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Babylone

Persépolis

Plateau nord

Plateau central et Bactriane

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

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La campagne de Perse centrale

(automne -331 à printemps -329)

Babylone et la Susiane (automne-hiver -331)


Sa défaite à Gaugamèles ne semble pas avoir entamé la volonté de résistance de Darius III. Encore faudrait-il que son entourage soit toujours disposé à le suivre. Certains comme le vieux Artabaze lui restent fidèles. D’autres songent à le renverser mais ne se dévoilent pas encore. Parmi ces derniers on trouve Nabarzanès qui a commandé les charges de cavalerie sur l’aile droite perse à la bataille d’Issos, et surtout Bessos le satrape de Bactriane, qui hésitent entre capturer le Grand Roi pour le livrer à Alexandre, ou le tuer dans les meilleures conditions pour continuer la guerre ("Le plus vieux des amis [de Darius III], Artabaze, qui avait été l’hôte de Philippe II comme je l’ai dit plus haut, rompit le silence : “Nous mettrons notre plus belle tenue et notre équipement le plus somptueux pour accompagner notre Grand Roi au front avec l’espoir de remporter la victoire, prêts sacrifier notre vie !”. Tout le monde approuva sa déclaration. Mais Nabarzanès, qui assistait à la réunion, préparait avec Bessos un complot d’une audace inouïe : ils avaient décidé de s’emparer du Grand Roi et de l’enchaîner avec la complicité des soldats qu’ils commandaient, en calculant que si Alexandre les rattrapait ils obtiendraient ses faveurs en lui livrant le Grand Roi vivant, et que s’ils parvenaient à lui échapper ils tueraient Darius III pour s’emparer du pouvoir et poursuivre la guerre", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 9.1-2). Selon Quinte-Curce, Darius III est bien conscient des ambitions de Bessos, qui sont anciennes puisque, s’il l’a convoqué pour participer à la bataille de Gaugamèles, c’est moins pour ses compétences militaires que pour le garder à ses côtés durant l’affrontement et l’empêcher ainsi de trahir ("Bessos le satrape de Bactriane reçut l’ordre de rejoindre [Darius III] après avoir rassemblé toutes les forces dont il disposait. Les Bactriens comptaient parmi les meilleurs soldats de toute la région, c’étaient des hommes farouches, étrangers aux raffinements de la civilisation perse. Ils ne quittaient jamais leurs armes à cause du voisinage des Scythes, peuple de guerriers et de brigands. Mais Bessos, qui fut mécontent d’être relégué à la seconde place, n’était pas sûr et le Grand Roi se méfiait de lui : il convoitait le trône, et on craignait qu’il trahît car c’était le seul moyen pour lui d’obtenir ce qu’il voulait", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 6.2-4). Les deux putschistes se décident pour la seconde option : le régicide et la poursuite de la guerre. Estimant que leur projet aura davantage de chances de réussir en Bactriane, ils masquent habilement leurs intentions en disant à Darius III qu’il aurait tout intérêt à quitter Ecbatane pour reconstituer ses forces dans l’est de l’Empire ("La Bactriane est intacte [c’est Nabarzanès qui parle à Darius III], les Indiens et les Saces t’obéissent : tous ces peuples ont tant d’armées, tant de milliers de cavaliers et de fantassins prêts à rejoindre tes effectifs, que les forces dont nous disposons encore sont supérieures à celles que nous avons perdues. Pourquoi courir au danger comme une bête sauvage, quand on peut l’éviter ? Le courage consiste à mépriser la mort, non à détester la vie. […] Viens donc à Bactres où tu pourras te réfugier en toute sécurité, et confie la régence à Bessos le satrape du pays : quand la situation sera rétablie, il te rendra, à toi le Grand Roi légitime, le pouvoir qu’il aura exercé par intérim", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 9.5-8). Dans le chaos de la situation où son autorité n’existe plus que sur le papier (seuls les Grecs et les Perses restent fidèles, les autres peuples sont incertains : "Au camp, chacun agissait comme il voulait car personne n’exerçait plus l’autorité et les décisions n’étaient plus prises en commun comme avant. Patron le chef des mercenaires grecs ordonna à ses hommes de s’armer et de se tenir prêts à exécuter les ordres. Les Perses ne se mêlaient pas aux autres, Bessos vint les voir avec les Bactriens, il essaya de les entraîner en leur montrant d’un côté la richesse de Bactres et de sa satrapie qui n’avait pas souffert de la guerre, de l’autre côté les dangers qui les menaçaient s’ils restaient : les Perses crièrent d’une seule voix qu’il était impie d’abandonner le Grand Roi", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 9.14-16), Darius III se laisse convaincre : il quitte Ecbatane pour la Bactriane derrière Bessos, scellant ainsi sa propre mort.


