour les Spartiates leur déplut", Plutarque, Vie de Cimon 22). Ensuite, cette alliance est une étape vers la guerre ouverte contre Sparte car, Spartiates et Argiens étant traditionnellement hostiles, le lien nouveau entre Argiens et Athéniens signifie pour Sparte qu’Athènes cesse d’être une alliée en vertu du célèbre adage : "Les amis de mes ennemis sont mes ennemis". Enfin, elle manifeste la réussite de la stratégie diplomatique d’Artaxerxès Ier qui, lors de la signature de la paix avec les Athéniens emmenés par Callias II, a astucieusement laissé ces Athéniens et les Argiens alors présents à Suse s’observer, se parler, s’estimer, et comprendre finalement leur intérêt commun contre Sparte. Pour l’anecdote, selon Diodore de Sicile, c’est à cette époque de rapprochement avec Athènes que les Argiens anéantissent la cité voisine de Mycènes, ex-grande puissance de l’ère à laquelle les archéologues des XIXème et XXème siècles ont donné son nom : profitant que les Spartiates sont toujours occupés contre les hilotes révoltés, et certains de ne pas être attaqués dans le dos par les Athéniens qui sont maintenant des alliés, les Argiens réduisent les Mycéniens en esclavage et détruisent systématiquement leurs maisons, Mycènes disparaît complètement des livres d’Histoire et restera une énigme jusqu’à l’exhumation de ses fondations sous la pioche d’Heinrich Schliemann au XIXème siècle ("Théagénidès étant archonte d’Athènes [entre juillet -468 et juin -467 : c’est sous cet archontat que Cimon aurait conduit un contingent athénien vers la Messénie, et qu’Eschyle aurait présenté sa tétralogie sur les Labdacides incluant Les Sept contre Thèbes], Lucius Emilius Mamercus et Lucius Julius étant consuls à Rome, on célébra la soixante-dix-huitième olympiade où Parménide de Poseidonia remporta le prix de la course du stade. En ce temps-là/™pi de toÚtwn, les Argiens et les Mycéniens combattirent pour les motifs suivants. Les Mycéniens, fiers de leur antique réputation, refusaient de se soumettre aux Argiens comme les autres cités d’Argolide et se gouvernaient par leurs propres lois, ils leur disputaient même le service du temple d’Héra et l’organisation des Jeux néméens. En outre, alors que les Argiens avaient refusé de combattre avec les Spartiates aux Thermopyles [lors de l’invasion de la Grèce par Xerxès Ier en -480] sous prétexte qu’on leur avait refusé une part du commandement, les Mycéniens seuls parmi tous les habitants d’Argolide s’étaient joints aux troupes spartiates. En résumé les Argiens craignaient que les Mycéniens devinssent trop puissants et que, fiers de l’antique origine de leur cité, ils leur disputassent la suprématie. Animés par cet esprit hostile, les Argiens songeaient depuis longtemps à s’emparer de Mycènes. Ils jugèrent enfin le moment favorable pour exécuter leur projet quand les Spartiates affaiblis n’étaient pas en état de secourir les Mycéniens. Ils rassemblèrent des troupes considérables d’Argos et des cités alliées, et marchèrent contre Mycènes. Après avoir vaincu les Mycéniens en bataille rangée et les avoir refoulés dans leurs murs, ils commencèrent le siège de la cité. Les Mycéniens se défendirent vigoureusement pendant un temps, mais accablés par des forces supérieures et dans l’impossibilité d’obtenir le secours des Spartiates alors affligés par le tremblement de terre et tourmentés par leurs voisins [de Messénie], ils succombèrent finalement. Les Argiens les réduisirent en esclavage, en consacrèrent le dixième au service du dieu, et démolirent Mycènes. Telle fut la fin de cette cité, jadis une des plus opulentes de la Grèce, qui avait produit des grands hommes et fut si célèbre. Elle est restée inhabitée jusqu’à nos jours", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.65 ; nous avons vu que, selon Hérodote, Histoire VII.202, un petit contingent de quatre-vingt Mycéniens a participé à la bataille des Thermopyles aux côtés des Spartiates en -480 : selon Pausanias, les Argiens détruisent Mycènes douze ou treize ans plus tard par jalousie de la gloire acquise par les Mycéniens dans cette bataille ["Les Argiens détruisirent Mycènes par jalousie : tandis qu’eux-mêmes regardaient tranquillement l’arrivée des Perses en Grèce [en -480], les Mycéniens avaient envoyé aux Thermopyles quatre-vingts hommes qui partagèrent avec les Spartiates la gloire de cette bataille, l’honneur que ceux-ci en tirèrent aigrit les Argiens, et fut la cause de leur ruine", Pausanias, Description de la Grèce, II, 16.5]).


Deusio, le déclenchement de la guerre entre Athènes et Corinthe. Nous avons émis l’hypothèse que le passage en force du corps expéditionnaire athénien conduit par Cimon sur le territoire de Corinthe, de retour de son engagement aux côtés des Spartiates en Messénie, n’a pas amélioré la relation entre Athènes et Corinthe. La rupture est consommée quand Athènes, à une date que nous ignorons, prend ouvertement parti pour Mégare, voisine rivale de Corinthe depuis l’ère des Ages obscurs. Les Athéniens viennent à Mégare, aident les Mégariens à bâtir un mur fortifié entre leur cité et leur port oriental de Nisaia, où ils laissent un contingent permanent (un équivalent mégarien des Longs Murs qui en Attique relient Athènes à ses ports du Pirée et de Phalère : "Les Mégariens se détachèrent de Sparte et s’allièrent avec Athènes, parce que Corinthe les attaquait pour une question de frontière. Les Athéniens vinrent occuper Mégare et Pegai [port occidental de Mégare, à l’extrémité est de l’actuel golfe de Corinthe], ils édifièrent pour les Mégariens le mur reliant leur cité à Nisaia, où des troupes athéniennes furent laissées en garnison. C’est de là que la haine de Corinthe contre Athènes commença à se manifester avec virulence", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.103). Il est évident que cette prise de position athénienne en faveur de Mégare n’a pas d’autre but que l’hégémonie sur tout le golfe Saronique. Corinthe, avec sa flotte commerciale et militaire certes moins puissante et dynamique qu’à l’ère archaïque mais néanmoins toujours imposante, apparaît comme un obstacle naturel à ce projet. Le conflit devient direct quand les Athéniens, à une date que nous ignorons aussi, débarquent à Haliai près d’Epidaure, sur la côte péloponnésienne. Les Corinthiens et les Epidauriens réussissent à les refouler à la mer ("Les Athéniens effectuèrent un débarquement à Haliai. Une bataille les opposa aux troupes de Corinthe et d’Epidaure, et la victoire resta aux Corinthiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.105).


Tertio, la reprise de la guerre entre Athènes et Egine. La volonté hégémonique athénienne sur le golfe Saronique renouvelle naturellement l’ancien conflit contre Egine, autre puissance navale de ce golfe avec laquelle Athènes a été contrainte de signer la paix sous la pression des cités alliées au moment de l’invasion de la Grèce par Xerxès Ier en -480 et qui, nous l’avons raconté dans notre précédent paragraphe, s’est enrichie du butin pris sur les Perses au terme de la bataille de Platées en -479. L’animosité des Athéniens à l’encontre des Eginètes s’est récemment accrue par le fait qu’en Messénie, nous venons de le voir, les Spartiates ont préféré garder les Eginètes auprès d’eux au détriment des Athéniens. Ces derniers remportent une victoire navale au large de Kékryphaléia (site non localisé) contre une coalition péloponnésienne, puis commencent le siège de la cité d’Egine. Thucydide précise que ce débarquement athénien sur l’île d’Egine a lieu après celui que nous venons de mentionner à Haliai, puisque les renforts péloponnésiens qui viennent aider les Eginètes assiégés sont constitués des mêmes combattants qui ont fait échouer ce débarquement athénien à Haliai ("Les Athéniens effectuèrent un débarquement à Haliai. Une bataille les opposa aux troupes de Corinthe et d’Epidaure, et la victoire resta aux Corinthiens Plus tard, au large de Kékryphaléia, les Athéniens défirent une flotte péloponnésienne. La guerre éclata entre Egine et Athènes. Une grande bataille navale eut lieu entre les adversaires, assistés de leurs alliés. Victorieux, les Athéniens prirent soixante-dix navires à l’ennemi et, sous le commandement de Léocratès fils de Stroïbos, débarquèrent sur l’île d’Egine et assiégèrent la cité. Voulant secourir les Eginètes, les Péloponnésiens envoyèrent trois cents hoplites qui avaient précédemment combattu aux côtés des Epidauriens et des Corinthiens", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.105). Tandis que les Athéniens assiègent Egine, les Corinthiens lancent une offensive contre Mégare, estimant que les Athéniens ne pourront pas aider les Mégariens puisque leurs meilleures troupes sont retenues à ce siège d’Egine et, précision très importante de Thucydide, en Egypte aux côtés d’Inaros dont la rébellion à l’occupant perse dure toujours ("De leur côté, les Corinthiens avec leurs alliés passèrent les monts de Geraneia [chaîne de colline servant de frontière entre la Corinthie et la Mégaride] et descendirent en Mégaride, pensant qu’Athènes, dont les forces étaient retenues devant Egine et en Egypte, serait hors d’état de secourir les Mégariens ou que, si elle décidait malgré tout de le faire, elle devrait évacuer l’île d’Egine", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.105). Dans notre précédent alinéa, nous avons rappelé que cette participation athénienne au soulèvement d’Inaros en Egypte débute en -471, juste après les combats engagés par Cimon au large de Chypre, nous avons aussi supposé qu’elle s’est prolongée jusqu’en -465 en nous appuyant sur le paragraphe 110 livre I de la Guerre du Péloponnèse de Thucydide qui assure que celle-ci a duré six ans : faut-il en conclure que le débarquement athénien raté à Haliai et celui réussi à Egine doivent être situés entre -468/-467 (année de l’archontat de Théagénidès durant lequel Cimon s’embrouille avec les Corinthiens en traversant leur territoire avec ses troupes sans demander leur permission) et -465 ? Cette articulation des événements entre eux, fondée par recoupement entre nos précédentes études et le texte de Thucydide, même si elle n’est pas prouvée par d’autres textes ni par l’archéologie, nous semble pertinente, car elle permet de donner à ces événements des tenants et des aboutissants qui s’éclairent mutuellement. Elle nous semble en tous cas nettement préférable à la chronologie sans queue ni tête de Diodore de Sicile, dont nous avons eu à maintes reprises