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Babylone

Persépolis

Plateau nord

Plateau central et Bactriane

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

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La campagne de Perse centrale

(automne -331 à printemps -329)

La conquête du plateau central iranien et de la Bactriane (été -330 à printemps -329)


Les Grecs pensent que la mort de Darius III signifie la fin de leur aventure militaire en Asie. Alexandre n’ayant plus de raison de continuer à marcher vers l’est, ils espèrent qu’il va maintenant les reconduire chez eux. Ils commencent déjà à ranger leurs bagages ("Le roi établit un camp fixe [à Hécatompyles]. Des vivres arrivèrent de partout. Une rumeur injustifiée, entretenue par l’inaction, se répandit alors : son objectif ayant été atteint, Alexandre avait décidé de repartir rapidement en Macédoine. Fous de joie, les soldats se précipitèrent vers leurs tentes et préparèrent leurs paquetages pour la route", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 2.15-16). Ils se trompent. Alexandre les rassemble, pour leur annoncer que leur tâche n’est pas encore terminée. Il les informe d’abord de sa volonté de laisser des contingents partout où il est passé car le maintien de l’ordre dans les terres conquises ne peut pas être assuré autrement, sur le mode : "Les Perses que nous n’avons pas tués nous regarderons toujours de travers car nous avons anéanti leur puissance séculaire, et les peuples que nous avons libérés de la tutelle perse n’attendent que notre départ pour prétendre à l’hégémonie, en résumé si nous retournons chez nous immédiatement nous laissons le champ libre à un nouvel Empire ou à des nouveaux royaumes qui demain menaceront à nouveau notre sécurité" ("Croyez-vous que tant de peuples, qui étaient habitués à l’autorité d’un autre maître et ne partageaient ni nos croyances, ni nos mœurs, ni notre langue, ont été mâtés par leur défaite ? S’ils se tiennent tranquilles, ce n’est pas de gré mais à cause de nos armes. Ils nous craignent tant que nous sommes là, mais ils se retourneront contre nous dès notre départ. Nous avons affaire à des bêtes sauvages : après les avoir capturées et mises en cage, du temps sera nécessaire pour les apprivoiser car leur nature s’y oppose", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 3.8). Il leur rappelle ensuite que la conquête ne sera pas complète tant que la partie orientale de l’ex-Empire perse n’aura pas été visitée par les troupes grecques, car cette partie orientale est intacte, et Bessos qui revendique la succession de Darius III peut y soulever des nouvelles armées immenses ("Je parle comme si toutes les anciennes possessions de Darius III étaient soumises à nos armes, mais Nabarzanès est maître de l’Hyrcanie, et le traître Bessos qui possède déjà la Bactriane se montre menaçant, tandis que les Sogdiens, les Dahes, les Massagètes, les Saces, les Indiens sont toujours libres : si nous leur tournons les dos, ils marcheront naturellement ensemble, car ils appartiennent à la même race alors que nous sommes des étrangers venus d’ailleurs", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 3.9-10). Il exprime enfin son désir d’éliminer Bessos, qui présente une réelle menace ("Nous commettrions une grave erreur, soldats, si après avoir battu Darius III nous laissions son pouvoir à un de ses sujets qui a osé comploter contre lui, l’a privé de tout secours alors qu’après notre victoire nous étions prêts à l’épargner, qui l’a retenu prisonnier et a même fini par le tuer pour nous empêcher de le sauver. Comment pouvez-vous accepter qu’un tel individu règne ? Pour ma part, j’ai hâte de le voir crucifié, expiant comme il le mérite ce crime contre tous les rois et tous les peuples, contre la foi qu’il a trahie", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 3.13-14). Ce discours prend : les soldats acceptent de rester avec lui en Hyrcanie ("Les soldats applaudirent vivement ce discours et demandèrent à Alexandre de les emmener où il voulait. Il profita aussitôt de leurs bonnes dispositions : il quitta la Parthie et deux jours plus tard entra en Hyrcanie", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 4.1-2 ; selon Diodore de Sicile, les alliés de la Ligue de Corinthe les plus réticents sont incités à rentrer en Grèce pour ne pas contaminer les Macédoniens qui veulent continuer : "Alexandre vit que les Macédoniens considéraient la mort de Darius III comme la fin de leur expédition, et n’aspiraient désormais qu’à retourner au plus vite dans leur patrie. Alors il rassembla toutes ses troupes, et par des discours adéquats adressés à tous ou à chacun, il les convainquit de poursuivre encore leurs efforts pour mettre une véritable fin à la guerre qu’il avait entreprise. Cependant, prenant à part les Grecs des cités alliés, il les remercia en distribuant un talent à chaque cavalier et dix mines à chaque fantassin et leur permit de retourner chez eux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.74).


Alexandre nomme satrape local l’autochtone Amminapès, ancien hôte de Philippe II comme nous l’avons vu dans notre paragraphe introductif, et ancien intermédiaire qui a permis la reddition en douceur de Mazakès le satrape d’Egypte fin -332 comme nous l’avons vu dans notre paragraphe précédent. Cet Amminapès est secondé par un épiscope nommé "Tlèpolémos" : on se souvient que ce terme ("™p…skopoj/observateur"), apparu en Egypte durant l’hiver -332/-331 pour qualifier deux hommes nommés "Aischylos" et "Ephippos" encadrant les nomarques égyptiens, désigne les Grecs chargés de veiller à ce que les dirigeants locaux appliquent bien une politique favorable aux intérêts alexandrins ("Le vainqueur envoya le corps [de Darius III] aux Perses pour recevoir la sépulture et les honneurs funèbres rendus à ses prédécesseurs. Il établit satrape de Parthie-Hyrcanie le Parthe Amminapès qui avec Mazakès lui avait livré l’Egypte, et lui adjoignit l’hétaire Tlèpolémos fils de Pythophanos comme épiscope", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 22.1 ; "[Alexandre] confia la satrapie d’Hyrcanie à Minapis [équivalent latin apocopé du grec "Amminapès"], qui avait été exilé sous le règne d’[Artaxerxès III] Ochos et s’était réfugié à la Cour de Philippe II", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 4.25). Alexandre s’engage ensuite, à la fin de l’été -330, dans une nouvelle course-poursuite contre Bessos.


Cette nouvelle marche se distingue par l’importante suite de défections de dignitaires perses qu’Alexandre rattrape les uns après les autres, qui refusent de reconnaître Bessos comme leur nouveau souverain. Le premier dont la lettre de soumission parvient à Alexandre est Nabarzanès, l’un des meurtriers de Darius III ("Alexandre, ayant accordé trois jours de repos à ses hommes, était au camp lorsqu’on lui remit une lettre de Nabarzanès, complice de Bessos dans l’arrestation du Grand Roi, dont le contenu était à peu près le suivant : “Je ne détestais pas Darius III, et j’ai cru bien faire en lui apportant mon point de vue, mais le Grand Roi a voulu me tuer en remerciement du bon conseil que je lui ai donné. Darius III, au mépris de la loi et des traditions, a effectivement voulu confier sa sécurité à des gardes étrangers, ce qui aurait constitué un affront pour ses sujets dévoués depuis deux cent trente ans à la monarchie. Ma décision a été imposée par les circonstances : je me suis trouvé dans une situation dangereuse et critique, similaire à celle de Darius III naguère qui pour justifier l’exécution de Bagoas a expliqué aux siens qu’il l’avait tué pour échapper à la mort [allusion aux années troubles ayant suivi l’assassinat d’Artaxerxès III et à la manière douteuse dont Darius III est monté sur le trône, que nous avons racontées dans notre paragraphe introductif]”. […] Alexandre s’empressa de lui garantir, selon la formule en usage chez les Perses, qu’on ne lui infligerait aucun mal s’il venait", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 4.8-14) : Alexandre lui promet son pardon, il l’accueillera plus tard, en même temps qu’un ancien giton de Darius III nommé "Bagoas" qui causera une effervescence politico-pipole en Perse en -324, nous verrons cela dans notre paragraphe suivant ("On arriva dans une cité hyrcanienne où se trouvait une résidence de Darius III. Nabarzanès, après avoir obtenu des garanties, s’y précipita avec de magnifiques présents, dont l’eunuque Bagoas qui était très beau et encore dans la fleur de l’âge. Ce dernier, ancien mignon de Darius III, devint celui d’Alexandre, et obtint par ses prières le pardon de Nabarzanès", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.22-23). C’est ensuite au tour de Phrataphernès le satrape de Parthie-Hyrcanie, que nous avons vu au côté de Darius III à la bataille de Gaugamèles : son titre vient juste d’être confié à Amminapès, mais soit ce dernier est éliminé, soit Alexandre contraint les deux hommes à travailler ensemble, car dans la suite de leur récit Quinte-Curce et Arrien continuent de désigner Phrataphernès comme satrape de Parthie-Hyrcanie ("[Alexandre] avait parcouru trente stades quand Phrataphernès vint à sa rencontre et se soumit avec tous ceux qui s’étaient réfugiés auprès de lui après la mort de Darius III. Le roi leur accorda bon accueil", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 4.23 ; "Alexandre franchit les premières hauteurs, il y campa. Prenant ensuite les hypaspistes, l’élite de la phalange macédonienne et quelques archers, il aborda le passage le plus difficile, laissant derrière lui des gardes partout où il craignait que sa suite fût inquiétée par les barbares des montagnes. Il passa les défilés avec ses archers, et campa dans la plaine aux bords d’une petite rivière. Là, le chiliarque Nabarzanès, Phrataphernès le satrape de Parthie-Hyrcanie, et quelques autres Perses parmi les premiers de la Cour de Darius III, vinrent trouver Alexandre et se soumettre. Il demeura campé quatre jours dans cet endroit où tous ceux de sa suite le rejoignirent sans avoir été inquiétés, sinon les Agriens de l’arrière-garde qui repoussèrent facilement à coups de traits les barbares venus fondre sur eux", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 23.3-5). Les envahisseurs grecs atteignent les bords de la mer Caspienne à Zadracarta (aujourd’hui Sari en Iran, qui n'a conservé aucun site archéologique, 36°33'57"N 53°03'30"E), où ils reçoivent la reddition d’Autophradatès (qui a un rapport avec l’Autophradatès pair de Pharnabaze l’amiral de la flotte perse en Méditerranée jusqu’en -333 ?) le satrape de Tapurie (région non localisée exactement, correspondant approximativement aux actuelles provinces de Golestan et de Mazandaran en Iran), et celle du vieil Artabaze alors âgé de quatre-vingt-quinze ans selon Quinte-Curce : le premier conserve sa satrapie ("Le roi arriva dans la cité d’Arves [équivalent latin de Zadracarta]. Cratéros et Erigyios vinrent l’y rejoindre, amenant avec eux Phradatès [apocope d’Autophradatès] le satrape des Tapuriens. Le roi le prit sous sa protection, et cette mesure de clémence suscita beaucoup d’autres ralliements. […] Il laissa Phradatès à la tête de la Tapurie", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 4.23-25) et le second bénéficie de tous les égards possibles ("Alexandre en Hyrcanie marcha vers Zadracarta. Cratéros y arriva presque en même temps sans avoir rattrapé les Grecs à la solde de Darius III mais ayant soumis par force ou par composition tout le pays parcouru. Erigyios se réunit à eux avec tout le bagage. Bientôt Artabaze, avec ses trois fils Cophènès, Ariobarzanès et Arsamès, se rendirent à Alexandre, suivis d’une députation des Grecs de leur parti et d’Autophradatès le satrape des Tapuriens. Alexandre laissa à ce dernier son titre, et accueillit avec honneur Artabaze et ses enfants par égard pour leur dignité et leur fidélité envers Darius III", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 23.6-7 ; "[Alexandre] arrivait à la frontière de l’Hyrcanie quand Artabaze, qui avait témoigné d’une remarquable fidélité à Darius III comme je l’ai dit plus haut, vint à sa rencontre. Il amenait avec lui des membres de la famille de Darius III et ses propres enfants, une petite troupe de soldats grecs le suivait. Alexandre lui tendit la main à son arrivée. […] Artabaze, qui était dans sa quatre-vingt-quinzième année, demanda à ses neuf fils adultes qui l’accompagnaient, tous nés de la même mère, de toucher la main d’Alexandre, et il pria les dieux de les maintenir en vie tant qu’ils seraient utiles à Alexandre. Le roi voyageait généralement à pied : ce jour-là, il avança des chevaux pour Artabaze et pour lui-même, afin que le vieillard ne fût pas gêné d’être à cheval tandis que lui-même marchait à pied", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.1-5). On reçoit aussi à distance la soumission des Grecs mercenaires de Darius III. Dans un premier temps, ceux-ci demandent que les délégués envoyés à Darius III au moment de la guerre d’Agis III (nous renvoyons ici à notre paragraphe précédent) soient protégés par une immunité diplomatique, Alexandre leur répond : "Des clous !" ("[Alexandre] convoqua les Grecs qui accompagnait Artabaze. Ils répondirent qu’avant de rendre à sa convocation ils attendraient que le roi leur accordât la sécurité des Spartiates qui, en délégation officielle auprès de Darius III, avaient rejoint les mercenaires grecs à la solde des Perses après la défaite du Grand Roi. Alexandre leur ordonna de venir, refusant que leur garantir quoi que ce fût, car c’était lui qui restait maître de leur sort", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.6-10). Ils se résignent donc à une capitulation sans condition ("Aux députés grecs demandant à être intégrés à son armée, [Alexandre] répondit qu’il ne traiterait pas avec eux, qu’ils avaient indignement trahi leur patrie défendant aux Grecs de prendre parti pour les barbares contre d’autres Grecs, qu’il devaient se rendre sans condition ou songer à leur salut. Ils se soumirent donc sans discuter, en demandant qu’on leur envoyât un chef auquel ils se soumettraient : ils étaient environ quinze cents, Alexandre leur envoya Andronikos fils d’Agerros et Artabaze", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 23.8-9). Certains trop impliqués dans la lutte anti-macédonienne, comme l’Athénien Démocratès, choisissent de se suicider, le gros des soldats est disséminé dans les régiments macédoniens, les délégués spartiates sont maintenus sous bonne garde tandis que les délégués non-spartiates sont libres de rentrer en Grèce ("De retour dans son camp, [Alexandre] trouva les Grecs à la solde de Darius III qui s’étaient rendus, parmi lesquels les Spartiates Callistratidas, Pausippos, Monimos et Onomantas, et l’Athénien Dropidès. Il redonna leur liberté à ceux de Sinope dont les intérêts différaient de ceux de la Grèce puisqu’appartenant à l’Empire perse ils avaient simplement obéi à leur souverain en servant à ses côtés. Il libéra aussi les Grecs au service de Darius III avant la déclaration de guerre, ainsi qu’Hérakleidès le chef des Carthaginois. Il retint le reste des Grecs à son service, aux conditions qu’ils avaient obtenues de Darius III, en leur donnant pour chef Andronikos qui les avait amenés : ils approuvèrent cette décision qui préservait leur vie", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 23.4-5 ; "Après avoir longtemps hésité, car les avis étaient partagés, [les Grecs] finirent par se présenter. L’Athénien Démocratès, qui s’était toujours opposé avec la plus grande énergie à la politique macédonienne, n’ayant de ce fait aucun espoir obtenir le pardon, se tua d’un coup d’épée. Les autres se soumirent comme convenu, soit mille cinq cents soldats et les quatre-vingt-dix délégués venus trouver Darius III : les premiers furent incorporés dans différents régiments, les seconds rentrèrent chez eux à l’exception des Spartiates qu’Alexandre mit sous bonne garde", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.6-10). Cette intégration des Grecs mercenaires dans l’armée macédonienne conquérante et cette répartition dans des régiments différents est destinée à casser la solidarité qui existe encore entre eux, et à éviter la reproduction du scénario d’après la bataille d’Issos en -333 : si on les laisse rentrer en Grèce, ils risquent d’être embauchés par des opposants à l’hégémonie macédonienne, comme les survivants du contingent de Thymondas après la bataille d’Issos embauchés par Agis III, alors qu’en agissant ainsi on les transforme en alliés forcés ou en otages et on dissuade leurs compatriotes en Grèce de se révolter. Alexandre marche ensuite vers l’ouest le long de la mer Caspienne, en direction de la province des Mardes (correspondant approximativement à l’actuelle province de Gilan en Iran : "Les Mardes, peuple de sauvages et de brigands, vivaient en bordure de l’Hyrcanie. Ils étaient les seuls à ne pas avoir envoyé de délégation et ne paraissaient pas pressés de se plier aux ordres. Irrité de voir qu’un seul peuple empêchait sa victoire d’être complète, Alexandre fit garder ses bagages et s’avança à l’intérieur du pays avec un détachement", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.6.11) qui réussissent à lui échapper grâce à la végétation touffue ("Délogés des hauteurs où ils s’étaient installés, les barbares prirent la fuite. On s’empara des villages voisins, abandonnés par leurs habitants. Mais l’armée ne put pas poursuivre sa progression sans rencontrer d’énormes difficultés, car d’immenses forêts et des précipices infranchissables fermaient l’accès aux cols", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.12-13 ; "Alexandre parcourut ensuite les bords de la mer Hyrcanienne, il arriva au pays des Mardes. Ces derniers, qui ont une force corporelle prodigieuse, ne furent pas effrayés par la réputation du roi : non seulement ils négligèrent de lui présenter leur soumission ou leur respect, mais encore huit mille d’entre eux se dispersèrent en différents cols pour y attendre les Macédoniens. Le roi les attaqua, il en tua beaucoup, et força les autres à se réfugier dans les retraites les plus inaccessibles des montagnes. Puis il mit le feu à leurs habitations", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.76), mais qu’il soumet finalement en détruisant systématiquement leur forêt. Le pays des Mardes est rattaché à la satrapie de Tapurie d’Autophradatès ("[Alexandre] courut vers les Mardes avec les hypaspistes, les hommes de trait, les Agriens, les corps de Koinos et d’Amyntas, les archers à cheval et la moitié de la cavalerie des hétaires. Il captura beaucoup d’hommes lors de ses courses et tua la plus grande partie de ceux qui prirent les armes. Nul guerrier avant Alexandre n’avait pénétré chez les Mardes que semblaient défendre la difficulté des lieux et la pauvreté qui ajoutait encore à leur courage. Le conquérant traversa leur pays sans qu’ils soupçonnassent sa marche : ils furent défaits autant que surpris. Certains se retirèrent dans les montagnes d’accès difficile et escarpées, mais Alexandre les ayant atteints dans cet asile qu’ils croyaient inaccessible, ils lui envoyèrent des députés pour se rendre sous ses lois avec toute leur province. Il les intégra au gouvernement d’Autophradatès le satrape des Tapuriens", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 24.1-3) après que, pour l’anecdote, Bucéphale le cheval d’Alexandre a été temporairement volé ("Les habitants, habitués à marcher sur les branches comme des bêtes sauvages, lançaient des traits sur l’ennemi sans se montrer. Alexandre tua beaucoup d’ennemis en fouillant leurs repères comme à la chasse. Finalement, il ordonna aux siens de contourner le massif forestier pour essayer de trouver un passage. Mais ignorant le chemin, ils marchèrent au hasard, certains furent pris, et avec eux Bucéphale, le cheval du roi […]. Sa colère et son chagrin dépassèrent les bornes : il ordonna de partir à la recherche du cheval et chargea l’interprète de prévenir qu’il n’épargnerait aucun survivant si le cheval ne lui était pas rendu. Effrayés par cette menace, les ravisseurs rendirent le cheval avec plusieurs présents. Mais cela ne calma pas le roi, qui demanda qu’on abattît tous les arbres de la forêt et qu’on couvrît le chemin obstrué de branchages avec la terre prise dans les montagnes. Le travail progressa. Les barbares se rendirent, après avoir conclu qu’ils n’avaient aucune chance de conserver leurs positions. Après la remise d’otages, Alexandre les plaça sous l’autorité de Phradatès", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.17-21 ; "Les jeunes écuyers qui conduisaient les chevaux du roi s’écartèrent un peu de la colonne : les barbares les surprirent et leur enlevèrent le plus beau des chevaux, cadeau du Corinthien Démarate au roi, seule monture dont ce dernier s’était servi lors de ses combats en Asie, ce cheval quand il était nu ne se laissait monter que par l’écuyer du manège, et quand il était équipé de la housse royale personne ne pouvait s’en approcher sinon le roi même, devant lequel il fléchissait les jarrets afin que celui-ci le montât plus aisément. Alexandre fut très affligé par ce vol. Il coupa tous les arbres de la vallée, et annonça par les trompes que si on ne lui rendait pas son cheval il désolerait tout le pays et en égorgerait tous les habitants. Cette menace produisit son effet : les barbares lui ramenèrent le cheval, accompagné de présents considérables, via une ambassade de cinquante hommes qui lui demandèrent pardon au nom de leur peuple. Alexandre retint en otage les plus réputés parmi ces ambassadeurs", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.76 ; Arrien situe cet épisode du vol de Bucéphale chez les Uxiens, sans doute par erreur : "Ayant un jour perdu [son cheval Bucéphale] chez les Uxiens, Alexandre publia qu’il les taillerait tous en pièces s’ils ne le lui ramenaient pas, tant était l’excès de la passion du conquérant pour cet animal. A cause de la crainte qu’Alexandre inspirait, on lui obéit aussitôt", Arrien, Anabase d’Alexandre, V, 19.6). Notons que l’avancée d’Alexandre dans cette région ne dépasse pas le territoire des Mardes : aucun récit alexandrin antérieur au Roman d’Alexandre de pseudo-Callisthène à la fin du IIIème siècle av. J.-C. ni aucune fouille archéologique ne rapporte ni ne manifeste qu’Alexandre aurait longé la mer Caspienne jusqu’à l’actuelle Derbent en Russie, comme les modernes habitants de cette ville le prétendent.