D’autres enfin inversent ouvertement leur diplomatie. Un nommé "Oxydatès", présenté comme un notable perse de premier rang par Quinte-Curce (Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 2.11), est condamné à mort par Darius III probablement pour trahison, mais on n’aura pas le temps d’exécuter la sentence, et Oxydatès sera finalement extrait de sa prison de Suse par Alexandre. Nous avons vu dans notre paragraphe précédent qu’une conjecture crédible admet que Mitropastès (rebaptisé "Mithraustès" par Arrien) le probable fils d’Arsitès l’ex-satrape de Phrygie hellespontique, après avoir bataillé à Sinope puis à Gaugamèles pour défendre les intérêts de Darius III, trahit également ce dernier, qui l’exile dans le golfe Arabo-persique où Néarque le retrouvera lors de son passage en -324 (selon Strabon, Géographie, XVI, 3.5 précité). Mais le ralliement à Alexandre le plus lourd de conséquences reste celui du vieux Mazaios, ancien satrape de Cilicie et de Syrie sous Artaxerxès II, "ami/f…loj" de Darius III selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XVII.55), "plus important courtisan de Darius III" selon Plutarque  (Vie d’Alexandre 39), auréolé récemment de son excellente prestation à la bataille de Gaugamèles qui a convaincu momentanément Parménion que les Grecs étaient perdus, et, selon certains historiens modernes, occupant de facto la fonction de satrape de Babylonie où il s’est réfugié depuis la mort de l’ex-satrape Bouparès à Gaugamèles (nous renvoyons ici à la fin de notre précédent paragraphe). La marche d’Alexandre vers Babylone a été récemment révélée par la traduction de la tablette n°330 que nous avons déjà mentionnée dans notre paragraphe précédent, extraite de l’Astronomical diaries and related texts from Babylonia de l’Académie autrichienne des Sciences de Vienne. Celle-ci indique, lignes 16 à 18 recto, que Darius III "lourdement défait" s’est enfui vers le pays de Gutium, à la frontière de la Babylonie et de la Médie. Les lignes 3 à 5 verso rapportent la communication d’un personnage anonyme à Babylone, relative aux Babyloniens et à l’Esagil (le sanctuaire du dieu Marduk, sur la rive gauche de l’Euphrate), le 1er tasritu de l’an 5 de Darius III, c’est-à-dire le 8 octobre -331 : on suppose que c’est la communication de Mazaios apportant aux Babyloniens la nouvelle de la défaite des Perses à Gaugamèles. Lignes 6 et 7 verso, on apprend que l’envahisseur grec passe dans une "importante cité" distante d’une cinquantaine de kilomètres de Babylone le 11 tasritu, c’est-à-dire le 18 octobre, où il promet aux habitants qu’ils n’auront aucun tribut d’occupation à payer : on suppose que cette "importante cité" est Sippar (aujourd’hui Abu Habbah au sud de Bagdad en Irak, 33°03'31.8"N 44°15'07.8"E ; pour l’anecdote, des fouilles entreprises depuis 1986 à une dizaine de kilomètres au nord de Sippar/Abu Habbah ont mis à jour un palais achéménide dont différents indices donnent à penser que la construction date du règne de Darius III et, surtout, qu’il n’a jamais été habité, ce qui révèle à quel point l’invasion macédonienne a été soudaine et inattendue pour les Perses). Enfin dans les lignes 7 à 10 verso, malheureusement mutilées, on apprend que le sacrifice d’un taureau a lieu à l’Esagil le 14 tasritu, c’est-à-dire le 21 octobre, probablement en présence des Grecs arrivés dans la cité. Darius III avait misé sur un enlisement d’Alexandre en Mésopotamie, sur la résistance de la population locale, sur la colère et la rébellion des troupes grecques affamées et livrées à elles-mêmes : tous ces calculs s’effondrent par la reddition de Mazaios, qui évite à Alexandre toutes les difficultés d’un long siège, et a un effet désastreux sur les autres grands chefs perses ainsi libérés du remords de la trahison. Quand il entre dans Babylone (32°32'31.91"N 44°25'17.17"E), au milieu de la masse des habitants, franchissant les enceintes fortifiées, découvrant le trésor que les Achéménides ont laissé là, Alexandre mesure à quel point la reddition de Mazaios lui est bénéfique et inespérée ("Alexandre arrivait à Babylone quand Mazaios, qui s’était réfugié dans cette cité après la bataille, vint à sa rencontre dans l’attitude du suppliant avec ses enfants déjà grands, pour offrir sa reddition avec celle de la cité. Le roi, qui voyait la difficulté d’assiéger une cité si bien fortifiée, se réjouit de son initiative, d’autant plus que Mazaios était un personnage de premier plan qui avait prouvé sa valeur, on avait beaucoup parlé de lui durant la récente bataille, son exemple ne manquerait pas d’inciter d’autres cités à se rendre. Alexandre lui accorda bon accueil ainsi qu’à ses enfants", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 1.17-18). Les soldats grecs sont payés ("Le roi distribua l’argent qu’on avait trouvé à Babylone de la façon suivante : aux cavaliers macédoniens six cents deniers ["denarius", unité de mesure financière romaine, correspondant à dix as], aux étrangers cinq cents, aux fantassins deux cents, et deux mois de solde pour tous les autres", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 1.45 ; "[Alexandre] distribua l’argent qu’on avait trouvé : six mines ["mn©", unité de mesure financière grecque, correspondant à cent drachmes] à chaque cavalier, cinq à chaque étranger allié, deux à chaque fantassin de la phalange macédonienne, et deux mois de solde à chaque mercenaire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.64) et ravitaillés ("Le roi se rendit dans la satrapie de Sittakènie [erreur de Quinte-Curce : la Sittakènie n’est pas une satrapie mais la région de Babylonie entourant la cité de Sittakè sur le Tigre, site non localisé au nord de Babylone, où les Dix Mille ont campé en -401 selon Xénophon, Anabase de Cyrus, II, 4.13-14], un pays fertile où l’on ne manque de rien et où le ravitaillement est facile. Alexandre y demeura un certain temps", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 2.1-2), et bien accueillis par la population ("[Alexandre] partit incessamment de [Gaugamèles] et se rendit avec toute son armée à Babylone, où les Macédoniens bien reçus et bien traités par les habitants de la cité et des environs se délassèrent et se remirent de leurs fatigues précédentes. Il séjourna là un mois entier, pendant lequel la faveur et la bienveillance des citoyens lui permirent de goûter toutes les commodités et toutes les douceurs de la vie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.64), ce qui ruine l’espoir du Grand Roi de les voir se décourager et se retourner contre leur chef. Alexandre, pour remercier les Babyloniens, et en même temps pour s’assurer la pérennité de leur alliance, applique la politique adoptée par Cyrus II lors de sa conquête de la cité jadis en octobre -539 : il cherche à s’attirer les faveurs des autorités religieuses locales, notamment en ordonnant la reconstruction du temple du dieu Marduk sur l’Esagil, détruit par le Grand Roi Xerxès Ier lors de son retour en Perse après sa triple défaite à Salamine en -480, et à Platée et Mycale en -479 (dans des conditions qui restent obscures : les spécialistes débattent encore actuellement pour savoir si Xerxès Ier a détruit ce temple par simple dépit d’avoir été vaincu à trois reprises par les Grecs et par nécessité de réaffirmer son autorité par n’importe quel moyen, ou si cet acte est la conséquence malheureuse d’un soulèvement de la Babylonie pendant que Xerxès Ier guerroyait en Grèce, ou un mélange de ces deux raisons : "Le temple de Bélos ["B»loj", hellénisation du qualificatif "baal" en sémitique, signifiant "maître, propriétaire" au sens large, et plus spécifiquement "dieu" quand le mot est utilisé dans un contexte religieux, avec le sens de "maître du ciel et de la terre, de la vie et de la mort" ; le "baal/dieu" dont il est question ici est Marduk, le dieu suprême du panthéon babylonien], élevé au milieu de la cité, remarquable par sa grandeur et sa construction en briques cimentées avec du bitume, ayant été détruit comme beaucoup d’autres temples par la fureur de Xerxès Ier à son retour de la Grèce, Alexandre avait formé le projet de le relever sur ses ruines. Les Babyloniens reçurent l’ordre d’en nettoyer l’aire, mais les travaux traînèrent pendant l’absence du conquérant", Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, 17.1-3). Cette décision est intéressante selon plusieurs points de vue. D’abord, elle s’inscrit dans la lignée de la politique de conciliation religieuse que nous avons observée dans notre précédent paragraphe appliquée au Levant et en Egypte : Alexandre reconnaît aujourd’hui la grandeur de Marduk pour obtenir la soumission des Babyloniens comme il a reconnu hier la grandeur d’Ammon pour obtenir la soumission des Libyens et des Egyptiens, avant-hier la grandeur de Yahvé pour obtenir la soumission des juifs, et avant-avant-hier la grandeur de Melkart pour obtenir la soumission des Phéniciens. Elle s’inscrit aussi dans la politique de composition avec les notables locaux qu’Alexandre a inaugurée également en Egypte en confirmant les nomarques égyptiens dans leurs postes : Alexandre est bien conscient que ses conquêtes sont de plus en plus vastes par rapport à son armée dont les effectifs sont de plus en plus réduits (à cause des morts et des blessés lors des batailles, et à cause des garnisons qu’il laisse aux endroits stratégiques), et qu’il ne pourra pas se maintenir durablement s’il n’intègre pas des dignitaires des peuples conquis à son administration. C’est enfin une manière subtile de signifier qu’il est le nouveau Cyrus II (c’est-à-dire un conquérant qui respecte les us locaux), qui diffère des successeurs de Cyrus II, en particulier de Xerxès Ier et de ses descendants qui n’ont jamais voulu aider les Babyloniens à reconstruire leur temple de Marduk ("Alexandre en sortant d’Arbèles marcha sur Babylone. Arrivé devant ses murs il rangea son armée en bataille. Tous les habitants sortirent à sa rencontre, précédés des prêtres et des magistrats, et lui livrèrent la cité, les fortins et des présents. Le conquérant entra dans Babylone. Il ordonna de relever les temples détruits par Xerxès Ier, particulièrement celui de Bélos [c’est-à-dire le dieu Marduk] auquel les Babyloniens rendent un culte particulier", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 16.3-4). Pour l’anecdote, selon Hécatée d’Abdère, contemporain d’Alexandre, cité par Flavius Josèphe, des juifs sont recrutés pour participer à cette reconstruction du temple de Marduk, mais ils refusent d’obéir aux ordres, et Alexandre finalement les libère en vertu de l’accord qu’il a conclu en automne -332 avec leur compatriote Iaddous le Grand Prêtre de Jérusalem ("[Hécatée d’Abdère] raconte qu’Alexandre, étant à Babylone et ayant entrepris de restaurer le temple de Bélos tombé en ruines, ordonna à tous ses soldats sans distinction de travailler au terrassement. Les juifs s’y refusèrent, et même souffrirent les coups et payèrent de fortes amendes, jusqu’à ce que le roi leur accordât le pardon et les dispensât de cette tâche", Flavius Josèphe, Contre Apion I.192). Ces juifs sont-ils des résidents de Babylone, dont les ancêtres ont refusé de suivre jadis le tirshata Sheshbazzar vers Jérusalem pour y reconstruire le Temple à Yahvé sous la bénédiction de l’occupant perse (selon Esdras I.7-8) ? ou sont-ils des Jérusalémites tentés par l’aventure alexandrine, enrôlés au lendemain de la mainmise grecque sur la Judée en automne -332, ou de la répression des Samaritains au printemps -331 ? Mystère. Alexandre remercie Mazaios de l’énorme cadeau qu’il vient de lui offrir en le reconnaissant satrape de Babylonie ("Mazaios fut nommé satrape de Babylonie, Apollodore d’Amphipolis reçut le commandement des troupes, Asclépiodoros fils de Philon [à ne pas confondre avec Asclépiodoros fils d’Eunikos le satrape de Koilè-Syrie du nord, qui a remplacé l’incompétent Arimmas, comme nous l’avons vu dans le paragraphe précédent] fut chargé du recouvrement des tributs […]. Alexandre conféra avec les Mages, les consulta sur la restauration des temples, et sacrifia à Bélos [Marduk] d’après leurs conseils", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 16.4-5 ; ce sacrifice à Bélos mentionné par Arrien correspond peut-être au sacrifice d’un taureau à l’Esagil le 14 tasritu de l’an 5 de Darius III mentionné par la tablette n°330 de l’Astronomical diaries and related texts from Babylonia citée précédemment). Les numismates précisent que Mazaios restera à ce poste jusqu’à sa mort en -328, en conservant le grand honneur de battre monnaie à son nom, et non pas au nom d’Alexandre. Son fils Hydarnès (celui que nous avons vu résister à Sinope après la bataille du Granique en -334, puis débarquer à Milet, avant d’être refoulé à la mer par Balakros le satrape de Cilicie en -333 ou -332) est intégré à la cavalerie macédonienne selon Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, 6.4. Alexandre nomme aussi un "Ménès de Pella" à la tête d’un important contingent, chargé de recruter des nouveaux effectifs en Mésopotamie et en Cilicie ("[Alexandre] marcha vers la Perse après avoir envoyé Ménès comme hyparque des côtes de Syrie, de Phénicie et de Cilicie et lui avoir confié trois mille talents, avec ordre d’en céder à Antipatros autant que nécessaire pour soutenir la guerre contre les Spartiates", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 16.9-10 ; "Alexandre confia à Agathon la garde de la citadelle avec sept cents Macédoniens et trois cents mercenaires. Ménès et Apollodore eurent à leur disposition deux mille soldats et mille talents pour contrôler la Babylonie et la Cilicie et y recruter des nouveaux effectifs. Il attribua à Mazaios la satrapie de Babylonie parce qu’il s’était rendu à lui. Bagophanès qui avait livré la citadelle fut invité à le suivre", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 1.43-44 ; "[Alexandre] confia la citadelle à Agathon de Pydna, auquel il laissa une garnison de sept cents Macédoniens. Il donna le gouvernement de Babylone et de toutes les satrapies qui s’étendaient jusqu’à la Cilicie à Apollodore d’Amphipolis et Ménès de Pella, en laissant à chacun d’eux mille talents pour lever autant de soldats que possible", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.64), qui est peut-être le Ménès fils de Dionysos devenu somatophylaque après la bataille d’Issos en -333 en remplacement de Balakros devenu quant à lui satrape de Cilicie (nous renvoyons ici à la fin de notre paragraphe sur la campagne d’Anatolie) : les somatophylaques ne sont effectivement qu’une poignée d’hommes très proches du roi, et on peut supposer que si Alexandre confie ce poste important en Mésopotamie à Ménès c’est justement parce qu’il en est très proche ; le fait qu’Arrien (Anabase d’Alexandre, VI, 28.4), ne nommera pas Ménès parmi les huit somatophylaques restant autour du conquérant en -324, alors qu’il l’a qualifié précisément de ce terme lors de sa nomination en -333 (Arrien, Anabase d’Alexandre, II, 12.2), pourrait s’expliquer simplement par cette nouvelle charge militaire que Ménès reçoit entre ces deux dates, fin -331, après la conquête de Babylone. A la tête de la satrapie d’Arménie, Alexandre nomme par ailleurs Mithrénès l’ex-phrourarque perse de Sardes qui s’est rendu après la bataille du Granique en -334 (nous renvoyons ici aussi à notre paragraphe sur la campagne d’Anatolie : "Mithrénès qui avait livré la cité de Sardes devint satrape d’Arménie", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 16.5 ; "Mithrénès, qui avait livré la cité de Sardes, reçut l’Arménie", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 1.44 ; "[Alexandre] confia l’Arménie à Mithrénès, qui lui avait livré la citadelle de Sardes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.64) : c’est une nomination qui ne coûte pas grand-chose puisque l’Arménie n’a pas été conquise, nous devons la comprendre comme un moyen plus ou moins élégant d’éloigner ce Perse de second rang (qui n’est plus nécessaire à la propagande macédonienne, puisque celle-ci peut désormais s’appuyer sur la reddition du Perse de premier rang Mazaios), en espérant qu’il sera tué par les Arméniens, ou qu’il les soumettra au bénéfice des Macédoniens. Alexandre reçoit des renforts amenés par Amyntas fils d’Androménos, que nous avons déjà mentionné lors de la bataille du Granique : ces troupes sont une partie de celles qui ont combattu au côté d’Antipatros contre le roi spartiate Agis III, et aussi une partie de celles de Thrace qui ont combattu contre le même Antipatros, dont celui-ci veut se débarrasser, elles sont accompagnées par des jeunes pages qui seront les premiers artisans de la révolte contre Alexandre en Sogdiane que nous raconterons dans notre prochain paragraphe ("Amyntas fils d’Androménos amena six mille fantassins macédoniens de la part d’Antipatros, cinq cents cavaliers de même origine et trois mille cinq cents fantassins de Thrace, ainsi que quatre mille fantassins et trois cent quatre-vingts cavaliers mercenaires du Péloponnèse. Amyntas amena par ailleurs cinquante pages fils de notables macédoniens, qui furent attachés à la personne du roi : ils furent chargés de le servir à table, de lui présenter son cheval quand il partait au combat, de l’accompagner à la chasse, et de veiller sur son sommeil à la porte de sa chambre", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 1.40-42 ; "Sortant de Babylone, le roi cheminait vers la Sittakènie lorsque se présentèrent à lui cinq cents cavaliers et six mille fantassins macédoniens envoyés par Antipatros, ainsi que six cents cavaliers thraces, trois mille cinq cents fantassins tralles [tribu illyrienne], trois mille autres du Péloponnèse, et environ mille cavaliers. Il reçut encore de la Macédoine cinquante fils de ses Amis, destinés par leurs pères à former l’entourage personnel du roi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.65). Les vainqueurs demeurent un temps à Babylone, où, selon les auteurs antiques, ils se livrent à toutes les ivrogneries et toutes les débauches ("Le roi demeura dans cette cité plus longtemps que partout ailleurs, et nulle part il ne porta plus gravement atteinte à la discipline militaire. Aucune cité n’est aussi immorale, aucune n’est mieux conçue pour exciter et provoquer de violents désirs. Les parents et les maris laissent leurs enfants et leurs femmes coucher avec leurs hôtes à condition d’être payés pour leurs complaisances. Dans toute la Perse, les rois et les dignitaires cherchent à se distraire pendant les banquets, mais les Babyloniens surpassent tout le monde dans le vin et les plaisirs de l’ivresse", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V 1.36 ; "Philippe II de Macédoine et son fils Alexandre aimaient beaucoup les pommes, comme le rapporte Dorothéos dans le live VI de son Histoire d’Alexandre. Charès de Mytilène dit quant à lui qu’Alexandre ayant trouvé de très belles pommes dans les campagnes voisines de Babylone, en remplit des caisses, et s’offrit un spectacle très agréable en ordonnant à des jeunes gens de se battre avec ces pommes", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes VII.4).


