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Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Le temps gagné

© Christian Carat Autoédition

Acte IV : Alexandre

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Acte V : Le christianisme

Les juifs face aux Grecs vainqueurs

  

Lettre d’Aristée

Tobit/Siracide

Maccabées 1/2

L’histoire de Cour

  

La tradition juive transmise depuis deux mille ans par les pharisiens, seuls juifs survivants après la destruction du second Temple de Jérusalem en 70, enseigne que deux grands mouvements ont dominé le judaïsme durant les trois siècles de l’ère hellénistique. Le premier mouvement issu d’Isaïe II aurait prôné un judaïsme universel centré sur la seule Torah : détaché de toute considération politique, il aurait favorisé l’instauration d’un dialogue entre le judaïsme et la culture grecque, dont se réclament les pharisiens. Le second mouvement issu d’Ezékiel aurait prôné au contraire un judaïsme nationaliste centré sur le Temple de Jérusalem : uniquement préoccupé par des considérations politiques, par la volonté de défendre l’indépendance territoriale de Jérusalem et de ses environs, il aurait été alimenté par des juifs n’utilisant la Torah que comme un emblème contre tous les non-juifs, sans avoir fondamentalement de convictions religieuses très développées - à l’instar de nos modernes hommes politiques qui prétendent agir pour la France au nom de Voltaire ou au nom de Rousseau, mais en réalité qui n’ont jamais lu une seule ligne de Voltaire ou de Rousseau, et plus généralement qui ignorent l’Histoire de France, qui confondent les Vosges avec le Jura, et qui parlent un français truffé de fautes de grammaire.


Ce second mouvement semble historique. Nous avons vu qu’avant même la reconnaissance de l’Etat d’Israël en -142, Jonatan est animé par la politique plutôt que par la morale, il oublie même celle-ci quand elle contrarie les buts de celle-là (il n’hésite pas à serrer la main des rois qui lui proposent un bout de territoire, qu’il laisse assassiner dès que d’autres rois prétendant à la couronne lui demandent de l’aider contre un autre bout de territoire). Avant lui, son frère Judas Maccabée paraît avoir soutenu une même ligne, du moins après l’annulation du décret d’uniformisation religieuse en -164, puisqu’après cet événement il a été lâché par les hassidim qui estimaient que, ce décret étant aboli, les juifs n’avaient plus aucune raison de poursuivre la guerre contre les Séleucides.


