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-478 à -470 : La guerre contre la Perse II

Keratos de Milet : Sur la nature / Livre II : Politique

Traduit du grec par Christian Carat

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

L’apogée d’Aristide

L’Eurymédon

Le déclin de Cimon

Keratos : Politique


1 - J’ai dit vu dans mon livre I que les dieux n’existent pas, et que cela n’empêche pas chacun de nous d’être promis à un au-delà personnel dépendant de ce qu’il aura vécu ici-bas. Il importe donc de savoir comment vivre ici-bas de la façon la plus adéquate pour éviter de transformer cet au-delà personnel en cauchemar. La meilleure solution est de ne rien avoir à reprocher à soi-même, ce qui implique de combler d’abord les nécessités du corps que sont le manger, le loger et le vêtir : la paix intérieure est d’abord une question de santé. Ensuite, l’ici-bas étant constitué d’une terre aux dimensions réduites que nous devons partager avec autrui, nous devons nous interroger sur les meilleurs moyens de rendre supportable cette coexistence avec autrui. L’étude des groupes humains montre qu’on se rassemble toujours parce qu’on estime avec raison qu’il est plus facile d’affronter les dangers de la vie à plusieurs que seul : un enfant se colle à sa mère car il pense qu’auprès d’elle il pourra surmonter les épreuves du monde, de même l’adulte s’intègre dans un groupe parce qu’il pense qu’auprès de ce groupe il pourra affronter les épreuves du monde. En résumé, le politique assure les nécessités vitales du manger, du loger, du vêtir, il répartit ces nécessités en fonction du territoire et de la population, et il prémunit contre les menaces passives ou actives qui gênent la satisfaction des désirs de chacun.


2 - Le politique vise le contentement de toute la communauté, contrairement à l’économique qui vise le contentement d’un homme seul ou d’un groupe plus ou moins important à l’intérieur de la communauté. On peut donc dire que le politique est l’art du juste équilibre entre garantir un minimum d’expression à l’économique, et le réprimer quand il devient envahissant et menace l’équilibre de la communauté. Dans son Iliade, Homère oppose le noble Ajax, courageux, ambitieux, habile au point de vaincre presque Hector, à son demi-frère bâtard Teucros, réservé, modeste, si peu adroit qu’il ne se risque jamais au corps-à-corps et se cache derrière le bouclier d’Ajax dès qu’il tire une flèche sur les Troyens ordinaires : le politique est l’art de contraindre à vivre ensemble les Ajax et les Teucros qui composent le corps de la cité, en abaissant la gloire des Ajax quand elle tend vers l’hybris, et en obligeant les Teucros à ne plus vivre à l’abri derrière les Ajax.


3 - La nécessité de délimiter un territoire est une conséquence de la condition mortelle de l’être humain. Quelle que soit l’origine de l’être humain en effet, né de la terre ou né du ciel, sa survie aujourd’hui ici-bas dépend de sa soumission aux lois de la nature ici-bas : sans eau il meurt, sans nourriture il meurt aussi. Par ailleurs, les ressources en eau et en nourriture n’étant jamais inépuisables, et l’être humain n’étant pas capable de se reproduire seul ni de se protéger seul contre tous les dangers qui le menacent, il est obligé de composer avec ses semblables pour gérer le mieux possible les ressources du territoire physique sur lequel il vit, et accroître ainsi son espérance de vie. En résumé, l’être humain doit dompter la nature pour survivre, et il doit s’entendre avec le groupe de semblables auquel il appartient pour à la fois répartir de façon juste entre ses semblables les fruits de la nature et pour en empêcher l’accès aux autres groupes. Le fait qu’une communauté délimite un territoire, et le désigne en disant : "Ceci est à nous !" pour en interdire l’accès aux soldats et aux marchands des communautés voisines, ne relève pas d’abord de la volonté d’individus dominateurs désireux d’assouvir leur orgueil. Et le fait que les membres de cette communauté débattent en permanence pour assurer une plus équitable répartition des ressources, ne relève pas d’abord d’individus désireux d’imposer des idéaux généreux. Les deux faits ne relèvent que de l’irréductible et cruel instinct de survie : c’est d’abord parce que l’eau et la nourriture sont rares que ceux qui en ont veulent les préserver, et c’est d’abord parce que les ventres de certains individus sont plus vides que d’autres que ceux-ci se révoltent contre ceux-là. Une communauté ne peut pas durer sans territoire physique adapté à ses besoins et délimité par des frontières physiques. Elle ne peut durer davantage sans lois régissant équitablement ses membres entre eux à l’intérieur de ces frontières physiques.


4 - L’interdépendance entre la quantité d’individus et les ressources d’un territoire implique un mécanisme perpétuel de bascule. Tantôt les individus ne sont pas assez nombreux par rapport aux ressources : dans ce cas ils doivent accueillir des étrangers parmi eux et les considérer comme des membres à part entière de leur communauté pour éviter que les communautés voisines plus nombreuses les exterminent et s’approprient leur territoire. Tantôt les individus sont trop nombreux par rapport aux ressources : dans ce cas ils doivent fermer les frontières pour empêcher les étrangers d’entrer sur le territoire et de profiter de ces ressources limitées, et à l’intérieur de la communauté l’accès à ces ressources limitées doit être prioritairement accordé aux individus les plus productifs au détriment des individus les plus dépendants, ce qui signifie que les naissances doivent être contrôlées et que les aides aux malades doivent dépendre des potentialités productives de ces malades, à l’instar d’une branche d’arbre dont il faut couper certains bourgeons et certaines excroissances qui pompent inutilement la sève pour éviter que l’arbre tout entier meure, étouffé par les arbres voisins plus volumineux et en meilleure santé, ou atrophié pour avoir distribué les maigres ressources de son sol vers ces bourgeons incapables de produire des fruits et ces branches malades contagieuses. Sur ce sujet, nous devons toujours nous souvenir de l’exemple suivant. Sthénélos fils de Persée, s’étant accaparé des trônes de Mycènes et de Tirynthe après avoir chassé Amphitryon, chercha le moyen de subvenir aux besoins de son double royaume. Des marins lui apprirent que de l’or et de l’argent avaient été découverts sur l’île de Sifnos. Il envoya donc soixante hommes en armes pour s’en approprier les gisements. Ceux-ci débarquèrent sur la côte sud de l’île, amenant avec eux vingt-neuf couples de lapins qu’ils libérèrent sur l’îlot voisin de Kitriani pour qu’ils s’y reproduisent et leur assurent ainsi une nourriture permanente et facilement accessible. Ces hommes étant fortement armés, personne ne vint contester leur appropriation de l’île et des mines d’or et d’argent, ils s’installèrent donc, épousèrent les femmes autochtones, firent des enfants, et avec une partie de l’or et de l’argent qu’ils détournaient ils s’offrirent des esclaves pour creuser le sol à leur place et accomplir toutes les tâches domestiques. Ainsi, au cours des dix ans qui suivirent, ce petit contingent de soixante hommes se transforma en une communauté d’environ deux cents personnes, et la population de l’île à leur service tripla. Bientôt les ressources de l’île devinrent insuffisantes pour combler les besoins superflus, puis les besoins organiques, de cette masse d’individus. Des conflits éclatèrent, causant des morts. Finalement les Mycéniens survivants revinrent sur le continent en emportant toutes les richesses accumulées depuis dix ans, laissant l’île à l’état de ruine. Sur l’îlot de Kitriani, les lapins désormais libérés de leurs prédateurs continuèrent à se reproduire : comme les hommes sur Sifnos, leur nombre devint bientôt trop grand par rapport aux ressources alimentaires que l’îlot pouvait leur offrir, seuls les plus forts survécurent pendant un temps, mais incapables de gagner l’île de Sifnos à la nage ils moururent finalement à leur tour après avoir rongé les derniers brins d’herbe, donnant à l’îlot de Kitriani l’aspect désertique qu’il a encore aujourd’hui.


5 - Arrêtons-nous d’abord sur le domaine du manger. Ce domaine consiste dans trois activités, la chasse, la pêche et la cueillette, liées à la question de la propriété : à qui appartiennent les terres sur lesquelles on chasse ou on cueille, à qui appartiennent les mares ou les rivières dans lesquelles on pêche ? S’il est vrai qu’originellement les terres, les mares et les rivières n’appartiennent à personne, il est aussi vrai qu’elles ne profitent qu’à un très petit nombre de gens quand elles ne sont pas exploitées. A ceux qui estiment injuste le fait que telle terre, telle mare, telle rivière, soit appropriée par un individu, par un groupe d’individus ou par une communauté, nous répondons donc qu’il est encore plus injuste que des terres, mares et rivières laissées à l’état naturel ne nourrissent que quelques chasseurs, pêcheurs et cueilleurs, tandis que confiés à des spécialistes elles pourraient nourrir des populations nombreuses. Nous ne devons pas nous demander : "Est-il juste que tel individu, tel groupe d’individus ou telle communauté s’approprie telle terre, telle mare ou telle rivière ?", mais : "Comment cet individu, ce groupe d’individus ou cette communauté exploite cette terre, cette mare ou cette rivière ?". Si la terre, la mare ou la rivière en question est exploitée de façon à nourrir des populations nombreuses, il n’est pas injuste qu’elle soit appropriée par cet individu, ce groupe d’individu ou cette communauté, car cette appropriation par un seul ou par quelques-uns profite à tous.


6 - L’organisation raisonnée de la cueillette sur une terre se nomme "georgia"(1). L’organisation raisonnée de la chasse sur une terre, ou de la pêche dans une mare ou une rivière, se nomme "ktènotrofia"(2). Georgia et ktènotrofia constituent l’art agronomique(3). Quand ils sont planifiés par des spécialistes, georgia et ktènotrofia permettent d’obtenir des productions en plus grande quantité et de meilleure qualité. Par exemple, l’acheminement d’une eau de source vers des canaux ou vers des abreuvoirs permet de produire davantage de céréales ou de nourrir davantage d’animaux sur un petit espace que quand ces céréales et ces animaux sont dispersés et dépendent de la seule eau de pluie. Une telle réduction sur un petit espace permet par ailleurs une reproduction plus facile, et une protection plus sûre contre les intempéries et les prédateurs, de ces animaux et de ces céréales. Enfin, surtout, elle permet l’accession du manger à tous, sans condition particulière : jadis la survie d’une famille reposait entièrement sur la rapidité de tel membre seul capable d’attraper un sanglier à la course, ou sur l’adresse de tel autre membre seul capable d’atteindre un sanglier au javelot, tandis qu’aujourd’hui un vieillard même malade ou un enfant en bas âge peut gérer seul une exploitation agricole de trente ou quarante cochons destinés à nourrir plusieurs familles. Il apparaît donc que georgia et ktènotrofia nécessitent un savoir intellectuel accessible à quiconque, davantage que des aptitudes physiques données ou non par la nature, et qu’en cela les communautés d’agronomes sont plus justes que les communautés de cueilleurs, de chasseurs et de pêcheurs, car dans les secondes la survie est réservée aux plus forts alors que dans les premières elle s’offre à quiconque fait l’effort d’acquérir ce savoir agronomique.


7 - Mais il faut relativiser cette conclusion sur les agronomes en rappelant que ceux-ci sont conditionnés par les moyens à leur disposition, dont l’attribution relève toujours d’un choix politique. Même le meilleur agronome du monde ne peut pas produire au-delà d’une certaine quantité de céréales, de bétail, de poissons. Une exploitation bovine nécessite par exemple un espace plus grand qu’une exploitation porcine, ou qu’une exploitation conicline : sur un stade, on peut élever quelques bœufs, ou plusieurs dizaines de porcs, ou des centaines de lapins, mais on ne pourra jamais y élever des centaines de bœufs, ni des milliers de porcs, ni des millions de lapins. La nature même de l’exploitation conditionne aussi son développement : un bœuf réclame davantage de nourriture qu’un lapin, mais on ne peut pas nourrir toute une communauté avec un unique lapin, or cent lapins réclament autant de nourriture qu’un bœuf ; par ailleurs, un bœuf peut nourrir un plus grand nombre de personnes qu’un lapin, mais le cycle de reproduction des bœufs est plus délicat et plus lent que celui des lapins. Si la communauté décide de se spécialiser dans l’élevage des bœufs elle doit donc renoncer à se spécialiser dans l’élevage des lapins, ou inversement, car les ressources naturelles du territoire consacré à cet élevage n’étant pas extensibles elle ne pourra jamais offrir un soin égal aux deux élevages. On peut dire que son équilibre alimentaire dépend d’une équation difficile entre l’étendue du territoire à sa disposition, la nature de ce territoire, les compétences des agronomes auxquels elle confie l’exploitation de ce territoire, et les objectifs qu’elle impose à ces agronomes.


8 - Le domaine du manger ne doit pas devenir une source de richesse, sinon il crée une dépendance chez la communauté acheteuse comme chez la communauté vendeuse qui les conduira tôt ou tard à la ruine. Peu avant la guerre de Troie, Agamemnon roi de Mycènes décida de vendre une partie de son eau et le surplus de ses récoltes aux Méliens de Phylacopi qui le lui réclamaient. Grâce aux bénéfices obtenus, il acheta des matières précieuses que le sol volcanique de Milo possédait. Ainsi s’instaura entre Mycéniens et Méliens un échange régulier, nourriture contre objets précieux, qui, comme à Sifnos quelques temps plus tôt, se renforça par une installation de Mycéniens à Phylacopi. Certains Méliens constatèrent que les Mycéniens appréciaient particulièrement la terre crayeuse de l’île voisine de Kimolos, qu’ils utilisaient pour leurs ablutions. Une partie de l’eau et des récoltes mycéniennes achetées furent détournées vers Kimolos où ces Méliens s’installèrent. Mais après des années de commerce fructueux, une tempête ayant détruit une partie des maisons de Phylacopi, les Méliens décidèrent de payer des esclaves pour les reconstruire en baissant leur consommation de nourriture en provenance de Mycènes. Les producteurs mycéniens, perdant ainsi leur marché mélien, s’appauvrirent au point de ne plus pouvoir acheter les matières précieuses en provenance de Milo. Leurs maisons reconstruites, les Méliens n’ayant pas vendu leurs matières précieuses s’appauvrirent à leur tour au point de rationner l’eau en provenance de Mycènes, ils cessèrent d’approvisionner ceux d’entre eux installés sur l’île de Kimolos. Ces derniers désormais privés d’eau abandonnèrent les gisements de kimolite que les Mycéniens ne leur achetaient plus, et revinrent sur Milo. Les surplus de récoltes mycéniennes continuaient d’arriver à Phylacopi, dans les silos construits par les quelques Mycéniens encore sur place, mais pourrissaient faute de Méliens suffisamment riches pour les acheter. Finalement, les derniers Mycéniens de Phylacopi revinrent à Mycènes en proie à une grande crise sociale et politique, laissant les Méliens mourir de faim autour des silos pleins de nourriture réduite à l’état de déchets.


9 - Cette histoire montre qu’en l’absence de politique agronomique le manger devient un bien comme un autre, et l’agronome devient un individu ordinaire qui se vend au plus offrant, or le manger n’est pas un bien comme un autre car de lui dépend la survie de la communauté. Comment concilier la part nécessaire de liberté laissée à l’agronome pour qu’il puisse pleinement exercer son art, et la part de contrôle que la communauté doit exercer sur lui pour l’empêcher de vendre sa production au détriment de ses compatriotes ? La solution pour la communauté consiste à conserver la maîtrise d’un ou plusieurs outils indispensables à cette production, et en même temps à entretenir avec l’agronome une relation privilégiée. En décrétant que l’eau par exemple est un bien communautaire et non pas un bien réservé à quelques personnes, on impose à l’agronome une limite à son exploitation, mais on le laisse totalement libre de la gérer comme il veut en deçà de cette limite : si en un an cet agronome réussit à produire davantage de céréales ou de bétail que tel autre agronome qui a reçu la même quantité d’eau, c’est parce qu’il est plus habile que cet autre agronome, et doit être récompensé pour éviter qu’il ne soit recruté par des communautés étrangères, si à l’inverse il en produit moins c’est parce qu’il est moins habile et ne mérite que le mépris. Parallèlement, en taxant les produits similaires que certains membres de la communauté achètent aux communautés voisines, on valorise la production locale contre ces productions voisines, on garantit aux agronomes que leurs céréales et leur bétail seront achetés par les membres de la communauté car moins chers. En taxant pareillement les exportations, on empêche les agronomes d’instaurer un commerce alimentaire avec les communautés voisines, car ces dernières finissent tôt ou tard par calculer qu’acheter ces céréales et ce bétail taxés leur coûte plus cher qu’en produire eux-mêmes.


