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-496 : Naissance de Sophocle

Clisthène de Sicyone

Thespis, Phrynichos, Eschyle

Après Eschyle

Nouveaux dieux

Clisthène dAthènes

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Il nous semble bon, après avoir replacé la naissance de Sophocle dans son contexte général, de nous intéresser au contexte immédiat. Sur l’Histoire d’Athènes jusqu’au milieu du VIème siècle av. J.-C., nous renvoyons à notre acte précédent. Nous nous attardons ici sur la période couvrant la mort de Pisistrate en -527 jusqu’au tout début du Vème siècle av. J.-C.


Pisistrate le tyran d’Athènes meurt donc en -527 sous Philonéos, archonte de juillet -528 à juin -527 ("Pisistrate vieillit dans l’exercice du pouvoir et mourut de maladie sous l’archontat de Philonéos", Aristote, Constitution d’Athènes 17). Selon Aristote, il laisse quatre fils : deux légitimes nommés Hippias et Hipparque, et deux bâtards nommés Iophon et Hégésistrate-Thettalos, nés d’un mariage politique avec une femme noble d’Argos qui a permis un rapprochement entre les deux cités Athènes et Argos ("De son union légitime avec une femme d’Athènes, Pisistrate avait deux fils : Hippias et Hipparque. D’une femme d’Argos, il en avait deux autres : Iophon et Hégésistrate surnomméThettalos” ["QettalÒj", peut-être une déformation de "QessalÒj/Thessalien" dans le sens de "non-Athénien, étranger", ou de "thqalladoàj/fils à grand’mère", autrement dit "enfant gâté"]. Pisistrate avait en effet épousé une femme d’Argos, fille d’un citoyen de cette cité nommé Gorgilos : elle s’appelait Timonassa et avait été la femme d’Archinos d’Ambracie, de la famille des Cypsélides. Ce second mariage de Pisistrate avait permis une alliance avec les Argiens : mille d’entre eux, emmenés par Hégésistrate, prirent part à la bataille de Pallènè", Aristote, Constitution d’Athènes 17). L’aîné légitime Hippias succède à son père ("Quand Pisistrate qui détenait encore la tyrannie mourut à un âge avancé, ce ne fut pas Hipparque, comme on le croit généralement, mais Hippias qui en qualité d’aîné obtint le pouvoir", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.54 ; "Le pouvoir revint, par droit de naissance et d’aînesse, à Hippias et à Hipparque. Hippias, l’aîné, ayant naturellement le goût des affaires publiques et d’un caractère sérieux, prit en main le gouvernement. Hipparque était d’un caractère jeune, amoureux, ami des muses, ce fut lui qui appela à Athènes Anacréon, Simonide, et les autres poètes", Aristote, Constitution d’Athènes 18). Hippias gouverne aussi prudemment et intelligemment que son père ("L’autorité qu’il détenait n’avait rien d’oppressif pour la multitude, et son gouvernement ne suscitait pas de critiques. Pendant longtemps, ces tyrans montrèrent de la sagesse et de l’habileté, n’exigeant des Athéniens que le vingtième des revenus, embellissant la cité, soutenant les guerres et subvenant aux sacrifices publics. Pour le reste, la cité gardait les lois anciennes. Ils eurent seulement la précaution d’attribuer continuellement les plus hautes magistratures aux leurs. Ce fut le cas pour plusieurs membres de la famille des Pisistratides qui détinrent la charge annuelle d’archonte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.54), au point que Clisthène le jeune, héritier de la famille des Alcméonides persécutée par Pisistrate au début de sa tyrannie, accepte de gouverner à ses côtés comme archonte de juillet -525 à juin -524 (cela est confirmé indirectement par un scoliaste anonyme qui, pour expliquer le paragraphe 120 du Panathénaïque d’Aelius Aristide, affirme qu’"après la mort d’Hipparque le fils de Pisistrate, son frère Hippias gouverna si durement les Athéniens que, ne supportant plus cette violence, les Alcméonides quittèrent l’Attique et parmi eux Clisthène" : si Clisthène le jeune "quitte l’Attique après la mort d’Hipparque" en -514, c’est nécessairement parce qu’il est revenu y habiter avant ; cela est aussi confirmé directement par une liste d’archontes inscrite sur une pierre taillée retrouvée sur l’agora et publiée en 1936, conservée sous la référence 1031 dans le volume I/3 du répertoire des Inscriptions grecques, qui pour l’archontat de -525/-524 donne un nom dont il manque le début et la fin, "]lisqšn[", que les hellénistes n’ont eu aucun mal à compléter en "[K]lisqšn[ej]/Clisthène" ; pour l’anecdote, la même liste donne presque intégralement [seul manque le "M" initial, la pierre étant cassée à cet endroit] le nom de Miltiade pour l’archontat suivant en -524/-523). La tyrannie des Pisistratides aurait pu durer encore longtemps (tel est l’avis de Pausanias : "Les Grecs tirent vanité de bien des choses, dont leurs Sept Sages parmi lesquels ils placent un tyran de Lesbos et Périandre fils de Cypsélos. Mais il faut avouer que Pisistrate et son fils Hippias furent beaucoup plus humains, et plus habiles dans le gouvernement militaire et civil, avant qu’Hippias ait l’esprit aigri par le meurtre de son frère Hipparque et incline à punir cruellement tous ceux qui en étaient complices", Pausanias, Description de la Grèce, I, 23.1).