En revanche, nous devons nous interroger honnêtement sur la définition du premier mouvement. Les pharisiens parlent d’un "dialogue entre judaïsme et culture grecque", mais sur quoi s’appuient-ils ? Rarement sur des exégèses, plus souvent sur des exégèses d’exégèses, presque toujours sur des exégèses d’exégèses d’exégèses. Et la nature de ces exégèses est intéressante : originellement juives pharisiennes, elles se sont agrandies après le début de la décolonisation en 1945 par une intelligentsia repentante non-juive ayant plaqué les relations entre colonisateurs européens et colonisés afro-asiatiques de la période 1492-1945 sur les relations entre Grecs et juifs de l’ère hellénistique, et désireuse d’abaisser systématiquement tout ce qui vient des Grecs et de hausser aussi systématiquement tout ce qui vient des juifs, elles se sont agrandies encore après la chute du Mur de Berlin et la fin du bloc de l’Est en 1989 par une pensée libérale triomphante désireuse d’abolir toutes les frontières, et pour cela répétant partout que tout est égal à tout et niant toute différence entre les juifs et les Grecs de l’ère hellénistique, et elles ont été finalement rejointes par une grande partie des hellénistes qui ne veulent pas être qualifiés d’"élitistes" par les troisièmes, ni de "tyrans racistes et paternalistes" par les deuxièmes, ni de "nazis" par les premiers, en remettant en cause ce discours égalitariste bien-pensant ambiant. Notre démarche s’oppose à cette logique circulaire, ou, pour reprendre le terme des sociologues, "factionnelle" (concaténation de "fait" et "fiction", l’un alimentant l’autre). Nous avons rejeté toutes les exégèses, pour nous concentrer sur un corpus de seulement cinq œuvres - la Lettre d’Aristée, Tobit, le Siracide, Maccabées 1 et Maccabées 2 -, que nous avons confronté aux plus récentes découvertes historiques et archéologiques, un corpus apparemment maigre mais qui constitue la mine principale pour aborder le judaïsme à l’ère hellénistique, puisque d’une part ce sont parmi les très rares œuvres parvenues jusqu’à nous contemporaines des événements qu’elles évoquent, et d’autre part elles sont les sources qui ont alimenté les œuvres ultérieures (nous avons vu que la Lettre d’Aristée a été copiée et recopiée par Philon, Flavius Josèphe, Justin Martyr, Irénée de Lyon, Tertullien, Clément d’Alexandrie, Eusèbe de Césarée, Epiphane de Salamine, saint Jérôme, nous avons vu aussi que le Siracide hébraïque de Jésus ben Sirac a été traduit en grec par son petit-fils, puis utilisé de façon fragmentaire et filtrée pour alimenter les exégèses d’exégèses pharisiennes, Maccabées 1 quant à lui a été abondamment cité par Flavius Josèphe dans ses Antiquités juives, qui ont été elles-mêmes abondamment citées par les commentateurs bibliques des siècles suivants). Or, que nous apprennent ces cinq œuvres et l’archéologie ? Ne craignons pas les crachats des cénacles bien-pensants en disant la simple vérité : durant l’ère hellénistique, aucun dialogue n’a existé entre le judaïsme et la culture grecque. Contrairement à ce que prétend le discours égalitariste ambiant, on constate qu’entre la conquête du Levant par Alexandre en -332 et la bataille d’Actium en -31, il y a non pas deux partis qui discutent au même niveau, mais un dominant grec en haut et un dominé juif en bas. Quelle que soit la date de la traduction de la Torah en grec, elle signifie avant tout que la culture grecque exerce son irrésistible attrait sur la jeunesse juive, que les caractéristiques fondatrices du judaïsme - la circoncision, le sabbat, les pratiques alimentaires - s’effacent progressivement au contact des Grecs, que les maîtres en religion juive, c’est-à-dire les rabbins, se sont retrouvés comme des capitaines sans soldats et ont conclu que, pour éviter la disparition complète du judaïsme, un compromis était nécessaire, en l’occurrence la reconnaissance officielle d’une Torah dans la langue du dominant grec. Le fait que cette traduction ait été supervisée par des maîtres juifs jérusalémites, autrement dit par des interprètes parfaitement bilingues, capables de sentir toutes les nuances de l’hébreu et du grec pour restituer au mieux la subtilité de la première par la précision de la seconde, prouve que même à Jérusalem dans les hautes sphères juives la culture grecque a pénétré profondément. Les exégèses vantent la fidélité de Tobit à la Torah : c’est là une astuce pour passer sous silence tous les compatriotes de Tobit qui ne respectent plus la Torah, et pour faire oublier qu’in fine Tobit lui-même demeure en terre païenne (à Ninive) en se désintéressant totalement du sort de Jérusalem et en incitant son fils à s’installer chez les futurs conquérants mèdes. Si Jésus ben Sirac écrit un livre de cinquante-et-un chapitres pour dire aux Jérusalémites : "On n’est pas juif tant qu’on n’est pas circoncis ! On n’est pas juif si on traite des affaires un jour de sabbat ! On n’est pas juif si on mange du porc !", c’est forcément parce que les Jérusalémites de son temps mangent du porc, traitent des affaires les jours de sabbat, et oublient de circoncire leurs enfants en cachant leur propre circoncision. Et si le petit-fils de Jésus ben Sirac traduit ce livre en grec deux générations plus tard quand il arrive en Egypte, c’est forcément parce que la bataille de l’hébreu est définitivement perdue en Egypte contre le grec. Des Jésus qui se convertissent pour devenir des Jasons, nous en trouvons des masses durant l’ère hellénistique, mais des Jasons qui se convertissent pour devenir des Jésus, nous n’en trouvons aucun en dehors des exégèses précitées, aucun dans les textes de notre corpus, aucun dans l’archéologie. Insistons très lourdement sur ce "aucun" : quand bien même un chanceux archéologue mettrait à jour demain une tombe hellénistique dans laquelle on trouverait des inscriptions prouvant que les dépouilles enterrées là appartiennent à des Grecs judaïsés, cette tombe et cette dizaine ou cette centaine de Grecs judaïsés ne seraient pas suffisants pour faire oublier les milliers de juifs hellénisés assurant la garde à Cyrène ou à Eléphantine pour le compte des Ptolémées pendant trois siècles, ou accueillant chaleureusement Antiochos IV en -170 dans Jérusalem devenue une Antioche bis avec gymnase et éphébie. En fin de compte, pour résumer en une boutade plus profonde qu’elle ne paraît, nous pourrions dire que le judaïsme, loin d’avoir dialogué avec la culture grecque à l’ère hellénistique, a au contraire failli disparaître purement et sumplement, précisément à cause de la culture grecque qui absorbait les nouvelles générations de juifs de plus en plus déjudaïsés pour en faire des Grecs cosmopolites, et que le sauveur du judaïsme a été Rome : l’analyse des faits montre que la paix d’Apamée en -188 et le Cercle de Popilius en -168 ont permis aux cadres juifs d’imposer à nouveau leur voix, après un siècle et demi de mépris de la part de leurs propres enfants juifs convertis à la langue grecque, à l’agora grecque, à la littérature grecque. Ce constat général étant établi, nous devons néanmoins relativiser le détail. D’abord, la notion d’hellénisation. Pour beaucoup de commentateurs modernes, en particulier pour les cercles européens repentants post-1945, "hellénisation" est compris comme un synonyme de "colonisation", or cela est faux. La colonisation française par exemple a toujours conservé une distance génétique à l’égard des colonisés : avant 1945, un Africain de Dakar, un Arabe de Damas, un Vietnamien de Saigon pouvaient s’efforcer de s’ouvrir à la culture française, ils trouvaient toujours des Français métropolitains pour continuer à les appeler "niaks", "bicots" et "nègres". Rien de semblable avec l’hellénisme : dès lors qu’un individu s’efforce d’apprendre le grec et de se comporter comme les Grecs, il devient Grec lui-même, et les Grecs de Grèce le considèrent comme un des leurs. Nombreux sont les exemples dans la seule province du Levant. La cité de Sidon a engendré les philosophes stoïciens Zénon (au IIIème siècle av. J.-C., élève de son homonyme Zénon de Kition) et Boèthos (au IIème siècle av. J.-C., élève de Diogène de Babylone), le philosophe aristotélicien Boèthos (au Ier siècle av. J.-C., à ne pas confondre avec le précédent, camarade de classe du géographe Strabon, élève et successeur d’Andronicos de Rhodes), le philosophe épicurien Philocratès (connu seulement par une inscription à Orchomène rapportée sous le numéro 3226 dans le livre VII des Inscriptions grecques, abrégées commodément en "IG" par les hellénistes), le poète Antipatros (dans la seconde moitié du IIème siècle, dont quelques épigrammes sont conservées dans l’Anthologie grecque, qui finira sa vie à Rome). La cité de Tyr a engendré le philosophe stoïcien Antipatros (au Ier siècle av. J.-C., qui deviendra le maître du Romain Caton d’Utique), le philosophe épicurien Basilidès (au début du IIème siècle av. J.-C.), le philosophe sceptique Héraclitos (qui sera présent au côté du Romain Lucullus à Alexandrie en -87), l’historien Apollonios (contemporain de Strabon, qui le mentionne à l’alinéa 24 paragraphe 2 livre XVI de sa Géographie). La cité d’Ascalon a engendré le philosophe stoïcien Antiochos (au début du Ier siècle av. J.-C., qui sera présent au côté du Romain Lucullus lors de sa dernière bataille contre Tigrane en -71, qui enseignera à Athènes, et qui deviendra le maître du Romain Cicéron). La cité de Laodicée a engendré le philosophe épicurien Philonidès (maître d’Antiochos IV et de Démétrios Ier, comme le rapporte sa biographie conservée en partie dans le papyrus 1044 d’Herculanum). La cité de Gadara a engendré le philosophe stoïcien Philodèmos (fondateur d’une école à Herculanum qui sera fréquenté par les Romains Horace et Cicéron, auteur d’épigrammes conservées dans l’Anthologie grecque et de traités philosophiques conservés dans plusieurs papyrus d’Herculanum), le philosophe cynique Ménippe (au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C., ancien esclave syrien, affranchi à Sinope, élève du satiriste Métroclès de Lampsaque, qui finira par s’acheter un statut de citoyen à Thèbes), le poète Méléagre (créateur de la célèbre Anthologie grecque dont nous avons parlé dans notre paragraphe précédent, qui renferme plusieurs dizaines de ses épigrammes, dont sa propre épitaphe portant le numéro 419 dans le livre VII qui rappelle sa triple culture araméenne, phénicienne et grecque). La cité d’Apamée a engendré le géographe et historien Posidonios (au tournant des IIème et Ier siècles av. J.-C., élève du philosophe stoïcien Panétios de Rhodes : nous avons brièvement parlé de ce Posidonios dans notre paragraphe précédent, lors de notre étude sur la machine d’Anticythère, en rappelant sa nomination à la direction de l’hérésie/secte du Portique à Athènes et son amitié avec Cicéron). L’hellénisation a une capacité d’intégration étrangère à la colonisation européenne de l’après 1492, elle est ce qu’on appelle aujourd’hui un ascenseur social : aucun Grec de Grèce n’a jamais douté que ces auteurs illustres que nous venons de nommer - qui pour la plupart finissent leur vie en Grèce ou en Italie comme professeurs ou guides spirituels - sont des Grecs à part entière, sous prétexte qu’ils ne sont pas nés à Athènes ou à Sparte de père et de mère grecs. Les Grecs de l’époque hellénistique ne se considèrent pas par essence supérieurs aux peuples qu’ils dominent : si ces peuples partagent leur idéal cosmopolite, ils les acceptent comme des membres de la grande famille œcuménique/o„koumšnh et reconnaissent immédiatement leurs capacités. Ensuite, les différences de contexte. Notre corpus montre clairement que dès -332, dès la participation de certains juifs à la construction d’Alexandrie d’Egypte, la communauté juive se scinde en deux : il y a d’un côté ceux qui vivent en permanence à Jérusalem, et de l’autre côté tous ceux qui vivent ailleurs au milieu des Grecs. Les préoccupations des seconds jusqu’en -168 demeurent méconnues de celles des premiers. Essayons par l’esprit de nous reporter dans le passé, et de nous mettre dans la peau d’un juif d’Alexandrie d’Egypte, de Ptolémaïs ou d’Antioche vers -250. Mon voisin non-juif m’invite à déjeuner, sans arrière-pensée mauvaise, simplement parce que mon fils et sa fille jouent ensemble sur la même agora : dois-je décliner l’invitation parce qu’il risque de préparer un repas à base de porc ? dois-je accepter l’invitation mais en signalant que je ne mangerai pas à sa table ? et si mon fils et sa fille plus tard veulent se marier, devrai-je imposer que leurs garçons futurs soient circoncis ? Mon client me réclame une grosse quantité d’amphores au plus vite : dois-je sacrifier le jour du sabbat pour accélérer la fabrication de ces amphores et réduire le délai de livraison ? ou dois-je annoncer à mon client qu’il n’aura pas ses amphores à temps parce que ma religion s’y oppose, au risque qu’il annule sa commande et consulte un autre fournisseur ? Ces questions pratiques auxquelles sont confrontés les juifs de la diaspora, les Jérusalémites ne se les posent pas. Jusqu’en -168, Jérusalem n’est qu’une cité périphérique de l’aire hellénistique. Rien ne garantit qu’Alexandre y soit passé en personne après la conquête de Gaza en automne -332 comme le dit Flavius Josèphe aux paragraphes 302 à 325 livre XI de ses Antiquités juives, ni lors de la répression du soulèvement samaritain du printemps -331, même si nous n’avons pas de raison de douter qu’il y ait envoyé des représentants pour informer de la fin de l’hégémonie perse et de l’instauration de l’hégémonie grecque. Les Jérusalémites ont certes été malmenés par Ptolémée à l’époque où il n’était encore que gouverneur de l’Egypte en -319 puis en -312, mais ces deux interventions ont été ponctuelles, et à partir du moment où le même Ptolémée devenu roi sous le nom de Ptolémée Ier s’est approprié le Levant en -301 les Jérusalémites ont vécu à l’écart des conflits, en jouissant de la bienveillance des Lagides. Même après la conquête d’Antiochos III vers -200 et l’annexion du Levant par le royaume séleucide, les Jérusalémites n’ont pas été inquiétés : bon politicien, Antiochos III a maintenu les exemptions instaurées par les Lagides, et comme le royaume lagide est devenu un protectorat séleucide par le mariage entre le jeune Ptolémée V et Cléopâtre Ière fille d’Antiochos III, la paix s’est maintenue en Méditerranée sud-orientale. Un premier tournant a eu lieu après la défaite d’Antiochos III à Magnésie face aux Romains en hiver -190/-189 et la signature du traité d’Apamée en -188 : contraint de payer une indemnité de guerre à Rome, Séleucos IV fils et successeur d’Antiochos III a tenté d’uniformiser l’impôt dans tout le royaume séleucide, c’est-à-dire d’abolir les exemptions fiscales dont jouissaient jusqu’alors les Jérusalémites - nous avons vu cela dans notre alinéa précédent. Mais Séleucos IV a été assassiné, et son projet semble avoir été momentanément enterré. Ce répit a été de courte durée. Le grand tournant a lieu en -168, avec le fameux Cercle de Popilius. Cette année-là, dans le sable d’un faubourg d’Alexandrie, l’ambassadeur romain Caius Popilius Laenas signifie à Antiochos IV frère et successeur de Séleucos IV que le royaume lagide est désormais un protectorat romain : le sud Levant devient de facto une région frontalière entre le royaume séleucide et ce nouveau protectorat lagido-romain. Les cités levantines, dont Jérusalem, deviennent des postes de garde, elles sont contraintes d’accueillir des garnisons séleucides - nous avons aussi vu cela dans l’alinéa précédent -, de payer des nouveaux impôts pour les entretenir, et d’accepter les demandes civiles et religieuses des soldats multinationaux hellénisés qui les composent. Le contact avec la culture grecque a été beaucoup plus soudain et brutal pour les juifs résidents de Jérusalem que pour les juifs de la diaspora : les réactions épidermiques qui ont suivi, provoquant des luttes fratricides entre la majorité populaire séduite jusqu’à la caricature - jusqu’à la reconstitution des prépuces ! - et la minorité liée à l’aristocratie sacerdotale craignant de perdre son influence sur le peuple, reproduisant à l’échelle de la cité de Jérusalem le scénario observé les décennies précédentes dans les communautés juives éparses d’Alexandrie d’Egypte, de Ptolémaïs ou d’Antioche entre juifs ordinaires et rabbins, en sont les conséquences naturelles. La tradition pharisienne fait d’Antiochos IV le responsable unique de l’interruption d’un soi-disant dialogue entre culture grecque et judaïsme : en réalité les juifs n’ont pas eu besoin d’un Antiochos IV pour s’entre-déchirer, la culture grecque dès -332 - qui historiquement, répétons-le encore, n’a jamais dialogué avec le judaïsme - est la vraie responsable du déchirement des juifs entre eux, opposant ceux qui profitent du sabbat pour s’exercer au gymnase ou suivre les cours d’Isocrate, à ceux qui leur crient : "Ce n’est pas pour s’adonner à de telles activités que Yahvé a instauré le sabbat !". Enfin, les finalités de la révolte de -167. En -164, après qu’Antiochos IV a annulé son décret d’uniformisation religieuse, les hassidim s’écartent de Judas Maccabée et de ses troupes encore nombreuses qui veulent continuer la lutte pour obtenir l’abandon des mesures fiscales de -168 et, si possible, davantage d’autonomie politique : ils prennent contact avec Antiochos V fils et successeur d’Antiochos IV pour lui dire qu’ils acceptent de déposer les armes et de reconnaître le philhellène Alkimos comme nouveau Grand Prêtre. Qu’Alkimos les remercie très mal en exécutant certains d’entre eux - nous renvoyons encore à l’alinéa précédent -, ne remet pas en cause leur reconnaissance de ce dernier comme nouveau Grand Prêtre, qui équivaut bien à un rejet du radicalisme politico-fiscal de Judas Maccabée. Le groupe des hassidim, nous verrons cela dans notre paragraphe suivant, est certainement dirigé par des maîtres religieux qui ne se distinguent des maîtres/rabbins pharisiens que par leur origine jérusalémite, autrement dit une parenté existe entre les cadres hassidim (à Jérusalem) et les cadres pharisiens (partout en-dehors de Jérusalem) : les uns comme les autres veulent valoriser la religion sur la politique. Jésus ben Sirac, qui se définit lui-même comme un "maître de sagesse" au verset 24 chapitre 38 de son Siracide, qui veut distinguer le religieux par rapport au politique (comme le prouvent ses louanges à Ezékias et à Josias qui ont fondé leur politique sur une lecture pieuse de la Torah, et son éloge au Grand Prêtre Simon II fils d’Onias II), et dont l’origine jérusalémite est très probable, est sans doute un hassidim. Or, nous avons constaté que son Siracide est très clairement favorable aux nationalistes juifs (il consacre les versets 8 et 9 chapitre 49 à Ezékiel, et oublie totalement de parler d’Isaïe II), et très hostile aux Grecs derrière son langage codé : cela sous-entend qu’au moment de la rédaction du Siracide, qu’on place justement après l’imposition du diktat d’Apamée de -188, au moment du début des troubles entre Séleucides et juifs jérusalémites, un rapprochement s’est opéré entre hassidim et nationalistes juifs, un rapprochement contre nature puisque ceux-ci ont choisi de taire leur filiation à Isaïe II pour composer avec ceux-là affiliés à Ezékiel, de taire leurs hautes motivations religieuses pour aider à la réalisation de basses motivations politiques résumables par la formule : "Les premiers (c’est-à-dire les Grecs) doivent devenir les derniers, et les derniers (c’est-à-dire nous les juifs, quelles que soient nos mésententes passées) doivent devenir les premiers". Quelle est la cause d’une telle alliance contre nature ? Pour notre part, nous pensons que la réponse à cette question se trouve dans l’extrait de Diodore de Sicile que nous avons cité à l’alinéa précédent, qui dit qu’à la fin de l’été -168, lors de son passage dans le Temple, Antiochos IV ne s’est pas contenté de toucher les objets sacrés "avec ses mains impures" (pour reprendre les termes du verset 16 chapitre 5 de Maccabées 2), il a aussi souillé la Torah avec les graisses d’une truie égorgée sur place. Ni Maccabées 1 ni Maccabées 2 ne nous renseignent sur l’état des relations entre Grecs et juifs jérusalémites entre cette fin d’été -168 et l’édit d’uniformisation religieuse de -167, et absence de preuve ne signifie certes pas preuve, mais il n’est pas déraisonnable d’imaginer que cet acte d’Antiochos IV contre la Torah a profondément choqué les hassidim, qui comme les pharisiens sont plus attachés au texte de la Torah qu’à l’idée de conquérir une autonomie territoriale, et d’imaginer qu’au cours des mois suivants les hassidim ont progressivement admis que, pour éviter une nouvelle agression de ce genre, la conquête d’une autonomie territoriale était finalement le seul moyen possible. Autrement dit, le décret de décembre -167 qui fait du Temple de Jérusalem un édifice multi-cultuel ouvert à tous les dieux et à toutes les religions, n’est pas la première cause de la guerre d’indépendance, mais plutôt la dernière, la goutte d’eau qui fait déborder le vase, la décision qui achève de radicaliser un mécontentement né un an plus tôt par la souillure de la Torah. Les hassidim, comme les pharisiens, ne sont fondamentalement pas hostiles aux Grecs, tant que ceux-ci ne menacent pas directement la Torah : rappelons que les premières victimes de l’Asmonéen Mattatias, qui comme Jésus ben Sirac est un Jérusalémite et un maître en religion (puisqu’il est prêtre, selon le verset 1 chapitre 2 de Maccabées 1) donc peut-être aussi un hassidim, ne sont pas des Grecs, mais des juifs qui se moquent ouvertement de la Torah en offrant des sacrifices au dieu païen de Modine (que Mattatias extermine avec la même volonté d’épuration religieuse que Pinhas jadis, selon les versets 23 à 26 chapitre 2 de Maccabées 1). En souillant la Torah, Antiochos IV s’est maladroitement coupé des hassidim, qui auraient pu le soutenir contre les autres Levantins à l’instar des pharisiens alexandrins qui soutiennent les Lagides contre les Egyptiens autochtones, et il les a précipités dans les bras des nationalistes radicaux commandés par les propres fils de Mattatias, avec lesquels ils n’ont pourtant pas grand-chose en commun. En résumé, nous ne devons pas nous méprendre sur l’apparente collégialité des juifs dans le soulèvement de -167. Cette collégialité n’est que temporaire, elle est due à une maladresse ponctuelle d’un roi séleucide, et elle commence à se fissurer dès que le même roi revient sur sa maladresse trois ans plus tard. Le fait que la tradition pharisienne apparentée aux hassidim s’évertuera au cours des siècles suivants à valoriser la couche spirituelle de surface du Siracide pour tenter d’en estomper la couche nationaliste de fond, qu’elle spiritualisera pareillement la fête de hanoukka commémorant la purification du Temple en décembre -164, et qu’elle rejettera du Tanakh le trop nationaliste Maccabées 1 et le trop ambigu Maccabées 2, confirme que le rapprochement entre nationalistes disciples d’Ezékiel et hassidim/pharisiens disciples d’Isaïe II en -167 n’a été qu’une aberrante entente de circonstance.