10 - La même histoire montre qu’une communauté doit toujours posséder un surplus, au cas où un événement naturel indépendant de la volonté des agronomes ruinerait les récoltes annuelles. Ce surplus ne doit pas être vendu : ou bien il sera consommé parce que la récolte annuelle ne sera pas suffisante pour nourrir toute la communauté, ou bien il ne le sera pas parce que ladite récolte sera abondante. S’il n’est pas consommé, le surplus devra être détruit pour céder sa place aux nouvelles récoltes, en aucun cas il ne sera vendu à bas prix ou donné, car si on vend ou on donne une nourriture pourrissante à un affamé un jour, cet affamé reviendra le lendemain, et le surlendemain, et les jours suivants, et peu à peu une production lucrative de nourriture pourrissante se formera parallèlement à la production saine contrôlée par la communauté, maintenant les affamés dans un état de dépendance face à cette production pourrissante. Mieux vaut un silo plein de nourriture saine qui ne sera jamais ouvert, qu’un silo vide par la volonté de quelques marchands irraisonnés, ou pire, comme à Phylacopi, un silo plein de nourriture étrangère parce que plus personne n’en produit sur place et pourrissant lentement parce que plus personne n’a d’argent pour l’acheter. Quand un individu n’est pas assez riche pour acheter du blé, la communauté doit réfléchir au moyen d’enrichir cet individu, et non pas au moyen de baisser le prix du blé, car jouer avec le prix du blé signifie jouer avec les agronomes qui le produisent, qui seront naturellement tentés d’offrir leur savoir aux communautés étrangères plus attentionnées.


11 - Intéressons-nous ensuite au domaine du loger. A l’occasion d’une ambassade milésienne vers l’Attique à laquelle j’ai récemment participé, j’ai pu constater l’installation anarchique des immigrants de toute la Grèce sur les côtes maritimes méridionales, sur les dèmes du Pirée, de Xypetè, de Phalère, attirés là par l’espoir d’y gagner plus d’argent et de considération que dans leur patrie d’origine grâce aux mesures instaurées naguère par Solon et reprises aujourd’hui par Pisistrate. Ces gens vivent les uns sur les autres, sans confort. Les plus anciens s’accrochent à leur rêve d’une vie meilleure sans voir que ce rêve tourne au cauchemar : ils détruisent leur santé en partant pêcher tous les matins avant le lever du soleil sur des barques fragiles, certains ne reviennent pas, et ceux qui reviennent rapportent juste le nécessaire pour remplir leur propre estomac et ceux de leur famille jusqu’au lendemain. Les plus jeunes ne veulent pas les imiter : ils restent à domicile, ils boivent, ils volent, ils condamnent leurs pères de les maintenir dans cet état, ils se laissent séduire par les pires politiciens sans comprendre que ceux-ci les manipulent pour obtenir des privilèges et les oublieront dès qu’ils auront ces privilèges qu’ils convoitent. Ces jeunes gens ne pensent pas que le monde est plus vaste que celui qu’ils fréquentent quotidiennement, parce qu’ils ne savent ni lire ni écrire et qu’aucun éducateur ne le leur a jamais dit ni montré, ils se construisent donc comme des animaux en accaparant ce qui se trouve sous leurs mains sans se demander si c’est bien ou mal, en estimant que l’ami est celui qui accepte d’être volé et que l’ennemi est celui qui refuse d’être volé et se défend. Ces anarchistes(4) finissent par s’introduire dans la ville même d’Athènes et en menacer son ordre. Pisistrate a utilisé naguère une partie du trésor pour contenter ces jeunes déstructurés. Leur première réaction a été de fuir la côte pour acheter des parcelles de terre dans la pédie et y construire des maisons aux dimensions de leurs familles complètes. Mais toujours ignorants des règles élémentaires de la politeia(5), et confortés dans leur égoïsme par cette aide financière cédée par Pisistrate, ils ont recommencé à voler en s’organisant désormais en bandes, à la tête d’autres jeunes qui les considèrent comme des modèles, réclamant davantage de pouvoirs pour les dèmes dont ils sont issus. On déduit de ce constat qu’une communauté ne doit jamais accepter sur son sol l’installation non contrôlée d’émigrants, elle doit les expulser ou les intégrer, mais jamais les laisser construire une communauté parallèle avec d’autres règles, ou sans règles, car elle entrera tôt ou tard en conflit avec cette communauté parallèle. La meilleure façon d’aider ces immigrants miséreux, ce n’est pas de leur donner de l’argent, car dès qu’on leur donne de l’argent ils fuient la paralie pour aller s’installer chez ceux-là même qui les ont aidés et leur réclament davantage parce qu’ils n’ont toujours aucun principe social, c’est de les renvoyer dans la patrie de leur aïeux qu’ils ne connaissent plus ou vers un pays lointain quelconque pour qu’ils découvrent ou redécouvrent que le monde est plus vaste et moins désespérant que leur quartier et leur ruelle paralienne quotidienne, ou de les intégrer totalement dans la vie politique de la communauté, en leur accordant les mêmes droits mais d’abord les mêmes devoirs que les autochtones. Autrement dit, dans les deux cas, une communauté doit toujours contrôler le développement de son astu(6), elle doit empêcher l’érection anarchique de bâtiments, source de toutes les gangrènes sociales.


12 - Mais d’un autre côté, on ne doit pas céder à la tentation de transformer les citoyens en automates, tel Minos jadis qui, craignant un débarquement des Grecs sur son territoire, tenta de transformer les Crétois en soldats bêtes et disciplinés, ce qui provoqua leur rébellion et finalement sa chute, même après qu’il eût fabriqué le géant Talos pour le protéger. Des prétendus experts en construction(7) que j’ai croisé dans Athènes proposent de raser ces quartiers insalubres et instables en bois qui s’étendent sur la côte, pour construire à leur place des grandes barres d’habitations en pierre semblables à des cages à poules, éloignées les unes des autres par des grandes voies les traversant, où des troupes armées pourraient facilement intervenir en cas de besoin. Un tel projet signifierait remplacer un problème par un autre. Car comment imaginer que les questions sociales posées par les pauvres de la paralie peuvent être simplement résolues par une mise en cages ? Comment imaginer que des êtres humains peuvent ainsi accepter de vivre jusqu’à leur mort dans un espace définitivement réduit, en partageant les malheurs intimes de leurs voisins de droite et de gauche, du dessus et du dessous, et n’ayant comme seul horizon qu’une autre barre en pierre sur laquelle réverbèrent les aboiements des chiens errants ? Ils disent : "Nos bâtiments seront plus confortables que les taudis dans lesquels ces pauvres vivent actuellement", mais ils s’empressent d’ajouter qu’ils n’y habiteront jamais, ce qui nous permet de douter du soi-disant confort qu’ils annoncent. Qu’on cesse donc d’écouter ces individus dont les ambitions excèdent les compétences et la vertu. Le rôle d’un constructeur est de construire, et non pas de faire de la politique, qui reste l’affaire de tous au bénéfice de tous.


13 - En résumé, la santé d’une astu se mesure à sa capacité de trouver le juste milieu entre interdictions et libertés. Telle est l’origine de toutes les astus, qui sont les piliers des cités : une astu n’est pas d’abord un lieu d’habitation, mais un lieu d’échange, et l’échange implique des règles délimitant ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas pour la majorité des gens vivant dans cette astu. Les Grecs qui viennent s’installer au Pirée, à Xypetè, à Phalère, y sont attirés par l’envie de partager avec les autochtones de l’Attique une aventure commune, et non pas par une envie de jouir des beautés du paysage attique. L’obstination des immigrants âgés à partir pêcher tous les matins en espérant revenir avec des masses de poissons qu’ils vendront aux Athéniens autochtones, ne s’explique que par le désir de devenir indispensables aux Athéniens autochtones par ce moyen, et en retour d’être un jour considérés par eux comme des membres de leur patrie.


14 - Aux sources de l’Euphrate jadis, des hommes découvrirent que les épis de blé peuvent être broyés et transformés en farine, et que cette farine peut être transformée en pain. Ils découvrirent aussi que ces épis de blé peuvent être conservés longtemps avant d’être ainsi transformés. Ces hommes, qui étaient des cueilleurs nomades à l’origine, devinrent des agriculteurs sédentaires dès qu’ils fixèrent durablement leur tente, puis leur habitation en dur, à proximité des champs produisant ces épis de blés, et des silos dans lesquels ils les conservaient. Ils s’assurèrent de cette façon une alimentation régulière, qui attira la convoitise des nomades de passage, comme la richesse et la stabilité d’Athènes aujourd’hui attire tous les Grecs de la mer Egée. Certains de ces nomades s’installèrent à proximité des champs et des silos, qu’ils pillèrent. D’autres au contraire proposèrent aux agriculteurs de surveiller ces champs et ces silos contre les pillards, à condition d’être payés par une certaine quantité d’épis de blé à la fin de chaque mois. Un premier contrat social s’établit donc entre ceux qui produisaient et ceux qui gardaient la production. D’autres nomades arrivèrent, comptant parmi eux des nouveaux vicieux s’adonnant au pillage et des nouveaux vertueux proposant aux agriculteurs et à leurs gardiens de rénover leurs maisons, ou de recoudre leurs vêtements, ou de couper leur bois de chauffage, établissant d’autres contrats sociaux. Progressivement les quelques baraques d’agriculteurs disséminées dans la vallée furent réunies par les baraques des nouveaux arrivants s’élevant entre elles, ces bâtiments contigus formèrent des rues, ces rues formèrent des quartiers, ces quartiers formèrent une astu. Ce scénario se reproduisit dans toute la vallée de l’Euphrate et du Tigre, et en Egypte aussi sur les bords du Nil. Autrement dit le vrai point de départ de ce scénario n’est pas l’épi de blé, mais la présence de l’eau.


15 - Quel est en effet le plus petit dénominateur commun d’une cité ? Une communauté peut exister sans astu, sans quartiers, sans rues, sans maisons, elle peut exister sans menuisiers, sans gardes, sans agriculteurs, elle peut exister sans blé, mais elle ne peut pas exister sans réserves en eau, car l’eau est bien l’origine première du blé. Les modernes fondateurs d’auberges de voyage(8) ont bien compris cela : leurs établissements sont à mont ou à val, en paralie ou en pédie, près des forêts ou près des déserts, mais ils ont tous en commun la jouissance d’un puits ou d’une rivière. Comme le propriétaire d’une auberge de voyage qui doit refuser des clients si leur nombre dépasse les capacités de sa réserve en eau, les membres d’une cité doivent se demander en permanence si leur nombre est en adéquation avec les ressources en eau que leur cité possède. Si leur nombre d’autochtones ou d’immigrants excède ces ressources, ils devront impérativement fermer leurs frontières et imposer à ces autochtones et à ces immigrants excédents de continuer leur vie ailleurs, car un manque d’eau cause un manque de blé, et le manque de blé provoque la famine et le désordre social. Précisons sur ce sujet que les canaux ne sont que des artifices temporaires : on peut alimenter une cité avec une eau tirée d’une source située à trente stades via un canal pendant quelques générations, mais arrive toujours le moment où, à l’occasion d’une guerre ou d’une crise quelconque, ce canal est détruit ou cesse d’être entretenu, et alors la cité qui a continué artificiellement de grandir pendant ces quelques générations connaît les pires épidémies et les pires rivalités politiques.


16 - Six règles déterminent le bon équilibre entre interdictions et libertés autour de la question de l’eau. Primo, une cité doit comporter une agora, c’est-à-dire un lieu où les résidents de la cité décident collectivement de la gestion de leur cité. Une agora, et pas deux ni trois ni davantage : en cas de synœcisme, les citoyens réunis doivent choisir une agora au détriment des autres, car une cité suppose un lieu de gouvernement unique, et non pas deux ni trois ni davantage. Deusio, une cité doit délimiter exactement ses frontières, et à l’intérieur de ces frontières délimiter des parcelles : cela permet d’éviter les litiges sur les questions du dépôt des déchets, du traçage des routes, du bruit, et sur les surfaces réservées à la collectivité face à celles accordées aux citoyens, qui par ailleurs doivent être aussi réglementées. Tertio, une cité doit attribuer une adresse à chacun de ses citoyens, sous la forme d’un nom ou d’un numéro, car une adresse matérialise la pleine appartenance d’un individu à sa cité, elle garantit à la cité que l’individu devra remplir ses devoirs en même temps qu’elle assure à ce dernier la pleine jouissance de ses droits. Quarto, nous venons de dire que les surfaces accordées aux citoyens doivent être réglementées : ces règles doivent déterminer la superficie qui sera réservée à l’habitat et les équipements liés à cet habitat, cela permet d’éviter le développement anarchique des cabanes qu’on voit sur la côte attique, assemblées hâtivement les unes sur les autres au point de former des montagnes branlantes de planches de bois pourri, dans lesquelles s’entassent des familles qui n’ont pas accès à la moindre fontaine et vivent dans leurs propres déjections. Il est nécessaire aussi de bien séparer le vendeur et l’acheteur, autrement dit le maître d’œuvre qui apporte sa science à la réalisation de l’habitation, et le client public ou privé qui commande cette habitation, pour éviter aux constructeurs précédemment mentionnés d’outrepasser leurs compétences. Il faut aussi limiter le nombre de chantiers commandés par un client, pour que le développement de l’astu ne soit pas dominé par quelques élus ou citoyens plus riches ou plus influents que d’autres, et planifier ces chantiers pour éviter les travaux perpétuels, les dépassements de coût, les incohérences de structure et de solidité de l’habitation projetée. Quinto, une cité doit se développer de quartier collé en quartier collé, cette solidarité de quartiers assurant la protection du nouveau résident par la cité qu’il intègre en même temps qu’elle l’oblige à participer à la vie collective de cette cité qui le protège. Un homme qui construit sa maison à la frontière de la cité, en dehors des parcelles définies par la cité, parce qu’il estime que les règles imposées à l’intérieur de cette frontière et de ces parcelles sont trop contraignantes, assume le risque de ne pas être secouru s’il est agressé, car il se met lui-même en état d’hors-cité : il n’aura pas le droit de réclamer des dommages si des brigands vagabonds brûlent un jour sa maison, car il n’est pas juste qu’un homme qui refuse les contraintes de la vie collective les jours de soleil puisse en obtenir la protection les jours de pluie. Solon naguère a imposé un décret stipulant que quand un litige se présente, chaque citoyen athénien a l’obligation d’exprimer son point de vue sous peine d’être déchu de sa citoyenneté : ce décret constitue l’essence de la politeia. Sexto, la cité doit réserver une parcelle de son territoire à ceux qui veulent en devenir citoyens et aux nomades, à qui elle donne une autorisation de séjour quand ils franchissent sa frontière, à condition que ses réserves d’eau lui permettent d’alimenter ses citoyens autochtones et ces nouveaux arrivants : par ce moyen elle connaît en permanence le nombre de résidents qui se trouvent sur son territoire et peut décider en conséquence de sa politique d’intégration ou d’expulsion.


