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La Phénicie

La Philistie

L’Egypte

Vers la Mésopotamie

Bataille de Gaugamèles

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

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La campagne du Croissant Fertile

(automne -333 à automne -331)

La conquête de la Phénicie (fin -333 à été -332)


La victoire d’Issos a permis à Alexandre d’éviter un désastre. Pourtant tous les problèmes ne sont pas résolus. Pour y remédier, trois options sont possibles.


Option 1 : Alexandre revient sur ses pas, vers le nord, pour achever la conquête de l’Anatolie. Non seulement les Perses réfugiés en Paphlagonie et en Cappadoce continuent à y regrouper leurs forces, mais désormais ils sont rejoints par leurs compatriotes et leurs alliés rescapés de la bataille d’Issos. Les numismates modernes pensent que le centre de la résistance se trouve à Sinope, dont on sait grâce à Arrien que les habitants restent fidèles à Darius III (à la fin de l’été -330, après avoir accompagné le Grand Roi jusqu’en Hyrcanie où il sera assassiné, ils se rendront spontanément au conquérant, qui les libérera aussitôt, selon Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 24.4), car ils y ont retrouvé des monnaies datant de cette époque servant sans doute à payer les nouvelles recrues, portant les noms en araméen de dignitaires perses bien identifiés, notamment celui d’Orontobatès (satrape de Carie qui a subi le long siège d’Halicarnasse au côté de Memnon de Rhodes, le même Orontobatès qu’on retrouvera bientôt à la bataille de Gaugamèles aux côtés d’Ariobarzanès et d’Orsinès à la tête "des habitants des bords de la mer Erythrée [nom désignant indistinctement les actuels océan Indien, golfe Arabo-persique et mer Rouge, très mal connus par les Grecs]" selon Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 8.5, ou à la tête "des Perses, des Mardes et des Sogdiens" selon Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 12.7), celui de Mithropastès (Strabon citant Néarque révèle que ce Mithropastès est le fils d’Arsitès l’ancien satrape de Phrygie hellespontique qui s’est suicidé après sa défaite au Granique en -334, il précise que ce Mithropastès sera finalement exilé vers le golfe Arabo-persique par Darius III à une date inconnue, où Néarque à la tête de la flotte grecque de retour d’Inde le rencontrera ["A deux mille stades au sud de la Carmanie, en pleine mer, Néarque et Orthagoras situent l’île d’Ogyrie, où se trouve un haut tertre ombragé de palmiers sauvages qu’ils présentent comme la tombe d’un nommé ‟Erythras”, dont Néarque dit qu’il était un ancien roi du pays et qu’il a donné nom à la mer Erythrée. Orthagoras et Néarque affirment avoir recueilli ces détails de la bouche de Mithropastès fils d’Arsitès le satrape de Phrygie. On raconte que celui-ci, contraint de fuir la colère de Darius III, a résidé pendant un certain temps dans cette île, avant de s’entendre avec les chefs de la flotte macédonienne lors de leur passage dans le golfe Persique pour qu’ils lui fournissent les moyens de rentrer dans son pays", Strabon, Géographie, XVI, 3.5], or nous verrons plus loin que selon Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 8.5, un nommé "Mithraustès" sera à la tête des troupes d’Arménie, voisine de la Cappadoce, lors de la bataille de Gaugamèles : faut-il en conclure que "Mithropastès/Miqrwp£sthj" est le vrai nom de celui qu’Arrien nomme "Mithraustès/MiqraÚsthj", dont la biographie serait ainsi reconstituée dans les grandes lignes [après l’échec de son père Arsitès au Granique en -334, Mithropastès/Mithraustès se serait enfui à Sinope, où il aurait levé des nouvelles troupes pour le compte de Darius III, avant de rejoindre ce dernier à la bataille de Gaugamèles en -331, et, peut-être accusé de ne pas s’y être bien battu et soupçonné de complot, d’être exilé finalement vers le golfe Arabo-persique] ?), celui d’Hydarnès (débarqué récemment à Milet pour y lever des fonds, comme nous l’avons vu dans notre paragraphe précédent, dont Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 5.13, nous apprend incidemment qu’il est le fils du vieux Mazaios ancien satrape de Cilicie et de Syrie à l’époque d’Artaxerxès II comme nous l’avons évoqué brièvement dans notre paragraphe introductif, et que nous retrouverons bientôt à la bataille de Gaugamèles au côté de Darius III). Toutes ces forces réunies tenteront naturellement un jour ou l’autre de reconquérir les terres perdues en se jetant sur Callas (nouveau satrape de Phrygie hellespontique), sur Asandros (nouveau satrape de Lydie), sur Balakros (nouveau satrape de Cilicie), et surtout sur Antigone (nouveau satrape de Haute-Phrygie, qui contrôle la Voie royale reliant directement Sardes à Suse au cœur de l’Empire perse) qu’Alexandre a laissés derrière lui ("Les uns se réfugièrent dans des cités pour les conserver à Darius III, les autres parcoururent les provinces pour y lever des troupes destinées à défendre la monarchie [de Darius III] à l’occasion d’un combat", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.48). Pire encore : en se fondant sur cette base arrière renforcée paphlagono-cappadocienne, tous les sujets et alliés du Grand Roi demeurés fidèles à l’ouest entretiennent l’espoir d’un retournement de situation. Les mercenaires grecs de Darius III échappés d’Issos (dont Thymondas qui les commandait lors de la bataille) se dispersent : une grande partie d’entre eux se rangent sous la bannière d’Agis III le roi de Sparte, pour l’aider à prendre le contrôle de la Crète comme convenu avec les amiraux perses Pharnabaze et Autophradatès (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe précédent), et pour préparer la guerre ouverte contre la Macédoine régentée par Antipatros ("Les transfuges Amyntas, Thymondas, Aristomédès de Phères et l’Arcadien Bianor, fuyant par les hauteurs qu’ils avaient occupées [lors de la bataille d’Issos], arrivèrent à Tripoli en Phénicie avec huit mille hommes. Là, ils retrouvèrent à sec les navires qui les avaient amenés de Lesbos, ils en remirent à flot en quantité nécessaire pour les transporter et, après avoir brûlé le reste dans les chantiers pour ne laisser aucun moyen de les poursuivre, se sauvèrent à Chypre", Arrien, Anabase d’Alexandre, II, 13.2-3 ; "En Europe, le roi de Sparte Agis III recueillit environ huit mille mercenaires qui s’étaient sauvés de la bataille d’Issos, il réfléchissait à différents projets en faveur du Grand Roi de Perse. Comme il a avait reçu de sa part un assez grand nombre de navires et beaucoup d’argent, il mit à la voile vers l’île de Crète. Il y prit le contrôle de plusieurs cités, qu’il obligea à se déclarer pour Darius III", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.48 ; "Le roi de Sparte Agis III réquisitionna huit mille Grecs qui s’étaient enfuis de Cilicie et rentraient chez eux, et les prépara à la guerre contre Antipatros le régent de Macédoine", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 1.38). En mer Egée, Pharnabaze et Autophradatès tiennent toujours Chio, Lesbos et Milet : on suppose aussi naturellement que, perdu pour perdu, ils jetteront leurs dernières énergies pour conserver leurs gains. Conquérir la Paphlagonie et la Cappadoce signifie donc anéantir toutes ces menaces, sécuriser définitivement les cités grecques de la côte ouest anatolienne, réaliser enfin le grand rêve d’Isocrate d’un Empire grec terrestre s’étendant jusqu’à Sinope et à Tarse. Mais cela signifie aussi laisser le temps à Darius III de se réorganiser grâce aux inépuisables ressources de son immense Empire et de préparer une nouvelle contre-offensive : certes Darius III s’est enfui ("Encore Grand Roi la veille à la tête d’une grande armée, dirigeant les opérations du haut de son char dans l’attitude du triomphateur plutôt que du combattant, Darius III en fuite, traversa les immenses espaces remplis un peu plus tôt par ses troupes innombrables et maintenant privés de toute présence humaine. Les fidèles qui l’accompagnaient étaient peu nombreux, les fuyards étant partis dans tous les sens et les chevaux épuisés étant incapables de suivre le Grand Roi qui changeait constamment de monture", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 1.1-2), mais les auteurs anciens sont unanimes pour affirmer qu’il se ressaisit rapidement et prépare déjà une nouvelle bataille ("Quatre mille mercenaires grecs attendaient [Darius III] à Onchas [site inconnu] quand il y arriva. Il poursuivit sa route en direction de l’Euphrate sans ralentir son allure, estimant que sa seule chance de garder ce qui lui appartenait était d’agir vite", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 1.3 ; "Darius III, enfin parvenu à Babylone, y recueillit tout ce qui avait échappé à la bataille d’Issos. Il ne se laissa pas abattre par sa grande infortune. […] Il ramassa des armes de tous côtés pour remplacer celles qu’on avait perdues dans la bataille précédente, et il choisit des soldats plus capables de se défendre que les premiers. Il rappela les contingents des satrapies les plus éloignées, qui n’avaient pas eu le temps d’arriver au jour et au lieu de la récente bataille. Il fut si efficace que les effectifs de cette seconde armée furent deux fois plus élevés que celle de la journée d’Issos : elle était composée de huit cent mille fantassins et de deux cent mille cavaliers, ainsi que de très nombreux chars à faux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.39).


