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Le temps perdu

Parodos

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© Christian Carat Autoédition

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Les juifs face aux Grecs vainqueurs

  

Lettre dAristée

Tobit/Siracide

Maccabées 1/2

L’histoire de Cour

  

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La Lettre d’Aristée est un document de l’époque hellénistique, ayant la forme d’une lettre écrite à la première personne du singulier par un Grec qui ne dit pas son nom, adressée à un autre Grec appelé Philostrate. Dans cette lettre, le rédacteur explique pourquoi et comment les livres sacrés des juifs ont été traduits de l’hébreu en grec à Alexandrie d’Egypte, pour donner naissance à ce que la tradition appelle la Septante (de "Septuaginta" en latin, parce que ce travail a été réalisé par soixante-dix/septuaginta traducteurs), ou encore la Bible ("Bibl…a/Livre" en grec, qui apparaît pour la première fois dans le paragraphe 316 de cette Lettre d’Aristée, avec son sens moderne de "Livre [avec "L" majuscule] qui englobe tous les livres"). Beaucoup d’auteurs ont évoqué cette traduction grecque des livres juifs. Le plus ancien dont la mémoire collective a conservé le nom est Philon, dans la première moitié du Ier siècle, qui au livre II de sa Vie de Moïse y voit la preuve de la jalousie des Grecs vis-à-vis des juifs ("Autrefois, nos lois étaient écrites en chaldéen [c’est-à-dire en hébreu]. Elles restèrent longtemps en état, sans changement de langue, de sorte que leur beauté demeura cachée aux autres hommes. Mais certains, constatant la fidélité de ceux qui les pratiquaient et l’accroissement de leur réputation (les belles choses, même quand elles sont dissimulées par l’envie, finissent naturellement par resplendir à la moindre occasion favorable), jugeant mal que ces lois fussent réservées seulement à quelques barbares et que le monde hellénisé en fût privé, s’occupèrent à les faire traduire", Philon, Vie de Moïse II.26-27). Il en attribue la paternité à Ptolémée II Philadelphe, qu’il pare de toutes les vertus ("Une œuvre si importante et de portée si universelle revint non à la masse des simples particuliers ni des chefs, mais aux rois, au plus glorieux d’entre eux. Ptolémée surnommé “Philadelphe” fut le troisième roi d’Egypte après Alexandre. Par toutes les vertus qu’il témoigna dans son gouvernement, il fut le meilleur souverain non seulement de son temps mais encore de tous ceux qui ont jamais vécu, de sorte qu’aujourd’hui encore, après tant de générations, sa renommée est toujours intacte, ses nombreuses institutions et les monuments de sa magnanimité existent toujours dans les cités et les provinces de son royaume, au point que son nom “Philadelphe” est devenu une sorte de proverbe pour désigner une magnificence excessive et un zèle pour les splendeurs honorables. En résumé, les Ptolémées sont très au-dessus de toutes les autres familles royales, et parmi eux Philadelphe est le plus illustre", Philon, Vie de Moïse II.28-30). Puis, aux paragraphes 33 à 44 livre II de la même œuvre, il rapporte dans le détail comment la tâche a été accomplie. Flavius Josèphe, dans la seconde moitié du Ier siècle, aux paragraphes 12 à 118 livre XII de ses Antiquités juives, donne une version encore plus détaillée de l’événement, qu’il évoque encore rapidement aux paragraphes 42 à 47 livre II de son Contre Apion. Justin Martyr au IIème siècle y fait une brève allusion au paragraphe 31 de sa Première apologie. Irénée, encore au IIème siècle, à l’alinéa 2 paragraphe 21 livre III de son Contre les hérésies, y fait une autre allusion (ce passage d’Irénée est recopié par Eusèbe de Césarée aux alinéas 10 à 15 paragraphe 8 livre V de son Histoire ecclésiastique). Tertullien au même IIème siècle, au paragraphe 7 livre XVIII de son Apologétique, rapporte également la chose en quelques phrases, comme Clément d’Alexandrie, au tournant des IIème et III siècles, au paragraphe 22 livre I de ses Stromates. Eusèbe de Césarée au tournant des IIIème et IVème siècles, dans sa Préparation évangélique, aux paragraphes 2 à 5 livre VIII, ainsi qu’au paragraphe 9 du même livre de la même œuvre, apporte sa contribution au sujet, suivi par Epiphane au IVème siècle aux paragraphes 9 à 11 de son traité Sur les poids et mesures, et par saint Jérôme dans divers paragraphes trop nombreux pour que nous les citions tous ici. L’analyse entrecroisée de ces textes montre qu’ils puisent tous dans une source commune, certains passages de l’un n’étant qu’un copier-coller de l’autre, qu’Eusèbe de Césarée attribue nommément à un certain Aristée ("Voici ce qu’Aristée, homme éloquent ["lÒgioj"] par ailleurs, qui avait pris part à cet événement accompli sous le deuxième Ptolémée surnommé “Philadelphe”, rapporte", Préparation évangélique VIII.1). Eusèbe de Césarée s’appuie pour cela sur un passage d’une missive appartenant à cette source commune, rédigée par Ptolémée II à l’attention d’Eléazar le Grand Prêtre juif du Temple de Jérusalem, dans laquelle le nom Aristée apparaît ("Je t’envoie André le chef somatophylaque et Aristée, homme respectable de ma Cour ["timwmšnouj par¹m‹n"], pour conférer avec toi", Lettre d’Aristée 40). Dès la Renaissance, un rapprochement raisonné de ces textes a été entrepris pour reconstituer intégralement cette source commune originelle : une première version a été publiée par l’Allemand Simon Schard en 1561, popularisée par une traduction allemande en 1562 due au Saxon Justin Gobler, puis par une traduction française en 1563 due au Lyonnais Guillaume Paradin. Après différentes redites au cours des siècles, l’Anglais Henry Saint John Thackeray propose en 1902 une édition de référence, que complète encore l’Italien Raffaele Tramontano en 1931, puis le Français André Pelletier en 1955. C’est sur cette version exhaustive de 1955 que s’appuie notre présent alinéa.


De quand date la Lettre d’Aristée ? Les spécialistes sont très divisés sur cette question, qui est source de débats acharnés. Les uns situent sa rédaction juste avant Philon (le plus ancien auteur connu qui la recopie), soit au plus tôt dans la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C. Les autres la remontent au début du IIIème siècle av. J.-C., à l’époque du règne de Ptolémée II. La confrontation du contenu de cette lettre avec le contexte social alexandrin du IIIème siècle av. J.-C., nous incite pour notre part à incliner fortement vers la seconde hypothèse.


Pour bien comprendre le pourquoi et le comment de ce texte, nous devons nous intéresser d’abord à Alexandrie d’Egypte, ensuite à la communauté juive de cette cité.


