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VI22b

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Le temps gagné

© Christian Carat Autoédition

Acte IV : Alexandre

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Acte V : Le christianisme

Les juifs face aux Grecs vainqueurs

  

Lettre d’Aristée

Tobit/Siracide

Maccabées 1/2

L’histoire de Cour

  

Tobit est un récit, écrit à une date incertaine de l’ère hellénistique. On ignore le nom de son auteur. Mais on peut affirmer qu’il s’agit d’un juif attiré par la culture grecque, qui s’interroge sur lui-même.


L’histoire fictive de Tobit est supposée se passer au VIIIème siècle av. J.-C., à l’époque du roi assyrien Salmanasar V ("[Tobit] habitait le pays de Neftali en haute Galilée, dans la cité de Tisbé, entre Gadès au nord, Hassor à l’ouest et Fogor au sud. C’est de là qu’il fut déporté en Assyrie à l’époque de Salmanasar V, roi de ce pays", Tobit 1.2). A la suite de l’invasion du Levant par le prédécesseur de Salmanasar V, Téglath-Phalasar III, une grande partie des habitants de Galilée, dont Tobit, a été déportée à Ninive, en Assyrie ("Moi, Tobit, j’ai pratiqué l’honnêteté et les bonnes œuvres toute ma vie, et j’ai souvent donné de l’argent à mes frères de race, déportés en même temps que moi à Ninive, au pays des Assyriens", Tobit 1.3). Orphelin ("Mon père Ananiel était mort, me laissant orphelin",   Tobit  1.8), Tobit a une femme appelée Anna, et un fils appelé Tobie. Contrairement à ses compatriotes juifs, qui perdent peu à peu leur identité juive pour sacrifier aux idoles assyriennes, Tobit reste fidèle à Yahvé ("Toute ma parenté et mes compagnons mangeaient la même nourriture que les païens, mais moi je me gardais bien de le faire. Je restais entièrement fidèle à mon Dieu", Tobit 1.10-12). Le temps passe (Salmanasar V est remplacé par Sargon II, puis par Sennachérib), et rien ne semble distraire Tobit de sa foi. Un jour, Tobit enterre des juifs tués par Sennachérib : celui-ci veut l’arrêter, et Tobit est obligé de s’enfuir ("Quand j’appris que le roi possédait des renseignements sur mon compte et me faisait rechercher pour me mettre à mort, je pris peur et je m’enfuis. Tous mes biens sans exception furent confisqués au profit du roi", Tobit 1.19-20). A la mort de Sennachérib, Tobit revient à Ninive... et ne peut pas s’empêcher d’enterrer encore un juif exécuté sur la place publique ("[Tobie] revint en s’écriant : “Père !”. “Qu’y a-t-il, mon enfant ?”, demandai-je. “Père, répondit-il, je viens de voir l’un des nôtres assassiné. On l’a étranglé et jeté sur la place publique. Il y est encore.” Sans prendre le temps de toucher à mon repas, je courus sur la place enlever le cadavre. Je le mis dans un petit hangar, en attendant le coucher du soleil pour l’enterrer", Tobit 2.3-4). Ses compatriotes le considèrent comme un fou prétentieux et le méprisent ("Mes voisins se moquèrent de moi en disant : “Croit-il n’avoir plus rien à craindre ? On l’a déjà recherché pour le mettre à mort suite à une action semblable, et il s’est enfui. Et le voilà qui recommence à enterrer les morts !”", Tobit 2.8). Peu de temps après, il devient aveugle ("J’allai consulter des médecins pour me faire soigner, mais plus ils m’appliquaient de remèdes, plus les taches blanches m’aveuglaient, et je finis par perdre complètement la vue", Tobit 2.10). Sa femme Anna, ne supportant plus de vivre pauvrement et rejetée par la majorité des juifs, finit par se retourner contre lui ("Elle me répliqua : “A quoi t’ont servi tes dons aux pauvres ? et tes bonnes œuvres ? On sait bien ce que cela t’a apporté !”", Tobit 2.14). Abandonné de tous, Tobit se retrouve seul avec sa fidélité à Yahvé. Heureusement, Yahvé finit par entendre l’appel de son inconditionnel adorateur : il envoie l’ange Raphaël guérir Tobit et marier son fils Tobie ("L’ange Raphaël fut envoyé pour les guérir : il devait faire disparaître les taches blanches des yeux de Tobit pour qu’il revoie la lumière de Yahvé, et délivrer Sara fille de Ragouël de l’affreux démon Asmodée pour la donner comme épouse à Tobie le fils de Tobit", Tobit 3.17). Après un long périple jusqu’à Ecbatane en Médie, Tobie se marie avec Sara, la fille d’un déporté juif aussi fidèle à Yahvé que Tobit. Le récit se termine par le message de Tobit, guéri de sa cécité, à tous ses compatriotes pour les encourager à conserver leur foi même dans l’exil ("Tous ceux qui aiment vraiment Yahvé seront dans la joie, tandis que les pécheurs, ceux qui sont infidèles, disparaîtront de la surface de la terre", Tobit 14.7).