La reddition de Mazaios ne tarde pas à exercer sa désastreuse influence. Dès qu’il se met en route vers la Susiane voisine, durant l’hiver -331/-330, Alexandre reçoit effectivement la soumission du satrape Aboulitès, dont nous avons vu dans notre paragraphe précédent que le fils Oxathrès, frère de Darius III, a combattu au côté de Mazaios lors de la bataille de Gaugamèles ("[Alexandre] marcha vers Suse. Le fils du satrape [c’est-à-dire Oxathrès] vint à sa rencontre avec un courrier de Philoxène qu’Alexandre avait envoyé à l’issue de la bataille [de Gaugamèles] vers cette cité : celui-ci lui annonçait que Suse et ses trésors étaient en son pouvoir. Alexandre arriva le vingtième jour de marche", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 16.6-7). Quinte-Curce et Diodore de Sicile se demandent si cette soumission est due au seul Aboulitès, ou si elle a été ordonnée par Darius III, conformément au plan stratégique de ce dernier, pour retenir le plus longtemps possible les Grecs dans les cités dorées de Babylone et de Suse, et laisser les Perses reconstituer tranquillement leurs forces en Bactriane ("Alexandre s’apprêtait à conquérir Suse quand le satrape de la région Aboulitès, soit sur l’injonction de Darius III pour retenir Alexandre par l’appât du butin, soit de sa propre initiative, envoya son fils à sa rencontre avec la promesse de livrer la cité. Le roi accueillit aimablement le jeune homme", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 2.8-9 ; "A peine fut-il entré en Susiane, que le satrape Aboulitès lui livra de sa propre initiative la cité et surtout le magnifique palais de Suse. Certains ont écrit que ce gouverneur en agissant ainsi a suivi l’ordre secret de Darius III, dont l’intention était qu’Alexandre se laissant séduire par des acquisitions si magnifiques et par la vue de tant de trésors qui lui coûtaient si peu, tombât insensiblement dans la mollesse et ne songeât plus à la guerre, pendant que lui-même travaillerait de son côté à se relever de sa chute et à rétablir son Empire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.65). Nous estimons pour notre part que même si Aboulitès s’est rendu à Alexandre sur ordre de Darius III, cela l’arrangeait bien : le fait qu’Aboulitès conserve sa satrapie après l’entrée des troupes grecques dans Suse (site archéologique près de la ville homonyme de Shush, dans la province de Khuzestan en Iran, 32°11'26"N 48°15'28"E), et que son fils Oxathrès sera bientôt intégré à l’entourage proche d’Alexandre, sous-entend que son empressement à se rendre est total, et qu’il vise moins à servir la stratégie de son Grand Roi, qu’à sauver sa propre peau et à conserver ses privilèges personnels de satrape, autrement dit à trahir son Grand Roi sous couvert de le servir. Alexandre prend possession de toutes les richesses accumulées dans la cité par les Grands Rois successifs depuis Darius Ier ("Une fois dans la cité, le roi tira du trésor des sommes fantastiques, cinquante mille talents d’argent en lingots et non en pièces. Ces richesses colossales, accumulées pendant des années par tant de Grands Rois dans l’espoir de les transmettre à leurs enfants et petits-enfants, tombèrent en une heure entre les mains d’un roi étranger", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 2.11-12 ; "Alexandre trouva dans Suse et dans le palais impérial plus de quarante mille talents d’or ou d’argent non monnayé, que les Grands Rois précédents avaient amassé successivement sans y toucher, pour trouver une ressource en cas de revers imprévu de fortune. Outre cela, on trouva une réserve de neuf mille talents d’or frappés en dariques ["dareikÒj", monnaie frappée de l’effigie ou du signe de Darius Ier, d’où son nom]", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.65 ; "[Alexandre] trouva à Suze quarante mille talents", Justin, Histoire XI.14), dont la statue d’Harmodios et Aristogiton volée par Xerxès Ier en -480, qui sera rendue aux Athéniens à une date incertaine (par Alexandre le Grand lui-même selon Arrien ["Alexandre arriva [à Suse] le vingtième jour de marche. Il s’empara des trésors. L’argent seul montait à cinquante mille talents. Parmi les meubles de prix, on trouva plusieurs objets que Xerxès Ier avait enlevés à la Grèce, entre autres la statue de bronze d’Harmodios et Aristogiton, qu’Alexandre renvoya aux Athéniens, on la voit encore aujourd’hui dans le Céramique, du côté où l’on monte vers la ville, vis-à-vis du Métroon ["Mhtrîon", temple dédié "à la Mère", c’est-à-dire la déesse Cybèle], près de l’autel des Eudanemiens qui s’élève dans le portique connu de tous les initiés aux Mystères d’Eleusis", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 16.7-8 ; "A son entrée dans Babylone [en -324, après son retour d’Inde], [Alexandre] reçut des députations grecques. On ignore leur motivation. Je pense qu’elles se bornaient à lui décerner des couronnes et des félicitations publiques sur son heureux retour de l’Inde. Il les renvoya comblées d’honneurs et d’égards, leur rendit les statues des dieux et des héros dérobées par Xerxès Ier et transportées à Pasargades, à Suse, à Babylone ou dans les autres cités de l’Asie. Ce fut ainsi qu’Athènes recouvra la statue de bronze d’Harmodios et d’Aristogiton, et celle d’Artémis Kelkeas ["Kelkšaj", signification inconnue]", Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, 19.1-2], ou par Séleucos Ier au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C. selon Valère Maxime ["Quand Xerxès Ier se fut rendu maître de la ville [d’Athènes, en -480], il transporta cette statue dans ses Etats. Longtemps après, Séleucos Ier la reporta à sa première place", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables II.10, Exemples étrangers 1], ou par Antiochos Ier au IIIème siècle av. J.-C. selon Pausanias ["Xerxès Ier, ayant pris Athènes que ses habitants avaient abandonnée, emporta cette statue avec le reste du butin, mais Antiochos Ier la renvoya par la suite aux Athéniens", Pausanias, Description de la Grèce, I, 8.5]). Désireux de reprendre rapidement la route, et de tromper ainsi les attentes du Grand Roi, il organise l’occupation de Suse et abandonne là l’encombrante caravane de Sisigambis et des enfants de Darius III ("[Alexandre] confirma le Perse Aboulitès comme satrape de Susiane, il nomma l’hétaire Mazaros comme commandant de la citadelle, il confia les troupes à Archélaos fils de Théodoros", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 16.9 ; "Pressé d’arriver en Perse, Alexandre confia Suse à Archélaos avec une garnison de trois mille hommes. Xénophilos dut défendre la citadelle, à la tête de mille Macédoniens en fin de carrière. La garde des trésors fut confiée à Callicratès. Aboulitès conserva son titre de satrape de Susiane. Alexandre laissa la mère et les enfants de Darius III à Suse", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 2.16-17).