Option 2 : Alexandre poursuit Darius III et les débris de son armée vaincue à Issos, en prenant le risque de s’enfoncer toujours plus loin vers l’est, et d’étirer sa ligne de ravitaillement. Il laisse les Perses de Sinope libres de l’attaquer sur son flanc gauche à partir de la Paphlagonie et de la Cappadoce, et les Perses installés au Levant et soutenus par les navarques Pharnabaze et Autophradatès libres de l’attaquer sur son flanc droit. Dans le discours rapporté par Arrien qu’Alexandre adressera bientôt à ses soldats devant la cité phénicienne de Tyr, discours que pour notre part nous considérons authentique (puisqu’Alexandre n’a finalement pas retenu cette deuxième option !), témoignant d’une remarquable clairvoyance et d’un grand sens stratégique, il énumère lui-même ces risques auxquels il s’exposerait en choisissant de ne pas conquérir les cités maritimes du Levant ("Alexandre convoqua les hétaires, les stratèges, les taxiarques et les ilarques, et leur dit : “Amis, camarades, nous ne pouvons nous engager avec confiance dans une expédition vers l’Egypte tant que la flotte ennemie tiendra la mer, ni poursuivre Darius III tant que nous ne serons pas assurés de Tyr et que les Perses resteront maîtres de l’Egypte et de Chypre. Différentes raisons, dont la situation en Grèce, où les Spartiates se sont déclarés contre nous et où les Athéniens maintiennent leur alliance avec nous par crainte plutôt que par affection, incitent à craindre que l’ennemi profite que nous marchions vers Babylone contre Darius III pour transporter la guerre dans nos foyers avec une flotte formidable. Au contraire, en prenant Tyr et toute la Phénicie, non seulement nous enlèverons aux Perses l’avantage de la marine phénicienne et nous en devenons les maîtres, car dès que les Phéniciens nous verrons dans leurs murs ils n’oseront plus tourner contre nous leurs forces maritimes pour continuer à défendre une cause étrangère, mais encore Chypre se joindra à nous, ou peu de forces suffiront pour la conquérir. Notre flotte ainsi réunie à celle des Phéniciens, et Chypre soumise, nous tiendrons l’empire de la mer, et nous pourrons attaquer l’Egypte avec succès. Vainqueurs de tous ces territoires, la Grèce et nos foyers ne seront plus une source d’inquiétude, car les Perses seront chassés de toutes les mers, et repoussés au-delà des rives de l’Euphrate. Nous pourrons alors marcher vers Babylone avec plus de gloire et d’assurance”", Arrien, Anabase d’Alexandre, II, 16.8; 17.1-4). Rappelons que ce choix de marcher droit vers l’orient a été celui du prince Cyrus en -401 (qui certes n’avait pas les mêmes motivations qu’Alexandre : celui-ci voulait simplement devenir Grand Roi à Persépolis à la place de son frère Artaxerxès II, alors que celui-là veut renverser la dynastie achéménide et helléniser le monde), dont les Dix Mille qui le suivaient ont subi les conséquences : en franchissant les Portes syriennes après son passage à Issos et en se dirigeant directement vers l’est en laissant en Phénicie l’armée d’Abrokomas forte de trente mille hommes (nous renvoyons encore à notre paragraphe introductif sur ce point), le prince Cyrus a fortement fragilisé la route du sud à ses alliés grecs, et on peut deviner que si ces derniers n’avait pas eu la bonne idée de suivre Xénophon - qu’Alexandre a lu - proposant de se replier vers le nord plutôt que vers l’ouest par la route de l’aller, ils se seraient perdus, harcelés sur leur droite par les Perses renforcés de contingents anatoliens et sur leur gauche par les Levantins pro-Perses de Phénicie et de Palestine.