En apparence, cette histoire est la profession de foi d’un juif pieux qui veut inciter ses compatriotes à rester dans le droit chemin. L’auteur de Tobit traite l’époque de Salmanasar V comme Victor Hugo traitera le Moyen Age : dans Notre Dame de Paris, Esméralda, Phébus et le prêtre Frollo vivront dans un Moyen Age complètement réinventé par le XIXème siècle romantique, plein de monstres, de sensualité, de spiritualité exacerbée et de crimes, de même dans Tobit le royaume assyrien du VIIIème siècle av. J.-C. est métamorphosé par l’hellénisme dominant qui ne rechigne pas à l’anachronisme, notamment au verset 14 chapitre 1 et au verset 15 chapitre 5 où les personnages achètent des produits avec des talents et des drachmes grecs, monnaies qui n’existaient pas encore dans le royaume assyrien au VIIIème siècle av. J.-C. (on remarque aussi que le salaire journalier d’une drachme ["Je vais te payer le salaire normal, soit une drachme par jour", Tobit 5.15] est une valeur financière de l’ère hellénistique [qui perdurera jusqu’à l’époque romaine, puisqu’on la retrouvera dans l’évangile de Matthieu : "Il convint avec eux de leur payer le salaire habituel, soit une drachme par jour", Matthieu 20.2] et non pas du VIIIème siècle av. J.-C.). Dans son message final des long versets 4 à 7 chapitre 14, Tobit s’adresse moins à son fils ou à ses prétendus compatriotes du VIIIème siècle av. J.-C., qu’aux juifs du IIème siècle av. J.-C. Bref, l’auteur de Tobit semble dire à son lecteur : "Jadis, à l’époque de Jéroboam, seuls les juifs qui n’ont pas sacrifié au veau d’or ont été sauvés ("Sur toutes les montagnes de Galilée, ma famille, ainsi que toute la tribu de mon ancêtre Neftali, offrait des sacrifices au veau d’or que le roi d’Israël Jéroboam Ier avait fait installer dans le lieu sacré de Dan", Tobit 1.5). Hier, à l’époque de Salmanasar V, seul Tobit qui n’a pas sacrifié aux idoles assyriennes a réussi à marier son fils et a eu une longue descendance. Aujourd’hui, tandis que nous sommes sous la domination des Grecs, seuls ceux qui ne sacrifient pas à Zeus ou à Héraclès ont raison d’espérer ne pas disparaître bientôt de la surface de la terre".


Pourtant ce n’est pas si simple.


D’abord, Tobit surprend par sa nature. Cette œuvre est entièrement fondée sur la parabole, ce procédé littéraire qui remplace l’objet dont on veut parler (ici, l’occupation grecque) par un autre objet de facture proche (ici, l’occupation assyrienne du VIIIème siècle av. J.-C.), pour mieux faire ressortir la spécificité du premier par rapport au second, et donc de mieux le comprendre et le corriger. C’est une technique d’origine grecque - comme son étymologie le révèle : "parabol»/comparaison" - qui a vu le jour par le théâtre : dans leurs tragédies et leurs comédies en effet, les auteurs grecs cherchent à établir des parallèles entre les personnages qui évoluent sur la scène et le monde réel, pour que les spectateurs comprennent mieux celui-ci et le corrigent. En envahissant le Levant en -332, Alexandre a fait entrer la parabole en Judée. Le livre de Tobit est l’un des plus anciens témoignages de l’appropriation par les juifs de ce genre littéraire spécifiquement grec, qui tourne le dos aux formes traditionnelles juives (l’épopée, les recueils de lois, de prédications ou de poèmes). Il existe donc une contradiction entre le message final et le contexte narratif dans lequel il est livré, puisque ce message dit : "N’écoutons pas les Grecs !" dans un contexte narratif emprunté à la culture grecque.