Après cette mise au pas de l'Hyrcanie, Alexandre revient vers Zadracarta/Sari. Il reçoit une longue lettre d'Antipatros qui l'informe des affaires en Europe. Primo, on apprend - avec beaucoup de retard ! - que le soulèvement des Spartiates a été définitivement réprimé et qu'Agis III a été tué à Mégalopolis ("Vers cette époque [après l'assassinat de Darius III par Bessos], [Alexandre] reçut une lettre d'Antipatros resté en Macédoine l'informant de la guerre d'Agis III de Sparte en Grèce, de celle d'Alexandre roi d'Epire en Italie, et de l'expédition de son lieutenant Zopyrion en Scythie. […] Presque toute la Grèce avait saisi l'occasion de son départ pour prendre les armes et tenter de recouvrer sa liberté, attisée par Sparte qui, seule rebelle aux lois de Philippe II et de son fils, avait dédaigné la paix et méprisé leurs menaces. Agis III le roi de Sparte avait provoqué cette guerre qu'Antipatros avait étouffé dès son commencement avec une armée rassemblée à la hâte. Des flots de sang avait néanmoins coulé de part et d'autre. Le roi Agis III, voyant plier son armée, avait voulu montrer que, moins heureux qu'Alexandre, il l'égalait en courage : il avait renvoyé ses gardes, s'était jeté sur les ennemis qu'il avait décimés, mettant même en fuite des bataillons entiers, avant de céder finalement, vaincu par le nombre, mais vainqueur en gloire et en courage", Justin, Histoire XII.1). Alexandre jalouse ce succès d'Antipatros, comme en témoigne le propos célèbre qu'il adresse à ses proches que nous avons déjà cité, minimisant la victoire de celui-ci en tournant en dérision la dangerosité du soulèvement spartiate ("Quand il apprit la guerre d'Antipatros contre Agis III, Alexandre dit plaisamment : “Il paraît, ô soldats, qu'au moment où ici [en Perse] nous combattions contre Darius III, là-bas en Arcadie on [c'est-à-dire Antipatros] combattait contre des rats [c'est-à-dire contre les Spartiates]", Plutarque, Vie d'Agésilas II 15). Deusio, on apprend la mort du chef militaire Zopyrion, nommé à la tête de la Thrace en remplacement du rebelle Memnon (nous avons évoqué cet épisode dans notre précédent paragraphe). Parce qu'il ambitionnait de conquérir des nouveaux territoires au nord du Pont-Euxin/mer Noire (en marchant dans le pas de l'ancien Grand Roi perse Darius Ier à la fin du VIème siècle av. J.-C., qui a longé les côtes depuis la Thrace jusqu'au Bosphore cimmérien/détroit de Kertch avant de faire demi-tour hâtivement pour ne pas périr encerclé par les Scythes) ou simplement pour répondre à des provocations, Zopyrion s'est aventuré sur la rive gauche de l'Istros/Danube, il a été massacré avec son contingent par les Scythes ("A la même époque que les événements en Italie [la mort d'Alexandre le Molosse à Pandosia, que nous allons raconter juste après], Zopyrion, à qui Alexandre le Grand [en réalité Antipatros, Alexandre alors en plein centre de l'Asie est dans l'impossibilité de destituer ou de nommer quiconque en Europe] avait confié le gouvernement du Pont[-Euxin] [en réalité les rives thraces de la mer Noire, correspondant aux côtes actuelles de la Bulgarie et de la Roumanie], impatient de sortir du repos et de s'illustrer par une conquête, réunit trente mille soldats et marcha contre les Scythes. Le massacre de toute son armée, qui périt avec lui, fut la punition de son injuste agression", Justin, Histoire XII.2) ou par les Gètes ("Zopyrion le gouverneur de Thrace avait lancé une expédition contre le Gètes mais surpris par une tempête d'une violence épouvantable avait été écrasé avec toute son armée", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.44). Alexandre est partagé sur ce sujet : il est heureux d'apprendre que la tentative de Zopyrion a échoué (car un succès aurait apporté la gloire à Zopyrion et renforcé le poids politique d'Antipatros, et terni l'éclat des victoires d'Alexandre en Asie), mais en même temps l'anéantissement de son contingent laisse toute latitude aux autochtones thraces pour reconquérir leur indépendance ("[Alexandre] fut affecté diversement : la mort des deux rois, ses rivaux [Alexandre le Molosse roi d'Epire et Agis III roi de Sparte], lui procura plus de plaisir que la perte de Zopyrion et de son armée ne lui causa de douleur", Justin, Histoire XII.1). Une lettre conservée partiellement par Quinte-Curce (Histoire d'Alexandre le Grand, X, 1.43-45), reçue par Alexandre de retour d'Inde en hiver -325/-324, révélera que les Thraces profitent effectivement de l'occasion pour se soulever contre l'hégémonie macédonienne. Tertio, on apprend qu'Alexandre le Molosse est mort dans une expédition en Italie, sur laquelle nous éprouvons le besoin de nous attarder. On se souvient qu'à l'époque de Philippe II, la cité de Tarente a appelé à l'aide le roi spartiate Archidamos III contre les populations alentours, Archidamos III a répondu à l'appel et est mort en Italie en -338 après diverses opérations dont nous ignorons le détail (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif). On se souvient aussi que, juste avant d'être assassiné en -336, Philippe II a organisé un mariage sordide entre sa propre fille Cléopâtre et son beau-frère Alexandre le Molosse roi d'Epire, pour tenter d'apaiser la colère d'Olympias répudiée au profit de l'homonyme Cléopâtre nièce d'Attalos (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe introductif). Alexandre le Molosse et sa jeune épouse ont engendré Néoptolème II, puis le marié, malheureux dans son mariage et enviant les succès de son homonyme neveu et beau-frère (Alexandre le Grand), a quitté l'Epire pour l'Italie, où il a pris la place vacante de chef des troupes tarentines occupée quelques années auparavant par le Spartiate Archidamos III. Nous ignorons la durée et le déroulement précis de l'expédition d'Alexandre le Molosse en Italie car les ouvrages qui la racontaient (dont le livre XVI de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile) n'ont pas survécu aux siècles. Elle nous est connue seulement par la médiocre Histoire de Justin, et par l'Ab Urbe condita libri encore plus médiocre du publicitaire romain Tite-Live. Chez Tite-Live, on lit que sous le consulat d'Aulus Cornelius Cossus Arvina et de Cnaeus Domitius Calvinus en -332 les Samnites (qui vivent au sud du Latium) sont agités contre Rome, mais que cette agitation est brusquement réorientée vers la Lucanie (vaste région entre la mer tyrrhénienne et la mer Ionienne) où Alexandre le Molosse étend sa domination : on en déduit qu'Alexandre le Molosse se trouve en Italie en -332, sans savoir quand il y a débarqué (en -333 ou en -334 ?), ni quelles opérations il y a menées. Tite-Live précise que les Samnites et les Lucaniens réunis affrontent en bataille Alexandre le Molosse très loin de Tarente, du côté de la mer Tyrrhénienne, près de la cité de Paestum (anciennement grecque sous le nom de Poseidonia, devenue lucanienne à la fin du Vème siècle av. J.-C., aujourd'hui Capaccio dans la province italienne de Salerne, 40°25'10"N 15°00'20"E), et sont écrasés. Alexandre le Molosse entre ensuite en contact avec les Romains, pour signer la paix avec eux ("Plusieurs interrois se succédèrent. Le cinquième, Marcus Valerius Corvus, put finalement nommer consuls Aulus Cornelius pour la deuxième fois, et Cnaeus Domitius. Rome était tranquille, mais la simple rumeur d'une guerre contre les Gaulois se répandit, et incita à désigner un dictateur : Marcus Papirius Crassus fut élu, avec Publius Valerius Publicola pour maître de cavalerie. Alors qu'ils s'activaient à lever des troupes avec plus de vigueur que d'ordinaire contre ces ennemis voisins, des éclaireurs qu'on avait envoyés rapportèrent que tout était calme chez les Gaulois. On soupçonnait par ailleurs les Samnites de s'agiter et de fomenter des projets hostiles depuis un an, l'armée romaine campa donc sur le territoire des Sidicins [peuple installé entre les Campaniens et les Samnites, autour de Teanum, aujourd'hui Teano dans la province italienne de Caserte, récemment soumis aux Romains, qui les absorberont au cours des années suivantes]. Mais les Samnites furent attirés en Lucanie par la guerre d'Alexandre d'Epire. Les deux peuples [Samnites et Lucaniens] unirent leurs enseignes contre ce roi qui était descendu près de Paestum, et lui livrèrent bataille. Vainqueur dans ce combat, Alexandre conclut la paix avec les Romains : on ignore jusqu'à quel point il aurait respecté ce traité s'il eût continué par la suite à emporter des victoires aussi grandes", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 17.5-10). Justin complète le puzzle en confirmant que le débarquement d'Alexandre le Molosse en Italie est bien contemporain de celui d'Alexandre de Macédoine sur le continent asiatique, c'est-à-dire -334 (année où Alexandre le conquérant pose le pied sur le sol asiatique) ou -333 (où il commence à s'enfoncer vers l'est), il ajoute que le premier a été appelé par les Tarentins menacés par leurs voisins du Bruttium, qui a répondu à cet appel dans l'espoir de rivaliser avec le second en créant un empire grec en Méditerranée occidentale ("Alexandre roi d'Epire, appelé en Italie par les Tarentins qui cherchaient du secours contre les peuples du Bruttium, était parti en espérant que le sort qui allait donner l'Orient à Alexandre, fils de sa sœur Olympias, lui réserverait l'Occident en partage : il avait pensé que l'Italie, la Sicile et l'Afrique lui fourniraient autant d'occasions de se distinguer, que l'Asie et la Perse en offrirait à son neveu", Justin, Histoire XII.2). La tradition veut qu'il a aussi entrepris cette expédition italienne pour conjurer un mauvais oracle lui annonçant sa mort "près de Pandosia" : croyant que l'oracle évoquait Pandosia en Epire (aujourd'hui Kastri près d'Igoumenista, à la frontière entre la Grèce et l'Albanie), il a voulu s'en éloigner le plus possible pour retarder sa mort ("Par ailleurs, de même que l'oracle de Delphes avait déclaré au grand Alexandre que des pièges le menaçaient en Macédoine, l'oracle de Dodone avait prédit au roi d'Epire que “la cité de Pandosia et le fleuve Achéron lui seraient funestes”. Puisqu'un fleuve et une cité portant ces noms existaient en Epire, et qu'il pensait que ces noms étaient inconnus en Italie, il avait voulu s'engager dans cette guerre lointaine pour se prémunir contre le mauvais augure", Justin, Histoire XII.2). On ne sait pas quelles péripéties Alexandre le Molosse a provoquées ou subies après sa victoire à Paestum/Capaccio, on est seulement sûr qu'il est mort lors d'une bataille près d'un lieu appelé "Pandosia", accomplissant ainsi l'oracle, soit Pandosia en Lucanie selon Tite-Live et Pline l'Ancien (aujourd'hui Anglona près de Tursi, dans la région italienne de Basilicate, 40°14'39"N 16°33'25"E : "Théopompe mentionne l'existence d'une cité lucanienne appelée “Pandosia”, où mourut Alexandre le roi d'Epire", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, III, 15.4), soit Pandosia en Bruttium selon Strabon (aujourd'hui Acri dans la région italienne de Calabre, 39°29'18"N 16°22'53"E : "Ensuite on trouve Consentia [aujourd'hui Cosenza, 39°17'19"N 16°15'39"E], grande capitale du Bruttium, puis, au-dessus de celle-ci, la place forte de Pandosia, sous les murs de laquelle Alexandre le roi des Molosses trouva la mort. Ce roi comprit mal le sens d'un oracle de Dodone, qui lui avait conseillé de s'éloigner “de l'Achéron et de Pandosia” : croyant que le dieu lui avait désigné les lieux de Thesprotie portant ces noms, il vint mourir dans le Bruttium, devant cette autre Pandosia dont l'enceinte embrasse les trois sommets d'une unique montagne et arrosée par une rivière appelée aussi “Achéron”. Un autre oracle l'avait également abusé en lui déclarant : “La cité de Pandosia au triple sommet causera la mort de beaucoup d'hommes” : il s'était figuré que la prédiction menaçait l'armée des ennemis, non la sienne", Strabon, Géographie, VI, 1.5 ; Justin reste flou sur l'identité de la Pandosia en question : "[Alexandre le Molosse] marcha contre les Bruttiens et les Lucaniens, leur enleva plusieurs places, et conclut des traités avec les Métapontins, les Pédicules [qui habitent dans les environs de l'actuelle Gravina in Puglia, dans la province italienne de Bari] et les Romains. Mais les peuples du Bruttium et de la Lucanie, aidés par leurs voisins, reprirent les armes avec une nouvelle ardeur. Le roi fut alors tué près de la cité de Pandosia et du fleuve Achéron : ce n'est qu'en mourant qu'il apprit le nom de ce lieu fatal, et compris s'être précipité au-devant du danger en croyant le fuir loin de sa patrie", Justin, Histoire XII.2). Selon Tite-live, l'année de cette mort est contemporaine de la fondation d'Alexandrie d'Egypte, datée de façon certaine en hiver -332/-331, mais Tite-Live embrouille son lecteur en l'évoquant après avoir parlé du consulat de Caius Poetelius Libo Visolus et de Lucius Papirius Cursor en -326 ("La fondation d'Alexandrie en Egypte eut lieu la même année que la mort d'Alexandre le roi d'Epire, tué par un exilé de Lucanie, ce qui confirma la prédiction du dieu de Dodone. Après qu'il ait été appelé par les Tarentins en Italie, l'oracle lui avait effectivement dit “de s'éloigner du fleuve Achéron et de la cité de Pandosia qui lui seraient funestes”. Il s'était donc hâté de passer en Italie pour s'éloigner le plus possible de la cité de Pandosia en Epire et du fleuve Achéron qui, sortant de Molossie, coule dans les lacs infernaux et se perd dans le golfe de Thesprotie. Mais on précipite presque toujours son destin en croyant le fuir. Après avoir battu plusieurs fois les légions des Bruttiens et des Lucaniens, pris la colonie tarentine d'Héraclée [aujourd'hui Policoro dans la région italienne de Basilicate, 40°13'11"N 16°40'10"E ; c'est près de cette cité qu'aura lieu en -280 la première bataille entre les Romains et les Grecs amenés par Pyrrhos, petit-neveu d'Alexandre le Molosse], pris aux Lucaniens Sipontum [aujourd'hui Siponto dans la provine italienne de Foggia, 41°36'35"N 15°53'29"E], pris aux Bruttiens Consentia et Terina [site archéologique près de l'actuelle Lamezia Terme dans la province italienne de Catanzaro, 38°56'21"N 16°14'02"E], ainsi que d'autres cités appartenant aux Messapiens et aux Lucaniens, envoyé en Epire trois cents familles illustres comme otages, il vint occuper trois hauteurs rapprochées près de la cité de Pandosia, à la frontière entre Lucanie et Bruttium, qui permettait de diriger les incursions sur tous les points du territoire ennemi. Il avait autour de lui environ deux cents exilés lucaniens qu'il croyait sûrs, mais dont la foi changeait au gré de la fortune, comme c'est souvent le cas avec les gens de cette sorte. Des pluies continuelles avaient inondé toutes les campagnes, et rompu les communications entre les armées installées sur les trois hauteurs, qui par conséquent ne purent plus se prêter secours mutuellement. Les deux hauteurs où le roi n'était pas furent brusquement attaquées par l'ennemi, qui les enleva, détruisit les troupes qui y étaient installées, puis réunit toutes ses forces pour attaquer le roi en personne. C'est alors que les exilés lucaniens envoyèrent des messages à leurs compatriotes, promettant de livrer le roi mort ou vif en échange de leur amnistie. Avec des hommes choisis, il se lança vivement et héroïquement entre ses adversaires, tua le chef des Lucaniens venu à sa rencontre, rassembla les débris de son armée en fuite, puis gagna un fleuve encombré par les ruines d'un pont récemment emporté par la violence des eaux. Sa troupe étant contrainte de traverser par un gué difficile, un de ses soldats, excédé par le péril et la fatigue, maudit le cours d'eau en criant : “C'est un vrai Achéron !”. Ce cri parvint aux oreilles du roi, et lui rappela soudain l'oracle. Il s'arrêta, hésita à passer. Sotimos, un des jeunes serviteurs du roi, lui demanda ce qui le retenait dans un si pressant danger, et lui rappela que les Lucaniens cherchaient la moindre occasion de le perdre. Le roi se retourna, et, les voyant au loin venir en masse contre lui, il tira son épée et poussa son cheval au milieu du fleuve. Il allait atteindre l'autre rive, quand un javelot lancé par un exilé lucanien lui perça le corps. Il tomba, et son cadavre inanimé où le trait resta planté fut porté par le courant vers les postes ennemis", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 24.1-14). Justin raccorde avec Tite-Live puisque, via la lettre d'Antipatros reçue par Alexandre fin -330, il date la mort d'Agis III et la mort de Zopyrion "à la même époque que ces événements en Italie/dum haec in Italia aguntur" (Justin, Histoire XII.2 précité), c'est-à-dire en -331. Selon Aulu-Gelle, au moment de son départ vers l'Italie, Alexandre le Molosse a déclaré par bravade qu'il "allait en Italie combattre contre des hommes" alors que son neveu "allait en Asie combattre contre des femmes" ("Alexandre devenu roi passa en Asie et subjugua les Perses et l'Orient. Alexandre le Molosse de son côté vint en Italie guerroyer contre le peuple romain, dont l'éclat commençait à se répandre ches les peuples étrangers. Mais cet Alexandre mourut avant d'avoir rien pu entreprendre. On raconte qu'au moment de passer en Italie, il déclara “aller combattre dans les Romains un peuple d'hommes, alors que le Macédonien allait combattre dans les Perses un peuple de femmes”", Aulu-Gelle, Nuits attiques XVII.21). Cette fanfaronnade qui accentue la virilité des Romains contre la prétendue dégénérescence des Perses est évidemment reprise par le propagandiste romain Tite-Live, qui dit qu'Alexandre le Molosse ne l'a pas tenue au moment de son débarquement en Italie mais au moment de sa mort ("Même à supposer qu'il eût obtenu quelques succès au début [dans l'hypothèse où Alexandre le Grand aurait vécu plus longtemps et aurait entrepris une expédition contre les Romains en Italie], Alexandre au final aurait assurément regretté les Perses, les Indiens et l'Asie si peu belliqueuse, il aurait dû reconnaître “n'avoir combattu jusqu'alors que contre des femmes”, pour reprendre le propos qu'Alexandre le roi d'Epire tint quand il fut atteint du coup dont il mourut, comparant son infortune à la chance dont le jeune roi jouissait dans les guerres d'Asie", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, IX, 19.10-11). Ce propos est sans doute historique car, nous verrons cela dans notre prochain paragraphe, il sera répété en hiver -329/-328 par Kleitos fils de Dropidos contre Alexandre, ce qui provoquera la colère et la fatale vengeance de ce dernier. La dépouille d'Alexandre le Molosse a été rachetée par les gens de Thourioi (site archéologique près de la moderne Sibari dans la province italienne de Consenza, 39°43'05"N 16°29'27"E, "La cité de Thourioi racheta son corps, pour lui rendre les derniers devoirs", Justin, Histoire XII.2) puis renvoyée à sa veuve Cléopâtre en Epire ("Le cadavre fut hideusement mutilé : on le coupa en deux, une moitié fut envoyée à Consentia, l'autre moitié fut gardée pour servir de jouet, de cible sur laquelle on lançait javelots et pierres. Tandis qu'on se livrait à ces actes rageurs, inhumains et impies, une femme se mêla à la troupe forcenée pour la prier de s'arrêter, et dit en pleurant que son époux et ses enfants étaient prisonniers chez l'ennemi, et qu'elle espérait les racheter avec le cadavre du roi avant qu'il fût tout déchiqueté. Les mutilations cessèrent. Les membres arrachés furent ensevelis à Consentia par les soins de cette seule femme, le reste de la dépouille royale fut renvoyé via Métaponte [site archéologique à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Tarente, 40°23'00"N 16°49'29"E] à l'ennemi en Epire, confié à son épouse Cléopâtre et à sa sœur Olympias, respectivement sœur et mère d'Alexandre le Grand", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 24.14-17), cela explique poursquoi la nouvelle de sa mort a été si longue à parvenir depuis le lieu de la bataille en Italie, puis en Epire, puis en Macédoine, jusqu'au lointain territoire de Parthie-Hyrcanie en Asie centrale. Tite-Live s'empresse d'ajouter que l'expédition d'Alexandre le Molosse n'a jamais constitué une réelle menace contre les Romains, avant de clore le sujet avec mépris ("Telle fut la triste fin d'Alexandre d'Epire. Même si la fortune lui a épargné la guerre contre Rome, elle l'a néanmoins poussé à combattre en Italie, j'ai donc dû y consacrer ces quelques mots, qui suffisent", Tite-Live, Ab Urbe condita libri, VIII, 24.18). Quand il apprend ce désastre militaire de son oncle et beau-frère en Italie, Alexandre est secrètement ravi, mais il cache sa satisfaction en s'imposant une période de deuil ("Alexandre était sur le territoire des Parthes quand ces nouvelles lui furent apportées. Uni par les liens du sang au roi d'Epire, il feignit de regretter sa perte et ordonnant à son armée trois jours de deuil", Justin, Histoire XII.3). Pour fêter à la fois ses récentes victoires en bordure de la mer Hyrcanienne/Caspienne et ces bonnes nouvelles en provenances d'Europe, Alexandre organise une grande fête, où il se livre encore à un hybris en demandant qu'on lui adresse toutes les attentions qu'on réservait jusqu'alors aux Grands Rois ("Le roi ne se cachait plus pour s'abandonner librement à ses passions. La réserve et la maîtrise de soi, ces vertus nécessaires à ceux qui occupent des postes élevés, cédèrent la place à l'orgueil et à la débauche. Les valeurs traditionnelles de son pays, le juste équilibre maintenu par les rois de Macédoine dans l'exercice de leur fonction, leur civisme affiché, lui parurent indignes de sa grandeur. Il rêva d'imiter les monarques perses qui s'égalaient aux dieux, il voulut que les vainqueurs de tant de peuples se prosternassent devant lui en signe de respect, acceptassent des tâches serviles et fussent mis sur le même plan que ceux qu'ils avaient soumis. Il se coiffa du diadème pourpre à bande blanche qu'avait porté Darius III, s'habilla comme les Perses, sans redouter le mauvais présage qui lui rappelait qu'en agissant ainsi il ôtait la tenue du vainqueur pour endosser celle du vaincu", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 6.1-4 ; "Le conquérant, arrivé aux termes de son entreprise contre les Perses, estimant que l'Asie était désormais sous son contrôle, commença à se laisser aller aux voluptés. Il voulut d'abord avoir des Asiatiques comme officiers de chambre, et des hommes de la plus haute naissance comme gardes de sa personne, parmi lesquels Oxathrès le frère de Darius III. Il mit ensuite sur sa tête le diadème perse, il prit la robe blanche, la ceinture des Grands Rois de Perse et le reste de leur habillement, à l'exception des sous-vêtements. Il imposa à ses Amis le port de robes de pourpre, et il mit à tous ses chevaux des harnais à la manière perse. A l'instar de Darius III, il composa un harem de courtisanes en nombre égal à celui des jours de l'année, choisies parmi les plus parfaites beautés de l'Asie : elles tournaient autour du lit du roi dès qu'il était couché, afin qu'il pût choisir celle qu'il désirait le plus. Alexandre ne transforma cependant pas ces pratiques en une habitude quotidienne, il conserva ordinairement son ancienne façon de vivre par crainte du mépris et de la censure des Macédoniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.77 ; "Ce fut alors qu'Alexandre se couvrit du diadème, l'ornement des Grands Rois de Perse dont aucun roi macédonien ne s'était encore paré, semblant ainsi se soumettre aux lois du peuple qu'il avait vaincu. Pensant que cet acte offusquerait les esprits s'il le limitait à sa seule personne, il l'étendit à ses proches, en leur ordonnant de se vêtir comme lui de longs vêtements d'or et de pourpre. En plus du vêtement des Perses, il en adopta aussi leurs mœurs : il choisit parmi les maîtresses de Darius III celles qui avaient la plus illustre naissance et la plus grande beauté, et les appela l'une après l'autre pour partager son lit. Il joignit à ces excès le luxe de la table, et releva la pompe de ses festins par la magnificence de ses jeux, oubliant que de telles mœurs entraînent la chute des empires au lieu d'en assurer la grandeur", Justin, Histoire XII.3), ce qui provoque une nouvelle vague d'indignation et de révolte dans son armée, en particulier parmi les cadres macédoniens qui estiment avoir joué un rôle dans ces victoires et qui ne supportent pas de voir leur roi devenir tyran à la place de l'ancien tyran perse ("Les vieux soldats de Philippe II, nés dans un pays où on ignorait les plaisirs, ne cachèrent pas leur aversion pour ces mœurs corrompues par le luxe et les traditions étrangères. Dans tout le camp, ce fut le même sentiment, le même sujet de conversation : ils payaient trop cher leur victoire, ils avaient l'impression d'être des vaincus puisqu'ils prenaient les usages d'un peuple étranger, et ils ne pourraient pas rentrer chez eux habillés ainsi comme leurs prisonniers sans éviter la honte", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 6.9-10). La seule solution pour apaiser ce mécontentement général est de reprendre au plus vite la course contre Bessos ("Alexandre sentit que ses principaux Amis et toute l'armée étaient profondément choqués. Il essaya de retrouver sa popularité par des attentions et des cadeaux, mais les hommes libres méprisent toujours d'être payés pour devenir esclaves. Pour ne pas que la situation dégénère, il fallait que la guerre achevât cette période d'inaction", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 6.11-12). Avant cela, pour répondre à ceux qui lui reprochent d'incliner au luxe, il brûle de façon spectaculaire tous les butins qu'il a accumulés dans la région ("L'armée eut du mal à se mettre en route, alourdie par les prises de guerre et tous les produits de luxe. Alexandre regroupa les bagages des soldats, dont les siens, en mettant à part les objets de première nécessité. Les chariots furent rassemblés dans une grande plaine. Tout le monde attendit les ordres. Alexandre écarta les chevaux, mit le feu à ses propres bagages, puis ordonna que tout fût livré aux flammes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 6.14-15 ; "Alexandre voulut prolonger ses conquêtes vers l'Inde, mais ses soldats, tirant des chariots chargés des riches dépouilles de la Perse, estimèrent inutile d'aller combattre les Indiens puisqu'ils possédaient un si gros butin. Alexandre incendia donc les chariots portant les trésors royaux, puis tous les autres. Les Macédoniens ainsi allégés, contraints d'acquérir des nouvelles richesses, retrouvèrent l'ardeur nécessaire à la continuation de la guerre", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.10).