Option 3 : Alexandre descend vers le sud et s’empare du Levant. Il est clair que cette troisième option est la plus réaliste. D’abord parce qu’elle ne nécessite pas un grand investissement : les Phéniciens et surtout les Egyptiens ont toujours difficilement accepté l’occupation perse et sont, dans leur grande majorité, prêts à l’accueillir comme un libérateur. Ensuite, conquérir le Levant, c’est mettre fin à la domination navale perse sur toute la Méditerranée orientale : n’ayant plus aucun port où accoster (c’est une des raisons qui l’ont poussé, après la prise de Milet où il n’a pu opposer qu’une petite escadre d’une centaines de navires conduite par des marins incertains face à l’immense flotte de quatre cents navires des Perses gonflée de marins expérimentés chypriotes et phéniciens, à dissoudre sa flotte : "Alexandre résolut de dissoudre sa flotte, conscient de son manque d’argent, de son infériorité manifeste, et désireux de ne plus diviser ses forces. Par ailleurs, il prévoyait qu’en conquérant l’Asie par ses troupes terrestres, il en contrôlerait les cités maritimes, fermant ainsi tous les ports aux Perses au point qu’une flotte deviendrait inutile puisque les barbares seraient désormais dans l’incapacité de recruter des rameurs et de trouver une retraite", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 20.1), n’ayant même plus de marins pour remplir leurs navires (puisque les équipages dans leur grande majorité sont constitués non pas de Perses mais de conscrits originaires des pays soumis, en particulier de Rhodes, de Chypre et de Phénicie, or nous avons vu à la fin de notre paragraphe précédent que les Rhodiens et les Chypriotes ont décidé de se livrer à Alexandre après la bataille d’Issos : si les Phéniciens cèdent à leur tour, le grand projet de Darius III de transporter la guerre d’Asie en Europe par la mer cessera automatiquement, faute de combattants), Pharnabaze et Autophradatès seront tôt ou tard obligés de se rendre, ce qui isolera Sparte et atténuera les velléités de révolte des membres de la Ligue de Corinthe, comme Athènes.