 Ensuite, Tobit surprend par son contenu. Le héros jure au milieu des héros de la littérature juive traditionnelle. Tobit n’est pas un grand guide comme Moïse. Il n’est pas un grand guerrier comme Samson. Il n’est pas un grand Juge comme Samuel. Il n’est pas un grand roi comme David et Salomon. Il n’est pas un grand prophète comme Jérémie, Ezéchiel ou Isaïe II. Il est au contraire un être humble, faible et anonyme. Sa qualité d’orphelin souffrant de cécité, persécuté par les siens et par les rois assyriens, fait écho au vieillard Elazar et à la mère suppliciée avec ses sept enfants dans Maccabées 2 dont nous parlerons dans notre prochain alinéa. Là encore, on décèle l’influence grecque, celle d’Antigone face à Créon (la scène de Tobit s’obstinant à enterrer ses frères juifs contre la volonté de Sennachérib mérite d’être comparée avec la scène d’Antigone s’obstinant à enterrer son frère Polynice contre la volonté de Créon dans la tragédie Antigone de Sophocle), celle du sujet rebelle qui les mains nues dit : "Non !" à son tyran. Face à Goliath, David était jeune, Judéen et protégé du roi Saül : Tobit au contraire est vieux, Galiléen (la région la plus excentrée d’Israël, considérée comme à moitié païenne par une grande majorité des juifs, comme son nom le rappelle : "Galilée" est le raccourci de l’hébreu "gelil ha goyim", "pays des gentils [c’est-à-dire des non-juifs]") et protégé de personne. Il existe donc encore une contradiction entre le message final qui dit : "Méprisons les Grecs !", et le transmetteur de ce message, Tobit, qui semble tout droit sorti de la littérature grecque.


Tobit surprend également par sa forme, qui est celle du théâtre, un domaine inconnu du monde juif avant l’invasion grecque. Il est très facile de diviser le récit en actes, et de diviser ces actes en scènes, pour obtenir le résultat suivant :

  


Acte I : Le malheur de Tobit

Scène 1 : Tobit est méprisé (1.1 à 1.20)

Scène 2 : Tobit est obligé de fuir (1.21 à 2.8)

Scène 3 : Tobit devient aveugle (2.9 à 3.6)

(Le passage de l’acte I à l’acte II se repère par une modification de la narration, qui passe de la première personne du singulier à la troisième personne du singulier)


Acte II : L’intervention de Yahvé

Scène 1 : En route vers Ecbatane : Sara, Tobie et Raphaël (3.7 à 6.9)

Scène 2 : A Ecbatane : mariage de Sara et Tobie (6.10 à 8.21)

Scène 3 : De retour d’Ecbatane : Tobie devient riche (9.1 à 10.14)


Acte III : Le bonheur de Tobit

Scène 1 : Tobit est guéri de sa cécité (11.1 à 12.22)

Scène 2 : Louange à Yahvé (13.1 à 14.1)

Scène 3 : Encouragements de Tobit aux juifs exilés pour qu’ils restent fidèles à Yahvé (14.2-14)

 