17 - Abordons enfin le domaine du vêtir. On croit souvent que les tissus et objets dont on se couvre le corps ont une raison protectrice : on argumente en montrant les peaux de bêtes qui paraissent prémunir du froid, les turbans blancs des Libyens et des Nubiens qui paraissent prémunir du soleil en réfléchissant son rayonnement, les cuirs des Celtes qui paraissent prémunir de la pluie et de la neige, on montre aussi les thorax(9), les knèmis(10), les cranos(11) d’Achille ou d’Hector qui paraissent prémunir des coups d’épée ou de lance et compléter la fonction des aspis(12) et des égis(13) dont Tychios révéla la solidité. Cette croyance est fausse, car la vrai raison de ces tissus et ces objets est sociale. Comme le mot "vêtement"(14) lui-même l’indique, tous les accessoires dont nous enveloppons nos corps ne nous servent qu’à exister aux yeux de nos semblables et à être immédiatement reconnus par eux. Les voyageurs rapportent que les hyperboréens qui vivent en bordure de la mer extérieure, dans un environnement pourtant glacé toute l’année, ne sont pas plus habillés que les habitants des pays chauds. On dit même que certains vivent nus, simplement recouverts de graisse animale, dans des maisons de glace. Aux Libyens et aux Nubiens coiffés de turbans blancs, on peut opposer les Egyptiens qui vivent tête nue alors que le soleil est aussi présent en Egypte qu’en Libye et en Nubie. Et tous les vêtements des héros de Troie sont des signes de reconnaissance beaucoup plus que des remparts contre les intempéries ou contre la guerre. Si Agamemnon porte une peau de lion, ce n’est pas pour se protéger du froid, mais pour rappeler à tous ses hommes qu’il est le plus grand des chasseurs de lions : sa peau de lion lui permet d’être immédiatement identifié par les Grecs. Il en est de même pour le Troyen Donon dont la peau de loup blanc est devenue proverbiale et perpétue encore aujourd’hui son souvenir. Si Laërte porte un bonnet de chèvre, ce n’est pour se protéger de l’éclat du soleil, mais pour rappeler en permanence à ses sujets d’Ithaque qu’il est le plus important propriétaire de chèvres de l’île, de même que Polyphème par sa peau de mouton veut rappeler en permanence qu’il est un grand éleveur de moutons, de même que les Scythes par leurs grands manteaux en cheveux humains veulent rappeler en permanence qu’ils sont des barbares sans pitié, de même qu’Héraclès par la peau du lion de Némée et le bouclier de l’hydre de Lerne qu’il porte veut rappeler en permanence ses célèbres travaux, de même qu’Achille par son bouclier en cuir de taureau veut rappeler en permanence qu’il est le plus courageux et le plus habile des hommes parce qu’il n’hésite pas à affronter des taureaux et connaît l’art de transformer un cuir flasque et fragile en un une arme défensive solide.


18 - Le vêtement est le prolongement des tatouages que l’on voit sur les peuples primitifs, et des incisions que les Thraces continuent à pratiquer sur leurs corps. Le vêtement, comme le tatouage et les incisions, indique le rang et le rôle que l’individu occupe parmi son entourage. C’est pour signifier son statut de roi au milieu des Argiens nus que Pélasgos jadis se vêtit d’une peau de mouton, c’est pour signifier son statut de reine au milieu des Colchidiennes brunes que Médée jadis se teignit les cheveux en blond, c’est pour signifier leur ascendance élevée au milieu du bas peuple tout couvert de peaux de moutons qu’Arcas et Sémiramis firent tisser jadis la première tunique de laine et la première tunique de lin. Le vêtement, le tatouage, l’incision, sont les corrections politiques du corps nu que l’individu reçoit à sa naissance. Le roi de petite taille enfile des chaussures à talons haut pour se grandir et signifier ainsi sa puissance, la reine aux seins plats glisse des feuilles dans son corsage pour s’arrondir et signifier ainsi son opulence. Dans les sociétés patriarcales, les parures et les étoffes somptueuses et uniques des hommes face aux toiles rêches et communes semblables à des prisons portatives que portent les femmes, manifestent la domination des uns sur les secondes : on observe le contraire dans les sociétés matriarcales, où les hommes portant les mêmes vestes grises vivent au milieu des femmes aux coiffes élaborées et aux linges précieux et bigarrés. Le vêtement montre à tous qui est le maître et qui est l’esclave. Il montre aussi qui est le boulanger, qui est le menuisier, qui est l’éleveur et l’agriculteur, qui est le prêtre, qui est le savant et qui est l’idiot. Et même quand le vêtement ne vise pas à renseigner sur le rang et le rôle de l’individu qui le porte, il conserve une fonction liée à autrui. Il sert à détourner les êtres de leurs penchants sexuels naturels. Il sert à retenir le flux menstruel des femmes, évitant ainsi à la tribu d’être pistée par les bêtes carnivores et par les tribus ennemies : telle est la raison de l’exclusion des femmes chez les peuples qui vont nus. Dans les communautés religieuses, il préserve des infections réelles ou supposées les parties du corps qu’on croit essentielles : le cœur source du courage, la main source de toutes les œuvres, le ventre de la femme et le pénis de l’homme sources de la vie et garants de l’avenir de la communauté.


19 - Le vêtement a deux finalités à la fois opposées et complémentaires. Sa première finalité est l’intégration volontaire. En cachant les réactions instinctives, incontrôlables du corps, par exemple le hérissement de la chair qui trahit la peur, l’érection chez l’homme et l’écoulement blanc chez la femme qui trahissent le désir, le vêtement dissimule à autrui les sentiments profonds que l’on éprouve, autrui est donc obligé de deviner ces sentiments profonds par le dialogue. On peut dire que le vêtement oblige autrui à voir en chacun de nous autre chose qu’un simple partenaire sexuel. Le vêtement par ailleurs transcende notre nature animale, puisqu’il cache nos organes excrétoires, appareil génital, fesses, seins : il fait de chacun de nous un être de pensée pure détaché de son enveloppe physique, dont la place dans la société ne peut être définie que par le degré de maîtrise du Logos. L’envie de nudité apparaît de ce point de vue comme un besoin asocial, comme la volonté d’exprimer les pulsions naturelles du corps que la politeia impose de cacher derrière le vêtement. Ainsi les rivalités entre les athlètes(15) débarrassés de la moindre étoffe tolérées à Olympie, à Delphes, à Corinthe et à Némée, ne sont pas autorisées dans le cadre de la cité, où les capacités et l’utilité de chacun sont déterminées par d’autres critères que ceux du corps nu. Le manteau dont Déjanire couvre le corps athlétique de son mari Héraclès pour le politiser, le condamne à mort justement parce qu’en cachant ainsi les propriétés naturelles exceptionnelles de ce corps qui n’a toujours vécu que pour lui-même et jamais pour les autres, elle en bride l’expression, et fait d’Héraclès un être intégré dans la masse, un citoyen plus anonyme encore que les autres à cause de sa totale ignorance des règles de la politeia.


20 - La seconde finalité du vêtement est l’exclusion volontaire, c’est-à-dire l’affirmation de soi. Se vêtir d’un casque et d’une cuirasse, c’est s’assurer une place dans la communauté des hoplites en se fermant la communauté des prêtres. Se vêtir d’un ample chiton, c’est s’assurer une place dans la communauté des prêtres en se fermant la communauté des hoplites. Porter le pétasos penché vers la droite ou vers la gauche, se présenter publiquement avec une exomide ou un podèrès, une chlamyde ou un imaton, chaussés de crépides, de cothurnes ou d’endromides, équivaut à clamer son appartenance à une génération bien précise, à une classe bien précise, à une époque bien précise, à signifier d’emblée à autrui son statut marital ou célibataire, sa sympathie idéologique pour le peuple ou pour la noblesse. En dépensant tout l’argent donné par Pisistrate pour s’installer dans la pédie attique et y vivre comme des nouveaux seigneurs avec bijoux rares et robes somptueuses, les jeunes pillards de la paralie évoqués précédemment signifient aux vieux nobles athéniens autochtones qu’ils désirent entrer dans leur famille, en même temps qu’ils s’excluent de la famille des miséreux paraliens dont ils sont issus.


21 - Le citoyen est face à la cité comme Œdipe est face à Jocaste. Pour être accepté par Jocaste, Œdipe doit imiter Laïos le mari de Jocaste : il copie ses gestes et s’affuble des mêmes vêtements, il essaie de nier sa nature d’Œdipe. Ainsi Laïos est pour Œdipe un moyen d’exister aux yeux de Jocaste à condition qu’il se conforme toujours à cette image de Laïos que Jocaste attend de lui, et en même temps un obstacle qui l’empêche d’exister justement parce que Jocaste cessera de le considérer s’il décide de se débarrasser de l’apparence de Laïos dont il s’est affublé. Le même paradoxe déchire l’homme politique. Pour être accepté par la cité, pour ne pas en être exclu, l’individu doit se conformer aux codes vestimentaires de cette cité. Ces codes vestimentaires sont ainsi les garants de l’intégration de l’individu, et en même temps ils l’empêchent d’exprimer sa nature. L’étude vestimentaire dans une communauté permet donc d’en définir précisément son degré de tolérance et d’organisation. Prenons par exemple l’usage grec d’associer la couleur noire au deuil : une cité qui ne condamne pas un homme vêtu en blanc à un enterrement est une cité trop tolérante, qui se destine au chaos social ; une cité qui condamne un homme vêtu en noir sur une scène comique racontant un enterrement, est une cité trop intolérante qui se destine aussi au chaos social ; une cité qui interdit les enterrements en blanc et qui autorise toutes les fantaisies vestimentaires lors des compétitions comiques et même l’absence totale de vêtement lors des compétitions gymniques, est une cité équilibrée qui s’assure un avenir durable, car contrairement à la stérile Jocaste elle offre à l’individu un espace d’intégration et un espace d’affirmation de soi d’égales superficies.


22 - Quand les besoins organiques du manger, du loger et du vêtir sont comblés, le citoyen doit gérer du temps libre. Trois choix s’offrent à lui. Primo, il peut s’occuper à refuser le passé ou le futur, à contester systématiquement toutes les nouvelles mesures avancées par les élus quels qu’ils soient, et à empêcher leur application sous prétexte que le passé est plein de malheurs, et que rompre avec un présent stable signifie nécessairement reproduire ces malheurs dans le futur. Deusio, il peut au contraire se consacrer à ressusciter le passé tel que les livres le racontent ou à bâtir le futur tel qu’il le rêve, en écrasant tous ceux qui lui disent que cette aventure regardant vers le passé ou vers le futur risque d’ébranler la fragile situation présente, résultat des nombreux compromis des générations passées. Le premier choix est égoïste, il équivaut à dire aux jeunes générations : "Débrouillez-vous, seul m’intéresse ce que la cité m’offre aujourd’hui". Le deuxième choix est aussi égoïste, il équivaut à mépriser les générations passées en leur disant : "Vous n’avez rien compris" autant que les générations futures en leur disant : "Je sais ce qui est bon pour vous". Le premier choix signifie : "Je veux que les autres m’obéissent pour préserver mon présent idéalisé", le deuxième choix signifie : "Je veux que les autres m’obéissent pour réaliser mon passé et mon futur idéalisés". Le troisième choix, l’eugeneia(16), est l’inversion des deux premiers, il consiste à se mettre au service de l’immobilité de l’un et de la mobilité de l’autre, à se dire : "Au lieu de me demander ce que les autres peuvent faire pour moi, je dois me demander ce que moi je peux faire pour les autres ; au lieu de me demander ce que ma cité peut faire pour moi, je dois me demander ce que moi je peux faire pour ma cité". Seules durent les cités qui comptent une majorité de citoyens s’adonnant à ce troisième choix.


23 - Or ce socle de la cité qu’est l’eugeneia n’est pas apparu spontanément un jour, il n’est pas inné, il suppose un autre socle, l’éducation(17). Nous consacrerons au contenu de l’éducation un prochain livre. Intéressons-nous pour le moment à son contenant. Sur ce sujet, l’image du joueur de lyre doit toujours servir de modèle. La science de la lyre en effet ne s’improvise pas. Au commencement, le professeur impose à l’élève la position du pont, consistant à abaisser le poignet plus bas que l’axe des doigts et à arrondir ses doigts : cette position, qui n’est pas naturelle pour la main, oblige l’élève à muscler le bout de chacun de ses doigts chaque fois qu’il attrape une corde, et à répartir la force de son attaque sur les muscles du seul doigt, contrairement au non-spécialiste qui se blesse souvent en attrapant les cordes avec l’os de l’extrémité du doigt et se fatigue vite en utilisant les muscles de toute sa main ou de son bras. Cette musculation de l’extrémité du pouce, de l’extrémité de l’index, de l’extrémité du majeur, de l’extrémité de l’annulaire et de l’extrémité de l’auriculaire est une torture pour l’enfant, pour son soma comme pour sa psyché : cet exercice répétitif suppose qu’il doit rester assis dans la même position au moins toute la matinée tous les jours, pendant que ses camarades s’amusent à courir dans le jardin. Mais cette étape qui doit durer au moins an est absolument nécessaire pour que sa main ne fasse plus qu’un avec le luth et acquière la puissance dont il aura besoin plus tard. Ensuite, il doit apprendre l’agilité : le professeur lui impose de répéter des notes doubles ou triples, des écarts, des enchaînements, des passages du pouce, des substitutions, des glissements, il complique les épreuves en lui demandant ici de lier les notes, là de les séparer, ici de leur donner le maximum de résonance et là de leur donner le maximum de douceur. C’est encore une torture pour l’enfant, qui peut durer deux ans, trois ans, quatre ans, jusqu’à temps que sa main glisse sur les cordes comme la mer glisse sur le sable. Ensuite vient l’apprentissage des classiques, d’Orphée qui apaisa toutes sortes d’êtres farouches par sa science des combinaisons, d’Alcée qui anima la combativité de ses compatriotes contre les tyrans par sa science rythmique : cette étape est plus agréable que les deux précédentes, mais elle est encore très longue avant que l’élève puisse prétendre dépasser ses aînés en évitant de reproduire ce qu’ils ont découvert avant lui. Une dizaine d’années est finalement obligatoire avant de bien jouer de la lyre, dix ans de souffrances quotidiennes et de privations, que certains comme Héraclès ne supportent pas. Mais ceux qui prétendent connaître un autre chemin pour parvenir au même résultat sont des menteurs, car ce moyen d’apprentissage n’est pas l’œuvre d’un seul, il est l’édifice de toutes les générations de lyriques qui ont traversé les siècles en y ajoutant chacun leur petite pierre.


24 - L’exemple de l’apprenti lyrique nous enseigne d’abord que le maître doit toujours prévaloir sur l’élève. Des pédagogues(18) trop sensibles aux souffrances du soma ou de la psyché endurées par les écoliers, concluent que le monde des enfants et le monde des adultes doivent être séparés pour ne pas que le second, qui semble plus cruel, contamine le premier avec sa cruauté. Mais ce projet comporte deux erreurs. D’une part le travail, et la souffrance qui l’accompagne, sont l’essence de la vie : il faut souffrir pour se lever le matin, il faut souffrir pour sortir du ventre maternel, seuls les morts ne souffrent plus. D’autre part, malgré les apparences, le monde des enfants est beaucoup plus cruel que celui des adultes, car les enfants ignorent les règles politiques qui régissent le monde des adultes, ils sont donc soumis en permanence à la tyrannie des plus forts d’entre eux, qui sont souvent les plus bêtes : si un adulte ne vient pas les séparer pour leur apprendre ces règles politiques, des clans se forment peu à peu, qui deviennent des menaces pour l’ordre de toute la cité quand ces enfants qui les composent arrivent à l’âge adulte. Ce n’est pas l’enfant qui est au centre de l’école, c’est le savoir. Et le savoir impose de muscler les doigts avant de jongler avec les notes, de jongler avec les notes avant d’étudier les odes d’Orphée, d’étudier les odes d’Orphée avant de pouvoir jouer de la lyre. Si l’élève refuse de se plier à ces exercices, qu’on lui donne une tenue d’hoplite et qu’on l’envoie combattre contre les Thraces. Et si un pédagogue conteste ces exercices, il ne faut pas changer les exercices, mais le pédagogue.