Mais en -514, elle est perturbée par une sombre histoire de fesses, au sens figuré comme au sens propre. Elle a deux amants pour premiers personnages, Aristogiton et Harmodios ("Harmodios était alors dans la fleur de l’âge. Aristogiton, un citoyen de la classe moyenne, s’éprit de lui et l’obtint", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.54 ; Hérodote assure que ces deux personnages sont originaires de la cité béotienne de Tanagra : "Hipparque, fils de Pisistrate et frère du tyran Hippias, après avoir eu en songe un avertissement très clair du sort qui l’attendait, fut tué par Aristogiton et Harmodios, tous les deux d’origine géphyréenne [famille phénicienne installée en Béotie à l’époque mycénienne : "Mes recherches personnelles m’ont permis de constater que les Géphyréens étaient des Phéniciens, des compagnons de Cadmos, venus avec lui dans le pays qu’on appelle aujourd’hui la Béotie, où le sort leur attribua en partage le territoire de Tanagra", Hérodote, Histoire V.57]. Après cet événement les Athéniens subirent pendant quatre ans un régime despotique bien plus sévère qu’auparavant", Hérodote, Histoire V.55). Selon Thucydide, Hipparque le fils de Pisistrate s’éprend un jour d’Harmodios, qui le repousse ("Harmodios fut l’objet des sollicitations d’Hipparque, fils de Pisistrate, mais il repoussa ses avances et en avertit Aristogiton", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.54 ; Diodore de Sicile, dans un passage perdu de sa Bibliothèque historique cité partiellement par Constantin VII Porphyrogénète, reprend cette version : "Thettalos le fils de Pisistrate était sage et renonça à la tyrannie. Partisan de l’égalité, il jouit d’une grande estime de la part des citoyens. Les autres fils de Pisistrate en revanche, Hipparque et Hippias, étaient violents et malveillants, ils maintinrent la tyrannie dans la cité et commirent beaucoup d’injustices contre les Athéniens. Hipparque, épris d’un jeune homme d’une grande beauté [texte manque]", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 77). Selon Aristote, ce n’est pas Hipparque, mais Hégésistrate-Thettalos, le demi-frère d’Hipparque, qui tourne autour d’Harmodios ("Thettalos, beaucoup plus jeune [que ses demi-frères Hippias et Hipparque], avait une conduite hardie et violente, qui fut l’origine de tous les malheurs. Il s’éprit d’Harmodios et ne fut point payé en retour", Aristote, Constitution d’Athènes 18). Il est possible que la version d’Aristote soit fausse, car Hérodote qui a vécu plus tôt et est donc plus proche des faits affirme pour sa part qu’Hégésistrate-Thettalos a reçu de son père le gouvernement de la lointaine cité de Sigée sur la côte nord-ouest anatolienne (aujourd’hui Giaour-keui, près de Kumkalé en Turquie, face à la pointe sud de la presqu’île de Gallipoli) qu’il doit défendre en permanence contre les Mytiléniens de Lesbos qui la revendiquent ("Pisistrate enleva [Sigée] par l’épée aux Mytiléniens, et y établit comme tyran son fils Hégésistrate, un bâtard qu’il avait eu d’une femme d’Argos. Celui-ci ne garda pas sans luttes le bien qu’il tenait de Pisistrate, car Mytiléniens et Athéniens guerroyèrent longtemps, les uns à partir d’Achilléion [tombeau d’Achille, près de Sigée], les autres à partir de Sigée. Mytilène réclamait ce territoire, mais Athènes ne voulait rien entendre et disait pour soutenir sa cause que la terre de Troie ne devait pas revenir aux Eoliens plutôt qu’à eux-mêmes ou aux autres Grecs qui avaient aidé Ménélas à venger le rapt d’Hélène", Hérodote, Histoire V.94), Hégésistrate-Thettalos ne vit donc pas à Athènes en permanence, et est sans doute trop occupé pour perdre son temps en sentimentalités. Peu importe. Le soupirant éconduit - Hipparque ou Hégésistrate-Thettalos - se laisse envahir par la jalousie ("Une nouvelle tentative d’Hipparque n’eut pas plus de succès. Répugnant d’avoir recours à la force, il chercha alors le moyen d’outrager Harmodios sans que celui-ci pût imputer à la jalousie sa conduite", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.54), et décide de se venger en humiliant la sœur d’Harmodios ("Repoussé par Harmodios, Hipparque mit à exécution son projet et lui infligea un affront. Une jeune sœur d’Harmodios ayant été mandée pour porter une corbeille dans une procession, il la chassa en disant qu’elle n’avait pas été invitée et qu’elle était indigne de cet honneur", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.56 ; "Au lieu de contenir sa nature violente, [Hégésistrate-Thettalos] laissa paraître son ressentiment, surtout dans cette dernière occasion : la sœur d’Harmodios devait être canéphore aux Panathénées, il l’en empêcha en traitant outrageusement Harmodios de débauché", Aristote, Constitution d’Athènes 18). Ce dernier supporte naturellement très mal cet affront : lui et Aristogiton décident, pour y répondre, de renverser la tyrannie en assassinant tous les Pisistratides (notons pour l’anecdote que Platon apporte une version particulière de l’affaire, dans laquelle la rivalité amoureuse entre Aristogiton et le Pisistratide pour obtenir les faveurs d’Harmodios, se double d’une rivalité intellectuelle, Aristogiton étant le maître à penser d’Harmodios et considérant Hipparque comme un maître spirituel concurrent : "Les hommes les mieux instruits assurent que la cause de la mort d’Hipparque n’est pas, comme on le croit généralement, l’affront que celui-ci fit à la sœur d’Harmodios, la canéphore. Harmodios était le bien-aimé et l’élève d’Aristogiton, qui s’en glorifiait et croyait avoir Hipparque pour rival. Or, Harmodios devint amoureux d’un beau jeune homme de bonne famille dont je ne me rappelle plus du nom. Dans un premier temps, ce jeune homme regarda Harmodios et Aristogiton comme des sages, mais après s’être lié intimement avec Hipparque il les méprisa. Dépités, ceux-ci décidèrent alors de tuer Hipparque", Platon, Hipparque 229b-d ; selon Plutarque au contraire, la haine d’Aristogiton envers les Pisistratides est motivée non pas par la politique ou l’idéologie, ni même par les humiliations infligées par les Pisistratides à la sœur d’Harmodios, mais seulement par la colère amoureuse d’Aristogiton contre le Pisistratide qui a tenté de lui subtiliser son giton Harmodios : "Vous avez entendu l’histoire d’Aristogiton l’Athénien, d’Antiléon de Métaponte, de Mélanippe d’Agrigente : ils ne songeaient pas à se soulever contre leurs tyrans, bien que ceux-ci mettaient le désordre dans les affaires publiques et se livraient à tous les excès, mais quand ces derniers voulurent séduire leurs éromènes ils résistèrent comme pour défendre des asiles sacrés et inviolables et ils perdirent toute mesure", Plutarque, Sur l’amour 16). Le récit de l’attentat par Thucydide et Aristote suggère que celui-ci relève d’un amateurisme total : le jour venu, les deux amants paniquent et se précipitent sans réfléchir, ils réussissent presque par hasard à tuer Hipparque tandis qu’Hippias garde la vie sauve, Harmodios est tué dans la confusion, et Aristogiton est aussitôt capturé et mourra après avoir été longuement torturé ("Le jour de la fête arriva. Hippias était occupé avec ses gardes dans le quartier du Céramique à régler l’ordonnance du cortège. Harmodios et Aristogiton, le poignard à la main, s’avancèrent pour le frapper. C’est alors qu’ils virent un des conjurés s’entretenant familièrement avec Hippias, qui était pour tous d’un abord facile : ils eurent peur d’être découverts et d’être arrêtés rapidement. Désireux de punir avant tout celui qui était la cause de leurs malheurs et de tous les dangers qu’ils couraient, ils se précipitèrent dans le quartier et trouvèrent Hipparque près du Leokorion [temple dans le quartier du Céramique à Athènes, en l’honneur des trois filles de Léos fils d’Orphée, sacrifiées aux dieux par leur père dans l’espoir d’atténuer la famine en Attique à la fin de l’ère mycénienne]. Aussitôt, sans réfléchir, ils se jetèrent sur lui au comble de la fureur, poussés l’un par la passion amoureuse et l’autre par le désir de se venger de l’outrage, ils le frappèrent et le tuèrent. Aristogiton réussit dans un premier temps à échapper aux gardes, au milieu de la foule qui fuyait, mais il fut arrêté peu après et traité sans pitié. Harmodios quant à lui périt immédiatement sur place", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.57 ; "Le jour de la fête venu, ils épiaient sur l’Acropole Hippias qui s’apprêtait à recevoir la procession qu’Hipparque ordonnait dans la cité, quand ils virent un de leurs complices s’entretenir familièrement avec Hippias : se croyant trahis, et voulant frapper au moins un coup avant d’être pris, ils s’élancèrent tous les deux, seuls, trop tôt, rencontrèrent Hipparque près du Leokorion où il organisait la procession, et le tuèrent. Ainsi, par leur faute, échoua toute l’entreprise. Harmodios périt aussitôt, tué par les gardes. Aristogiton, attrapé plus tard, subit avant de mourir une longue torture", Aristote, Constitution d’Athènes 18). Par qui sont aidés les deux tyrannicides ? Thucydide précise bien que leurs complices sont peu nombreux, et que le soutien des Athéniens à leur entreprise est davantage un fantasme qu’une réalité ("Pour plus de sûreté, ils ne réunirent qu’un petit nombre de complices, mais ils espéraient que d’autres citoyens ignorants de ce complot, en voyant agir audacieusement ce petit nombre de comploteurs, n’hésiteraient pas à les seconder les armes à la main pour recouvrer leur propre liberté", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.56). Les aveux d’Aristogiton sous la torture, qui affirme avoir été aidé par des proches des Pisistratides, ne sont par ailleurs pas crédibles : il est évident que par ces aveux Aristogiton vise à créer des doutes chez Hippias sur la fidélité de son entourage ("La résistance aux tyrans et l’ardeur à restaurer la liberté de leur patrie étaient le point commun entre les hommes dont je viens de parler. Mais la fermeté sous la torture et la constance pour endurer de terribles peines furent le mérite du seul Aristogiton, qui dans les moments les plus effroyables, témoigna sans faillir de deux vertus exemplaires : la confiance en ses amis et le désir de se venger de ses ennemis", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 77 ; "Après sa mort [à Pisistrate], son fils Dioclès [surnom d’Hipparque ?] tomba sous les coups d’un jeune homme dont il avait outragé la sœur. Son fils Hippias hérita du pouvoir, captura le meurtrier qui, forcé dans les tortures de déclarer ses complices, nomma tous les amis du tyran. Hippias les fit égorger puis demanda s’il avait encore des complices : “Non, tyran, répondit-il, tu es maintenant le seul dont je désire la mort”. Par cette noble réponse le jeune homme vainquit le tyran et vengea sa sœur", Justin, Histoire II.9 ; "On se souvient de ce tyrannicide qui, découvert par Hippias avant d’avoir accompli son dessein, fut torturé par celui-ci qui voulait lui arracher le nom de ses complices. Il lui indiqua parmi les spectateurs courtisans ceux qu’il savait tenir le plus à la vie du tyran, Hippias les fit exécuter l’un après l’autre dès qu’ils étaient nommés, puis demanda s’il en restait encore : “Toi, répondit-il, car tu es la dernière personne qui veut préserver ta vie”. C’est ainsi que le tyran prêta son bras au tyrannicide, et immola ses défenseurs avec sa propre épée", Sénèque, De la colère, II, 23.1). Sur ce point, ces aveux d’Aristogiton, qui a tenté de ruiner les partisans de la tyrannie, ne rendent pas davantage service aux partisans de la démocratie, car ils établissent une distinction entre des soi-disant gentils tyrannophiles rangés derrière lui et son amant Harmodios, et des soi-disant méchants tyrannophiles rangés derrière Hippias et ses frères, autrement dit la démocratie n’est pas indispensable puisque ces soi-disant gentils tyrannophiles sont prêts à assumer le pouvoir et à donner davantage de liberté aux Athéniens : c’est pour cette raison que les démocrates condamnent immédiatement ces aveux d’Aristogiton, pour lequel ils n’ont aucune sympathie, en les qualifiant de mensongers ("Au milieu des tourments, [Aristogiton] accusa beaucoup d’hommes illustres et amis des tyrans. […] Les partisans de la démocratie assurent que s’il accusa ainsi les amis des tyrans, ce fut à dessein, pour amener ceux-ci à commettre une injustice et pour les affaiblir par l’exécution d’innocents qui étaient leurs amis ; mais selon d’autres il n’inventa rien et ceux qu’il dénonça étaient réellement ses complices. A la fin, comme tous ses efforts ne hâtaient pas sa mort, il annonça qu’il voulait dénoncer encore beaucoup d’autres complices en persuadant Hippias de lui donner la main en signe de sa foi. Quand il la tint, il insulta le tyran en l’accusant de donner la main au meurtrier de son frère, et l’exaspéra au point que, de colère, celui-ci ne se contint plus, tira son épée et le tua", Aristote, Constitution d’Athènes 18 ; "Aristogiton, torturé par les gardes d’Hippias qui voulaient le forcer à déclarer les noms des complices de la conspiration, ne nomma aucun des véritables conjurés, mais il accusa tous les amis d’Hippias d’avoir eu part au soulèvement. Quand Hippias les eut exécutés, alors Aristogiton lui déclara qu’il ne les avait nommés que pour les faire périr, et qu’il était heureux d’avoir détruit les amis du tyran par la cruauté du tyran même", Polyen, Stratagèmes I.22). Mais cela n’empêchera pas les démocrates, quand ils auront enfin conquis le pouvoir, de récupérer l’acte des deux amants en les présentant comme favorables au régime démocratique, et d’ériger une célèbre statue à leur gloire en plein cœur d’Athènes ("J’ignore si les Athéniens sont les premiers à avoir dressé des statues aux frais du peuple, l’année où les rois furent chassés de Rome [c’est-à-dire quand Isagoras était archonte à Athènes en -508/-507, selon l’alinéa 1 paragraphe 1 livre V des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse], et cela en mémoire d’Harmodios et d’Aristogiton qui tuèrent le tyran Hipparque. Par une émulation honorable, cet usage a été ensuite universellement adopté : les places publiques de toutes les cités se sont ornées de statues, le souvenir des personnages s’est perpétué, et l’on a inscrit le détail de leurs fonctions, pour que la postérité puisse les lire, sur le socle de leurs statues et non plus seulement sur leurs tombeaux", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXIV, 9.2).