Alexandre pourrait s’orienter vers le nord, à la poursuite du Grand Roi qui court vers la Bactriane. Mais non : il choisit de se diriger vers le sud-est, en direction de Persépolis la capitale de l’Empire perse, sans doute parce qu’il espère que la conquête de cette cité lui apportera tout l’héritage achéménide sans nécessité de combattre. Il tombe alors sur le Perse "Médatès" ou "Madétès", qui est apparenté à Darius III ("Médatès avait épousé la nièce de Sisigambis, il était donc étroitement apparenté à Darius III", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.12), à la tête des Uxiens autochtones : la fidélité de ces derniers à la couronne perse découle de leur crainte de perdre le privilège douanier que les Grands Rois leur accordaient jusque-là. Les Grecs traversent le fleuve Pasitigris (aujourd’hui le fleuve Karoun), battent facilement Médatès dans la vallée, mais sont bloqués par les Uxiens qui contrôlent les cols au-delà ("Alexandre quitta Suse avec son armée, traversa le fleuve Pasitigris et entra dans le pays des Uxiens. Ceux des plaines, soumis à la domination d’un satrape perse [Médatès], se rendirent. Ceux des montagnes, qui demeuraient indépendants, annoncèrent au Macédonien qu’il devrait leur payer le tribut qu’ils exigeaient des Grands Rois de Perse pour passer. Mais Alexandre leur répondit : “Rendez-vous dans ces défilés où vous voulez m’arrêter : c’est là que vous recevrez votre tribut”", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 17.1-2 ; "Le roi atteignit en quatre jours l’affluent du Tigre appelé ‟Pasitigris” [le Pasitigris/Karoun, n’est pas un affluent du Tigre mais bien un fleuve séparé qui, comme le Tigre et l’Euphrate, se déverse dans le vaste estuaire appelé "Arvandrud" par les Perses et "chott el-Arab" par les Arabes, au fond du golfe Arabo-persique], qui prend sa source dans la montagne au pays des Uxiens […]. Parti avec trois mille mercenaires grecs et mille thraces, Alexandre franchit le cours d’eau et arriva au pays des Uxiens. Coincé entre la Susiane et la frontière perse, leur territoire comportait un étroit passage contrôlé par Médatès, un irréductible prêt à tout par fidélité à son Grand Roi", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.1-4 ; "Se mettant à la tête de son armée, [Alexandre] vint en quatre jours sur le fleuve Pasitigris, qui prend sa source dans les monts des Uxiens, passe sur un fond très pierreux et interrompu par des fondrières sur environ mille stades, avant de traverser ensuite une plaine de six cents stades où son cours se ralentit de plus en plus, et de se décharger finalement dans la mer persique [l’actuel golfe Arabo-persique]. Alexandre franchit ce fleuve, et pénétra dans le pays des Uxiens où abondent les productions agricoles variées et abondantes qui, dès que l’automne a donné à tous les fruits leur maturité, sont transportées de là vers le Tigre et la Babylonie par les marchands. Alexandre trouva tous les passages occupés et fermés par Madétès ["Madšthj"], un parent de Darius III, qui avait placé en différents endroits des gardes soutenus par une armée qu’il commandait", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.67). Malheureusement pour les Uxiens, des transfuges indiquent aux envahisseurs le chemin à prendre pour les atteindre à revers. Alexandre demande à un nommé "Tauron" de préparer un régiment ("[Alexandre] prit avec lui ses gardes, les hypaspistes et huit mille hommes, et se dirigea de nuit par un chemin détourné guidé par des Susiens", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 17.2 ; "Des gens du pays expliquèrent qu’un chemin existait permettant de passer inaperçu par des sentiers en tournant le dos à la cité, et de permettre ainsi à une patrouille mobile de fondre sur les ennemis. L’idée lui parut bonne. Il garda comme guides ceux qui lui avaient donné les renseignements, et ordonna à Tauron de préparer mille cinq cents mercenaires et mille Agriens avant le coucher du soleil", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.5-6 ; "Le roi examinait toutes les difficultés, quand un habitant de la région qui en connaissait parfaitement la géographie lui offrit de conduire ses troupes par un sentier étroit secret jusqu’à un terrain situé au-dessus des ennemis. Le roi accepta cette offre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.67) dont il prend la tête pour s’engager nuitamment dans le passage ("Vers minuit, Alexandre quitta le camp. Au lever du jour, il arriva au-dessus du passage", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.7). L’entreprise est périlleuse car le relief est escarpé ("La pente était très raide, des pierres et des rochers barraient constamment le passage. Malgré les blessures et les difficultés rencontrées, puisqu’ils devaient se battre à la fois contre le terrain et contre l’ennemi, ils progressèrent car le roi qui ouvrait la marche les couvrait de honte de se laisser ainsi impressionner par une obscure bourgade après avoir conquis tant de cités", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.8-9), mais le but est finalement atteint : Alexandre commence par prendre rapidement possession d’une bourgade adossée à la montagne, il envoie Cratéros en avant pour couper toute retraite aux assiégés ("Ayant franchi des défilés inaccessibles en une marche, [Alexandre] pénétra dans une cité uxienne, surprit les habitants, en tua certains dans leurs lits tandis que les autres se dispersèrent dans les montagnes, le vainqueur amassa un butin considérable. Il marcha précipitamment vers les gorges où il avait donné rendez-vous aux Uxiens pour recevoir le tribut. Il détacha Cratéros en avant pour occuper les hauteurs et fermer la retraite à l’ennemi, lui-même doubla le pas pour s’emparer des défilés, ranger ses troupes et fondre sur les barbares avec tout l’avantage du lieu", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 17.3-4), puis il se lance en premier, follement et sans mesurer les risques, bientôt épaulé par les hommes de Tauron, sur les Uxiens désorganisés ("Le roi était la cible des ennemis malgré la distance. Incapables d’obtenir qu’il se mît à l’abri, ses hommes le protégeaient à l’aide de leurs boucliers. Tauron se montra enfin au-dessus de la place avec son détachement. A sa vue, les ennemis perdirent contenance tandis que les Macédoniens reprirent courage, car les assiégés se retrouvèrent ainsi pris entre deux dangers et rien ne pourrait désormais arrêter la pression de l’assiégeant", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.9-11). Les assiégés combattent un temps mais sont rapidement dépassés car obligés d’affronter d’un côté Alexandre et Tauron, de l’autre côté Cratéros ("Consternés par la rapidité d’Alexandre, privés du poste sur lequel ils comptaient, les barbares s’enfuirent sans en venir aux mains. Une grande partie périt sous le fer des Macédoniens qui les poursuivirent, une autre dans les précipices, le plus grand nombre se sauvant vers les montagnes où Cratéros les avait devancés y reçurent la mort", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 17.5 ; "[Alexandre] s’avança en personne avec ses troupes pour forcer le passage devant lui. Les barbares qui se défendaient, virent que le péril avançait vers eux par deux côtés quand ceux qui étaient passés au-dessus d’eux se découvrirent. Cela les découragea, ils s’enfuirent, de sorte qu’Alexandre devint maître du passage, et bientôt de toutes les cités des Uxiens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.67). Les survivants tentent de se rendre, mais Alexandre ne leur pardonne pas leur résistance et promet la mort à tous, ils se résolvent donc à envoyer un émissaire vers Sisigambis à Suse pour qu’elle intervienne en leur faveur ("[Les Uxiens] envoyèrent trente parlementaires demander grâce, mais le roi ne voulut rien entendre, disant qu’ils ne méritaient aucune pitié. Epouvantés à la pensée des supplices qui les attendaient, ils allèrent trouver Sisigambis la mère de Darius III par des chemins connus d’eux seuls, pour lui demander d’apaiser la colère du roi : ils savaient qu’il l’aimait et la respectait comme une mère", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.11-12). Sisigambis intervient, Alexandre se laisse attendrir, les Uxiens sont pardonnés, et rattachés à la satrapie de Susiane (c’est-à-dire qu’ils passent sous l’autorité d’Aboulitès : "Ainsi payés de leur audace, les Uxiens eurent beaucoup de peine à obtenir d’Alexandre qu’il leur laissât leurs terres à la condition d’un tribut annuel. Ptolémée fils de Lagos [dans ses Mémoires] précise que la mère de Darius III supplia Alexandre en leur faveur, et obtint qu’ils conserveraient leurs biens à condition de payer annuellement cent chevaux, cinq cents bêtes de charge et trente mille têtes de bétail, les Uxiens ne connaissant ni l’argent ni l’agriculture et étant un peuple nomade", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 17.6 ; "Non seulement [Alexandre] pardonna à Médatès, mais il libéra tous les prisonniers et tous ceux qui s’étaient rendus sans réclamer la moindre compensation. Il ne toucha pas à leur cité, et n’exigea aucun tribut des cultivateurs. […] Après leur défaite, les Uxiens furent rattachés à la satrapie de Susiane", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.15-16). Il est néanmoins possible qu’au sein de cette satrapie de Susiane ils soient administrés distinctement, comme peuple d’"Elymaïde", puisque les plus anciennes occurrences connues de ce nom, dont l’étymologie est incertaine même si beaucoup de linguistes subodorent une parenté avec l’ancien "Elam" englobant la Perse et la Susiane, ne se trouvent que dans les textes postérieurs à Alexandre : l’"Elymaïde" pourrait n’être qu’un synonyme de "petit Elam" désignant la région méridionale de la Susiane (à la frontière de la Perse) où habitent les Uxiens qui ont résisté et qui méritent une attention particulière, par opposition au reste de la Susiane qui n’a pas résisté.