On redescend vers le sud par on-ne-sait-quelle route pour pénétrer en satrapie d’Arie (vaste région correspondant approximativement aux trois provinces actuelles du Khorassan en Iran, ainsi qu’à la province actuelle de Hérat en Afghanistan), dont le satrape Satibarzanès, l’un des meurtriers de Darius III, se soumet, et est en retour confirmé dans son poste ("[Alexandre] arriva dans la cité de Sousia en Arie, où le satrape Satibarzanès vint le trouver : Alexandre le confirma dans son poste, en lui adjoignant l’hétaire Anaxippos avec quarante archers à cheval pour prémunir les insultes des Ariens contre l’armée qui traversait le pays", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 25.1-2). Satibarzanès apprend à Alexandre que Bessos s’est proclamé nouveau Grand Roi sous le nom d’"Artaxerxès V" devant plusieurs personnalités de l’ex-Empire perse ("Des Perses annoncèrent que Bessos avait ceint la tiare, revêtu la pourpre, et s’était proclamé Grand Roi de l’Asie sous le nom d’‟Artaxerxès [V]”, qu’il était soutenu par les Perses retirés près de lui et par les Bactriens, et qu’il attendait un renfort des Scythes ses alliés", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 25.3 ; "Bessos revêtit la tenue royale en se rebaptisant ‟Artaxerxès [V]”. Il chercha à rallier les Scythes et autres habitants des bords du Tanaïs [erreur de Quinte-Curce, qui désigne en réalité le fleuve Ochos/Amou-Daria, et non pas le fleuve Tanaïs/Don]. Ces nouvelles furent transmises [à Alexandre] par Satibarzanès qui vint se soumettre, et qui conserva ainsi sa satrapie", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.13 ; "Bessos s’était enfui en Bactriane avec Nabarzanès, Barsaentès et plusieurs autres meurtriers de Darius III. Nommé satrape de ce pays par le Grand Roi mort, connu par cette dignité dans les pays alentours, il incita les peuples et les troupes à recouvrer leur liberté, en leur montrant que la nature difficile de leurs provinces était favorable à ce projet, et que les habitants en étaient suffisamment nombreux pour maintenir l’indépendance. Il se proposa pour conduire la guerre nécessaire à cette entreprise. Les foules étant convaincues par ces apparences favorables, il réussit à s’attirer leur reconnaissance comme nouveau Grand Roi. Sous ce titre, il leva des troupes, il fabriqua toutes sortes d’armes, et se prépara soigneusement et rapidement à la guerre à laquelle il exposait ses nouveaux sujets", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.74), dont Spitaménès un chef de tribu sogdien. Alexandre projette immédiatement de remonter vers le nord-est en direction de la Bactriane. C’est sans doute à ce moment que l’armée conquérante est endeuillée par la mort naturelle de Nicanor, l’un des fils de Parménion et chef du régiment d’élite des argyraspides ("Alexandre, après avoir réuni toutes ses troupes, se dirigea vers la Bactriane. Il fut rejoint en route par Philippe fils de Ménélaos qui amenait de Médie la cavalerie étrangère sous ses ordres, celle des Thessaliens volontaires, et les étrangers commandés par Andromachos. Le chef des hypaspistes Nicanor fils de Parménion mourut de maladie", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 25.4 ; "On marchait en direction de la Bactriane. La mort de Nicanor le fils de Parménion plongea l’armée dans le deuil. Durement touché, le roi voulut assister aux funérailles, mais les difficultés de ravitaillement interdirent tout retard. Philotas resta donc avec deux mille six cents soldats pour rendre les derniers honneurs à son frère, tandis qu’Alexandre partit à la recherche de Bessos", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.18-19). Quand soudain, coup de théâtre : Satibarzanès inverse sa diplomatie, massacre le petit contingent qu’Alexandre a laissé à ses côtés et proclame son allégeance à Bessos/Artaxerxès V ("C’est alors qu’Alexandre reçut la nouvelle que Satibarzanès, après avoir massacré Anaxippos et ses hommes, avait soulevé les Ariens et les avait rassemblés à Artacoana : son projet était de se réunir à Bessos contre Alexandre dès que ce dernier serait suffisamment éloigné, puis d’accabler les Macédoniens du poids de toutes leurs forces dans une action générale", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 25.5 ; "Alors qu’il cheminait, des lettres envoyées par les satrapes des environs lui apprirent que Bessos arrivait à la tête d’une armée prête à se battre, et que Satibarzanès qu’il avait confirmé dans son poste de satrape d’Arie avait fait défection. Bien qu’il fût impatient d’attaquer Bessos, Alexandre jugea préférable de commencer par écraser Satibarzanès. Avec l’infanterie légère et la cavalerie, il marcha toute la nuit à vive allure et tomba à l’improviste sur l’ennemi", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.20-21). Ce soutien de Satibarzanès à Bessos/Artaxerxès V a-t-il été fomenté de concert entre les deux hommes pour prendre Alexandre en tenailles (Satibarzanès attaquant l’envahisseur par le sud, et Bessos/Artaxerxès V par le nord-est) ? Ce désistement du satrape d’Arie oblige en tous cas Alexandre à revoir ses plans : la menace que représente Satibarzanès sur ses arrières le contraint à abandonner momentanément son invasion de la Bactriane et à revenir sur ses pas. Au terme d’une marche-éclair qui ne dure que quelques jours, il atteint Artacoana (aujourd’hui Hérat en Afghanistan, 34°20'44"N 62°11'20"E), la capitale d’Arie sur la rivière Arios (aujourd’hui le Hari Rud), où Satibarzanès s’est retranché. Stupéfait par la rapidité de l’intervention macédonienne, ce dernier s’enfuit ("Alexandre rebroussa aussitôt chemin avec la cavalerie des hétaires, les archers, les hommes de trait, des Agriens, les corps de Koinos et d’Amyntas, laissant le reste l’armée sous les ordres de Cratéros. Il marcha à grandes journées contre Satibarzanès. Après avoir parcouru six cents stades en deux jours, il arriva devant Artacoana. Consterné par la marche rapide d’Alexandre, Satibarzanès s’enfuit avec quelques cavaliers, la plupart de ses soldats effrayés l’abandonnèrent après sa fuite", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 25.6-7 ; "Quand il apprit l’arrivée [d’Alexandre], Satibarzanès s’enfuit à Bactres avec les deux mille cavaliers qu’il put rassembler en catastrophe, les autres s’installèrent sur les hauteurs voisines", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.21-22). Alexandre ordonne à Cratéros d’assiéger Artacoana, il laisse partir Satibarzanès qui est déjà loin, et va attaquer les fuyards qui se sont réfugiés dans la montagne ("L’armée comptait treize mille hommes. Alexandre confia à Cratéros le soin d’assiéger ceux qui occupaient les hauteurs, pendant que lui-même se lancerait à la poursuite de Satibarzanès. Mais ce dernier était déjà loin. Alexandre revint donc attaquer ceux des hauteurs", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.25). Ceux-ci, bien positionnés, résistent un temps ("[Alexandre] d’abord déblaya la route sur la plus grande distance, mais on tombait constamment sur des rochers ou des parois infranchissables. Il s’aperçut de la vanité de ses efforts contre la nature. Toujours prêts à vaincre les obstacles, estimant aussi difficile d’avancer que dangereux de reculer, il chercha désespérément une issue, en changeant toujours d’opinion comme cela arrive souvent quand on modifie un projet initial", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.26-27), mais il finit par les tuer en déclenchant un gigantesque incendie ("Alexandre était bien embarrassé, quand le hasard lui fournit une solution à laquelle il n’aurait pu penser. Le vent du sud soufflait fort, les soldats avaient coupé beaucoup d’arbres pour essayer de se frayer un passage au milieu des rochers, or, comme l’air était chaud, le bois s’enflamma. Le roi ordonna d’apporter d’autres arbres et de les jeter au feu. Le tas de bois atteignit rapidement le haut de la montagne. On alluma le feu à plusieurs endroits à la fois, tout s’embrasa. Le vent envoya les flammes sur les ennemis, un épais nuage de fumée cacha la lumière du jour. On entendit la forêt crépiter sous les flammes. L’incendie gagna les lieux que les soldats n’avaient pas réussi à atteindre. Les barbares essayèrent d’échapper à une mort affreuse en se sauvant du côté où l’incendie était éteint, mais chaque fois que le feu les laissa passer ils trouvèrent l’ennemi prêt à leur barrer la route. Promis à la mort de toute façon, certains se précipitèrent au milieu des flammes, d’autres se jetèrent du haut des parois, d’autres encore s’exposèrent aux coups des ennemis, seuls quelques-uns grièvement brûlés se rendirent", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.27-32). Il revient ensuite vers Artacoana toujours assiégée par Cratéros, dont les habitants effrayés se rendent ("Alexandre rejoignit Cratéros qui assiégeait Artacoana. Tout était prêt pour l’assaut, on n’attendait plus que le roi pour lui laisser l’honneur de la victoire. Alexandre approcha les tours. Leur vue suffit à effrayer les barbares : tendant les mains vers lui pour l’implorer, ils lui demandèrent de reporter sa colère sur Satibarzanès le responsable de la défection, et de ne pas les punir puisqu’ils se rendaient en suppliants. Le roi leur pardonna. Il leva le siège et leur rendit ce qu’ils avaient perdu", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.33-35). Il y désigne un nommé "Arsacès" comme nouveau satrape d’Arie en remplacement de Satibarzanès, et y fonde une nouvelle garnison, Alexandrie d’Arie, pour surveiller la cité et la région ("Le conquérant poursuivit vivement les complices de la révolte : une partie fut tuée, l’autre fut jetée dans les fers. Il nomma le Perse Arsacès comme satrape d’Arie", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 25.7 ; "Après avoir attribué l’Arie à un nouveau satrape, Alexandre annonça le départ pour le pays des Arimaspes", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 3.1). Ayant reçu des nouveaux renforts en provenance de Grèce, il décide d’achever de sécuriser ses arrières en continuant à descendre vers le sud, dans la satrapie de Drangiane-Arachosie (région également très vaste correspondant approximativement au nord de l’actuelle province de Seistan-Baluchestan en Iran et au tiers sud-ouest de l’actuel Afghanistan : "[Alexandre] fut rejoint près d’Artacoana par des nouveaux renforts : Zoilos lui amenait cinq cents cavaliers de Grèce, Antipatros envoyait trois mille cavaliers illyriens, cent trente cavaliers thessaliens avançaient sous les ordres de Philippe, deux mille six cents soldats et trois cents cavaliers étrangers arrivaient aussi de Lydie. Avec ces renforts, il se rendit en Drangiane", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.35-36) abandonnée par son satrape Barsaentès, un des meurtriers de Darius III, parti se réfugier en Inde ("La population de Drangiane était belliqueuse. Le satrape Barsaentès avait participé avec Bessos au complot contre Darius III. Conscient d’avoir mérité la mort, il s’enfuit vers l’Inde pour échapper au châtiment", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 6.36 ; "Rejoignant son armée, [Alexandre] se dirigea vers les Drangiens, dont le satrape Barsaentès, un des meurtriers de Darius III, s’enfuit à son approche vers les Indiens au-delà du fleuve", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 25.8). Arrivé dans la région habitée par les Arimaspes, ancienne tribu scythe qui s’est sédentarisée en cet endroit à une époque indéterminée (peut-être à l’occasion d’une expédition militaire de Cyrus II au VIème siècle av. J.-C. : "[Les Arimaspes] étaient surnommés “Evergètes” ["Bienfaiteurs"] depuis qu’ils avaient secouru l’armée de Cyrus II quand elle souffrait du froid et de la faim et lui avaient offert un abri et des vivres", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 3.1), il apprend que Satibarzanès a lancé un assaut contre la garnison d’Alexandrie d’Arie pour tenter de reconquérir Artacoana. Il envoie aussitôt son camarade d’enfance Erigyios assisté du vieil Artabaze au secours des Macédoniens assaillis ("Apprenant la nouvelle défection des Ariens suite aux manœuvres de Satibarzanès qui était rentré sur leur territoire avec deux mille chevaux que Bessos lui avait envoyés, Alexandre détacha contre eux le Perse Artabaze, les hétaires Erigyios et Caranos, ainsi que Phrataphernès le satrape de Parthie", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 28.2 ; "On marchait dans le pays [des Arimaspes] depuis quatre jours, quand Alexandre apprit que Satibarzanès l’avait trahi pour se rallier à Bessos et avait attaqué les Ariens avec un détachement de cavalerie. Six mille fantassins grecs et six cents cavaliers y furent envoyés sous les ordres de Caranos et Erigyios assistés d’Artabaze et Andronicos", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VII, 3.2 ; "[Pendant qu’il séjournait chez les Gédrosiens], Alexandre apprit que Satibarzanès à la tête de cavaliers bactriens avait soulevé les Ariens contre le parti du roi. A cette nouvelle, il envoya contre lui une partie de ses troupes sous la conduite d’Erigyios et de Stasanor, tandis que lui-même prit la direction de l’Arachosie, qu’il soumit rapidement à son pouvoir", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.81).