L’origine du mot "pharisien" est obscure, on sait seulement qu’il est hébreu ("farisa‹oj" ne se rattache à aucun étymon grec), dérivé de "parush/séparer", dans le sens neutre de "ceux qui vivent en ascètes" ou dans le sens négatif de "ceux qui se mettent à l’écart et refusent tout contact avec autrui". Au paragraphe 110 livre I de sa Guerre des juifs, Flavius Josèphe évoque pour la première fois les pharisiens quand il raconte la régence de la reine Salomé-Alexandra entre -76 et -67. Mais aux paragraphes 288 à 298 livre XIII de ses Antiquités juives, le même Flavius Josèphe remonte l’existence des pharisiens à l’époque de Jean-Hyrcan Ier qui a dominé la Judée entre -134 et -104 : il y explique comment ceux-ci se sont brouillés avec celui-là suite à une maligne intervention des saducéens, groupe de juifs nationalistes dont les convictions religieuses très opportunistes sont incompatibles avec le rigorisme des pharisiens. Plus difficile encore : aux paragraphes 171 à 173 de la même œuvre, entre deux épisodes de la vie de Jonatan qui domine la Judée entre la mort de son frère Judas Maccabée en -160 et la reprise du mouvement nationaliste judéen par son autre frère Simon en -134, Flavius Josèphe insère une courte présentation des pharisiens et des saducéens. L’apparition du mouvement pharisien remonte-t-elle donc au temps de Salomé-Alexandra dans la première moitié du Ier siècle av. J.-C. ? ou au temps de Jean-Hyrcan Ier dans le troisième tiers du IIème siècle av. J.-C. ? ou au temps de Jonatan au milieu du IIème siècle av. J.-C. ? Pour notre part, nous pensons que Flavius Josèphe embrouille volontairement ou involontairement son discours : ceux qu’il appelle "pharisiens" autour de Jonatan et de Jean-Hyrcan Ier, sont en fait les "hassidim" de Maccabées 1 et Maccabées 2. Les pharisiens sont les juifs qui refusent l’assimilation pure et simple au cosmopolitisme grec. Sous l’hégémonie perse avant -332, ces juifs dispersés avaient coutume de se retrouver dans des petites assemblées, ou "knessets" en hébreu, pour gérer les problèmes pratiques, comme les ressources en eau ou les litiges entre commerçants : depuis -332, ces "knessets" qu’on traduit en grec en "synagogues/sunagwg»" (dérivé du verbe "¥gw/mener, conduire", précédé du préfixe "sÚn/avec, ensemble"), sont devenues les lieux où on rédige ce qui deviendra la Mishna, premier pilier du futur Talmud, recueil de jurisprudences orales protégeant la Torah en l’adaptant aux réalités du quotidien dans le monde grec ("Les pharisiens avaient introduit dans le peuple beaucoup de coutumes héritées des anciens, non inscrites dans la Loi de Moïse, que la secte des saducéens rejetait pour cette raison, en soutenant que la seule Loi était ce qui était écrit et qu’on ne devait pas obéir aux coutumes. Des controverses et de grandes disputes s’élevèrent sur ce sujet, les saducéens ne parvenant à convaincre que les riches et n’étant pas suivis par le peuple, les pharisiens au contraire ayant la multitude avec eux", Flavius Josèphe, Antiquités juives XIII.297-298) ou, pour reprendre la célèbre formule, "érigeant des murailles autour de la Torah" ("Moïse a reçu la Torah au Sinaï et l’a transmise à Josué. Josué l’a transmise aux anciens, et les anciens aux prophètes. Ceux-ci l’ont transmise à leur tour aux hommes de la Knesset Haguedolah [grande assemblée de Jérusalem, instaurée par Esdras à l’époque perse, traduite en "Gérousie" puis en "Sanhédrin" dans les textes grecs]. Ces derniers ont enseigné trois principes : “Soyez pondérés dans le jugement, formez de nombreux élèves, et érigez des murailles autour de la Torah", Mishna, Nézikin, Avot 1.1). Nous avons déjà vu cette formule poliorcétique au paragraphe 139 de la Lettre d’Aristée ("Le spécialiste de la Loi […] nous a entourés d’une clôture sans brèche et de murailles de fer"), qui dans son paragraphe 127 valorise pareillement la jurisprudence orale sur l’obéissance littérale au texte ("Vivre convenablement consiste à garder la Loi, et cela s’obtient par l’écoute plus que par la lecture"), or dans notre premier alinéa nous avons placé la Lettre d’Aristée sous le règne de Ptolémée II, et les événements qu’elle évoque sous le règne Ptolémée Ier, après la bataille de Gaza et la prise de Jérusalem en -312 : faut-il en conclure que l’apparition du pharisianisme remonte à cette époque ? La Jérusalem qu’on chante dans ces knessets/synagogues provinciales d’Alexandrie, de Ptolémaïs ou d’Antioche, n’a en tous cas plus beaucoup de rapport avec la Jérusalem de Judée. L’état d’esprit des pharisiens qui les fréquentent est au fond le même que celui des Français installés depuis plusieurs générations à l’étranger, par rapport à la métropole. Pour un Français résidant depuis cinquante ans ou plus à Dakar, à Damas ou à Hanoï, les affaires de France sont devenues très lointaines : même s’il retrouve régulièrement ses compatriotes dans les centres culturels pour jouer à la pétanque ou réciter du Chateaubriand, et même s’il passe ses vacances chaque année à Paris, sa vie n’est plus française, elle est devenue sénégalaise, syrienne ou vietnamienne, les péripéties politico-socio-économiques de la France ne l’intéressent que si elles ont des conséquences sur son quotidien au Sénégal, en Syrie ou au Viêt-Nam, et si demain pour des raisons diverses il doit abandonner sa maison pour revenir habiter en France il aura le même sentiment de déracinement que les pieds-noirs en 1962. De même, pour un juif dont la famille réside depuis un siècle ou plus à Alexandrie, à Ptolémaïs ou à Antioche, les affaires de Judée sont devenues très lointaines : même s’il retrouve régulièrement ses compatriotes à la knesset/synagogue de quartier pour manger des challahs ou réciter les campagnes de Josué, et même s’il se rend chaque année en pèlerinage à Jérusalem, sa vie n’est plus judéenne, elle est devenue égyptienne, phénicienne ou syrienne, les péripéties politico-socio-économiques de la Judée ne l’intéressent que si elles ont des conséquences sur son quotidien en Egypte, en Phénicie ou en Syrie. Un métropolitain, même très ouvert à autrui, ne peut pas raisonner de cette façon, il entretient une frontière organique aux contours plus ou moins précis dont la corruption ou l’agression par autrui ne lui est pas tolérable. Qu’un Français de Dakar soit contraint de parler peul dans toutes ses relations publiques par les autorités sénégalaises, ou qu’un Français de Hanoï soit contraint de manger du bun bo tous les vendredis par les autorités vietnamiennes, cela ne heurte ni les Français de France, ni ces Français de Dakar ou de Hanoï que rien ni personne n’oblige à demeurer à Dakar ou à Hanoï. En revanche, si demain le président français ou l’Assemblée Nationale française dans un élan de zèle inconsidéré décrètent que le globish sera désormais l’unique langue officielle en France et que le cassoulet ou la baguette jambon beurre y seront interdits au profit du hamburger standard Tricatel, nul doute que nous assisterons à des grandes violences fratricides, à des attentats contre des directeurs et des bâtiments de grosses entreprises financières porteuses de ce globish et de cette production Tricatel, et à l’éviction rapide du président et des députés auteurs des décrets. Or c’est exactement le scénario qu’on observe en Judée après -188, et plus encore après -168 : dans un élan de zèle inconsidéré, des autorités juives de Judée décrètent que désormais on ne sera plus "Judéens" mais "citoyens antiochiens" (pour reprendre la formule du verset 19 chapitre 4 de Maccabées 2), qu’on ne sera plus éduqué par la Torah mais par Homère et Sophocle dans une éphébie, que du côté du gymnase nouvellement construit dans la capitale Jérusalem on devra se promener nu comme les athlètes d’Olympie, et comme si cela n’était pas suffisant on devra payer des nouveaux impôts aux Grecs, et ceux qui ne pourront pas les payer en numéraire devront les payer dans leur chair en devenant esclaves. Même très ouverts aux Grecs, les pharisiens de Judée, c’est-à-dire les hassidim, ne peuvent pas tolérer une telle agression de l’identité juive métropolitaine, une telle caricature de soumission à la puissance dominante.