La présence des juifs en Egypte est bien antérieure à l’arrivée d’Alexandre en -332. Certains ont été embauchés comme mercenaires dès l’époque de Psammétique Ier au VIIème siècle av. J.-C., d’autres fuyant la déportation vers Babylone après la prise de Jérusalem par le Babylonien Nabuchodonosor II en -587 ont été accueillis par Apriès au début du VIème siècle av. J.-C. Après la prise de Babylone par Cyrus II en octobre -539, on suppose qu’un donnant-donnant satisfaisant les deux parts a été conclu entre le roi perse et les juifs déportés dans cette cité, du genre : "Je veux que l’ordre règne dans Babylone, or cela n’est pas possible tant que les autochtones polythéistes et vous les monothéistes y vivrez. Je vous impose donc de quitter Babylone et de retourner habiter chez vous en Judée. En échange, je promets de vous aider à reconstruire votre pays, et d’abord votre Temple, et je vous propose de m’accompagner dans l’expédition que je projette contre l’Egypte d’Amasis, qui est moins judéophile que son prédécesseur Apriès, et de vous y céder des terres quand nous aurons vaincu". Cyrus II est mort avant d’avoir pu concrétiser son projet d’invasion de l’Egypte, qui a été finalement réalisé par son fils Cambyse II. L’armée de Cambyse II comprenait-elle des juifs ? La Lettre d’Aristée affirme que oui ("Beaucoup [de juifs] vinrent avec le Perse", Lettre d’Aristée 13). Et l’archéologie appuie cette affirmation en rappelant que la présence juive sur le poste-frontière d’Eléphantine s’accroit à la fin du VIème siècle av. J.-C., après la conquête de Cambyse II. L’attitude d’Alexandre à l’égard des juifs en -332/-331 est aussi ambigüe que celles de ces anciens souverains. On se souvient qu’au moment de la bataille d’Issos et du siège de Tyr, selon les paragraphes 302 à 325 livre XI des Antiquités juives de Flavius Josèphe, les autorités juives de Jérusalem ont choisi de rester neutres, contrairement à leurs voisins de Samarie qui ont apporté une aide militaire humaine et logistique au conquérant. Selon les paragraphes 325 à 339 du même livre de la même œuvre de Flavius Josèphe, après la chute de Gaza à l’automne -332, craignant d’être réprimandé pour sa neutralité, le Grand Prêtre Iaddous a décidé de s’agenouiller devant l’envahisseur grec. Après sa prise du pouvoir à Memphis Alexandre a accordé la citoyenneté aux juifs participant à la construction de la nouvelle Alexandrie à l’embouchure du Nil ("Alexandre le Grand, ayant bénéficié de l’aide active des juifs contre les Egyptiens, leur avait permis en récompense d’habiter la cité [d’Alexandrie] avec des droits égaux à ceux des Grecs", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.487). Que penser de cette installation juive à Alexandrie - des juifs de Jérusalem ayant accompagné Alexandre vers l’Egypte ? et/ou des juifs résidant en Egypte depuis plusieurs générations ? - et de cet accès à la citoyenneté ? Répétons encore une fois que les Alexandries originelles n’étaient pas les foyers de haute culture hellénistique qu’elles deviendront au fil des siècles, mais des bêtes camps militaires situés à des endroits stratégiques, ressemblant à des camps de concentration, dans lesquels on regroupait des vétérans hors service, des fortes têtes récalcitrantes qu’on voulait éloigner de l’armée et des grandes cités, et des populations douteuses dont on voulait s’assurer l’obéissance - par la force ("[Alexandre] ordonna qu’on fît venir en masse les habitants des cités voisines pour peupler la nouvelle cité", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.5) ou par la ruse ("Le roi Alexandre avait ordonné à Cléomène [son diocète en Egypte] de transporter le dépôt de marchandises de Canope vers la cité près de l’île de Pharos [c’est-à-dire Alexandrie d’Egypte]. Cléomène alla donc demander aux prêtres et aux propriétaires de Canope de venir s’installer dans la colonie fondée par Alexandre. Ceux-ci lui offrirent de l’argent pour ne pas déménager. Cléomène accepta cet argent et partit. Mais quand les travaux du nouveau dépôt furent bien avancés, il retourna voir les Canopiens et, pour s’assurer que l’ordre d’Alexandre serait exécuté, leur demanda une somme d’argent au-delà de leurs moyens : c’est ainsi qu’il contraignit les Canopiens, dans l’incapacité de payer cette forte somme, à déménager", pseudo-Aristote, Economique 1352a-b) -, auxquelles on accordait la citoyenneté uniquement pour les faire surveiller par les vétérans et les fortes têtes, que l’éloignement et la dangerosité du lieu obligeaient à s’entendre sous peine de disparaître. Si Alexandre a installé des juifs à Alexandrie d’Egypte, nous ne devons donc pas considérer cela comme une marque de considération ou comme une récompense, mais au contraire comme une preuve de sa méfiance à leur encontre, une façon de leur dire : "Vous prétendez m’être soumis ? Très bien. Montrez-le moi. Construisez-moi un poste-frontière à l’embouchure du Nil dans laquelle je vous octroierai un droit du sol et un droit électoral, et je vous croirai". La participation d’une population à la construction d’une Alexandrie n’est pas un honneur, mais une corvée, ou même une punition : la longue réticence de Iaddous et des Jérusalémites à se soumettre au conquérant durant tout le premier semestre -332, leur refus de l’aider à s’emparer de Tyr, nous permettent de penser que celui-ci leur ait finalement infligé une telle corvée ou une telle punition. Que des décennies et des siècles après le passage d’Alexandre en Egypte les juifs aient pu se glorifier des efforts fournis par leurs ancêtres pour bâtir Alexandrie, ne doit pas effacer le fait que ces efforts ont été consentis sous la contrainte (on pourrait dire la même chose des juifs de Lutèce ou de Rotomagus : que la communauté juive puisse aujourd’hui se glorifier légitimement d’avoir participé à l’Histoire de Paris ou à l’Histoire de Rouen, ne doit pas effacer le fait que l’installation de leurs ancêtres fondateurs à Lutèce ou Rotomagus n’a été consentie que parce que l’air leur était devenu irrespirable à Jérusalem ; plus généralement, on peut tenir le même raisonnement à propos des colons de tous les temps et de tous les pays : que les familles dirigeantes des Etats-Unis ou du Canada puissent aujourd’hui se glorifier légitimement d’avoir contribué à l’essor de leur patrie, ne doit pas effacer le fait que les efforts de leurs ancêtres fondateurs pour enrichir la Virginie ou le Québec n’ont été consentis que parce que l’air leur était devenu irrespirable à Londres ou à Paris). Durant l’hiver -332/-331, on se souvient par ailleurs que les Samaritains se sont révoltés, et qu’Alexandre les a réprimés au printemps -331. Hécatée d’Abdère cité par Flavius Josèphe dit qu’au terme de cette répression, le conquérant a puni les révoltés survivants en accordant à leurs voisins juifs de Jérusalem le droit de venir s’installer sur leurs terres en Samarie ("Ce n’est pas par manque d’habitants, qu’Alexandre réunit quelques-uns des nôtres pour peupler la cité qu’il avait fondée [Alexandrie d’Egypte] en leur accordant ce privilège [le statut de citoyen], mais parce qu’après avoir étudié la vertu et la fidélité de tous les peuples il estima le nôtre, au point même, selon Hécatée, de confier aux juifs la province de Samarie exempte de tribut", Flavius Josèphe, Contre Apion II.42-43) : cette décision sous-entend que la méfiance qu’il entretenait encore à l’encontre des juifs durant l’hiver -332/-331, au moment de la fondation d’Alexandrie d’Egypte, a laissé place au printemps -331 à une convergence d’intérêts via le calcul politique suivant : "Manifestement Samaritains et Judéens sont incapables de s’entendre et sont prêts à toutes les bassesses pour se nuire, or aujourd’hui les gens de Samarie sont contre moi, donc je dois m’allier avec les gens de Judée", elle semble signifier qu’un lopin de terre en Samarie vaut davantage qu’un lopin de terre à Alexandrie, et confirmer a posteriori que l’installation des juifs à Alexandrie durant l’hiver -332/-331 n’était qu’un pis-aller en attendant de savoir quoi en penser. Au Ier siècle, Philon dit qu’Alexandrie est divisée en cinq quartiers portant les noms des cinq premières lettres de l’alphabet grec, que les juifs vivent de façon éparse dans ces cinq quartiers, mais qu’originellement ils étaient regroupés dans deux quartiers ("La cité est divisée en cinq quartiers qui portent le nom des premières lettres de l’alphabet, deux de ces quartiers sont qualifiés de “juifs”, parce que la plus grande partie des juifs y habite, bien qu’ils soient épars et nombreux dans les autres", Philon, Contre Flaccus 55). Le même Philon dans sa Légation à Caïus, racontant la persécution des juifs alexandrins en 38 sous l’Empereur Caligula, dit encore que ceux-ci vivent de façon éparse et en très grand nombre dans les cinq quartiers, et que leurs adversaires les contraignent à se replier vers un unique quartier dans l’espoir de les y étouffer ("On chassa les juifs dans la cité entière. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, acculés dans un quartier étroit, pareil à une caverne, furent entassés comme de vils troupeaux, dans l’espoir qu’en peu de jours ils ne seraient plus qu’un monceau de cadavres. On comptait qu’ils périraient de faim, faute de provisions dont ils n’avaient pu se munir dans cette attaque imprévue et soudaine, ou que, resserrés dans cet espace étroit et brûlant, ils succomberaient à la corruption de l’air environnant et à l’épuisement des principes vitaux que cet air contenait", Philon, Légation à Caïus 124-125). Flavius Josèphe quant à lui, au paragraphe 495 livre II de sa Guerre des juifs, racontant des événements sous Néron, dit incidemment que les juifs alexandrins résident majoritairement dans le quartier Delta. Dans un autre passage de la même œuvre, Flavius Josèphe révèle que ce regroupement dans un unique quartier date de l’époque des Lagides, et qu’il avait pour but officiel de permettre aux juifs d’exercer leur religion sans crainte ("Les diadoques confirmèrent [aux juifs] ce privilège [le statut de citoyen], et leur assignèrent même un quartier particulier afin qu’ils pussent pratiquer pleinement leur religion sans avoir à se mêler aux étrangers", Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.488 ; cette affirmation semble confirmée par l’incipit d’un décret de l’Empereur Claude cité par Flavius Josèphe : "[Tibère] envoya aussi à Alexandrie et en Syrie, à la prière des rois Agrippa Ier et Hérode-Antipas, un édit conçu en ces termes : “Tiberius Claudius César Augustus Germanicus, grand-pontife, investi de la puissance tribunitienne, édicte : Attendu que depuis longtemps et dès l’origine les juifs d’Alexandrie ont cohabité avec les Alexandrins, et ont reçu des rois le statut même d’Alexandrins et l’égalité des droits civiques, comme on le voit clairement dans leurs lettres et édits [etc.]”", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIX.279-281), mais pour but officieux d’assurer l’ordre dans Alexandrie : le fait que les juifs soient contraints de se mettre à l’écart pour pratiquer leur religion suppose effectivement que cette religion est mal acceptée par les autres habitants de la cité, et pour le pouvoir lagide le regroupement dans un unique quartier est par ailleurs un bon moyen de les surveiller, et de les protéger ou les expulser rapidement si besoin. En résumé une relation très trouble s’est instaurée entre les cadres grecs lagides, la communauté juive et le reste de la population, les premiers jouant tantôt sur la deuxième contre la troisième ("Comme [Ptolémée Ier] connaissait la fidélité [des juifs] qui étaient depuis longtemps dans le pays, il établit des garnisons et les leur confia, pour tenir par eux en respect la population égyptienne", Lettre d’Aristée 36), tantôt sur la troisième contre la deuxième, contre les prétendants au pouvoir à l’intérieur de l’Egypte (en particulier après la bataille de Raphia en -217 que nous avons racontée dans notre paragraphe précédent, les autochtones égyptiens réclamant davantage d’autonomie de la part des autorités grecques d’Alexandrie auxquelles ils ont apporté la victoire), ou contre les Séleucides qui depuis la reconquête du Levant par Antiochos III menacent directement l’indépendance lagide (on pense à l’accueil que Ptolémée VI réserve au Grand Prêtre Onias IV malmené par Antiochos V, que nous raconterons dans un alinéa ultérieur). L’accroissement de la population juive et leur essaimage dans Alexandrie impliquent que les juifs, durant les trois siècles d’administration lagide, ont habilement profité de cette relation trouble avec le pouvoir lagide. Cela implique aussi que ce pouvoir lagide, pour désamorcer tout litige avec les juifs et maintenir sa relation avec eux contre les Egyptiens autochtones et contre les Séleucides, a eu besoin très tôt d’un texte commun de référence : la traduction de la Torah en grec, qui s’inscrit dans la mission générale du Musée que nous avons expliquée dans notre paragraphe précédent, consistant à collecter tout ce qui se publie et tout ce qui se pense dans le royaume et dans les royaumes voisins pour aider le roi à prendre des décisions politiques adéquates, découle de ce besoin d’un texte commun de référence.