C’est alors que dans l’armée conquérante éclate une grave affaire qui aura des grandes conséquences : Philotas le fils de Parménion est accusé de complot. Cette affaire, racontée longuement et en détails par Quinte-Curce au livre VI paragraphe 7 à 11 et au livre VII paragraphe 1 et 2 de son Histoire d’Alexandre le Grand, a des causes immédiates et des causes profondes, sur lesquelles nous ressentons le besoin de nous arrêter.


Les données immédiates sont absurdes et dérisoires. Tout commence par une obscure conversation entre deux jeunes amants nommés "Dymnos" et "Nicomachos" sur une aussi obscure tentative de complot contre Alexandre. Le premier attire un soir le second à l'écart pour l'en informer ("Dymnos, personnage effacé auquel le roi ne prêtait pas attention, était très épris d'un garçon nommé ‟Nicomachos” […]. Un jour, il l'entraîna dans le temple d'un air bizarre et lui dit quand ils furent seuls qu'il avait quelque chose à lui dire sous le sceau du secret. […] Dymnos lui révéla qu'un attentat contre le roi était prévu pour le surlendemain, auquel lui-même devait participer avec des personnages importants et bien connus", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.2-6 ; "Un des officiers [d'Alexandre] nommé ‟Dymnos”, qui était parmi ses amis intimes, offensé par lui et emporté par la passion, résolut de lui ôter la vie. Il entraîna dans son dessein un ami de débauche nommé ‟Nicomachos”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.79) en lui donnant les personnes impliquées, parmi lesquels on trouve un somatophylaque ("custos corporis" en latin, équivalent de "somatophylaque/swmatofÚlax" en grec) nommé "Démétrios", un "Nicanor" qui est peut-être le fils de Parménion récemment décédé de mort naturelle, et un "Amyntas" qui est certainement le fils d'Androménos que nous avons vu dans la phalange à la bataille du Granique et qui a apporté des renforts à Babylone fin -331 ("[Nicomachos] insista pour avoir le nom de ses complices dans cette affaire extrêmement grave, ajoutant que le choix des hommes appelés à participer à une action aussi mémorable était de la plus haute importance. L'autre, aveuglé par son amour et ses projets criminels, le remercia, le félicita d'oser s'associer à des hommes comme le garde du corps Démétrios, Peucolaos et Nicanor. Il désigna encore Aphobétos, Iolaos, Dioxénos, Archépolis et Amyntas", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.14-15). Incapable de garder ces révélations pour lui, Nicomachos rapporte ce qu'il vient d'entendre à son frère nommé "Cébalinos", qui s'engage à prévenir Alexandre ("Quittant Dymnos à l'issue de cette conversation, Nicomachos alla raconter à son frère Cébalinos ce qu'il venait d'apprendre. On décida que Nicomachos resterait dans sa tente car, n'ayant pas l'habitude de pénétrer dans les appartements du roi, si les conjurés le voyait y entrer ils en déduiraient avoir été trahis. Ce fut donc Cébalinos qui se chargea de la tâche", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.16-17 ; "[Nicomachos], qui était extrêmement jeune, alla sur le champ communiquer le projet [de complot] à son frère nommé ‟Cébalinos” qui, craignant que quelqu'un révélât cet important secret avant lui, se rendit immédiatement à l'appartement du roi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.79). Cébalinos se rend donc devant la tente royale (il n'a pas le grade requis pour pouvoir y pénétrer) afin de prévenir soit directement Alexandre quand il sortira, soit n'importe quel membre de l'entourage d'Alexandre qui passera. Philotas paraît : Cébalinos lui révèle le prétendu complot ("[Cébalinos] se posta devant l'entrée des appartements d'Alexandre, car il n'avait pas le droit de pénétrer à l'intérieur : il attendit que passât un Ami du premier cercle pour l'introduire auprès du roi. Tout le monde était parti, sauf Philotas fils de Parménion qui s'était attardé auprès du roi pour une raison quelconque. Cébalinos, d'une voix altérée, en proie à une violente agitation, lui répéta ce que son frère lui avait dit, et insista pour qu'il prévint le roi sans retard", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.17-18 ; "[Cébalinos] croisa Philotas, qu'il informa du projet en lui demandant avec insistance d'en avertir le roi au plus tôt", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.79). Mais Philotas pénètre dans la tente et ne dit rien à Alexandre ("Philotas, après avoir chaudement félicité [Cébalinos], retourna aussitôt auprès d'Alexandre. Il parla longuement de diverses choses avec le roi, mais ne fit aucune allusion aux propos de Cébalinos", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.19-20 ; "Soit parce qu'il était impliqué dans ce complot, soit parce qu'il le considérait grotesque, Philotas écouta [Cébalinos] froidement, et quand il aborda Alexandre juste après il lui parla de cent choses différentes sans dire un mot du rapport de Cébalinos", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.79). Quand Cébalinos apprend que Philotas n'a rien dit, il revient à la charge pour le supplier d'informer Alexandre, mais le lendemain Philotas ne dit toujours rien ("Dans la soirée, [Cébalinos] arrêta Philotas au moment où il sortait des appartements pour lui demander s'il avait transmis son message. L'autre partit en prétendant que le roi n'avait pas eu le temps de l'écouter. Le lendemain, Cébalinos était toujours là quand Philotas rentra dans les appartements, et lui rappela leur conversation de la veille. Celui-ci répondit qu'il s'en occupait. Mais il ne révéla toujours pas au roi ce qu'on lui avait dit. Cébalinos commença à trouver cette attitude suspecte", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.20-21 ; "[Philotas] déclara ensuite à Cébalinos n'avoir pas réussi à trouver le bon moment pour rapporter au roi le projet de complot, mais que le lendemain il s'arrangerait pour en parler au roi en tête-à-tête. Pourtant, le lendemain, Philotas répéta la même chose à Cébalinos, qui commença à craindre qu'en confiant ainsi à un tiers une si importante révélation il attirerait le soupçon sur lui-même", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.79). Cébalinos s'adresse alors à un gardien du dépôt d'armes, qui transmet enfin l'information à Alexandre ("Estimant que le temps était compté, Cébalinos s'adressa à un jeune officier nommé ‟Métron” qui s'occupait du dépôt d'armes, et lui révéla le projet d'attentat. Cébalinos resta caché dans l'entrepôt, tandis que le jeune homme alla raconter au roi, qui prenait son bain, ce qu'il avait appris de son informateur", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.22-23 ; "Renonçant à l'entremise de Philotas, Cébalinos s'adressa à un page, il lui exposa le fait et le chargea d'aller en informer le roi sur-le-champ. Le page enferma Cébalinos dans une garde-robe avec son consentement, puis alla révéler le complot au roi qui sortait du bain, en précisant qu'il tenait l'information de Cébalinos qui était enfermé", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.79). Le roi se dépêche d'arrêter les personnes impliquées dans l'affaire, dont Cébalinos. Après un rapide interrogatoire, il apprend que Philotas était au courant depuis deux jours et qu'il n'a rien dit ("Le roi envoya des gardes arrêter Dymnos. Puis il entra dans l'entrepôt. Cébalinos au comble de la joie s'écria : “Ah, tu es vivant, tu as échappé aux mains criminelles !”. Alexandre posa des questions sur les points importants et apprit tous les détails de l'affaire. Il voulut savoir quel jour Nicomachos l'avait mis au courant : Cébalinos avoua que cela remontait déjà à deux jours. Jugeant qu'un tel délai pour transmettre un message rendait sa bonne foi suspecte, le roi ordonna qu'il fût enchaîné. Celui-ci cria alors qu'il était venu trouver Philotas dès qu'il avait su le complot, et que le retard venait de lui", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.24-27). Tandis que Dymnos se suicide pour éviter d'être exécuté ("Dymnos, devinant pour quelle raison il était convoqué chez le roi, dégaina son épée qu'il portait et se blessa grièvement. L'arrivée des gardes ne lui laissa pas le temps de se donner le coup de grâce. On le transporta dans les appartements du roi. Alexandre le regarda en disant : “Quelle faute ai-je commise à ton égard, Dymnos, pour que tu trouves Philotas plus digne que moi du trône de Macédoine ?”. Mais l'autre n'était plus en état de répondre : il poussa un soupir, tourna la tête pour éviter le regard du roi, perdit connaissance et mourut aussitôt", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.29-30), Alexandre convoque Philotas pour lui demander la raison de son silence ("Le roi convoqua Philotas dans ses appartements et lui dit : “Cébalinos mérite la mort s'il a caché pendant deux jours le projet d'attenter à ma vie. Il se décharge sur toi en prétendant t'avoir aussitôt révélé le complot. Plus étroite est notre amitié, plus ton silence est criminel, et j'avoue qu'un tel comportement convient mieux à Cébalinos qu'à toi. Tu as devant toi un juge qui ne demande qu'à te croire si tu peux montrer la fausseté de cette accusation qui n'aurait jamais dû apparaître”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.31-32). Philotas répond simplement qu'il n'a pas cru à la véracité de ce complot ("Philotas répondit sans trouble, du moins à en juger par son visage, que Cébalinos lui avait effectivement répété la conversation d'un jeune prostitué, qu'il n'avait pas ajouté foi au témoignage d'un individu si peu recommandable, et qu'il avait craint les moqueries en relayant une telle dispute entre un amoureux et son ami", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.33). Alexandre apparemment lui pardonne, Quinte-Curce avoue ignorer si ce pardon est réel ou feint ("Je ne saurais dire si le roi crut Philotas ou s'il contint sa colère, en tous cas il lui tendit la main en signe de réconciliation et déclara que selon lui Philotas n'avait pas voulu cacher l'information mais simplement ne l'avait pas prise au sérieux", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 7.35), il constate seulement qu'après cette apparente réconciliation le roi continue de maintenir Philotas à l'écart quand vient le moment de juger Nicomachos et Cébalinos ("Le roi réunit ses Amis à l'exception de Philotas", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 8.1). Diodore de Sicile de son côté dit que le lien est définitivement rompu entre Alexandre et Philotas, et qu'un procès est immédiatement programmé ("Le roi, frappé par cette nouvelle, saisit d'abord Dymnos, puis confronta Cébalinos et Philotas. Le fait ayant été bien établi par les réponses des uns et des autres, Dymnos se suicida. Philotas quant à lui avoua avoir tardé à transmettre l'information, mais nia avoir eu la moindre part à la conjuration. Alexandre renvoya l'examen de l'affaire et le verdict aux Macédoniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.79).


Les données profondes sont autrement plus sérieuses. Elles consistent dans le peu de sympathie qu'Alexandre éprouve pour Parménion, qui appartient à la génération de Philippe II et dont la gloire est grande, et dans la jalousie des camarades d'enfance d'Alexandre à l'encontre des fils de Parménion, en particulier à l'encontre de Philotas. Le dialogue a effectivement toujours été tendu entre le jeune Alexandre et son vieux lieutenant Parménion. Pour mémoire, rappelons qu'avant même le début de l'épopée en Asie, le premier a dû batailler pour s'imposer au second : Philotas fils de Parménion a averti Philippe II quand Alexandre a comploté avec Pixodaros le gouverneur de Carie en -337, et Parménion a tardé à reconnaître Alexandre roi à la mort de Philippe II en -336 (nous avons abordé ces points dans notre paragraphe introductif). Et depuis le débarquement en Asie au printemps -334, auquel Parménion s'est opposé en disant qu'avant de conquérir l'Asie Alexandre devait d'abord assurer sa descendance en Macédoine, les deux hommes ont été quasiment en désaccord sur tout. Juste après ce débarquement, Parménion a voulu prendre le temps de rassembler les troupes, alors qu'Alexandre a voulu attaquer tout de suite et a provoqué la bataille du Granique. Après cette bataille, Parménion a souhaité un combat naval contre la flotte perse devant Milet, mais Alexandre l'a réduit au silence en exposant sa stratégie de conquête des ports. En -333, quand Alexandre est tombé malade à Tarse, Parménion a tout fait pour empêcher le médecin Philippe d'Acarnanie de lui donner un remède : le motif officiel est que Parménion craignait que Philippe d'Acarnanie empoissonnât Alexandre, mais selon Alexandre le motif officieux est que Parménion a voulu l'empêcher de guérir. Lors du siège de Tyr au printemps -332, quand Darius III a envoyé ses propositions de paix, les deux hommes ont eu un sec échange verbal passé à la postérité ("J'accepterais les propositions de Darius III, si j'étais Alexandre", a dit l'un, "Moi aussi, si j'étais Parménion", a répliqué l'autre) renseignant beaucoup sur la nature de leur relation. A l'automne -332, Parménion n'a pas supporté voir Alexandre s'incliner devant le Grand Prêtre de Jérusalem et rendre grâce à Yahvé, durant l'hiver -332/-331 il n'a pas davantage supporté le voir s'incliner devant les prêtres de Siwah pour rendre grâce à Ammon. Lors du séjour en Egypte, Parménion a même été soupçonné de projeter un putsch avec son fils Philotas et avec Hégélochos. A l'automne -331, Parménion a proposé d'attaquer de nuit à Gaugamèles, alors qu'Alexandre a expliqué pourquoi l'attaque de jour était seule garante d'une victoire. Lors de la bataille de Gaugamèles, Alexandre n'a pas pu attraper Darius III à cause de Parménion, qui a cafouillé sur l'aile gauche en l'appelant à l'aide, avant de lui dire finalement qu'il n'avait plus besoin d'aide. A l'été -330, Parménion n'a pas caché sa désapprobation sur l'incendie de Persépolis. Ces différends continuels ont sans doute une légitimité immédiate : Parménion est maladroit, et il n'est assurément pas un grand stratège. Mais leur cause profonde est que Parménion malgré tous ses défauts porte ombrage à Alexandre, ce qu'Alexandre ne supporte pas : les carences diplomatiques et visionnaires de Parménion ne l'empêchent pas d'être un soldat très courageux (il a activement contribué à la victoire du Granique, il a contenu les charges de Nabarzanès à Issos, il a évité un désastre à Gaugamèles), et surtout n'estompent pas qu'il est le premier en -336 à avoir posé le pied sur le continent asiatique, où il a établi une tête-de-pont ayant assuré le succès du débarquement d'Alexandre deux ans plus tard. C'est pour abattre ce personnage qui jouit du prestige de l'ancienneté et auquel on ne peut rien reprocher sur le champ de bataille, et très populaire dans la troupe ("Parménion jouissait de la plus grande autorité, non seulement auprès d'Alexandre, mais encore auprès de toute l'armée où il avait maintes fois exercé le commandement général ou particulier avec la plus grande distinction", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 26.4), qu'Alexandre va attaquer Philotas : en réduisant le fils, il espère réduire le père. Plutarque présente Philotas comme un fanfaron maladroit ("Extraverti et prétentieux, Philotas dépensait pour se vêtir et pour s'équiper beaucoup plus que ce qui convenait à un particulier. Affectant dans toutes ses manières une grandeur et une magnificence bien au-dessus de son état sans y mettre ni mesure ni grâce, il se rendit maladroitement suspect, et engendra des envieux au point que son père Parménion lui disait parfois : “O mon fils, abaisse-toi !”", Plutarque, Vie d'Alexandre 48), rejoignant ainsi Eratosthène qui rapporte que dans un moment de (fausse ?) détente juste avant la bataille de Gaugamèles Philotas a été jusqu'à soutenir un soldat contre un autre représentant Alexandre (cette anecdote d'Eratosthène a été rapportée par Plutarque, Vie d'Alexandre 31 précité, nous l'avons évoquée dans notre paragraphe précédent). Cette présentation négative de Philotas est-elle historique (dans ce cas, le procès contre Philotas s'apparente au scénario du quidam imbécile qui donne à son adversaire le fusil armé avec lequel cet adversaire lui tirera dessus), ou découle-elle de la propagande alexandrine désireuse a posteriori de noircir Philotas pour en justifier la condamnation ? Pour notre part, les aveux de Philotas que nous allons bientôt raconter nous inclinent à penser que même si celui-ci est innocent dans l'obscur complot de Dymnos (le nom de son frère Nicanor dans la liste des comploteurs chez Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 7.15 précité, laisse un doute : la munificence des funérailles récentes de Nicanor organisées par Alexandre doit peut-être se lire comme celle des funérailles de Rommel par Hitler en 1944…), il reste en revanche très suspect dans d'autres affaires, en particulier dans le projet de putsch élaboré par Hégélochos en Egypte durant l'hiver -332/-331. De sorte que le scénario du procès de Philotas ressemble beaucoup à ces scénarios pitoyables qui défraient régulièrement nos journaux actuels, dans lesquels tel petit caïd miteux du quartier des Lilas, désireux d'élargir son trafic au quartier des Jonquilles contrôlé par tel autre petit caïd miteux, s'allie avec ce dernier, puis, devenu le maître des deux quartiers, zigouille le caïd rival et son entourage pour distribuer à ses copains les postes laissés vacants, dans la perspective d'élargir encore son trafic au quartier des Coquelicots : Philotas n'est peut-être pas sans défaut, il est peut-être un petit caïd ambitieux comme le dit Eratosthène et arrogant comme le dit Plutarque, mais dans cette affaire du prétendu complot de Dymnos sa seule culpabilité est qu'il empêche l'autre petit caïd Alexandre de s'approprier tous les trafics dans le quartier des Perses, et qu'il doit être éliminé avant qu'on attaque le quartier des Indiens pour éviter d'avoir à en partager les bénéfices. Quand Cratéros, un des copains d'Alexandre les plus intimes, apprend que le nom de Philotas apparaît dans une affaire de complot, il juge immédiatement que c'est l'occasion de s'en débarrasser : il s'empresse de distiller que le silence de Philotas prouve son implication ("[Alexandre] ayant ordonné d'introduire Nicomachos, celui-ci répéta exactement ce qu'il avait dit à son frère. Cratéros, un des Amis les plus proches du roi, était hostile à Philotas dont il était jaloux. Alexandre quant à lui était las de l'entendre vanter outrancièrement ses mérites et son dévouement, il lui reprochait sa suffisance, sans toutefois le croire capable d'un crime. Cratéros pensa qu'il ne trouverait jamais une meilleure occasion d'accabler son rival. Il dissimula sa haine sous un air vertueux, et déclara : “Comme il aurait mieux valu nous réunir plus tôt ! Si tu voulais pardonner à Philotas, nous t'aurions conseillé de lui laisser ignorer ce qu'il te devait. Alors qu'en menaçant sa vie, tu l'obliges à songer davantage au danger qu'il court qu'à tes bontés à son égard. Il pourra toujours comploter contre toi, mais toi tu ne pourras pas toujours lui trouver des excuses”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 8.1-5). Il est bientôt suivi par les autres copains d'Alexandre, dont Héphestion, Koinos, Erigyios (l'événement date donc juste d'avant l'assaut contre Alexandrie d'Arie-Artacoana par Satibarzanès, puisque nous avons dit plus haut qu'Erigyios est envoyé justement en urgence pour contenir cet assaut, et il mourra en ce lieu lors d'un duel contre Satibarzanès comme nous le verrons plus loin), Ptolémée, Perdiccas, Léonnatos ("Les autres aussi crurent que si Philotas avait gardé le silence sur le complot qu'on lui avait dénoncé, c'était parce qu'il était coupable, ou du moins complice", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 8.10). Le roi, qui comprend qu'impliquer Philotas serait aussi une bonne occasion d'éliminer Parménion, adhère à leur idée, et finalement décide de soumettre Philotas à la torture ("D'un commun accord, on décida de soumettre Philotas à la torture pour le forcer à donner le nom de ses complices", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 8.15). On envoie arrêter Philotas ("Vers onze heures du soir, quand les lumières furent éteintes, les Amis du roi Héphestion, Cratéros, Koinos et Erigyios se retrouvèrent dans les appartements du roi, ainsi que les somatophylaques ["armiger" en latin, "porteur d'armes"] Perdiccas et Léonnatos, accompagnés de quelques hommes. Ils ordonnèrent à ceux qui montaient la garde devant la tente de rester en armes. On avait posté des cavaliers à toutes les portes du camp, les routes aussi étaient surveillées pour que personne ne pût prévenir en secret Parménion qui maintenait l'ordre en Médie avec une armée importante. Atharrias avait amené avec lui trois cents hommes en armes, on lui donna dix gardes du corps, chacun accompagné de dix écuyers. Ils se dispersèrent dans le camp pour arrêter les autres complices. Atharrias avec ses trois cents hommes se rendit ensuite chez Philotas", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 8.17-20). Quand les gardes entrent dans sa tente, ils le trouvent dormant sereinement. Philotas est réveillé en sursaut et enchaîné, il comprend tout de suite que les copains d'Alexandre - et Alexandre lui-même - veulent le condamner pour se débarrasser définitivement de lui ("Philotas dormait profondément. Etait-ce parce qu'il avait la conscience tranquille, ou parce qu'il tombait de fatigue ? Atharrias en tous cas le surprit en plein sommeil. On lui passa les chaînes dès qu'il se réveilla. Il s'écria alors : “La méchanceté de mes ennemis l'emporte sur ta bonté, roi !”. Sans un mot, ils le conduisirent dans les appartements du roi en cachant son visage", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 8.21-22).