Cette totale domination de la culture grecque sur le judaïsme en général - le judaïsme nationaliste à la Ezékiel qui veut rétablir des frontières physiques autour de la Judée, le judaïsme pharisien à la Isaïe II qui veut "ériger des murailles autour de la Torah", et le judaïsme mitigé des hassidim -, a engendré chez les pharisiens et chez les hassidim un nouveau genre littéraire préfigurant le concept hégélien de Fin de l’Histoire : le genre apocalyptique. Pour achever le temps historique du monde grec, c’est-à-dire - en référence à l’Histoire d’Hérodote qui l’a défini le premier au Vème siècle av. J.-C. en s’appuyant sur une enquête très approfondie de la période comprise entre la défaite du Lydien Crésus face aux Perses au milieu du VIème siècle av. J.-C. et la reconquête de la Chersonèse par les Grecs contre les Perses en -479 - une succession sans fin d’événements provoqués non pas par des dieux ou des héros mais par les ambitions politiques de quelques-uns interrompant ou favorisant tels et tels mouvements sociaux, qui à leur tour interrompent ou favorisent les ambitions politiques de quelques-uns, pharisiens et hassidim rêvent d’une intervention spectaculaire d’Yahvé, qui le révélerait aux yeux de tous ("¢pokalÚptw", dérivé de "kalÚptw/couvrir, cacher, dissimuler" précédé du préfixe "¢po/en provenance de", d’où littéralement "rendre visible ce qui était caché au loin ou caché derrière, découvrir, dévoiler, démasquer, révéler") et restaurerait le temps non-événementiel, le temps non-historique de la perfection divine. Cette littérature apocalyptique s’inscrit dans la lignée de la littérature prophétique juive traditionnelle d’avant l’ère hellénistique, mais, nourrie par l’intensité et la permanence des violences agitant le Levant après le diktat d’Apamée et le Cercle de Popilius, ses images sont beaucoup plus terrifiantes et absolues : elle ne parle plus de tempêtes mais de cyclones, elle ne parle plus de raz-de-marée mais de malstroms, elle ne parle plus de séismes mais d’un effondrement universel, qui provoquera la mort de tous les individus vivants, juifs et non-juifs (nous avons vu que cet effondrement universel est annoncé dès l’époque de rédaction du Siracide, vers -180 ["Quiconque sert le Seigneur trouvera bon accueil auprès de lui, et sa demande parviendra jusqu’au ciel. […] Le Seigneur ne tardera pas à répondre, il ne patientera pas envers leurs bourreaux. Le moment viendra où il cassera les reins à ceux qui n’ont pitié de personne et prendra sa revanche sur les autres peuples. Le moment viendra où il éliminera cette foule de prétentieux et cassera leur injuste puissance. Il paiera aux humains le prix de leurs actions et de leurs intentions. Il jugera enfin la cause de son peuple, plein de pitié pour lui il lui rendra la joie", Siracide 35.20-25], et ardemment désiré par Jésus ben Sirac ["Aie pitié de nous, Maître du monde entier, et fais-toi reconnaître comme Dieu par toutes les nations. Que ta main menace les peuples étrangers, et qu’ils voient que tu es bien le Maître. En punissant nos fautes, tu leur as montré quel Dieu tu es : de même, en les frappant, tu nous montreras ta grandeur. Qu’ils apprennent à te connaître, comme nous-mêmes avons appris qu’il n’existe pas d’autre Dieu que toi, Seigneur. Renouvelle tes actes pleins de sens, répète tes miracles, agis, fais honneur à ta main droite. Que ta colère éclate, et qu’elle se répande pour supprimer nos ennemis, pour écraser nos adversaires. Fais sonner l’heure de la fin, dont tu as fixé le moment, ainsi on parlera partout de tes hauts faits. Que le feu de ta colère dévore ceux qui auront pu t’échapper. Que les bourreaux de ton peuple trouvent la ruine sur leur chemin. Ecrase la tête des chefs ennemis qui disent : “Hors de nous, rien ne compte !”. Rassemble toutes les tribus issues de Jacob, permets-leur de récupérer le pays que tu leur as donné au début. […] Montre ta bonté pour la cité où se dresse ton sanctuaire, pour Jérusalem, le lieu où tu résides. Que Sion soit pleine de gens qui te célèbrent. Remplis ton Temple de ta présence glorieuse. Montre qu’Israël est ton peuple réé dès le commencement, et accomplis les promesses que les prophètes ont annoncées de ta part", Siracide 36.1-20]). Cette Fin de l’Histoire cataclysmique, disent pharisiens et hassidim, remettra au premier rang ceux qui auront témoigné de leur ferveur envers Yahvé, puisqu’elle prouvera que l’Histoire grecque n’était qu’une parenthèse dans le temps - autrement dit, même si des ambitions politiques particulières et des mouvements sociaux sont bien à l’origine de certains événements sur des périodes de court terme comme le prétend Hérodote, ces ambitions particulières et ces mouvements sociaux sont toujours créés, favorisés, facilités directement ou indirectement par Yahvé, qui reste maître du long terme -, elle équivaudra à un jugement divin récompensant les uns par une vie non-historique de perfection divine ou, pour utiliser le terme approprié, une "résurrection" (dans le sens commun de "renaissance" dans le monde ici-bas, de "nouveau statut social", et non pas dans le sens de "nouvelle vie dans l’au-delà" que les chrétiens lui donneront plus tard), et punissant les autres par un effacement définitif des cercles de pouvoir et de la mémoire collective. Nous avons vu que cette promesse de récompense est affirmée de façon codée dès l’époque de rédaction du Siracide, à travers les nombreux passages annonçant la chute des "premiers" et l’élévation des "derniers", et à travers le rappel de certains adorateurs comme Hénoch (au verset 16 chapitre 44) ou Elie (aux versets 1 à 11 chapitre 48) que Yahvé a élevé auprès de lui jadis et auxquels il réserve une nouvelle vie après cette Fin de l’Histoire. Quand Judas Maccabée établit une relation de cause à effet entre la mort de certains de ses camarades et leur manque de respect à Yahvé, il contribue pareillement à la propagation de cette littérature apocalyptique naissante ("Judas vint avec ses hommes pour emporter les corps de ceux qui étaient tombés au combat et les déposer auprès de leurs proches dans les tombeaux de leurs pères. Or, sous les vêtements de chacun des morts, ils découvrirent des objets destinés au culte des idoles à Jamnia, que la Loi interdit aux juifs. Cela montra clairement pourquoi ils étaient tombés. Tous louèrent le juste jugement du Seigneur, qui avait ainsi révélé ce qui était caché, et le supplièrent d’effacer la faute commise. Le vaillant Judas engagea ses troupes à se préserver d’un tel péché, chacun pouvant voir de ses propres yeux la funeste conséquence subie par les coupables", Maccabées 2 12.39-42 ; après ce passage, le narrateur de Maccabées 2 montre Judas Maccabée offrir un sacrifice à Jérusalem en mémoire de ces hommes tombés pour avoir momentanément douté de Yahvé, il affirme que cet acte prouve que Judas Maccabée croit en la résurrection des morts : "Judas collecta environ douze mille drachmes d’argent parmi ses soldats, qu’il envoya à Jérusalem afin qu’on y offrît un sacrifice pour racheter le péché des morts. Par ce bel acte, il montra sa foi en la résurrection des morts (car s’il n’avait pas espéré que ces morts ressuscitassent un jour, il eût considéré inutile et stupide de prier ainsi pour eux) et dans les grandes récompenses réservées à ceux qui meurent dans la piété. Voilà pourquoi il fit ce sacrifice en faveur des morts, afin qu’ils fussent absous de leur faute", Maccabées 2 12.43-45). Le prototype du genre apocalyptique se trouve dans une forme qui lui est bien antérieure, l’histoire de Cour, dont la vie de Joseph racontée aux chapitres 37 à 50 de la Genèse est le modèle. L’histoire de Cour met en scène un personnage d’une communauté méprisée (celle du ou des narrateurs) échouant à la Cour d’une puissance étrangère dominante, et démontrant, à travers des épreuves diverses, la valeur et l’intelligence de la communauté méprisée en même temps que la médiocrité et la bassesse de la puissance dominante. Ainsi Joseph, berger vendu comme esclave en Egypte, surmonte épreuve après épreuve jusqu’à accéder au titre de ministre du pharaon, en même temps qu’il révèle la stupidité et la débauche des Egyptiens (cf. l’épisode de Potifar et de sa femme, Genèse 39.6-19), leur manque de clairvoyance (les prétendus savants égyptiens sont incapables d’interpréter les rêves du pharaon, contrairement à Joseph, Genèse 41.8), leur absence d’organisation (ils sont obligés de faire appel à Joseph pour planifier la production et le stockage du blé qui leur permettra de ne pas mourir de faim pendant les années de famine, Genèse 41.47-57). Le but d’une histoire de Cour est de dire à la puissance dominante : "Vous vous croyez forts, mais vous constaterez bientôt que vous êtes faibles, parce que bientôt aura lieu une famine, un séisme, un raz-de-marée, qui manifestera votre petitesse, votre impréparation, votre impuissance, votre ignorance. Vous prétendez savoir, mais vous ne savez rien : moi en revanche, qui suis aujourd’hui le dernier des derniers, et qui annonce votre destruction imminente, je serai demain le premier des premiers. Cela révélera aux yeux de tous que mon Dieu est le seul Dieu éternel, tandis que votre culture n’était qu’une petite brise momentanée". Plusieurs œuvres voient le jour, dont la trame reprend celle du récit de Joseph, et dont les éléments assyriens, babyloniens ou perses puisés dans le passé, ne servent qu’à dénigrer l’occupant grec du présent :