L’expédition vers Persépolis se poursuit par deux voies séparées : Alexandre ordonne à Parménion de continuer à avancer par la Voie Royale passant en plaine (dont le tracé est mal connu, passant probablement sous ou à proximité des futures Arrajan, site archéologique au nord de l’actuelle Behbehan en Iran, 30°39'14"N 50°16'29"E, et Bishapur, site archéologique au nord de l’actuelle Kazerun en Iran, 29°46'40"N 51°34'15"E), pendant que lui-même empruntera le chemin montagneux longeant la rivière Khersan (affluent du fleuve Pasitigris/Karoun) et passant par les "Portes persiques" ou "Portes susiennes" selon les versions, site non localisé probablement sur la route 78 longeant le plateau iranien en surplomb de l’actuelle Yasuj en Iran. Nous ignorons la raison de cette division. On se souvient que vers -341/-340, pendant que son père Philippe II était absent, Alexandre a reçu des ambassadeurs perses qui l’ont renseigné sur les routes reliant l’Anatolie à Persépolis (selon Plutarque, Vie d’Alexandre 5 précité, nous avons évoqué rapidement cet épisode dans notre paragraphe introductif), autrement dit Alexandre est informé depuis longtemps que la Voie Royale entre la Susiane et Persépolis peut être attaquée depuis les hauteurs, or les Uxiens viennent de l’attaquer depuis les hauteurs à la frontière de la Susiane, on peut imaginer en conséquence qu’il veut simplement sécuriser la marche du gros de son armée en plaine en poursuivant le chemin montagneux qu’il a emprunté pour repousser les Uxiens. En tous cas il est bien inspiré. Car sur ce chemin en surplomb qu’il suit, Ariobarzanès l’attend, le même qui a combattu à Gaugamèles comme satrape de Perse dans notre paragraphe précédent, fils du vieux Artabaze ("Alexandre laissa une partie des troupes à Parménion avec ordre de passer par la plaine. Lui-même avec des unités mobiles partit vers le massif montagneux s’étendant sans interruption jusqu’à la frontière perse. Après avoir dévasté tout le pays, il arriva deux jours plus tard à la frontière de la Perse, et le surlendemain devant le défilé aux parois rocheuses et escarpées appelé “Portes susiennes”, qu’Ariobarzanès occupait avec vingt-cinq mille fantassins", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.16-17 ; "Arrivé aux Portes persiques, [Alexandre] y trouva le satrape Ariobarzanès à la tête de quarante mille hommes et de sept cent cavaliers retranchés dans les gorges dont il avait fermé l’entrée par un mur", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 18.2 ; "[Alexandre] se dirigea promptement vers la Perse. Dès le cinquième jour il arriva aux Portes susiennes, qu’Ariobarzanès contrôlait à la tête d’une armée de vingt-cinq mille fantassins et trois cents cavaliers", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.68 ; "Quand Alexandre eut vaincu Darius III dans la plaine d’Arbèles, Phrasaortès [erreur grossière de Polyen, qui confond Ariobarzanès avec Phrasaortès, son successeur à la tête de la satrapie de Perse], proche parent de Darius III, à la tête d’un corps considérable de Perses, prit position aux Portes susiennes, corridor étroit entre des montagnes escarpées", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.27). La bataille qui s’ensuit, longuement racontée par Quinte-Curce, mérite qu’on s’y arrête, car elle révèle le génie tactique d’Alexandre.