Le procès débute en présence de toute l'armée ("Le lendemain, le roi ordonna le rassemblement général. Près de six mille soldats, auxquels s'ajoutait la foule des valets, occupaient la place. […] Suivant l'ancienne coutume macédonienne, le roi mena l'enquête et l'armée devait prononcer le jugement", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 8.23-25). D'emblée le roi charge Parménion de toutes les fautes ("Je dois chasser le souvenir d'une vieille amitié et révéler le complot de citoyens criminels [c'est Alexandre qui parle à l'armée]. Comment taire un tel sacrilège ? Parménion, à son âge, malgré tout ce qui nous lie, tout ce qui le liait à mon père, mon plus vieil ami, a pris la tête d'un tel complot ! Il s'est servi de Philotas pour armer contre ma vie Peucolaos, Démétrios, Dymnos dont vous voyez le cadavre, et tous les complices de l'attentat !", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.4-5). Mais quand les personnes impliquées comparaissent (Nicomachos, son frère Cébalinos, le gardien du dépôt d'armes Métron), ni le nom de Philotas ni celui de Parménion ne sont cités, l'assemblée des soldats reste donc perplexe ("L'assistance manifesta sa colère et son indignation par un vacarme tel qu'on en voit souvent dans les assemblées et dans l'armée, en signe d'approbation ou de mécontentement. Nicomachos, Métron et Cébalinos furent introduits, ils répétèrent ce qu'ils avaient avoué. Aucun d'eux n'accusa Philotas d'avoir participé au complot. Leur déposition ne provoqua donc aucune réaction dans l'assistance, dont l'indignation tomba", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.6-7). Alexandre reprend la parole, il avance une lettre anodine de Parménion à ses fils, qu'il présente comme un message codé destiné à fomenter un putsch : cette accusation ne convainc personne ("[Alexandre] donna lecture d'une lettre de Parménion adressée à ses fils Nicanor et Philotas qu'il avait interceptée. A vrai dire, elle ne contenait rien de compromettant, elle disait à peu près : “Occupez-vous d'abord de vous, ensuite des autres, c'est de cette façon que nous atteindrons le but que nous nous sommes fixé”. Mais le roi présenta cette lettre comme une missive destinée à être comprise par des conjurés, en l'occurrence par ses fils, et à ne pas attirer l'attention de ceux qui éventuellement en aurait connaissance", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.13-15). Il explique ensuite que si les personnes impliquées, dont Dymnos avant de se suicider, n'ont pas livré le nom de Philotas, c'est justement parce que Philotas est le cerveau de l'affaire et qu'il exerce une telle pression sur ses complices que ceux-ci préfèrent se taire plutôt que le dénoncer ("“Mais Dymnos n'a pas cité Philotas dans la liste des conjurés !”, objecta-t-on. “Cela prouve l'importance du personnage, non son innocence, répliqua Alexandre. Il inspire une telle crainte à ceux qui pourrait le trahir qu'ils préfèrent se taire, et vont même jusqu'à se dénoncer eux-mêmes”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.16). Comme ce nouveau discours ne convainc pas davantage, il ressort les vieux dossiers : il rappelle que même s'il est innocent aujourd'hui Philotas a été coupable hier, en étant l'ami d'Amyntas IV et le beau-frère d'Attalos les deux prétendants à la couronne macédonienne (nous renvoyons sur ce sujet à notre paragraphe introductif), et surtout en se compromettant dans le putsch fomenté par Hégélochos en Egypte durant l'hiver -332/-331 ("D'ailleurs la vie de Philotas témoigne contre lui. Quand mon cousin Amyntas IV a projeté de m'assassiner en Macédoine, il était son complice et s'est compromis avec lui. Il a marié sa sœur à Attalos, mon ennemi juré. Quand je lui ai appris dans une lettre, en raison de notre vieille connaissance et de notre inimitié, quel avenir l'oracle du dieu Ammon me prédisait, il a osé me répondre qu'il me félicitait d'être parmi les dieux tout en plaignant les sujets d'un homme qui se plaçait ainsi au-dessus de sa condition. Ceci prouve qu'il me déteste depuis longtemps, et qu'il est jaloux de ma gloire", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.17-19). Enfin, quand vient le tour de parole de Philotas, il quitte l'assemblée brusquement en maugréant sur le fait que celui-ci ne parle pas le dialecte macédonien, mais Philotas lui rétorque qu'il n'a pas de leçon à recevoir sur ce point puisqu'Alexandre lui-même ne parle pas le dialecte macédonien quand il veut être compris par le plus grand nombre de Grecs ("[Philotas] était sur le point de parler quand le roi le coupa pour lui dire : “Tu es jugé par des Macédoniens : exprime-toi donc dans le dialecte macédonien”. Philotas répondit : “Si je veux être compris par le plus grand nombre ici, j'ai davantage intérêt à utiliser le même dialecte que toi”. Le roi reprit : “Voyez comme il déteste le dialecte de nos pères macédoniens, qu'il refuse même d'apprendre ! Qu'il parle donc de la façon qu'il souhaite : retenez seulement qu'il méprise autant nos usages que notre langue !”, puis il quitta l'assemblée", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.34-36). L'accusé bénéficie d'un apriori favorable de l'assemblée ("L'homme qu'ils avaient sous les yeux était inculpé, condamné d'avance et déjà enchaîné. On pensa par ailleurs à Parménion, si considéré dans l'armée, si réputé dans la population, qui avait perdu deux fils, Hector [mort accidentellement par noyade en Egypte fin -332, comme nous l'avons vu dans notre paragraphe précédent] et Nicanor [mort de maladie récemment, comme nous l'avons dit plus haut], accusé maintenant en son absence, en même temps que le seul fils qui lui restait dans son malheur. L'attendrissement gagna l'assistance", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 9.26-28). Il commence par relever les bizarreries de la procédure : pourquoi l'accusateur Alexandre quitte-t-il les lieux alors qu'il a le pouvoir de le condamner ? pourquoi l'oblige-t-on à conserver ses chaînes pendant sa défense ? ("Celui qui était le plus qualifié pour me juger a quitté l'assemblée pour ne plus m'entendre, je ne comprends pas pourquoi : il a le pouvoir de me déclarer coupable comme de me déclarer innocent, et tant que l'instruction durera je ne pourrai pas être condamné puisque celui qui m'a inculpé est absent. Par ailleurs, plaider sa cause enchaîné est un non-sens, on peut même dire que c'est odieux car cela donne l'impression qu'on veut ainsi accuser le juge au lieu de l'informer", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.3-4). Il énumère ensuite les points prouvant que l'accusation n'est pas fondé : ceux qui ont répandu cette rumeur de complot sur la place publique n'ont jamais mentionné son nom ("Je ne vois pas de quoi on m'accuse. Nicomachos n'a pas parlé de moi. Cébalinos ne sait pas davantage que ce qu'on lui a dit. Le roi croit que je suis à la tête de la conspiration, mais comment Dymnos aurait-il pu oublier de nommer le responsable de cette conspiration quand on l'a interrogé sur ses complices ?", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.5-6), Alexandre lui-même n'a pas eu un comportement laissant supposer qu'il est convaincu par la culpabilité de Philotas puisqu'il l'a reçu dans ses appartements après l'arrestation des autres accusés ("Après avoir entendu mes explications, toi-même, Alexandre, où que tu sois actuellement, tu ne m'en as pas voulu. Tu m'as cru, tu m'as innocenté. Etant mis hors de cause, tu m'as laissé libre : voilà quel a été ton jugement. Qu'ai-je donc fait la nuit dernière après avoir quitté ta table, que t'ai-je donc révélé, pour que ton sentiment à mon égard change ainsi ?", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.11-12), on ne peut pas croire qu'un coupable puisse rester sur le lieu de son crime et dormir tranquillement comme Philotas au moment de son arrestation ("Quand mes ennemis sont venus me réveiller pour me passer les chaînes, je dormais profondément dans un sommeil sans alarmes : comment un assassin, un traître peut-il dormir si profondément ? Les criminels sont tourmentés par leur conscience qui les tient éveillés, les remords ne viennent pas seulement après le crime mais lors de son élaboration, or j'avais l'esprit tranquille", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.12-14), enfin on ne doit pas oublier que l'origine de cette affaire repose sur deux jeunes gens dont la crédibilité est très suspecte et la dangerosité quasi nulle ("Ces révélations m'ont été confiées par un enfant, qui n'a avancé ni preuves ni témoins, et qui aurait effrayé tout le monde si on les avait prises au sérieux. La vérité est que j'ai malencontreusement été mêlé à une dispute entre un garçon amoureux et son ami, et que j'ai douté de la sincérité de ce garçon en constatant qu'au lieu de rapporter les faits lui-même il chargeait son frère de cette tâche", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.15-16) et qui n'ont jamais eu le moindre rapport de classe, de rang, de réputation, avec Philotas ("Si j'avais été complice de Dymnos quand il préparait un crime aussi grave, je ne me serais pas caché pendant deux jours après qu'il eût trahi : j'aurais supprimé Cébalinos, sans aucune difficulté. Le complot étant découvert, je suis entré dans la chambre du roi, seul et armé : pourquoi n'ai-je pas agi tout de suite ? Vous croyez que c'est parce que je voulais commettre mon acte avec Dymnos ? Moi, Philotas, le chef du complot, j'aurais vécu dans l'ombre d'un Dymnos tout en briguant le trône de Macédoine ?", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.20-22). Philotas a très bien compris que, derrière l'accusation de complot contre le roi, se cache la jalousie des copains d'Alexandre, qui le détestent, et qui ont sauté sur la première occasion pour tenter de lui nuire ("Bien que je n'ai causé de tort à personne, quelqu'un manifestement aimerait mieux me voir mort que vivant", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.17). Philotas enchaîne donc sa démonstration en disant que ce qu'on lui reproche, ce n'est pas d'avoir participé aujourd'hui à un hypothétique complot, mais c'est son passé : on lui reproche d'avoir soutenu Amyntas IV un temps naguère, comme Alexandre l'a rappelé ("Cette accusation d'aujourd'hui pèse moins que le complot contre le roi auquel fut mêlé naguère Amyntas IV fils de Perdiccas III. Je reconnais volontiers qu'un lien m'attachait à lui. Mais, d'abord, est-il interdit d'aimer le cousin du roi ? Ensuite, n'était-il pas normal de l'honorer, quand on se souvient de la position éminente qu'il occupait alors ? M'accuse-t-on de ne pas avoir deviné l'avenir ? Et si la loi veut que les coupables entraînent dans la mort leurs amis innocents, pourquoi ai-je vécu si longtemps, pourquoi est-ce seulement maintenant qu'on veut ma perte ?", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.24-25), son attitude louche avec Hégélochos en Egypte contre Alexandre lié à son refus de considérer ce dernier comme un fils de Zeus-Ammon ("J'ai effectivement écrit que je plaignais ceux qui étaient soumis à l'autorité d'un homme qui se prétendait le fils de Zeus. Excès de confiance de l'amitié, dangereuse franchise d'un bon conseil, vous m'avez trahi en me laissant exprimer ouvertement mon opinion !", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.26). Et il conclut en disant que dans l'état actuel de la position d'Alexandre et de ses copains, lui et son père Parménion auront toujours tort quoi qu'ils disent et quoi qu'ils fassent ("L'exemple de mon père justifie les craintes et les hésitations qui m'ont retenu quand Cébalinos a parlé. Parménion a soupçonné le médecin Philippe d'empoisonner le roi [allusion à la maladie contractée par Alexandre en Cilicie, que nous avons racontée dans notre paragraphe sur la conquête de l'Anatolie], il a écrit au second pour le dissuader de boire la préparation que le premier avait l'intention de lui administrer : a-t-on cru mon père ? sa lettre a-t-elle joué le moindre rôle ? Moi aussi, chaque fois que j'ai révélé une information on m'a découragé, on s'est moqué de ma naïveté. Nous sommes mal vus quand nous parlons, nous sommes suspects quand nous nous taisons : que devons-nous donc faire ?", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 10.34-35). L'effet de ce discours est tel qu'Alexandre renvoie la décision au lendemain. Sous la pression de Cratéros et des autres copains, il décide de soumettre Philotas à la question comme c'était décidé au départ ("De retour dans l'assemblée, le roi reporta la séance au lendemain pour torturer Philotas en prison ou pour compléter son information. Il convoqua ses Amis malgré la tombée du jour. Tous voulurent qu'on lapidât Philotas selon la coutume macédonienne. Seuls Héphestion, Cratéros et Koinos furent partisans de la torture pour révéler la vérité. Ceux qui ne voulaient pas en entendre parler dans un premier temps, se rangèrent finalement à leur avis", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.9-10). Dès qu'il voit les instruments de torture, Philotas se met à trembler et dit qu'il est prêt à avouer n'importe quoi ("Les bourreaux disposèrent tous les instruments de supplice devant Philotas. A cette vue, celui-ci s'écria aussitôt : “N'attendez plus, tuez donc celui qui avoue détester le roi et conspirer contre lui ! Ne me soumettez pas à la torture ! Oui, je voulais l'assassiner, c'était mon souhait !”. Mais Cratéros voulait absolument qu'il répétât ses aveux sous la torture. On s'empara donc de lui, on lui banda les yeux, on lui arracha les vêtements, pendant qu'il invoquait les dieux de la patrie, les droits de l'homme. Ce fut comme s'il parlait à des sourds. Aucun supplice ne lui fut épargné, car ses tortionnaires l'avaient déjà condamné, ils le détestaient, et voulaient plaire au roi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.13-15). Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.22-33, rapporte l'intégralité de ses aveux, en confessant qu'il doute de leur fondement ("Philotas a-t-il dit la vérité ou a-t-il menti pour échapper à la torture ? C'est difficile de trancher car tout ce qu'il voulait, sincère ou non, était terminer ses souffrances", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.21). Pour notre part, nous constatons que les deux tiers de ces aveux portent non pas sur le complot présent supposé, mais sur le complot fomenté par Hégélochos naguère en Egypte : cela est curieux car les copains d'Alexandre ne lui demandent rien sur ce sujet, pour cette raison nous pensons que cette tentative de putsch fomenté naguère par Hégélochos a été bien réelle. En revanche, sur le dernier tiers de sa déposition, qui a été obtenue par une nouvelle séance de souffrances, Philotas semble effectivement avoir raconté n'importe quoi ("On recourut à nouveau aux instruments de torture. Les violents coups de lance qu'il reçut sur la figure et dans les yeux le forcèrent à avouer sa participation au complot", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.31), nous partageons donc sur ce dernier tiers le scepticisme de Quinte-Curce : Philotas est déclaré coupable non pas parce qu'il est réellement coupable, mais parce que ses bourreaux sadiques ont tout fait pour qu'il se déclare lui-même coupable. Les autres personnages impliqués sont lapidés ("Tous ceux que Nicomachos avait dénoncés furent lapidés selon la coutume macédonienne", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.38). Reste Parménion, qui n'est sûrement pas coupable puisque son fils, arrivé à l'extrême limite de ses forces, refuse de céder à ses tortionnaires qui lui demandent de donner le nom de Parménion parmi les membres du complot, et réclame même qu'on continue à le torturer pour continuer à clamer son innocence ("[Philotas] clama que son père [Parménion] n'était pas mêlé au complot, et que si on ne le croyait pas sur ce point il acceptait qu'on continuât à le torturer bien qu'il fût à la limite de ses forces", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.33). Philotas étant mort, Alexandre veut s'occuper de Parménion, autant parce qu'il veut se débarrasser de ce dernier que parce qu'il n'a désormais plus d'autre choix, car comment Parménion pourrait-il accepter sans réagir l'ignominieux supplice que son fils Philotas vient de subir ("Alexandre pensa-t-il que Parménion était complice de son fils, ou craignit-il sa vengeance après la mort de Philotas ?", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 26.4) ? Alexandre convoque un proche de Parménion nommé "Polydamantas" et ses frères, pour contraindre celui-ci à obéir pendant que ceux-là seront retenus en otages : Polydamantas, s'il veut revoir ses frères vivants, devra abuser de la confiance de son ami Parménion, s'en approcher au plus près pour mieux l'assassiner. L'homme, de mauvaise grâce, se rend donc à Ecbatane en Médie où est resté Parménion ("On découvrit la conjuration de Philotas fils de Parménion contre la vie du roi. Ptolémée et Aristobule rapportent qu'Alexandre en avait été instruit dès l'époque où il séjournait en Egypte mais qu'il avait alors refusé d'y croire, plein de confiance dans le fils, d'estime et d'amitié pour le père. Ptolémée fils de Lagos raconte que le criminel fut amené devant l'assemblée des Macédoniens, qu'Alexandre l'accusa, que Philotas se justifia d'abord, que les témoins parurent ensuite pour déclarer qu'il connaissait les intrigues fomentées contre Alexandre et ne les lui avaient pas révélées alors qu'il entrait deux fois par jour dans sa tente, que Philotas et ses complices périrent percés de traits par les Macédoniens, et que l'hétaire Polydamantas fut chargé de lettres ordonnant aux stratèges qui commandaient en Médie, c'est-à-dire Cléandros, Sitalkès et Ménnidas, de tuer Parménion auquel ils obéissaient jusque-là", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 26.1-3 ; "Alexandre convoqua Polydamas [apocope de Polydamantas], de loin l'ami le plus fidèle de Parménion, qui combattait généralement à ses côtés. Il avait la conscience tranquille en se dirigeant vers les appartements du roi, mais quand il reçut l'ordre d'amener ses jeunes frères avec lequel le roi n'avait aucune intimité, il perdit son assurance et se mit à trembler, en se demandant quel impair il avait commis et comment parer les coups. Les somatophylaques avaient déjà introduit les garçons selon les ordres quand Alexandre invita Polydamas, qui mourait de peur, à s'approcher de lui. Resté seul avec lui, voici ce qu'il lui dit : “Le crime de Parménion nous a tous laissés sous le choc, surtout nous deux qu'il a trompés en se prétendant notre ami. J'ai décidé de recourir à toi pour exercer mes droits et le punir”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 2.10-14), il y arrive après onze jours de voyage selon Strabon ("On perçoit mieux ce pays montagneux en suivant l'itinéraire d'Alexandre depuis la Parthie jusqu'à Bactres à la poursuite de Bessos. De Parthie il passa en Arie, et de l'Arie, en Drangiane où il exécuta Philotas fils de Parménion surpris à préparer un complot contre sa personne, d'où en même temps il envoya à Ecbatane des exécutants chargés d'éliminer le père soupçonné de complicité avec le fils. On dit que ces exécutants voyageant sur des dromadaires franchirent en à peine onze jours la distance parcourue ordinairement en trente ou quarante jours, avant de s'acquitter de leur mission. On ignore tout des Drangiens, sinon qu'ils vivent généralement comme les Perses, qu'ils ont peu de vignes, et que toute leur richesse réside dans leurs mines d'étain", Strabon, Géographie, XV, 2.10). Polydamantas obtient la complicité de Cléandros, peut-être frère de Koinos (les deux hommes ont un "Polémocratos" pour père), que nous avons vu apporter des renforts lors du siège de Tyr en -332 et protéger les bagages de l'armée grecque contre les assauts du Perse Mazaios lors de la bataille de Gaugamèles, et d'un nommé "Sitalkès" ("[Polydamas et son équipage] traversèrent un désert aride à dos de chameau et mirent dix jours pour atteindre leur destination. Après avoir revêtu le costume macédonien, il annonça son arrivée et entra dans la tente de Cléandros, officier du roi, à la fin de la nuit. Il lui tendit la lettre [d'Alexandre, ordonnant l'exécution de Parménion], et ils décidèrent d'aller voir Parménion au lever du jour", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 2.18-20), et ensemble ils passent à l'acte par fourberie ("Les résidences du pays possèdent de grands parcs plantés d'arbres d'agrément, les Grands Rois et les satrapes les appréciaient beaucoup. Parménion se promenait dans un de ces parcs. Les deux officiers [Polydamas et Cléandros] qui avaient reçu la lettre d'Alexandre ordonnant de le mettre à mort, avaient décidé de passer à l'action quand Parménion serait en train de lire les autres lettres qu'apportaient Polydamas [des lettres cachetées avec le sceau de Philotas qu'Alexandre a récupéré après l'exécution, dans le but de persuader Parménion que son fils est toujours vivant, et d'endormir sa méfiance]. En apercevant de loin Parménion, Polydamas eut un air réjoui et se précipita pour l'embrasser. Après les salutations d'usage, […] [Parménion] prit connaissance de la lettre que Philotas lui avait prétendument écrite, avec une joie qui se voyait sur son visage. Cléandros lui planta alors son épée dans le côté, puis le frappa à la gorge", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 2.22-27 ; "Alexandre envoya sur le champ des courriers sur des dromadaires, avec ordre secret d'exécuter Parménion pour devancer la nouvelle de la mort de son fils [Philotas]. Cet ordre fut exécuté. Parménion était alors gouverneur de Médie, il résidait à Ecbatane, où le roi lui avait confié la garde d'un trésor s'élevant à cent quatre-vingts mille talents", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.80).