Nous devons néanmoins relativiser cette conclusion. La réalisation de la Septante/Bible ne relève pas exclusivement de la volonté des Lagides, elle relève aussi de la volonté des cadres juifs, qui ne peuvent que constater et craindre l’influence profonde que le nouvel occupant grec exerce sur toutes les communautés à son contact, dont la communauté juive. Les Perses, anciens occupants, régnaient de la même façon que les Ottomans bien plus tard : dans la capitale de chaque satrapie, la présence d’un satrape entouré d’une petite garde perse, qui prélevait un impôt annuel destiné autant à lui-même pour assurer son train de vie, qu’à son Grand Roi à Persépolis pour lui prouver sa loyauté, était le seul signe de soumission des populations de cette satrapie au Grand Roi. Tant que ce satrape était respecté et que cet impôt annuel était payé, ces populations demeuraient libres de parler la langue de leur choix, d’écrire à leur guise en hiéroglyphes, en cunéiforme ou en caractères alphabétiques, de tirer bénéfice de la terre ou de la mer, de vendre ou d’acheter, de déclarer poivre ou de déclarer sel, de prier yin ou de prier yang, ou de ne prier à rien ni personne. A aucun moment durant les deux siècles d’hégémonie perse la religion juive n’a été menacée. Les Grecs arrivés avec Alexandre règnent d’une façon très différente. La source de leur puissance ne réside plus dans la royauté, qui s’est effondrée en Grèce depuis l’émergence de la démocratie au Vème siècle av. J.-C., grande fossoyeuse de basileus et de tyrans, mais dans le concept d’"œcuménie" né au lendemain de la dictature des Trente, selon lequel le monde est non pas une juxtaposition de peuples contraints de s’affronter en permanence pour exister, mais une "grande demeure/o„koumšnh" (dérivé d’"o‹koj/maison") où chaque habitant doit composer avec les autres, une "grande cité/kosmÒpolij" (de "kÒsmoj/monde, univers" et "pÒlij/cité") où chaque individu régule ses raisons individuelles avec le vivre-ensemble. Autrement dit, pour un Grec de l’ère hellénistique, l’individu n’est pas un objet passif soumis à la volonté d’un ou de plusieurs dieux, ni un sujet docile contraint d’obéir à un basileus ou un tyran prétendu supérieur, mais un être libre de suivre sa propre voie dès lors que cette voie ne nuit pas au vivre-ensemble. Cette pensée œcuménique ou cosmopolite explique autant les soulèvements permanents contre le pouvoir royal - l’autorité des Antigonides, des Séleucides et des Lagides reste incertaine, démembrée et remembrée constamment au point qu’elle ne signifie rien parce qu’elle n’a jamais assez de fond ni de durée pour imposer quoi que ce soit aux peuples qu’elle veut gouverner -, que le succès de l’hellénisation dans tout l’empire conquis par Alexandre, devenu par sa mort prématuré le garant divinisé et omniscient de cet œcuménisme : un homme d’Antioche préfère naturellement se sentir "cosmopolite/citoyen du monde" que "citoyen des Séleucides", un homme d’Alexandrie d’Egypte préfère naturellement se sentir "cosmopolite/citoyen du monde" que "citoyen des Lagides". Le ciment de cette "cosmopolis/cité mondiale" aux frontières inexistantes ou du moins très poreuses, est la culture grecque, matérialisée d’abord par la langue grecque, ensuite par les bâtiments qui l’enseignent et la véhiculent (les écoles, les gymnases, les théâtres), gérés directement par les citoyens au niveau régional et non pas par le roi depuis sa Cour d’Antioche ou d’Alexandrie : c’est l’individu hellénisé, peu importe qu’il soit ou non d’origine grecque, qui impose sa volonté au roi, et non plus le contraire comme à l’ère mycénienne ou au début des Ages obscurs. La communauté juive n’échappe pas à cette séduction mondialiste hellénisante. L’abondance des documents littéraires et archéologiques conservés la concernant, autant que l’importance du rôle qu’elle jouera quand les Romains imposeront leurs légions dans toute la Méditerranée orientale, nous obligent à nous arrêter un instant sur ce sujet. A l’époque de Cyrus II, on se souvient qu’une division est apparue chez les juifs, entre les nationalistes emmenés par Ezékiel et les universalistes emmenés par Isaïe II, ceux-ci simplement désireux de recouvrer une indépendance politique sur le territoire jérusalémite de leurs ancêtres, ceux-là désireux au contraire d’abolir les frontières de Jérusalem et d’étendre le domaine de Yahvé à la terre entière, et d’embrasser une vie missionnaire dans les pas du Mashiah Cyrus II vers les nations du bout du monde pour leur apprendre la "bonne nouvelle" ("eÙaggel…a/évangile" en grec) de l’existence d’un Dieu capable de les rassembler. Le gouvernement souple des Perses a permis d’éviter la rupture : jamais les successeurs de Cyrus II n’ont interdit aux partisans d’Ezékiel de reconstruire leurs maisons et d’accomplir leurs rites à Jérusalem - au contraire ils les ont fortifiés, comme en témoignent les livres d’Esdras et de Néhémie -, tandis que les partisans d’Isaïe II ont eu tout loisir de voyager aux quatre coins de l’Empire pour y enseigner leur nouvelle alliance avec Yahvé. Tout change avec les Grecs. Contrairement aux Perses, qui se contentaient d’imposer un gouverneur dans chaque province - par exemple un tirshata (pour reprendre le terme mystérieux du verset 8 chapitre 1 d’Esdras) à Jérusalem -, les Grecs occupent massivement, physiquement, matériellement, les terres conquises par Alexandre, et même quand ils ne les occupent pas leur culture s’y insinue en minant irrésistiblement les traditions locales. A Jérusalem, nous verrons cela dans nos alinéas et paragraphes ultérieurs, les nationalistes héritiers d’Ezékiel voient vite le danger et tenteront de radicaliser leur discours, sans parvenir à s’imposer. Et même chez les universalistes héritiers d’Isaïe II partout ailleurs, par exemple à Alexandrie d’Egypte, si on accepte volontiers de voir en Alexandre le nouveau Mashiah rassembleur de toutes les nations, on s’inquiète pareillement : la séduction de la culture grecque est telle dans les cœurs et dans les esprits qu’on éprouve le besoin de lui créer des barrières, ou, pour reprendre l’expression du paragraphe 139 de la Lettre d’Aristée, des "clôtures sans brèche et des murailles de fer" ("Le spécialiste de la Loi […] nous a entourés d’une clôture sans brèche et de murailles de fer ["¢diakÒpoij c£raxi kai sidhro‹j te…cesin"] pour éviter la promiscuité avec les autres peuples et pour que, purs de corps et d’âme, libres de vaines croyances, nous adorions le Dieu unique et tout-puissant à l’exclusion absolue de toutes les créatures"), expression qu’on retrouvera littéralement sous la plume ironique des esséniens dans l’Ecrit de Damas - que nous commenterons dans le prochain paragraphe - pour désigner les pharisiens. Car si on parle en grec, si on lit en grec, si on pense en grec, si on se comporte en tout comme les Grecs, que reste-t-il du judaïsme ? Le phénomène qu’on observe à Alexandrie à l’époque des Lagides est le même qu’on observera plus tard en France : au sortir de la deuxième Guerre Mondiale en 1945, des Portugais et des Espagnols fuyant le fascisme préservé de Salazar et de Franco, des Italiens fuyant le fascisme renversé de Mussolini, viendront s’installer en France sans parler français, la deuxième génération bilingue sera partagée entre le rejet et l’amour de la France, entre le désir du retour au pays et le désir de jouer un rôle politique et social en France, la troisième génération et les suivantes quant à elles, parlant français sans accent et ignorant la langue portugaise ou espagnole ou italienne des grands-parents, sera pleinement intégrée à la masse des citoyens français ordinaires. En l’absence de tout référent religieux, le scénario face à une culture ouverte est toujours le même : en à peine cinquante ans, les héritages s’émoussent, s’infléchissent, s’oublient. Nul doute que dès la fin du IVème siècle av. J.-C. les cadres juifs d’Alexandrie, héritiers d’Isaïe II, proto-pharisiens, sont confrontés au même dilemme : comment maintenir une bonne relation avec les Grecs, sans que cette relation signifie la dilapidation du patrimoine juif ? comment s’intégrer au monde grec, sans que cette intégration équivaille à une perte de l’identité juive ? Les juifs venus s’installer à Alexandrie en -332 pensaient et parlaient certainement en hébreu, ou en démotique (parmi ceux qui vivaient en Egypte avant -332), ou en araméen (langue franque de l’Empire perse) : vingt-cinq-ans plus tard leurs enfants vivent au quotidien dans un environnement grec, ils doivent pour cela penser et parler en grec, et plus encore leurs petits-enfants de la génération suivante, à l’extrême fin du règne de Ptolémée Ier. L’adoption d’une traduction grecque de la Torah est un bon compromis : aux jeunes générations qui ne savent plus l’hébreu, et qui par conséquent ne lisent plus la Torah ou en écrivent des mauvaises versions grecques, les cadres juifs veulent offrir une version de référence, approuvée par eux, pour marquer une frontière, une ligne établissant clairement ce qui est acceptable pour le judaïsme et ce qui ne l’est pas. Pour l’anecdote, Philon que nous avons évoqué au tout début de la présente étude est un parfait représentant de cet équilibre recherché entre concessions à la culture grecque et préservation de la religion juive : portant un nom grec, parfaitement hellénophone - son œuvre monumentale en témoigne, qui puise ses citations dans la Septante/Bible en grec et non pas dans la Torah en hébreu, certains exégètes pensent même que Philon ne sait pas parler hébreu -, indifférent au discours et au sort des autorités juives du Temple de Jérusalem, il s’évertue à relier la Torah aux concepts hellénistiques de citoyenneté cosmopolite ("Tout homme soumis à la Loi [de Moïse, c’est-à-dire à la Torah] est par là-même citoyen du monde, puisqu’il conforme ses actions à la volonté de nature, sur laquelle se règle aussi l’administration de l’univers", Sur la création 3) et d’œcuménie/cité mondiale ("Le vrai Temple de Dieu est le monde tout entier, il a pour sanctuaire la partie la plus pure de l’essence des choses, le ciel, pour offrandes votives les astres, et pour prêtres les anges", Sur les lois spéciales/Peri twn en merei diatagmatwn I.66), mais en même temps il passe son temps à condamner ses frères juifs qui imitent les Grecs en s’adonnant aux relations extra-conjugales (cf. les paragraphes 72 à 75 livre III de la même œuvre), en participant aux Mystères en l’honneur des dieux grecs (cf. paragraphes 318 à 323 livre I de la même œuvre), en refusant la circoncision (cf. paragraphe 1 livre I de la même œuvre), en ne respectant pas le sabbat (cf. paragraphes 56 à 69 livre II de la même œuvre).