1 : Ces Portes persiques/susiennes, comme les Portes ciliciennes au nord de Tarse, comme les Portes amaniques et les Portes syriennes près d’Issos, consistent en un étroit passage qu’on peut facilement défendre en occupant les hauteurs. Quand les Grecs y pénètrent, trop confiants, les Perses installés sur ces hauteurs (le camp perse est peut-être positionné au confluent de la rivière Khersan et de la rivière du Tang-e Mehrian, 30°42'31"N 51°37'01"E) ne réagissent pas tout de suite : ils attendent que les ennemis soient suffisamment avancés, puis jettent sur eux tous les rochers qu’ils peuvent. Les Grecs sont écrasés, et obligés de se replier précipitamment ("Les barbares se cachaient sur les sommets, hors de portée des traits. Ils restèrent à dessein sans bouger, pour simuler l’effroi, jusqu’à ce que les envahisseurs atteignissent le passage le plus resserré. Ceux-ci avançaient sans leur prêter attention : alors les barbares firent rouler d’énormes pierres, qui prirent de la vitesse en rebondissant sur les rochers, et s’écrasèrent dans leur chute sur plusieurs personnes à la fois. Des pierres lancées par les frondes et des flèches s’abattirent de tous les côtés", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.17-19 ; "Alexandre campa aux pieds des Portes persiques, et dès le lendemain entreprit l’attaque. La position du lieu la rendait difficile. Les Macédoniens furent criblés de blessures par les traits ou par le jeu des machines. Alexandre suspendit l’action", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 18.3 ; "Le roi, qui espérait l’emporter par la force, s’engagea dans le chemin extrêmement étroit et difficile. Il ne rencontra d’abord personne s’opposant à sa marche, car les barbares le laissèrent avancer tranquillement. Mais quand il fut au milieu de la route, ils commencèrent leur attaque, faisant rouler des pierres énormes sur des Macédoniens qui n’eurent pas le temps ou l’espace nécessaire pour les éviter, lançant depuis leur position avantageuse une multitude de traits qui ne manquèrent aucun des hommes rassemblés en désordre, jetant des cailloux à la main pour blesser le plus grand nombre. La difficulté du lieu privant les soldats de la liberté de mouvement nécessaire pour se prémunir de ces attaques, on compta beaucoup de tués et de blessés. Alexandre, ne pouvant remédier à ce désavantage, et désolé de constater qu’on ne pouvait ni tuer ni blesser un seul ennemi alors que ses soldats tombaient toujours et partout, rompit le combat et sonna la retraite par les trompettes. Il se replia à plus de trente stades de ce mauvais passage, et installa son camp", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.68 ; "Les barbares, postés avantageusement dans ces lieux, repoussèrent les Macédoniens en les accablant de pierres à coups de frondes, et les perçant de traits. Alexandre fut contraint de reculer ses troupes. S’étant replié à une distance de trente stades, il les mit à couvert derrière des solides retranchements", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.27). C’est une humiliation pour Alexandre, pour qui jusqu’alors la chance a toujours souri, et n’a jamais battu en retraite ("Le roi fut plus honteux que contrarié d’avoir imprudemment engagé l’armée dans ce défilé. Jamais vaincu jusqu’à ce jour, jamais tenu en échec, il avait franchi sans dommage les Portes ciliciennes, et la mer s’était miraculeusement écartée sur son passage à son entrée en Pamphylie. La chance semblait l’avoir quitté et ne plus agir en sa faveur. La seule solution était de revenir sur ses pas. Il donna donc le signal de la retraite, en commandant à ses soldats de sortir du défilé par le même chemin en serrant les rangs et en tenant leur bouclier sur leur tête. Ils parcoururent ainsi trente stades", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 3.21-23).