Alexandre, qui par la torture a transformé l'authentique innocent Philotas en faux coupable, a réussi à garder temporairement sa popularité face à ses troupes ("C'est ainsi qu'Alexandre sauva sa popularité. S'il avait condamné Parménion et Philotas, les plus importants de ses Amis, sans avoir la moindre preuve de culpabilité, il aurait provoqué très certainement une émeute dans l'armée. Mais le recours à la torture bouleversa le procès. Tant que Philotas avait nié toute participation au crime, son sort parut cruel : dès qu'il passa aux aveux, on ne trouva plus personne pour le plaindre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 11.39-40). Mais la grogne reprend bien vite ("Tant que les traces du crime étaient encore fraîches, les soldats pensèrent que Philotas avaient mérité son sort. Mais après sa disparition, la haine remplaça la pitié. On s'émut en repensant à la réputation du jeune homme, et à son père âgé qui s'était retrouvé sans enfants", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.1-2). Pour estomper le procès de Philotas, il est vite contraint d'organiser d'autres procès. Il remet d'abord sur la table les accusations à l'encontre du Lynkeste Alexandre fils d'Aeropos, soupçonné d'avoir trempé dans le meurtre de Philippe II en -336 (nous avons abordé ce sujet dans notre paragraphe introductif), convaincu de trahison en -333 (nous avons aussi rapporté cet événement dans notre paragraphe sur la campagne d'Anatolie) et croupissant dans les fers depuis cette date ("Dénoncé par deux personnes, [Alexandre le Lynkeste] était en prison depuis trois ans. On détenait la preuve qu'il avait été complice de Pausanias dans l'assassinat de Philippe II. Il s'était sauvé, sans être totalement innocenté, en étant le premier à reconnaître à Alexandre le titre de roi, et sur le moment les prières de son beau-père ["socer"] Antipatros avaient poussé le roi à différer sa vengeance, mais la blessure était encore sensible", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.6-7). La réactualisation des accusations fondées contre l'un (le Lynkeste Alexandre) doit servir à calmer le mécontentement que les accusations infondées contre l'autre (Philotas) ont engendré. C'est une tactique fréquente quand on cherche à salir la réputation de quiconque : Alexandre veut justifier la condamnation du maladroit Philotas et la mainmise totale de ses copains sur l'armée en accolant le nom de celui-ci à l'authentique vaurien Alexandre le Lynkeste, de la même façon que jadis en -403 Critias et ses amis ont voulu justifier l'instauration de la dictature des Trente en accolant le naïf démocrate Strombichidès à la fripouille Agoratos, et de la même façon que plus tard les Sadducéens avec la complicité de Ponce Pilate voudront justifier la crucifixion du téméraire Jésus en l'accolant à deux brigands, ou encore que plus tard Robespierre et Saint-Just voudront justifier l'instauration de la Terreur en contraignant Danton et Desmoulins à s'asseoir aux côtés de partisans des Girondins et de vulgaires voleurs à la tire ("Les protestations de l'armée parvinrent aux oreilles du roi, qui ne s'alarma pas. Sachant que l'action libère les maux liés à l'inaction, il ordonna le rassemblement général devant ses appartements, s'avança quand les soldats se présentèrent, tandis qu'Atharrias qui était sûrement de connivence avec lui demanda qu'on amenât le Lynkeste Alexandre, qui avait tenté de tuer le roi avant Philotas", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.4-5). Alexandre le Lynkeste remplit parfaitement le rôle qu'on attend de lui, en bafouillant lors des interrogatoires : il facilite et précipite ainsi sa propre exécution ("Alexandre amena [Alexandre le Lynkeste] et lui ordonna de parler. Ayant eu pourtant le temps de parfaire sa défense durant les trois dernières années, ce dernier se mit à balbutier, se troubla, et ne prononça qu'une partie de son discours, il perdit le fil de ses idées, et finit même par perdre connaissance. Personne ne crut à un trou de mémoire : on le supposa tourmenté par le remords. Il essayait encore de reprendre ses esprits, quand les gardes qui se trouvaient près de lui le transpercèrent de leur lance", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.8-9 ; "Alexandre le Lynkeste était en prison depuis trois ans, on l'avait jusqu'alors épargné à cause de son lien de parenté avec Antigone. Amené devant le tribunal macédonien, il se défendit mal, et fut mis à mort avec les autres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.80). Ensuite, c'est au tour d'Amyntas fils d'Androménos, dont le nom est apparu dans la liste des comploteurs révélée par Dymnos ("Une fois le corps [d'Alexandre le Lynkeste] enlevé, le roi amena Amyntas et Simmias, leur jeune frère Polémon avait quant à lui pris la fuite en apprenant que Philotas avait été soumis à la torture. C'étaient les meilleurs amis de Philotas, et ils devaient en grande partie à son appui les promotions et distinctions qu'ils avaient obtenues. Le roi se rappelait que Philotas les avait chaleureusement recommandés, il se persuada dès lors qu'ils étaient mêlés au complot", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.10-12). Mais Amyntas, qui est totalement innocent de ce dont on l'accuse, se défend beaucoup mieux que Philotas et qu'Alexandre le Lynkeste : il démonte l'un après l'autre toutes les accusations qu'Alexandre lui jette à la figure. Oui il était un proche de Philotas, et alors ? Le système gouvernemental d'Alexandre implique que pour monter ou simplement se maintenir dans la hiérarchie on doit être lèche-bottes à la Cour, or jusqu'à hier Philotas et Parménion étaient membres de cette Cour ("Je ne nie pas l'amitié qui m'a lié à Philotas [c'est Amyntas qui s'adresse à Alexandre], je reconnais que je l'ai activement recherchée et que j'en ai tiré des avantages considérables. Mais tu as fait de Parménion ton second : comment peux-tu être surpris que certains, dont moi et mes frères, avons traité son fils avec égards, lui qui jouissait de la plus haute estime parmi tes Amis ? En vérité, ô roi, c'est toi qui nous as mis dans cette situation fâcheuse, c'est toi qui as obligé ceux qui voulaient de plaire à se jeter dans les bras de Philotas, car c'est sa recommandation qui nous permettait d'obtenir ton amitié, c'est la position que tu lui as conférée qui nous incitait à chercher sa faveur et à craindre de lui déplaire. N'avons-nous pas juré, en répétant textuellement la formule consacrée, que “nous aurions les mêmes amis et les mêmes ennemis” que toi ? Tenus de respecter notre serment, comment pouvions-nous tourner le dos à celui que tu passais avant tous les autres ?", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.26.29). Oui il a parlé avec Philotas la veille de son arrestation, et alors ? En cela il a agi comme à l'ordinaire, c'est justement s'il avait agi différemment qu'il aurait été suspect ("Quel comportement pourrait prouver ma culpabilité ? La veille [de son arrestation] Philotas m'a parlé amicalement et sans témoins : et alors ? C'est justement si j'avais modifié mon emploi du temps et mes habitudes ce soir-là que j'aurais dû fournir un alibi : en fait, j'ai acquitté mes obligations journalières, et ma ponctualité démolira facilement l'accusation", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.31). Oui il a refusé de donner ses chevaux à Antiphanès (chargé de la répartition des chevaux entre les cavaliers : Amyntas a refusé de lui en donner, Alexandre le soupçonne pour cela d'avoir voulu faciliter le complot) mais il avait une raison : ce n'était pas pour faciliter un hypothétique complot contre le roi, mais parce qu'Antiphanès par son incompétence en avait déjà perdu huit ("J'ai refusé de donner des chevaux à Antiphanès, et je me suis disputé à ce propos la veille du jour où Philotas a été arrêté. Il veut me compromettre sous ce prétexte, mais comment lui-même peut-il justifier sa demande ? Qui a tort : celui qui garde son bien, ou celui qui convoite le bien des autres ? […] Concrètement, ô roi, j'avais dix chevaux, Antiphanès m'en avait déjà pris huit pour les donner à des cavaliers qui en avaient besoin, il ne m'en restait donc plus que deux : sa réclamation était injuste et arbitraire, car en me réquisitionnant encore il me condamnait à devenir un fantassin !", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.32-34). Oui Olympias la reine-mère parle mal de lui, mais de façon injuste : elle lui reproche d'avoir obéi à Alexandre en réquisitionnant et en emmenant à la guerre les planqués qu'elle gardait comme valets privés à Pella ("La lettre de ta mère me présente comme un individu dangereux : si seulement son amour maternel pouvait se montrer plus perspicace, au lieu de céder aux lubies d'une imagination inquiète ! Par quoi justifie-t-elle ses craintes ? De quelle source tient-elle ses informations ? Qu'ai-je dit ou fait de si inquiétant pour qu'elle t'écrive une lettre si alarmante ? […] Tu te souviens que quand tu m'as envoyé chercher des soldats en Macédoine, tu m'as prévenu que beaucoup d'hommes aptes au service se cachaient dans le palais de ta mère, et tu m'as demandé de t'amener ces récalcitrants sans ménager personne. C'est ce que j'ai fait. J'ai exécuté ton ordre rigoureusement, et c'est cela qui m'a causé du tort. […] Quelle injustice ! Si je ne t'avais pas obéi j'aurai été naturellement puni par toi, et la raison pour laquelle ta mère veut me perdre aujourd'hui c'est justement de t'avoir obéi ! Car c'est là la seule vraie raison qu'ait ta mère de m'en vouloir : d'avoir passé tes intérêts avant ses caprices, de t'avoir amené de Macédoine six mille fantassins et six cents cavaliers qui ne seraient jamais parti autrement, et que j'aurais pu dispenser de leurs obligations militaires", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 1.36-40). La défense d'Amyntas et si brillante que l'armée crie de toutes ses forces : "Qu'on cesse ces accusations bidons ! Amyntas est innocent ! Il doit être relâché !". Alexandre, qui en la circonstance témoigne de plus d'intelligence politicienne que ses copains, retrouve son aura en l'absolvant ("Tous furent unanimes pour réclamer d'un commun accord qu'on épargnât des innocents et des bons soldats [c'est-à-dire Amyntas et ses frères]. Les Amis de leur côté profitèrent de l'attendrissement général pour intercéder auprès du roi, les larmes aux yeux. Le silence rétabli, Alexandre déclara : “Moi aussi, je proclame l'innocence d'Amyntas et de ses frères”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 2.7-8). Mais Arrien précise que cette absolution va de pair avec une destitution des titres militaires d'Amyntas et de ses proches, qui sont remplacés à la tête de leurs régiments par tous les copains d'Alexandre : Héphestion et Kleitos se partagent désormais le commandement de la cavalerie, Ptolémée devient somatophylaque en remplacement de Démétrios dont le nom est apparu également dans la liste de Dymnos. Arrien dit encore qu'Amyntas ne profitera pas longtemps de sa liberté recouvrée puisqu'il mourra peu de temps après d'une flèche perdue lors d'une bataille ("On mit aussi en jugement, en les accusant de complicité à cause de l'amitié qu'ils portaient à Philotas, Amyntas fils d'Androménos ainsi que ses trois frères, Polémon, Attalos et Simmias. La désertion de Polémon, à la nouvelle de l'emprisonnement d'Amyntas, sembla donner du poids à l'accusation. Mais Amyntas s'étant lavé ainsi que ses frères dans sa défense devant l'assemblée, fut complètement absous, et ne profita de sa liberté que pour retirer son frère de chez l'ennemi après en avoir obtenu la permission de ses juges. Il acheva de se justifier en ramenant Polémon le même jour. Il périt peu de temps après, percé d'un trait lors d'une attaque, laissant une mémoire sans tache. Alexandre divisa le commandement de la cavalerie, redoutant de laisser désormais à un seul homme, même ami, le principal corps et le plus belliqueux de l'armée : il confia la première de ces divisions à Héphestion fils d'Amyntor et la seconde à Kleitos fils de Dropidos. […] [Alexandre] arrêta le somatophylaque Démétrios, soupçonné d'avoir trempé dans la conjuration de Philotas. Ptolémée fils de Lagos fut nommé à sa place", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 27.1-5).


Alexandre semble gagner ainsi sur tous les tableaux : il s'est débarrassé de son entourage le plus encombrant, il rassoit son autorité sur la troupe par le mode : "Vous avez pu constater que je n'ai pas hésité à exécuter un général illustre comme Parménion, je n'hésiterai donc pas à exécuter les soldats de seconde classe qui refuseront de me suivre !", il récompense ses copains de leur fidélité, et il réussit même un temps à retourner l'armée qui le remercie d'avoir épargné finalement Amyntas. Mais les choses ne sont pas vraiment apaisées en profondeur, au contraire. Alexandre devient tellement méfiant face à ses soldats, qu'il ouvre leur correspondance pour connaître ceux qui restent favorables à feu Parménion et les rassembler dans un régiment de récalcitrants ("Alexandre mit à part les soldats ayant manifesté ouvertement leur contrariété à la mort de Parménion, et les regroupa dans un régiment spécial, sous les ordres de Léonidas qui avait été autrefois l'ami intime de Parménion. Pour évaluer leur mauvais esprit et savoir ce qu'ils pensaient, il leur dit de joindre au sien le courrier qu'ils adresseraient à leur famille pour être sûrs qu'il arrivât. Chacun écrivit ce qu'il pensait sans se méfier […]. On saisit les lettres, et on sut ainsi qui étaient les satisfaits et qui étaient les mécontents. Ceux qui dans leur lettre avaient protesté sur les difficultés de la vie militaire furent contraints de camper à part par mesure de discipline, Alexandre désirant ainsi réserver leur courage pour la guerre et maintenir leur franc-parler loin des oreilles indiscrètes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 2.35-37 ; "Toute l'armée frémissait de colère, déplorant le malheur de ce vieillard innocent [Parménion] et de son fils [Philotas], certains ajoutait même que chacun devait attendre le même sort. Informé de ces plaintes, Alexandre craignit que le bruit de ses cruautés parvint jusqu'en Macédoine et y flétrît la gloire de ses conquêtes. Il annonça donc que certains officiers devaient se rendre au pays pour y apporter la nouvelle de ses victoires, et exhorta ses soldats à en profiter pour écrire à leurs familles car l'éloignement rendrait cette opportunité de plus en plus rare. Puis il détourna secrètement leurs lettres afin de découvrir ce que chacun pensait de lui. Il forma un régiment avec ceux qui tenaient les plus méchants propos, pour les réduire peu à peu, ou pour les installer comme colons aux extrémités du monde", Justin, Histoire XII.5 ; "Alexandre étant en Hyrcanie [erreur de Polyen, qui place en Parthie-Hyrcanie cette anecdote qui a eu lieu en réalité en Drangiane-Arachosie], fut informé que les Macédoniens et les Grecs parlaient mal de lui. Il rassembla ses amis pour leur annoncer qu'il voulait envoyer un courrier vers la Macédoine annonçant son retour après trois ans, et il les invita à écrire aussi à leurs proches. Tous écrivirent. Les courriers, après trois postes, furent rappelés par Alexandre, qui ouvrit tous les paquets : il apprit par ce moyen ce que chacun pensait de lui", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.19 ; "Après ces exécutions [de Parménion, de Philotas, d'Alexandre le Lynkeste] le roi forma un régiment à part de tous les Macédoniens qui avaient mal parlé de lui, surtout ceux qui désapprouvaient l'exécution de Parménion. Il y intégra aussi ceux ayant écrit des lettres à destination de la Macédoine qui condamnaient son comportement, pour les empêcher d'étendre leurs nuisances à sa propre personne et à ses projets", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.80). On suppose que ce régiment de récalcitrants, qu'Alexandre ne peut pas renvoyer en Grèce sans craindre un nouveau soulèvement, et dont il doute de l'efficacité dans son expédition future contre Bessos/Artaxerxès V et vers l'Orient, constitue l'effectif de la nouvelle garnison laissée sur place, Alexandrie-Prophthasia ("Profqas…a", littéralement "qui devance, qui prévient"), aujourd'hui Farâh en Afghanistan (32°22'57"N 62°06'43"E) : comme les précédentes Alexandries, Alexandrie-Prophthasia n'est qu'un simple camp militaire servant à occuper les Grecs dont on ne veut plus (fortes têtes et vétérans devenus inutiles à cause de leur âge ou de leurs blessures) en leur confiant le contrôle d'un nœud stratégique, en l'occurrence la vallée de la rivière Farâh permettant l'accès à l'Arie au nord-ouest et à l'Arachosie à l'est. De son côté, Antipatros en Grèce commence à s'interroger : appartenant à la génération de Parménion, il craint être le prochain sur la liste des anciens compagnons de Philippe II à éliminer, d'autant plus que ses relations avec la reine-mère Olympias (qui est soutenue inconditionnellement par son fils : "Après avoir lu un jour une longue lettre d'Antipatros contre [Olympias], Alexandre dit : “Antipatros ne sait pas que dix mille lettres seront toujours effacées par une larme de mère”", Plutarque, Vie d'Alexandre 39) sont exécrables, et que sa victoire contre les Spartiates à Mégalopolis en -331 et ses talents diplomatiques à jouer de la Ligue de Corinthe (nous renvoyons sur ce point à notre paragraphe précédent) indisposent Alexandre. Il commence donc à comploter ("Ces cruelles exécutions rendirent Alexandre redoutable à la plupart de ses amis, et surtout à Antipatros, qui dépêcha secrètement vers les Etoliens pour s'allier avec eux. Ce peuple craignait Alexandre depuis que celui-ci avait déclaré, en apprenant qu'ils avaient ruiné la cité des Oenéades [famille régnante étolienne, descendant d'Oenée l'antique roi de Calydon, père de la célèbre Déjanire], que ce ne seraient pas les enfants des Oenéades mais lui-même qui punirait les Etoliens", Plutarque, Vie d'Alexandre 49).