Alexandre se résout à la troisième option : il laisse sa garnison d’Alexandrie-sous-Issos/Iskenderun, et il avance vers le Levant. Notons qu’à ce moment, selon Arrien, il laisse un nommé "Ménon" comme satrape de Koilè-Syrie à Damas ("[Alexandre] nomma Ménon fils de Kerdimmas comme satrape de Koilè-Syrie, en lui confiant des cavaliers alliés pour contrôler la région. Puis il partit vers la Phénicie", Arrien, Anabase d’Alexandre, II, 13.7). Les linguistes et les géographes débattent encore sur l’origine et la signification du terme "Koilè-Syrie/Ko…lh-Sur…a". Strabon use d’un calembour en rapprochant "koilè/ko…lh" du grec "ko‹loj/creux, concave, enfoncé, encaissé", et il limite la Koilè-Syrie à la vallée de la Bekaa entre Liban et Anti-Liban, d’où le nom (la "Koilè-Syrie" serait la Syrie "encaissée" entre ces deux chaînes montagneuses : "La Syrie dite ‟Creuse/Koilè” est formée par les deux chaînes parallèle du Liban et de l’Anti-Liban à peu de distance de la mer", Strabon, Géographie, XVI, 2.16). Les spécialistes modernes rejettent cette étymologie et cette localisation en supposant que "koilè" est l’hellénisation de "kol" signifiant "tout" en araméen, et que l’expression "Koilè-Syrie" utilisée en grec dès l’époque d’Alexandre désigne en fait toutes les provinces à l’ouest de l’Euphrate, que les Perses dans leurs textes désignaient comme "kol eber nari", soit "tout [le territoire] au-delà du fleuve [Euphrate]" (on trouve cette expression dans une lettre d’Artaxerxès Ier au gouverneur de Jérusalem citée dans le livre d’Esdras : "Jadis des puissants rois de cette cité [de Jérusalem] dominaient kol eber nari/toutes les terres au-delà du fleuve, et y prélevaient taxes, impôts et droits de passage", Esdras 4.20), cela raccorde avec Hérodote (Histoire III.91) qui englobe toutes ces provinces entre Cilicie et Egypte en une unique satrapie (la cinquième de l’Empire perse). On suppose qu’Alexandre laisse à Ménon son ami Laomédon de Mytilène comme traducteur (nous avons vu dans notre paragraphe introductif que Laomédon "connaît la langue des barbares" selon Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 6.6, autrement dit il sait parler vieux-perse ou araméen), puisque le nom de Laomédon n’apparaîtra plus dans la suite de l’épopée alexandrine, et qu’on le retrouvera après la mort d’Alexandre en -323 comme successeur de Ménon à la tête de la Koilè-Syrie (selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVIII.3, selon Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, X, 10.2, selon Photios, Bibliothèque 92, Succession d’Alexandre par Arrien, et selon Justin, Histoire XIII.4).