Cependant, même s’il s’est soldé par un échec lamentable, ce complot amène Hippias à revoir sa politique, et cela indirectement provoquera sa chute. Craignant d’être à nouveau la cible d’illuminés, Hippias en effet s’enfonce dans la méfiance, il développe la répression policière (il torture notamment à mort une femme nommé Léaina soupçonnée de complicité avec Aristogiton, et ce supplice injuste laissera un souvenir durable dans la mémoire collective : "Après la mort d’Hipparque, sous prétexte que Léaina avait été amie d’Aristogiton et avait probablement eu vent de son projet, Hippias infligea à cette femme toutes sortes de cruautés jusqu’à ce qu’elle expirât dans les tourments. Quand les Athéniens furent enfin délivrés de la tyrannie des enfants de Pisistrate, ils consacrèrent une lionne de bronze à la mémoire de cette femme", Pausanias, Description de la Grèce, I, 23.2 ; "Aucun Grec n’ignore l’entreprise d’Aristogiton et d’Harmodios contre les tyrans. Aristogiton avait une maîtresse nommée Léaina. Hippias l’ayant saisie, la fit torturer pour l’obliger à nommer les complices de la conspiration. Elle souffrit le plus patiemment qu’elle put, mais sentant à la fin que la violence des tourments la forcerait de parler, elle se coupa la langue avec les dents pour s’en ôter le moyen. Les Athéniens, pour honorer sa mémoire, mirent dans l’Acropole une statue qui la représentait non pas sous sa forme naturelle mais sous la figure de l’animal dont elle portait le nom, une lionne de bronze. Ceux qui entrent dans l’Acropole peuvent remarquer dans le vestibule une lionne de bronze qui n’a pas de langue dans la gueule : c’est le monument dressé en l’honneur de cette femme", Polyen, Stratagèmes VIII.45 ; "Léaina, une autre courtisane, maîtresse d’Harmodios, le fameux tyrannicide, fut également célèbre : mise à la torture par les soldats du tyran Hippias elle mourut dans de terribles tourments sans pousser un seul cri", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIII.70 ; "La fameuse Athénienne Léaina ne supporta-t-elle pas la torture avec un courage viril ? Initiée dans le secret du complot qu’Harmodios et Aristogiton tramèrent contre Hipparque, cette femme n’en révéla pas le moindre détail alors qu’on employa contre elle la plus horrible question", Clément d’Alexandrie, Stromates IV.19 ; "Léaina témoigna aussi d’une constance qui fut magnifiquement récompensée. Amie d’Harmodios et d’Aristogiton, elle s’était associée à leurs espérances et à leur conjuration contre le tyran. Elle n’était qu’une femme enivrée à la coupe délicieuse d’Eros [dieu grec de l’amour], c’était par ce dieu qu’elle avait été informée de ces secrets. Ses amis échouèrent et furent mis à mort. Interrogée à son tour et sommée de révéler le nom des conspirateurs qui restaient, elle garda le silence avec la plus grande fermeté, prouvant que ses hommes s’étaient honorés en aimant une telle femme. Les Athéniens réalisèrent en bronze une lionne sans langue, qu’ils placèrent aux portes de l’Acropole. Le fier courage de la bête rappelait la fermeté invincible de Léaina, et l’absence de langue, son silence et sa discrétion", Plutarque, Sur le bavardage 8), et cherche l’alliance d’autres tyrans comme Aientidès de Lampsaque, et même de Darius Ier le Grand Roi de Perse ("Après cet événement les Athéniens durent subir pendant quatre ans un régime despotique bien plus sévère qu’auparavant", Hérodote, Histoire V.55 ; "Dès lors la tyrannie devint plus pesante pour les Athéniens. Hippias plus soupçonneux désormais exécuta un grand nombre de citoyens, et tourna ses regards vers l’extérieur dans l’espoir d’un trouver un refuge en cas de révolution. C’est ainsi qu’il donna, lui un Athénien, sa fille Archédikè à Aientidès, le fils d’Hippoclos le tyran de Lampsaque [aujourd’hui Lapseki en Turquie, face à Gallipoli], parce qu’il savait que cette famille jouissait d’un grand crédit auprès du Grand Roi Darius Ier", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.59 ; "A partir de ce moment sa tyrannie devint de plus en plus dure. Pour venger son frère il mit à mort nombre de citoyens et en chassa beaucoup d’autres. Tous le prirent en défiance et en haine", Aristote, Constitution d’Athènes 19). Les Alcméonides, qui sont contraints de fuir Athènes, sont la première cible de ce changement de politique : plus Hippias devient répressif, plus ils accumulent les suffrages, et plus ils deviennent une menace pour Hippias qui rêve de les anéantir. Toutes les tentatives de cette famille pour renverser directement le tyran tournent court ("[Les Alcméonides] ne réussirent pas dans leur tentative de se rétablir dans leur patrie avec l’aide des autres bannis athéniens, et de la délivrer du tyran, ils se retranchèrent dans Leipsydrion, au-dessus de Péonie", Hérodote, Histoire V.62 ; "Les proscrits, à la tête desquels étaient les Alcméonides, ne réussissaient pas à rentrer avec leurs seules forces, ils échouaient toujours, toutes leurs tentatives étaient vaines. Par exemple ils fortifièrent Leipsydrion, au-delà du Parnès, où des Athéniens vinrent se joindre à eux, mais les tyrans les y assiégèrent et les en délogèrent, et c’est en souvenir de cet échec que longtemps après on chanta : “Maudit et traître Leipsydrion ! Quels hommes tu as fait périr, braves au combat, et d’illustre famille, dignes fils de leurs pères !”", Aristote, Constitution d’Athènes 19). Les Alcméonides se résignent donc à appeler Sparte à l’aide par un moyen détourné : ils décident de dépenser leur fortune à reconstruire le temple de Delphes ("A la recherche de tous les moyens possibles pour lutter contre les Pisistratides, [les Alcméonides] obtinrent des Amphictyons, pour un prix convenu, la charge de construire le temple de Delphes actuel qui alors n’existait pas. Comme ils étaient très riches et d’une famille illustre, ils donnèrent à ce temple une beauté que le plan n’avait pas prévue, et en particulier remplacèrent le tuf qui était envisagé pour la façade par du marbre de Paros", Hérodote, Histoire V.62) à condition que la Pythie pousse Sparte à intervenir à leurs côtés contre Hippias ("[Les Alcméonides], pendant leur séjour à Delphes, gagnèrent à prix d’or la Pythie pour qu’elle incite les Spartiates, chaque fois qu’il en viendrait pour la consulter à titre officiel ou privé, à libérer Athènes", Hérodote, Histoire V.63). Ce pot-de-vin à la dimension d’un temple atteint son but : Sparte décide d’intervenir ("C’est après avoir échoué dans tous leurs desseins que [les Alcméonides] se proposèrent de reconstruire le temple de Delphes. Cela leur permit, avec les grandes richesses dont ils disposaient, de s’assurer l’alliance de Sparte. Toutes les fois en effet qu’un Spartiate venait consulter l’oracle, la Pythie lui enjoignait de délivrer Athènes, au point qu’elle réussit finalement à décider Sparte", Aristote, Constitution d’Athènes 19). Après une première expédition par voie de mer terminée par une défaite, les Spartiates sous le commandement direct du roi Cléomène Ier envahissent l’Attique par voie de terre et entrent dans Athènes ("Entrés en Attique, les Spartiates se heurtèrent d’abord à la cavalerie thessalienne, qui fut bientôt balayée et perdit plus de quarante hommes, les survivants reprirent sans attendre le chemin de la Thessalie. Cléomène Ier parvint dans la cité et, avec les Athéniens partisans de la liberté, assiégea les tyrans retranchés dans l’enceinte pélasgique", Hérodote, Histoire V.64 ; "Les Spartiates envoyèrent le roi Cléomène Ier avec une armée plus forte, et par terre. Les cavaliers thessaliens s’opposèrent en vain à l’entrée de ses troupes en Attique : Cléomène Ier les défit, refoula Hippias dans l’enceinte pélasgique, et l’y assiégea avec l’aide des Athéniens", Aristote, Constitution d’Athènes 19) : Hippias accepte d’abdiquer contre la promesse que ses enfants auront la vie sauve ("On captura les enfants des Pisistratides, qu’ils tentaient de faire sortir en secret du pays. Cette capture ruina la position des tyrans qui, pour retrouver leurs enfants, acceptèrent toutes les conditions que les Athéniens leur imposèrent et consentirent à quitter l’Attique avant cinq jours", Hérodote, Histoire V.65). Aristote date cette intervention spartiate sous Harpactidès, archonte de juillet -511 à juin -510 ("Cléomène Ier était encore là quand les fils des Pisistratides, qui cherchaient à s’enfuir, furent faits prisonniers. Les tyrans traitèrent aussitôt à la condition que leurs enfants eussent la vie sauve. Ils prirent cinq jours pour enlever tout ce qui leur appartenait, puis ils livrèrent l’Acropole aux Athéniens, sous l’archontat d’Harpactidès", Aristote, Constitution d’Athènes 19). Thucydide précise que le renversement d’Hippias a lieu quatre ans après l’attentat d’Harmodios et Aristogiton ("Pendant trois ans Hippias exerça encore la tyrannie à Athènes, mais la quatrième année les Spartiates et les Alcméonides, exilés d’Athènes, le renversèrent", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.59), ce qui permet de dater celui-ci a posteriori en -514. Aristote confirme les indications temporelles de Thucydide en disant que trois ans après cet attentat Hippias a décidé d’aménager un fort de repli à Munichie, et que l’aménagement en question, qui traîne pendant des mois, n’est pas terminé au moment de l’intervention de Sparte ("Trois ans après le meurtre d’Hipparque, ne se sentant plus en sûreté dans la cité, [Hippias] entreprit de fortifier Munichie où il comptait s’établir. Les travaux étaient commencés quand il fut chassé par Cléomène Ier, roi de Sparte", Aristote, Constitution d’Athènes 19). Hippias quitte l’Attique et part trouver refuge à Sigée que son demi-frère Hégésistrate-Thettalos gouverne, comme nous l’avons rappelé plus haut ("[Les Pisistratides] se rendirent alors à Sigée, sur le fleuve Scamandre, après avoir gouverné Athènes pendant trente-six ans", Hérodote, Histoire V.65), il continue à entretenir des bonnes relations avec son gendre Aientidès le tyran de Lampsaque ("[Hippias] s’en alla, sous sauf-conduit, à Sigée, puis à Lampsaque auprès d’Aientidès", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.59), et il entame une relation étroite avec Artaphernès le satrape perse de Lydie ("[Hippias] ne négligea rien pour calomnier les Athéniens auprès d’Artaphrernès et tout mettre en œuvre pour faire tomber Athènes en son pouvoir et au pouvoir de Darius Ier", Hérodote, Histoire V.96 ; "Hippias, détrôné et banni, se réfugia en Perse. Darius Ier, comme je l’ai dit, se préparait à la guerre contre les Athéniens : Hippias se proposa de le guider contre sa patrie", Justin, Histoire II.9).


Le renversement des Pisistratides est suivi d’une période de troubles opposant l’héritier des Alcméonides, Clisthène le jeune, à un certain "Isagoras fils de Tisandros" sur lequel nous ne savons rien (l’historien Hérodote lui-même, plus proche des événements que nous, avoue qu’il ignore tout de ses origines : "Isagoras fils de Tisandros était d’une famille illustre, mais dont j’ignore l’origine, je sais seulement qu’elle sacrifiait au Zeus de Carie", Hérodote, Histoire V.66). Une conjecture hautement périlleuse mais cohérente mérite d’être mentionnée sur cet homme. Certains hellénistes rappellent effectivement que le père d’Isagoras porte le même nom que le père d’Hippoclidès, le principal rival de l’Alcméonide Mégaclès II à la main d’Agaristé la fille de Clisthène de Sicyone (aux paragraphes 129-130 du livre VI de son Histoire, Hérodote raconte longuement comment cet Hippoclidès fils de Tisandros, choisi dans un premier temps par Clisthène de Sicyone pour devenir son gendre, s’est présenté complètement saoul le jour du mariage, au point que Clisthène de Sicyone, scandalisé, a finalement repris la main de sa fille pour la donner à Mégaclès II) : ils en déduisent qu’Isagoras et Hippoclidès sont frères, et qu’Isagoras et Clisthène le jeune ne font en s’opposant que prolonger la rivalité qui a opposé naguère le frère de l’un (Hippoclidès) au père de l’autre (Mégaclès II). Mais ces hellénistes ne s’arrêtent pas là : ils rappellent aussi que, selon Hérodote, Hippoclidès est apparenté à la famille des Cypsélides qui règne sur Corinthe ("[Clisthène de Sicyone] s’intéressait surtout aux prétendants venus d’Athènes, et particulièrement à Hippoclidès fils de Tisandros, qu’il distinguait pour ses mérites personnels et parce qu’il était apparenté aux Cypsélides de Corinthe", Hérodote, Histoire VI.128), or, toujours selon Hérodote, Miltiade l’ancien (oncle de Miltiade le futur vainqueur de Marathon) a pour père un nommé "Cypsélos" ("Pisistrate avait dans Athènes le pouvoir absolu, mais Miltiade fils de Cypsélos y jouissait aussi d’une grande autorité", Hérodote, Histoire VI.35 ; "Miltiade fils de Cypsélos, qui avait peu de temps auparavant remporté la victoire aux Jeux olympiques avec son quadrige, prit avec lui tous les Athéniens désireux de participer à l’expédition [vers la Chersonèse] et s’en alla", Hérodote, Histoire VI.36), ils en déduisent qu’Isagoras et Hippoclidès appartiennent à la famille de Miltiade (en supposant que Tisandros est un frère ou un cousin de Miltiade l’ancien) et que la lutte d’Isagoras contre Clisthène le jeune n’est qu’un épisode de l’ancestrale lutte des Miltiatides contre les Alcméonides (qui se prolongera au Vème siècle av. J.-C. avec Cimon contre Périclès). Cette déduction est renforcée par le fait qu’Epylicos, signataire de la paix de -449 avec la Perse dont nous reparlerons dans notre paragraphe sur la première guerre du Péloponnèse, est le fils d’un nommé "Tisandros" (selon le paragraphe 117 de Sur les Mystères et le paragraphe 29 de Sur la paix avec les Spartiates d’Andocide) et a lui-même un fils nommé "Tisandros" (selon une incidence du paragraphe 36 de la Vie de Périclès par Plutarque, qui nous apprend au passage que ce Tisandros aura une fille qui deviendra la bru de Périclès : nous reparlerons encore de cela dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans), comme le père d’Isagoras et de Hippoclidès, peut-être en raison de la tradition paponymique antique, autrement dit Epylicos serait le petit-fils d’Isagoras ou le petit-fils d’Hippoclidès. Pour notre part, nous estimons que cette conjecture séduisante et possible, présente néanmoins un plateau de suppositions bien plus lourd que le plateau de certitudes, et que le résultat de la balance nous incite à ne pas la retenir tant que le plateau de certitudes ne sera pas davantage garni. On ne comprend pas par ailleurs, si Isagoras est vraiment apparenté aux Miltiatides, comment l’Athénien Hérodote, quelques décennies seulement après les événements, aurait pu ignorer ce fait ou pourquoi il ne l’aurait pas mentionné. Nous ne nous étendrons pas ici sur le détail de cette rivalité entre les deux hommes, dont Clisthène sort grand vainqueur et seul maître d’Athènes après avoir utilisé le peuple aussi adroitement que plus tard les bourgeois du Tiers Etat utiliseront le peuple de Paris pour s’emparer de la Bastille, ou, pour reprendre la célèbre et laconique formule d’Hérodote, après avoir "fait entrer le peuple dans son hétairie" ("Les deux hommes se disputèrent le pouvoir, et Clisthène vainquit en faisant entrer le peuple dans son hétairie ["prosetair…zomai/prendre pour ami", de "prÒj/à côté de" et "˜taire…a/association, corporation, parti d’hétaires/amis"]", Hérodote, Histoire V.66). Trois ans plus tard, en -508/-507, Isagoras est archonte éponyme ("Les premiers consuls désignés [à Rome] ont commencé leur magistrature la première année de la soixante-huitième olympiade, la même année que l’archontat d’Isagoras à Athènes", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 74.6 ; "La monarchie à Rome dura deux cent quarante-quatre ans après la fondation de Rome. Elle dégénéra en tyrannie sous le dernier roi, et fut finalement abolie pour la raison et par les personnes que j’ai évoquées. Ce changement survint au commencement de la soixante-huitième olympiade, où Ischomachos de Crotone remporta le prix de la course, Isagoras étant archonte annuel à Athènes", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 1.1) : faut-il en conclure qu’il s’est réconcilié avec son adversaire politique dans le but de mieux le combattre avec ses propres armes ? Ce n’est pas impossible, car c’est justement sous cet archonte que Clisthène le jeune présente la nouvelle Constitution qu’il vient de rédiger, destinée à remplacer celle de Solon ayant conduit à la prise du pouvoir par les Pisistratides ("Fort de l’appui du peuple, Clisthène imposa ses réformes sous l’archontat d’Isagoras, trois ans après le renversement des tyrans", Aristote, Constitution d’Athènes 21) : c’est ainsi que sur le même texte finissent accolés les noms des deux anciens adversaires, Clisthène le jeune et Isagoras, le premier comme rédacteur, le second comme magistrat suprême qui l’instaure.


C’est par un bref aperçu de cette Constitution de Clisthène le jeune que nous voulons terminer notre introduction à la vie de Sophocle et au Vème siècle av. J.-C. que nous étudierons à travers lui, car cette Constitution porte en elle tous les germes des événements athéniens de ce Vème siècle av. J.-C.