Ces affaires étant temporairement réglées, Alexandre quitte la Drangiane et pénètre en Arachosie ("Au-delà de la Drangiane, Alexandre gagna le pays du peuple surnommé ‟Evergètes” par Cyrus II [le peuple des Arimaspes]. Ensuite il traversa le territoire des Arachosiens", Strabon, Géographie, XV, 2.10). Il y laisse un nommé "Memnon" (selon Arrien) ou "Ménon" (selon Quinte-Curce) comme satrape en remplacement de Barsaentès qui s'est enfui vers l'Inde après avoir participé au meurtre de Darius III comme on l'a dit plus haut ("Lors de sa marche vers la Bactriane contre Bessos, Alexandre soumit les Drangiens et les Gédrosiens, ainsi que les Arachosiens auxquels il laissa Memnon comme satrape", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 28.1 ; "Après avoir laissé Amédinès, ancien scribe de Darius III, à la tête du pays [des Arimaspes], il soumit les Arachosiens près du Pont-Euxin [aberration géographique de Quinte-Curce : l'Arachosie est située en pleine terre et n'a aucun rapport avec le Pont-Euxin]. Il fut rejoint alors par l'ancienne armée de Parménion, comptant six mille Macédoniens et deux cents notables perses, auxquels s'ajoutaient cinq mille Grecs et six cents cavaliers, les meilleurs éléments de toute l'armée d'Alexandre. Ménon devint satrape d'Arachosie, à la tête de quatre mille fantassins et six cents cavaliers", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 3.4-5) : s'agit-il de Ménon fils de Kerdimmas, désigné comme satrape de Koilè-Syrie du nord en -332, puis du sud pour remplacer Andromachos brûlé vif par les Samaritains au printemps -331, dont nous n'avons plus de nouvelles depuis cette date ? On peut supposer qu'à l'occasion des réorganisations administratives qui ont suivi la conquête de la Mésopotamie fin -331, l'autorité d'Asclépiodoros le satrape de Koilè-Syrie du nord a été étendue vers le sud jusqu'à la frontière égyptienne, et que Ménon fils de Kerdimmas a alors rejoint Alexandre pour l'aider à conquérir le plateau iranien. En tous cas, Alexandre arrive au pied des premières montagnes des "Paropamisades/Paropamis£ida", aujourd'hui l'Hindou-Kouch, que la propagande macédonienne postérieure considérera comme un prolongement du Caucase pour justifier l'appropriation des territoires au nord du fleuve Araxe par les Diadoques via le raisonnement suivant : "Alexandre a conquis les terres au nord des Paropamisades/Hindou-Kouch, or les Paropamisades/Hindou-Kouch forment une ligne continue avec le Caucase, donc nous successeurs d'Alexandre avons la légitimité de régner sur les terres au nord du Caucase" (alors qu'en réalité, nous avons bien insisté sur ce point dans nos paragraphes précédents, Alexandre n'a jamais mis les pieds dans le Caucase, il n'a pas conquis l'Arménie ni même la Cappadoce, et du côté de la mer Caspienne il n'est pas monté plus haut que le pays des Mardes/province de Gilan, il n'est pas allé jusqu'à l'actuelle Derbent contrairement à ce que prétendent les habitants de cette ville en l'an 2000 : "[Eratosthène] dit que dans leurs récits les Macédoniens relient les monts du Caucase en bordure du Pont-Euxin aux monts indiens des Paropamisades, à l'extrémité orientale de la terre. Cette confusion entre Caucase et Paropamisades vise à grandir la gloire d'Alexandre, en laissant sous-entendre qu'il a réellement franchi le Caucase", Arrien, Anabase d'Alexandre, V, 3.3 ; "Ce qu'on raconte pour assurer la gloire d'Alexandre n'est pas partagé par tout le monde. Ceux qui ont fabriqué ces histoires voulaient flatter plutôt que rapporter la vérité. Par exemple, ils ont relié le Caucase aux montagnes indiennes et à la mer de l'est qui jouxte ces montagnes, au lieu de le limiter au-dessus de la Colchide près du Pont-Euxin. Ces montagnes que les Grecs appellent ‟Caucase” sont en fait à plus de trente mille stades de l'Inde. […] En vérité, si on peut glorifier Alexandre d'avoir conquis des montagnes indiennes jusqu'alors inconnues, on peut aussi lui reprocher de n'avoir pas pu atteindre les rives du Pont-Euxin et le Caucase, célébrés comme les “confins du monde” depuis la grande expédition de Jason jadis et l'enchaînement de Prométhée : voilà la raison qui a incité les auteurs, pour plaire au roi, à relier le Caucase à l'Inde", Strabon, Géographie, XI, 5.5). Notons que le nom "Paropamisades" est une hellénisation corrompue de l'akkadien "Para upari saena" qu'on trouve dans la version akkadienne de l'inscription trilingue (élamite, akkadienne et vieux-perse) de Béhistun datant de la fin du VIème siècle av. J.-C., lui-même dérivé du terme originel avestique, désignant étymologiquement la région "près des [montagnes] plus hautes que les aigles". Dans la version vieux-perse de la même inscription de Béhistun, cette expression "Para upari saena" est remplacée par le terme "Gandhara" à la signification inconnue (Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 6). La plus ancienne trace connue des Paropamisades dans les textes grecs apparaît sous la forme "Parnasses/Parnasso…", par homophonie avec le mont "Parnasse" sur lequel est bâti Delphes et avec le mont "Parnès" servant de frontière entre l'Attique et la Béotie, dans les Météorologiques d'Aristote, qui a en a peut-être appris l'existence par son neveu Callisthène présent aux côtés d'Alexandre ("En Asie la plupart des grands fleuves descendent des monts appelés ‟Parnasses”, considérés généralement comme les plus hautes montagnes à l'orient d'hiver, au-delà en effet on découvre la mer extérieure [l'Océan] dont les limites sont mal connues par les autochtones", Aristote, Météorologiques 350a). Aux pieds des premières montagnes des Paropamisades/Hindou-Kouch, Alexandre fonde encore une caserne : Alexandrie-d'Arachosie, dont la prononciation se déformera au cours des siècles pour donner le nom moderne "Kandahar" en Afghanistan (31°36'08"N 65°39'32"E). Il y laisse un Perse nommé "Proexès" comme satrape local, assisté d'un épiscope nommé "Neiloxénos" ("Alexandre, arrivé au pied du Caucase [en réalité les Paropamisades/Hindou-Kouch], y bâtit une cité qui porte son nom. Il y sacrifia à la manière des autochtones, puis franchit les sommets de cette montagne, après y avoir nommé le Perse Proexès comme satrape et Neiloxénos fils de Satyros comme observateur ["™p…skopoj"] auquel il laissa des troupes", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 28.4). Alexandre estime sans doute que le plateau central iranien est désormais suffisamment sécurisé, en particulier par les garnisons d'Alexandrie-Prophthasia/Farâh et d'Alexandrie-d'Arachosie/Kandahar, pour ne plus craindre une menace par le sud : il choisit de remonter en direction de la Bactriane pour y confiner Bessos/Artaxerxès V et l'empêcher définitivement de reprendre contact avec Satibarzanès. Il réalise l'exploit de traverser les Paropamisades/Hindou-Kouch en dix-sept jours selon Quinte-Curce (Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 3.22) ou en seize jours selon Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XVII.83) durant l'hiver -330/-229 ("Le roi pénétra ensuite dans les Paropamisades dont les habitants étaient mal connus même des peuples voisins, car ils n'entretenaient aucune relation avec l'extérieur", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 3.5 ; "L'abondance de la neige qui tombe dans cette région oblige les habitants à s'enfermer chez eux pendant la plus grande partie de l'année, où ils prennent soin de pourvoir à toutes les nécessités. Avant l'hiver ils couvrent de terre leurs vignes et leurs arbres, qu'ils découvrent à la saison de la fleur. Le pays entier ne présente ni verdure ni aucune autre couleur agréable : on n'y voit rien d'autre que de la neige, et le brillant des gouttes d'eau gelée dans les intervalles. Aucun oiseau ni aucune bête sauvage n'y paraît, ni ne peut y accéder. Mais malgré tant d'obstacles pour lui et pour son armée, le roi se laissa emporter par son impatience naturelle et par le consentement de ses soldats : il s'engagea vers l'intérieur de cette région", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.82), probablement en suivant l'actuelle voie Kandahar-Qalât-Ghazni-Kaboul si on se réfère à Strabon ("[Alexandre] atteignit les Paropamisades avec le coucher des Pléiades. Il y pénétra. Les hauteurs qu'il devait franchir étaient couvertes de neige, sa marche était pénible. Mais il traversa de nombreux villages dont les habitants l'accueillirent avec empressement, où son armée s'approvisionna en tout (sauf en huile) et se consola des difficultés de la route. Alexandre laissa sur sa gauche les plus hauts sommets des Paropamisades", Strabon, Géographie, XV, 210). L'épreuve est très difficile à cause du grand froid ("Perdue dans ce désert privé de toute présence humaine, l'armée dépassa les limites du supportable, endurant la faim, le froid, la fatigue, le désespoir. Beaucoup moururent dans la neige durcie par un froid glacial, beaucoup eurent les pieds gelés, d'autres eurent les yeux brûlés. Leur état d'épuisement rendit leur situation très critique. Certains se couchaient sur la glace quand ils n'en pouvaient plus, l'immobilité et la rigueur du froid raidissaient leurs membres au point qu'ils étaient incapables de se relever malgré leurs efforts, leurs camarades les réveillaient quand ils les voyaient s'assoupir car la seule façon de lutter contre le froid était de marcher coûte que coûte", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 3.12-14 ; "[Alexandre] perdit beaucoup de ses hommes, soldats ou valets. Certains furent atteints par l'éclat de la neige et par le froid : ils perdirent la vue en même temps que les yeux. On ne discernait rien au loin, seule la fumée qui s'élevait au-dessus des toits indiquait la présence d'habitations : les soldats ne précipitaient alors et se payaient de leurs fatigues en s'emparant des provisions qu'ils y trouvaient", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.82), de la faim ("Selon Aristobule, le Caucase [en réalité les Paropamisades/Hindou-Kouch] est aussi haut que les autres chaîne montagneuses d'Asie, et dans cette partie on n'y trouve aucun arbre […]. Rien n'y pousse sauf le silphion ["s…lfion", plante ombellifère aujourd'hui disparue, très courante en Méditerranée dans l'Antiquité, en particulier en Cyrénaïque qui tirait de son exploitation une grande part de ses revenus financiers], selon Aristobule, seule pâture que les chèvres des autochtones flairent de loin, et dont ils broutent la fleur et déterrent la racine pour les manger goulûment", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 28.5-6 ; "Alexandre poursuivant Bessos souffrit la famine au point d'être obligé, comme tous ceux qui l'accompagnaient, de manger ses chameaux et ses autres bêtes de somme, et même de les manger crus à cause du manque de bois. Le silphion, abondant dans cette contrée, leur permit de digérer cette nourriture", Elien, Histoires diverses XII.37), et de l'absence de présence humaine (les rares autochtones rencontrés se terrent dans leurs baraques de fortune, et sont effrayés quand ils voient les Grecs approcher : "En Bactriane, les soldats s'emparèrent de quelques villages, attirés par la fumée qui s'en échappait et qui prouvait la présence d'habitants. Ils furent obligés d'enlever la neige pour pouvoir accéder aux portes", Elien, Histoires diverses XII.37 ; "Les habitants, qui n'avaient encore jamais vu d'étrangers chez eux, étaient morts de peur en voyant arriver ces hommes en armes. Ils apportaient tout ce que leurs huttes contenaient en suppliant qu'on ne les maltraitât pas", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 3.16). Enfin il débouche dans la vallée de la rivière Kaboul, qui a donné son nom à la capitale actuelle de l'Afghanistan. Pour remotiver ses troupes après l'effort, il leur montre un gros rocher situé au sortir des Paropamisades/Hindou-Kouch et leur dit : "C'est sur ce rocher que jadis le titan Prométhée a été attaché, vous pouvez être fiers, vos enfants se glorifieront de votre marche jusqu'au bout du monde !". Il fonde une nouvelle garnison au pied de ce rocher, Alexandrie-du-Caucase, aujourd'hui Begram à une cinquantaine de kilomètres au nord de Kaboul en Afghanistan (34°59'33"N 69°18'42"E), qui sécurise autant l'accès aux Paropamisades/Hindou-Kouch du nord vers le sud (en direction d'Alexandrie-d'Arachosie/Kandahar, qui de son côté en sécurise l'accès du sud vers le nord) qu'elle contrôle les vallées de la rivière Ghorband à l'ouest et de la rivière Panjchir à l'est ("L'armée franchit le Caucase [les Paropamisades/Hindou-Kouch] en dix-sept jours. Un rocher de près de dix stades de circonférence et haut de quatre stades passe pour celui où Prométhée fut enchaîné selon la tradition : au pied de ce rocher, Alexandre fonda une nouvelle cité qu'il peupla de sept mille Caucasiens et Macédoniens devenus inutiles, qui fut nommée encore ‟Alexandrie”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 3.22-23 ; "[Alexandre] traversa en seize jours cette chaîne de montagnes du Caucase [les Paropamisades/Hindou-Kouch]. Après l'avoir descendue, il fonda une cité qu'il nomma ‟Alexandrie” près d'un rocher de dix stades de circonférence et quatre stades de hauteur, possédant une caverne que les autochtones disent être celle de Prométhée, et une cime qu'ils assurent être le lieu où il fut attaché et où l'aigle qui lui déchirait le foie avait son nid. Autour de cette Alexandrie, Alexandre bâtit d'autres cités distantes d'une journée. Il y logea sept mille barbares de la contrée, trois mille valets qui suivaient son armée, et les mercenaires qui le voulurent. Puis il conduisit le reste de son armée vers la Bactriane, où il avait appris que Bessos avait usurpé le trône et où il rassemblait des troupes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.83 ; "Alexandre prit ses quartiers d'hiver [-330/-329] dans les Paropamisades, près de la frontière de l'Inde à sa droite. Il y bâtit une cité", Strabon, Géographie, XV, 2.10). Puis il continue à marcher vers le nord. Son itinéraire divise toujours les hellénistes en l'an 2000. Est-il passé directement d'Alexandrie-du-Caucase/Begram à la vallée de la rivière Andarab en suivant la voie de l'actuelle route A76 ? C'est la voie la plus directe puisque seulement une cinquantaine de kilomètres sépare les deux points à vol d'oiseau, mais elle est très difficile sur le terrain. Du sud au nord, elle longe la rivière Salang (affluent de la rivière Ghorband, elle-même affluent de la rivière Panjchir) en forte déclivité, et au-delà des sources du Salang le col est si froid, si haut, si accidenté que les autorités afghanes modernes ont dû demander l'aide des Soviétiques pour creuser un tunnel, inauguré en 1964, afin de développer les échanges entre Kaboul et le nord du pays : à l'époque d'Alexandre ce tunnel stratégique de Salang n'existait pas, Alexandre a-t-il donc réalisé l'exploit de passer par-dessus, par le col, avant de redescendre ensuite vers la vallée de la rivière Andarab ? Ou, plus simplement, a-t-il remonté la vallée de la rivière Panjchir jusqu'à l'actuelle ville de Khavak, où un chemin de quelques kilomètres conduit à la haute vallée de la rivière Andarab ? Cette route est plus longue mais elle est nettement plus facile, la déclivité est moins forte, les rives plus verdoyantes et fertiles, garantissant un approvisionnement plus abondant. Une fois atteinte la vallée de la rivière Andarab, Alexandre se laisse guider par le courant. La rivière Andarab se jette dans la rivière de Kondoz. Les hellénistes sont à nouveau divisés sur la suite de l'itinéraire. La rivière de Kondoz s'écoule du sud-est vers le nord-ouest pour arriver dans la vallée de l'actuelle ville de Pol-e Khomri. Elle tourne alors vers le nord-est pour arriver dans la vallée de l'actuelle ville de Kondoz qui lui a donné son nom, où sur sa rive droite elle reçoit les eaux de la rivière Khanabad. Elle retourne alors vers le nord-ouest pour se jeter dans le fleuve Ochos, aujourd'hui le fleuve Amou-Daria, à une cinquantaine de kilomètres en aval de Kondoz. Arrien dit qu'Alexandre arrive à une cité appelée "Drapsaka/Dr£yaka", et de là gagne les cités Aornos et Bactres ("Alexandre, après avoir relâché son armée à Drapsaka, prit le chemin de Bactres et Aornos les cités principales de Bactriane, les emporta au premier assaut", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 29.1). Le géographe Strabon parle aussi de cette cité sous la forme "Adrapsa/Adraya" ("On trouve beaucoup de cités importantes [en Bactriane], dont Bactres surnommée parfois ‟Zariaspa” ["Zari£sra"], traversée par une rivière homonyme qui se jette dans l'Ochos [le Balkh-Ab, rivière évoquée ici par Strabon est en réalité un cours d'eau endoréique qui se perd dans les sables avant d'atteindre l'Ochos/Amou-Daria], et Adrapsa, et d'autres encore", Strabon, Géographie, XI, 11.2), il précise qu'Alexandre y entre quinze jours après avoir quitté Alexandrie-du-Caucase/Begram ("L'hiver [-330/-329] fini, s'étant remis en marche, [Alexandre] acheva de franchir les Paropamisades pour gagner la Bactriane. Il suivit un chemin presque nu, bordé ponctuellement par des buissons de térébinthes. Les vivres manquèrent, on dut se nourrir de la chair des bêtes de somme, non cuite car on n'avait pas de bois. Heureusement le silphium croissait en abondance dans le pays et aida à digérer cette viande crue. Enfin, quinze jours après avoir quitté la cité [Alexandrie-du-Caucase/Begram] qu'il avait fondée dans les Paropamisades, où il avait pris ses quartiers d'hiver, il atteignit la cité bactrienne d'Adrapsa", Strabon, Géographie, XV, 2.10). Cette indication temporelle est importante. Quinze jours est effectivement le temps nécessaire à un marcheur moderne pour relier Bagram à Kondoz, qu'une majorité d'hellénistes, depuis les travaux de l'explorateur allemand Franz von Schwarz compilés dans son Les campagnes d'Alexandre le Grand au Turkestan publié à Munich en Allemagne en 1896, assimilent à l'antique Drapsaka/Adrapsa d'Arrien et de Strabon, à condition de passer par la route A76. Or nous supposons qu'Alexandre n'est pas passé par cette voie très difficile (même pour un marcheur moderne bénéficiant du tunnel de Salang), il a emprunté la vallée du Panjchir plus accessible l'obligeant à un détour vers l'est jusqu'à la passe de Khavak avant de revenir vers l'ouest par la vallée de l'Andarab, ce détour sous-entend qu'il n'a pas pu atteindre Kondoz en quinze jours, autrement dit Kondoz ne peut pas être assimilé à Drapsaka/Adrapsa. On voit mal par ailleurs, en supposant qu'Alexandre soit passé à Kondoz située à l'est, quel route il aurait pris pour gagner Aornos située à l'ouest, les deux sites étant séparés par un large territoire aride que les auteurs anciens ne mentionnent pas (Arrien ne dit pas qu'Alexandre a gagné Drapsaka puis qu'il a atteint l'Ochos/Amou-Daria ou a traversé un désert avant d'atteindre Aornos et Balkh, au contraire il dit qu'Alexandre a gagné Drapsaka puis Aornos et Balkh avant de traverser un désert et d'atteindre l'Ochos/Amou-Daria). On remarque aussi que la rivière de Kondoz, après avoir traversé la vallée de Pol-e Khomri, tourne vers le nord-est précisément à hauteur d'un ancien affluent aujourd'hui asséché mais dont le lit est toujours bien visible, que longe la route A76. En suivant cet ancien lit, c'est-à-dire en suivant la moderne route A76, on traverse la vallée de l'actuelle ville d'Aybak, et on arrive directement sur Khulm, bien identifié à l'Aornos de l'épopée alexandrine. Selon une communication de l'orientaliste britannique Nicholas Sims-Williams rapportée dans le numéro 2 de mai 1996 des Comptes-rendus des séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres à Paris en France (ou "CRAI" dans le petit monde des historiens et des archéologues), le nom "Aornos/Aornoj" dérive de la population autochtone "Warnu", mentionnée incidemment au IIème siècle sous la forme "OÜarnoi" par Claude Ptolémée dans sa Géographie, VI, 11.5, et toujours présente au VIIème siècle dans un texte bactrien retrouvé par Nicholas Sims-Williams et étudié dans ladite communication. Pour notre part, nous confessons préférer cette hypothèse minoritaire assimilant Drapsaka/Adrapsa à Pol-e Khomri (35°56'29"N 68°42'38"E), plutôt que l'hypothèse majoritaire assimilant la même cité à Kondoz trop isolée, trop éloignée, et incompatible avec les détails géographiques et temporels avancés par Arrien et Strabon. Alexandre conquiert Aornos/Khulm (36°41'14"N 67°41'52"E), et il conquiert pareillement la cité de Bactres une cinquantaine de kilomètres plus à l'ouest, aujourd'hui Balkh en Afghanistan (36°46'06"N 66°54'01"E), qui donne son nom à toute la région : la Bactriane (correspondant à tout le nord de l'actuel Afghanistan, ainsi qu'au sud des actuels Turkménistan, Ouzbékistan et Tadjikistan). Il nomme le vieil Artabaze nouveau satrape en remplacement de Bessos/Artaxerxès V qui s'est replié sur la rive droite du fleuve Ochos/Amou-Daria, un "Archélaos fils d'Androclos" est désigné épiscope ("[Alexandre] laissa une garnison dans Aornos, qu'il confia à l'hétaire Archélaos fils d'Androclos. Le reste de la Bactriane céda bientôt. Le Perse Artabaze en devint le satrape", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 29.1 ; "Alexandre laissa Artabaze comme satrape de Bactriane avec une garnison chargée de surveiller les affaires personnelles des soldats et les bagages", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 5.1). Plusieurs nouvelles arrivent. D'abord, on apprend la mort de Satibarzanès, tombé sous les murs d'Alexandrie d'Arie-Artacoana/Hérat lors d'un duel héroïque contre Erigyios ("[A Artacoana] eut lieu un combat sanglant entre Grecs et barbares. L'ennemi ne lâcha pied que quand Satibarzanès, aux prises avec Erigyios, tomba renversé d'un coup de lance dans le visage. Alors la déroute des barbares fut complète", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 28.3 ; "[A Bactres], vers le même moment, un rapport de Caranos et Erigyios arriva d'Arie, apportant les informations suivantes : “Les Macédoniens ont battu les Ariens. Le transfuge Satibarzanès, commandant les barbares, constatant l'indécision de la bataille et l'égalité des forces, s'est avancé en signifiant d'arrêter à ceux qui lançaient des traits, il a retiré son casque pour défier ses adversaires. Erigyios, qui a encore à son âge une vigueur et une énergie que tous les jeunes lui envient, n'a pas accepté l'insolence du chef barbare : retirant son casque à son tour, laissant voir ses cheveux blancs, il a crié sa volonté de montrer par une victoire ou par une mort héroïque ce que valent les Amis et les soldats d'Alexandre. Sans ajouter un mot, il a lancé son cheval contre l'ennemi. Les deux armées ont interrompu le combat comme si on leur en avait donné l'ordre, les hommes ont reculé pour laisser le champ libre, impatients de connaître le résultat de ce duel, pour leur chef comme pour eux puisque leur sort dépendait de celui d'autrui. Le barbare a lancé son javelot le premier : Erigyios a esquivé le coup en baissant un peu la tête, puis, éperonnant son cheval, s'est précipité à toute allure sur son adversaire, lui a planté sa sarisse dans la gorge de sorte que l'arme est ressortie par la nuque. Tombé de cheval, le barbare a voulu continuer le combat. L'autre a retiré sa sarisse plantée dans l'ennemi pour le frapper au visage. Satibarzanès a alors saisi l'arme et l'a enfoncée profondément pour hâter sa mort. Privés de leur chef, qu'ils avaient suivi par force plutôt que par choix, les barbares ont remis leurs armes à Erigyios, car ils n'ont pas oublié ce qu'ils doivent à Alexandre”. Cette nouvelle plut au roi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 4.32-39 ; "Les stratèges qu'[Alexandre] avait envoyés contre les révoltés ariens, les trouvèrent en armes, en nombre et en ordre, commandés par le satrape Satibarzanès qui était courageux et expérimenté. Ils campèrent près de lui, cela provoqua quelques escarmouches, qui dégénérèrent en une vraie bataille. Les barbares se défendirent bien, et les pertes furent égales de part et d'autre. Satibarzanès ôta alors son casque avec la main pour que ses ennemis le reconnaissent, et offrit un combat singulier à quiconque le voudrait. Erigyios accepta l'offre. Le combat se déroula dans les règles, Erigyios fut vainqueur. Les barbares, déconcertés par la chute de leur chef, assurèrent leur sécurité en se soumettant à Alexandre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.83). On apprend aussi qu'Arsacès nommé récemment satrape d'Arie a eu des comportements louches (sans doute a-t-il comploté avec Satibarzanès) : Alexandre le limoge et le remplace par le Chypriote Stasanor de Soli ("L'hétaire Stasanor fut nommé satrape d'Arie en remplacement d'Arsacès qui paraissait vouloir se révolter et dont Alexandre devait s'assurer", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 29.5). On apprend ensuite la guerre incertaine d'Antipatros en Grèce contre les Spartiates (la mort d'Agis III à Mégalopolis ne semble pas encore effective au moment où Antipatros a envoyé la lettre : "Le roi campait dans la région [de Bactres] quand arrivèrent des nouvelles de la Grèce, notamment sur l'échec du soulèvement des Péloponnésiens et des Laconiens qui n'était pas encore connu au moment de leur départ", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 4.32). On apprend enfin que dans le nord Bessos/Artaxerxès V a renforcé son alliance avec les Scythes de Sogdiane ("[A Bactres], une mauvaise nouvelle parvint : des Scythes d'au-delà du Tanaïs [erreur de Quinte-Curce due à la propagande macédonienne : les Scythes désignés dans ce passage ne sont pas ceux du Tanaïs/Don, mais ceux de l'Iaxarte/Syr-Daria ; nous reviendrons sur les raisons de cette confusion entre les deux fleuves dans notre paragraphe suivant] s'étaient alliés à Bessos", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 4.32).