Alexandre entre dans Arados (aujourd'hui Arwad en Syrie, 34°51'20"N 35°51'30"E), administrée alors par Straton II en l'absence de son père Gérostratos qui se trouve encore du côté de Chypre avec la flotte perse ("[Alexandre] partit vers la Phénicie. Straton II fils de Gérostratos II le roi des Aradéens, qui à l'instar de tous les Phéniciens et de tous les Chypriotes avait pourtant réuni ses navires à la flotte d'Autophradatès, vint à sa rencontre : il plaça sur la tête d'Alexandre une couronne d'or et lui livra l'île d'Arados, la puissante et riche cité de Marathos située en face sur le continent [aujourd'hui Tartous en Syrie], la cité de Mariammé, et toutes les places sous sa dépendance", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 13.7-8 ; "L'île d'Arados se rendit aussi à Alexandre. Straton II le régent de l'île possédait alors la côte d'en face et son territoire s'étendait assez loin à l'intérieur des terres. Après avoir reçu sa soumission, Alexandre partit vers la cité de Marathos", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 1.5-6). Straton II pose problème. Les numismates le connaissent bien sous son nom originel "Abd-Astart" ("serviteur/abd de la déesse Astarté" en sémitique), qui apparaît sur les monnaies retrouvées au Levant datant de cette époque. Les épigraphistes connaissent sa généalogie grâce à l'inscription référencée 1211 dans le Répertoire d'épigraphie sémitique (ou "RES" dans le petit monde des historiens du Moyen Orient ancien) rédigée à Kition (aujourd'hui Larnaka) sur l'île de Chypre au début du IIIème siècle av. J.-C. par le frère de Straton II nommé "Yatonbaal" (pour l'anecdote, dans cette inscription, "Gérostratos" apparaît sous la forme "Ger-Astart") : Straton/Abd-Astart II est le petit-fils de Straton/Abd-Astart Ier dont le décret référencé II/2 n°141 dans le répertoire des Inscriptions grecques révèle qu'il était l'ami des Athéniens dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C., et dont le livre XV des Philippiques de Théopompe malheureusement perdu mais cité partiellement par Athénée de Naucratis rapporte les excès de débauches contre son contemporain Nicoclès fils d'Evagoras le roi de Salamine de Chypre, qui ont finalement conduit l'un et l'autre à périr de mort violente ("Au livre XV de ses Philippiques, Théopompe dit que Straton Ier le roi de Sidon fut le plus luxurieux de tous les hommes : ‟Les fêtes relatées par Homère dans sa description des Phéaciens, où il les décrit s'enivrant et se gargarisant sans cesse par le son des citharèdes et les chants des rhapsodes, donnent une idée des sauteries de Straton Ier, qui se vautrait dans le plaisir. A la différence des Phéaciens qui, selon Homère, festoyaient avec leurs épouses et leurs filles, Straton Ier s'acoquinait avec des avenantes joueuses d'aulos, de psaltérion et de cithare, avec des ribambelles de Péloponnésiennes aux mœurs libres, de musiciennes ioniennes, de mijaurées venues de toute la Grèce, chanteuses ou danseuses, qu'il partageait avec ses amis, en résumé il passa la majorité de son temps dans les bras des prostituées , tant il était esclave de ses vices. Il rivalisa contre Nicoclès dans le stupre. Ils se jalousèrent mutuellement, chacun désirant surpasser l'autre en voluptés. Leur concurrence fut telle que, dit-on, ils interrogeaient leurs convives sur leurs biens et sur l'éclat de leurs sacrifices afin de se surpasser. Ils voulurent offrir l'image d'une opulence et d'un bonheur sans limites. Mais ils ne furent jamais heureux et périrent tous deux de mort violente”. Anaximène dans ses Malheurs des rois écrit, après avoir rapporté les mêmes faits, que ‟la folle rivalité dans laquelle s'engagèrent Straton Ier et Nicoclès le roi de Salamine de Chypre provoqua leur chute commune”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XII.41). Mais Straton II chez les numismates et les épigraphistes est roi de Sidon, et non pas roi d'Arados. Doit-on conclure qu'Arados en -331 est sous le contrôle de Sidon ? C'est possible, car Straton Ier ou Straton II a dressé un fort auquel son nom est associé sur la côte à une centaine de kilomètres au sud de Sidon, appelé "Tour de Straton" dans les textes grecs, autour duquel Hérode inaugurera une nouvelle cité en -13 baptisée "Césarée" en hommage à l'Empereur Octave/Auguste fils adoptif de Jules César, future cité de résidence des préfets romains quand la Judée deviendra province romaine en l'an 6 (aujourd'hui le site archéologique de Césarée en Israël, à mi-chemin entre Tel-Aviv au sud et Acre au nord). La cité de Byblos (aujourd'hui Jbeil au Liban, 34°07'04"N 35°38'42"E), située entre Arados et Sidon (aujourd'hui Saida au Liban, 33°33'45"N 35°22'09"E), tombe ensuite sous le contrôle d'Alexandre par la volonté de la