25 - Le deuxième enseignement est que le contenu doit toujours prévaloir sur la méthode. Les réformes judiciaires de Solon ont engendré dans Athènes une nouvelle famille de spécialistes, qui prétendent dominer l’art de la rhètra(19) au point de donner la victoire à n’importe quelle cause. Ces gens sont payés par les citoyens pour les défendre lors des procès, ou pour les aider dans leurs accusations, et souvent ils gagnent. Mais la cité pour sa part ne gagne rien, car les procès ainsi menés bouleversent toutes les lois non écrites, ils condamnent les victimes et libèrent les bourreaux dès lors que le rhétoricien qui défend les seconds est plus habile que celui qui défend les premiers. De leur côté, les Crétois depuis Minos ont l’habitude d’apprendre à leurs enfants la vie de leurs grands ancêtres en accompagnant leur récitation d’une mélodie particulière, pour que le charme de cette mélodie les aident à graver ces vies plus profondément dans leurs mémoires. Mais à quoi a servi cette technique depuis Minos ? La Crète n’est plus le centre de la Grèce, et les Crétois illustres du passé se sont plus les modèles qu’ils rêvaient de devenir pour les générations futures, ils se résument à la mélodie enfantine qui perpétuent leur seul nom, que nous écoutons avec tendresse simplement parce qu’elle nous rappelle notre jeunesse. L’art de la rhètra des Athéniens comme la mélodie des Crétois accordent une plus grande importance au moyen qu’à la fin, ils supposent que les rhétoriciens athéniens et les mélodistes crétois peuvent être des idiots, des parfaits ignorants dans le domaine qu’ils affirment défendre ou transmettre. L’exemple de l’apprenti lyrique montre que l’école doit rester en-dehors de ces questions techniques : l’important n’est pas de se demander comment enseigner à l’élève un passage de pouce, l’important est que se rappeler toujours que l’élève ne doit pas passer à l’étape suivante s’il ne sait pas faire un passage de pouce, et de ne pas chercher des techniques de remplacement comme le glissement de main pour aider l’élève à passer à l’étape suivante, parce que ces techniques de remplacement confortent l’élève dans l’idée fausse qu’il est un grand joueur de lyre, comme la rhètra conforte le bourreau dans l’idée fausse qu’il est un homme plein de vertu, comme la mélodie conforte le Crétois dans l’idée fausse qu’il est aussi valeureux que ses illustres ancêtres.


26 - Enfin, le même exemple rappelle que l’apprendre doit toujours prévaloir sur le faire. J’ai vu à Chio un pédagogue qui, au lieu d’enseigner à ses élèves que deux et deux font quatre et que sept moins quatre font trois, leur distribue à chacun deux olives, les laissent se les échanger ou se les partager, et à la fin de la journée compte avec eux les olives ainsi redistribuées, dans l’espoir que cela leur permettra de mieux comprendre les principes de l’addition et de la soustraction. Ce pédagogue considère que les enfants intégreront mieux les lois de la nature s’ils les découvrent par eux-mêmes, que si on les leur inculque de façon abstraite et autoritaire, ce qui sous-entend que le jeu serait plus productif que le travail. L’élève lyrique prouve immédiatement la fausseté de cette croyance qui, pour le malheur de l’un et de l’autre, ruine la relation naturelle entre l’enfant et l’adulte en faisant de celui-ci l’héritier d’un passé qu’il faudrait continuellement discuter et de celui-là un prétendu savant qui s’ignore. L’élève lyrique en effet ne veut pas que son professeur le laisse découvrir par lui-même pourquoi telle position de la main est préférable pour jouer de la lyre, il veut que son professeur lui dise : "Pour jouer de la lyre, commence par mettre ta main dans telle position, qui est celle utilisée par les milliers de poètes lyriques qui nous ont précédés. Après seulement, dans dix ans, tu pourras t’amuser à essayer d’autres positions, pour découvrir par toi-même pourquoi elles sont mauvaises et à quel point j’aurai eu raison de t’enseigner celle que je t’impose aujourd’hui".


27 - Quand l’éducation a terminé la formation de l’enfant à l’eugeneia, vers quelle finalité cet enfant devenu un adulte politisé peut-il tendre ? Cette question amène à s’interroger sur la kerdoskopie(20), la krisis(21) et l’ypotimèse(22). La kerdoskopie est un phénomène naturel découlant d’un enthousiasme(23) pour une chose qui n’existe pas encore, dont on croit qu’elle changera le monde quand on l’aura créée. L’ypotimèse est un phénomène aussi naturel qui, à l’inverse de la kerdoskopie, découle d’une froide observation du monde, consistant à retirer aux choses le vêtement divin dont on les avait précédemment couvertes. La krisis est le moment où l’on quitte le temps de la kerdospokie pour entrer dans le temps de l’ypotimèse. Naguère à Milet, Thalès produisit une kerdoskopie après avoir acheté tous les pressoirs à olives du pays : tous les propriétaires d’oliveraies vinrent le supplier de leur louer ces pressoirs indispensables pour extraire l’huile de leurs olives, ils se battirent les uns contre les autres en lui proposant une drachme pour la matinée, puis deux drachmes pour la moitié de la matinée, puis trois drachmes pour le quart de la matinée. Cette année-là l’huile d’olive coûta très cher aux Grecs. Devenu ainsi très riche, Thalès revendit les pressoirs à chacun de ces propriétaires : ce fut le moment de krisis. Une ypotimèse suivit, redonnant à l’huile d’olive sa valeur d’avant la kerdoskopie. Le désir d’enfanter est une kerdoskopie ordinaire : c’est une projection dans un futur rêvé où l’enfant projeté est vêtu de tous les attributs divins. Cette kerdoskopie précède toujours le moment de krisis où l’enfant enfin né se révèle tel qu’il est et non pas tel que ses parents l’ont rêvé. Puis vient le temps de l’ypotimèse où l’enfant est jugé simplement et froidement par rapport aux autres enfants.


28 - Une première kerdoskopie condamnable porte sur le moyen de paiement. Le meilleur exemple est celui de Phidon le tyran d’Argos qui jadis imagina pour s’enrichir le moyen suivant. Les anciens basileus argiens avaient amassé une grande quantité de pierres rares et d’argent non transportable dans les coffres de la cité. Phidon décida de fondre une partie de cet argent pour en faire des pièces, en décrétant que la valeur de chacune de ces pièces équivalait à la valeur de chacune de ces pierres rares. Les marchands de passage à Egine, où ces pièces furent distribuées pour la première fois, se précipitèrent pour en acheter contre le blé, le vin, le bois, et tous les autres produits dont leurs navires regorgeaient. Enthousiasmé par ce premier succès, Phidon renouvela son stratagème en frappant une plus grande quantité de pièces d’argent, qu’il mélangea avec une petite quantité de cuivre : aucun acheteur ne découvrit la tromperie, et la vente fut à nouveau un succès. Phidon frappa en plus grand nombre d’autres pièces d’argent qu’il mélangea avec du plomb : personne ne vit encore la tromperie, et Phidon continua de s’enrichir. Il frappa des nouvelles pièces, et d’autres, et d’autres à la suite, en baissant peu à peu la quantité d’argent et en augmentant la quantité de cuivre et de plomb. Les marchands d’Egine finirent par s’interroger sur toutes ces pièces qui sortaient du palais de Phidon, dont le nombre devenait si élevé qu’en les rassemblant leur volume semblait excéder le volume du coffre du palais. Un d’entre eux soupçonna la tromperie, il gratta une des dernières pièces mises en circulation sur l’agora d’Egine, et découvrit du plomb sous la fine enveloppe d’argent. Il écrivit une lettre à son cousin en lui demandant de l’ouvrir s’il n’était pas de retour sous quatre jours, puis il se précipita au palais d’Argos pour échanger autant de pierres rares qu’il avait acheté de pièces, selon le décret que Phidon avait imposé. Phidon vit la pièce que l’homme avait grattée, il comprit ainsi que son stratagème était découvert, il entraîna l’homme à l’écart et l’assassina. Les quatre jours étant passés, le cousin de cet homme assassiné ouvrit la lettre que celui-ci lui avait confiée : elle révélait la fausse valeur des pièces et lui demandait d’en informer la population éginète. Le cousin s’empressa de propager l’information. Tous les marchands voulurent se débarrasser brusquement de toutes les pièces qu’ils possédaient, même des premières qui étaient pourtant en argent pur. Beaucoup furent ruinés. La valeur de l’argent s’effondra dans toute la Grèce et même dans une partie de la Lydie, tous les produits en provenance d’Argos furent méprisés et restèrent dans les mains des marchands argiens qui furent ruinés à leur tour. La colère gronda dans Argos contre Phidon qui dans son palais jouissait seul des richesses accumulées grâce à son stratagème trompeur. Finalement, Phidon jugea que la seule façon d’apaiser ce mécontentement général était de décréter une nouvelle équivalence de dix pièces pour une pierre rare, et de reprendre la guerre contre les cités voisines.


29 - Une deuxième kerdoskopie condamnable porte sur le moyen de production. Supposons un spécialiste en menuiserie qui propose ses services à un riche propriétaire pour refaire la toiture de sa maison, ce riche propriétaire accepte, le menuisier réalise le travail, le propriétaire est tellement satisfait qu’il demande au menuisier de rester à son service contre un salaire convenu. Le propriétaire vante à ses amis, partout dans la cité et au-delà, le travail de son nouvel employé : conquis, ces derniers réclament le menuisier pour solidifier ou agrandir ou embellir leurs maisons. Le propriétaire gonfle le prix du service, il se réserve une grosse marge, et donne le salaire convenu à son menuisier qui devient riche à son tour. Fort de cette nouvelle richesse, le menuisier veut acheter sa liberté, estimant que son employeur a suffisamment profité de son talent de menuisier. Mais le propriétaire refuse de le laisser partir, estimant que s’il ne l’avait pas accueilli pour refaire la toiture de sa maison, et s’il n’avait pas ensuite vanté ce talent auprès de ses amis, le menuisier serait encore pauvre. Le menuisier claque la porte. Le propriétaire jure de se venger, il embauche des jeunes menuisiers auxquels il promet un salaire moins élevé que celui de son prédécesseur, avant de les vanter auprès de ses amis. Une guerre des prix s’instaure alors entre le menuisier qui gère désormais seul ses chantiers, et le propriétaire qui essaie par tous les moyens de lui voler ses clients en leur proposant ses jeunes menuisiers moins chers. On voit dans cette histoire inventée mais observée partout, que le principal obstacle à l’enrichissement du propriétaire est la volonté du menuisier : pour ce propriétaire, dix ou vingt jeunes gens qui, à cause de leur jeunesse, hésiteront toujours à se révolter contre leur employeur qui les paie faiblement, seront toujours préférable à un homme adulte qui n’accepte pas d’être floué, vingt ou quarante mains obéissantes qui font bêtement ce qu’on leur demande de faire dans un but précis seront toujours préférables à un caractère qui peut à tout moment refuser de réaliser ce même but et tout renverser. L’obsession d’un employeur est toujours de réduire la place de l’employé. Mais comment un talent pourrait-il exister sans un homme qui le porte ?


30 - Cette réflexion que nous menons à l’échelle de deux hommes, peut s’élargir à l’échelle de la cité. L’opulente Lydie, qui produit de l’or comme l’olivier produit des olives, se comporte comme un gros propriétaire : elle n’effectue pas ses travaux elle-même, mais en confie la réalisation à des étrangers. Ainsi le raisin de Lydie n’est pas cueilli par les Lydiens, mais par des Grecs d’Ionie et de Carie. On peut se demander alors qui cueille le raisin qui pousse en Ionie et en Carie ? Les Rhodiens, les Naxiens, les Pariens, les Androsiens. Et qui cueille le raisin de Rhodes, de Naxos, de Paros et d’Andros ? Les pauvres de Cythère, de Milo, de Sifnos et d’Eubée. Et qui cueille le raisin de Cythère, de Milo, de Sifnos et d’Eubée ? Les exilés de Sparte et d’Athènes. Et qui cueille le raisin de Sparte et Athènes ? Les hilotes messéniens et les prisonniers politiques de Pisistrate, qui ne coûtent rien au trésor de Sparte et d’Athènes puisqu’ils ne sont pas considérés comme des hommes et sont immédiatement condamnés à mort s’ils se révoltent, pour le bien de l’Etat spartiate et de l’Etat athénien, en réalité pour le bien de la noblesse spartiate et des Pisistratides. L’étude de la cueillette du raisin entre la Lydie et la Grèce montre que l’oligarchie spartiate et la tyrannie démocratique athénienne, qui prétendent pourtant s’opposer à l’injuste monarchie lydienne de Crésus, ont paradoxalement inventé la monarchie la plus aboutie, celle de l’Etat divinisé, dans laquelle les gens qui sont au pouvoir profitent des talents de la masse de la population sans dépenser une drachme puisque cette population est réduite à l’état d’hilotes ou de prisonniers politiques qu’il faut rééduquer.


31 - La kerdoskopie de ce type la plus mémorable est celle récente du Phocéen Alcassos, qui a agi de la façon suivante. Le père de cet Alcassos possédait un atelier de fabrication de charriots. En mourant, il légua cet atelier à son fils, qui commença par tout externaliser : l’assemblage des différentes pièces des charriots, mais aussi la fabrication de ces pièces, et la fabrication des outils nécessaires à ces pièces. Il confia la responsabilité de chacune de ces tâches aux anciens associés de son père, sous prétexte de leur donner une plus grande liberté : en réalité il transforma ainsi l’ancienne hétairie dans laquelle son père et ses associés étaient au même niveau, en deux antagonismes dont l’un déresponsabilisé tenait le rôle du maître tandis que l’autre devant assumer toutes les charges tenait le rôle de l’esclave. Ensuite, il partit s’installer à Sardes avec les richesses engrangées par la fabrique, ne laissant à Phocée qu’un petit bureau occupé par un Béotien pauvre faiblement payé pour enregistrer les commandes et les plaintes, et un groupe de Phocéens auxquels il promit un salaire moyen pendant deux ans ainsi qu’un trépied en bronze conditionné à leur promesse signée de trouver des nouveaux acheteurs. Ces Phocéens trouvèrent des nouveaux acheteurs auxquels, suivant les ordres d’Alcassos, ils firent signer des contrats les obligeant à payer les charriots avant leur livraison. Deux ans plus tard, Alcassos réussit à vendre très cher sa fabrique à un Lydien de Gordion, en lui présentant d’un côté les faibles dépenses que représentaient le salaire du Béotien dédié au petit bureau de Phocée et les quelques trépieds offerts en cadeau aux Phocéens rabatteurs de clients, ainsi que la domination exercée sur les anciens associés de son père, et de l’autre côté les gros bénéfices que constituaient les nombreux contrats signés par les nouveaux clients. C’est ainsi qu’Alcassos transforma la fabrique de son père en une coquille creuse, ne produisant rien et responsable de rien, en exploitant la misère de l’un et la vertu des autres, en créant une richesse réelle sur des charriots encore inexistants, et en augmentant encore cette richesse réelle par la vente rapide à un homme naïf des contrats associés à ces charriots inexistants, sans se soucier du sort des anciens associés de son père désormais esclaves, ni du Béotien bientôt remplacé par un Locrien aux prétentions salariales moins élevées, ni des Phocéens fiers de montrer leurs trépieds mais désormais sans travail parce que leur engagement de deux ans ne fut pas prolongé, le nouveau propriétaire lydien de Gordion cherchant désormais des rabatteurs étrangers aux prétentions salariales également moins élevés pour pouvoir fabriquer et livrer les charriots que les clients attendaient toujours.


32 - On remarque que la manœuvre d’Alcassos, qui se débarrasse en amont de l’outil de production, se débarrasse parallèlement en aval de l’acheteur, qui n’existe plus que comme un coffre qu’on vide de ses trésors sans contrepartie. En effet les contrats qu’Alcassos a fait signer à ces acheteurs via ses Phocéens affidés, multipliaient à dessein les parties, les paragraphes, les alinéas, sur trois pages, pour noyer l’acheteur sous un déluge de mots que ces Phocéens présentaient habilement comme des garanties de satisfaction, mais qui au fond servaient à dissimuler une petite phrase dans la deuxième page indiquant que l’acheteur en signant renonçait à poursuivre Alcassos en cas de retard de livraison ou de défaut de fabrication. Après la vente de ces contrats au Lydien de Gordion, un des clients, originaire de Clazomènes, mécontent de constater que le chariot qu’il avait commandé n’était toujours pas livré, tenta de se plaindre auprès de ce nouveau propriétaire lydien : n’ayant pas les moyens de se rendre à Gordion, il dut se résigner à exprimer sa colère contre le Béotien du bureau de Phocée, bientôt remplacé par un Locrien, l’un et l’autre ignorant le dialecte ionien et chargés seulement d’enregistrer les plaintes. Constatant que ses réclamations demeuraient sans suite, le Clazoménien assigna le Lydien en justice, qui consentit à venir à Phocée pour y être jugé : non seulement celui-ci, en arguant de la petite phrase de la deuxième page du contrat, sortit libre du tribunal, mais encore il augmenta sa réputation en se présentant lui aussi comme une victime des anciens associés du père d’Alcassos, coupables selon lui de n’être pas capables de fabriquer des charriots dans des délais précis, ce qui lui permit de négocier avec d’autres fabricants de charriots d’origine chalcédonienne moins chers à qui il confia la réalisation des commandes à partir de ce moment. Le Clazoménien fut condamné à payer une amende pour avoir injustement accusé le propriétaire lydien d’un défaut de livraison qui ne le concernait pas, et reçut trois mois après le procès un chariot de Chalcédoine plus petit que celui promis dans le contrat, dont un essieu se brisa cinq jours après la livraison.