Le régicide Bessos/Artaxerxès V a effectivement passé l'hiver -330/-329 à projeter la prochaine confrontation avec l'envahisseur : il a calculé qu'en appliquant la tactique de la terre brûlée sur la rive sud de l'Ochos/Amou-Daria, il obligera l'armée d'Alexandre à se disperser pour se ravitailler, laissant à ses compatriotes bactriens et à ses alliés sogdiens le temps de s'organiser pour une nouvelle bataille rangée, qui sera forcément victorieuse puisque l'armée d'Alexandre sera épuisée par sa longue marche et par les privations ("Bessos, soutenu des Perses de sa faction, par environ sept mille Bactriens et par les Dahes habitant en-deçà du Tanaïs [en réalité l'Iaxarte/Syr-Daria], ravagea tout le pays au-dessous du Caucase [en réalité les Paropamisades/Hindou-Kouch] dans l'espoir d'arrêter par le défaut de subsistances le vainqueur Alexandre, dont il apprit qu'il marchait toujours malgré la hauteur des neiges et la difficulté des convois", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 28.8 ; "Selon la coutume, Bessos offrit un sacrifice solennel aux dieux, puis il invita ses amis et ses officiers à un grand repas pour mettre au point la suite des opérations. Sous l'effet du vin, ils se mirent à vanter leurs forces et à rabaisser l'ennemi, se moquant de sa témérité et de la faiblesse de ses effectifs. Bessos surtout fut intarissable. Fier du trône qu'il devait au crime, il se contrôla à peine. Il déclara : “C'est la lâcheté de Darius III qui a grandi la réputation des ennemis. Dans les étroites gorges de Cilicie, il aurait pu reculer pour les attirer furtivement dans des coins pourvus de meilleures défenses naturelles : on y trouve tant de rivières à traverser, tant d'endroits où se cacher dans la montagne, qu'il aurait été facile de les surprendre sans leur laisser la possibilité de résister ou même de s'enfuir [allusion au passage des Portes ciliciennes par Alexandre en automne -333, que nous avons raconté dans notre paragraphe sur la campagne d'Anatolie]. Pour ma part, j'ai décidé que nous nous replierons en Sogdiane. L'Ochos nous servira de rempart pour arrêter l'ennemi, en attendant que les pays voisins envoient des renforts suffisants. Les Chorasmiens, les Dahes, les Saces, les Indiens et les Scythes au-delà du Tanaïs [en réalité l'Iaxarte/Syr-Daria], tous sont si grands que les soldats macédoniens leur arrivent tout juste à l'épaule !”. Ivres, tous s'écrièrent que c'était la meilleure solution. Bessos ordonna alors que le vin coulât à flot, comme si la guerre contre Alexandre devait s'achever à table", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 4.1-7). Malheureusement pour lui, ses alliés sogdiens et ses compatriotes bactriens ne partagent pas son point de vue. Les Bactriens supportent mal de devoir incendier leurs terres et leurs biens et s'empressent de le lâcher pour se rendre au conquérant. Les Sogdiens quant à eux ne veulent pas ressusciter l'Empire perse : ce qu'ils veulent, c'est éviter que leur pays soit envahi en créant un mur de feu qui incitera Alexandre à se tourner vers l'Inde. Bessos/Artaxerxès V est donc contraint de se replier sur la rive nord de l'Ochos/Amou-Daria avec les Sogdiens au dessein trouble ("L'armée de Bessos comptait huit mille Bactriens. Ils obéirent tant qu'ils crurent que la rudesse du climat inciterait les Macédoniens à marcher vers l'Inde. Mais quand l'arrivée d'Alexandre fut confirmée, ils rentrèrent dans leurs villages et abandonnèrent Bessos. Celui-ci franchit l'Ochos avec un groupe d'hommes restés fidèles, brûla les embarcations qu'ils avaient utilisées afin que l'ennemi ne pût pas s'en servir, et leva de nouvelles troupes en Sogdiane", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 4.20-21). Pour l'anecdote, parmi ces Sogdiens désormais majoritaires entourant le fugitif, Arrien mentionne pour la première fois Oxyartès, le père de Roxane, future épouse d'Alexandre ("Bessos s'empressa de traverser le fleuve Ochos, brûla ses bâtiments de transport et se retira à Nautaka en Sogdiane avec les Dahes et les cavaliers sogdiens conduits par Spitaménès et Oxyartès. Les cavaliers bactriens quant à eux abandonnèrent Bessos quand ils le virent chercher son salut dans la fuite", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 28.9-10). Sûr qu'aucune mauvaise surprise ne viendra sur ses arrières - ni d'Asie ni de Grèce -, Alexandre s'engage dans la région désertique qui sépare Bactres du fleuve Ochos. C'est une épreuve encore très pénible pour ses soldats ("Les hommes acceptaient de marcher la nuit car ils avaient la rosée et la fraîcheur de l'aube pour se délasser. La grosse chaleur au contraire arrivait dès le lever du soleil, l'air était si sec qu'il absorbait toute l'humidité, la bouche et le corps étaient brûlés intérieurement. Tous étaient déprimés, sans énergie, n'ayant ni envie de s'arrêter ni envie de continuer. Sur le conseil de ceux qui connaissaient le pays, certains avaient constitué des provisions d'eau : la soif se calmait pour un certain temps, puis on souffrait davantage du manque d'eau quand la chaleur devenait plus forte. On avalait de l'huile ou du vin quand on en avait, ce liquide apportait un tel soulagement qu'on ne se souciait pas d'en garder pour le lendemain. La voracité avec laquelle ils buvaient les rendait malades, ils ne pouvaient plus porter les armes ni avancer. Forcés de vomir l'eau qu'ils avaient ingurgitée, ils finissaient par envier ceux qui n'avaient rien à boire", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 5.5-8), mais qui réussit : les Grecs se précipitent dans les eaux du fleuve pour se désaltérer ("Le roi atteignit l'Ochos en début de soirée. Une bonne partie de l'armée n'avait pas pu le suivre. Il alluma des feux en haut d'une colline afin que les retardataires pussent se diriger. Les premiers arrivés se dépêchèrent de boire et de manger quelque chose pour reconstituer leurs forces, puis remplirent des outres, des récipients ou tout ce qui pouvait contenir de l'eau et partirent secourir leurs camarades. Certains moururent d'indigestion après avoir bu trop d'eau, on déplora plus de victimes qu'après une bataille", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 5. 13-15), puis le traversent sur des outres pleines de paille ("Le fleuve Ochos prend sa source dans le Caucase [géographie aberrante : l'Ochos/Amou-Daria naît en réalité dans la chaîne du Pamir], c'est le plus considérable qu'Alexandre dut traverser en Asie après ceux de l'Inde qui sont les plus grands connus. Il se jette dans la grande mer du côté de l'Hyrcanie [c'est-à-dire l'actuelle mer Caspienne, qui dans l'Antiquité s'étendait effectivement vers l'est : ce n'est qu'au XVIème siècle que l'Amou-Daria sera détourné de son lit aurifère, réduisant ainsi la largeur de la mer Caspienne et donnant naissance à l'actuelle mer d'Aral]. A cet endroit aucun moyen n'existe pour le traverser : sa largeur est de six stades, son lit est encore plus profond et plein de sable, son cours est extrêmement rapide, c'est difficile aussi d'y fixer ou d'y retenir des pilotis. On manquait de bois pour y jeter des ponts, tirer de plus loin ces matériaux et les rassembler aurait perdu un temps précieux, on recourut donc à l'expédient suivant : on emplit de paille et de sarments secs les peaux qui formaient les tentes des soldats, on les cousit de manière à les rendre imperméables, on les attacha entre-elles, et à par ce moyen l'armée traversa le fleuve en cinq jours", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 29.2-4 ; "Le roi resta en armes, sans boire ni manger, à l'endroit où l'armée devait passer. Il attendit pour se reposer que les derniers fussent arrivés. Il était si énervé qu'il ne dormit pas de la nuit. L'humeur ne fut pas meilleure le lendemain car il n'avait ni bateaux ni possibilité de construire un pont : la rive était désertique et ne comportait aucun bois. Poussé par la nécessité, il décida de collecter toutes les outres disponibles et les remplit d'herbes sèches. Les hommes traversèrent le fleuve couchés sur ces outres. Les premiers arrivés montèrent la garde en attendant leurs camarades. Grâce à ce procédé, cinq jours plus tard, toute l'armée se retrouva sur l'autre rive", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 5.16-18). Bessos/Artaxerxès V ne survit pas à cette nouvelle déconvenue : les Sogdiens, toujours soucieux de ne pas être envahis, et estimant que sa présence sur leur sol attirera immanquablement les envahisseurs, le kidnappent, et proposent à Alexandre de le leur livrer en échange de la paix ("Le roi était en route pour rattraper Bessos, quand il reçut des nouvelles de Sogdiane. Spitaménès, parmi les amis de Bessos, était celui qui en avait obtenu les plus hautes distinctions, mais aucune ne put le retenir de le trahir, même si personne ne considérait comme un crime le fait de nuire à Bessos qui avait tué le Grand Roi. Spitaménès lui-même avait présenté sa mauvaise action comme un désir de venger Darius III : en réalité, il détestait moins le crime que la réussite de Bessos. Après avoir appris qu'Alexandre avait franchi l'Ochos, il s'était attiré la complicité de Dataphernès et Catanès, deux hommes en qui Bessos avait toute confiance. Avec huit autres complices prêts à tout, ils avaient imaginés le stratagème suivant. Spitaménès avait confié à Bessos, en l'absence de témoins, qu'un complot fomenté par Dataphernès et Catanès se préparait, ceux-ci désirant le livrer vivant à Alexandre. Bessos avait rapidement arrêté les deux hommes. Ne sachant pas comment remercier Spitaménès du prétendu service rendu, partagé entre la reconnaissance et le désir de punir les coupables, il avait ordonné qu'on allât les chercher. Les complices avaient été amenés, apparemment les mains liées, mais quand Bessos, après leur avoir lancé un regard terrible, s'était précipité pour tenter de les frapper, ceux-ci avaient brusquement jeté le masque : ils l'avaient encerclé, l'avaient attaché malgré sa résistance, avaient enlevé le diadème de sa tête et arraché le vêtement dont il avait dépouillé le Grand Roi pour s'en vêtir", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 5.19-24 ; "Bessos, se considérant toujours comme un Grand Roi, offrit un sacrifice aux dieux puis invita ses amis à un festin. Dans la chaleur du vin, il se querella avec un de ses convives nommé “Bagodaras” au point qu'il l'aurait tué si les proches des deux hommes n'étaient pas intervenus pour les séparer. Celui-ci alla se réfugier dès la nuit suivante auprès d'Alexandre. Le roi l'accueillit favorablement, et lui offrit même des cadeaux pour que cet exemple lui attirât l'affection des autres officiers de Bessos, qui l'enchaînèrent finalement et l'amenèrent de force", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.82). Ce dernier envoie son camarade d'enfance Ptolémée s'emparer du prisonnier ("Alexandre avançait rapidement pour atteindre Bessos, quand des courriers de Spitaménès et Dataphernès vinrent lui proposer d'envoyer quelques chefs et un détachement pour lui remettre Bessos qu'ils avaient arrêté. A cette nouvelle, Alexandre ralentit sa marche. Il détacha en avant Ptolémée fils de Lagos avec trois compagnies de la cavalerie des hétaires, tous les archers et une grosse infanterie composée de la troupe de Philotas, mille hypaspistes, tous les Agriens et la moitié des hommes de trait. Ptolémée partit. Après avoir traversé en quatre marches le chemin de dix journées, il arriva au lieu où les barbares avaient campé la veille avec Spitaménès. Il y apprit que Spitaménès et Dataphernès balançaient dans leur résolution. Laissant en arrière l'infanterie qui devait le suivre en ordre de bataille, il se précipita avec sa cavalerie jusqu'à la cité où Bessos était retenu par quelques soldats, Spitaménès s'étant retiré avec les siens car n'osant pas le livrer lui-même. Ptolémée cerna la place, qui était fortifiée, et annonça aux habitants qu'ils n'auraient rien à craindre s'ils lui livraient Bessos. Ptolémée et ses troupes furent introduits dans les murs. Bessos fut capturé", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 29.6-7 et 30.1-3). Les sources anciennes diffèrent entre elles sur la façon dont Bessos/Artaxerxès V est déchu de son titre usurpé de Grand Roi : selon Aristobule il est attaché nu au bord d'une route par son ex-complice sogdien Spitaménès, selon Ptolémée c'est Alexandre lui-même qui l'expose ainsi ("[Ptolémée] députa vers Alexandre pour l'informer, et prendre ses ordres sur la manière dont Bessos devait lui être présenté : Alexandre répondit qu'il devait être exposé nu, attaché avec une corde à droite de la route où passerait l'armée. Ptolémée exécuta l'ordre. Alexandre arriva sur son char, s'arrêta, et demanda à Bessos : “Pourquoi as-tu trahi, chargé de fers et massacré ton Grand Roi, ton ami, ton bienfaiteur ?"”. Bessos répondit : “Ce ne fut pas de mon propre mouvement, mais de l'avis de tous les anciens compagnons de Darius III qui en agissant ainsi ont cru attirer tes faveurs”. Alexandre le frappa de verges pendant qu'un héraut répétait à haute voix ces reproches du roi. Après ce premier supplice, Bessos fut traîné à Bactres pour y subir sa peine. Tel est le récit de Ptolémée. Celui d'Aristobule diffère : il dit que ce sont les Perses Spitaménès et Dataphernès qui ont ainsi humilié Bessos avant de le livrer à Ptolémée puis à Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 30.3-5 ; "Alexandre atteignit le Tanaïs [en réalité l'Iaxarte/Syr-Daria]. On lui amena Bessos, enchaîné et totalement nu. Spitaménès lui avait passé une chaîne autour du cou et le tenait en laisse. Les barbares savourèrent autant ce spectacle que les Macédoniens. Spitaménès déclara : “J'ai vengé deux rois, Darius III et toi. En t'amenant celui qui a tué son souverain, nous avons suivi son exemple : si Darius III pouvait ouvrir les yeux et remonter des Enfers, cela le consolerait de sa mort injuste”. Après avoir chaudement félicité Spitaménès, Alexandre se tourna vers Bessos et lui demanda : “Quelle rage t'a pris de passer les chaînes à ton Grand Roi et ensuite de le tuer ?”. Bessos eut l'audace de reconnaître sa participation au meurtre, et de répliquer qu'en prenant le titre de Grand Roi il lui avait apporté la soumission de son peuple, et que s'il ne l'avait pas fait un autre aurait occupé le trône à sa place", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 5.35-39). Toutes sont du moins d'accord pour dire qu'Alexandre le maintient en vie pour pouvoir l'exécuter dans les formes plus tard, en guise d'avertissement à tous les usurpateurs potentiels ("Alexandre remit à plus tard la date de l'exécution, car il voulait qu'elle eût lieu à l'endroit où Darius III avait été tué", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 5.43).

  

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