population désireuse de changement, et non pas par la volonté de son roi Enylos, également bien connu par les numismates sous son nom originel "Aynel", qui se trouve à ce moment au large avec Gérostratos ("Alexandre quitta Marathos, et reçut Byblos et Sidon par la négociation, appelé par l'inimitié que les habitants portaient à Darius III et aux Perses", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 15.6 ; "Alexandre pénétra en Phénicie. Il reçut la soumission de Byblos. L'armée atteignit ensuite Sidon, cité connue pour son ancienneté et la réputation de ses fondateurs", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 1.15) : doit-on déduire qu'un clivage existe entre ces rois attachés aux privilèges que leur accordent les Perses, et leurs populations qui leur sont hostiles et voient en Alexandre un libérateur ? En tous cas, selon Quinte-Curce, Straton II à Sidon est destitué en représailles de ses réticences à se soumettre. Alexandre confie à Héphestion le soin de lui trouver un successeur ("Comme Straton II le roi de Sidon, créature de Darius III, avait capitulé sous la pression des siens et non de son plein gré, Alexandre voulut lui retirer le pouvoir et confia à Héphestion le soin de choisir parmi les habitants celui qui mériterait le mieux cette dignité", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 1.16). Quinte-Curce raconte ensuite une longue histoire qui nous laisse perplexes, se concluant par l'intronisation d'un nommé "Abdalonymos" ("Allié à la famille royale depuis plusieurs générations, Abdalonymos cultivait aux portes de la cité un jardin dont il tirait un maigre profit. Sa pauvreté, comme c'est souvent le cas, s'expliquait par son honnêteté. Le bruit des armées qui avaient ébranlé toute l'Asie ne lui était pas parvenu, tant ses journées étaient bien remplies. Les jeunes gens [sélectionnés par Héphestion pour choisir le nouveau roi de Sidon] entrèrent soudain dans le jardin avec les insignes du pouvoir", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 1.19-20), qu'Alexandre loue pour sa modération ("La nouvelle [de l'intronisation d'Abdalonymos] se répandit rapidement dans toute la cité. Les uns affichèrent leur satisfaction, les autres leur indignation. Tous les riches dénoncèrent le mode de vie et le dénuement du personnage auprès des Amis d'Alexandre. Le roi demanda à le voir immédiatement. Après l'avoir longuement regardé, il lui dit : “Ton allure s'accorde avec ce qu'on dit de ta naissance. J'aimerais savoir comment tu as trouvé la force de supporter la pauvreté”. “De la même façon que je voudrais supporter la royauté. Mes bras suffisait à mes besoins : n'ayant rien à moi, je ne manquais de rien.” Ces mots donnèrent à Alexandre une haute idée des qualités morales d'Abdalonymos. Il lui remit, en plus du mobilier royal qui avait appartenu à Straton II, la majeure partie du butin perse et ajouta à son domaine le territoire qui entourait la cité", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 1.24-26). Pour l'anecdote, l'historicité de cet Abdalonymos semble confirmée par la traduction en 1980 d'une inscription gréco-phénicienne retrouvée sur l'île de Kos, adressée à la déesse Aphrodite par un personnage dont seule la fin du nom est conservée ("]timos") se présentant clairement comme le fils d'"Abdalonymos le roi des Sidoniens". Encore pour l'anecdote, certains historiens pensent que le célèbre sarcophage dit "d'Alexandre" retrouvé à Sidon en 1887 et conservé aujourd'hui au Musée archéologique d'Istanbul en Turquie pourrait avoir contenu la dépouille de cet Abdalonymos. Enylos/Aynel le roi de Byblos apporte sa reddition peu de temps après la prise de sa cité, accompagnés des marins rhodiens et chypriotes qui ont décidé de se soumettre à Alexandre depuis la bataille d'Issos ("Gérostratos roi d'Arados, et Enylos roi de Byblos, dont les cités étaient tombées au pouvoir d'Alexandre, quittèrent la flotte d'Autophradatès et vinrent grossir, avec les trières des Sidoniens, celle d'Alexandre alors forte de quatre-vingt navires phéniciens. Les jours suivants, on vit s'y réunir les trières de Rhodes dont La Péripole, trois de Soles et de Mallos, dix de Lycie, une pentécontère ["penthkÒntoroj", navire à cinquante rames] de Macédoine conduite par Protéas fils d'Andronikos, et cent vingt navires amenées par les rois de Chypre après qu'ils eurent appris la nouvelle de la défaite de Darius III à Issos et de la conquête de presque toute la Phénicie, auxquels Alexandre pardonna leur aide aux Perses en estimant que la force les avait engagés plutôt que leur volonté", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 20.1-3 ; "Les Rhodiens livrèrent leurs cités et leurs ports à Alexandre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5.9).