l’occasion de souligner l’absence totale de rigueur méthodologique, qui inverse et décompose étrangement le récit de ces troubles du golfe Saronique sous l’archontat d’Archédémidès en -464/-463 et sous l’archontat de Philoclès en -459/-458, cinq ans plus tard ("Sous l’archontat d’Archédémidès et le consulat d’Aulus Virginius et de Titus Minucius, on célébra la soixante-dix-neuvième olympiade, où Xénophon de Corinthe fut vainqueur à la course du stade. Vers cette époque/™pi de toÚtwn, les Athéniens […] désireux de soumettre les Eginètes rebelles entreprirent le siège d’Egine. Cette cité souvent distinguée dans les guerres maritimes était fière, riche, puissante par ses forces navales, et toujours hostile aux Athéniens. C’est pourquoi ceux-ci marchèrent contre les Eginètes, ravagèrent leur territoire, assiégèrent Egine, voulant la réduire par la force", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.70 ; "Philoclès étant archonte d’Athènes, Aulus Postumius Régulus et Sporius Furius Médiolanus furent consuls à Rome. Vers cette époque/™pi de toÚtwn, les Corinthiens et les Epidauriens déclarèrent la guerre aux Athéniens. Ceux-ci marchèrent contre leurs agresseurs. Une bataille sanglante eut lieu, dont les Athéniens sortirent vainqueurs. Ils se portèrent ensuite avec une flotte nombreuse sur le pays des Haliaiens, entrèrent dans le Péloponnèse, et tuèrent beaucoup d’ennemis. Les Péloponnésiens ayant rassemblé leurs forces face aux assaillants, un combat fut livré près de Kékryphaléia, où les Athéniens furent de nouveaux victorieux. Profitant de leurs succès, ils résolurent de châtier les Eginètes dont ils connaissaient les sentiments hostiles et l’orgueil fondé sur d’anciens exploits. Les Athéniens dirigèrent sur eux une flotte considérable. Mais les habitants d’Egine, qui avaient une grande expérience militaire et beaucoup de réputation dans les combats de mer, ne s’effrayèrent pas de la supériorité des forces athéniennes, ils construisirent des trières pour grossir le nombre de celles qu’ils possédaient déjà. Mais ils furent vaincus dans un combat naval, et perdirent soixante-dix trières. Leur orgueil fut humilié par cette défaite, et ils rentrèrent dans l’obéissance des Athéniens, qui durent cette victoire à Léocratès après neuf mois de combat", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.78). L’expédition de Corinthe contre Mégare s’achève par un échec : les Athéniens puisent dans leurs réserves, rassemblent tous les hommes valides et les adolescents qui leur restent, qu’ils placent sous le commandement de Myronidès et envoient au-devant des assaillants. La biographie détaillée de ce personnage n’a pas traversé les siècles (il est évoqué dans l’ambassade conduite par Aristide vers Sparte juste avant la bataille de Platées en -479, que nous avons racontée dans notre paragraphe précédent, puis parmi ceux qui s’opposent à la captation par Sparte du butin laissé par les Perses après cette bataille, selon le paragraphe 34 de la Vie d’Aristide de Plutarque), il semble pourtant avoir été considéré par les Athéniens comme le plus grand stratège de son temps. Myronidès remporte deux victoires successives ("Mais les Athéniens, sans retirer leurs troupes d’Egine, mobilisèrent les hommes âgés et les plus jeunes, et les dirigèrent vers Mégare sous le commandement de Myronidès. A la suite d’une bataille indécise contre les Corinthiens, les deux adversaires se séparèrent, considérant les uns et les autres qu’ils avaient eu l’avantage. Les Athéniens, qui avaient affirmé une certaine supériorité, dressèrent un trophée après la retraite des Corinthiens. A leur retour chez eux, ces derniers furent qualifiés de lâches par leurs anciens. Une douzaine de jours plus tard ils revinrent donc sur les lieux de l’engagement pour dresser à leur tour un trophée en signe de victoire. Sortant de Mégare, les Athéniens se portèrent alors en avant, massacrèrent les hommes occupés à dresser le trophée et assaillirent le reste de la troupe, qu’ils défirent. Les vaincus battirent en retraite et un groupe des leurs, vivement pressés, s’égara dans une propriété privée entourée d’un large fossé ne leur laissant aucune issue. Voyant cela, les Athéniens bloquèrent l’entrée avec un barrage d’hoplites, disposèrent autour de l’enclos des troupes légères et lapidèrent tous ceux qui s’y trouvaient. Ce fut pour les Corinthiens un coup très dur. Le gros de leurs forces put cependant regagner Corinthe", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.105-106). Encore une fois, Diodore de Sicile semble en désaccord avec notre datation puisqu’il place le récit de cette offensive de Myronidès sous l’archontat de Bion en -458/-457, mais encore une fois nous nous empressons de le renvoyer dans les cordes en contestant sa méthode et en blâmant le manque de fiabilité de ses outils de liaison ("Bion fut nommé archonte d’Athènes quand Publius Servilius Structus et Lucius Aebutius Albas furent consuls à Rome. En ce temps-là/™pi de toÚtwn, la guerre éclata entre les Corinthiens et les Mégariens au sujet des limites de leurs territoires. Les cités se contentèrent d’abord de ravager réciproquement leurs campagnes et de faire quelques escarmouches. Mais la querelle s’allumant de plus en plus, les Mégariens, qui étaient les plus faibles et redoutaient les Corinthiens, appelèrent à leur secours les Athéniens. Les forces étant ainsi égales, les Corinthiens envahirent la Mégaride avec une armée de Péloponnésiens. Les Athéniens envoyèrent vers les Mégariens un corps de troupes commandé par Myronidès, homme admiré pour sa valeur. Un combat long et sanglant s’engagea, les deux partis donnèrent d’égales preuves de bravoure, jusqu’au moment où la victoire pencha enfin pour les Athéniens, qui tuèrent un grand nombre d’ennemis. Quelques jours plus tard, une bataille acharnée eut lieu dans la Kimolia ["Kimwl…a", nom de la "propriété privée entourée d’un large fossé" mentionnée par Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.106], et les Athéniens furent de nouveau victorieux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.79). Notons que selon Thucydide, qui place le récit de cette expédition de Myronidès aux paragraphes 105 et 106 livre I de sa Guerre du Péloponnèse, enchaîne son paragraphe 107 suivant en disant qu’"à cette époque-là/crÒnw toÚton" a commencé la construction des Longs Murs reliant Athènes aux ports du Pirée et de Phalère, dont les fondations ont été tracées par Cimon selon le paragraphe 19 de la Vie de Cimon de Plutarque ("A cette époque-là les Athéniens commencèrent la construction des Longs Murs devant joindre Athènes à la mer, l’un aboutissant à Phalère et l’autre au Pirée", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I. 107). Qui a décrété la construction de ces Longs Murs ? Est-ce Cimon ? Est-ce Ephialtès ou Périclès ? Ou est-ce Cimon et Ephialtès/Périclès ensemble, officiellement pour protéger Athènes d’un éventuel assaut des Corinthiens et des Eginètes, officieusement pour deux raisons politiciennes opposées (Cimon pour essayer de soumettre les marins majoritairement démocrates de la paralie à la noblesse de l’astu, comme nous l’avons dit dans notre précédent alinéa, et Ephialtès/Périclès au contraire pour essayer de soumettre la noblesse de l’astu aux marins majoritairement démocrates de la paralie) ?


Quarto, la fin du siège de Thassos. Les Thassiens ont bien tenté de résister en promettant la mort pour les pacifistes ("Les Athéniens assiégeaient Thassos. Les Thassiens publièrent cette loi : “Sera condamné à mort le premier qui parlera de traiter avec les Athéniens”. La guerre dura longtemps, et la famine apparut, faisant périr un grand nombre d’habitants. Voyant cela, le Thassien Hégétoridès se mit la corde au cou et se présenta devant l’Ekklesia : “Mes compatriotes, faites de moi ce que vous voudrez, mais sauvez le reste du peuple par ma mort en abolissant la loi trop sévère que vous avez publiée”. Les Thassiens, pénétrés par ce discours, abolirent la loi et conservèrent Hégétoridès", Polyen, Stratagèmes II.33), ils ont même été jusqu’à utiliser des cheveux de femmes pour remplacer les cordages usés de leurs machines de guerre ("Les Thassiens assiégés voulaient élever dans leur cité des machines pour résister aux ennemis, mais les cordages leur manquaient pour les lier. Les Thassiennes se rasèrent et donnèrent leurs cheveux, qui servirent de liens pour attacher et affermir les machines", Polyen, Stratagèmes VIII.67), en vain. Diodore de Sicile évoque la fin de ce siège quand il aborde l’archontat d’Archédémidès en -464/-463 ("Sous l’archontat d’Archédémidès et le consulat d’Aulus Virginius et de Titus Minucius, on célébra la soixante-dix-neuvième olympiade, où Xénophon de Corinthe fut vainqueur à la course du stade. Vers cette époque/™pi de toÚtwn, les Athéniens ramenèrent à l’obéissance les Thassiens, qui s’étaient révoltés au sujet de l’exploitation des mines", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.70). Thucydide de son côté dit que les Thassiens se rendent après "trois ans/tr…tw œtei" de siège ("Les Thassiens après trois ans de siège signèrent une convention avec les Athéniens. Ils s’engagèrent à détruire leurs murailles, à livrer des navires, à fournir immédiatement tout l’argent qu’on leur demandait, à payer le phoros à l’avenir et à abandonner les mines qu’ils avaient sur le continent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.101), or nous avons vu que le début de la révolte date de -469 juste avant le tremblement de terre de Sparte, ce qui signifierait que cette reddition date de -466 (en comptant de façon inclusive) ou en -465 (en comptant de façon exclusive). Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la chronologie de Diodore de Sicile semble donc encore en contradiction avec celle de Thucydide - même si par ailleurs son récit de l’événement rejoint celui de Thucydide et mérite notre confiance -, et sur ce point comme sur beaucoup d’autres nous ne cacherons pas que notre préférence va vers -466/-465 plutôt que vers -464/-463, c’est-à-dire vers Thucydide dont le témoignage recoupe les indices tirés d’autres auteurs et de l’archéologie, plutôt que vers Diodore de Sicile dont le témoignage impose que les propos de Thucydide, des autres auteurs et de l’archéologie doivent être systématiquement corrigés ou sont tous faux. Reste une question : qui a reçu la signature des Thassiens revenus dans le rang ? Cimon ou Ephialtès/Périclès ?