33 - Une troisième kerdoskopie condamnable porte sur la marchandise. Sur ce sujet, l’exemple de Corcyre peut nous éclairer. Corcyre est une ancienne colonie de Corinthe, qui depuis son indépendance a fondé sa richesse sur le libre commerce, par opposition à l’époque coloniale où tout le commerce était régi par les décisions de la métropole Corinthe. Quand un Corcyréen veut un cépage, il va voir un de ses riches compatriotes, qui lui prête une certaine somme d’argent pour s’acheter un navire et des hommes qui serviront à conquérir une terre en Sicile ou en Italie, une somme indexée sur la valeur future du vin que ce Corcyréen tirera de son cépage sicilien ou italien. C’est ainsi qu’une marchandise qui n’existera peut-être jamais, en l’occurrence un vin d’un cépage que les Siciliens ou Italiens autochtones ravageront peut-être avant qu’il ne pousse, est transformée en argent réel via des contrats contraignants par des Corcyréens malins qui, comme Alcassos à Phocée, s’empressent de revendre ces contrats pour en garder les avantages sans les risques. Les Corinthiens sont les principaux acheteurs de ces contrats, voyant en eux un moyen de recouvrer leur domination sur leurs anciens colons corcyréens. Autrement dit, les Corinthiens sont dans la situation du propriétaire sans morale qui prête de l’argent au fraudeur pour que le fraudeur puisse embaucher des voleurs, sans se dire que ces voleurs seront arrêtés et exécutés tôt ou tard, et que la valeur de cet argent versé aux fraudeurs corcyréens est par conséquent aussi instable que celle de l’argent de Phidon naguère, coupé avec du cuivre et du plomb. De leur côté, les Corcyréens se créent actuellement une vraie richesse avec cet argent impur sans voir, comme encore Phidon naguère, qu’ils seront tôt ou tard victimes de la trop grande quantité de cet argent impur qu’ils auront mise en circulation.


34 - Une partie des Corcyréens riches a poussé cette logique de circulation financière immatérielle et permanente à un degré encore plus haut. Certains habitants de l’île, les plus pauvres, ont manifesté leur désir d’aller s’installer sur le site de l’actuelle Epidamne. Leurs compatriotes ont proposé de payer leur expédition par le moyen suivant. Au lieu de prêter cent drachmes pour trois ans à chacun de ces futurs Epidamniens et d’attendre patiemment le remboursement des prêts et de leurs intérêts, ils ont eu l’idée de mélanger les contrats liés à ces prêts très incertains avec d’autres contrats liés à des prêts plus solides, concernant par exemple les travaux de voirie ou l’alimentation en eau des fontaines publiques corcyréennes, et de les revendre aussitôt par lots. Chaque contrat pourri étant ainsi noyé parmi les contrats plus solides, ces lots furent rapidement achetés par les Corinthiens, ce qui incita les Corcyréens à proposer d’autres prêts aux futurs Epidamniens, qu’ils noyèrent parmi d’autres contrats plus solides et vendirent par lots, qui furent à nouveau achetés par les Corinthiens, et ainsi de suite. La certitude de vendre ces lots rapidement aux Corinthiens, qui devinrent de cette façon les vrais créanciers des futurs Epidamniens, transforma les Corcyréens en intermédiaires de moins en moins exigeants sur les conditions d’accès au prêt : après avoir proposé des contrats à des gens responsables possédant une petite fortune, ils en proposèrent à des gens immatures ne possédant rien, puis à des gens déjà endettés, allant jusqu’à apparaître comme des promoteurs d’égalité sociale puisqu’en agissant ainsi ils permirent à des gens n’ayant aucun bien d’accéder temporairement à la propriété. Les mêmes Corcyréens inventèrent aussi la technique du "délai de grâce"(24) garantissant au créditeur que son créancier ne lui réclamera rien pendant un certain temps : si le contrat indique que le créancier doit rembourser cent drachmes sur trois ans et que le délai de grâce est de deux ans, le créancier, qu’il soit Corcyréen ou Corinthien ou autre, ne peut pas lui demander la moindre drachme pendant les deux premières années, durant lesquelles le créancier sera naturellement tenté de dépenser sans compter, peut-être même de contracter un deuxième prêt, et un troisième, et un quatrième aux mêmes conditions, alourdissant la somme qu’il devra commencer à payer à partir de la troisième année. Les Corcyréens inventèrent encore la technique de la "pistis retournée"(25), qui est un contrat à durée déterminée portant sur le prêt d’une somme à la hauteur limitée et à la profondeur illimitée. Par exemple, un contrat annuel de pistis retourné à cent drachmes signifie que chaque fois que le créditeur dépense une drachme, son créditeur lui prête une nouvelle drachme pour que son crédit reste à cent drachmes : s’il dépense dix drachmes son créditeur lui prête dix nouveaux drachmes, s’il dépense cinquante drachmes son créditeur lui prête cinquante nouveaux drachmes, s’il dépense cent drachmes son créditeur lui prête cent nouveaux drachmes, ainsi à la fin de l’année ce n’est plus cent drachmes que le créditeur doit rembourser mais deux-cents-soixante, en plus des intérêts.


35 - Ces trois types de kerdoskopie montrent clairement que l’économie(26) doit être le premier souci d’une cité, car une cité sans stratégie économique prend le risque de voir ses richesses passer dans les mains des méchants comme Phidon ou Alcassos, et, pire, d’obliger l’ensemble de ses citoyens à payer, par les privations ou par la guerre, les énormes dettes contractées par ces méchants. Si une cité veut contrôler les productions de ses citoyens, qu’elle s’approprie toutes les matières premières de son territoire. Si au contraire elle veut laisser ses citoyens exprimer librement leur génie, qu’elle réglemente les passages à ses frontières. Dans les deux cas elle grossira ses coffres en empêchant que les biens appartenant à tous soient dérobés par quelques-uns. Une cité doit jouir d’un impôt lui permettant de niveler les trop grands déséquilibres : ainsi l’impôt décrété en Attique par le rusé Pisistrate est prélevé telle année sur le dème alpha dont la récolte est bonne au bénéfice du dème bêta dont la récolte est plus faible, l’année suivante les prélèvements et distributions sont inversés si la récolte du dème bêta est bonne et celle du dème alpha mauvaise, et l’année suivante les prélèvements et les distributions sont identiques si les récoltes sont équivalentes. Enfin une cité doit garantir la solidarité entre tous ses citoyens via des seuils et des cimes qu’on ne doit pas dépasser : je livrerai dans mon prochain livre toutes mes réflexions sur ce sujet. Convenons simplement ici que, pour prendre un exemple, la division de la plaine Lélantine par deux cités voisines qui ne pratiquent pas la même économie à l’égard des étrangers, la première Erétrie les imposant sur le vingtième des revenus qu’elle redistribue à tous ses citoyens, dont les étrangers qu’elle a récemment intégrés, tandis que la seconde Chalcis ne les impose que sur le dixième qui profitent seulement aux hippobotes, y crée une grande injustice, et cette injustice alimente des conflits de plus en plus violents entre ces deux cités qui, à défaut d’un accord, ne se résoudront que quand l’une tombera de gré ou de force dans le pouvoir de l’autre.


36 - Une cité doit maîtriser ses dépenses en pensant à demain avant de penser à aujourd’hui, et le citoyen doit se plier à cette loi en vertu de l’eugeneia : c’est le citoyen qui doit se mettre au service de l’Etat, et non pas l’Etat qui doit se mettre au service du citoyen, quel qu’il soit. Trois techniques simples assurent le succès de cette politique de maîtrise des dépenses. La première technique consiste à adapter le contenu du trésor public au contexte du moment, c’est-à-dire à remplir le trésor quand le contexte est riche, et à distribuer le trésor quand le contexte est pauvre. Cela semble évident à dire, pourtant on constate que la plupart des cités agissent exactement à l’envers : elles dépensent sans compter quand le contexte est riche, et elles raclent le fond de leurs coffres vides en espérant y trouver de l’or caché quand le contexte est pauvre, certaines vont jusqu’à inventer des fortunes qu’elles promettent à leurs citoyens s’ils remportent les batailles contre les cités voisines en même temps qu’elles espèrent qu’ils y trouveront la mort. Le passé montre à quel point cette insouciance économique produit la ruine et la mort sans gloire. Une cité doit profiter des temps de kerdoskopie pour renforcer et accroître son pouvoir, en payant des gens à son service, en achetant de l’or et des terres, en conquérant des pays lointains. Ainsi quand viennent les temps d’ypotimèse elle ne risque pas de s’effondrer, car elle peut échanger ces pays lointains contre les produits alimentaires nécessaires à son quotidien, elle peut soutenir les activités commerciales de ses citoyens en achetant leurs produits et leurs services avec son or et ses terres, en même temps qu’elle peut réduire ses dépenses propres en réduisant le nombre de gens à son service.


37 - La deuxième technique consiste à niveler le nombre de citoyens sur les quantités de ressources dont la cité dispose, autrement dit à contrôler les naissances et les installations d’étrangers sur le territoire de la cité. Une première famille de sages pense en effet qu’une cité garantit son futur si elle réduit toujours le nombre de ses nouveau-nés et de ses étrangers, car ils voient en ceux-ci des bouches à nourrir davantage que des possibles soldats qui défendront la cité un jour prochain. Une seconde famille de sages affirme le contraire : ils assurent que le coût nécessaire pour accueillir nouveau-nés et étrangers est largement compensé par l’élan économique que ces nouveau-nés et ces étrangers génèrent aujourd’hui, et par le poids hoplitique qu’ils confèreront demain à leur cité d’accueil contre les cités voisines moins peuplées. Mais ces deux familles de sages se trompent. A la seconde on peut répondre que nouveau-nés et étrangers peuvent dès demain mourir de faim si les ressources matérielles de la cité sont insuffisantes, et devenir la proie des cités voisines dont les citoyens sont moins nombreux mais mieux nourris donc plus combattifs. Et à la première famille on peut opposer l’exemple de Sparte, qui sélectionne ses nouveau-nés les plus robustes en laissant mourir les plus chétifs, et qui n’accepte les étrangers que pour les réduire à l’état d’hilotes : les Spartiates aujourd’hui maîtres de la Messénie sont dans la fleur de l’âge, mais ils sont moins nombreux qu’hier, et ils vieilliront pour laisser la place à une nouvelle génération encore moins nombreuse, dans le même temps qu’au nord les Athéniens se multiplient et se fortifient grâce à l’habile politique de Pisistrate. La vérité est que Sparte bientôt fléchira devant Athènes par manque de combattants, et qu’Athènes par la suite s’effondrera de l’intérieur parce que son trop grand nombre de citoyens excèdera ses ressources propres. Seule peut durer la cité qui, indifférente aux discours des faux sages et aux politiques diverses des cités qui l’entourent, admet qu’avec telle étendue de sol et telles techniques agronomiques elle doit nourrir tel nombre d’individus, ni plus ni moins, pour éviter la désertification autant que la surpopulation, qu’ils soient citoyens autochtones, nouveau-nés ou étrangers.


38 - La troisième technique est d’établir une marge au-delà de laquelle une kerdoskopie singulière devient insupportable pour tous, et de prévoir des punitions si cette marge est dépassée. Il n’est pas juste que les représentants d’un Etat jouent avec la fortune des citoyens. Il n’est pas juste également qu’un citoyen joue avec la fortune des Etats. Imaginons un individu possédant trois drachmes. Si cet individu donne une drachme à autrui, il lui reste deux drachmes, et non pas trois ou quatre comme le prétendent les Corinthiens et les Corcyréens précédemment évoqués qui financent les expéditions des Epidamniens : tant que les Epidamniens n’ont rien produit sur leur terre, la drachme prêtée par les Corinthiens et les Corcyréens au mieux ne vaut qu’une drachme, au pire a perdu toute sa valeur car rien ne garantit qu’elle ne sera pas dérobée par des pirates avant que les Epidamniens arrivent à destination. Si les Corinthiens et les Corcyréens veulent jouer avec le feu en risquant de perdre une drachme dans l’aventure épidamnienne, ils sont libres de le faire, mais il est insupportable qu’ils imposent ce jeu dangereux à toute la Grèce en échangeant, par le mensonge de leurs contrats pourris, cette drachme devenue invisible contre les drachmes réelles des autres Grecs. Par ailleurs, quand un homme prête une drachme à autrui, et que dès le lendemain autrui revient vers cet homme pour lui rendre cette drachme avec trois statères d’argent en paiement des intérêts, cela signifie que le second a forcément obtenu cette drachme et ces trois statères de façon malhonnête, en volant ou en trompant un tiers à qui il a assuré que la drachme originelle valait au moins trois statères, le premier doit donc le conduire en justice en renonçant aux trois statères ou, s’il ne le fait pas, être conduit avec lui en prison le jour où le vol ou la tromperie sera mise à jour. Un homme ou un Etat seront toujours plus riches et plus glorieux s’ils possèdent trois oboles en cuivre sonnantes, plutôt que dix contrats promettant chacun un talent d’or dans une quelconque kerdoskopie.


39 - La maîtrise des dépenses de la cité nécessite une parfaite connaissance des citoyens qui la composent. Dans mon précédent livre, j’ai supposé que le cosmos dans ses petites choses comme dans ses grandes choses se résume à l’image d’un vide qui attire à lui des homomères, et que les homomères tournant autour de ce vide se combinent pour former tout ce qui existe. Cette image semble encore fondée pour le monde politique. Dans Milet par exemple, nous avons l’habitude de placer les citoyens sur une ligne s’étendant à gauche et à droite. A l’extrême-droite se trouvent les partisans du régime ancien des basileus, dans lequel prévalaient l’individu sur la communauté et la naissance sur le sol. A côté d’eux se trouvent les partisans du régime tyrannique, qui domine aujourd’hui en Grèce, dans lequel le tyran doit composer avec le peuple sous peine d’être renversé par lui. A gauche se trouvent les partisans de l’isonomie, un régime d’assemblée qui n’existe encore que dans les têtes, dans lequel tous les citoyens seraient égaux et se gouverneraient eux-mêmes, sans recourir à un tyran, en élisant leurs représentants pour une durée limitée. A l’extrême-gauche se trouvent des gens qui rêvent d’une isonomie divinisée qui remplacerait tous les dieux actuels de la cité, dans laquelle, à la différence de l’isonomie élective de la gauche, et complètement à l’opposé du régime des basileus défendu par l’extrême-droite, l’individu devrait se soumettre à la communauté et où les caractères de la naissance devraient se plier aux nécessités du sol. Mais cette image linéaire est imparfaite, car on constate que la droite partisane de la tyrannie et la gauche partisane de l’isonomie d’assemblée ont en commun l’amour des débats et de la mesure, tandis que l’extrême-droite et l’extrême-gauche ont en commun la maladie de l’hybris et trouvent leurs défenseurs exclusivement parmi les gens les plus instruits et les plus idiots(27). Le corps politique se présente moins comme une ligne bordée par l’extrême-droite et l’extrême-gauche que comme un cercle dont le centre vide serait le point de croisement entre un axe vertical figurant le degré d’individualité désiré et un axe horizontal figurant le degré de mesure : les partisans de l’isonomie d’assemblée sont en haut à gauche, les partisans de la tyrannie sont en haut à droite, tandis que les partisans de l’isonomie divinisée et ceux du régime des basileus sont respectivement en bas à gauche et en bas à droite, côte-à-côte dans leur haine excessive de la mesure. Les citoyens, tels les homomères du cosmos visible et invisible, se groupent et s’agitent autour de ce centre vide pour grossir le nombre des partisans de tel ou tel quarts de cercle, en fonction des événements du moment.