La traduction de la Torah en grec découle ainsi d’une double cause : les rois lagides veulent une version grecque approuvée par les cadres juifs pour pouvoir dire à tous les juifs qui habitent dans leur royaume : "Vous avez le droit de faire ceci parce que je vous l’autorise, mais vous n’avez pas le droit de faire cela parce que la Septante/Bible approuvée par vos chefs, vos guides spirituels, vos maîtres en religion, qui n’est que la traduction grecque de votre Torah, vous l’interdit" (au paragraphe 37 de la Lettre d’Aristée, en informant le Grand Prêtre Eléazar avoir réparé les "passions du peuple" à l’encontre des juifs ["J’ai rendu à la liberté plus de cent mille [juifs] qui étaient prisonniers de guerre, en indemnisant leurs maîtres et en prenant soin de réparer tous les dommages causés par les passions du peuple"], Ptolémée II confirme indirectement que des différends éclatent sans arrêt entre Grecs, Egyptiens autochtones et juifs, et que l’adoption d’un texte législatif commun entre juifs et non-juifs est une nécessité urgente pour mettre fin à ces différends qui engendrent beaucoup de désordres ; le fait que, selon le paragraphe 8 livre XVIII de l’Apologétique de Tertullien que nous avons cité dans notre paragraphe précédent, la version officielle de la Septante/Bible sera déposée dans la bibliothèque publique du Sérapéion, en plein cœur d’Alexandrie, et non pas dans la bibliothèque royale du Bruchium, découle sans doute du besoin de la rendre immédiatement accessible aux juges lagides et aux rabbins pour résoudre rapidement les litiges ordinaires entre Grecs et juifs dans la cité), et les cadres juifs veulent aussi une version grecque unique pour mieux condamner toutes les autres versions grecques en circulation, réalisées par leurs propres enfants et petits-enfants fréquentant l’école d’Isocrate, les gymnases et les théâtres, qu’ils jugent trop complaisantes avec la culture grecque (telle est le but de la malédiction que ces cadres juifs profèrent à la fin de leur travail de traduction : "Ceux qui prétendront désormais obéir à une version grecque de la Torah différente de notre Septante/Bible, seront considérés comme des faussaires et exclus de la communauté juive" ["[Les traducteurs], pour rendre le texte immuable, prononcèrent selon l’usage une malédiction contre quiconque en retoucherait la lettre, soit en le rallongeant, soit en l’altérant si peu que ce fût, soit en y retranchant", Lettre d’Aristée 311]). Bref, on est loin de la cause avancée par Philon que nous avons cité au début du présent alinéa : si une version grecque de la Torah s’est imposée à Alexandrie d’Egypte, ce n’est pas seulement parce que les Grecs l’ont voulu, pour des raisons esthétiques ou philosophiques, pour embellir la Bibliothèque du Musée, parce que la Torah serait soi-disant un texte parfait et sublime, très supérieur à toutes les œuvres grecques au point que les Grecs par jalousie auraient voulu l’adapter dans leur langue afin de se l’approprier, mais pour des raisons politiques et sociales pressantes partagées par les Grecs et par les cadres juifs, qu’on peut synthétiser en une formule : pour les Grecs, les juifs sont encore trop juifs, alors que pour les cadres juifs, les juifs ne sont plus assez juifs. La situation ressemble au fond à celle que nous connaissons en France en l’an 2000 avec la communauté musulmane. En voyant la majorité des musulmans intégrer la culture française, les cadres musulmans craignent de voir l’identité musulmane disparaître, ils s’évertuent donc à distiller les malentendus les plus susceptibles d’agacer, de choquer, de cliver : "Pour encaisser les allocations logement, les allocations chômage, les allocations parentales, nous sommes Français, mais nous refusons que nos fils et nos filles se baignent ensemble à la piscine, ou que nos fils se fassent soigner par des doctoresses, ou que nos filles se fassent soigner par des docteurs, parce que cela est contraire aux pratiques de nos aïeux, sur ces derniers points nous ne sommes plus Français, nous réclamons un statut à part", et leurs discours provoquent altercations, condamnations, rejet de la part des Français non-musulmans, et nécessité de légiférer chez les autorités françaises. De même, en voyant la majorité des juifs intégrer la culture grecque, les cadres juifs de l’ère hellénistique craignent de voir l’identité juive disparaître, ils s’évertuent donc à encourager les résistances, par exemple dans l’armée - où Ptolémée II, dans le paragraphe 37 précité de la Lettre d’Aristée, révèle que des juifs ont été incorporés aux côtés de Grecs et d’Egyptiens autochtones ("Ceux qui sont dans la fleur de l’âge ont été placés dans l’armée, ceux qui présentaient des aptitudes pour mon propre service et méritaient une charge à la Cour y sont entrés") - : "Pour toucher la solde, nous sommes Grecs, mais nous refusons que nos enfants aillent au combat tel jour parce que c’est sabbat, ou qu’ils participent à la corvée de patates tel autre jour parce que c’est Pâque, ou qu’ils fassent ceci et exécutent cela parce que raison Laurel ou raison Hardy, sur tous ces points qui sont contraires à nos traditions nous ne sommes plus Grecs, nous réclamons un statut à part", et ces résistances provoquent bagarres et haines de la part des soldats non-juifs, et nécessité de légiférer chez les autorités lagides. Mais ces discours n’empêchent pas que la majorité des jeunes soldats juifs pense en grec et fréquente l’agora, de même que la majorité des musulmans de l’an 2000 pense en français et fréquente les discothèques, les cafés, les universités, les forums. L’un des rapporteurs de la Lettre d’Aristée que nous avons mentionné plus haut, saint Jérôme, alimente indirectement cette thèse en rappelant que les juifs chargés de réaliser la Septante/Bible ne sont pas des inspirés, comme les prophètes de jadis ou les évangélistes chrétiens plus tard, mais bien des traducteurs, c’est-à-dire non pas des créateurs qui fixent des textes inédits par l’écriture, mais des analystes qui comparent des textes préexistants pour en vérifier la pertinence ("J’ignore qui le premier a inventé cette fable racontant qu’on aurait bâti à Alexandrie soixante-dix cellules pour y mettre chacun [des soixante-dix traducteurs], qui séparé de ses congénères aurait néanmoins réalisé la même traduction. Nous ne voyons rien de semblable chez Aristée qui était garde de Ptolémée II, ni dans [Flavius] Josèphe qui a écrit longtemps après lui, ceux-ci nous apprennent au contraire que les Septante réunis dans un temple travaillèrent de concert à cette traduction, qui ne fut pas une inspiration. Une grande différence existe effectivement entre un prophète et un traducteur ["interpres" en latin] : le premier ressent les choses qu’il prédit, alors que le second par son érudition et sa volubilité adapte à sa manière les pensées d’autrui", Lettre à Didier sur la traduction du Pentateuque). Saint Jérôme s’appuie sur l’unique passage de la Lettre d’Aristée évoquant le travail concret de ces traducteurs, le paragraphe 302, qui affirme clairement que les soixante-dix juifs réunis à Alexandrie ne partent pas d’une page blanche, au contraire ils partent d’une multitude de prétendues Torahs hellénisées qui se propagent partout en Egypte, dont ils veulent réduire le nombre à une seule qui sera la plus proche de la Torah hébraïque, par sélections et corrections ("Ils procédèrent au travail en se mettant d’accord entre eux sur chaque point par confrontation. Du texte résultant de leur accord, Démétrios faisait réaliser une copie en bonne forme"). En fin de compte, on peut même dire qu’il s’agit moins de traduire que de donner ou non un satisfecit aux textes en circulation, ce qui explique pourquoi la tâche est accomplie en si peu de temps, soixante-douze jours selon la tradition fondée sur le paragraphe 307 de la Lettre d’Aristée. Ceci suppose que ces textes en circulation sont si nombreux et si appréciés par les juifs hellénisés qui les fabriquent, qu’on ne peut pas simplement les brûler, les condamner, les passer sous silence : la meilleure façon de réduire leur influence, est de tous les lire pour en tirer une moyenne en écartant ceux qui dérivent trop de la Torah hébraïque, et d’officialiser l’adoption de cette compilation moyenne. C’est la technique à laquelle on recourt souvent en politique : on adopte une nouvelle loi moyenne pour corriger toutes les lois existantes inadaptées ou incomplètes ou dépassées ou inexactes, qui favorisent les abus et les aberrations. Notons par ailleurs que la Septante/Bible racontée dans la Lettre d’Aristée ne s’étend pas à tout le Tanakh, elle se limite aux cinq livres de la Torah (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres et Deutéronome) ou Pentateuque en grec ("Pent£teucoj", de "pšnta/cinq" et "teàcoj/urne, coffre"), c’est-à-dire aux seuls textes fondateurs et législatifs (les paragraphes 301 à 317 de la Lettre d’Aristée, pour désigner la Septante/Bible, utilisent spécifiquement les mots "Nomos/NÒmoj" ["Loi" en grec, équivalent de "Torah" en hébreu] et "Nomothète/Nomoqšthj" ["Législateur" en grec]) : l’urgence est telle que dans un premier temps mieux vaut se contenter de l’essentiel - "Vous, jeunes juifs de la deuxième ou troisième génération, voilà d’où vous venez, et voilà ce que vous devez faire et ne pas faire pour rester juifs" -, la traduction de l’Histoire du peuple juif consignée dans Josué, Juges, Rois et les autres livres viendra plus tard.