2 : Un temps passe où on se demande comment faire, lorsqu’on découvre un homme parmi les prisonniers ("Un homme qui savait le grec et le perse dit à [Alexandre] qu’il avait tort de vouloir pénétrer en Perse par la montagne avec son armée, car les sentiers à travers bois étaient à peine assez larges pour laisser passer une personne, tout était enfoui sous la verdure, les branches enchevêtrées formaient un fouillis inextricable", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.4), originaire de Lycie, déporté par les Perses et devenu berger dans la région, qui semble bien connaître la topographie du lieu, Alexandre décide donc de le prendre comme guide pour renouveler le scénario de la récente conquête du défilé des Uxiens : on passera dans la montagne, et on attaquera à revers ("Quand le prisonnier eut fini ses explications, le roi lui demanda s’il avait vu personnellement les paysages qu’il décrivait ou s’il en avait seulement entendu parler. Il répondit qu’il avait parcouru tous ces sentiers comme berger, et qu’il avait été prisonnier des Perses en Lycie avant de devenir le sien. Le roi se rappela alors une réponse d’oracle qui lui prédisait qu’un Lycien le guiderait sur la route de Perse. Après lui avoir adressé les plus belles promesses, sans perdre de vue l’urgence de la situation et la condition du personnage, Alexandre lui ordonna de s’habiller comme un Macédonien et de lui montrer le chemin, si difficile et si raide qu’il fût, en souhaitant que tout irait bien", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.10-12 ; "On amena les prisonniers [à Alexandre]. L’un d’eux connaissait les deux langues, surtout celle des Perses. Cet homme déclara qu’il était Lycien de naissance, qu’ayant été pris à la guerre on l’avait consigné à la garde des troupeaux, qu’il avait longtemps exercé cette profession dans ces montagnes, ce qui lui avait donné une grande connaissance du pays : il affirma être capable de conduire l’armée du roi par des chemins couverts d’arbres épais, jusqu’à un poste situé derrière les ennemis qui gardaient le passage. Le roi promit à cet homme les plus grandes récompenses, et le prit pour guide", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.68 ; "Un oracle d’Apollon avait promis [à Alexandre] qu’un étranger nommé ‟Lycos” serait son conducteur dans l’expédition contre les Perses. Un bouvier vêtu de peaux se présenta devant Alexandre et lui dit qu’il était Lycien, ajoutant que dans ces montagnes une route cachée par l’épaisseur des bois existait, qu’il était le seul à connaître parce qu’il la fréquentait pour mener ses bœufs à la pâture. Alexandre se souvint de l’oracle d’Apollon, et crut le bouvier", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.27), mais d’une façon différente car les Perses sont beaucoup plus nombreux et mieux organisés que les Uxiens. Le gros de l’armée (demeurant en aval, 30°42'03"N 51°34'34"E) est laissé à Cratéros, assisté de Méléagre, qui reçoit trois ordres : "Primo, tu manœuvres comme si tu t’apprêtais à attaquer afin qu’Ariobarzanès reste sur ses gardes et continue à regarder vers l’ouest. Deusio, si tu vois Ariobarzanès bouger, changer de position, reculer, cela signifiera qu’il aura compris ma tentative de débordement, donc tu attaques en masse pour le fixer, ainsi il sera contraint de se défendre et me laissera du temps pour achever mon opération. Tertio, quand tu entendras un brouhaha dans le fond du défilé, cela signifiera que mon débordement aura réussi et que je serai en train d’attaquer Ariobarzanès par l’arrière, tu attaqueras donc de toutes tes forces pour le contraindre à une bataille sur deux fronts" ("[Alexandre] laissa à Cratéros la garde du camp avec ses fantassins et ceux de Méléagre, ainsi que mille archers à cheval. Il lui demanda d’allumer le plus de feux possible afin que le camp conservât son aspect habituel et que les barbares crussent que le roi était toujours sur place. Si Ariobarzanès apprenait que le roi était en mouvement pour contourner le défilé et tentait de l’arrêter avec une partie de ses troupes, Cratéros devrait le menacer : le barbare ne manquerait pas de se retourner contre le danger le plus proche. Lorsque la manœuvre destinée à tromper l’ennemi aurait réussi et que le roi occuperait le passage, Cratéros devrait, dès qu’il entendrait la confusion chez l’adversaire, prendre le chemin emprunté la veille et opérer la jonction : la voie serait libre puisque l’attention des ennemis serait occupée ailleurs", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.14-16 ; "Quelques-uns des prisonniers promirent [à Alexandre] de le mener par un chemin détourné. Instruit de la difficulté de ce passage, il laissa Cratéros dans le camp avec sa troupe, celle de Méléagre, quelques archers et cinq cents chevaux, en leur ordonnant de livrer l’assaut dès qu’ils seraient instruits par le son des trompettes du passage effectué et de l’attaque qu’il livrerait aux Perses", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 18.4-5 ; "[Alexandre] commanda à la plus grande partie de son armée de demeurer dans le camp, et d’y allumer beaucoup de feux afin d’occuper les Perses", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.27). Quand la nuit arrive, Alexandre se met en route dans la montagne avec notamment Philotas, Koinos, Perdiccas et Polyperchon, guidé par le Lycien ("Peu après minuit, sans trompette pour signaler son départ, Alexandre prit en silence la direction prévue. Les soldats armés légèrement avaient reçu l’ordre d’emporter une ration pour seulement trois jours", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.17 ; "[Alexandre], à la tête des hypaspistes, des troupes de Perdiccas, des plus habiles archers, de la première compagnie de ses hétaires renforcée par un peloton de cavalerie, s’avança pendant la nuit sur cent stades, effectua un détour et s’approcha des Portes", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 18.5). L’avancée dans la montagne (en surplomb des actuels aéroport et université de Yasuj) s’avère extrêmement difficile car, comme le Lycien l’avait prévenu, le relief est très escarpé, glissant, touffu, accidenté ("Aux rochers et aux pierres qui glissaient constamment sous les pieds s’ajoutait la neige durcie par le vent qui rendait la marche encore plus pénible. Des soldats disparurent dans des sortes de trappes, et leurs camarades venus les secourir tombèrent à leur tour dans ces trous en essayant de les tirer. La nuit et l’ignorance des lieux augmentaient la frayeur, sans parler du guide dont on n’était pas sûr : les hommes risquaient d’être pris au piège comme des bêtes sauvages s’il échappait à la vigilance de ses gardiens, la vie du roi et la leur dépendaient entièrement de la parole et de la présence de ce prisonnier", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.18-19). Mais l’opération réussit : au petit matin, Alexandre arrive sur un plateau juste au-dessus d’Ariobarzanès, qui ne le voit pas (dans la haute vallée de la rivière du Tang-e Mehrian : "Enfin on atteignit le col. En prenant à droite, on tombait directement sur Ariobarzanès", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.20 ; "Suivi par ses hommes, [Alexandre] suivit de nuit les pas [du Lycien]. On traversa beaucoup de neiges, et des pointes montagneuses séparées par des précipices et des fondrières. Enfin on arriva jusqu’aux gardes ennemies", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.68). Il pourrait fondre sur lui, mais il craint que les Perses s’échappent par l’autre côté du défilé. De plus, ses hommes sont épuisés par l’épreuve de la nuit. Il choisit donc de les laisser se reposer sur place une journée ("Alexandre laissa sur place Philotas, Koinos, Amyntas et Polyperchon à la tête d’une patrouille mobile, en leur recommandant d’avancer lentement, d’abord parce que les fantassins étaient mêlés aux cavaliers, ensuite pour permettre aux chevaux de brouter l’herbe qui était magnifique. Il leur laissa des prisonniers pour les guider. Puis, accompagné des archers et de l’Agéma, le roi s’engagea au prix des plus grandes difficultés dans un chemin en pente raide qui passait à une certaine distance des installations ennemies", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.20-21). Le soir suivant, il s’engage avec l’Agéma vers les arrières des Perses, après avoir confié le reste de la troupe à Philotas en lui ordonnant de fondre sur Ariobarzanès dès qu’il entendra des bruits de combat de l’autre côté du défilé ("C’était le milieu de la journée. Les hommes étaient fatigués et avaient besoin de repos. Ils avaient parcouru à peu près la moitié du chemin, mais l’autre moitié était moins dure et moins raide. [Alexandre] laissa les soldats se restaurer et dormir un peu. Le lever fut fixé vers dix heures du soir", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.22-23 ; "Amyntas, Philotas et Koinos conduisirent le reste de l’armée par terrain plat. Ils jetèrent un pont sur le cours d’eau qui leur fermait l’entrée de la Perse [la rivière Kor, qui doit son nom à Cyrus II]. Alexandre de son côté poursuivit sa route rapidement et presque toujours à la course, malgré les difficultés", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 18.6 ; "Il donna l’ordre à Philotas et Héphestion, quand ils verraient les Macédoniens sur les hauteurs, d’assaillir les ennemis par le bas. Prenant ses gardes avec lui, une phalange de soldats bien armés et tous ses archers scythes [nouvelle erreur de Polyen, qui veut probablement désigner ici les archers thraces : à cette date Alexandre ne compte pas encore d’archers scythes dans ses rangs], il s’avança de quatre-vingts stades par le petit sentier", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.27). La marche d’Alexandre avec sa troupe réduite se déroule difficilement pendant la nuit ("La fin du parcours s’effectua sans trop de difficultés. Mais au bas des pentes, au moment d’arriver dans une plaine, un énorme ravin barrait la route à un endroit où plusieurs torrents se rejoignaient. Un fouillis inextricable de branches enchevêtrées formait un obstacle infranchissable. Les soldats furent si déçus qu’ils eurent peine à retenir leurs larmes. L’obscurité surtout était effrayante : même si les étoiles brillaient dans le ciel par endroits, les arbres formaient une voûte si dense qu’on ne distinguait rien. On en pouvait pas davantage se repérer à l’oreille à cause du vent qui soufflait dans les arbres et des branches qui se heurtaient", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.23-25). Le lendemain, Alexandre a réussi à atteindre l’est du défilé (30°42'05"N 51°38'49"E). Depuis sa position, il peut voir à nouveau les Perses ("Le jour attendu avec impatience dissipa toutes les peurs accumulées durant la nuit. Un léger détour permit d’éviter le ravin, et chacun s’efforça de trouver le meilleur passage. Finalement ils atteignirent le sommet. Quand ils furent en haut, ils purent voir le camp des ennemis", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.26-27).