40 - Quelle est la nature de ce centre ? Poser cette question équivaut à se demander ce qu’est une cité parfaite. Ceux qui n’y ont pas réfléchi répondent : "La cité parfaite est celle où les citoyens sont heureux, c’est-à-dire où les lois permettent et encouragent la satisfaction de tous leurs désirs". Mais ceux-là oublient de dire ce qu’ils entendent par "heureux", par "satisfaction", par "désir", ils sous-entendent que tous les désirs des hommes sont les mêmes, or cela n’est pas vrai. Chacun de nous connaît dans son entourage des gens qui veulent qu’on leur parle et qui considèrent le silence comme un signe d’hostilité ou de méchanceté. Nous connaissons d’autres personnes qui au contraire ne supportent pas les moulins à paroles, et qui considèrent le bruit comme une agression, comme une violation de leur intimité. Certains pensent que l’amitié veut qu’on critique systématiquement autrui pour lui montrer qu’on s’intéresse à lui, et ils ne provoquent que des guerres. D’autres pensent que l’amitié impose d’accepter toujours les propositions d’autrui, et ils finissent cornus et provoquent la honte et la ruine de leur propre famille. Et à ceux qui affirment que le bonheur signifie jouir des caresses d’autrui, on peut rappeler les provocations du priénien Besakènès à l’encontre des dignitaires de Milet, qui n’avaient pour seul but que d’amener ces dignitaires à le battre et à l’emprisonner pour conforter sa vision simpliste du monde entre d’un côté la gentille Priène et de l’autre côté la méchante Milet. En résumé, pour certain le mot "bonheur" signifie "donner" tandis que pour les autres il signifie "recevoir", pour les uns il signifie "être un bourreau" mais pour les autres il signifie "être une victime", pour les uns il veut dire toujours oui mais pour les autres il veut dire toujours non, pour les uns il signifie parler mais pour les autres il signifie se taire. Une cité qui veut faire le bonheur de ses citoyens se condamne donc au chaos.


41 - On peut alors se demander si la cité parfaite n’est pas exactement le contraire, un lieu où les citoyens privés de leurs désirs contradictoires atteindraient la sérénité absolue. Mais cette sérénité absolue n’est-elle pas un autre nom pour désigner la mort ? L’absence de désirs est le quotidien des vieillards, elle est l’idéal de ceux qui ont vécu, mais nullement des enfants et des adultes. Jadis la déesse Héra, lassée des tourments que Zeus lui provoquait par ses multiples adultères, quitta Platées et se retira en Eubée pour essayer de vivre une existence sans passions. A Platées comme en Eubée les jours parurent s’allonger, les cheveux d’Héra blanchirent, ses vêtements tombèrent en loques les uns après les autres, découvrant sa peau qui se ridait, elle perdit la science du raisonnement, puis la science de la parole, elle fut bientôt incapable de s’alimenter seule, et à Platées les journées toutes identiques fatiguèrent les habitants, qui cessèrent bientôt de se lever pour travailler les champs, la famine apparut, tandis qu’à proximité les Thébains attendaient que la cité s’effondrât d’elle-même pour s’en emparer sans combattre. Le roi Cithéron, face à cette menace d’effondrement et d’invasion thébaine, appela Zeus et lui demanda de paraître sur l’agora aux côtés d’une statue réalisée par Dédale couverte d’un voile blanc, en annonçant à tous les passants son nouveau mariage. Des messagers parvinrent jusqu’en Eubée, et informèrent Héra de ce mariage. Héra sentit monter en elle la jalousie, elle se redressa, elle reprit des couleurs, et se précipita vers Platées. Elle vit Zeus sur l’agora, assis à côté de celle qu’il présentait comme sa future épouse. Héra se jeta sur le voile blanc, qu’elle déchira, révélant ainsi la statue de Dédale qu’il couvrait. Les Platéens, heureux du retour d’Héra dans leur cité et de sa réconciliation avec Zeus, recouvrèrent leur ardeur, prirent les armes pour repousser les Thébains, avant de reprendre les travaux des champs. C’est à cette occasion que fut instaurée la fête de Dédala, du nom de la statue à l’origine de l’événement. Comme on le voit, la sérénité recherchée par Héra a conduit la cité de Platées au bord de la ruine : comment par conséquent pourrait-on condamner le désir qu’elle a laissé monter en elle pour reconquérir Zeus ?


42 - La cité parfaite est un lieu qui permet à chacun d’accéder à ce qui lui manque, en d’autres termes la cité parfaite ne donne rien à ses citoyens, elle les laisse composer leur vie dans le cadre des lois publiques. Cela suppose qu’une cité parfaite inclut un nombre égal de jeunes et de vieux, les premiers aspirant naturellement au mouvement et les seconds au calme de la mer étale. Une cité possédant plus de vieux que de jeunes, oblige ces jeunes à travailler davantage pour nourrir les vieux, et elle s’expose aux convoitises des cités voisines qui savent que cette majorité de vieux ne constituent pas une armée très efficace. Une cité possédant plus de jeunes que de vieux, est source d’instabilité et de conflits, elle est une menace pour les cités voisines qui sont tentés de la réduire pour tuer le maximum de ces jeunes avant qu’ils deviennent une redoutable et nombreuse armée d’hoplites adultes. A Sparte les enfants trop nombreux sont abandonnés en pâture aux loups. A Sardes les pères dans leur extrême vieillesse sont assommés et enterrés par leurs fils pour dispenser la cité de leur présence devenue coûteuse et improductive. L’eugeneia et les différentes techniques de canalisation des kerdoskopies que nous avons commentées précédemment permettent d’éviter de recourir à ces solutions extrêmes.


43 - Après avoir étudié les domaines de la politique, puis les populations à l’intérieur de ces domaines, il nous reste à étudier les gouvernements qui peuvent régir ces domaines et ces populations. Commençons par borner le droit de ces gouvernements en nous intéressant à la question fondamentale, celle de la peine de mort. Enumérons tous les arguments favorables à cette peine, et constatons s’ils résistent à l’analyse. Le premier argument est celui du respect à la majorité : si un grand nombre de citoyens veulent la peine de mort, affirme-t-on, la justice veut que la peine de mort soit maintenue. Cet argument dépasse le simple sujet de la peine de mort, il pose plus généralement le sujet des limites qu’une cité doit imposer à sa majorité. Les politiciens athéniens les plus proches du peuple rêvent actuellement de créer un nouveau type de gouvernement fondé non plus sur un homme seul, basileus ou tyran, mais sur une Ekklesia de représentants des dèmes. S’il voit le jour, ce nouveau gouvernement devra tôt ou tard se pencher sur la question du cadre de cette Ekklesia. Dire que quand une majorité vote pour la peine de mort il faut appliquer la peine de mort, sous-entend que sur n’importe quel sujet la voix de la majorité doit primer : mais si la majorité veut se jeter à l’eau, si elle veut imposer le port du cothurne au seul pied gauche, ou si elle veut interdire la consommation du blé à tous ses citoyens, ou si elle veut encourager la torture, est-ce juste et raisonnable d’obéir ?


44 - Le deuxième argument est celui de l’exemplarité : condamner à mort un coupable, croit-on, est le meilleur moyen d’affirmer la primauté de la loi et d’empêcher quiconque d’être tenté de l’enfreindre. Mais cet argument ne tient pas, car il contredit ceux qui pensent que l’individu est l’expression de son essence autant que ceux qui pensent qu’il est la somme de ses expériences. Si on estime que le comportement du coupable est une conséquence des choix de la cité, c’est la cité qu’il faut punir et changer, non un individu isolé : tant que ces choix politiques mauvais ne seront pas abrogés, des citoyens continueront d’avoir des mauvais comportements, même si on exécute des milliers de personnes. Si au contraire on estime que la cité n’est pas responsable, et que tel individu est coupable parce qu’il porte la culpabilité dans son sang, cela signifie que son comportement n’appartient qu’à lui, que les autres citoyens ne pourront jamais voir en lui leur reflet, et que son exécution n’aura donc aucune fonction exemplaire. Dans ce dernier cas, la cité peut transformer la peine de mort en emprisonnement perpétuel, comme elle l’assure avec ses cheptels : quel politicien sérieux peut prétendre qu’une cité capable de surveiller en permanence des troupeaux nombreux de bœufs ou de porcs, serait incapable de surveiller de la même façon un homme isolé coupable d’un quelconque forfait ? Certains disent que les prisons coûtent cher, et qu’il est injuste de dépenser une partie de la fortune publique pour loger et nourrir des coupables alors que certains citoyens honnêtes vivent dans la misère. A ceux-ci on peut proposer la création d’armées de coupables, envoyés à l’autre bout du monde au bénéfice de la cité : si ces soldats meurent au combat la cité en est définitivement débarrassée, s’ils sont battus la cité ne perd aucun citoyen honnête, s’ils remportent la victoire ils se rachètent en devenant des héros à peu de frais pour la cité. Enfin, si ni la prison ni l’armée ne prémunissent la sécurité publique contre un coupable particulièrement dangereux et influent, reste toujours l’ultime solution de l’expulsion de ce coupable hors du territoire de la cité.


45 - Le troisième argument est celui de l’expression de l’autorité : en exécutant un coupable, dit-on, peu importe la nature du comportement mauvais du condamné, on manifeste la puissance de la cité sur ce coupable en permettant aux victimes de se payer en prenant la vie de ce coupable. Mais c’est là une fausse définition de la puissance, qui est en réalité l’art de donner la vie et non pas de donner la mort. Les descendants de Tarquin en Italie ont une coutume qui éclaire beaucoup sur ce point. Inspirés par les Jeux helléniques que leur a appris leur oikiste Démératos le Corinthien, père de Tarquin, ils organisent régulièrement des combats de lutte armée très populaires entre champions. Au moment d’entrer dans le stade, ces champions s’adressent au roi en disant : "Nous qui devons mourir te saluons". Ensuite le combat commence, sous les cris du peuple qui encourage l’un ou l’autre. Quand l’un des champions est à terre, son vainqueur place sa lance ou son épée sous sa gorge, il lève les yeux vers le roi tandis que le vaincu maintenu dans cette position attend son sort. Le roi regarde son peuple autour de lui comme pour demander son avis. Si le vaincu s’est bien battu le peuple demande sa grâce en levant le pouce, mais la soif de sang pousse généralement ce dernier à en réclamer la mort en tournant le pouce vers le sol. Le roi satisfait parfois cette foule assoiffée de sang en baissant son pouce à son tour. Mais le plus souvent, précisément pour exprimer sa toute-puissance sur son peuple et sur sa cité, seul au milieu des cris et des innombrables bras qui s’agitent vers le bas dans sa direction pour réclamer la mort du vaincu, il lève lentement la main, dresse son pouce, et le maintient vers le ciel.


46 - Le quatrième argument est celui de la vengeance : un homme qui a volé un autre, dit-on, doit rembourser ce qu’il a volé, de même un homme qui a pris une vie doit rembourser cette vie en donnant la sienne. A ce propos on peut opposer qu’il est toujours dangereux de faire parler les morts : rien ne garantit que les morts, s’ils pouvaient parler, pardonneraient à leurs meurtriers, mais rien ne garantit également du contraire. De plus, dans certains cas, ce qu’on appelle "meurtre" n’est en fait que la rencontre entre deux personnes au mauvais moment, ce qui apparente le soi-disant "meurtre" à un accident davantage qu’à un meurtre réel avec volonté de tuer : de ce point de vue, comment dire si celui qui a entraîné des personnes dans la montagne et a provoqué leur mort en les conduisant dans un mauvais chemin, est moins coupable que celui qui a laissé traîner son couteau sur lequel une personne est tombée ? Cet argument de la vengeance amène à s’interroger sur l’exercice de la justice. On peut comprendre qu’un père dont la fille a été tuée cherche dans sa douleur à prendre la vie du meurtrier de sa fille, on peut comprendre aussi que les proches de ce père réclament la mort la plus cruelle pour ce meurtrier, mais le pathos(28) du père et la compassion(29) des proches ne rendront pas la vie à la fille, ils nient l’étude de la personnalité de la fille et du meurtrier et du contexte dans lequel le crime a eu lieu, et surtout ils déclenchent un mécanisme de mort qui s’élargit au cours du temps et que rien ne peut plus arrêter. Dans le passé des Grecs, des exemples célèbres, comme celui des Labdacides à Thèbes ou des Atrides à Mycènes, montrent jusqu’où peuvent aller ces pathos et ces compassions non maîtrisées : aujourd’hui elles ne concernent qu’une fille et son père, demain elles concerneront la famille du meurtrier contre celle de la victime, puis une masse de citoyens contre une autre, puis une cité contre une autre, puis une ligue de cités contre une autre, et les cruautés commises lors de ces guerres à venir dépasseront beaucoup celle du meurtre de la fille à leur origine, qu’on finira par oublier. Un nouveau moyen d’expression est né à Sicyone il y a deux générations : dans un espace délimité, des gens reproduisent des fables du passé en introduisant dans leurs discours des comparaisons avec des événements d’aujourd’hui, pour provoquer les discours politiques. On pourrait imaginer une justice sur le même modèle, rendue non plus par les proches de la victime face au meurtrier mais par des techniciens qui parleraient en leur nom, on empêcherait ainsi le pathos et la compassion des victimes de s’exprimer en même temps qu’on déplacerait les débats vers des réflexions générales sur la meilleure façon de rendre la justice dans la cité.


47 - Le cinquième argument est celui de l’erreur assumée. Pour imposer leur opinion, ils recourent à l’argument suivant : "Doit-on interdire le dispositif de la garde à vue sous prétexte qu’untel s’est suicidé pendant sa garde à vue alors qu’il était innocent ?", une autre façon de dire que la pratique de la garde à vue est un acte de justice humaine, de même que la peine de mort, comme tous les actes de justice humaine elle est faillible et peut conduire à des erreurs, mais cela ne doit pas nous inciter à la remettre en cause et à l’abolir, parce que sur cent gardés à vue la proportion de coupables est toujours plus grande que celles des innocents arrêtés par erreur. Mais cet argument est dangereux car il peut être appliqué à n’importe quoi, sur le mode : "Doit-on interdire les lyres sous prétexte qu’untel s’est suicidé avec une corde à lyre ?", en évacuant le sujet mis en cause, qui est la responsabilité de la mort. La corde à lyre ou la garde à vue ne sont pas responsables en elles-mêmes de la mort du suicidé, ce sont des objets ou des dispositifs que le suicidé a animés pour s’en servir contre lui-même. L’outil d’une condamnation à mort en revanche, corde, lame, poison ou autres, n’est jamais animé par le condamné à mort, même si celui-ci a des tendances suicidaires : la corde, la lame ou le poison du bourreau sont la main de l’accusateur, ils déresponsabilisent l’accusé de sa mort et accablent l’accusateur en cas d’erreur judiciaire.


48 - Convenons que les adversaires de la peine de mort ont des raisons plus solides. Leur première raison est le refus de s’abaisser au niveau du coupable. L’exemple des Tarquin en Italie montre que la puissance et l’honneur ne se mesurent pas à la capacité de donner la mort, mais à celle de préserver la vie. Or, en tuant celui qui a tué, on ne montre qu’une incapacité à s’élever au-dessus de lui, on prouve qu’on ne vaut pas davantage que lui. Sur ce point, le théâtre de Sicyone appliqué à la justice apporterait une solution, car en confiant les débats à des techniciens dépassionnés on éviterait la confusion entre justice et vengeance qui domine les tribunaux depuis des temps immémoriaux et provoquent la multiplication des crimes.