C'est aussi à ce moment, juste après la bataille d'Issos, quand il soumet l'une après l'autre les cités phéniciennes, qu'Alexandre reçoit une première lettre de Darius III. Sur ce sujet, beaucoup de commentaires ont été écrits, nous éprouvons donc le besoin de nous y arrêter pour tenter d'éclaircir le débat. Les auteurs anciens disent que le Grand Roi adresse trois lettres à son adversaire : la première date juste d'après la bataille d'Issos, quand Alexandre est à Marathos, dans laquelle Darius III demande la libération contre rançon de toute sa famille capturée à Damas et la signature d'un traité d'amitié ("Alexandre était à Marathos, lorsqu'arrivèrent des délégués apportant une lettre de Darius III, qui demandait la libération de sa mère, de sa femme et de ses enfants, et rappelait les termes du traité qui avait existé entre Artaxerxès III [qui a régné entre -358 et -338] et Philippe II en accusant ce dernier de l'avoir rompu en attaquant sans motif Arsès [nom originel d'Artaxerxès IV, qui a régné de -338 à -336] fils d'Artaxerxès III, ajoutant que depuis son accession à la couronne perse Alexandre ne lui avait envoyé aucun ambassadeur pour renouveler cette ancienne alliance, qu'au contraire il était passé en Asie à la tête d'une armée et avait traité les Perses en ennemis, que c'était pour défendre son pays et l'honneur de son trône que le Grand Roi avait alors pris les armes, que la volonté des dieux ayant décidé de l'issue du combat c'était désormais de roi à roi qu'il demandait la libération de sa mère, de sa femme et de ses enfants captifs, implorait son amitié, et le priait d'envoyer des ambassadeurs qui, réunis aux siens Méniskos et Arsimès, recevraient et donneraient des gages réciproques d'alliance", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 14.1-3 ; "A son arrivée [à Marathos], [Alexandre] reçut de Darius III une lettre dont l'insolence l'irrita vivement. Ce qui lui déplut le plus fut que Darius III avait mentionné son titre de roi à la suite de son nom en négligeant de le qualifier de la même façon. Le Grand Roi y demandait ou plutôt y exigeait qu'on lui rendît sa mère, sa femme et ses enfants, promettant en échange autant d'argent que la Macédoine pouvait en contenir, il y proposait une nouvelle bataille pour remettre en jeu le sort du royaume si Alexandre le voulait, enfin il demandait à celui-ci de renoncer à la conquête et de se contenter de l'héritage paternel, de ne plus songer à annexer le pays d'autrui et de conclure avec lui un traité d'alliance et d'amitié sur ces bases", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand IV.7-9 ; "Darius III, enfin parvenu à Babylone, y recueillit tout ce qui avait échappé à la bataille d'Issos. Il ne se laissa pas abattre par son infortune, aussi grande fût-elle. Il écrivit à Alexandre pour lui dire de ne pas se prévaloir de sa victoire, pour lui demander de rendre ses prisonniers contre la somme qu'il déciderait lui-même, et pour lui offrir toutes les cités et toutes les provinces de l'Asie jusqu'au fleuve Halys contre son amitié. Quand il reçut cette lettre, Alexandre rassembla ses proches pour leur en parler sans la leur montrer, en lui inventant un contenu différent qui justifiait ce qu'il avait l'intention de faire. Il renvoya les ambassadeurs sans avoir rien conclu avec eux. Darius III, constatant que ses propositions n'étaient pas acceptées, se prépara de nouveau à la guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.39 ; "Darius III, réfugié à Babylone, écrivit à Alexandre pour obtenir par des sommes immenses le rachat de la liberté des princesses captives. Alexandre demanda pour rançon, au lieu de ses trésors, son Empire tout entier", Justin, Histoire XI.12), la deuxième lettre est envoyée pendant le siège de Tyr que nous allons bientôt raconter, dans laquelle Darius III demande encore la libération contre rançon de toute sa famille et la signature d'un traité d'amitié, en ajoutant un mariage entre sa fille Stateira la jeune (une des filles capturées à Damas) et Alexandre contre la cessation du territoire "au-delà du fleuve Euphrate" selon Arrien ou "entre l'Hellespont et le fleuve Halys" selon Quinte-Curce, la troisième lettre date d'après le franchissement de l'Euphrate par Alexandre, peu de temps avant la bataille de Gaugamèles, dans laquelle Darius III demande à nouveau la libération contre rançon de toute sa famille, la signature d'un traité d'amitié et un mariage avec Stateira la jeune contre la cessation du même territoire occidental en guise de dot, augmentée par la promesse d'une participation comme associé au gouvernement de l'Empire (nous reviendrons en temps opportun sur ces deux dernières lettres). Les historiens antiques, mâtinés d'hellénisme, ne remettaient pas en cause l'authenticité de ces lettres parce qu'elles leur semblaient conforter l'image de couard qu'ils avaient de Darius III. Les hellénistes du XIXème et de la première moitié du XXème siècle en revanche, justement pour la même raison, les considéraient fausses, fabriquées par la propagande macédonienne, leur argumentation s'appuyaient principalement sur un passage de Diodore de Sicile montrant Alexandre modifier le contenu de la soi-disant première lettre pour mieux légitimer ses décisions ("Quand il reçut cette lettre, Alexandre rassembla ses proches pour leur en parler sans la leur montrer, en lui inventant un contenu différent qui justifiait ce qu'il avait l'intention de faire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.39), et surtout sur l'apparente incompatibilité entre le contenu conciliant de ces lettres et la détermination à continuer le combat que Darius III témoigne après sa défaite à Issos, sur laquelle insistent les mêmes historiens antiques : le Grand Roi ne panique pas, ne se décourage pas, il prépare la bataille de Gaugamèles avec beaucoup de soin (il choisit précisément le lieu de la future bataille, il aplanit le sol pour permettre les manœuvres des chars et ne pas reproduire le scénario d'Issos, il mine une partie du terrain, il impose un entrainement quotidien à ses soldats, il organise la logistique : nous reviendrons également sur tous ces points en temps opportun), et il dispose de ressources immenses en hommes et en argent face à Alexandre qui malgré sa victoire à Issos est toujours dans une situation militaire précaire (juste avant nous avons vu qu'en Anatolie, en mer Egée et en Grèce les opposants aux ambitions d'Alexandre restent nombreux et sont en train de se coordonner, et juste après nous allons voir qu'Alexandre sera longtemps bloqué devant Tyr, puis devant Gaza). Par ailleurs, nous ne disposons d'aucun exemple, au cours des deux siècles d'existence de l'Empire perse, depuis l'arrivée au trône de Darius Ier en -522 jusqu'à la bataille de Gaugamèles en -331, d'un Grand Roi qui aurait sacrifié une partie de cet Empire pour préserver ses intérêts : quand par exemple en -401 Artaxerxès II a été confronté à son frère le prince Cyrus qui voulait lui ravir son trône, à aucun moment il n'a envisagé de partager l'Empire en deux avec ce dernier pour éviter la guerre, au contraire il a délibérément voulu la bataille de Kounaxa pour trancher définitivement la querelle (pourtant le prince Cyrus avait toute légitimité pour prétendre à la couronne, étant le fils de l'ancien