- Le livre de Daniel raconte l’histoire d’un jeune Judéen (verset 6 chapitre 6), Daniel, à la Cour de Babylone au VIème siècle av. J.-C. Originellement, Daniel est sans doute un cycle, c’est-à-dire une compilation de récits autonomes ayant le personnage de Daniel pour seul point commun (comme au Moyen Age le cycle de Guillaume d’Orange, ou le cycle du roi Arthur), ce qui explique pourquoi les épisodes peuvent être lus indépendamment (Daniel chez Nabuchodonosor, les amis de Daniel jetés dans les flammes, Daniel chez Balthasar, Daniel dans la fosse aux lions, etc., auxquels il faut ajouter les épisodes de la Septante comme Daniel et Suzanne, ou Daniel et les prêtres de Bélos), et pourquoi la construction d’ensemble est maladroite (par exemple les chapitres 7 et 8 évoquent deux rêves faits par Daniel la première et la troisième années "du règne de Balthasar"... qui en réalité n’a jamais été roi puisqu’il a été exécuté avant son père le roi Nabonide lors de la conquête de Babylone par Cyrus II, exécution qui a été mentionnée au verset 30 chapitre 5 !). Les références historiques sont très approximatives. Le royaume babylonien est ici envahi par un dénommé Darius (verset 1 chapitre 6), alors que le vrai royaume babylonien a été envahi en -539 par Cyrus II : on peut supposer que le narrateur a confondu Cyrus II avec son successeur Darius Ier, comme le suggère le verset 29 chapitre 6 qui de façon aberrante fait du premier le successeur du second. Cela montre que la volonté du ou des narrateurs de Daniel n’est pas la rigueur littéraire ni l’exactitude historique, mais l’édification politique : il s’agit de montrer des résistants glorieux d’hier contre les Babyloniens et les Perses (Daniel), marchant dans les pas des glorieux résistants d’avant-hier contre les Egyptiens (Joseph), pour mieux inciter les juifs à la résistance aujourd’hui contre les Grecs. Daniel, comme Joseph, explique les rêves du souverain dominant : le verset 2 chapitre 2 ("[Nabuchodonosor] ordonna de convoquer les devins, magiciens, sorciers et enchanteurs, afin qu’on lui révèle ce qu’il avait rêvé") et le verset 8 chapitre 5 de Daniel ("Tous les sages au service du roi [Balthasar] s’avancèrent, mais aucun d’eux ne put déchiffrer l’inscription pour en donner la signification au roi") sont calqués sur le verset 8 chapitre 41 de l’histoire de Joseph, dans la Genèse ("Dès que le jour se leva, le pharaon inquiet fit appeler tous les magiciens et les sages d’Egypte. Il leur raconta ce qu’il avait rêvé, mais personne ne put lui dire ce que cela signifiait"), et Daniel est récompensé de la même manière que Joseph ("Aussitôt, Balthasar ordonna à ses serviteurs de revêtir Daniel d’habits d’apparat et de lui passer un collier d’or autour du cou", Daniel 5.29 ; à comparer avec ce passage de l’histoire de Joseph : "Le pharaon retira de son doigt l’anneau royal et le passa au doigt de Joseph. Il le fit habiller de fins vêtements de lin et lui passa un collier d’or autour du cou", Genèse 41.42). Dans une succession de visions, Daniel décrit le monde futur, celui du IIème siècle av. J.-C., mais sans jamais nommer les personnages. Verset 25 chapitre 11, il voit un "roi du nord" (le roi grec séleucide Antiochos IV) qui, "convaincu de sa force et de son courage", part avec une grande armée contre le "roi du sud" (le roi grec lagide Ptolémée VI). Après une campagne militaire mitigée ("Les deux rois se retrouveront à la même table, mais comme ils auront le cœur empli de méchanceté, ils n’échangeront que des paroles mensongères. Leur discussion ne servira à rien, car l’affaire ne s’achèvera qu’au temps fixé", Daniel 11.27), Antiochos IV rebrousse chemin en pillant une première fois Jérusalem ("Le roi du nord repartira vers son pays en emportant de grandes richesses. Au passage il interviendra, comme il l’avait projeté, contre le peuple avec qui Yahvé a fait alliance, puis il rentrera chez lui", Daniel 11.28). En -168, le "roi du nord" tente une nouvelle fois d’envahir l’Egypte, mais des "gens de l’ouest" (les Romains) arrivent par bateaux et s’opposent à lui : Antiochos IV, trop faible militairement et politiquement pour affronter les Romains, doit rebrousser chemin. Et de nouveau il "tourne sa rage contre le peuple avec qui Yahvé a fait alliance" (verset 30 chapitre 11), il investit Jérusalem, pille le Temple et le consacre à l’"abomination de la désolation" (verset 31 chapitre 11, même expression au verset 54 chapitre 1 de Maccabées 1). Le livre s’achève par un appel à la résistance en attendant la venue de Michel, le chef des anges, qui apportera repos et récompense pour "ceux dont le nom sera inscrit dans le livre de vie" (versets 1 à 3 chapitre 12).