49 - La deuxième raison est celle de l’irréversibilité de la peine : la justice peut réparer sa faute quand elle a emprisonné un homme à tort, en lui donnant une somme d’argent ou en lui accordant des privilèges gratuits en compensation, mais elle ne peut pas réparer sa faute quand elle constate après coup que l’homme qu’elle a condamné à mort et exécuté était innocent en réalité. Pire : ce caractère irréversible de la peine de mort incite naturellement les accusateurs à se convaincre eux-mêmes que le condamné à mort était vraiment coupable même quand toutes les preuves montrent après coup qu’il était innocent. On peut citer ici le propos célèbre de cet Eginète violemment battu par des Athéniens qui voulaient ainsi obtenir ses aveux de culpabilité, dans une enquête qui révéla par la suite sa totale innocence : l’Eginète n’avoua rien, et quand il se releva le visage en sang il dit à ses tortionnaires : "Maintenant vous avez intérêt à ce que je sois coupable, parce que sinon c’est vous que la postérité qualifiera d’ordures". On peut citer aussi cette pitoyable affaire de Kymé il y a dix-huit ans. Deux enfants furent retrouvés morts par strangulation au bord d’un chemin. Les habitants de Kymé, derrière la grand-mère de ces deux enfants, réclamèrent un coupable. On arrêta un jeune homme de quinze ans qui n’avait pas d’explications pour justifier sa présence près du lieu du crime le jour où celui-ci avait été commis. Ce jeune homme sauva sa tête seulement parce que son caractère semblait incompatible avec la sauvagerie du meurtre, au grand dépit de la grand-mère qui voulait qu’il fût condamné à mort et commença des démarches pour tenter de parvenir à ce but. Le jeune homme fut condamné à la prison perpétuelle. Seize ans passèrent, durant lesquels la grand-mère ne cessa pas de demander son exécution à mort. Il y a deux ans, un Eolien vagabond fut arrêté pour un motif futile. On découvrit peu à peu, en le faisant parler, que cet Eolien était en réalité un individu sans âme ayant commis des crimes un peu partout sur la côte égéenne, et en particulier qu’il était le véritable meurtrier des deux enfants seize ans plus tôt. Un nouveau procès eut lieu. Le jeune homme âgé désormais de trente-et-un ans fut remis en liberté, après seize d’emprisonnement pour rien, et l’Eolien prit sa place en cellule. Lors de ce procès, une seule personne continua à accuser ce jeune devenu adulte et clama contre l’évidence l’innocence de l’Eolien : la grand-mère, qui ne pouvait admettre que son acharnement à l’encontre de ce jeune homme innocent avait permis au véritable meurtrier de ses deux petits-enfants de vivre librement pendant seize ans, qu’ainsi elle n’avait pas réparé la mort de ses deux petits-enfants mais ajouté une injustice à l’injustice, et que si les juges l’avaient écouté seize ans plus tôt en condamnant le jeune homme à la peine de mort elle aurait été responsable d’un troisième mort innocent en supplément de la mort de ses deux innocents petits-fils.


50 - La troisième raison est celle du risque de dérive. J’ai précédemment parlé de la nécessité de maîtriser la population d’un territoire, surtout dans les temps de krisis et d’ypotimèse, et j’ai avancé diverses techniques pour obtenir ce résultat. Je n’ai pas caché que l’entretien des prisons coûtent chers, de même que les régiments d’hoplites, de même que les expéditions destinées à envoyer à l’autre bout du monde les hommes que la cité ne veut plus dans ses murs. La peine de mort offre une solution définitive à ces questions : au lieu de dépenser une partie du trésor pour construire des prisons ou pour fabriquer des navires qui enverront ses sujets indésirables à l’autre bout du monde, la cité les condamne à mort sous un quelconque prétexte, elle en est ainsi définitivement débarrassée, et à peu de frais. Mais alors la peine de mort n’est plus un instrument de la justice, elle devient un outil de régulation économique, qui tue d’abord les malades avant les hommes sains, d’abord les étrangers avant les autochtones, d’abord les pauvres avant les riches, d’abord les poètes avant les soldats, et qui à l’exception des comiques peut soutenir que les soldats, les riches, les autochtones et les hommes sains sont toujours plus innocents et vertueux que les poètes, les pauvres, les étrangers et les malades ?


51 - La quatrième raison est celle de l’inhumanité de la mort. On présente souvent les criminels comme des individus sans sentiments et sans jugement, et c’est parfois le cas, comme l’Eolien que je viens d’évoquer. Mais dans leur grande majorité, les criminels ont toujours une cause à avancer pour expliquer leur acte : ils ont tué par amour, ou par envie, ou par nécessité, ou par honneur. On ne tue pas pour rien, le crime n’est pas une activité naturelle pour l’homme, c’est un acte qui dépasse la pensée, auquel on recourt quand on est hors de soi. Même l’homme plein de jalousie d’avoir été trompé hésite au moment d’égorger sa femme, même l’homme conscient de son devoir pour sa cité hésite avant de pendre le traître qui l’a livrée aux ennemis. La peine de mort est inséparable de la question : "Qui doit donner la mort ?". C’est facile pour moi de condamner à mort, si ce n’est pas moi qui exécute le condamné. Si le bourreau refuse d’abaisser la lame, ou si le condamné refuse de boire le poison, moi l’homme raisonnable je devrai m’enivrer de vins ou de mots pour pouvoir l’exécuter, car l’amour, l’envie, la nécessité ou l’honneur avancés par le condamné pour justifier son crime sont les mêmes que ceux que je ressens moi-même, autrement dit le condamné avant d’être un coupable est un autre moi-même, et en l’exécutant je tue une part de moi-même. J’ai entendu à Athènes le récit suivant. Un homme de Phalère fut accusé d’avoir tué un voisin sans aucune preuve. Un nommé Baditos, propriétaire influent dans ce dème, tenta de le défendre, sans succès. L’homme fut condamné à mort, et on chargea son compatriote Baditos de procéder à l’exécution. Baditos se soumit à la volonté de son dème, les larmes aux yeux il exécuta de ses mains le condamné, et en conçu beaucoup de dégoût pour la peine de mort. Six ans plus tard, un nouveau crime eut lieu à Phalère, commis cette fois par un homme que toutes les preuves accablaient. On chargea Baditos, devenu l’homme le important du dème, du procès. Baditos surprit toute l’assemblée en disant : "Je refuse de défendre cet homme, qui est complètement coupable du crime dont on l’accuse. Mais je refuse aussi de l’exécuter parce que j’ai très mal supporté d’exécuter le dernier condamné il y a six ans. Je confie donc l’exécution à celui d’entre vous qui sera tiré au sort". On procéda au tirage au sort. Un habitant de Phalère fut désigné, mais refusa d’accomplir la tâche. On tira de nouveau au sort, un autre habitant du dème fut désigné, qui se désista à son tour. Puis après un troisième tirage, un troisième homme se retira. La même chose se produisit lors d’un quatrième tirage, d’un cinquième, d’un sixième, d’un septième. Finalement, Batidos dit : "Aucun de vous ne veut exécuter cet homme dont tout le monde ici, moi inclus, admet qu’il est pourtant plus coupable que celui que vous m’avez obligé à exécuter il y a six ans. Ce n’est donc pas sa culpabilité qui pose problème, mais la pratique de la peine de mort". C’est ainsi que Baditos obtint que la condamnation à mort de cet homme fût transformée en emprisonnement perpétuel.


52 - Un gouvernement doit toujours assurer le droit de vie à tous les citoyens, même les plus coupables : il doit aussi leur garantir la jouissance de ses ressources matérielles. Au début du présent livre, j’ai dit que les terres, les mares et les rivières peuvent être appropriées par des individus à condition que leur exploitation profite à tous. Nous devons nous demander maintenant comment ce profit commun peut être réparti justement entre tous les citoyens. Les terres, les mares et les rivières, sources du manger, du loger et du vêtir indispensables au bon fonctionnement d’une communauté, n’appartiennent à personne en particulier, ils appartiennent à tous : la cessation d’une terre, d’une mare ou d’une rivière à un individu ne sert à pas à contenter cet individu, elle sert à assurer la survie de toute la communauté, et elle doit être remise en cause sitôt que l’individu en question et ses affidés considèrent qu’elles sont leur bien propre. Le premier défaut des dispositifs de redistribution des richesses qui existent aujourd’hui, est d’infantiliser les pauvres. Pour modérer l’agitation des pauvres, les responsables de la cité leur accordent le minimum d’argent et le minimum de travail, ils décident à leur place de ce qu’ils estiment bon pour les pauvres en fonction de ce qu’ils croient que les pauvres savent faire, comme s’ils étaient les bergers d’un troupeau de moutons sans volonté et sans désirs.


53 - Le deuxième défaut est l’incitation à l’inactivité. Toujours pour empêcher que les pauvres ne provoquent des désordres, les citoyens les plus élevés acceptent de leur donner non seulement une somme d’argent, mais encore des entrées dans les lieux publics, un droit de vote, et la garantie d’une aide matérielle si eux ou leurs familles tombent malades ou sont victimes d’une agression. Quand ces pauvres commencent à travailler et à gagner de l’argent par leur propre sueur, tous ces avantages disparaissent soudain : ils doivent assurer seuls le confort de leurs familles, payer leur droit de vote et leurs entrées dans les lieux publics, et en supplément la cité les presse d’impôts, et les afflige d’une amende ou les emprisonne si les délais de paiement de ces impôts ne sont pas respectés. Nombre d’entre eux calculent aisément que leur intérêt est de rester pauvres le plus longtemps possible, puisqu’ils vivent plus confortablement et ont plus de pouvoirs en restant pauvres qu’en commençant à travailler.


54 - Le troisième défaut est que les tâches encouragées dans une cité sont souvent celles dont la cité connaît déjà les bénéfices : les responsables politiques dans leur ensemble rechignent à consacrer une partie du trésor à des domaines inexplorés dont rien ne garantit qu’ils apporteront la richesse à la communauté. De cela résulte que le travail produit dans une cité est souvent stérile et archaïque(30), car il occupe toute la journée de ceux qui l’exercent, qui n’ont plus de temps libre pour inventer des techniques nouvelles et conquérir des terres inconnues. La nouveauté en effet ne dépend pas de l’argent, on peut même dire que les grandes découvertes qui ont marqué le passé, et qui ont traversé les siècles pour constituer notre quotidien, ont toujours été les fruits d’hommes pauvres ayant sacrifié leur vie à la réalisation d’un projet personnel que moquaient leurs contemporains, et jamais les fruits de chercheurs grassement payés par les fonds publics. La nouveauté dépend du temps libre. A Corinthe, le charpentier Améinoclès était l’un de ces grands découvreurs, que la cité contraignait à fabriquer des futs et des charriots alors qu’il ne rêvait qu’à fabriquer des navires. Un jour, Améinoclès s’enfuit de Corinthe, renonçant à ces travaux de fabrication archaïque qui lui assuraient un salaire confortable, il erra en Egée, avant d’échouer sur une côte de Samos. Il y vécut pauvrement, mais y trouva enfin le temps libre nécessaire à la réalisation de ses rêves. C’est ainsi qu’il conçut et construisit la première trière de Grèce, rapidement remarquée par les dynastes locaux, qui eurent grâce à elle les moyens d’imposer leurs ambitions et firent de Samos une nouvelle grande cité égéenne.


55 - Le quatrième défaut est celui de la contrainte entretenue par l’employeur sur l’employé. Le terme "contrat"(31) que nous utilisons pour désigner le lien existant entre l’un et l’autre est trompeur, car il suggère que les deux parts jouissent d’une situation égale. En réalité la première motivation d’un employé reste l’argent, et pour obtenir cet argent il est obligé de se soumettre à la volonté de l’employeur, c’est-à-dire indirectement à la volonté des responsables de la cité, qui n’autorisent l’activité de ces employeurs à l’intérieur des murs de la cité que parce qu’ils sont sûrs d’en tirer un minimum de bénéfices. Nous venons de voir qu’une cité préfère toujours occuper les Améinoclès à construire des futs et des charriots qui rapportent peu, plutôt qu’à construire des navires nouveaux dont rien n’assure qu’ils apporteront la puissance ou qu’ils se disloqueront à la première houle : c’est pour anéantir les rêves des Améinoclès que la cité entretient avec eux ce rapport de dépendance employeur-employé. Car pour un Améinoclès sans femme, sans enfants, sans famille et sans maison qui a pu quitter son employeur corinthien sans crainte des représailles, combien le passé a-t-il produit d’Améinoclès mariés, pères de nombreux enfants, héritiers de parents séniles et de cousins malades, créditeurs d’un prêt immobilier, ayant renoncé à leurs rêves et accepté les plus basses tâches pour remplir leurs obligations ?


56 - Le cinquième défaut est celui de l’instabilité des pensions versées aux vieux. Nous avons souligné l’importance, dans une cité parfaite, d’un même nombre de jeunes et de vieux, or les cités sont naturellement très inégales envers ces derniers : elles laissent à ceux d’entre eux qui sont à la tête du gouvernement des fortunes dont ils ne jouiront jamais car ils mourront avant, en même temps qu’elle condamne à l’indigence ceux d’entre eux qui ne représentent rien sous prétexte qu’ils ne sont plus productifs, en résumé les vieux sont soit les citoyens les plus riches, soit les citoyens les plus pauvres. Les deux dispositifs auxquels recourent les cités les plus gérontophiles ne réussissent pas à résoudre ce problème. Le premier dispositif consiste à prélever une partie du trésor public pour le donner aux vieux, constitué d’une partie des revenus des jeunes que l’on a imposés : c’est le principe de la dianomès(32). Le second dispositif consiste à laisser les citoyens amasser une partie de leurs revenus dans leurs coffres personnels durant toute leur vie de travailleurs adultes, une partie qui n’est pas imposable, et qui leur permet de subvenir à leurs besoins élémentaires quand, ayant atteint l’âge de la vieillesse, ils cessent de travailler : c’est le principe de la kephalaiopoièse(33). Pour être juste, la dianomès impose que le nombre des jeunes soit strictement équivalent à celui des vieux, et surtout que le travail des jeunes aujourd’hui soit aussi facile ou aussi difficile que celui des jeunes d’hier devenus vieux, ce qui n’est jamais le cas. Pour être efficace, la kephalaiopoièse impose que la valeur des choses reste constante au cours du temps, ce qui n’est également jamais le cas.


57 - Plus généralement, les compensations apportées par les responsables de la cité à leurs compatriotes, derrière leur apparence égalitaire, cachent des inégalités profondes liées à la nature, à la situation et à la fonction de chacun. On préfère octroyer une aide à un homme qui travaille plutôt qu’à un jeune qui veut travailler, alors que du second dépend le futur de la cité et que le premier n’a en réalité besoin d’aucune aide puisque l’argent qu’il obtient de son travail lui permet d’acheter ce qu’il veut. On impose différemment un homme seul, un homme marié, un homme veuf, comme si la valeur du travail dépendait des occupations intimes. On inflige des amendes à des citoyens honnêtes qui ont réglé leurs dettes avec une journée de retard parce qu’un imprévu les en a empêché, alors qu’on amnistie tel gros propriétaire qui s’est enfui chez les barbares avec des biens qui ne lui appartenaient pas, parce qu’on croit que cela l’incitera à revenir et à ne pas se mettre au service de ces barbares. Dans chaque cité, des trésoriers sont payés par les fonds publics pour calculer le moindre chalque qui sera versé à chacun en fonction de ces contraintes inéquitables, au point que dans certaines d’entre elles la part de ces fonds publics réservée aux indigents se réduit à presque rien puisqu’ils servent d’abord à payer les trésoriers. Et ces distributions d’aides citoyennes sont si compliquées à comprendre et si complexes à modifier que la seule façon pour les indigents d’espérer obtenir davantage est de menacer de provoquer le chaos et de renverser les gens qui les gouvernent, autrement dit ceux qui obtiennent davantage ne sont pas les citoyens les plus honnêtes mais simplement les plus égoïstes et les plus criards.