Quinto, les nouvelles orientations de la politique extérieure. Nous avons vu dans notre précédent alinéa que -465 paraît être l’année où Artaxerxès Ier, dix ans après l’assassinat de son père, et après dix ans de conflits divers provoqués par des sujets ou des voisins contestant sa légitimité ou essayant de profiter de sa situation de faiblesse pour recouvrer leur indépendance ou s’approprier des territoires de l’Empire Perse, réussit enfin à s’imposer comme le nouveau Grand Roi. Parmi tous les opposants qu’il réduit au silence, se trouvent Inaros, le meneur de la révolte de l’Egypte, et ses alliés athéniens. Nous avons vu que, le dernier bastion de la résistance refusant de déposer les armes, les Perses sous l’autorité de Mégabyze le jeune ont choisi de négocier, et de laisser la vie sauve à Inaros (cette promesse ne sera pas tenue puisqu’Inaros emmené captif à la Cour d’Artaxerxès Ier sera finalement exécuté) et d’autoriser les Athéniens à quitter l’Egypte par l’ouest pour rejoindre leurs compatriotes grecs de Lybie. Thucydide indique que, juste après la fin de cette négociation, ignorant que les Perses sont à nouveau maîtres de l’Egypte, les Athéniens envoient une escadre de cinquante navires - plus importante par conséquent que l’escadre originelle cédée par Cimon en -471, qui ne comptait que quarante navires - pour relever leurs combattants : cette escadre tombe sur les forces de Mégabyze le jeune encore présentes en Egypte et fébriles de leur récente victoire sur Inaros, qui la détruisent en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire ("Cinquante trières d’Athènes et des cités alliées firent voile vers l’Egypte pour y relever celles qui s’y trouvaient. Elles s’engagèrent dans la bouche de Mendès [une des bouches du delta du Nil, au bord de laquelle se trouve la cité égyptienne de Mendès, aujourd’hui Tell al-Rub près d’El-Mansourah] car à leur bord personne ne savait ce qui venait de se produire [la reddition d’Inaros et de ses alliés athéniens]. Le contingent fut assailli simultanément au sol par les troupes de terre et sur mer par une escadre phénicienne. La plupart des trières furent détruites, seules quelques-unes réussirent à s’échapper. Ainsi s’acheva la grande expédition d’Egypte entreprise par les Athéniens et leurs alliés", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.110). Un artefact très important doit être avancé sur ce sujet, l’inscription 1147 du volume I/3 des Inscriptions graphiques, qui est une liste d’Athéniens appartenant à la tribu Erechthéide morts au combat. En effet, l’en-tête de cette inscription aux lignes 2-4 précise que ces Athéniens sont morts "à Chypre, en Egypte, en Phénicie, à Haliai, à Egine, à Mégare, la même année". Autrement dit, même si nous ignorons sous quel archonte Athènes a rendu ainsi hommage à ses morts, cet artefact prouve que la double victoire de Myronidès à Mégare contre les Corinthiens, le siège d’Egine, la bataille navale au large de Kékryphaléia, le débarquement raté à Haliai et l’échec définitif en Egypte sont rigoureusement contemporains ("la même année/ aÙto ™niautý"). Cela renforce toutes nos hypothèses précédentes, qui datent ces événements vers -465. Le repli des vétérans athéniens vers la Libye et la défaite écrasante du contingent de renfort signifient que plus aucun Grec ne se bat désormais directement contre l’Empire perse : la guerre chaude déclenchée par le raid des Athéniens contre Sardes en -494, qui a connu son apogée avec la bataille de Salamine en -480, est terminée, elle se transforme en une guerre froide qui, d’escarmouches plus ou moins violentes en coups diplomatiques tordus, durera jusqu’au débarquement d’Alexandre le Grand sur le continent asiatique en -334. On peut raisonnablement supposer que Cimon est le principal artisan de cet envoi de troupes fraiches vers l’Egypte destinées à relever ceux qu’il a laissés sur place en -471, décision qui s’inscrit complètement dans sa volonté de détourner les Athéniens de la tentation d’une guerre contre Sparte en maintenant coûte que coûte la guerre contre la Perse. Le désastre subi par ces troupes, et la modération d’Artaxerxès Ier qui, contrairement à son père Xerxès Ier, choisit à dessein de ne pas répondre à cette nouvelle agression des Grecs, équivaut pour lui à un désastre politique, et on n’a aucune peine à imaginer Ephialtès et Périclès à la tribune de l’Ekklesia le montrer du doigt au retour des survivants de cette expédition, en criant : "Voyez où nous conduit la folle politique de Cimon ! Nos frères et nos fils viennent d’être anéantis là-bas en Egypte, et pendant ce temps Corinthe et Egine nous menacent à notre porte ! Nos frères et nos fils viennent de tomber contre le Grand Roi qui veut la paix, et pendant ce temps les Spartiates se préparent à la guerre contre nous en s’exerçant à exterminer les derniers hilotes de Messénie ! Cui bono ? Seul Cimon peut se réjouir de cette situation, lui qui ne cesse de répéter : “Delenda Perso !” pour tenter de nous faire oublier que ses meilleurs amis sont à Sparte, et qui sait que la guerre contre Sparte signifiera la collectivisation de toutes les ressources, dont les mines aurifères de Skaptè-Hylè qu’il prétend être siennes au détriment du peuple athénien !". Il est intéressant de rappeler ici l’hypothèse de certains hellénistes évoquée dans notre paragraphe introductif, qui pensent que le "a-" initial du fragment 3 du papyrus 2256 découvert à Oxyrhynchos en Egypte, relatif à la tétralogie d’Eschyle sur les Danaïdes (composée des trois tragédies Les suppliantes, Les Egyptiens et Les Danaïdes, et du drame satyrique Amymone) dont le même papyrus nous apprend qu’elle a été couronnée première tandis que Sophocle a été couronné deuxième, autrement dit qu’elle date d’après -468 (puisque nous avons vu plus haut que -468 est l’année de la première victoire de Sophocle à un concours tragique), doit être considéré comme la première lettre de l’archonte sous lequel cette tétralogie a été présentée, en l’occurrence Archédéminès en -464/-463, seul archonte entre -468 et -456/-455 (année présumée de la mort d’Eschyle) dont le nom commence par la lettre "a", ce qui impliquerait qu’Eschyle a présenté cette tétralogie à l’occasion des grandes Dionysies du printemps -463, qu’il l’a donc écrite début -463 ou au cours de l’année -464. Si cette hypothèse est bonne, la signification de cette œuvre paraît soudain évidente, et en rapport direct avec l’actualité : la guerre qu’elle raconte entre les filles de Danaos et les fils d’Egyptos, les débats que cette guerre suscite dans l’Ekklesia d’Argos présidée par le roi Pélasgos (en particulier le long dialogue des vers 347 à 401 des Suppliantes, seule pièce parmi les quatre à avoir survécu jusqu’à nous, entre le chœur des filles de Danaos qui, persécutées par les fils d’Egyptos et ayant fui leur pays pour cette raison, implorent l’asile et Pélasgos qui hésite à le leur accorder), renvoient aux événements en Egypte et aux débats qu’ils suscitent vers -465 dans l’Ekklesia athénienne. Pour l’anecdote, toujours si l’hypothèse du printemps -463 est bonne, la même tétralogie semble manifester une évolution de l’opinion des Athéniens sur les Argiens, car dans cette œuvre les Argiens ne sont plus du tout présentés comme des traîtres, ni comme les alliés ambigus de Polynice qu’ils étaient encore en -467 dans la tétralogie sur les Labdacides, ils jouent désormais le beau rôle d’hôtes des Danaïdes persécutées ("Mes filles [c’est Danaos qui parle à ses filles les Danaïdes], vous devez offrir prières, sacrifices et libations aux Argiens comme à des dieux de l’Olympe, car ils sont nos sauveurs. Ils ont écouté mon récit avec la sympathie due à des proches, ils ont partagé la colère que méritent vos cousins [les fils d’Egyptos], et ils m’ont accordé ces hommes en armes, d’abord pour m’honorer d’un privilège, ensuite pour me préserver d’un coup imprévu et mortel qui serait pour ce pays un éternel fardeau", Eschyle, Les suppliantes 980-988), et le public athénien approuve cette présentation favorable puisqu’il a finalement couronné cette tétralogie comme le prouve le papyrus 2256 d’Oxyrhynchos précédemment mentionné. On note par ailleurs que la même œuvre témoigne du fossé qui se creuse peu à peu entre Eschyle et son ancien chorège Périclès, car on suppose que la tragédie conclusive Les Danaïdes, qui n’a malheureusement pas traversé les siècles, se terminait selon la tradition par la défaite des fils d’Egyptos débarquant sur le continent européen face aux troupes argiennes, et le mariage des filles de Danaos avec leurs défenseurs argiens (c’est depuis ce mariage que les gens d’Argos sont désignés indifféremment par le qualificatif "Argiens" ou le qualificatif "Danaens", littéralement "descendants ou partisans de Danaos"), ce qui sous-entend qu’entre d’un côté Cimon qui dit : "Aidons Inaros et ses compatriotes à résister contre leurs oppresseurs perses, car leur combat est aussi le nôtre !" et de l’autre côté Ephialtès et Périclès qui disent : "Qu’Inaros et ses compatriotes se démerdent, le seul ennemi est Sparte !", Eschyle toujours soucieux de mesure et refusant tout excès/hybris adopte une position intermédiaire inclinant du côté de Cimon : certes il n’encourage pas l’envoi d’un nouveau contingent en Egypte (il ne montre pas les Argiens de l’espace scène, alias les Athéniens de l’espace salle, lançant une armée vers l’Egypte : la bataille finale entre les Argiens et les fils d’Egyptos dans Les Danaïdes n’est pas une bataille offensive comme celle que cherche l’escadre athénienne de cinquante navires remontant le Nil précédemment évoquée, les Argiens ne se battent que pour défendre leur cité contre les fils d’Egyptos qui ont débarqué sur leur sol, comme naguère le vétéran Eschyle s’est battu à Marathon et à Salamine pour défendre sa cité contre les Perses débarqués sur son sol), mais il continue de considérer le Perse comme un bourreau (Egyptos, alias Mégabyze le jeune, avatar du Xerxès Ier prétentieux et agressif des Perses) et les peuples qui lui sont soumis comme des victimes (les Danaïdes, alias Inaros et ses compagnons) qu’il faut prendre en pitié et accueillir en Grèce s’ils le demandent (à l’instar de Pélasgos qui accueille les Danaïdes à Argos). Il est intéressant, en regard de ce renoncement athénien à une nouvelle intervention dans les affaires égyptiennes contre la Perse, de rappeler un autre événement que Thucydide situe à la même époque et dont Diodore de Sicile parle dans le paragraphe qu’il consacre à l’archontat d’Archédémidès en -464/-463, la tentative par les mêmes Athéniens d’une installation en amont d’Eion sur le fleuve Strymon, là où se développera plus tard la cité d’Amphipolis. Cette tentative se solde par un échec ("A la même époque/ØpÒ toÚj aÙtoÚj crÒnouj, dix mille Athéniens et alliés fondèrent un établissement dans la vallée du Strymon, au lieu-dit Neuf-Routes ["Ennša Odo…"] où s’élève maintenant Amphipolis. Ils s’emparèrent de Neuf-Routes où étaient établis des Edones, mais s’étant avancés dans l’intérieur du pays ils furent écrasés à Drabescos, une place édonienne, par les forces réunies des Thraces qui considéraient que ce nouvel établissement constituait un acte d’hostilité à leur égard", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.100 ; "Vers la même époque où se passèrent ces choses/¤ma toÚtoij prattomšnoij [sous l’archontat d’Archédémidès en -464/-463], les Athéniens maîtres de la mer envoyèrent vers le site actuel d’Amphipolis dix mille hommes, tirés les uns parmi leurs propres citoyens et les autres parmi leurs alliés, et ils leur distribuèrent au sort les terres des environs. Les Athéniens tinrent la Thrace sous leur domination pendant un temps, mais ensuite tous ceux qu’ils avaient installés dans ce pays furent égorgés par les Thraces édones", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.70), mais elle sera renouvelée sous l’archontat d’Euthyménès en -437/-436 avec succès (toujours selon Diodore de Sicile, nous raconterons cette autre expédition dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). La raison de ce projet est autant politique que militaire. Thucydide et Diodore précisent en effet que les hommes qui partent vers Eion sont autant des citoyens athéniens que des alliés : nous n’avons aucune difficulté à deviner que parmi ces alliés se trouvent des Mégariens fuyant la guerre contre Corinthe, et des Grecs de toutes origines espérant trouver dans le régime démocratique athénien un ascenseur social (cet afflux d’immigrants vers Athènes sera l’une des causes du décret sur la citoyenneté imposé par Périclès en -451, nous en parlerons dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse). Par ailleurs, Athènes a impérativement besoin de bois pour entretenir sa flotte de trières, pilier de son hégémonie sur la mer Egée : la fondation d’une colonie sur le fleuve Strymon permet de contrôler directement l’accès au bois des immenses forêts balkaniques, et en conséquence de s’assurer la pérennité de sa supériorité maritime.