Aristée, prétendu auteur du document, se présente comme un proche de Ptolémée II auquel il s’adresse directement, comme l’intime d’un certain Sosibios de Tarente et d’un somatophylaque royal nommé André ("J’ai pensé que le moment était venu d’aborder la question dont j’avais discuté plus d’une fois avec Sosibios de Tarente et André le chef somatophylaque ["¢rciswmatofÚlax"], concernant la libération des hommes déportés de Judée par le père du roi", Lettre d’Aristée 12), comme un contemporain de l’événement qu’il veut authentifier ("J’étais là quand [le roi] posa la question", Lettre d’Aristée 10 ; "Dès notre arrivée, nous avons pu contempler la cité", Lettre d’Aristée 83 ; "On m’a conduit à plus de quatre stades de la cité, et on m’a demandé de me pencher à un certain endroit pour entendre le bruit des eaux. C’est ainsi que j’ai pu constater les dimensions considérables des réservoirs", Lettre d’Aristée 91 ; "Quel émerveillement, quand nous avons vu officier Eléazar dans son majestueux habit sacerdotal", Lettre d’Aristée 96 ; "Nous étions montés sur le promontoire voisin, et de là nous regardions", Lettre d’Aristée 100 ; "J’expose les faits exactement comme ils ont eu lieu, en répudiant toute erreur. Car, plein d’admiration pour les propos [des Septante], je m’en suis procuré une copie auprès des scribes qui consignent en détails les audiences et les réceptions royales", Lettre d’Aristée 297). Il révèle que la présence des juifs s’est accrue en Egypte à l’époque d’une campagne de Ptolémée Ier au Levant, que Ptolémée Ier lui-même en a intégré une partie à son armée ("Quand le père du roi [c’est-à-dire Ptolémée Ier Soter, père de Ptolémée II Philadelphe] envahit tout le territoire de Koilè-Syrie et de Phénicie, il assit sa victoire en déplaçant les uns, en emprisonnant les autres, en soumettant tout par les craintes qu’il inspirait. C’est à cette époque qu’il déporta près de cent mille juifs vers l’Egypte. Il en arma environ trente mille parmi les meilleurs et les installa en garnison dans le pays", Lettre d’Aristée 12-13) et que ses soldats ont amenés les autres en Egypte comme esclaves pour les vendre, et que depuis cette campagne des familles juives errent en Egypte, plus particulièrement dans les villes ("Dans toutes les grandes cités qui produisent un bien-être proportionné à leur importance, on observe un accroissement de population en même temps qu’un délaissement des campagnes, parce que chacun suit son penchant naturel en espérant y trouver des conditions de vie plus plaisantes. Ce fut le cas pour Alexandrie, qui surpasse toutes les autres cités par son importance et son confort. Les campagnards qui venaient y séjourner, prolongeaient leur séjour, laissant leurs champs dans un piteux état. Pour mettre fin à cela, le roi défendit par écrit qu’on restât dans la cité plus de vingt jours, et donna des moyens aux tribunaux pour qu’on jugeât les contrevenants en seulement cinq jours : dans chaque nome, il institua des chrématistes ["crhmatist»j", "chargé de mission", dérivé de "crÁma/chose, affaire"] avec leur personnel pour appliquer ces mesures auxquelles il était très attaché. Il empêcha ainsi que les fermiers et leurs employés, en cherchant fortune, réduisissent les approvisionnements de la cité et ses propres profits agricoles", Lettre d’Aristée 108-111). Aristée dit ensuite que Démétrios de Phalère, chargé de compiler des livres pour la Bibliothèque du Musée ("Chargé de la Bibliothèque royale, Démétrios de Phalère reçut des sommes importantes pour réunir, au complet si possible, tous les ouvrages parus dans le monde entier. En procédant à des achats et à des copies, il réussit à mener à bien, dans la mesure de ses moyens, le projet du roi", Lettre d’Aristée 9), pense avoir découvert dans le Tanakh des juifs un bon moyen d’accomplir sa tâche en peu de temps et avec peu d’argent ("J’étais là quand [le roi] posa la question [à Démétrios de Phalère] : “Combien de dizaines de milliers de volumes y a-t-il ?”. Il répondit : “Plus de vingt, ô roi, mais je compte m’arranger pour atteindre rapidement cinq cent mille”", 10) : au lieu d’acheter tous les livres du monde qui n’ont pas toujours grand intérêt, pourquoi ne pas faire traduire ce Tanakh qui compile toute l’Histoire du Moyen Orient - c’est ce là que vient l’acception moderne du mot "Bible/Bibl…a", au sens de "Livre qui contient tous les livres" -, et qui permettrait de mieux connaître ces juifs qui grouillent actuellement dans le royaume ? Ptolémée II donne son accord ("“On m’a appris que les juifs ont des lois ["nÒmimoj", littéralement "tout ce qui relève de l’usage, de la coutume", dérivé de "nÒmoj"] qui mériteraient d’être copiées et intégrées à ta Bibliothèque.” “Qu’est qui t’en empêche, dit le roi, puisque tu disposes de tout le nécessaire ?”. Démétrios répondit : “C’est qu’il faudrait les traduire. Les Juifs, comme les Egyptiens, utilisent des caractères spéciaux, leur langue aussi est particulière, elle ressemble au syriaque mais elle est différente” Quand le roi apprit cela, il ordonna qu’on écrivît au Grand Prêtre des juifs pour que le projet fût exécuté", Lettre d’Aristée 10-11). Aristée en personne propose de coupler ce projet à un stratagème permettant de débarrasser l’Egypte de tous ceux qui, parmi les juifs, coûtent en rations alimentaires et ne rapportent rien, c’est-à-dire les vieux, les femmes, les enfants ("Comme je l’ai dit, [Ptolémée Ier] choisit des sujets d’élite, jeunes et vigoureux, pour en faire des soldats, laissant tous les autres, les vieux, les trop jeunes, les femmes, être réduits à l’état d’esclaves, moins par sa propre volonté que sous la pression de ses soldats réclamant une récompense après leurs efforts victorieux en campagne. Je trouvai que [le projet de Démétrios de Phalère de traduire les textes juifs] était une occasion pour libérer ces gens. Je m’adressai donc au roi", Lettre d’Aristée 14) : on normalisera la relation avec les prêtres de Jérusalem en faisant traduire les lois juives par des spécialistes de leur choix et en reconnaissant officiellement cette traduction comme le seul texte qui régulera les relations avec les juifs intégrés dans l’armée lagide ou esclaves dans les campagnes - c’est-à-dire les plus robustes et les plus productifs -, en échange les prêtres de Jérusalem devront militer pour le retour à Jérusalem de tous les autres, qu’on n’hésitera pas si besoin à éjecter vers la Judée à coups de pied dans les fesses sous prétexte de les libérer ("Comment peut-on projeter légitimement de copier et de traduire les textes des juifs, alors qu’un grand nombre d’entre eux sont actuellement réduit à l’état d’esclaves dans ton royaume [c’est Aristée qui s’adresse au roi] ? Pour que ta grandeur d’âme soit vraiment manifeste, libère-les donc de leur condition misérable", Lettre d’Aristée 15). Ptolémée II hésite un temps ("[Le roi] leva la tête, et demanda avec un regard encourageant : “Combien de dizaines de milliers estimes-tu qu’ils sont dans cet état ?”. André qui était présent déclara : “A peine plus de cent mille”. Il répliqua : “Ce n’est pas rien, ce qu’Aristée me demande !”. Sosibios et plusieurs témoins de la conversation dirent alors : “Mais ce serait digne de ta grandeur d’âme, que d’offrir la libération d’un aussi grand nombre de sujets en action de grâces au plus grand des dieux”", Lettre d’Aristée 19), mais accepte finalement, et envoie Aristée avec une délégation vers Jérusalem rencontrer le Grand Prêtre Eléazar ("Je t’envoie André le chef somatophylaque et Aristée, homme respectable de ma Cour, pour conférer avec toi", Lettre d’Aristée 40).