La principale hantise de Clisthène le jeune, qu’on devine nettement à la lecture de son texte, est le retour au pouvoir d’un seul, qu’il soit basileus ou tyran. Le système représentatif de la nouvelle Constitution est destiné à empêcher cela.


La structure de base du nouvel Etat est le "dème/dÁmoj", et c’est cette structure qui donne son nom au nouveau régime : le régime "démocratique/dhmokrat…a" (littéralement "pouvoir, domination, souveraineté/kr£toj du dème/dÁmoj"). Le dème n’est pas une invention de Clisthène, mais Clisthène lui a donné un statut officiel. On traduit souvent ce mot grec par "peuple", comme un synonyme de "laos/laÒj", mais c’est là une définition floue qui appelle des éclaircissements : le "dème" désigne-t-il un "peuple" uni par le sang, ou un "peuple" uni par le sol ? En fait, ni l’un ni l’autre. Le dème désigne une structure administrative similaire à nos modernes communes françaises - qui à l’instar des dèmes antiques n’ont reçu un statut officiel qu’en 1789, mais dont la naissance remonte au bas Moyen Age, bien avant 1789. Une commune française est un petit morceau de sol sur lequel des individus d’origines multiples vivent en ayant le sentiment d’appartenir à un ensemble invisible : le mot "commune" désigne un groupe d’individus non pas unis par le sang, ni par le sol (tel Marseillais habitant à Paris depuis vingt ans pourra toujours être qualifié de Marseillais par les Parisiens, même s’il a coupé tout lien avec Marseille depuis vingt ans, tel autre Marseillais habitant à Paris pourra être qualifié de Parisien par les Parisiens même s’il revient à Marseille tous les week-ends), ni par la langue (car dans ce cas la France entière serait une unique commune de soixante-cinq millions d’habitants), ni par la culture, ou par le niveau d’éducation, ou par l’origine sociale (d’un quartier à l’autre, d’une campagne à l’autre, on a souvent du mal à se comprendre), mais par quelque chose dont il est difficile de distinguer les contours, qui est peut-être un mélange subtil de toutes ces raisons, d’où cette appellation "commune", désignant étymologiquement des gens "qui ont des intérêts en commun". De même, le dème antique désigne un groupe d’Attiques ou, pour reprendre la traduction précédente, un "peuple" d’Attiques unis non pas par le sang, ni par le sol, ni par la langue, ni par la culture, ni par le niveau d’éducation, ni par l’origine sociale, mais plus subtilement par le sentiment d’appartenir à quelque chose de commun. Par ailleurs, même si elle est floue dans son fond, une commune française est précise dans sa forme : depuis 1789 chacune d’elle possède un espace physique quantifiable, et tient à jour le registre contenant les noms de ses ayants-droit, ce qui permet de distinguer nettement ces derniers des gens de passage, des touristes ou des clandestins. Le dème officialisé par Clisthène est aussi précis dans sa forme : ses ayants-droit sont les hommes (les femmes en sont exclues) libres (les esclaves en sont exclus) de plus de dix-huit ans (les enfants en sont exclus) consignés dans son registre (les voyageurs résidents ou de passage, grecs ou étrangers, en sont exclus). Cette forme précise semble restrictive, en réalité elle permet une meilleure intégration que tous les découpages administratifs du passé, car elle casse tous les corporatismes liés à la naissance, à la fortune ou à l’âge, elle met à égalité les fils de familles illustres et anciennes et les fils de familles anonymes et récentes, elle reconnaît légitimes ceux qui habitent l’Attique depuis des siècles et ceux qui y habitent depuis une ou deux générations, et surtout elle casse la prépondérance des pédiens sur les paraliens héritée de l’époque des basileus et qui a continué à l’époque des tyrans. On se souvient en effet que l’Attique est nettement divisée en deux parties : celle qui borde la mer habitée par des "paraliens" ("par£lioj/de la côte") et celle de l’intérieur ou "mésogée" ("mesÒgaia/intérieur des terres", de "mšsoj/milieu" et "ga‹a/terre") habitée par des pédiens ("pedieàj/de la plaine"), la classe des paraliens étant constituée majoritairement de nomades marins et commerçants et celle des pédiens étant constituée majoritairement de sédentaires rentiers et paysans, celle-ci composant l’essentiel du parti du peuple et celle-là composant l’essentiel du parti de la noblesse : les dèmes imposent aux pédiens et aux paraliens de penser en fonction non plus de l’appartenance à l’une ou l’autre de ces deux classes, mais de l’appartenance à leurs dèmes d’origine ("Les habitants de chaque dème formèrent entre eux un groupe de démotes, et pour que l’appellation patronymique ne pût trahir les familles installées récemment, on ne se servit plus pour désigner les habitants d’Attique que du nom du dème : l’usage du démotique à Athènes date de cette époque", Aristote, Constitution d’Athènes 21). Combien de dèmes la Constitution nouvelle officialise-t-elle ? Nous l’ignorons. Peut-être une centaine. Nous savons seulement que si certains d’entre eux sont immédiatement reconnus car leur réalité s’impose aux yeux de tous, d’autres en revanche sont créés à partir de presque rien, et reçoivent leur nom à cette occasion ("[Clisthène] donna à ces dèmes le nom du lieu-dit qu’ils occupaient, ou le nom des personnes ayant fondé le lieu-dit, car beaucoup de ces lieux-dits n’avaient pas de nom", Aristote, Constitution d’Athènes 21).


Ces dèmes sont intégrés à une autre structure, celle du "trittys" ("trittÚj/tiers"), qui respecte le découpage géographique du moment : on compte ainsi dix trittys pour la paralie, dix trittys pour la mésogée, et dix trittys pour la ville d’Athènes et sa banlieue proche ou "astu" ("¥stu/ville, ensemble urbain [par opposition à la campagne]" : "Le sol ainsi divisé en dèmes fut distribué en trente parties, dix pour l’astu, dix pour la paralie et dix pour la mésogée. [Clisthène] appela ces parties des “trittys”", Aristote, Constitution d’Athènes 21). Nous ne savons pas combien de dèmes sont nécessaires pour composer un trittys, sans doute ce nombre varie-t-il d’un trittys à l’autre, comme aujourd’hui le nombre de communes françaises composant un canton varie d’un canton à l’autre. Nous savons en revanche que ces trittys ne sont que des découpages administratifs sans autorité propre, car leur seule raison est, comme leur nom l’indique, de constituer le "tiers" ("trittys" est un dérivé de "tri£j/trois") d’un ensemble qui les dépasse, celui de la tribu. Chaque tribu compte en effet trois trittys : un trittys d’astu, un trittys de paralie et un trittys de mésogée. Il existe ainsi dix tribus, qui se partagent les trente trittys. L’attribution de tel trittys à telle tribu a été décidée par tirage au sort ("Ces trittyes furent représentées par le sort dans les dix tribus, à raison de trois par tribu de sorte chacune des tribus intègre les trois contrées de l’Attique", Aristote, Constitution d’Athènes 21). Et chaque tribu reçoit un nom arbitraire choisi par la Pythie de Delphes ("Aux quatre classes primitives d’Athènes portant les noms des quatre fils d’Ion : Géléon, Aigicorès, Argadès et Hoplès, Clisthène substitua dix tribus auquel il donna les noms de héros indigènes, sauf Ajax, héros étranger qu’il ajouta comme voisin allié d’Athènes", Hérodote, Histoire V.66 ; "Les dix tribus reçurent les noms de dix éponymes, que la Pythie désigna parmi les cent héros choisis à l’avance", Aristote, Constitution d’Athènes 21) : les dix noms retenus sont les Erechtéides, les Egéides, les Pandionides, les Léontides, les Acamantides, les Oenéides, les Cécropides, les Hippothoontides, les Aiantides et les Antiochides (si certains noms sont clairement identifiés, comme ceux des premiers rois d’Athènes Erechthée, Egée, Pandion et Cécrops, ou des héros de la seconde guerre de Troie Acamas et Ajax, les spécialistes débattent encore aujourd’hui sur l’identité ou l’historicité des personnages associés aux noms restants : Léos, Oenée, Hippothoos et Antiochos). Comme on le voit, ces dix tribus de la Constitution de Clisthène n’ont plus aucun rapport avec les quatre classes de la Constitution de Solon, qui s’appuyaient sur les différences de fortunes : les dix tribus de Clisthène sont des structures administratives totalement artificielles destinées à obliger les gens de la ville, les gens de la campagne et les gens de la côte à œuvrer ensemble.


Ceci étant dit, on doit reconnaître que ce découpage tend à privilégier les paraliens au détriment des pédiens car, l’astu étant sous l’autorité de l’ami des paraliens Clisthène le jeune, cela signifie que chaque tribu est en fait dominée par deux trittys favorables aux paraliens contre un seul composé de pédiens de la mésogée. Cette tendance ne s’inversera pas au cours du Vème siècle av. J.-C., la famille des Alcméonides veillant à maintenir son contrôle sur l’astu. Seule dans la première moitié du siècle, la tribu des Aiantides saura défendre les intérêts des pédiens, étant alors dominée par l’héroïque Miltiade, puis par son fils Cimon, puis par Thoukydidès le charismatique kèdestès ("khdest»j/apparenté par alliance") de ce dernier. Mais finalement, au début de la deuxième guerre du Péloponnèse, Périclès ruinera l’influence des pédiens en les obligeant à choisir entre quitter leur mésogée d’origine pour venir habiter dans la ville/astu (c’est-à-dire se soumettre aux paraliens) ou rester dans leur mésogée à la merci des troupes de Sparte (c’est-à-dire déclarer indirectement leur préférence pour le régime de Sparte et leur hostilité au régime démocratique mis en place par Clisthène le jeune).


Par ailleurs, nous ne devons pas oublier que ce découpage administratif n’est qu’un système représentatif, et non pas un système gouvernemental. Les dèmes élisent des représentants dans les trittys, qui élisent à leur tour des représentants dans les tribus, mais quel est le pouvoir de ces tribus ? La question reste épineuse. Une grande majorité des livres actuels qui prétendent décrire le système gouvernemental athénien antique, ne décrivent en réalité que le système qui sera idéalisé par Platon et Aristote au IVème siècle av. J.-C., ou celui qui existera effectivement à partir de Périclès vers le milieu du Vème siècle av. J.-C., mais nullement celui qui existe à l’époque de Clisthène le jeune à la fin du VIème siècle av. J.-C.


Depuis le siècle des Lumières, nous avons l’habitude de penser qu’une constitution ne peut pas durer longtemps si elle ne sépare pas nettement le pouvoir législatif (qui fabrique les lois), le pouvoir exécutif (qui applique ces lois) et le pouvoir judiciaire (qui punit ceux qui ne respectent pas ces lois). Quelle est la part réservée à chacun de ces trois pouvoirs par la Constitution de Clisthène le jeune ?