Ce découpage est si évident que certains exégètes ont même été jusqu’à supposer que l’auteur de Tobit s’est directement inspiré d’œuvres dramatiques grecques circulant dans le monde hellénistique au IIIème siècle av. J.-C., et en particulier des comédies de Ménandre. La trame de Tobit peut rappeler effectivement la trame du Dyscolos, comédie de Ménandre dans laquelle un vieil homme misanthrope finit par tomber dans un puits, et n’est sauvé que par l’intervention du fiancé de sa fille, à laquelle il refusait tout mariage. Comme dans Ménandre, les personnages de Tobit sont conventionnels mais traités avec nuance : Tobit par exemple porte le masque du juif persécuté et finalement récompensé par Yahvé, mais l’auteur enrichit le rôle en l’employant dans des scènes légèrement ironiques (Tobit moqué par ses compatriotes, Tobit ne sachant plus où il marche parce que devenu aveugle, Tobit réprimandé par sa femme) ou en le montrant réfléchi et raisonnable (cf. les tirades finales sur la forme que doit prendre la foi en Yahvé chez les juifs éloignés de Jérusalem). La morale des comédies de Ménandre, derrière son apparence païenne, n’est d’ailleurs pas éloignée de l’idéal familial juif : dans le théâtre de Ménandre, la pédérastie n’existe pas, le viol des vierges est toujours réparé par le mariage, et les liaisons adultérines se terminent soit par le rejet de la courtisane insolente, soit par le mariage avec la courtisane amoureuse (la conclusion du père misanthrope dans Le dyskolos ["Pour un jeune homme, l’amour est la garantie d’un mariage solide", Ménandre, Le dyscolos 788-790] pourrait se retrouver dans la bouche de Tobit sous la forme : "Pour un jeune homme, Yahvé est la garantie d’un mariage solide"). Ces parallèles avec les comédies de Ménandre sont peut-être excessifs. En tous cas il est clair que la construction de Tobit s’apparente à une construction théâtrale, et que cela crée, une fois de plus, une contradiction entre le message final incitant à bouder toutes les littératures non juives, et le récit qui le précède trahissant une connaissance et une forte attirance pour un genre littéraire - le théâtre - qui n’est pas juif mais grec.


La vérité est que Tobit trahit une opposition naissante entre juifs de Judée et juifs expatriés. Au début du récit, le seul point de repère de Tobit est le Temple de Jérusalem, "demeure d’Yahvé bâtie et consacrée pour toutes les générations à venir" (verset 4 chapitre 1) à laquelle il voue toutes ses pensées et toutes ses actions ("J’étais souvent le seul à me rendre à Jérusalem aux jours de fête, comme la Torah l’a prescrit pour toujours à tout Israël. J’y apportais fidèlement les premiers fruits de mes récoltes, les premiers-nés de mes troupeaux, la dixième partie de mon bétail et la première laine de mes moutons. Je donnais cela aux prêtres descendants d’Aaron pour les sacrifices. J’apportais aussi la dixième partie du blé, du vin, des olives, des grenades, et figues et des autres fruits, pour la remettre aux Lévites en service à Jérusalem. Je vendais un second dixième de mes biens, celui qui est dû six ans sur sept, et je dépensais chaque année à Jérusalem l’argent ainsi obtenu. Enfin je donnais un troisième dixième aux orphelins, aux veuves et aux étrangers convertis à la foi d’Israël", Tobit 1.6-8). Mais au cours de sa vie, de plus en plus isolé parmi les Assyriens, et parmi ses propres compatriotes qui se laissent séduire par la culture assyrienne, il intériorise sa foi, il individualise sa relation avec Yahvé, et finit par oublier complètement le Temple de Jérusalem, son aristocratie sacerdotale et ses rites. A la fin du récit, non seulement on ne trouve plus une seule référence à Jérusalem sauf pour dire qu’elle mérite d’être "punie à cause de la conduite de ses habitants" au verset 10 chapitre 13, mais en supplément Tobit déclare qu’en cas de malheur son fils Tobie sera plus en sécurité chez les Mèdes, en terre mécréante, que nulle part ailleurs dans le monde ("En Médie, tu seras plus en sécurité qu’en Assyrie ou à Babylone", Tobit 14.4). Tobit est l’œuvre d’un juif vivant parmi des Grecs, ayant étudié la culture grecque et ayant découvert à travers elle que tout n’est pas mauvais chez les païens, et que le judaïsme nationaliste entretenu à Jérusalem est impraticable en dehors de Jérusalem. Tobit n’est pas un renoncement à la foi juive, mais une redéfinition de la foi juive : les traditionalistes de Jérusalem défendent des rituels et un dialogue avec Yahvé passant par l’intermédiaire du Temple, de son côté le livre de Tobit relativise ces rituels et défend l’idée d’un dialogue direct entre le croyant et Yahvé. En cela Tobit s’oppose totalement au Siracide de Jésus ben Sirac, qui repousse tout compromis avec les païens et condamne systématiquement ceux qui veulent remettre en cause l’ordre du Temple.

  

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