- Le livre d’Esther raconte l’histoire d’une jeune juive nommée Esther à la Cour du Grand Roi Xerxès Ier. Cette jeune femme réside à Suse avec son père Mardochée (qui y a été déporté du temps de Nabuchodonosor II, selon le verset 6 chapitre 2), elle est originaire de Judée et de sang royal (son ancêtre est Quish, le père du roi Saül, selon le verset 5 chapitre 2). Grâce à sa beauté, Esther devient femme de Xerxès Ier et reine de Perse. Mardochée se rapproche du Grand Roi, et entre en conflit avec Haman, le premier des ministres perses : le premier joue ici le rôle de Joseph jadis parti de rien et devenu conseiller du pharaon, tandis que le second joue le rôle des scribes égyptiens se croyant intouchables alors qu’ils sont sur le point d’être renversés. Parce que Mardochée refuse de s’agenouiller devant lui, Haman décide d’exterminer tous les juifs (versets 1 à 6 chapitre 3). Il fixe la date du massacre en jouant aux dés, ou "pourim" en hébreu : le sort tombe sur le mois hébraïque d’adar (verset 7 chapitre 3). Heureusement Esther plaide la cause de son peuple auprès de son royal mari, qui dans ce récit semble s’être totalement dépouillé de sa nature de Perse et avoir endossé l’habit de Mashiah que Yahvé avait accordé à Cyrus II naguère, et Haman est finalement condamné à mort (chapitres 4 à 8). Mais ce n’est pas suffisant : au chapitre 8, la reine et son père réussissent à obtenir, pour tous les juifs de l’Empire perse, la permission de Xerxès Ier de massacrer tous les hauts fonctionnaires et gouverneurs perses qu’ils souhaitent pendant une journée - précisément la journée d’adar qu’Haman avait fixée pour le massacre des juifs (verset 12 chapitre 8). Le jour venu, le bain de sang perse est général, depuis l’Egypte jusqu’à l’Inde. L’œuvre se termine par l’image des juifs satisfaits de leur boucherie contre le dominant perse, qui décident de faire de cette journée une fête annuelle - la fête des pourim, versets 24 à 26 chapitre 9 -, et louent Xerxès Ier comme un grand souverain (rappelons au passage que le Xerxès Ier historique, avant d’être vaincu à Salamine en -480, a été le vainqueur des Grecs au détroit des Thermopyles et a saccagé Athènes).