Le pouvoir législatif est celui qui prête le moins à débat. Clisthène le jeune conserve la "Boulè" ("Boul»", dérivé de "boÚlomai/vouloir, préférer, désirer, souhaiter") instituée par Solon, une assemblée de gens qui discutent et rédigent les lois. Chaque tribu y est représentée par cinquante élus : la Boulè compte donc cinq cents bouleutes ("[Clisthène] porta le nombre des bouleutes de quatre cents à cinq cents, cinquante par tribu", Aristote, Constitution d’Athènes 21) qui, quelques années plus tard, en -501, devront témoigner par serment de leur respect à la Constitution ("Sous l’archontat d’Hermocréon [entre juillet -501 et juin -500] fut imposé à la Boulè le serment qu’elle prête encore aujourd’hui", Aristote, Constitution d’Athènes 22). Les compétences de cette Boulè sont beaucoup plus restreintes que celles de nos modernes assemblées nationales. La Boulè n’a pas l’initiative du choix des sujets sur lesquels elle doit légiférer, le choix des sujets incombe à la seule Ekklesia ("Ekklhs…a/Assemblée"), l’assemblée de tous les citoyens qui se réunit régulièrement sur la Pnyx, une des collines d’Athènes : quand l’Ekklesia veut une loi sur un sujet, elle charge des "proboules" ("prÒbouloj", qui désigne littéralement ceux qui sont "à côté/prÒj" des "bouleutes/bouleut»j") de résumer succinctement le cadre de la loi souhaitée, et c’est sur la base de ce résumé que les bouleutes travaillent. La Boulè n’a pas davantage l’initiative de décréter les lois qu’elle rédige : quand elle estime qu’une loi a été suffisamment travaillée, elle la présente à l’Ekklesia, et c’est l’Ekklesia qui décide de l’adopter ou non. C’est comme si aujourd’hui les quarante millions d’électeurs français se réunissaient régulièrement dans leur totalité sur la place de la Concorde à Paris pour décider collégialement quel sujet nécessite une loi, comme s’ils chargeaient des délégués de recueillir toutes les suggestions définissant le cadre de la loi souhaitée et de transmettre ce cadre à l’Assemblée Nationale siégeant au palais Bourbon voisin, comme si les députés de l’Assemblée Nationale présentaient leur projet de loi terminé à la foule des quarante millions d’électeurs, et comme si ces quarante millions d’électeurs décidaient collégialement d’adopter ce projet ou de demander aux députés de le retravailler. Certes l’Attique à l’époque de Clisthène le jeune compte moins d’habitants que la France en l’an 2000, certes l’Ekklesia ne compte pas quarante millions de personnes, mais elle en compte quand même plusieurs milliers, et nous avons dans notre quotidien, dans nos relations avec nos propres partis, nos propres syndicats, nos propres collègues de travail, et même avec certains membres de notre propre famille, à quel point il est difficile de trouver parfois des points d’entente : nul doute que les débats sur la Pnyx vers -500, même avec seulement quelques milliers de personnes, doivent être extrêmement chaotiques et peu productifs. D’autant plus que les votes à cette époque ne sont pas aussi procéduriers qu’aujourd’hui, certains se déroulent à main levée, voire à la criée : non seulement ils doivent être chaotiques et peu productifs, mais encore bruyants, et parfois musclés au sens physique. On comprend mieux ainsi pourquoi les proboules prendront une importance de plus en plus considérable au cours du Vème av. J.-C. jusqu’à devenir, dans le contexte historique dramatique de -413, entre une Ekklesia qui se délite parce qu’elle est incapable de crier d’une seule voix et une Boulè réduite à n’être plus qu’une chambre d’enregistrement, les seuls vrais détenteurs du pouvoir législatif.


Le pouvoir exécutif est beaucoup plus problématique. On se souvient qu’Athènes a d’abord été un Etat gouverné par un roi héréditaire, puis à partir de Codros par un roi élu entouré par un polémarque et un puis plusieurs archontes ("Les plus importantes et les premières en date des magistratures furent celles du roi, du polémarque et de l’archonte. La plus importante, celle de roi, fut la première. Le polémarque fut institué en second lieu, après que certains rois eussent montré de la faiblesse à la guerre, au point d’amener les Athéniens à invoquer Ion. La dernière de ces magistratures fut l’archontat. Elle aurait été instituée sous le règne de Médon selon une majorité d’auteurs, ou sous celui d’Acastos selon quelques autres qui avancent comme preuve le fait que les neuf archontes plus tard s’engageront dans leur serment à remplir leur charge “comme au temps d’Acastos”. Il est possible aussi que sous le règne de ce dernier les Codrides [descendants du roi Codros] ont commencé à céder quelques-uns de leurs privilèges aux archontes", Aristote, Constitution d’Athènes 3) chargés de régler les affaires civiles courantes ("Les archontes avaient pour tâche de juger souverainement les affaires qui leur étaient soumises, ils n’étaient pas comme maintenant simplement chargés de l’enregistrement", Aristote, Constitution d’Athènes 3). Aristote nous apprend que les archontes se recrutaient originellement parmi les nobles et les riches, et qu’à une date inconnue les plus anciens d’entre eux se sont constitués en une assemblée - dont le nombre de membres est aussi inconnu - siégeant sur l’Arès, une des collines d’Athènes dédiée au dieu du même nom, d’où le nom d’"Aréopage" (ou "colline/p£goj d’Arès/Arhj"), en s’accordant des mandats à vie ("Les Aréopagites se recrutaient parmi les archontes, qui eux-mêmes se recrutaient dans les familles nobles et riches. Cette charge est la seule qui soit restée viagère, aujourd’hui encore", Aristote, Constitution d’Athènes 3). Cet Aréopage était le gardien des lois anciennes, c’est-à-dire indirectement l’autorité qui pouvait approuver ou désapprouver un projet de loi en le considérant compatible ou non avec ces lois anciennes dont il était, à cette époque où les bibliothèques publiques n’étaient pas aussi nombreuses et accessibles au profane que celles d’aujourd’hui, la seule mémoire ("L’Aréopage quant à lui devait veiller à la conservation des lois. Il avait dans l’Etat les pouvoirs les plus étendus et l’autorité la plus haute, disposant du droit souverain d’infliger des châtiments ou des amendes aux auteurs de tout désordre", Aristote, Constitution d’Athènes 3). On ne sait pas comment les archontes étaient nommés. On sait seulement, grâce à Aristote, qu’à une date inconnue les Aréopagites ont participé à ces nominations ("[Les archontes] auparavant comparaissaient devant l’Aréopage qui les examinait et ne leur octroyait la charge pour l’année qu’après les en avoir jugés dignes", Aristote, Constitution d’Athènes 8), ce qui apparaît comme une pratique aussi naturelle et élitiste que le chapeautage des cadets par les aînés dans certaines de nos grandes écoles modernes. Le législateur Dracon à la fin du VIIème siècle av. J.-C. a laissé à cet Aréopage sa fonction de gardien des lois ("L’Aréopage demeura le gardien des lois et continua de s’assurer que tous les magistrats s’y conformassent dans l’exercice de leur charge. Tout citoyen victime d’une injustice de la part d’un magistrat avait le droit de déposer une accusation devant l’Aréopage en produisant la loi violée à son détriment", Aristote, Constitution d’Athènes 4), et il n’a pas touché au système de nomination des archontes favorable aux riches, Aristote précise simplement qu’à cette époque les archontes étaient neuf ("Sous l’archontat d’Aristaichmos [de juillet -621 à juin -620], Dracon établit les règles que voici. Les droits politiques furent réservés à ceux qui étaient assez riches pour s’armer. Ceux-ci élisaient les neuf archontes et les trésoriers parmi les citoyens possédant une fortune d’au moins dix mines, libre de toute charge", Aristote, Constitution d’Athènes 4) : pourquoi donc neuf et pas huit ou dix ? est-ce une innovation de Dracon, ou les archontes étaient-ils déjà neuf avant Dracon ? Nous l’ignorons. La Constitution de Solon a créé des nouvelles règles pour l’archontat. Désormais les neuf archontes ont été tirés au sort par les quatre classes nouvellement créées (représentant les plus riches jusqu’aux moins riches : les "pentacosiomédimnes/pentakosiomšdimnoj", nobles possédant des revenus équivalents au moins à "cinq cents médimnes" de céréales, les "hippeus/ƒppeÚj", classe sociale capable d’acheter un "cheval/†ppoj", équivalent à trois cents médimnes de céréales, les "zeugites/zeug…thj", classe sociale capable d’acheter un "zeàgoj/attelage de deux animaux", équivalent à deux cents médimnes de céréales, et les "thètes", classe sociale composés de "qhtikÒj/mercenaire, servant, salarié" dont les revenus sont inférieurs à deux cents médimnes de céréales) à partir des listes de dix candidats présentées par chacune de ces quatre classes ("Solon institua le tirage au sort pour les magistratures, mais en le combinant avec une élection préalable qui avait lieu dans chacune des classes. Ainsi, pour désigner les neuf archontes, chaque classe élisait dix candidats, entre lesquels le sort décidait", Aristote, Constitution d’Athènes 8). Solon a par ailleurs confié à l’Aréopage, tout en lui conservant sa fonction traditionnelle de gardien des lois, la charge de gardien de la nouvelle Constitution ("[Solon] confirma la garde des lois à l’Aréopage comme par le passé, et la chargea de veiller sur la Constitution. En possession de l’autorité politique la plus haute et la plus étendue, l’Aréopage surveillait les citoyens, et frappait ceux qui commettaient toute infraction aux lois, car il disposait souverainement du droit d’infliger une amende ou un châtiment. Il remettait à la caisse publique le montant des amendes qu’il avait prononcées, sans ajouter le motif de la punition. A toutes ces prérogatives, Solon ajouta celle de juger les complots fomentés contre la démocratie", Aristote, Constitution d’Athènes 8) ; Plutarque note au passage que Solon à entériné par une loi le système de recrutement des Aréopagites parmi les anciens archontes : "[Solon] légiféra sur l’Aréopage, et le composa de ceux qui avaient rempli les fonctions d’archonte. Comme il avait lui-même exercé cette magistrature, il fut un des membres de cette assemblée", Plutarque, Vie de Solon 19). Cette Constitution a été un échec, les riches la trouvant trop favorable aux pauvres, et les pauvres la trouvant trop favorable aux riches. Les années qui ont suivi son instauration ont été marquées par de nombreux troubles centrés sur la question de l’archontat, qui ont conduit à une rénovation de cette magistrature : dans les années -575, juste avant que Pisistrate devienne tyran, les archontes sont passés de neuf à dix ("Cinq ans après l’archontat de Solon [entre juillet -594 et juin -593], les Athéniens ne nommèrent aucun archonte, tant était grande l’agitation. Quatre ans après, pour le même motif, ils laissèrent encore la cité sans archonte. Quatre autres années après, Damasias fut élu : il exerça sa charge pendant deux ans et deux mois [entre juillet -582 et septembre -580], et en fut chassé par la force. On résolut alors, en raison de cet état de trouble, d’élire dix archontes, cinq élus parmi les eupatrides, trois élus parmi les cultivateurs et deux élus parmi les artisans. Ce nouveau collège d’archontes fut au pouvoir pendant l’année qui suivit l’archontat de Damasias. Voilà qui prouve que les archontes étaient alors les vrais détenteurs du pouvoir, car c’est toujours pour cette magistrature que luttaient les partis", Aristote, Constitution d’Athènes 13). La Constitution de Clisthène le jeune en -508 touche-t-elle à cet archontat et à cet Aréopage rénovés ? Nous devons être honnêtes sur ce point et dire franchement que nous n’en savons rien, car aucune source écrite ni aucune trace archéologique nous permet de pencher dans un sens plutôt que dans un autre. La seule indication dont nous disposons est celle d’Aristote qui dans sa Constitution d’Athènes nous dit qu’à partir de -487 "les neuf archontes furent tirés au sort" parmi les plus riches ("Sous l’archontat de Télésinos [de juillet -487 à juin -486], fut instauré le tirage au sort pour nommer les neuf archontes, par tribu, parmi les citoyens de la classe des pentacosiomédimnes que le peuple avait préalablement désignés. C’était la première fois depuis la tyrannie, jusque-là tous les archontes étaient élus", Aristote, Constitution d’Athènes 22), ce qui signifie qu’avant cette date primo les archontes étaient repassés de dix à neuf, et secundo ils n’étaient pas tirés au sort mais élus par on ne sait qui (par leurs aînés de l’Aréopage ?), autrement dit qu’ils obéissaient aux règles antérieures à celles du temps de Solon. A quelle date pourrions-nous situer ce retour aux règles d’avant Solon ? Peut-être justement lors de la rédaction de la nouvelle Constitution de Clisthène le jeune : on peut imaginer que les riches Athéniens n’ont accepté cette Constitution égalisatrice qu’après un donnant-donnant avec Clisthène le jeune sur le mode : "Nous consentons à nous laisser dissoudre dans vos dèmes, à condition que vous redonniez à l’archontat ses attributs de naguère", on peut même aller jusqu’à penser qu’Isagoras, adversaire de Clisthène le jeune et archonte éponyme en -508/-507, l’année de l’adoption de la nouvelle Constitution comme nous l’avons vu plus haut, est l’un des auteurs de ce donnant-donnant, cependant cette hypothèse cohérente reste une hypothèse. Notre seule certitude est que nous n’avons aucun document qui nous dit que la Constitution de Clisthène le jeune a prévu un pouvoir exécutif (au contraire, cette Constitution témoigne plutôt de l’obsession de son auteur de combattre tout pouvoir exécutif en le noyant dans la masse de l’Ekklesia, Clisthène le jeune ira même jusqu’à imposer la loi sur l’ostracisme ["Voici en peu de mots la manière dont on y procédait. Chaque citoyen prenait un ostrakon ["Ôstrakon/coquille", mot désignant aussi par analogie tout tesson plat] sur lequel il écrivait le nom de celui qu’il voulait bannir, et le portait dans un endroit de l’agora fermé circulairement par une cloison de bois. Les magistrats comptaient d’abord le nombre des ostrakons, car s’il y en avait moins de six mille l’ostracisme n’avait pas lieu. Ensuite, on mettait à part chacun des noms écrits, et celui dont le nom se trouvait sur un plus grand nombre d’ostrakons était banni pour dix ans tout en conservant la jouissance de ses biens", Plutarque, Vie d’Aristide 12] pour donner à l’Ekklesia la possibilité de bannir quiconque semblera vouloir accaparer le pouvoir pour lui seul ["Clisthène établit des nouvelles lois où il se montra préoccupé de gagner la foule, parmi elles était la loi sur l’ostracisme", Aristote, Constitution d’Athènes 22], une loi visant ouvertement les anciens amis des Pisistratides, dont un certain Hipparque de Collytos qui la subira en -488 ["Les Athéniens furent vainqueurs à Marathon sous l’archontat de Phainippos. Le peuple que cette victoire enhardit laissa pourtant passer deux années encore avant de recourir à la loi sur l’ostracisme, conçue pour défier les chefs de parti trop puissants, tel Pisistrate dont on se souvenait que c’était en prenant la tête du peuple et de l’armée qu’il avait établi sa tyrannie. C’est un de ses parents qui fut le premier frappé, Hipparque fils de Charmos, de Collytos, que Clisthène avait justement visé en instituant cette loi. Les Athéniens en effet, avec la douceur de leur caractère, avaient laissé les amis des tyrans vivre tranquillement dans la cité, ceux du moins qui lors des troubles n’avaient pas participé à leurs excès, et qui avaient à leur tête cet Hipparque", Aristote, Constitution d’Athènes 22], mais aussi tous les adversaires de Clisthène le jeune menaçant la bonne entente que celui-ci entretient avec le peuple), et qu’en l’absence de ce pouvoir exécutif le collège des archontes et l’Aréopage semblent la seule autorité capable d’appliquer les lois, mais une autorité qui, parce qu’elle est composée de nobles et de riches comme avant Solon, est hostile à l’Ekklesia et à ses lois égalisatrices. Ce face-à-face entre l’Ekklesia indifférencié et les archontes recrutés majoritairement chez les nobles et les riches, ne peut pas durer. La loi de -487 qui instaure le tirage au sort pour la nomination des archontes est une première étape dans le renforcement de l’Ekklesia, car les archontes ainsi nommés ne sont plus des hommes influents mais simplement ceux que le sort a désignés. Après la bataille de Salamine en -480, pour calmer le peuple qui réclame une juste récompense pour sa participation dans la guerre, Aristide décrète que l’archontat sera désormais ouvert à tous les Athéniens ("Quand les Athéniens furent rentrés dans leur patrie, Aristide s’aperçut que le peuple voulait contrôler le gouvernement et à le rendre purement démocratique, et était conscient que d’un côté il méritait des égards après avoir montré tant de valeur dans les combats, mais que de l’autre côté il ne serait pas facile de le réduire par la force tant qu’il avait les armes à la main et était enflé de ses victoires. Il imposa donc un décret stipulant que le gouvernement serait commun à tous les citoyens, et qu’on prendrait désormais les archontes parmi tous les Athéniens indistinctement", Plutarque, Vie d’Aristide 37 ; on doit noter que, selon Aristote, ce décret ne trouvera son aboutissement qu’en -457, quand Périclès grâce à un nouveau décret imposera la nomination de Mnésitheidès, d’origine zeugite, à l’archontat éponyme : "Mais cinq ans après la mort d’Ephialtès une loi permit aux zeugites d’accéder par tirage au sort, après une élection préalable, à la charge d’archonte. Le premier zeugite qui fut archonte fut Mnésitheidès. Jusqu’alors tous les archontes étaient choisis parmi les pentacosiomédimnes et les hippeus, les zeugites ne remplissaient que les charges inférieures", Aristote, Constitution d’Athènes 26). Enfin quand la menace d’une invasion perse s’éloignera, Ephialtès ruinera définitivement l’Aréopage, en lui retirant en -462 les charges qui lui auront été confiées durant la campagne de Xerxès Ier et en le cantonnant dans son rôle initial de gardien de la Constitution ("Sous l’archontat de Conon [de juillet -462 à juin -461] [Ephialtès] enleva à l’Aréopage toutes les attributions ajoutées à celle première de garder la Constitution, pour les donner, les unes à la Boulè, les autres au peuple et aux tribunaux", Aristote, Constitution d’Athènes 25). Après cette date, le pouvoir exécutif ne s’incarnera plus que dans les stratèges, c’est-à-dire dans les militaires, qui se révéleront au fil des ans des purs démagogues au sens moderne de "manipulateurs du peuple".