Sexto, la fin du soulèvement des hilotes en Messénie et en Laconie. Thucydide assure que c’est seulement au bout de dix ans de luttes que les Spartiates obtiennent ce résultat ("Au bout de dix années de guerre, les insurgés du mont Ithome se trouvèrent hors d’état de prolonger leur résistance et furent contraints de négocier. Une convention conclue avec les Spartiates leur permit de quitter le Péloponnèse à condition de n’y plus jamais rentrer : quiconque capturé dans le pays deviendrait l’esclave de celui qui l’aurait appréhendé. Les Spartiates obéirent ainsi à un oracle de la Pythie qui leur avait prescrit de relâcher les suppliants du Zeus de l’Ithome. Les révoltés quittèrent donc le Péloponnèse avec femmes et enfants", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.103). Pausanias de son côté évoque cette rébellion ratée des hilotes en la plaçant précisément sous l’archontat d’Archédémidès en -464/-463 ("Ceux des Messéniens qui étaient restés dans le pays et qu’on considérait comme des hilotes [depuis les guerres perdues contre Sparte lors des siècles passés], se révoltèrent contre les Spartiates dans la soixante-dix-neuvième olympiade où Xénophon de Corinthie remporta le prix, sous l’archontat d’Archidémidès à Athènes", Pausanias, Description de la Grèce, IV, 24.5). Il est totalement impossible de supposer que cette année -464/-463 soit l’année du début de la révolte, puisque cela impliquerait de décaler tous les événements qui y sont liés que nous racontons depuis le début du présent paragraphe, et que ce décalage créerait un trou chronologique de dix ans durant lesquels rien ne se serait passé (cela serait aussi absurde que si nous décalions le début de la première Guerre Mondiale en 1924 au lieu de 1914, et donc aussi tous les événements associés : la fin des hostilités en 1928 au lieu de 1918, la crise financière en 1939 au lieu de 1929, l’arrivée au pouvoir d’Hitler en 1943 au lieu de 1933, le début de la deuxième Guerre Mondiale en 1949 au lieu de 1939, l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima en 1955 au lieu de 1945, nous créerions de cette façon un trou entre 1914 et 1924 durant lequel le temps aurait comme suspendu son cours), on en déduit que la date avancée par Pausanias est celle de la fin de la révolte, ce qui implique que son commencement devrait être en -474/-473 si on suit Thucydide, hypothèse qui s’accorde bien avec les causes que nous avons avancées au début du présent alinéa (la disparition quasi simultanée du régent Pausanias et du roi Leotychidès II et leur difficile succession par Pleistarchos et Archidamos II, que les hilotes auraient considérées comme une opportunité pour essayer de reconquérir leur liberté). Ajoutons que Diodore de Sicile, toujours peu rigoureux, parle du début et de la fin de la révolte des hilotes dans les paragraphes 63 et 64 livre XI de sa Bibliothèque historique consacrés à l’archontat de Phaion/Apsephion (entre juillet -469 et juin -468), en disant comme Thucydide qu’elle s’est étalée sur dix ans et non pas seulement sur les douze mois de cet unique archontat ("Les hilotes, qui s’étaient massivement soustraits au joug de Sparte, se réunirent aux Messéniens. Ils furent tantôt vainqueurs et tantôt vaincus. Cette guerre dura dix ans, et ne fut jamais complètement terminée. Dans cet espace de temps les deux partis se firent réciproquement beaucoup de mal", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.64), laissant ainsi à son lecteur la tâche de deviner à quel moment ce début et cette fin de révolte doivent être situées, autrement dit Diodore de Sicile nous autorise à penser que la fin date de -464/-463 comme semble le dire Pausanias, et que le début date de -474/-473 soit dix ans plus tôt comme le dit Thucydide. Selon Thucydide (dans le paragraphe 103 livre I de sa Guerre de Péloponnèse que nous venons de citer) et Pausanias ("[Les hilotes] assiégés sur le mont Ithome obtinrent des Spartiates la permission d’en sortir, ces derniers y ayant consenti d’abord parce que la place était difficile à réduire, ensuite parce que la Pythie leur avait prédit qu’ils seraient punis s’ils se permettaient des violences à l’encontre des suppliants de Zeus de l’Ithome", Description de la Grèce, IV, 24.7), les hilotes ne sont pas tués par les Spartiates : au terme d’une négociation entre les deux adversaires, ils obtiennent la garantie de rester en vie à condition de quitter définitivement la Messénie. Où partent-ils ? Peut-être que certains d’entre eux participent à la tentative coloniale lancée par Athènes sur le fleuve Strymon que nous venons d’évoquer (du moins si leur reddition date d’avant cette tentative coloniale). Pour notre part, nous pensons que la majorité va s’installer sur l’île de Céphalonie, juste en face de la Messénie, en nous appuyant sur le témoignage de Diodore de Sicile - qui, répétons-le, n’est pas fiable dans sa chronologie, mais qui reste très crédible dans ses récits des faits - affirmant au paragraphe 84 livre XI de sa Bibliothèque historique que les hilotes présents sur cette île de Céphalonie seront emmenés et installés à Naupacte par Tolmidès en -456/-455 (nous parlerons de cette expédition vers Naupacte dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse).


Tous ces événements corrélés, peu importe leur date exacte, montrent une chose : la volonté dominatrice d’Athènes est tournée désormais vers la Grèce et non plus vers la Perse. L’ennemi est désormais le régime oligarchique de Sparte, et non plus le lointain Grand Roi de Perse. Cela sous-entend que Cimon n’est plus aussi écouté que par le passé, qu’il a perdu sa popularité, qu’il est même devenu un obstacle pour tous ceux qui derrière Ephialtès et Périclès alimentent cette nouvelle politique anti spartiate. Quelle a été la position de Cimon au moment de la signature de l’alliance avec Argos ? au moment de la reprise de la guerre contre Egine ? au moment de la double victoire de Myronidès contre les Corinthiens ? au moment de l’abandon d’Inaros en Egypte ? au moment de la soumission des Thassiens ? au moment de l’accueil à Athènes des Mégariens persécutés par les Corinthiens, et des hilotes chassés de Laconie et de Messénie par les Spartiates ? au moment de l’envoi de clérouques vers l’embouchure du Strymon ? Nous l’ignorons, et cela n’a aucune importance, car seul compte le constat final : aucune de ces affaires ne se conclut dans le sens de l’idéal politique de Cimon.


Le coup de grâce ne tarde pas. Nous venons de dire que le régime démocratique attire vers Athènes tous les petits et les sans-grades de la Grèce. Nul doute que ces arrivées massives suscitent la convoitise d’Ephialtès, et surtout de Périclès qui n’a jamais supporté naguère de voir Cimon accroître son prestige en assurant largement la liturgie de l’estiasis, comme nous l’avons vu dans notre alinéa précédent. Les difficultés politiques rencontrés par Cimon à la suite de son intervention aux côtés des Spartiates vers -468, amènent Périclès à juger que le temps est venu de créer le double dispositif que son maître de musique Damon lui souffle à l’oreille, concurrent de l’estiasis, celui du théorikon ("qewrikÒn/qui concerne les spectateurs") et du dikastikon ("dikastikÒn/qui concerne les juges") garantissant des places de théâtre et de tribunal aux citoyens les plus pauvres. Périclès présente ce dispositif naturellement très populaire comme la possibilité offerte à chacun de jouer un rôle dans le régime démocratique, théâtre et tribunal jouant dans l’Athènes du Vème av. J.-C. le même rôle que la presse, la radio, la télévision et internet aujourd’hui, créateurs et baromètres de l’opinion publique de masse ("Lors des dionysies, des conflits éclataient, et les citoyens allaient jusqu’à commettre des violences excessives et à se blesser. Le peuple décida donc que les spectacles ne devaient plus être libres et que les entrées seraient désormais payantes. Pour que les pauvres ne soient pas désavantagés par rapport aux riches pour obtenir une place, on décréta ["y»fisma/décision votée au moyen d’un yhf…j/caillou"] que le prix en serait fixé à une drachme, qu’on appela le “théorikon”. Le “bureau du théorikon” ["™fšstion qewrikÒn"] fut confié à un responsable dédié. En dehors de cela, l’aide que les Athéniens reçurent fut également appelée “théorikon”", Suidas, Lexicographie, Théorikos Q218). Mais en réalité il s’en sert d’abord pour flatter le peuple et s’attirer ses suffrages ("Cimon, qui disposait d’une fortune digne d’un tyran, s’acquittait magnifiquement des liturgies, et entretenait beaucoup de gens de son dème de Lakiades, en leur assurant chaque jour leur subsistance, et en ne clôturant aucune de ses propriétés afin que quiconque pût y cueillir des fruits. Périclès, dont la fortune ne pouvait subvenir à de telles largesses, reçut de Damon d’Oiè (qui lui inspirait beaucoup de ses actes et qui fut plus tard frappé d’ostracisme pour cette raison) le conseil de distribuer aux gens du peuple ce qui leur appartenait : c’est là l’origine du dikastikon que Périclès instaura plus tard", Aristote, Constitution d’Athènes 27). Plutarque, qui veut pourtant exalter la mémoire de Périclès, reconnaît la finalité politicienne de ce décret, qui vise à retirer à Cimon le peu de popularité qui lui reste ("J’ai déjà dit qu’au commencement de sa carrière, Périclès, pour rivaliser avec Cimon, recherchait la faveur du peuple. Or ce dernier faisait chaque jour de très grandes dépenses pour secourir les pauvres, nourrir les citoyens indigents et habiller les vieillards, allant jusqu’à arracher les haies de ses héritages pour que les Athéniens eussent la liberté d’en cueillir les fruits. Périclès, moins riche que lui, et ne pouvant l’égaler dans ces moyens de se concilier les bonnes grâces du peuple, recourut à des largesses prélevées sur les revenus publics, conseillé en cela, selon Aristote, par Damon d’Oiè. Il distribua théorikon et dikastikon pour permettre aux citoyens pauvres d’assister aux spectacles et aux tribunaux, et plusieurs autres dons aux dépens du trésor public, il corrompit ainsi la multitude", Plutarque, Vie de Périclès 9). La postérité jusqu’à aujourd’hui en l’an 2000 voit dans cette mesure de Périclès la suite logique de la fonctionnarisation du service public par Aristide (transformation de la "liturgie/leitourg…a", service public accompli par la foi, en une activité accomplie seulement par la promesse d’une rémunération pécuniaire dispensée par l’Etat, que nous avons longuement commentée dans notre premier alinéa, en la datant de l’archontat d’Adeimantos en -477/-476), première raison de la gangrène corporatiste qui noiera peu à peu le régime démocratique sous prétexte de le défendre au cours du Vème siècle av. J.