De quand date la Lettre d’Aristée ? Cette question que nous nous sommes posée au début de notre étude revient à nous intéresser au contenu même de cette lettre, plus précisément à la relation qu’ont entretenue Ptolémée Ier et son fils Ptolémée II. Dans notre précédent paragraphe, nous avons vu que Démétrios de Phalère a perdu sa charge de Conservateur du Musée justement au moment de l’intronisation de Ptolémée II, et a même été emprisonné et peut-être empoisonné parce que celui-ci voulait le punir de sa tentative de le spolier du trône. Par conséquent la scène des paragraphes 10 et 11 montrant Démétrios de Phalère et Ptolémée II dialoguant courtoisement sur la nécessité de traduire le Tanakh, soit est totalement inventée, soit remonte à avant la mort de Ptolémée Ier durant l’hiver -283/-282, à l’époque où son fils le futur Ptolémée II n’était qu’un prince héritier aux pouvoirs limités. Ensuite, nous avons dit que la présence des juifs en Egypte a toujours été importante, et qu’ils ont probablement participé à la construction d’Alexandrie. Et nous avons vu dans notre paragraphe précédent que Ptolémée Ier a effectivement conduit trois campagnes vers le sud Levant, en -319 au moment de la mort du régent Antipatros, en -312 contre Démétrios Poliorcète fils d’Antigone le Borgne, et en -301 au moment de la bataille d’Ipsos. On peut très bien imaginer que la campagne de Ptolémée Ier au Levant évoquée dans la Lettre d’Aristée soit l’une de ces trois campagnes. On peut encore imaginer qu’à cette occasion, lui-même et ses soldats aient capturé une partie des Levantins, dont les juifs, pour les emmener en Egypte comme soldats ou comme esclaves (selon la Chronique de saint Jérôme, inspirée par la Chronique aujourd’hui perdue d’Eusèbe de Césarée, son contemporain Séleucos Ier agit aussi abruptement avec les juifs de son royaume la deuxième année de la cent vingt-deuxième olympiade, c’est-à-dire en -291 ["Séleucos Ier transfère les juifs dans les cités qu’il a construites, en leur accordant la citoyenneté et des droits égaux à ceux des Grecs"]). Pour notre part, nous inclinons vers la campagne de -312, en nous fondant sur plusieurs documents. Hécatée d’Abdère contemporain des faits, proche de Ptolémée Ier, dont nous n’avons pas conservé les œuvres mais cité par Flavius Josèphe, dit que les juifs sont très contents d’être conquis par les troupes lagides et partent tout joyeux vers l’Egypte ("Hécatée d’Abdère quant à lui, philosophe et homme d’action réputé qui fleurit en même temps que le roi Alexandre et qui vécut auprès de Ptolémée Ier fils de Lagos, a parlé de nous non pas incidemment mais en détails dans un livre spécialement consacré aux juifs, dont je veux brièvement parcourir quelques passages. Je rappelle d’abord le contexte. Il évoque la bataille livrée près de Gaza par Ptolémée contre Démétrios : celle-ci eut lieu onze ans après la mort d’Alexandre, dans la cent dix-septième olympiade, comme le rappelle Castor qui inscrit sous cette olympiade : “A cette époque Ptolémée fils de Lagos vainquit en bataille rangée à Gaza Démétrios surnommé « Poliorcète » fils d’Antigone”, or tout le monde s’accorde pour dire qu’Alexandre mourut dans la cent quatorzième olympiade. […] Hécatée dit qu’après la bataille de Gaza, Ptolémée devint maître de la Syrie et que beaucoup des habitants, informés de sa douceur et de son humanité, voulurent partir avec lui pour l’Egypte et associer leurs destinées à la sienne. Il déclare : “Parmi eux se trouvait Ezéchias le Grand Prêtre des juifs [personnage inconnu par ailleurs, autant dans la littérature grecque que dans la littérature juive ; au moment de la bataille de Gaza en -312, le Grand Prêtre est Onias Ier, fondateur de la dynastie sacerdotale des "Honiyya" hellénisés en "Oniades" en raison de leur entente relative avec les dominants grecs : faut-il déduire qu’Ezéchias est le premier nom d’Honiyya/Onias Ier ?], âgé d’environ soixante-six ans, très estimé par ses compatriotes, intelligent, éloquent, rompu à la politique […]”. Revenant sur ce personnage, il ajoute : “Cet homme digne avec lequel je fus en relation, réunit certains proches [de Ptolémée ? d’Hécatée d’Abdère ?] pour leur parler des singularités de son peuple, de l’établissement des juifs dans leur pays, de leur constitution, qui étaient consignés par écrit [allusion à la Torah]”. Hécatée montre encore comment nous nous comportons à l’égard des lois, que nous préférons subir toutes les souffrances plutôt que les transgresser, et que nous plaçons là notre honneur : “Ni les sarcasmes de leurs voisins et de tous les étrangers qui les visitent, dit-il, ni les outrages répétés des rois et des satrapes perses ne peuvent les détourner de leurs croyances, pour ces lois ils affrontent sans se défendre les coups et les morts les plus terribles, plutôt que renier les coutumes de leurs ancêtres”", Flavius Josèphe, Contre Apion I.183-191). Cette version, qui sert évidemment la propagande lagide, que nous ne retiendrons pas par conséquent, doit être confrontée à une autre version due à Agatharchidès de Cnide, géographe et historien du milieu du IIème siècle av. J.-C. dont nous n’avons conservé aucune œuvre mais encore cité partiellement par Flavius Josèphe, qui dit au contraire que Ptolémée se montre très brutal lors de cette conquête de Jérusalem en -312, qu’il emporte les juifs comme esclaves en Egypte, et que c’est seulement plus tard que sa relation aux juifs va s’inverser au point qu’il leur confiera la surveillance de diverses positions militaires ("Agatharchidès […] parle ainsi : “Ceux qu’on appelle les juifs, qui possédaient la forte et grande cité de Jérusalem, ont l’habitude de se reposer tous les sept jours, pendant cette période ils ne portent pas les armes, ne cultivent pas la terre, n’accomplissent aucune autre corvée, ils prient mains tendues dans les temples jusqu’au soir. Aussi lorsque Ptolémée fils de Lagos envahit leur territoire avec son armée, ces hommes persévérèrent dans leur folie, au lieu de défendre leur cité ils la laissèrent passer au pouvoir tyrannique de ce maître, prouvant ainsi l’ineptie de leur loi. Cet événement prouve à tout le monde, sauf à eux, qu’on ne doit recourir aux visions, aux rêves, aux superstitions divines traditionnelles que quand les raisonnements humains sont impuissants à résoudre des circonstances critiques”. Agatharchidès trouve le fait ridicule, mais quand on l’examine sans malveillance on doit plutôt dire que ces hommes méritent un grand respect pour s’être ainsi souciés de l’observation de la Loi et de leur fidélité à Dieu davantage que de leur propre salut et de celui de leur patrie", Flavius Josèphe, Contre Apion I.209-212 ; "La Syrie tout entière subit de la part de Ptolémée fils de Lagos, des maux qui démentaient son surnom de “Soter” ["Swt»r", "Sauveur"]. Celui-ci s’empara de Jérusalem par ruse et par surprise : il vint un jour du sabbat dans la ville comme pour offrir un sacrifice, sans que les juifs se méfiassent car ils ne le considéraient pas comme un ennemi, et profitant de leur inactivité et de leur insouciance sabbatique il se rendit facilement maître de la cité et la gouverna durement. Ce récit est confirmé par Agatharchidès de Cnide dans son Histoire des diadoques, qui moque notre religion en prétendant qu’elle nous a privés de notre liberté : “Ceux qu’on appelle les juifs, qui possédaient la forte et grande cité de Jérusalem, la laissèrent passer au pouvoir tyrannique de Ptolémée sans réagir, sans prendre les armes, à cause de leur possessive et rigoureuse superstition”. Voilà ce qu’Agatharchidès déclare sur notre peuple. Ptolémée fit de nombreux prisonniers dans la partie montagneuse de la Judée, dans les environs de Jérusalem, sur le territoire de Samarie et près du Garizim, et les emmena tous en Egypte. Par la suite, ayant appris leur réponse aux envoyés d’Alexandre après la défaite de Darius III [allusion à la soumission du Grand Prêtre Iaddous à Alexandre en automne -332], et découvert que les Jérusalémites sont des gens dignes de confiance et fidèles, il en répartit un grand nombre dans les garnisons, leur donna à Alexandrie la même citoyenneté qu’aux Macédoniens, et leur fit jurer de conserver la même loyauté envers les descendants de celui qui leur avait accordé sa confiance. Beaucoup d’autres juifs allèrent s’établir en Egypte, autant attiré par les avantages du pays que par la bienveillance de Ptolémée Ier", Flavius Josèphe, Antiquités juives XII.3-9). Or Diodore de Sicile, au paragraphe 99 livre XIX de sa Bibliothèque historique, nous apprend que l’Egypte est grande consommatrice d’asphalte, qu’elle achète à ses voisins de la région d’Edom/Idumée au sud-ouest de la mer Morte, que l’historien désigne tantôt sous le qualificatif général "les barbares" tantôt sous leur nom particulier "les Arabes nabatéens" : nous avons vu dans notre paragraphe précédent qu’après le retrait du Levant de Ptolémée quelques mois plus tard, Démétrios Poliorcète a mené plusieurs opérations contre ces Arabes nabatéens qui refusaient son autorité. Faut-il en conclure que les Arabes nabatéens, liés commercialement à l’Egypte, ont soutenu les Lagides dans cette campagne ? Faut-il expliquer la rudesse de Ptolémée contre les juifs par la sympathie ou la neutralité bienveillante qu’ils auraient manifestée pour Démétrios Poliorcète, ou même par leur hostilité affichée à Ptolémée et à ses partenaires arabes nabatéens ? C’est très possible. En tous cas, comment peut-on imaginer que les Lagides aient attendu dix-sept longues années (si on admet que la campagne évoquée dans la Lettre d’Aristée est celle de -301), ou vingt-huit longues années (si c’est celle de -312), ou trente-cinq longues années (si c’est celle de -319), avant l’hiver -284/-283 où Ptolémée II commence à corégner au côté de son père comme on l’a vu encore dans le paragraphe précédent, avant de s’interroger sur cet afflux massif de juifs dans leur royaume ? De toute évidence, la question juive dans le royaume lagide s’est posée bien avant l’hiver -283/-282 où Ptolémée II a commencé à régner seul, elle remonte à l’époque de son père Ptolémée Ier. D’autres indices nous poussent à remonter l’événement au temps de Ptolémée Ier. On peut se demander par exemple quand et où Démétrios de Phalère a découvert le Tanakh. Le livre sacré des juifs était connu dès le IVème siècle av. J.