Le pouvoir judiciaire quant à lui ne pose que des questions. Empressons-nous de dire clairement que les livres actuels qui, abordant ce sujet, décrivent en détail des rouages parfaitement huilés, depuis un Héliée ("Hlia…a", place d’Athènes originellement dédiée à "Hélios/Hlioj", autrement dit au Soleil, sur laquelle se rassembleront les juges au IVème siècle av. J.-C., qui finira par désigner l’assemblée de ces juges elle-même) annonçant nos modernes Ministères de la Justice jusqu’aux simples scribes annonçant nos modernes greffiers, en passant par des dikastes imperturbables annonçant nos modernes présidents de cours, ne relèvent que de ce que les sociologues désignent par le terme "faiction" : un ensemble de "fictions" initiales qui, à force d’être répétées, finissent par apparaître comme des "faits" aux yeux de certaines personnes qui en tirent d’autres fictions, qui apparaissent comme des nouveaux faits, qui appellent d’autres fictions, et ainsi de suite (d’où la concaténation des deux mots "faits" et "fiction" en "faiction"). La vérité est que ces livres-faictions ne reposent sur rien car, soyons encore plus modestes sur ce sujet que nous l’avons été sur la question du pouvoir exécutif, nous ne savons absolument pas en quoi consiste le pouvoir judiciaire à Athènes au Vème siècle av. J.-C., et pas davantage à la fin du VIème siècle av. J.-C. au moment de l’instauration de la Constitution de Clisthène le jeune. Dans l’ancienne Constitution de Solon, pouvoir exécutif et pouvoir législatif étaient confondus, les archontes nouvellement élus étant chargés d’appliquer les lois de la Boulè et les anciens archontes de l’Aréopage étant chargés de punir les rebelles à ces lois ("L’Aréopage, comme cour suprême, fut chargée de l’intendance de toutes les affaires et de la bonne observance des lois", Plutarque, Vie de Solon 19), c’est pour cette raison qu’après l’instauration de ce texte, comme nous l’avons vu, la charge d’archonte a tellement été convoitée qu’Athènes a sombré dans un chaos politique qui a finalement profité à l’aventurier Pisistrate qui s’est couronné tyran. On se souvient par ailleurs que le même texte a permis aux Attiques les plus humbles, les thètes, de jouer un rôle dans la vie politique en leur donnant le droit de vote dans les assemblées législative et judiciaire ("Dans toute la Constitution de Solon, trois mesures semblent avoir été particulièrement favorables à la naissance de la démocratie : d’abord et surtout l’abolition de la contrainte par corps pour dettes, ensuite la faculté donnée à chaque citoyen de poursuivre les auteurs des injustices commises au détriment de qui que ce fût, enfin le droit d’en appeler au tribunal. Ce fut cette dernière mesure qui donna par la suite tant de puissance au peuple, car rendre ainsi le peuple maître du vote c’est mettre toute la Constitution à sa portée", Aristote, Constitution d’Athènes 9 ; "[Solon] ne permit pas aux thètes d’entrer dans les magistratures, et ne leur donna que le droit de voter dans les assemblées et les jugements. Ce droit ne parut rien dans un premier temps, mais par la suite il devint considérable, car la plupart des procès étaient portés devant des juges et on demanda au peuple de statuer sur eux", Plutarque, Vie de Solon 18). L’intention de départ était bonne : par ce dispositif, Solon voulait dissuader chaque citoyen de commettre un méfait en laissant planer sur lui la crainte d’être poursuivi en justice par ses semblables ("Pour palier à la faiblesse du peuple, il permit à tout Athénien de prendre la défense d’un citoyen insulté. Si quelqu’un avait été blessé, battu, outragé, le plus simple particulier avait le droit d’appeler et de poursuivre l’agresseur en justice. Le législateur avait sagement voulu accoutumer les citoyens à se regarder comme membres d’un même corps, à ressentir, à partager les maux les uns des autres. On cite de lui un mot qui a rapport à cette loi. On lui demanda un jour quelle était la cité la mieux gouvernée : “C’est, répondit-il, celle où tous les citoyens sentent l’injure qui a été faite à l’un d’eux, et en poursuivent la réparation aussi vivement que celui qui l’a reçue”", Plutarque, Vie de Solon 18). Mais le bien s’est révélé un mal quand chacun a commencé à dénoncer son voisin à cause de ceci ou de cela, et il n’est pas impossible que, pour éviter d’être submergés par la quantité d’affaires à traiter, les archontes aient embauché des aides, et que ces aides ont constitué un embryon de pouvoir judiciaire. Le contenu même des lois de Solon, souvent obscur, n’a fait qu’amplifier le phénomène ("Ajoutons que, les lois [de Solon] étant souvent rédigées de façon obscure et compliquée, comme par exemple la loi sur les héritages et sur les épices, il en résultait nécessairement nombre de contestations, si bien que le règlement de tous les différends, privés et publics, appartenait aux tribunaux", Aristote, Constitution d’Athènes 9 ; "Par ailleurs, l’obscurité des lois de Solon, les sens contradictoires qu’elles présentaient souvent, accrurent beaucoup l’autorité des tribunaux", Plutarque, Vie de Solon 18). Il semble enfin que Solon ait été le premier à avoir imposé la publication systématique et la libre consultation des lois, jusqu’alors accessibles seulement à l’Aréopage, en les écrivant sur des "kyrbis/kÚrbij", cylindres tournant sur des essieux placés dans des endroits publics ("Il fit écrire [les lois] sur des rouleaux de bois en forme d’essieux, qui tournaient dans des cadres où ils étaient enchâssés. On en conserve encore des fragments dans le Prytanée. D’après Aristote, on les appelait “kyrbis”. Le poète Cratinos leur donne aussi ce nom dans une de ses pièces, où il dit : “Par Solon et Dracon, ces auteurs de nos lois dont les kyrbis nous servent à bouillir les pois”. Certains prétendent qu’on ne donnait le nom de “kyrbis” qu’aux tables dont les lois réglaient les cérémonies religieuses et les sacrifices, les autres étaient simplement appelées “axons” ["¥xwn/axe, pivot"]", Plutarque, Vie de Solon 25) : cette dernière mesure n’ayant apparemment pas été accompagnée d’une loi encadrant l’usage de ces kyrbis, elle a participé aussi à l’augmentation des procès, car elle a amené chacun des Athéniens, fort de ces kyrbis, à s’octroyer le titre de juge. Pisistrate après l’instauration de sa tyrannie a poursuivi la politique de Solon (qu’il a même invité à gouverner à ses côtés après que celui-ci, au début hostile, se soit finalement rangé à ses vues : "Quand Pisistrate fut devenu entièrement le maître, il donna à Solon tant de marques de considération et de bienveillance, il l’appela si souvent auprès de lui, que ce législateur devint finalement son conseiller, et approuva la plupart des choses qu’il fit. Pisistrate maintint la plupart des lois de Solon, qu’il fut le premier à observer, et les imposa à ses amis", Plutarque, Vie de Solon 31), il l’a même renforcée car elle lui permettait d’asseoir son pouvoir, en créant des "juges de dèmes" chargés selon Aristote de résoudre les litiges dans tout l’Attique, jusque dans les coins les plus isolés de la mésogée, et non plus seulement dans l’astu (Aristote confirme ainsi au passage l’existence des dèmes avant leur officialisation par Clisthène le jeune en -508 : "Primo [Pisistrate] voulait qu’au lieu de vivre dans l’astu ses administrés fussent dispersés dans la campagne, et que parvenant à l’aisance et préoccupés de leurs seuls intérêts ils n’eussent ni le désir ni le loisir de s’occuper des affaires publiques. Secundo, plus on cultivait la terre, plus ses propres revenus s’accroissaient, car il percevait la dîme des fruits. Pour ces deux raisons, il établit les juges des dèmes, et lui-même sortait souvent dans la campagne pour se rendre compte des choses et régler les différends, afin qu’on n’eût pas à négliger les champs pour venir dans la cité", Aristote, Constitution d’Athènes 16). La Constitution de Clisthène le jeune a-t-elle touché à ces juges de dèmes ? en a-t-elle créé d’autres ? a-t-elle précisé leur nombre, leur mode de nomination, la durée de leur mandat, les limites de leurs attributions ? Les auteurs anciens sont muets sur toutes ces questions. Nous savons seulement grâce à Andocide que juste après le renversement du régime tyrannique, sous l’archontat de Scamandrios entre juillet -510 et juin -509, autrement dit avant même l’instauration du régime démocratique, les Athéniens ont officiellement interdit l’usage de la torture, sans doute encore traumatisés par les souffrances endurées par Aristogiton et Léaina dont nous avons parlé au début du présent alinéa (c’est ce décret contre la torture que les partisans de l’oligarchie réussiront à faire abroger à l’occasion de l’affaire des Hermocopides en -415 : "Pisandre se leva et dit qu’il fallait abroger le décret voté sous l’archontat de Scamandrios pour soumettre à la torture les prévenus, afin qu’avant la nuit tous les coupables fussent connus. La Boulè cria qu’il avait raison", Andocide, Sur les Mystères 43). Nous savons aussi grâce à Aristote que juste après la création de la Ligue de Délos par Aristide en -477, l’Attique compte six mille juges ("Grâce à la politique inaugurée par Aristide on assura largement sa subsistance à la multitude. Par les contributions extraordinaires, par les droits et les impôts, par les alliés, plus de vingt mille hommes furent ainsi nourris. Il y avait en effet six mille juges, seize cents archers et douze cents cavaliers, la Boulè comptait cinq cent membres, les gardes des arsenaux étaient au nombre de cinq cents et les gardes dans la cité au nombre de cinquante, environ sept cents hommes exerçaient des magistratures dans le pays et environ autant en dehors du pays", Aristote, Constitution d’Athènes 24). Ces six mille juges sont-ils des juges de dèmes, successeurs de ceux instaurés par Pisistrate au siècle précédent ? ou sont-ils des nouveaux juges créés par la nouvelle Constitution, ayant à gérer d’autres juridictions ? le nombre de six mille est-il approximatif ou exact ? s’il est exact, doit-il être mis en rapport avec les trittys (chaque trittys serait représenté par deux cents juges), ou avec les tribus (chaque tribu serait représentée par six cents juges) ? ou bien correspond-il à un mélange de juges de dèmes hérités de l’époque de Pisistrate, et de juges de trittys et de tribus créés par la nouvelle Constitution ? Nous pouvons seulement dire, si on suit l’affirmation d’Aristote, qu’en -477 ces juges deviennent définitivement des fonctionnaires de la Ligue de Délos, qui deviendra Ligue athénienne en -454, puisqu’ils sont désormais payés par le phoros. Cela sous-entend qu’avant cette date ils ne sont pas payés - ou mal payés - par l’Etat athénien, qui consacre alors la quasi totalité de ses moyens financiers à la création d’outils militaires contre la Perse : par qui sont-ils donc payés ? par les pentacosimédimnes et les hippeus ? On retombe là sur les mêmes hypothèses que nous avons avancées à propos du pouvoir exécutif : comme ce dernier, le pouvoir judiciaire jusqu’à la bataille de Salamine semble contrôlé par les plus riches, et non pas par des dispositifs de la Constitution de Clisthène le jeune qui nous auraient échappés. Nous devons aussi rappeler ce passage de Plutarque que nous avons déjà mentionné à deux reprises, qui affirme que vers -462 Périclès impose la loi du théoricon et du dikasticon, réservant une partie du phoros à payer des places de théâtre et de tribunal aux Athéniens les plus pauvres ("[Périclès] distribua théorikon et dikastikon pour permettre aux citoyens pauvres d’assister aux spectacles et aux tribunaux, et plusieurs autres dons aux dépens du trésor public, il corrompit ainsi la multitude et s’en servit contre l’Aréopage, dont il n’était pas membre parce que le sort ne l’avait jamais favorisé pour être archonte, thesmothète, roi ou polémarque, ces fonctions étaient en effet depuis longtemps tirées au sort, et c’était grâce à elles que ceux qui s’y étaient bien conduits montaient à l’Aréopage", Plutarque, Vie de Périclès 9). Cette loi a nécessairement un but. Par ce cadeau offert aux plus humbles, peut-être Périclès veut-il renforcer leur voix face à des juges dont les verdicts sont trop souvent favorables aux riches, ou au contraire veut-il les manipuler pour abaisser des juges dont les verdicts trop équitables empêchent sa mainmise totale sur la vie politique athénienne. Dans le premier cas sa loi est démagogique au sens ancien de "conductrice du peuple pour le bien du plus grand nombre", c’est une loi altruiste. Dans le second cas elle est démagogique au sens moderne de "conductrice du peuple pour le seul bien de son promoteur", c’est une loi trompeuse, destinée à satisfaire le seul Périclès. Dans les deux cas, elle sous-entend que vers -462 le pouvoir judiciaire est encore très flou dans sa forme et dans ses finalités. Le fait que cette loi mélange le domaine du théâtre et le domaine du tribunal suggère fortement que les procès ressemblent alors autant à des spectacles qu’à des procès - et par contrecoup que les spectacles ressemblent autant à des procès qu’à des spectacles -, et que les délibérations ont lieu autant sur la scène que dans la salle, comme au théâtre (on ignore si dans sa Politique Aristote fait allusion à cette loi ou à une autre loi parallèle destinée à influencer les décisions des juges : "Ephialtès mutila les attributions de l’Aréopage, de même que Périclès qui alla jusqu’à salarier ["misqoforšw/payer, salarier, solder, soudoyer"] les juges", Aristote, Politique 1274a). Aristote nous apprend que le pouvoir judiciaire est devenu indépendant le jour où, un nommé "Lysimachos" (le père ou le fils d’Aristide ?) ayant été condamné à mort par la Boulè, un citoyen nommé Eumélidès d’Alopékè s’est dressé contre cette sentence et a réclamé avec succès que le jugement soit confié à un tribunal par les thesmothètes, c’est-à-dire les six archontes entourant l’archonte éponyme, l’archonte-roi et l’archonte polémarque ("La Boulè avait autrefois le droit souverain d’infliger l’amende, l’emprisonnement et la mort. Mais un jour qu’elle avait livré au bourreau un nommé “Lysimachos” et que celui-ci était déjà assis pour être exécuté, Eumélidès d’Alopékè l’arracha au supplice, déclarant qu’aucun citoyen ne pouvait être condamné à mort sans la décision d’un tribunal. L’affaire ayant été jugée devant un tribunal, Lysimachos fut acquitté et cela lui valut le surnom d’“Echappé du supplice” ["ApÕ toà tup£nou", littéralement "¢pÒ/loin, écarté, mis à distance du tÚmpanoj/poteau d’exécution"]. Le peuple retira à la Boulè le droit de condamner à mort, d’emprisonner et d’amender, et établit par une loi que toutes condamnations ou amendes prononcées par la Boulè seraient portées par les thesmothètes devant un tribunal, et que la décision votée par les juges serait seule souveraine", Aristote, Constitution d’Athènes 45), malheureusement le philosophe ne nous dit pas quand cet événement a eu lieu. Dans sa comédie Les Acharniens, en -425, Aristophane montre un personnage nommé Dicéopolis qui vend des marchandises d’origine spartiate, ce Dicéopolis est menacé d’être conduit au tribunal par un autre personnage nommé Nicarchos et qualifié de "sycophante" qui veut ainsi le punir de favoriser l’économie spartiate alors qu’Athènes est en pleine guerre contre Sparte. Dicéopolis bat Nicarchos, l’attache, et le vend comme une curiosité typiquement athénienne à un marchand après l’avoir présenté comme un "vase à brasser les infamies, mortier pour touiller les procès, lanterne à éplucher les comptes, bassine à brouiller les affaires" (Aristophane, Les Acharniens 936-939). C’est là la première occurrence connue du mot "sycophante", nous pouvons donc dire avec certitude que les sycophantes existent à Athènes en -425. Mais on peut supposer que, même s’ils ne sont pas nommés ainsi, les Nicarchos existent depuis longtemps avant Aristophane : sans doute sont-ils les héritiers directs des gens du peuple qui, au moment de l’instauration de la Constitution de Solon au début du VIème siècle av. J.-C., ont commencé à multiplier les procès contre tout et n’importe quoi parce que cela leur permettait d’exister socialement, et surtout de s’enrichir à peu de frais (s’ils perdent le procès, au pire ils retrouvent leur situation pauvre d’avant Solon, s’ils le gagnent ils s’enrichissent en percevant une partie de l’amende versée par le condamné). Plutarque remonte précisément l’origine du mot à Solon : ce dernier ayant interdit l’exportation de tous les produits attiques à l’exception de l’huile, certains se sont spécialisés dans la délation, ayant bien compris l’intérêt qu’ils pourraient y trouver, et parmi eux quelques uns ont témoigné d’un zèle particulier en allant jusqu’à dénoncer les porteurs de figues (d’où "sycophante/sukof£nthj", de "fant£zw/montrer, faire apparaître, dénoncer" et "sàkon/figue"), fruits communs de faible valeur marchande ("De toutes les productions indigènes, [Solon] ne permit de vendre aux étrangers que l’huile et défendit l’exportation des autres. Il chargea l’archonte de punir les contrevenants à cette loi sous peine de payer lui-même au trésor public une amende de cent drachmes. Cette loi est dans la première de ses tables. Ce n’est donc pas sans fondement qu’on a dit qu’il était défendu autrefois d’exporter des figues de l’Attique, et que les délateurs de ceux qui en avaient exporté étaient appelés “sycophantes”", Plutarque, Vie de Solon 24), le mot "sycophante/accusateur de porteurs de figues" serait dès cette époque devenu synonyme de "accusateur de n’importe quoi, dans l’espoir de gagner de l’argent". Aristophane est très clair sur le fait que ces sycophantes sont une plaie de la démocratie, car ils attirent l’attention sur des détails en négligeant l’ensemble, ils égalisent toujours davantage les notions du juste et de l’injuste, du bien et du mal, de l’acceptable et de l’inacceptable, en encombrant les tribunaux avec des procès sans importance et en mettant à l’honneur des gens qui ne méritent que le mépris, et qui finiront par conduire au désastre Athènes engluée dans ces procès abscons : les "sycophantes/accusateurs de figues" sont les ancêtres de nos modernes "accusateurs de frites" qui, contractant une entorse après avoir glissé sur une frite dans telle entreprise de restauration rapide, intentent un procès - et le gagnent ! - contre cette entreprise, ou de nos modernes poujadistes qui pour un oui pour un non envoient leurs adversaires politiques au tribunal en les traitant de vendus et de pourris. C’est peut-être pour essayer de limiter l’explosion du nombre de ces procès que Périclès, en -452, instaure trente juges voués à chapeauter les six mille existants : Aristote ne précise pas les fonctions de ces trente nouveaux juges ("Sous l’archontat de Lysicratès [de juillet -453 à juin -452] furent institués les trente juges dit “préposés aux dèmes”", Aristote, Constitution d’Athènes 26), mais il est probable que chacun d’eux représente l’un des trente trittys, et prend à sa charge les grands procès relatifs aux plus hauts responsables athéniens ou au devenir général de l’Etat, en laissant aux juges subalternes dans chaque dème le soin de mener les petits procès contre les porteurs de figues. Mais la comédie Les Acharniens prouve en -425 que cette mesure aura été sans effet.