-C. ("Certains auteurs disent que Périclès fut le premier qui distribua au peuple les terres conquises, qui donna de l’argent aux citoyens pour assister aux spectacles et leur assigna des salaires pour toutes les fonctions publiques, et que par ces mesures il leur fit contracter des habitudes vicieuses, leur ôta l’amour du travail et de la frugalité, leur inspira le goût de la dépense et l’amour des plaisirs", Plutarque, Vie de Périclès 9 ; "J’entends dire que Périclès a rendu les Athéniens paresseux, lâches, babillards et intéressés, ayant le premier soudoyé ["misqoforšw/payer, salarier, solder, soudoyer"] les troupes", Platon, Gorgias 515e). Pour notre part, nous refusons de juger les décisions d’Aristide et de Périclès avec notre conscience de l’an 2000 : comme nous l’avons dit dans notre paragraphe introductif, le régime démocratique qu’Athènes instaure en -508 n’a aucun précédent dans l’Histoire du monde, aucun politicien de cette époque ne peut donc savoir si les orientations qu’il défend auront des conséquences bonnes ou mauvaises. Comme dit le proverbe : "L’Enfer est pavé de bonnes intentions", ces décrets d’Aristide et de Périclès nous semblent découler d’une intention louable : Aristide comme Périclès, tous les auteurs antiques sont d’accord sur ce point, n’aiment pas voir leurs adversaires politiques - Thémistocle dans le cas d’Aristide, Cimon dans le cas de Périclès - entourés par un trop grand nombre d’admirateurs, parce qu’ils craignent que du jour au lendemain ces admirateurs s’emparent du pouvoir à l’instar de ceux de Pisistrate au siècle précédent, pour les détourner de ce projet ils ont donc intelligemment choisi de donner une partie du trésor de l’Etat sous forme d’un salaire régulier (dans le cas des fonctionnaires instaurés par Aristide) ou d’une aide ponctuelle (celle du théorikon et du dikastikon instaurés par Périclès). Imaginons que dans la France de l’an 2000 les personnes assurant les services publics ne soient pas rémunérées et que les pauvres ne bénéficient d’aucune aide sociale : comment imaginer que ces pauvres ne soient pas tentés de se confier aux richissimes Bernard Arnault ou François Pinault dans l’espoir d’en tirer un pécule ou une situation, et que les services publics redevenus des "liturgies/leitourg…a" ne tombent pas en désuétude face aux manœuvres politiques de ces richissimes Bernard Arnault et François Pinault naturellement tentés d’asseoir leur hégémonie personnelle sur tout le pays, tel Pisistrate, en s’appuyant sur les masses de pauvres à leur service ? Telle est précisément la situation du régime démocratique athénien au début du Vème siècle av. J.-C. : en l’absence de fonction publique rémunérée et d’aides sociales, la masse des citoyens athéniens se précipite naturellement aux pieds des richissimes Thémistocle, Callias II, Cimon, ce qui accroît le pouvoir de ces derniers et les incite aussi naturellement à asseoir leur hégémonie à la tête de la cité (nous avons vu dans notre précédent alinéa que, selon le paragraphe 44 livre XII des Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis, la pratique de l’estiasis par Cimon est directement inspirée par celle de l’ancien tyran Pisistrate et trahit donc tacitement un désir de retour au régime tyrannique, ce que semble confirmer le fait que le même Cimon s’entoure d’une Cour privée d’artistes comme naguère les Pisistratides). Le salaire des fonctionnaires et les aides sociales dans la France de l’an 2000 garantissent que Bernard Arnault et François Pinault ne s’empareront jamais du pouvoir par la force car, même très riches, ils ne le seront jamais assez suffisamment pour entretenir une armée de partisans aussi nombreuse que l’armée de fonctionnaires et d’assistés sociaux que l’Etat entretient : de même, le salaire des fonctionnaires instauré par Aristide et les aides sociales du théorikon et du dikastikon instaurées par Périclès garantissent que Thémistocle et Cimon ne pourront jamais s’emparer du pouvoir par la force car, même très riches, ils ne le seront jamais assez suffisamment pour entretenir une armée de partisans aussi nombreuse que l’armée de fonctionnaires et d’assistés sociaux que l’Etat athénien entretient. Autrement dit, les fonctionnaires et les assistés sociaux entretenus par un Etat démocratique sont les premiers garants de la pérennité de cet Etat démocratique. Malheureusement, ces mesures ont les défauts de leurs qualités. Car l’Etat qui par ce moyen veut contrôler les personnes les plus instables et influençables de la société, finit par en devenir l’otage : quelques générations après l’instauration de ces rémunérations et de ces aides sociales, leurs bénéficiaires finissent par se constituer en un ensemble électoral face aux jeunes générations de politiciens, un ensemble électoral qui défend naturellement la reconduction - et souvent l’accroissement - de ces rémunérations et de ces aides sociales quel que soit le contexte politique et économique, et des jeunes générations de politiciens qui pour exister sont naturellement tentés de surfer sur les revendications des fonctionnaires et des assistés sociaux pour s’en faire élire, ou de réclamer la diminution ou l’abolition de ces rémunérations et de ces aides sociales pour se faire élire par ceux qui n’en bénéficient pas. Nous consacrerons une grande partie de notre paragraphe conclusif à ce sujet. Contentons-nous pour le moment de dire qu’en instaurant théorikon et dikastikon, Périclès ne vise qu’à affaiblir Cimon, que sa décision peut se justifier, et qu’on ne peut pas l’accuser a posteriori d’attenter au régime démocratique par ce moyen, car son but est au contraire d’empêcher Cimon de renverser le régime démocratique en s’appuyant sur la masse de pauvres qui l’entourent. Forts de cet électorat de fonctionnaires et de pauvres désormais entretenus par l’Etat, Ephialtès et Périclès peuvent attaquer le dernier bastion du parti noble encore influent, l’Aréopage. On se souvient que ce conseil est constitué de citoyens riches préalablement élus à l’archontat. Un premier coup a été porté en -487/-486 quand l’Ekklesia influencée par Thémistocle a décidé que les Aréopagites seraient désormais désignés par tirage au sort et non plus par une élection nominative ("Sous l’archontat de Télésinos [de juillet -487 à juin -486], les neuf archontes furent tirés au sort, par tribu, parmi les citoyens de la classe des pentacosiomédimnes que le peuple avait préalablement désignés. C’était la première fois depuis la tyrannie, jusque-là tous les archontes étaient élus", Constitution d’Athènes 22) : cette décision implique que depuis cette date les Aréopagites ne doivent plus leur place à leur mérite mais au hasard, autrement dit que leur crédibilité est entamée car le hasard ne désigne pas forcément des gens compétents. Un second coup a été porté après la bataille de Salamine quand Aristide, sous la pression du peuple récemment couvert de gloire, a dû accepter d’ouvrir les listes électorales à tous les citoyens, quels que soient leurs revenus, alors qu’elles étaient réservés jusqu’alors aux seules classes riches (celle des "pentacosiomédimnes/pentakosiomšdimnoj" [nobles possédant des revenus équivalents au moins à "cinq cents médimnes" de céréales] et des "hippeus/ƒppeÚj" [classe sociale capable d’acheter un "cheval/†ppoj", équivalent à trois cents médimnes de céréales] : "Quand les Athéniens furent rentrés dans leur patrie, Aristide s’aperçut que le peuple cherchait à se rendre maître du gouvernement et à le rendre purement démocratique, et était conscient que d’un côté il méritait des égards après avoir montré tant de valeur dans les combats, mais que de l’autre côté il ne serait pas facile de le réduire par la force tant qu’il avait les armes à la main et était enflé de ses victoires. Il imposa donc un décret stipulant que le gouvernement serait commun à tous les citoyens, et qu’on prendrait désormais les archontes parmi tous les Athéniens indistinctement", Plutarque, Vie d’Aristide 37). On se souvient par ailleurs que juste avant la bataille de Salamine en -480, Thémistocle a été contraint d’accroître les pouvoirs de l’Aréopage, originellement simple gardien de la Constitution, pour inciter les Athéniens à quitter leurs maisons et à s’embarquer sur leurs navires, nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe précédent ("Après la guerre contre la Perse, l’Aréopage recouvra une influence et gouverna sur la cité, sans s’appuyer sur aucune décision régulière mais simplement grâce à son rôle lors de la bataille de Salamine. En effet, au moment où les stratèges désespéraient de la situation et incitaient chacun à se sauver lui-même, l’Aréopage s’était procuré suffisamment d’argent pour donner huit drachmes à chaque homme [cet argent, nous l’avons vu dans notre précédent paragraphe, a été donné en sous-main par Thémistocle à l’Aréopage] et pour inciter le peuple à monter sur les navires. C’est pour cette raison que les Athéniens par la suite s’inclinèrent devant son autorité", Aristote, Constitution d’Athènes 23). Sous l’archontat de Conon en -462/-461, le parti démocratique est devenu suffisamment fort pour retirer à l’Aréopage ces pouvoirs obtenus dix-huit ans plus tôt dans le contexte dramatique de l’invasion de la Grèce par les Perses : Ephialtès et Périclès réussissent à réduire l’Aréopage à son rôle originel, celui de gardien de la Constitution ("Ephialtès, fils de Sophonidès, et chef du parti démocratique, homme qui passait pour incorruptible et guidé dans sa politique par la justice, s’attaqua à l’Aréopage. Il se débarrassa d’abord d’un grand nombre d’Aréopagites au moyen d’accusations intentées contre leur administration, ensuite, sous l’archontat de Conon [de juillet -462 à juin -461] il enleva à l’Aréopage toutes les attributions ajoutées à celle première de garder la Constitution, pour les donner, les unes à la Boulè, les autres au peuple et aux tribunaux", Aristote, Constitution d’Athènes 25 ; "Ephialtès mutila les attributions de l’Aréopage, de même que Périclès qui alla jusqu’à salarier ["misqoforšw/payer, salarier, solder, soudoyer"] les juges", Aristote, Politique 1274a ; "[Périclès] distribua théorikon et dikastikon pour permettre aux citoyens pauvres d’assister aux spectacles et aux tribunaux, et plusieurs autres dons aux dépens du trésor public, il corrompit ainsi la multitude et s’en servit contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre parce que le sort ne l’avait jamais favorisé pour être archonte, thesmothète, roi ou polémarque, ces fonctions étaient en effet depuis longtemps tirées au sort, et c’était grâce à elles que ceux qui s’y étaient bien conduits montaient à l’Aréopage. Soutenu par le peuple, Périclès ruina l’autorité de ce conseil, avec le soutien d’Ephialtès il lui ôta un grand nombre de ses juridictions", Plutarque, Vie de Périclès 9). Cimon tente de s’opposer à ce bouleversement politique qui réduit les Aréopagites, jadis pouvoir suprême de la cité et incarnation de la noblesse athénienne la plus élevée, à ne plus être que des vulgaires éléments de décor : Ephialtès et Périclès le font taire en fomentant contre lui une cabale qui dénonce ses affinités avec les Spartiates et raille son ancien commerce incestueux avec sa sœur Elpinice ("Le peuple, n’ayant plus de frein dans la cité, changea l’ordre du gouvernement, renversa les règles ancestrales, poussé par Ephialtès qui ôta au conseil de l’Aréopage la plus grande partie de ses juridictions, se rendit maître de tous les tribunaux et jeta la cité dans une pure et absolue démocratie, et par Périclès qui commençait à avoir du crédit et qui s’était déclaré pour la multitude. Cimon, tentant un retour, exprima son indignation de voir ce conseil ainsi avili, s’efforça de lui redonner ses charges judiciaires et de rétablir le gouvernement