- Le livre de Judith raconte l’histoire d’une veuve juive nommée Judith, descendante de Jacob (verset 1 chapitre 8), dans un temps et un espace très difficiles à déterminer. Le chapitre 1 verset 1 qualifie Nabuchodonosor II de "roi d’Assyrie", ce qui est une absurdité puisqu’il a fondé son puissant royaume babylonien justement en détruisant le royaume d’Assyrie. Le verset 3 chapitre 4 affirme que les juifs "sont rentrés d’exil depuis peu", et qu’ils "viennent tout juste de se regrouper en Judée et de consacrer le nouveau Temple" (même remarque pour le verset 19 chapitre 5 : "Récemment, de nouveau fidèles à leur Dieu, ils sont revenus des pays où ils avaient été dispersés. Ils ont réoccupé Jérusalem, où se trouve leur Temple, et se sont réinstallés dans la région montagneuse, restée sans habitants"), or Nabuchodonosor II est justement celui qui a détruit le premier Temple après son invasion de la Judée en -587, et qui a déporté les juifs à Babylone. Quant à la cité de Bétulie, autour de laquelle se situe l’histoire, sa localisation est inconnue, et sa topographie est très vague : elle se trouve près d’une source (verset 12 chapitre 7), au bord d’une plaine (verset 11 chapitre 6), au pied des montagnes qui conduisent en Judée (verset 7 chapitre 4), or la Judée compte beaucoup de sources, beaucoup de plaines, et elle est entourée de montagnes. Comme le livre de Daniel, le livre de Judith ne vise pas l’exactitude historique, mais l’édification politique. Nabuchodonosor II et son général en chef Holopherne, qui se préparent à envahir la Judée, sont décrits comme des brutes épaisses sans cervelle, c’est-à-dire comme les Grecs de Maccabées 1 : la barbarie initiale de Nabuchodonosor II ("Les blessés empliront les ravins, les torrents et les fleuves déborderont de cadavres. Les prisonniers seront déportés jusqu’au bout du monde. Tu occuperas en mon nom tous leurs territoires. Quand ils auront capitulé, tu me les garderas pour le jour où ils passeront en jugement. Ceux qui résisteront, massacre-les sans pitié et livre leur pays au pillage", Judith 2.8-11) rappelle l’extrémisme d’Antiochos IV ("Selon l’ordre du roi, on mit à mort les femmes qui avaient fait circoncire leurs enfants, avec leur bébé pendu à leur cou, on exécuta également leurs familles et ceux qui avaient procédé à la circoncision. Beaucoup d’habitants d’Israël résolurent de ne pas manger d’aliments impurs, préférant mourir plutôt que se souiller par des mets impurs et trahir ainsi la sainte Alliance, ils furent donc mis à mort", Maccabées 1 1.60-63), et la poltronnerie finale des soldats babyloniens ("Frappés de terreur et d’épouvante, ils abandonnèrent le camp tous en même temps et s’enfuirent par les sentiers de la plaine et de la montagne, chacun de son côté. ceux qui occupaient les sommets autour de Bétulie prirent aussi la fuite. Alors tous les Israélites en état de porter les armes se lancèrent à leur poursuite", Judith 15.2-3) rappelle la poltronnerie des soldats grecs ("Quand les ennemis apprirent que Jonatan et son armée se tenaient prêts pour le combat, ils eurent peur. Ils allumèrent des feux dans leur camp et s’enfuirent. Jonatan et ses soldats, voyant ces feux briller, ne s’aperçurent de leur fuite qu’au matin suivant. Jonatan se lança à leur poursuite, mais il ne put les rattraper car ils avaient déjà traversé le fleuve Eleuthère", Maccabées 1 12.28-30) -, tandis que Judith, qui représente les juifs assiégés à Bétulie, est décrite comme très séduisante (verset 7 chapitre 8), astucieuse et impitoyable (elle séduit Holopherne pour mieux endormir sa méfiance et le tuer).