58 - Pour mettre fin à ces injustices, un petit groupe de Phocéens a récemment avancé une proposition. Ces Phocéens sont des partisans de l’isonomie divinisée, régime dont j’ai rappelé plus haut l’absence de mesure et la dangerosité, mais leur proposition si on la débarrasse de ses aspects excessifs mérite qu’on s’y intéresse, et peut être aisément appliquée par n’importe quel gouvernement. Estimant que les terres, les mares et les rivières d’une cité n’appartiennent pas à leurs exploitants mais à la cité tout entière, ils demandent que seule une partie des bénéfices de ces terres, mares et rivières reviennent aux exploitants, tandis que l’autre partie sera immédiatement reversée en portions strictement équivalentes à tous les citoyens, qu’ils soient jeunes ou vieux, riches ou pauvres, sains ou malades, seuls ou mariés, employeurs ou employés. Ils donnent à ce dispositif, qui sera recalculé chaque année, le nom d’"amende catholique"(34). Cette autre partie reversée sous forme d’amende catholique est constituée de quatre impôts annuels différents. Le premier impôt porte sur la possession des terres, mares et rivières, il n’est donc payé que par les propriétaires : c’est un droit accordé par la cité à un particulier de jouir des biens qui restent et resteront de toute façon les biens de la cité. Le deuxième impôt porte sur l’habitat. Estimant qu’un individu qui s’installe sur son territoire espère y trouver sa subsistance dans les ressources qu’il renferme, la cité s’accorde le droit d’en réclamer une contrepartie : cet impôt sur l’habitat est donc payé par tous ceux qui vivent sur le territoire de la cité, c’est-à-dire par les propriétaires s’ils habitent sur leurs propriétés, et par les locataires. Le troisième impôt porte sur les patentes(35) dont la cité considère qu’elles touchent à ses ressources naturelles : par exemple les producteurs de pain ou de vin tirent bénéfice du pain et du vin qu’ils fabriquent de leurs mains, or pour fabriquer ce pain et ce vin ils doivent utiliser du blé et du raisin qu’ils tirent du sol de la cité ou qu’ils achètent à l’étranger grâce à l’argent et aux routes et aux navires de la cité, cette dernière contribue donc indirectement à leurs bénéfices, elle a donc le droit d’en réclamer aussi une partie. Le quatrième impôt porte sur les signes extérieurs de richesse, que les Phocéens proposent de calculer sur la quantité de portes et de fenêtres que possède l’habitation du citoyen. Ce quatrième impôt est un impôt sur le revenu déguisé, qui dissuade le citoyen riche de vivre dans un luxe outrancier et l’oblige à redistribuer ce luxe outrancier directement à ses compatriotes dans le besoin : s’il ne le fait pas, la cité via cet impôt se charge de le faire à sa place. Dans l’esprit des Phocéens, ces quatre impôts doivent remplacer tous les impôts existants, et toutes les aides publiques existantes, qui deviendront illégaux et passibles du tribunal.


59 - Ce dispositif d’amende catholique n’est pas encore instauré, et déjà les Phocéens subissent les assauts de leurs détracteurs. Le principal reproche avancé par ces derniers est qu’en donnant la même quantité d’argent sans distinction et sans condition à tous les citoyens, on les incite à ne plus travailler, on casse la politeia, on favorise l’égoïsme. Mais ce reproche est infondé, car l’amende catholique dépend totalement des ressources de la cité : si la cité crée des gros bénéfices les citoyens jouiront d’une grosse amende catholique qui les dispensera effectivement de travailler s’ils n’en ont pas envie, mais si la cité a des bénéfices nuls l’amende catholique sera également nulle, et les citoyens seront alors obligés de travailler pour survivre. Par ailleurs, ce dispositif n’interdit pas aux citoyens de devenir très riches s’ils le veulent, et, contrairement à ce qu’affirment ces détracteurs, il revalorise le travail puisque d’une part il continue de conditionner la richesse au travail comme dans les différents systèmes politiques actuels, et que d’autre part il fait du travail une activité choisie et non plus contrainte par un employeur ou par la cité : si Corinthe avait donné une amende catholique à Améinoclès, celui-ci aurait pu se dispenser de construire des futs et des charriots sans intérêt pour se consacrer totalement à sa passion des navires, et aujourd’hui Corinthe serait forte d’une grande flotte de trières. Le dynamisme et l’évolution d’une cité ne se mesure pas seulement à la quantité de marchandises alimentaires ou de services élémentaires qu’elle offre, ils se mesurent aussi et surtout à des valeurs invisibles comme l’enthousiasme, la volonté, l’invention, qui sont raillées par beaucoup de cités aujourd’hui, mais qui sont pourtant les vrais piliers qui ont haussé la Grèce : je répète que toutes les grandes techniques nouvelles qui ont bouleversé le passé sont nées dans des caves, dans des grottes, dans des maisons branlantes d’individus isolés, et jamais dans des luxueuses maisons occupés par des équipes de chercheurs payés par la cité. On peut même dire que par ce dispositif le travail deviendra un plaisir puisqu’il permettra au citoyen d’exprimer sa créativité en étant complètement autonome, complètement dégagé de ses nécessités organiques désormais comblées par l’amende catholique : ceux qui refuseront de travailler, qui vivront comme des végétaux en dépensant leur amende catholique issue du travail de leurs compatriotes, deviendront la risée de tous, car leur inactivité et leur mollesse(36) sera regardée par tous comme une incapacité à jouir, à inventer, à créer, et plus généralement comme un penchant à se nuire à eux-mêmes. On peut deviner enfin que cela ne favorisera pas davantage qu’aujourd’hui le travail illégal et caché, puisque le montant de l’amende catholique, comme les aides publiques aujourd’hui, seront calculées sur les bénéfices engendrés par le travail légal et déclaré : la proposition phocéenne ne menace pas l’eugeneia, elle la prolonge, en incitant les citoyens à dénoncer ceux qui voudraient profiter des avantages de la cité sans en payer le prix.


60 - L’amende catholique est un socle politique qui permet de résoudre rapidement la question de la subsistance élémentaire de chacun et sa responsabilité dans le bien commun : si l’amende catholique est basse, ce n’est pas la faute d’un citoyen en particulier ou d’un groupe de citoyen, c’est la faute de tous les citoyens collectivement qui ont glissé dans la mollesse, ou qui ont confié les ressources de la cité à des exploitants incompétents. C’est un dispositif qui peut fonctionner dans n’importe quel régime et pour n’importe quel parti, calculé non plus sur des critères discutables et compliqués liés à l’âge, à la situation sociale, à la richesse, comme les aides publiques actuelles, mais sur la simple opération mathématique suivante : revenus totaux de la cité en primo, divisés par le nombre total de citoyens en deusio, égalent le montant de l’amende catholique versé à chacun des citoyens en tertio. C’est un moyen de supprimer honorablement l’assistanat qui gangrène tous les régimes politiques actuels, et de redonner à la cité le rôle unique qu’elle avait originellement, celui d’assurer l’ordre sur son territoire, via une armée intérieure et une armée extérieure vouées à cette tâche, peu importe leur nature : l’ordre étant assuré sur son territoire, et ses ressources étant imposées équitablement, la cité laisse à ses citoyens la liberté d’agir comme ils désirent et la responsabilité complète de leurs succès autant que de leurs échecs, sans imposer tel travail au détriment de tel autre. Toutes les réalisations utiles à la collectivité, à l’exception du maintien de l’ordre, relèvent de l’initiative privée, elles restent contrôlées par la cité via les quatre impôts mentionnés, et elles bénéficient finalement à tous en distinguant par la gloire et par les bénéfices matériels qu’ils en tirent ceux qui en sont à l’origine au milieu de la masse de leurs compatriotes.


61 - A condition qu’ils respectent ce droit à la vie et ce droit à la jouissance directe des ressources naturelles de la cité, on peut dire que tous les gouvernements sont légitimes, car tous ne sont que l’expression active ou passive des citoyens qu’ils dominent. On remarque néanmoins que les gouvernements les plus durables sont ceux qui distinguent nettement la fonction législative, qui établit les lois, la fonction exécutive, qui applique les lois, et la fonction judiciaire, qui contrôle l’application des lois, ces trois fonctions résumant tout ce que j’ai dit dans le présent livre puisque la première se charge d’assurer les nécessités vitales du manger, du loger et du vêtir, la deuxième se charge de répartir ces nécessités le plus équitablement possible entre les citoyens, et la troisième se charge de contenir les menaces qui pèsent contre ces nécessités et contre ces citoyens.


62 - On commet une erreur si l’on croit que le corps civique est composé d’un côté par des gens sensés et de l’autre côté par des fous. En vérité trois caractères coexistent. Le premier est celui des psychotiques(37), qui sont heureux de croire que deux et deux font cinq. Le deuxième caractère est celui des névrosés(38), qui savent, qui comprennent, qui peuvent expliquer comment et pourquoi deux et deux font quatre, ce qui les rend malades. Deux grandes familles appartiennent à ce deuxième caractère, celle des obsessionnels(39) composée par une majorité d’hommes, et celle des hystériques(40) composée par une majorité de femmes. Le troisième caractère est celui des pervers(41), qui comme les névrosés savent et comprennent parfaitement que deux et deux font quatre, mais qui trouvent leur plaisir à tromper autrui, à le manipuler, en essayant de le convaincre que deux et deux font cinq. Chacun de nous appartient à l’un de ces trois caractères à l’exclusion des deux autres. On voit que le caractère psychotique peut s’incarner facilement dans le régime tyrannique, et plus encore dans celui des baliseus, puisque ces deux régimes méprisent les désirs et les plaisirs de la grande masse des citoyens pour ne s’occuper que des désirs et des plaisirs du tyran ou du basileus et de leurs fidèles. Le caractère névrotique quant à lui peut s’incarner dans le régime isonomique, dans lequel la relation avec autrui est possible mais difficile, car désirs et plaisirs de l’un doivent se contenir et s’adapter aux désirs et plaisirs de l’autre. Or, justement parce que dans le caractère névrotique la relation à autrui est possible, le régime isonomique semble infiniment plus dangereux que le régime des tyrans et des basileus, car les tyrans et les basileus ne pensent qu’à eux, ils nuisent à ceux qui les contredisent mais nullement à ceux qui les ignorent, contrairement au régime isonomique qui veut que chaque citoyen se plie à la volonté collective sous prétexte que deux et deux font quatre. Je termine donc mon livre en disant que le régime isonomique est le pire, à l’exception de tous les autres.

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(1) "gewrg…a", "travail de la terre/ga‹a", qui donnera les noms "Géorgie/Terre cultivée" et "George/Celui qui travaille la terre, agriculteur".

(2) "kthnotrof…a", "art de nourrir/tršfw le bétail/ktÁnoj".

(3) "¢gronom…a", "qui respecte les règles/nÒmoj de la campagne/¢grÒj".

(4) "¢narc…a", "sans principe", de "¢rc»/commencement, principe, origine, fondement", précédé du préfixe privatif "¥n-".

(5) "polite…a", "art du vivre dans la cité/pÒlij, du vivre-ensemble", qui donnera "politesse" en français.

(6) "¥stu", "ville, ensemble urbain", par opposition à la campagne.

(7) "¢rcitšktwn", littéralement "qui dirige, commande/¢rc» le travail du bois/tšktwn".

(8) "paroik…a", "maison/o‹koj de proximité/par£", qui donnera "paroisse" en français.

(9) "qèrax", partie du corps entre les épaules et les cuisses, le mot désigne aussi par extension la cuirasse protégeant cette partie du corps.

(10) "knhm…j", cuirasse protégeant la kn»mh/bas de la jambe (par opposition à mhrÒj/haut de la jambe).

(11) "kr£noj", "casque", dérivé de "k£ra/tête, cime, sommet".

(12) "¢sp…j", désigne le petit bouclier rond ou le bouclier moyen ovale.

(13) "a„g…j", "chèvre", le même mot désigne par extension le grand bouclier constitué de plusieurs peaux de chèvres collées les unes sur les autres.

(14) "™sq»j", tout ce qui enveloppe une chose pour la rendre sensible, dérivé de "a„sq£nomai/percevoir par les sens", d’où dérive également "a„sqhtikÒj/esthétique", littéralement "art de donner une enveloppe, une forme à une chose pour la rendre perceptible par les sens", "™sq»j" dérivera en "vestis" en latin puis en "veste" et "vêtement" en français.

(15) "gumnÒj/corps nu", radical de "gumnast»j/gymnaste" qui désigne en grec comme en français "celui qui laisse parler son corps", et des mots apparentés "gumn£j/gymnase" ("lieu où s’exercent les gymnastes") et "gumnstikÒj/gymnastique" ("qui concerne les exercices du corps").

(16) "eÙgšneia", "qui découle d’une âme bien née", origine du mot français "généreux", dérivé de "gšnoj/naissance, origine" qui a donné "gène" et "génie" en français.

(17) "™kpa…deush", dérivé de "paid…/enfant", qu’on retrouve dans le français "pédiatre/spécialiste des enfants".

(18) "paidagwgÒj", "qui conduit, guide/¢gwgÒj les enfants/paid…".

(19) "∙»tra", "parole", qui a donné "∙htorikÒj/rhétorique".

(20) "kerdoskop…a", littéralement "art de faire résonner, d’amplifier, de gonfler/kompšw les gains, profits, avantages/kšrdoj".

(21) "krisij", "moment de décision, de jugement, de dénouement, de résultat", qui a donné en français le mot "crise/moment où on passe d’un état à un autre".

(22) "upot…mhsh", dérivé de "tim»/évaluation, estimation, prix" précédé du préfixe "ØpÒ-/sous".

(23) "™nqous…a", "transport divin", dérivé de "qeÒj/dieu", précédé du préfixe "™n-/dans".

(24) "per…odoj c£ritoj".

(25) "¢nakukloÚmenh p…stwsh", littéralement "p…stij ("confiance, crédit, foi", d’où par extension "engagement, pacte, serment, gage, garantie, caution") tournée/kuklšw de bas en haut/¢n£".

(26) "o„konom…a", "art de gérer une maison, un bien, une société", composé de "nÒmoj/usage, règle, loi" et de "oŒkoj/maison, habitation, propriété, bien" (d’où par extension "famille, entreprise, société").

(27) "„dièthj", "homme ordinaire, ignorant, inexpérimenté".

(28) "p£qoj", "tout ce qu’on éprouve (physiquement ou intellectuellement), expérience, infortune, violence", qui donnera "passion/maladie" en français.

(29) "sumpÒnia", dérivé de "ponšw/peiner, souffrir" précédé du préfixe "sÚn-/avec".

(30) "¢rcaikÒj", littéralement "qui est semblable aux origines, aux commencements/¢rc», suranné, vieilli, rebattu".

(31) "sÚmbasij", dérivé de "b£skw/marcher" précédé du préfixe "sÚn-/avec, ensemble".

(32) "dianom»j", "partage, distribution".

(33) "kefalaiopo…hsh", littéralement "création, fabrication/po…hsij d’un sommet, d’un couronnement/kef£laioj", dérivé de "kefal»/tête, cime, sommet", qu’on retrouve dans "céphalée" en français, origine de "caput" en latin qui donnera "chef " et "capital" en français.

(34) "kaqolik» apozhm…wsh", littéralement "peine, châtiment, amende/zhm…a générale, universelle/kaqolik» [dérivé de "Óloj/qui forme un tout, entier, complet" précédé du préfixe "kat£-/de haut en bas"]".

(35) "eØresitecn…aj", littéralement "invention, découverte, trouvaille/eÜrhma d’une technique/tšcnh".

(36) "raqum…a", "nonchalance, insouciance, indifférence".

(37) "yucwtikšj", dérivé de "yÚcw/souffler, vomir, exhaler, rejeter", d’où par extension "se refroidir, se dessécher, mourir".

(38) "neubrotikÒj", dérivé de "neàron/corde, fibre, nerf", qui donnera "neurone" en français.

(39) "basanistikÒj", dérivé de "basan…zw/éprouver, vérifier, questionner, torturer".

(40) "usterikÒj", dérivé d’"Østšra/ventre, matrice", qui donnera "utérus" en latin, dérivé lui-même d’"Ûsteroj/après, plus tard, plus bas".

(41) "diestrammšnoj", dérivé de "stršfw/tourner, tordre, enrouler" précédé du préfixe "di£/en séparant, en déchirant, en divisant".

  

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