aristocratique tel qu’il était à l’époque de Clisthène le jeune. Mais ses ennemis s’étant ligués, soulevèrent le peuple contre lui, et pour le décrier ils renouvelèrent les bruits qui avaient couru autrefois sur son commerce avec Elpinice, et lui reprochèrent son attachement pour les Spartiates. C’est à cette occasion qu’Eupolis composa ces vers célèbres sur Cimon : “Il n’est pas méchant, mais il aime le vin et se comporte comme un chameau : souvent il va dormir à Sparte en laissant seule Elpinice”", Plutarque, Vie de Cimon 21). L’affaire aurait pu en rester là. Mais peu de temps après ces événements, Ephialtès est assassiné. Aristote indique que les faits datent précisément de cinq ans avant l’accession en juillet -457 du premier zeugite ("zeug…thj", classe moyenne capable d’acheter un "zeàgoj/attelage de deux animaux", équivalent à deux cents médimnes de céréales) à l’archontat éponyme (ce premier zeugite archonte éponyme se nomme "Mnésithéidès" : "Mais cinq ans après la mort d’Ephialtès une loi permit aux zeugites d’accéder par tirage au sort, après une élection préalable, à la charge d’archonte. Le premier zeugite qui fut archonte fut Mnésitheidès. Jusqu’alors tous les archontes étaient choisis parmi les pentacosiomédimnes et les hippeus, les zeugites ne remplissaient que les charges inférieures", Aristote, Constitution d’Athènes 26), c’est-à-dire -462 (en comptant de façon exclusive) ou -461 (en comptant de façon inclusive). Dans un passage hélas mutilé de sa Constitution d’Athènes, Aristote nous informe que le meurtrier est un nommé "Aristodikos de Tanagra" ("[texte manque] peu après Ephialtès disparut à son tour, tué dans un guet-apens par Aristodikos de Tanagra", Aristote, Constitution d’Athènes 25). Le philosophe épicurien du début du IIIème siècle av. J.-C. Idoménée de Lampsaque, cité par Plutarque, affirme que Périclès est le commanditaire de ce meurtre, mais le même Plutarque s’empresse d’expliquer que cette affirmation d’Idoménée est très difficile à admettre ("Quelle confiance peut-on donc avoir en Idoménée quand il accuse Périclès d’avoir tué par trahison l’orateur Ephialtès, son ami intime, son confident et associé dans toutes les actions gouvernementales, et d’avoir été porté à ce crime par la jalousie que lui causait sa réputation ? Je ne sais pas où Idoménée a pris toutes ces calomnies qu’il distille comme une bile noire sur un homme qui certes n’est pas sans reproche, mais dont la grandeur d’âme et la passion pour la gloire ne sauraient s’allier avec une action si atroce. Ce qui est vrai, c’est qu’Ephialtès, qui s’était rendu redoutable aux partisans de l’oligarchie par son inflexibilité à poursuivre ceux qui commettaient la moindre injustice contre le peuple, fut selon Aristote assassiné par Aristodikos de Tanagra, que ses ennemis avaient acheté", Plutarque, Vie de Périclès 10). Pour notre part, nous pensons plutôt que cet Aristodikos de Tanagra n’est qu’un simple tueur à gages enrôlé par des partisans radicaux d’un retour au régime tyrannique. Cimon selon nous n’a aucun rapport avec ce meurtre. Mais évidemment tous les soupçons se portent sur lui. Périclès saute sur l’occasion : il demande à l’Ekklesia d’ostraciser Cimon, ce qu’elle fait ("[Périclès] fit condamner Cimon à l’ostracisme comme ami des Spartiates et ennemi du peuple, Cimon qui n’était inférieur à aucun autre citoyen ni par sa naissance ni par sa fortune, qui avait remporté sur les barbares les victoires les plus glorieuses et qui, comme je l’ai dit dans sa Vie, avait rempli la cité des richesses et des dépouilles des ennemis : tel était le pouvoir de Périclès sur le peuple", Plutarque, Vie de Périclès 9 ; "Dis-moi encore au sujet de Cimon : [les Athéniens] dont il prenait soin ne lui infligèrent-ils pas la peine de l’ostracisme, afin d’être dix ans entiers sans entendre sa voix ?", Platon, Gorgias 516d). Nous sommes sûrs que cela se passe en -461, puisque l’ostracisme est une peine de dix ans, et que Cimon bénéficiera en -456 d’une réduction de peine de moitié grâce à la prestation remarquée de ses compagnons à la bataille de Tanagra, et sera investi d’un nouveau poste militaire vers Chypre en -451, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse. Cimon reste-t-il un temps dans son dème de Lakiades en Attique ? va-t-il se réfugier sur ses domaines de Skaptè-Hylè en Thrace ? Mystère. Il lui est en tous cas interdit pour dix ans de jouer un quelconque rôle dans la vie politique athénienne, qui est désormais totalement dominée par Périclès. Les deux blocs constitués les années précédentes, d’un côté les démocrates d’Athènes, d’Argos et de Mégare, de l’autre côté les nobles de Sparte, d’Egine et de Corinthe, sont maintenant face-à-face : aucun homme de l’envergure de Cimon n’existe pour apaiser leurs différends et les empêcher de s’affronter au premier incident. Le compte à rebours de la première guerre du Péloponnèse commence.


Comment Eschyle juge-t-il ces changements politiques ? La notice conservée de sa tétralogie Agamemnon-Les choéphores-Les euménides (Protée est le titre du trame satyrique final) révèle que celle-ci a été présentée sous l’archontat de Philoclès (en poste entre juillet -459 et juin -458), donc aux grandes Dionysies du printemps -458. Sur ce sujet, disons franchement que certains résumés actuels rédigés à l’attention du grand public par des soi-disant spécialistes, thésards d’Etat ou agrégés universitaires, en d’autres termes des gens dont nous sommes en droit d’attendre un minimum de sérieux et d’objectivité, ne sont que des délires : ces gens voient dans le texte de cette tétralogie des choses qui n’existent pas, en l’occurrence une parfaite adéquation de vue entre Eschyle et Périclès. La vérité est exactement contraire. Contentons-nous simplement de lire ce texte, en nous abstenant d’essayer, comme ces individus qui feraient mieux de garder le silence et de changer de métier, d’emboîter la sphère de présupposés dans le cube de cette tétralogie, ou d’emboîter le cube de cette tétralogie dans la sphère de présupposés. Quel est le sujet de l’œuvre ? Le même que celui de Laïos-Œdipe-Les Sept contre Thèbes en -467 : une malédiction familiale. Les noms des personnages et des lieux changent (ici Eschyle parle des Labdacides à Thèbes, là il parle des Atrides à Argos), mais dans les deux cas le tragédien tient le même discours, il dit qu’un excès/hybris commis à telle époque se perpétue toujours sur les époques suivantes. Dans sa tétralogie de -467, Eschyle montrait que l’hybris de Laïos a produit le malheur de sa famille (dans Laïos), qui lui-même a produit le malheur de la cité de Thèbes (dans Œdipe), qui lui-même a produit le malheur de toute la Grèce (dans Les Sept contre Thèbes, où la rivalité entre les deux fils d’Œdipe provoque une guerre entre leurs partisans venus de diverses cités grecques) ; cette malédiction s’achevait dans Les Sept contre Thèbes par l’anéantissement mutuel des deux fils d’Œdipe sans progéniture. Dans sa tétralogie de -458, Eschyle montre pareillement que l’hybris d’Agamemnon (qui a tué sa fille Iphigénie sans remords pour atteindre Troie, qui s’est pris pour un dieu au point d’en piller les temples ["Accueillez avec fête celui qui a brisé Troie avec le soc donc le vengeur Zeus sillonne le sol. Les autels et les temples des dieux, la race entière du pays ont disparu", Eschyle, Agamemnon 524-528], qui a trompé sa femme avec Chryséis) a provoqué l’hybris de Clytemnestre et Egisthe (qui justifient leur assassinat d’Agamemnon par la vendetta : "Tu me condamnes aujourd’hui à l’exil, à la haine d’Argos, aux imprécations du peuple, tandis que contre lui tu ne t’insurgeas guère quand, insouciant comme un homme qui prend une victime dans les brebis sans nombre de ses troupeaux laineux, il immola sa propre fille, l’enfant chérie de mes entrailles, pour enchanter les vents de Thrace", Eschyle, Agamemnon 1412-1418 ; "Le voilà donc à terre, l’homme qui m’outragea, délice des Chryséis de Troie !", Eschyle, Agamemnon 1438-1439), qui à son tour a provoqué l’hybris d’Oreste (qui justifie pareillement l’assassinat de Clytemnestre et d’Egisthe par la vendetta : "Père, dont la mort bafoue la dignité royale, je t’implore de me faire régner dans ta maison", Eschyle, Les Choéphores 479-480 ; "“Si tu veux tout dire, parle aussi des fautes de ton père [c’est Clytemnestre qui tente de se justifier devant son fils Oreste brandissant un poignard contre elle, prêt à frapper] “Accuser le soldat, toi qui est assise au foyer !” “Il est dur pour une femme d’être loin de son mari, fils.” “Le labeur du mari nourrit la femme oisive !”", Eschyle, Les Choéphores 918-921 ; "L’oracle tout-puissant de Loxias ["Lox…aj/l’Oblique", surnom du dieu Apollon, en référence à l’ambiguïté des oracles qu’il confie à sa Pythie], qui m’ordonne de franchir ce péril, a élevé ses clameurs pressantes et m’a annoncé des peines à glacer le foie [siège d’une partie de l’âme pour les Grecs] si je ne poursuis pas les meurtriers d’un père par leurs propres voies et n’obéis pas à son ordre : tuer qui a tué, en écartant farouchement les souffrances dues à la privation de tout bien", Eschyle, Les choéphores 269-275). Mais il achève la malédiction d’une façon inattendue : ne reculant pas devant l’anachronisme, il imagine qu’Oreste poursuivi par les Erinyes, êtres fantomatiques incarnant en même temps les remords qui accablent Oreste et les Argiens qui veulent venger la mort de leur reine Clytemnestre en le tuant, prolongeant ainsi la malédiction familiale, se rend à Athènes et passe en jugement devant le conseil de l’Aréopage créé par la déesse Athéna (c’est comme si dans une pièce sur la dynastie des Valois du XVIème siècle, on montrait Henri III poursuivi par le souvenir de ses propres meurtres et ceux de sa famille, se rendre à Paris devant la Haute Cour de la Cinquième République pour lui demander grâce). Au terme des débats, l’Aréopage pardonne à Oreste, tandis qu’Athéna réussit à apaiser les Erinyes, qui deviennent des "bienveillantes" ("euménides/eÙmen…dej" en grec) et donnent leur nom à la dernière pièce : Les euménides. Le message que véhicule cette conclusion heureuse est limpide, et les propos d’Athéna au moment de la création de l’Aréopage sont parfaitement clairs : l’Aréopage est pour la cité d’Athènes un rempart contre tous les excès/hybris, l’Aréopage assure la paix, il est un référent moral, un pilier, un guide sacré (qui incarne la déesse fondatrice de la cité d’Athènes : "Ecoutez maintenant ce que j’instaure ici, citoyens d’Athènes qui verrez le sang versé. A l’avenir le peuple d’Egée conservera en le renouvelant ce conseil de juges. Sur ce mont d’Arès […] désormais le respect et sa sœur la crainte, jour et nuit également, retiendront les citoyens loin du crime à condition qu’ils ne bouleversent pas leurs lois, car qui trouble une source claire d’afflux impurs et de fange n’y trouvera plus à boire", Eschyle, Les euménides 681-695), l’amputer de ses juridictions et le réduire à n’être plus qu’un élément de décor signifie donc rouvrir la porte à tous les excès/hybris, à toutes les guerres, détruire les fondements de la cité athénienne. Le serment d’alliance qu’Oreste, finalement absous de son crime par l’Aréopage nouvellement institué, adresse à Athéna, retient