En résumé, comme on le voit, l’instauration de la Constitution de Clisthène le jeune en -508 n’est pas la mise en place de la mécanique démocratique parfaite décrite dans les livres de vulgarisation actuels mentionnés précédemment. Si le pouvoir législatif s’incarne relativement bien dans la Boulè, le pouvoir exécutif en revanche est pareillement convoité par la masse informe de l’Ekklesia et par l’Aréopage, le pouvoir judiciaire quant à lui est, au mieux, fondu dans le pouvoir exécutif, au pire, inexistant. Quand un chercheur se pose une question et ne trouve aucune réponse, deux hypothèses seulement sont possibles : ou bien des réponses existent réellement, simplement il ne cherche pas au bon endroit, et dans ce cas sa question reste pertinente et sera tôt ou tard récompensée dès lors qu’il aura changé le lieu de sa recherche, ou bien aucune réponse n’existe ni ici ni ailleurs et dans ce cas sa question n’est pas pertinente et doit être reformulée. Si Aristote et les autres auteurs antiques, beaucoup plus proches que nous des événements, ne s’étendent pas sur l’exécutif et le judiciaire à Athènes aux VIème et Vème siècles av. J.-C., c’est pareillement pour l’une des deux raisons suivantes : ou bien les sources sur le sujet avaient déjà toutes disparu aux époques où ils écrivaient, ou bien plus simplement l’exécutif et le judiciaire n’était pas plus développés que ce que nous en avons décrit. Pour notre part, nous penchons plutôt pour la seconde hypothèse. Le régime que Clisthène le jeune instaure à Athènes en -508 n’est pas le régime pur comme le diamant que nous décrivent les hellénistes trop idéalistes, que les siècles auraient corrompu et que nous tenterions en vain de reconstituer tel un paradis perdu (ces hellénistes sont semblables sur ce point à beaucoup d’intégristes religieux qui s’imaginent que le judaïsme ou le christianisme ou l’islam à l’origine était constitué d’une unique communauté de gens aspirant collégialement à la même foi, que les siècles auraient séparés en de multiples confessions), mais un régime totalement inédit dans l’Histoire du monde, qui reste à inventer. Le principe est clairement affirmé, mais les outils pour l’appliquer sont encore très rudimentaires. Obsédés par l’égalité sociale pour conjurer le retour aux régimes des basileus et des tyrans d’hier, les démocrates refusent catégoriquement l’idée de délégation de pouvoir, et renforcent toujours davantage l’Ekklesia. Des siècles et des siècles seront nécessaires pour que leurs lointains descendants admettent que, pour l’utilité commune, un minimum de distinctions sociales est nécessaire. En -508, nous ne sommes qu’à l’aube de la genèse du commencement de la démocratie naissante, et personne, par manque d’exemples antérieurs, ne peut deviner que la toute-puissance de l’Ekklesia conduira Athènes un siècle plus tard à n’être plus qu’un pot de confiture.