-C. dans le monde grec par le tragédien Théodecte de Phasélis ("[Démétrios de Phalère] dit aussi que le poète tragique Théodecte, quand il voulut emprunter pour une de ses pièces un passage extrait de la Bible, fut atteint de cataracte", Lettre d’Aristée 316) et par l’historien Théopompe, disciple du vieux Isocrate ("Démétrios déclara avoir entendu Théopompe raconter qu’au moment où il allait insérer imprudemment dans ses recherches des passages traduits de la Loi ["NÒmoj", hellénisation de "Torah" en hébreu], il fut saisi d’un trouble mental qui dura plus de trente jours", Lettre d’Aristée 314), on suppose qu’il circulait en Egypte où la communauté juive était nombreuse depuis Psammétique Ier et libre d’exercer son culte, on peut même penser qu’Alexandre l’a eu sous les yeux lors de ses rencontres avec les juifs pendant son invasion du sud Levant et de l’Egypte en -332, autrement dit on ne comprend pas comment Ptolémée Ier aurait pu l’ignorer pendant ses quarante années de règne entre -323 et l’hiver -283/-282 alors que la communauté juive dans son royaume a décuplé, avant que Démétrios de Phalère le redécouvre soudain on-ne-sait-quand et on-ne-sait-où sous le règne de Ptolémée II : contre cette invraisemblable hypothèse, Hécatée d’Abdère (cité aux paragraphes 183 à 191 livre I du Contre Apion de Flavius Josèphe, que nous avons reproduits précédemment) dit bien que lui-même a reçu du Grand Prêtre Ezéchias/Onias Ier un exemplaire de la Torah, qui lui en a traduit et expliqué l’essentiel, après la conquête de Jérusalem que nous avons située en -312. Flavius Josèphe affirme que l’incorporation des juifs dans l’armée lagide remonte non pas à Ptolémée II, mais à Ptolémée Ier, qui les a mis en garnison aux frontières de l’Egypte et à Cyrène en Libye ("Ptolémée fils de Lagos partageait les sentiments d’Alexandre à l’égard des juifs d’Alexandrie. Il mit effectivement entre leurs mains les places fortes de l’Egypte en pensant qu’ils les garderaient fidèlement et bravement, et pour affermir sa domination sur Cyrène et les autres cités libyennes il envoya une partie des juifs s’y établir", Flavius Josèphe, Contre Apion II.44 ; Flavius Josèphe ici s’appuie en partie sur le paragraphe 36 précité de la Lettre d’Aristée : "Comme [Ptolémée Ier] connaissait la fidélité [des juifs] qui étaient depuis longtemps dans le pays, il établit des garnisons et les leur confia, pour tenir par eux en respect la population égyptienne") : comment peut-on penser que Ptolémée Ier ait pu prendre cette décision sans s’être assuré préalablement qu’aucun conflit n’éclaterait entre soldats grecs et soldats juifs par l’adoption d’une loi commune ? L’analyse du stratagème proposé par Aristée et soi-disant employé par Ptolémée II dans la Lettre d’Aristée, nous semble enfin dans la manière de Ptolémée Ier tel que nous l’avons décrit dans notre paragraphe précédent. Ptolémée Ier est un soldat, qui a combattu jusqu’en Inde avec Alexandre : il punit quand il faut punir, et bataille quand il faut batailler. Mais contrairement à d’autres compagnons du conquérant - Perdiccas par exemple -, il est aussi un fin politique qui préfère toujours user de la ruse plutôt que de l’épée pour parvenir à ses fins. Or la Lettre d’Aristée dit que le roi rachète la liberté des juifs pour vingt drachmes, et présente cela comme une preuve de sa munificence ("Le roi ordonna que pour chaque esclave on indemniserait les soldats de vingt drachmes, comme un supplément de solde. Il décréta immédiatement qu’on en commençât le recensement", Lettre d’Aristée 20 ; "Tous les sujets de race juive qui ont été appropriés par les soldats ayant participé à l’expédition de mon père [Ptolémée Ier] en Syrie et en Phénicie, qui ont été amenés pour les servir dans la cité [d’Alexandrie] ou à la campagne ou pour y être vendus à d’autres, de même que ceux qui étaient là avant ou qui y ont été amenés après, seront libérés sans délai contre une indemnité de vingt drachmes qui sera remise à leurs propriétaires, sous forme de complément de solde accordé par le trésor royal", Lettre d’Aristée 22), mais les papyrus du financier Zénon de Caunos découverts au début du XXème siècle, datant précisément du règne de Ptolémée II, révèlent que le prix d’une esclave femme varie à cette époque entre cinquante et trois cents drachmes, et celui d’un esclave homme varie entre cent douze et cent cinquante drachmes. L’indemnité de vingt drachmes mentionnée dans la Lettre d’Aristée est donc ridicule, et manifeste surtout qu’aux yeux des Lagides les juifs n’ont pas une grande valeur. Si le roi offre vingt drachmes pour libérer les nourrissons juifs ("Une fois publié, le décret fut exécuté en sept jours. Le total des indemnités versées s’éleva à plus de six cent soixante talents, parce qu’on libéra beaucoup d’enfants encore nourri au sein et que le roi ordonna que pour eux aussi on devait donner une indemnité de vingt drachmes", Lettre d’Aristée 27), ce n’est pas parce qu’il est généreux, mais parce qu’il a calculé que mieux vaut payer vingt drachmes aujourd’hui pour s’en débarrasser en les renvoyant en Judée, que leur accorder une part des récoltes égyptiennes demain quand ils seront devenus adultes - avec en supplément le risque qu’ils se révoltent en estimant cette part insuffisante. C’est aussi, quand on met cette indemnisation en rapport avec la condamnation des soldats grecs qui naguère ont capturé les juifs pour en faire leurs esclaves ("Nous considérons inique et contraire à la volonté de notre père [Ptolémée Ier] que [les juifs] aient été capturés. Leur déportation en Egypte et le saccage de leur pays ne relèvent que de la fièvre soldatesque, et c’est le comble de l’indignité que de les avoir finalement réduits à l’état d’esclaves", Lettre d’Aristée 23), une tactique politicienne pour amadouer les autorités juives de Jérusalem en leur signifiant : "Vous pouvez avoir confiance en moi, la preuve, je ne suis pas responsable de la déportation des juifs vers l’Egypte et de leur situation d’esclaves, et pourtant je prends à ma charge leur libération". Ne nous méprenons pas sur ce calcul politicien : quand il s’adresse à ses congénères grecs dans le décret des paragraphes 22 à 25, le roi lui-même avoue clairement que s’il veut renvoyer la masse des juifs improductifs vers la Judée, ce n’est pas pour leurs beaux yeux, mais parce qu’il y a intérêt ("Nous considérons l’exécution de cette décision comme bénéfique pour nous-mêmes et pour l’Etat. Quiconque pourra dénoncer les contrevenants : il disposera d’eux à son gré, et les biens [des contrevenants] seront confisqués au profit du trésor royal", Lettre d’Aristée 25). Et un tel calcul politicien s’accorde parfaitement avec la personnalité de Ptolémée Ier, qui louvoie pour mieux affaiblir, qui sourit pour mieux attirer, qui accueille pour mieux obliger, qui salue pour mieux tuer, bref, qui caresse pour mieux asservir. Face à lui, que savons-nous de Ptolémée II ? Callixène de Rhodes, auteur d’époque inconnue, qui a écrit une Histoire d’Alexandrie d’Egypte aujourd’hui perdue mais dont Athénée de Naucratis aux paragraphes 25 à 36 livre V de ses Deipnosophistes cite un long extrait, nous apprend que Ptolémée II à une date incertaine a instauré des Jeux appelés "Ptolémaia" en l’honneur de son père Ptolémée Ier et de sa mère Bérénice. Est-ce suffisant pour conclure qu’il entretenait des bons rapports avec ce dernier ? L’analyse de ce long extrait de Callixène rapporté par Athénée de Naucratis, qui détaille le déroulement de la fête outrancière précédant ces Jeux, montre que les Ptolémaia sont moins un hommage à Ptolémée Ier, qu’une manière pour Ptolémée II de se mettre en valeur : "D’accord, mon père était très grand, très beau, très fort, mais maintenant il est mort, il est au ciel, chez les dieux, maintenant c’est moi le roi, alors regardez combien moi aussi je suis très grand, très beau, très fort". La tradition qui, s’appuyant sur le fait que les deux hommes ont régné ensemble entre -284/-283 et -283/-282, assure que le père et le fils partageaient les mêmes sentiments, est niée par le Romain Cornélius Népos, qui déclare au contraire que le fils s’est emparé du trône en tuant le père ("Ptolémée [fils de Lagos], après avoir remis de son vivant le royaume à son fils, fut dit-on privé de la vie par ce même fils", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines XXI.3). Nous avons vu que la date de l’installation de Démétrios de Phalère par Ptolémée Ier en Egypte est incertaine : après la prise d’Athènes par Démétrios Poliorcète en -307 ? après la mort de Cassandre Ier en -298/7 ? après la prise de Thèbes vers -293 par Démétrios Poliorcète devenu roi de Macédoine sous le nom de Démétrios Ier ? En tous cas elle ne semble pas postérieure à ce dernier événement vers -293, autrement dit Démétrios de Phalère aurait passé au moins dix ans auprès de Ptolémée Ier, avant la mort de ce dernier durant l’hiver -283/-282. Quel jugement le prince cadet a-t-il porté sur son père pendant ces dix ans, en le voyant fréquenter Démétrios de Phalère qui ne cachait pas sa préférence pour le prince aîné Kéraunos (nous renvoyons ici aussi à notre paragraphe précédent) ? L’Histoire officielle n’est souvent que celle des vainqueurs : dans le cas des relations entre le roi Ptolémée Ier et son fils le prince cadet Ptolémée II, qui a finalement déshérité son frère aîné Kéraunos - et qui a dû se réjouir d’apprendre sa mort dans les Balkans contre les Celtes/Gaulois, comme on l’a vu encore dans le paragraphe précédent -, il semble que la propagande ait embelli les choses. Que le père et le fils aient corégné, n’exclut pas que cette corégence ait été plus ou moins forcée et tendue, qu’elle ait été précédée par des intrigues de Cour impitoyables, et qu’elle ait été suivie par une réécriture travestie des faits.