particulièrement notre attention ("O Pallas [surnom d’Athéna], toi qui viens de sauver ma maison, j’avais perdu jusqu’au sol de mes pères, et tu me l’as rendu, et en Grèce on dira : “Le voici de nouveau citoyen d’Argos et maitre de son patrimoine, grâce à Pallas et à Loxias”, on rendra grâce aussi au troisième suprême arbitre Sotèros ["SwtÁroj/le Sauveur", qui dans le contexte désigne le conseil de l’Aréopage] qui, jugeant le meurtre de mon père face aux plaideurs de celles-ci [les Erinyes, devenues des bienveillantes] pour ma mère, m’a accordé le salut. A ce pays, à ton peuple, pour l’avenir et jusqu’à la fin des jours, voici le serment que je fais au moment de rentrer dans ma demeure : jamais un roi au gouvernail d’Argos ne portera en ces lieux des armes victorieuses. Au fond de mon tombeau, à ce transgresseur de la foi qu’ici je te jure, par des revers irrémédiables, décourageant sa marche et plaçant sur sa route des présages de deuil, je me chargerai de faire regretter son entreprise", Eschyle, Les euménides 754-771), car dans cette tétralogie la famille des Atrides n’est plus une famille mycénienne mais une famille argienne, c’est donc en tant que citoyen d’Argos qu’Oreste promet son amitié à Athéna la déesse d’Athènes. Il est évident que ce rapprochement sur l’espace scène entre Oreste et Athéna via l’intervention de l’Aréopage, est en relation directe avec l’alliance recherchée dans l’espace salle depuis plusieurs années entre Athènes et Argos contre Sparte, dans ce passage Eschyle veut dire : "C’est grâce à l’Aréopage que la cité d’Argos, héritière de la Mycènes d’Agamemnon et d’Oreste, est aujourd’hui notre alliée. Si nous cassons le pouvoir de l’Aréopage, nous briserons ce lien avec Argos et précipiterons les Argiens dans les bras de nos ennemis". L’œuvre présentée en -458, écrite par conséquent au plus tard au début de l’année -458, plus probablement au cours de l’année -459, c’est-à-dire deux ans seulement après l’adoption des mesures anti-Aréopage imposées par Ephialtès et Périclès, ne manifeste nullement une connivence renouvelée entre l’auteur et son ancien chorège de -472 adressée à ce dernier, du genre : "Formidable, Périclès, ton idée de ruiner l’Aréopage et de confier au bas peuple le soin de rendre la Justice !", mais au contraire un appel désespéré lancé au public athénien sur le mode : "Athéniens, réveillez-vous : Périclès est en train de vous conduire vers l’abîme !". La tradition rapportée par l’auteur anonyme de la Vie d’Eschyle dit que, pour rendre plus sensible aux spectateurs la fureur des Erinyes, le tragédien lors de sa présentation de sa tétralogie a eu l’idée de faire entrer ces dernières par tous les côtés du théâtre : cette géniale mise en scène a provoqué une panique générale ("Certains disent que par la mise en scène des Euménides, en faisant entrer le chœur de partout dans la salle, il affola les spectateurs au point que des jeunes gens s’évanouirent et que des femmes avortèrent", Vie d’Eschyle 7) dont nous avons supposé dans notre paragraphe introductif qu’elle est peut-être à l’origine de l’effondrement des gradins que Suidas présente comme la cause principale de l’exil définitif d’Eschyle vers la Sicile ("[Eschyle] s’exila en Sicile à la suite de l’effondrement de la scène lors d’une de ses représentations", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357). Si cette hypothèse est fondée, on mesure à quel point la position d’Eschyle à la fin de sa vie est devenue intenable. Primo, le contenu de sa tétralogie, qui réclame désespérément le maintien des pouvoirs de l’Aréopage et annonce des catastrophes si ces pouvoirs lui sont retirés, va complètement à l’opposé de la politique du moment appliquée par Périclès et le parti démocrate athénien majoritaire qui surfe sur la vague d’émotion provoquée par l’assassinat d’Ephialtès quelques années avant. Il manifeste clairement une rupture entre le tragédien et son ancien chorège Périclès de -472, ce qui par une ironie de l’Histoire fait indirectement d’Eschyle un défenseur de Cimon récemment ostracisé, pourtant ancienne cible des Perses du même Eschyle en -472, et un opposant au défunt Ephialtès que l’opinion publique au printemps -458 considère majoritairement comme un martyr intouchable du régime démocratique. Les auteurs anciens rapportent qu’à une date indéterminée Eschyle est victime d’une cabale politicienne fomentée par des gens qui l’accusent d’avoir révélé, dans une de ses tragédies, les rituels secrets à Déméter et Perséphone de son dème natal d’Eleusis : Eschyle est conduit au tribunal, il essaie de convaincre les jurés que ces rituels présentés dans sa tragédie ne sont que des inventions pour les besoins de sa pièce, et que s’ils ressemblent à ceux que les prêtres pratiquent réellement à Eleusis ce n’est que par pure coïncidence ("Il peut arriver que l’agent ignore ce qu’il fait, par exemple quand on laisse échapper des mots en parlant, ou quand on révèle les Mystères sans savoir que c’est interdit comme le fit Eschyle, ou quand on fait partir la catapulte en voulant montrer l’appareil", Aristote, Ethique à Nicomaque 1111a), et n’est finalement acquitté que par l’intervention d’un de ses frères qui, sans dire un mot, montre son bras mutilé lors de la guerre contre la Perse deux décennies plus tôt pour rappeler à tous que la famille eschyléenne n’a pas de leçon de morale à recevoir de qui que ce soit dans Athènes, et surtout pas des jeunes blancs-becs qui prétendent faire la loi aujourd’hui sans respecter les vétérans comme Eschyle qui hier se sont battus pour eux contre les Perses ("Le poète tragique Eschyle allait être condamné pour l’impiété d’un de ses drames. Les Athéniens se préparaient à le lapider, lorsque son frère cadet Ameinias, relevant son manteau, montra un de ses bras qui se terminait au coude et n’avait plus de main, perte due à son engagement courageux de la bataille de Salamine qui lui valut le premier de valeur par les Athéniens. A la vue de la blessure d’Ameinias, les juges, se rappelant ce qu’il avait fait pour la patrie, firent grâce à Eschyle et le renvoyèrent absous", Elien, Histoires diverses V.19 ; nous pensons qu’Elien se trompe, ce n’est pas le frère cadet Ameinias vétéran de la bataille de Salamine qui se présente au tribunal pour défendre Eschyle, mais le frère aîné Kynaigeiros vétéran de la bataille de Marathon, dont les mains ont été effectivement tranchées tandis qu’il poursuivait les Perses en fuite, comme nous l’avons raconté dans notre paragraphe précédent). Selon Clément d’Alexandrie, Eschyle est jugé par les membres de l’Aréopage, ceux qu’il cherche justement à défendre dans sa tétralogie du printemps -458 ("Les actes involontaires ne sont pas passibles de jugement. Ils sont de deux sortes : les uns se commettent par ignorance, les autres par nécessité. […] Les uns ne se connaissaient pas, tels Cléomène Ier et Athamas possédés par une folie furieuse, d’autres ne savent pas ce qu’ils font, tel Eschyle qui, pour avoir dévoilé les Mystères sur la scène, fut appelé devant l’Aréopage, et renvoyé absous après avoir prouvé qu’il n’était pas initié", Clément d’Alexandrie, Stromates II.14). Cette cabale politicienne date-t-elle d’avant ou d’après -458 ? Nous l’ignorons. Elle témoigne en tous cas que l’idéal de mesure défendu depuis toujours par Eschyle, s’il a pu s’incarner naguère, au lendemain des victoires contre les Perses en -480 et -479, dans Aristide jusqu’à sa mort en -472, est tombé en désuétude par la suite, et il n’est plus qu’un sujet de mépris, d’agacement, ou de rire, pour les jeunes politiciens comme Cimon ou Périclès qui lui ont succédé après -472. Secundo, ces échecs d’Eschyle en politique, qui le conduisent à se brouiller avec tout le monde (Cimon qu’il voit comme un bâtard sans éducation, Ephialtès qu’il juge comme un doctrinaire manipulateur du peuple, Périclès qui l’a trahi en faisant entrer le peuple dans son hétairie, et peut-être même les membres de l’Aréopage qu’il essaie de grandir dans sa tétralogie du printemps -458 pour oublier que depuis -487/-486 ce ne sont plus des hommes élus pour leur compétence et leur valeur mais des gens parfois très bêtes simplement désignés par le sort, tellement bêtes qu’ils le convoquent devant le tribunal et l’accusent d’impiété alors qu’il est leur plus ardent défenseur !), finissent naturellement par le faire douter de l’existence des dieux : Eschyle a toujours opposé l’hybris de certains personnages historiques ou légendaires qui se sont pris pour des dieux (Phinée, Xerxès Ier et Glaucos de Potnies dans sa tétralogie de -472, Laïos dans sa tétralogie de -467 sur les Labdacides, Egyptos dans sa tétralogie sur les Danaïdes peut-être en -463, Agamemnon dans sa tétralogie de -458 sur les Atrides), images scéniques de Cimon, d’Ephialtès, de Périclès, à la soi-disant mesure de ces dieux, or il doit bien constater que ces dieux ne l’approuvent pas puisqu’ils permettent à Cimon de remporter des grandes victoires militaires et à Ephialtès et à Périclès d’instaurer un régime démocratique radical (et peut-être même qu’ils le condamnent en provoquant une panique et l’effondrement des gradins lors de la représentation des Euménides). La tradition encore unanime assure qu’Eschyle finit sa vie seul et amer en Sicile, essayant de distraire son dépit au milieu des Siciliens qui l’entourent de beaucoup de soins (Héron de Syracuse lui commande une œuvre pour la fondation de la cité d’Etna, aujourd’hui Catane, au pied du volcan du même nom ["Héron expulsa les Naxiens et les Cataniens de leurs cités, qu’il repeupla en faisant venir cinq mille hommes du Péloponnèse et autant de Syracuse. Il changea le nom de “Catane” en celui d’“Etna” et distribua à ces dix mille nouveaux habitants non seulement le territoire de Catane, mais encore une grande partie du pays limitrophe. Il se hâta dans cette entreprise pour faire de ces habitants des auxiliaires prêts en cas de besoin, et aussi pour recevoir les honneurs héroïques dus au fondateur d’une cité de dix mille citoyens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.49], de même qu’à Pindare qui crée à cette occasion sa première Pythique : Eschyle écrit une tragédie en l’honneur de la nouvelle cité ["[Eschyle] arriva en Sicile quand Héron fonda Etna, sur laquelle il composa une œuvre en prédisant une vie heureuse aux nouveaux habitants. Il reçut les plus grands honneurs de la part du roi Héron et des Gélosiens, aux côtés desquels il vécut pendant deux ans", Vie d’Eschyle 8-9] et s’adapte à ses nouveaux compatriotes au point que le Romain Macrobe croira qu’il est d’origine sicilienne ["C’est en Sicile que les dieux Paliques sont honorés. Le premier écrivain à en avoir parlé est le tragédien Eschyle, Sicilien de naissance, qui donne dans ses vers la signification, ou, comme disent les Grecs, l’étymologie de leur nom", Macrobe, Saturnales V.19 ; dans le même passage de ses Saturnales, Macrobe donne un extrait de la tragédie Etna d’Eschyle : "Dans sa tragédie Etna, Eschyle s’exprime ainsi sur les dieux Paliques : “Quel nom leur donnent les mortels ? Zeus veut qu’on les nomme « Paliques » justement parce qu’ils sont retournés des ténèbres à la lumière”"]) : nous avons dit dans notre paragraphe introductif combien Prométhée enchaîné, dont nous