Parmi les dèmes officialisés par Clisthène le jeune, se trouve Colone. Comme on voit sur la carte, Colone se trouve dans l’astu, au nord-est d’Athènes, mais à la fin du VIème siècle av. J.-C. il ressemble sans doute davantage à un hameau de campagne, avec quelques maisons modestes dispersées entre les arbres et le fleuve Céphise serpentant au milieu d’elles, qu’à une banlieue très bâtie et très peuplée. Dans Œdipe à Colone, à la fin du siècle suivant, Sophocle par la bouche d’Antigone décrira ce lieu comme verdoyant et habité seulement par des rossignols ("Ici nous sommes en un lieu consacré qui abonde en lauriers, en oliviers, en vignes, et sous ce feuillage un monde ailé de rossignols fait entendre un concert de chants", Sophocle, Œdipe à Colone 16-18), et, dans le chœur qui lui vaudra un acquittement dans le procès intenté à son encontre par son fils, il ira jusqu’à en faire une sorte de paradis naturel entretenu et habité par les dieux ("En ce pays de bons chevaux tu as trouvé le plus beau séjour de la terre. Ici est la blanche Colone où l’harmonieux rossignol plus qu’ailleurs aime chanter au fond des vallons verdoyants, habitant le lierre sombre, inviolable ramée du dieu, que son épaisse frondaison protège en même temps du soleil et du vent. Ici vient Dionysos le Bacchant pour rendre des soins aux déesses qui l’ont nourri. Ici sous la rosée du ciel, fleurissent constamment en grappes superbes le narcisse, couronne antique des deux grandes déesses, et le safran aux reflets d’or, tandis que le flot qui ne s’endort et ne faiblit jamais, le Céphise vagabond, se hâte fidèlement chaque jour de fertiliser avec son eau pure les plaines de cette terre aux vastes flancs, à laquelle les chœurs des Muses ne vouent aucune haine ni Aphrodite aux rênes d’or. Il existe une plante telle que jamais n’en vit le sol d’Asie ni celui de la grande île dorienne de Pélops, une plante indomptable qui se régénère seule, une plante qui est l’effroi des armes ennemies et qui croît en ce lieu mieux que partout ailleurs, l’olivier au feuillage glauque, nourricier de nos enfants, que personne, ni jeune ni vieux, ne peut brutalement détruire ou saccager, car le regard vigilant de Zeus ne le quitte pas ni celui d’Athéna aux yeux pers. Mais il me reste encore un bienfait à évoquer, le plus prisé de notre cité mère, don d’un grand dieu, notre suprême orgueil sur nos chevaux, nos poulains, notre mer : c’est toi, fils de Kronos, qui nous portas à ce degré d’orgueil, toi seigneur Poséidon, le jour où tu créas en ce pays le frein qui calme les chevaux et la rame ajustée à nos mains, qui bondit sur la mer à la suite des Néréides dansantes", Sophocle, Œdipe à Colone 668-719). Ecrite en -406, à une date où Athènes épuisée par la guerre attend le coup de grâce de la part des troupes spartiates stationnées précisément à Colone, par un Sophocle qui lui-même est au seuil de la mort, il est certain que cette description trahit certes davantage la nostalgie d’un passé perdu idéalisé qu’une volonté objective de présenter le dème de Colone tel qu’il était réellement quatre-vingt-dix ans plus tôt. Néanmoins, l’évocation nostalgique n’est probablement pas très éloignée de la vérité historique. Le nom même de "Colone/KolwnÒj" ne se rapporte pas à un personnage mythologique ou historique, il n’est qu’un nom commun signifiant simplement "hauteur, colline, butte, tertre", et il n’apparaît dans aucun texte avant Sophocle, ce qui suggère une fondation récente, peut-être contemporaine ou de peu antérieure à son officialisation par la Constitution de Clisthène le jeune en -508. Au début d’Œdipe à Colone, un autochtone y mentionne l’existence d’une statue d’un cavalier éponyme, Colonos ("Les champs voisins se flattent d’avoir pour créateur le cavalier que tu vois là, Colonos, et tous ici portent ensemble le nom qu’ils lui ont emprunté", Sophocle, Œdipe à Colone 58-61), qu’il présente comme un avatar de Poséidon et de Prométhée ("Ce lieu tout entier est sacré. Le maître en est l’auguste Poséidon. Mais le dieu qui y demeure est le dieu porte-feu Prométhée", Sophocle, Œdipe à Colone 54-56). La seule certitude qu’apportent ces maigres renseignements, est que Colone, qui est administrativement rattaché à la ville d’Athènes et qui sur la carte est proche de la paralie, est dans sa nature plus proche de la mésogée que d’Athènes et de la paralie : Colone apparaît comme un carrefour entre les trois composants de l’Attique.


A Colone au début du Vème siècle av. J.-C. habite un nommé "Sophillos". Nous savons qu’il est artisan, mais nous ignorons dans quel domaine. Aristoxène de Tarente, élève d’Aristote, prétend qu’il est charpentier ou forgeron. Istros, esclave et élève de Callimaque l’un des premiers archivistes de la Bibliothèque d’Alexandrie au IIIème siècle av. J.-C., prétend qu’il est armurier. Dans le passage d’Œdipe à Colone mentionné précédemment, Colone est présenté comme le "seuil de bronze" d’Athènes ("La terre que tu foules est celle qu’on appelle le seuil de bronze de ce pays, le boulevard d’Athènes", Sophocle, Œdipe à Colone 56-58) : faut-il en conclure que des gisements de cuivre s’y trouvent, encourageant le développement d’un artisanat métallurgique local auquel pourrait appartenir Sophillos ? C’est possible.


Ce Sophillos donne naissance à un fils, qu’il nomme "Sophocle". L’auteur anonyme de la Vie de Sophocle affirme que l’événement a lieu sous Philippe, archonte entre juillet -495 et juin -494 ("[Sophocle] est né la deuxième année de la soixante et onzième olympiade, sous l’archontat de Philippe à Athènes", Vie de Sophocle 2). Diodore de Sicile affirme que Sophocle meurt à l’âge de quatre-vingt-dix ans, sous Callias, archonte entre juillet -406 et juin -405 ("C’est à cette époque [sous l’archontat de Callias] que mourut le poète tragique Sophocle, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, durant lesquels il remporta le prix dix-huit fois", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIII.103), ce qui permet de placer cette naissance de façon exclusive en -496, ou de façon inclusive en -495. La Chronique de Paros situe aussi sa mort sous l’archonte Callias, mais précise qu’il a alors quatre-vingt-douze ans ("Depuis que mourut le poète Sophocle à l’âge de quatre-vingt-douze ans, et que Cyrus vint dans le pays, [texte manque] ans se sont écoulés, Callias était archonte d’Athènes", Chronique de Paros A64), ce qui oblige à remonter la date de naissance de deux ans, en -497 ou -496. Pour notre part, nous estimons que ces trois sources, les plus proches de Sophocle que nous ayons conservées, nous incitent à placer cette naissance en -496, les autres sources (Lucien qui situe d’âge de la mort à quatre-vingt-quinze ans ["Sophocle, l’auteur de tragédies, mourut à quatre-vingt-quinze ans, étouffé par un grain de raisin sec", Lucien, Exemples de longévité 24], Suidas qui place la naissance sous la soixante-treizième olympiade entre -488 et -485 ["Sophocle, fils de Sophillos du dème de Colone, Athénien, tragédien, né lors de la soixante-treizième olympiade", Suidas, Lexicographie, Sophocle S815]), étant plus tardives, isolées les unes des autres et incohérentes par rapport au reste de la vie de Sophocle.


On ne sait pas quel est le niveau social de Sophillos. L’insistance avec laquelle l’auteur anonyme de la Vie de Sophocle tente de faire du tragédien un fils de famille aisée, à la tête d’une industrie florissante disposant d’esclaves ("Sophillos n’était pas charpentier ou forgeron comme le prétend Aristoxène, ni fabriquant de poignards comme le prétend Istros, mais il possédait des esclaves forgerons ou charpentiers", Vie de Sophocle 1) est suspecte, et laisse fortement supposer qu’au contraire Sophillos n’est pas un artisan riche. Mais d’un autre côté le même auteur ajoute avec raison que si Sophocle a pu accéder aux plus hautes charges de l’Etat c’est justement parce que sa famille était riche et considérée parmi les Athéniens ("Il n’est pas possible qu’un homme né d’un père d’origine modeste aurait pu accéder comme lui à la charge de stratège aux côtés de Périclès et Thoukydidès, les premiers de la cité. Et par ailleurs il n’aurait pas échappé à la férocité des comiques, qui n’épargnèrent pas même Thémistocle", Vie de Sophocle 1). Bien avant nous, Pline l’Ancien, à l’époque romaine, ne cachera pas sa perplexité sur ce sujet, en constatant l’incompatibilité entre la prétendue éducation poussée dont Sophocle, grâce à son entourage soi-disant socialement élevé, aurait bénéficié, et la naïveté dont il témoigne dans un passage de sa tragédie Méléagre aujourd’hui disparue qui assure que l’ambre est produit par les larmes d’oiseaux grecs émigrés en Inde ("Mais celui qui dépasse les bornes, c’est le tragédien Sophocle, ce qui m’étonne quand je considère l’imposante gravité de ses tragédies et le caractère illustre de sa vie, sa naissance dans les hautes classes d’Athènes, ses exploits et ses commandements militaires. D’après lui, l’ambre est produit au delà de l’Inde par les larmes des oiseaux méléagrides pleurant Méléagre. Comment ne pas être surpris qu’il ait cru un tel conte, ou qu’il ait espéré le faire croire aux autres ? Existe-t-il même un enfant assez ignorant pour s’imaginer que des oiseaux pleurent annuellement, que des larmes soient aussi abondantes, et que des volatiles aillent de la Grèce, où Méléagre est mort, le pleurer dans les Indes ? On me répondra que les poètes inclinent naturellement aux récits fabuleux. Mais avancer sérieusement une telle absurdité sur une chose aussi commune que l’ambre, qu’on importe tous les jours, et pour laquelle il est si facile d’être convaincu de mensonge, c’est se moquer tout à fait du monde et conter effrontément des fables intolérables", Pline l’Ancien, Histoire naturelle, XXXVII, 11.9-10). Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, nous pensons quant à nous que Sophocle se trouve au juste milieu : ni tragédien noble à la manière d’Eschyle dont il sera l’élève, ni tragédien iconoclaste et révolutionnaire à la manière de Thespis et Phrynichos, originaire d’un dème administrativement attaché à la ville d’Athènes, mais plus proche physiquement de la paralie et intellectuellement de la mésogée que de la ville d’Athènes, il doit son éducation à un milieu de pauvres pas complètement démunis qui ont profité de la Constitution de Solon puis de celle de Clisthène le jeune pour devenir comme beaucoup d’autres des presque riches, ce qu’on appelle aujourd’hui une bourgeoisie moyenne.


  

Acte III : Sophocle

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