- Le livre de Bagasraw n’est connu que par un document de Qumran (manuscrit 4Q550a-f). Malgré le très mauvais état de ce document, l’histoire peut être reconstituée dans ses grandes lignes. Comme dans Esther, l’action se passe en Perse à l’époque de Xerxès Ier. Bagasraw est le fils d’un juif nommé Patireza, appartenant peut-être à l’illustre famille de Benjamin (si on se réfère au fragment 4 colonne 1 ligne 3), qui a bien servi l’ancien Grand Roi Darius Ier (père et prédécesseur de Xerxès Ier sur le trône de Perse). Pour une raison inconnue (certains membres de l’aristocratie complotent-ils pour l’assassiner ? ou l’ont-ils exaspéré à cause de leur incompétence ?), Xerxès Ier appelle Bagasraw à sa Cour. Les deux premières colonnes du fragment 4 évoquent une entente entre Bagasraw et un nommé Bagochi, probablement un aristocrate demeuré fidèle au roi, qui met fin aux intrigues des anti-Bagasraw. La troisième colonne du même fragment 4 montre Bagasraw reçu à la Cour de Xerxès Ier, qui lui garantit sa protection ainsi que la protection de tous les juifs (lignes 1 et 2 : "Le Très-Haut que tu vénères et sers règne sur toute la terre. Ceux qui veulent approcher de son Temple peuvent [texte manque]. Quiconque médira de Bagasraw sera mis à mort, afin qu’il n’y ait pas de [texte manque]"). Comme Joseph et Daniel, Bagasraw apparaît comme le juif éclairé et intelligent auquel recourt le souverain de la puissance dominante, pour remplacer son entourage composé de gens incapables et fourbes.


- Le livre d’Hénoch est une histoire de Cour reconstituée à partir des manuscrits de Qumran 4Q203, 1Q23, 2Q26, 4Q530-532 et 6Q8, qu’on doit intercaler entre le verset 4 et le verset 5 chapitre 6 de la Genèse. Dans les versets 1 à 4 chapitre 6 de la Genèse, le narrateur évoque les mariages entre les filles des mortels et les anges, qui donnent naissance à des géants ("Quand les hommes commencèrent à se multiplier sur la terre et que des filles leur naquirent, les habitants du ciel constatèrent que ces filles étaient très jolies, et ils en choisirent pour les épouser. [...] Ce fut l’époque où il y eut des géants sur la terre. [...] Ils étaient nés de l’union des habitants du ciel avec les filles des hommes"). Le récit de Qumran nous apprend que les anges ne se sont pas contentés de coucher avec les filles des hommes, ils ont aussi copulé avec des animaux (des ânes, des boucs, 1Q23 fragments 1 et 6), ils ont pillé les richesses naturelles de la terre (la mer et ses poissons, le ciel et ses oiseaux, les fruits de la terre et toutes les sortes de céréales et tous les arbres, les bêtes sauvages, 4Q531 fragment 3), et ont enseigné la corruption aux hommes (4Q531 fragment 2, 4Q532 colonne 2 fragments 1-6). Mais les anges corrupteurs et leurs fils les géants commencent à faire des rêves qui les angoissent et qu’ils ne savent pas comment interpréter. Dans 6Q8 fragment 2, ils rêvent d’un arbre déraciné dont seules trois racines restent en terre. Dans 2Q26, ils rêvent d’une tablette plongée dans l’eau : quand on sort la tablette de l’eau, seuls trois noms restent gravés dessus. Comme le pharaon dans le récit de Joseph, comme Baltasar dans Daniel, les anges et les géants sont contraints d’appeler un homme extérieur à leur communauté, Hénoch - le même Hénoch dont Jésus ben Sirac loue la piété à Yahvé au verset 16 chapitre 44 de son Siracide -, qui saura les éclairer. Le géant Mahway, délégué par l’assemblée des géants, se rend chez Hénoch (4Q530 colonnes 2 et 3), qui lui dit que ces rêves sont des annonces de la destruction de toute chose par le Déluge (4Q530 fragment 2, les trois racines restées en terre et les trois noms restés gravés sur la tablette, le lecteur moderne le comprend facilement, représentent les trois fils de Noé). On retombe alors sur le récit des versets 5 à 7 chapitre 6 de la Genèse, dans lequel Yahvé, constatant la corruption généralisée des anges, des géants et des hommes, décide de déclencher le Déluge ("Le Seigneur vit que les hommes étaient de plus en plus malfaisants dans le monde, et les penchants de leur cœur les portaient de façon constante et radicale vers le mal. Il en fut attristé et regretta d’avoir fait des hommes sur la terre. Il se dit : “Il faut que je balaie de la terre les hommes que j’ai créés, et même les animaux, grands ou petits, et les oiseaux. Je regrette vraiment de les avoir engendrés”"). Hénoch s’appuie sans doute sur des éléments très anciens : certains anges ou géants portent des noms aux consonances plus mésopotamiennes que juives - Azazel (4Q530 fragment 7 ligne 6), Barazel (6Q8 ligne 3) -, l’un d’eux se nomme même Gilgamesh (4Q531 fragment 1 ligne 12, 4Q530 colonne 2 ligne 1) comme le héros du célèbre récit mésopotamien. Néanmoins la structure d’Hénoch s’apparente à l’histoire de Cour de l’ère hellénistique. Comme tous les personnages de ce nouveau genre littéraire, Hénoch vit "en communion avec Yahvé" (Genèse 5.22 et 24) contrairement à son entourage, face à des anges noirs et des géants corrompus et corrupteurs assimilables aux occupants grecs, qu’une intervention divine (ayant ou non la forme d’un Déluge) balaiera tôt ou tard.

  

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