3 : La bataille peut dès lors se dérouler selon le plan prévu. Alexandre attaque l’arrière-garde d’Ariobarzanès, tout occupé à regarder vers l’ouest les manœuvres de Cratéros resté devant le défilé : les Perses de cette arrière-garde sont rapidement éliminés par Alexandre ("[Les Macédoniens du groupe d’Alexandre] s’armèrent rapidement, et surgirent dans le dos des défenseurs qui ne purent imaginer une chose pareille. Les rares opposants furent massacrés. Les gémissements des mourants et l’état pitoyable de ceux qui rentrèrent en catastrophe au camp provoquèrent la débandade", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.27-28 ; "Arrivé avant le jour au premier poste des barbares, [Alexandre] égorgea les gardes avancées, traita de même manière le deuxième poste, ceux du troisième s’enfuirent à son approche, non pas vers le camp d’Ariobarzanès mais vers les hauteurs, poussés par l’effroi", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 18.6-7 ; "[Alexandre] surprit la première garde qu’il tailla en pièces, il captura ensuite toute la deuxième et mis en fuite la troisième, il se rendit ainsi maître du passage et élimina dans cette action une partie des troupes d’Ariobarzanès", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.68). Entendant des bruits de combat vers leur gauche, Philotas et les autres stratèges laissés sur le plateau au-dessus d’Ariobarzanès en déduisent qu’Alexandre a réussi sa marche vers l’est et bloque désormais la retraite des Perses, ils fondent donc à leur tour sur le gros des Perses en contrebas, qui découvrent soudain leur présence ("[Alexandre], ayant finalement tourné les ennemis, les surprit dans leur sommeil. Au lever du jour, les trompettes sonnèrent la charge au-dessus des montagnes. Héphestion et Philotas, sortant des retranchements avec les Macédoniens, attaquèrent les Perses qui, encerclés par les ennemis d’en haut et d’en bas, furent tués, ou précipités dans le vide, ou capturés", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.27). Enfin, du côté de l’ouest, à l’entrée du défilé, Cratéros resté sur place entend le brouhaha des combats livrés par Alexandre et Philotas : il en déduit à son tour que la manœuvre de débordement a réussi, il exécute donc l’ordre que lui a donné Alexandre de lancer toutes ses forces dans le défilé contre Ariobarzanès, qui se retrouve ainsi pressé de trois côtés à la fois : à l’est par Alexandre, au nord par Philotas, à l’ouest par Cratéros ("Le brouhaha parvint aux oreilles de Cratéros. Ses soldats partirent occuper le passage où ils avaient été bloqués la veille. Philotas s’avança de son côté avec Polyperchon, Amyntas et Koinos. Cela causa de nouvelles frayeurs aux barbares", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.29-30 ; "Cratéros averti par l’éclat des trompettes donna l’assaut. L’ennemi épouvanté s’enfuit sans en venir aux mains. Pressés de tous côtés, par Alexandre et par ceux de Cratéros, beaucoup tentèrent de regagner leurs retranchements, mais les Macédoniens s’en étaient emparés par les soins de Ptolémée qu’Alexandre, prévoyant l’événement, y avait détaché avec trois mille fantassins. La plupart des barbares tombèrent sous les coups des Macédoniens. La terreur s’emparant des autres, ils fuirent à travers les précipices où ils périrent", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 18.7-9). Ariobarzanès réussit à forcer le barrage à l’est et à s’enfuir vers le camp perse, mais on lui refuse l’entrée, alors il choisit de revenir sur le lieu du combat afin d’y mourir héroïquement au milieu de ses hommes ("Ariobarzanès avec quelques cavaliers se sauva dans les montagnes", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 18.9 ; "Malgré la présence des armes macédoniennes qu’ils virent briller de tous les côtés et le double danger qui les menaçait, [les Perses] se défendirent héroïquement, à mon avis parce que la nécessité donne du ressort même aux moins braves et parce que le désespoir redynamise souvent l’espoir. A mains nues, ils ceinturèrent leurs adversaires, les terrassèrent sous leurs poids pour tenter de prendre leurs armes et les tuer. Avec une quarantaine de cavaliers et cinq mille fantassins, Ariobarzanès força les lignes macédoniennes, causant de lourdes pertes dans ses propres rangs et ceux de l’ennemi. Il désira regagner Persépolis, la cité principale du pays, mais les sentinelles lui en refusèrent l’entrée. Comme les ennemis le suivaient, il fit demi-tour pour se jeter dans le combat, et périt au milieu de ceux qui l’accompagnaient", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, V, 4.31-34). Tout dans cette bataille a été excellemment calculé : la vision globale de la situation qui intègre l’ensemble des données géographiques et humaines (perses et grecques) pour planifier sereinement une opération en conséquence, la remarquable gestion des troupes (consistant à laisser le tout-venant en plaine pour des manœuvres peu risquées, tandis que les soldats les plus aguerris, Agéma et Amis, sont employés dans une périlleuse mission de contournement, et autorisés à se reposer avant l’assaut final, lancé par le roi en personne pour montrer l’exemple et enflammer les ardeurs), la clairvoyance psychologique anticipant les réactions de l’adversaire (Alexandre devine qu’Ariobarzanès restera sur place tant que Cratéros l’occupera à l’ouest, et qu’en découvrant ses ennemis à l’est Ariobarzanès restera aussi sur place, écartelé entre maintenir sa position contre Cratéros et sauvegarder sa porte de sortie vers Persépolis contre l’Agéma), le timing parfait décomposant l’attaque en trois temps (on bloque l’arrière en produisant un tapage, qui indique à Philotas le moment de descendre du plateau, qui indique à Cratéros le moment de lancer l’attaque frontale).

  

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