ignorons la date exacte mais qu’on doit situer après -468 (puisque dans cette pièce Eschyle recourt à un tritagoniste, invention de son giton Sophocle qui l’a quitté à l’occasion de sa première victoire théâtrale en -468 pour adhérer au parti de Cimon), trahit ce questionnement sur les dieux et ce dépit (on note que dans cette pièce, qui a peut-être été écrite en Sicile, le tragédien mentionne brièvement l’Etna, qu’il considère comme l’atelier du dieu forgeron Héphaïstos : "Et maintenant le corps étendu et inerte [de Typhée] gît près du détroit marin que comprime les racines de l’Etna, tandis qu’Héphaïstos installé à sa cime frappe le fer en fusion. De là jailliront des torrents de feu, qui dévoreront de leurs dents sauvages les terres fécondes des plaines de Sicile", Eschyle, Prométhée enchaîné 363-369). La notice conservée de la tétralogie Agamemnon-Les Choéphores-Les euménides ajoute que celle-ci obtient le premier prix (pour l’anecdote, le chorège est un certain "Xénoklès d’Aphidna"), mais cela ne signifie rien : ce premier prix doit être considéré de la même façon que nos modernes prix littéraires ou nos modernes récompenses cinématographiques décernées à des vieux auteurs pour lesquels le public a certes de la sympathie et qu’il veut honorer tant qu’ils sont encore vivants, mais qui au fond le laissent froid et ne changeront ni sa façon de penser ni son bulletin de vote lors des prochaines élections. Face à ce premier prix de -458, l’auteur anonyme de la Vie d’Eschyle révèle qu’à une date inconnue, lors d’une commémoration de la bataille de Marathon, Eschyle concourt contre Simonide, et c’est ce dernier qui obtient la faveur du public : on imagine facilement la rancœur du vétéran Eschyle à cette occasion face au très corruptible et très mondain Simonide ("Eschyle partit chez Héron, selon certains parce que les Athéniens très hostiles contre lui avait favorisé la victoire du jeune Sophocle, selon d’autres parce que Simonide avait remporté contre lui un concours d’élégies en l’honneur des morts de Marathon, genre qui demande une légèreté à laquelle Eschyle était bien étranger", Vie d’Eschyle 6). Dans sa comédie Les Acharniens en -425, Aristophane se moque d’un groupe de vieux combattants du dème d’Acharnes au nord d’Athènes, en les désignant par le terme "Marathonomaques" ("Maraqwnom£coj", Aristophane, Les Acharniens 181) qui dans le contexte doit être traduit ironiquement par "maniaques de Marathon", à l’instar de ces anciens combattants de la première Guerre Mondiale au XXème siècle qui jusqu’à la fin de leur vie ressasseront leur guerre de 1914, et leur bataille de Verdun, et leur bataille de la Somme, et leur Chemin des Dames, et leur débarquement aux Dardanelles, et leurs combats en Serbie, et fatigueront les jeunes générations en les rabaissant systématiquement par un anaphorique : "De mon temps !...". Eschyle à la fin de sa vie est un de ces Marathonomaques, un de ces vieux ronchons de vétérans de la guerre contre la Perse, qui ressasse les valeurs plus ou moins idéalisées de son passé héroïque, et à qui la jeune génération dit : "Tais-toi, Eschyle. Tu es vieux. Nous t’aimons bien, mais tu es dépassé, tu ne peux plus comprendre le monde d’aujourd’hui. Tu nous les brises, avec ta bataille de Marathon. Rentre chez toi et dors" (en constatant le délabrement des valeurs citoyennes, le même Aristophane en -423 dans sa comédie Les nuées changera de position en défendant indirectement ces Marathonomaques via son personnage Logos Dikaios, incarnant l’éducation martiale du temps d’Eschyle, tourné en dérision par son adversaire Logos Adikos incarnant le je-m’en-foutisme généralisé qui conduira Athènes à sa perte°: "C’est par ces “vieilleries”, par l’éducation que je propose, que les “Marathonomaques” ont été formés°!", Aristophane, Les nuées 985-986). La tradition toujours unanime accentue encore la déchéance d’Eschyle en précisant que sa mort a une cause ridicule. L’événement date de l’archontat de Callias, entre juillet -456 et juin -455 ("Depuis que le poète Eschyle à soixante-neuf ans trouva la mort à Géla en Sicile, cent quatre-vingt-treize ans se sont écoulés, Callias l’ancien était archonte d’Athènes", Chronique de Paros A59). Eschyle est sur une plage de Sicile. En apercevant son crâne chauve qu’il prend pour une pierre, un oiseau lâche une tortue pour casser sa carapace et s’en repaître, fracassant ainsi la tête du tragédien, qui décède aussitôt ("La fin du poète Eschyle ne fut pas volontaire, mais elle mérite, par sa singularité de l’événement, qu’on la raconte. Etant un jour sorti de la cité qu’il habitait en Sicile, il s’assit dans un lieu exposé au soleil. Un aigle portant une tortue vint à passer au-dessus de lui. Trompé par la blancheur de sa tête qui était chauve, il y laissa tomber la tortue, comme il aurait fait sur une pierre, afin de la briser et d’en manger la chair. Ce coup ôta la vie au poète qui donna le premier à la tragédie une forme parfaite", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.12, Exemples étrangers 2 ; "[Eschyle] mourut de la façon suivante. Un aigle qui avait attrapé une tortue n’arrivait pas à l’extraire de sa carapace. Il la lâcha sur des pierres pour la lui casser. Celle-ci tomba sur le poète et le tua, accomplissant une prophétie qui disait : “Un trait venu du ciel provoquera ta mort”", Vie d’Eschyle 9 ; "Une tortue ayant été jetée sur son crâne par un aigle qui la transportait, [Eschyle] en mourut à l’âge de soixante-huit ans", Suidas, Lexicographie, Eschyle AI357). Eschyle est enterré sur place, à Géla, par les Siciliens qui lui rendent un ultime hommage en mentionnant sur sa tombe sa participation héroïque à la bataille de Marathon ("Le poète Eschyle, se voyant près de sa fin, ne voulut rappeler dans son épitaphe, ni les poésies lui ayant acquis tant de réputation, ni les combats de l’Artémision et de Salamine où il s’était distingué. Il se contenta d’y inscrire son nom, celui de sa patrie, et d’ajouter qu’il avait pour témoins de sa valeur le bois sacré de Marathon et les Perses qui y débarquèrent", Pausanias, Description de la Grèce, I, 14.6 ; "De même Eschyle, qui s’était acquis autant de gloire par ses vers, préféra que sa valeur fut rappelée dans son épitaphe : “Mon glorieux courage aura pour témoins éternels le bois de Marathon et le Perse chevelu qui l’a éprouvé”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.6 ; "Les Gélosiens qui après sa mort l’inhumèrent en grande pompe dans le carré des tombes officielles lui rendirent un grand hommage en écrivant : “Ce monument renferme l’Athénien Eschyle fils d’Euphorion, qui a péri près du lieu où il fut incinéré. Le Perse aux longues boucles, qui le connaît bien, et la plaine de Marathon pourraient conter sa noble bravoure”", Vie d’Eschyle 10). Avec la mort d’Eschyle, une page de l’Histoire athénienne se tourne, car son enterrement est aussi celui de l’esprit pionnier qui à Marathon, puis à Salamine, à Platées et à Mycale, a permis de repousser définitivement la menace d’invasion perse et a fait d’Athènes la première puissance de Méditerranée orientale, et on n’a aucune peine à imaginer son ancien giton Sophocle, se souvenant soudain de son enfance auprès de lui, murmurer stupidement à son propre reflet dans l’eau des bassins athéniens, en apprenant la nouvelle : "Eschyle est mort ! Eschyle est mort !". Dans une séquence, la récente série télévisée Rome, qui raconte la fin de la République aristocratique romaine et son remplacement par le régime impérial, montre César/Ciaran Hinds, seul face au bucher funèbre de son rival Pompée assassiné, incapable de retenir une larme : César n’a plus aucun obstacle dans son ascension vers le pouvoir suprême, il a réduit au silence ses adversaires et la majorité du peuple est avec lui, mais il ne peut pas s’empêcher de se dire que Pompée lui a tout donné, et qu’avec lui meurt tout un pan de l’Histoire romaine. Pour notre part, nous pensons que la réaction de Périclès, le jour où il apprend la mort d’Eschyle, est la même : Périclès n’a plus aucun obstacle dans son ascension vers le pouvoir suprême, ses rivaux politiques sont morts ou écartés et la majorité du peuple est avec lui, mais dans l’intimité il ne peut pas s’empêcher de verser une larme en se souvenant qu’Eschyle lui a donné sa première victoire en -472 avec Les Perses, et surtout qu’avec lui meurt le dernier vétéran charismatique de la lutte titanesque entre le géant perse et le nain athénien, le dernier survivant de l’ère archaïque qui a produit des personnalités aussi opposées que Clisthène l’auteur de la Constitution, Thémistocle et Aristide, Miltiade et Xanthippos, sans qui l’Athènes dominatrice de -456/-455, alors en pleine première guerre du Péloponnèse, n’aurait jamais existé. Entre les débrouillards et les profiteurs qui portent déjà en germe la monstrueuse dictature des Trente, et le monde d’hier qu’incarnait Aristide et qu’Eschyle a emporté avec lui vers la Sicile, Périclès prend soudain conscience de ses responsabilités : oubliant les attaques que le tragédien avait dirigées contre lui dans la tétralogie sur les Atrides de -458, il décrète que la reprise publique de ses œuvres sera désormais assurée par le trésor athénien ("Les Athéniens aimèrent tellement Eschyle qu’après sa mort il décrétèrent que toute personne désirant produire ses œuvres obtiendrait un chœur", Vie d’Eschyle 11 ; c’est en montant une tétralogie de son père grâce à ce décret, qu’Euphorion fils d’Eschyle remportera le concours tragique au printemps -431, selon la notice conservée qu’Aristophane de Byzance, responsable de la Bibliothèque d’Alexandrie au début du IIème siècle av. J.-C., a rédigée sur la tragédie Médée d’Euripide, qui précise que cette année-là Sophocle sera deuxième et Euripide avec sa Médée sera troisième, et selon Suidas dans un article de sa Lexicographie consacré précisément à Euphorion ["Fils du tragédien Eschyle, Athénien, poète tragique lui-même, il remporta quatre victoires avec des pièces de son père Eschyle qui n’avaient pas encore été présentées", Lexicographie, Euphorion E3800]). Dans sa comédie Les grenouilles en -405, Aristophane évoquera à nouveau Eschyle en le mettant en scène : dans le contexte dramatique de -405 d’Athènes assiégée par les troupes spartiates prêtes à l’investir, il semblera regretter son ironie à l’encontre du tragédien vingt ans plus tôt via sa pique sur les vétérans de Marathon, puisqu’il le montrera comme le modèle à réactualiser et à imiter pour éviter aux Athéniens d’être anéantis par Sparte, en rappelant qu’Eschyle avait rompu tout contact avec les Athéniens parce qu’il ne supportait plus les "perceurs de murs" trop nombreux parmi eux ("toicwrÚcoj", composé de "to‹coj/mur" et de "ÑrÚssw/creuser, percer", Les grenouilles 808 ; ce terme "perceur de murs" était déjà utilisé de manière aussi insultante, dans le sens de "canaille, brigand", par le vieux Strepsiade contre son propre fils Phidippide corrompu par les sophistes, au vers 1327 de la comédie Les nuées d’Aristophane présentée en -423), c’est-à-dire les iconoclastes qui sapaient les valeurs de l’Athènes victorieuse des Perses en s’en prétendant les héritiers, responsables de l’aporie politique de -405.

  

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