En conclusion, nous pensons que la Lettre d’Aristée découle de la trame historique suivante. Lors d’une ou de plusieurs de ses invasions du Levant, en -319, en -312, en -301, Ptolémée Ier provoque un afflux de juifs en Egypte. Quelques années plus tard, les juifs enrôlés, capturés ou vendus posent un problème d’ordre en Egypte parce qu’ils s’hellénisent tout en continuant à observer leurs rites, au grand dam des Grecs qui ne supportent pas leurs exemptions pour l’accomplissement de ces rites, et au grand dam aussi des autorités juives qui constatent que la religion juive s’abâtardit au contact des Grecs. Les tensions durent, jusqu’au jour où Démétrios de Phalère propose à Ptolémée Ier de traduire en grec les textes juifs, ce qui revient à les intégrer à la communauté grecque à la condition qu’ils adhèrent à cette traduction. Ptolémée Ier adopte la proposition de Démétrios de Phalère. Ainsi est réalisée la Septante/Bible, sous le règne de Ptolémée Ier. Celui-ci meurt en hiver -283/-282. Son fils cadet lui succède sous le nom de Ptolémée II, qui veut poursuivre cette politique helléno-juive en se l’appropriant. Pour ce faire, Ptolémée II commande la rédaction d’un texte qui le montre dialoguant avec Démétrios de Phalère qu’il déteste pourtant - au point de l’avoir peut-être emprisonné et empoisonné ! -, qui le montre ordonnant l’envoi d’une ambassade vers Jérusalem, qui le montre accueillant les traducteurs à Alexandrie, c’est-à-dire tout ce que son père a accompli avant lui, un texte destiné à servir de préface à la Septante/Bible. Selon cette hypothèse, la Lettre d’Aristée serait un document non pas authentique puisqu’elle trafique l’Histoire, mais qui utilise des faits historiques bien attestés pour se donner une apparence d’authenticité. Elle serait une preuve que la relation entre Ptolémée II et son père a bien été conflictuelle, puisque son contenu peut se résumer à : "Mon père a fait des choses mauvaises, heureusement que je suis venu après lui pour corriger ses erreurs et faire le bien" (ceci est particulièrement visible dans la missive de Ptolémée II au Grand Prêtre Eléazar reproduite aux paragraphes 35 à 40, où Ptolémée II sous-entend malignement que son père n’a jamais tenté quoi que ce soit pour empêcher les Grecs de capturer les juifs à leur guise et de les vendre comme esclaves, et qu’il est donc le premier responsable des désordres entre Grecs et juifs en Egypte). La Lettre d’Aristée se présente effectivement comme un exercice scolaire à la Isocrate semblable à ceux que nous avons donnés en exemples dans notre étude sur le Musée d’Alexandrie à la fin de notre paragraphe précédent. Qui est Aristée ? Aux paragraphes 25 et 26 livre IX de sa Préparation évangélique, Eusèbe de Césarée cite un auteur portant ce nom ayant écrit un livre sur les juifs : cet Aristée chez Eusèbe de Césarée est-il le même que celui de la Lettre d’Aristée (qui pourrait être un écrivain puisqu’au paragraphe 6 il dit avoir déjà écrit à son destinataire Philostrate ["Précédemment, je t’ai transmis, sur les points que j’estimais importants, l’Histoire des juifs que je tiens des plus éloquents prêtres de l’éloquente Egypte"], et qu’au paragraphe 322 il promet d’écrire encore ["Je tâcherai d’écrire les autres événements qui en valent la peine"]) ? ou est-ce une invention d’Eusèbe de Césarée pour historiciser cette Lettre ? ou est-ce un historien qui a réellement existé mais sans aucun rapport avec la Lettre ? Et qui est Philostrate, qu’on présente comme un insulaire lointain (car ignorant des dernières nouvelles d’Egypte : "Toi qui viens seulement d’arriver de ton île", Lettre d’Aristée 5) et un curieux qui a soif d’apprendre ("Ta passion d’apprendre dans tous les domaines susceptibles de contenter l’esprit, m’oblige à t’informer", Lettre d’Aristée 7 ; "Je tâcherai d’écrire les autres événements qui en valent la peine, afin qu’en les parcourant ton goût soit satisfait", Lettre d’Aristée 322) ? Peu importe. Qu’Aristée et Philostrate soient ou non des personnages historiques, nous pensons pour notre part qu’ils n’existent ici qu’en tant que sujets d’une rédaction similaire à celles qu’on imposait naguère aux candidats du certificat d’études : "Ecrivez la lettre dans laquelle Du Guesclin raconte au roi Charles V sa capture à la bataille de Najera", ou : "Ecrivez la lettre dans laquelle Saint-Just demande au Comité de Salut Public un renforcement de la Terreur", ou : "Ecrivez la lettre dans laquelle La Fontaine met en garde Nicolas Fouquet sur son arrestation imminente", ou : "Ecrivez la lettre dans laquelle un Parisien nommé Marcel relate à son frère nommé Ernest habitant à Versailles la vie quotidienne dans Paris assiégée en 1870". Le sujet imposé par Ptolémée II au(x) rédacteur(s) de la Lettre d’Aristée pourrait être : "Ecrivez la lettre dans laquelle Aristée explique à Philostrate pourquoi et comment la Torah a été traduite en grec", ou : "Rédigez une introduction à la Septante/Bible, sous la forme d’une lettre, pour expliquer comment elle a été réalisée, et à quel point elle est fiable", avec obligation de donner à Ptolémée II un rôle de premier plan. Car nous sommes sûrs que cette Lettre a été écrite par un Grec ignorant tout du judaïsme, qui veut pourtant provoquer l’intérêt des Grecs pour cette religion, tout en suscitant la sympathie des juifs. La longue description de la table destinée au culte du Temple de Jérusalem, paragraphes 57 à 71, vante le talent des artistes qui l’ont fabriquée, pour essayer de faire oublier qu’on ne sait absolument pas à quoi elle peut servir. La relation du voyage à Jérusalem s’apparente au compte-rendu du touriste ordinaire qui multiplie les superlatifs ("merveilleux", "inouï", "extraordinaire") par incapacité à donner les raisons et les finalités de ce qu’il visite : le prétendu Aristée décrit le Temple et ses rituels (paragraphes 84 à 99), la cité de Jérusalem (paragraphes 100 à 106), ses ressources économiques (l’élevage, le négoce entre Arabie et Méditerranée, les activités autour du Jourdain, paragraphes 112 à 118), de la même façon qu’un traducteur japonais qui, pour imposer une traduction de l’œuvre de Chateaubriand dans son pays et la faire accepter par ses compatriotes japonais autant que par les ressortissants français installés dans les villes japonaises, s’attarderait à décrire Notre-Dame et ses rituels avec tous les superlatifs mais sans rien comprendre ni expliquer, et les rues pittoresques du Mont-Saint-Michel, et les ressources économiques des grands centres industriels français sur le mode : "Ils sont forts ces Français, vous pouvez acheter ce bouquin de Chateaubriand que je vous propose : vous ne serez pas déçus". Le banquet de sept jours qui couvre les paragraphes 187 à 294 (soit le tiers de la Lettre), fictif ou non, est une tentative plus ou moins maladroite de contenter en même temps le lectorat grec (ce banquet ressemble aux dialogues philosophiques type Banquet de Platon ou Banquet de Xénophon, où l’on tente de définir la meilleure constitution pour faire la meilleure cité) et le lectorat juif (le roi grec Ptolémée II est conseillé par des intellectuels juifs, qui lui montrent la supériorité de la Torah sur la philosophie grecque). La salutation du Grand Prêtre Eléazar à Ptolémée II au paragraphe 41 quant à elle, qui légitime l’inceste entre Ptolémée II et sa sœur Arsinoé ("Bonne santé à toi, à la reine Arsinoé ta sœur"), relève nécessairement d’une directive personnelle de Ptolémée II. C’est une salutation totalement impossible sous la plume d’un juif - et plus encore sous la plume d’un Grand Prêtre du Temple de Jérusalem ! -, puisque le Lévitique interdit formellement le mariage entre frère et sœur ("Aucun Israélite ne doit avoir de relations sexuelles avec une femme de sa proche parenté", Lévitique 18.6), et même entre demi-frère et demi-sœur ("Vous ne devrez pas avoir de relations avec votre demi-sœur, fille de votre père ou de votre mère, même si elle n’a pas été élevée dans le même foyer que vous", Lévitique 18.9 ; "Si un homme prend pour épouse sa demi-sœur, fille de son père ou de sa mère, et qu’ils ont des relations sexuelles, ils agissent de manière honteuse et ils en seront punis sous les yeux de leurs compatriotes", Lévitique 20.17) : comment peut-on imaginer que soixante-dix spécialistes de la Torah pourraient répondre à l’appel d’un Grand Prêtre leur demandant d’aller en Egypte pour y traduire la Loi que lui-même bafoue aussi officiellement ? Pour les Grecs aussi, l’inceste est en général chose monstrueuse. Souvenons-nous par exemple du scandale qu’a causé dans Athènes la trop grande proximité entre Cimon et sa sœur Elpinice dans la première moitié du Vème siècle av. J.-C. Souvenons-nous du discours d’Hermione dans la tragédie Andromaque d’Euripide, qui reproche à Andromaque d’oublier son mari Hector dans les bras de Néoptolème ("Voilà où tu pousses l’inconscience, misérable : tu dors au côté du fils de celui qui a tué ton époux, tu donnes des enfants à ce meurtrier. C’est une pratique courante chez les barbares : le père s’unit à la fille, le fils à la mère, la sœur au frère, les amis les plus proches s’entretuent, sans qu’aucune loi ne l’interdise. Mais n’importe pas ces mœurs-là chez nous", Andromaque 170-177). Souvenons-nous aussi de Platon, qui dans ses Lois rapporte que les Grecs, éduqués par les lois et par la tragédie dès leur plus jeune âge, considèrent les relations entre parents comme une infamie ("“Même aujourd’hui, les hommes qui respectent peu les lois continuent de s’abstenir strictement de tout commerce criminel avec certaines belles personnes, de leur propre gré” “Dans quelle occasion ?” “Avec un frère ou une sœur d’une grande beauté. Ou avec un fils ou une fille : les lois non écrites suffisent à empêcher le père de coucher avec eux ouvertement ou en cachette, ou de les toucher ou de les embrasser d’une façon criminelle. Le désir même de ce type de commerce ne se trouve pas dans l’esprit des hommes en général…” “Tu dis vrai.” “… parce qu’un moyen simple éteint tous ces désirs voluptueux.” “Quel moyen ?” “La parole répétée par tous qui dit que ces plaisirs sont totalement impies, infâme pour les dieux, une honte parmi les hontes. Dès que nous naissons, n’entendons-nous pas cela en toutes occasions et en tous lieux, dans les discussions quotidiennes comme dans les tirades tragiques, par exemple quand sur scène les incestueux Thyeste, Œdipe, Macarée sont démasqués et contraints de se donner la mort pour se punir de leur faute ?”", Lois 838a-c). Dans son idylle composée à l’occasion du mariage de Ptolémée II et de sa sœur, Théocrite tente de légitimer cette union par un parallèle avec le mariage mythologique de Zeus avec sa sœur Héra ("Ptolémée II préside à ces sacrifices, accompagné de sa belle épouse qui presse dans ses bras le plus grand des héros, uni à elle par le double lien d’époux et de frère, comme s’unirent par des liens sacrés les enfants de l’auguste Rhéa régnant sur l’Olympe, Zeus et Héra, sur la couche nuptiale que la vierge Iris leur avait préparée de ses mains parfumées", Idylles XVII.121-134), mais il s’agit là d’une œuvre de commande, réalisée à dessein par un poète qui veut obtenir les faveurs royales. Contre cette idylle flagorneuse, nous avons évoqué le cas du polémiste Sotadès dans notre paragraphe précédent, condamné à mort pour avoir rappelé dans une épigramme scabreuse que l’inceste est une pratique "non autorisée, tabou/oÙc Ös…hn". La Lettre d’Aristée, malgré les apparences, n’est pas un document à la gloire de la Torah : sous sa propagande louant la grandeur de Ptolémée II face aux sujets lagides, et garantissant la conformité de la Septante/Bible à l’original hébraïque face aux juifs d’Alexandrie, de Memphis, d’Eléphantine, de Cyrène et d’ailleurs, elle témoigne de la difficulté des souverains hellénistiques à s’imposer sur leurs populations, autant que de la difficulté des communautés conquises par Alexandre - dont les juifs, dès le règne de Ptolémée Ier, dès la fin du IVème siècle av. J.-C. - à résister à l’attrait de l’hellénisme.