Grand Roi Darius II, ce qui n'est absolument pas le cas d'Alexandre, vulgaire agresseur étranger sans aucun lien avec la famille royale perse, originaire de la province reculée de Macédoine qui jusque récemment était méprisée même par les antiques Grecs du sud). Les hellénistes modernes sont plus sceptiques. D'abord parce qu'en elles-mêmes ces lettres n'ont rien de surprenant : il suffit de relire l'Histoire du XXème siècle pour constater que les opposants politiques les plus inconciliables peuvent parfois signer des pactes de non-agression, et mêmes des alliances militaires et économiques, pour mieux se donner un coup de poignard dans le dos quelques mois ou quelques années plus tard. Ensuite parce que le contenu de ces lettres, quand on y réfléchit bien, n'engage pas beaucoup leur auteur. En donnant sa fille Stateira la jeune en mariage à Alexandre, Darius III ne lui offre pas un cadeau, au contraire : il le soumet comme gendre. En lui promettant de "participer comme associé au gouvernement de l'Empire", il agit de la même manière que nos modernes politiciens désireux de neutraliser leurs concurrents en leur octroyant un ministère périphérique, ou une commission de ceci, ou une convention de cela, avec personnels de fonction et petits fours au goûter, juste le temps qu'ils se décrédibilisent aux yeux de leur électorat. En lui cédant l'Anatolie et la Syrie, il se ménage du temps pour la reconquête : même en lu cédant la moitié de son Empire, Darius III sait que derrière Alexandre les poches de résistance restent nombreuses, que les succès de ce dernier restent par conséquent très fragiles, et qu'au bout de quelques années il pourrait facilement reprendre possession de cette moitié cédée. Au fond, la seule hantise de Darius III, c'est sa progéniture capturée à Damas, parce qu'elle représente l'avenir et la permanence de l'Empire perse et de la dynastie achéménide, ce qui explique pourquoi il tente à trois reprises de hâter sa libération. Alexandre est également bien conscient de cela : c'est pour cette raison, comme nous l'avons dit à la fin de notre paragraphe précédent, qu'il traite ces captifs avec tous les égards possibles. En résumé, les hellénistes modernes débattent moins sur l'authenticité des trois lettres, que sur leur sincérité, sur les motivations de leur auteur, et sur le contresens qu'en ont tiré les historiens antiques. Ces lettres ne doivent pas être considérées comme la preuve que le Grand Roi veut capituler, mais comme une tentative de manipulation visant à endormir Alexandre pour l'inciter à libérer la famille royale, parallèle à la préparation d'une bataille du côté de Gaugamèles destinée à résoudre définitivement le problème macédonien, elles signifient tacitement : "Je te promets que nous allons nous retrouver bientôt, d'ici là ne t'avise pas de toucher un seul cheveu de mon fils et de mes filles". Elles révèlent l'incompréhension mutuelle entre les deux hommes. D'un côté Darius III s'imagine qu'il pourra marchander avec Alexandre de la même façon que jadis Xerxès Ier avec le régent spartiate Pausanias (en -478, pour mieux se rétablir après les batailles de Salamine, de Platée et de Mycale), ou qu'Artaxerxès Ier avec Cimon (en -470 par la paix de Callias II, pour mieux reprendre en main l'Egypte et la Bactriane soulevées). De l'autre côté Alexandre (peut-être) et son entourage grec (sûrement) s'imaginent que ce marchandage équivaut à une offre de paix, et trahit le désarroi du vaincu d'Issos. Seule l'ambition démesurée du conquérant, qui veut débarrasser le monde de l'Empire perse, et légitime cette volonté en la présentant notamment comme une réponse à l'invasion de la Grèce par Xerxès Ier en -480, l'empêche de tomber dans le piège ("Mais Alexandre renvoya les députés de Darius III avec une lettre, et Thersippos qui reçut pour consigne de la remettre sans autre explication. Elle était conçue en ces termes : “Tes ancêtres sont entrés en Macédoine et en Grèce et les ont ravagées alors qu'ils n'en avaient subi aucun outrage [allusion à l'invasion de -480 par Xerxès Ier]. A la tête de tous les Grecs, je suis passé en Asie pour venger leur injure et la mienne, car effectivement les tiens ont secouru les Périnthiens qui ont offensé mon père, [Artaxersès III] Ochos a envoyé une armée en Thrace qui dépend de notre empire [allusion à des interventions perses dans les affaires grecques dont nous ignorons la date exacte, à l'époque de la guerre sacrée entre -354 et -338 que nous avons racontée dans notre paragraphe introductif], mon père a péri sous le fer des meurtriers que tu as soudoyés [en -336 ; nous avons vu dans notre paragraphe introductif que cette accusation reste à prouver] et partout dans tes lettres tu te glorifies de ce crime. Après avoir assassiné Arsès [nom originel d'Artaxerxès IV] et Bagoas [eunuque manipulateur qui a porté Arsès/Artaxerxès IV sur le trône en -338, avant de le tuer en -336 pour le remplacer par Darius III, qui l'a tué à son tour], tu as usurpé le trône contre toutes les lois de la Perse. Coupable envers les Perses, tu as écrit ensuite des lettres malveillantes à l'attention des Grecs pour les inciter à prendre les armes contre moi, tu as tenté de corrompre les Grecs avec de l'argent qu'ils ont refusé à l'exception des Spartiates, et cherchant à ébranler la foi de mes alliés et de mes amis par la séduction de tes émissaires [allusion à la trahison d'Alexandre le Lynkeste durant l'été -333, et peut-être aussi à celle d'Harpale] tu as voulu casser la paix dont la Grèce m'est redevable. C'est pour venger ces injures dont tu es l'auteur, que j'ai appelé aux armes. J'ai d'abord vaincu tes satrapes et tes stratèges, ensuite ton armée et toi-même. La faveur des dieux m'a rendu maître de ton Empire, tes soldats échappés du carnage et réunis auprès de moi louent ma bienveillance, ce n'est pas la contrainte mais leur volonté qui les retient sous mes drapeaux. Je suis le maître de l'Asie : tu dois me reconnaître ce titre. Si tu crains ma loyauté, envoie tes amis recevoir ma foi : je te jure qu'alors je te rendrai ta mère, ta femme et tes enfants, mais encore je t'accorderai tout ce que tu me demanderas. Désormais quand tu m'adresseras une lettre, souviens-toi que tu écris au souverain de l'Asie : tu n'es plus mon égal, l'Empire est à moi. Si tu ne l'acceptes pas, je considèrerai cela comme une injure. Et si tu veux me contester le titre de Grand Roi dans une autre bataille, ne fuis pas : je t'atteindrai partout”", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 14.4-9 ; "Voici à peu près ce qu'Alexandre répondit [à Darius III] : “Du roi Alexandre à Darius III. Darius Ier dont tu as pris le nom a le premier répandu la désolation chez les Grecs installés au bord de l'Hellespont et dans les colonies ioniennes, puis il a franchi la mer à la tête d'une puissante armée et porté la guerre en Macédoine et en Grèce. Un de ses descendants, Xerxès Ier, est venu à son tour nous attaquer avec des troupes de barbares. Vaincu sur mer, il a laissé Mardonios continuer après son départ à dévaster les cités de Grèce, à brûler les champs. Personne n'ignore que mon père Philippe II a été tué par des hommes à qui tu avais promis d'énormes récompenses. Vous avez tous lancé des guerres injustes et mis à prix la tête de vos ennemis après avoir pris les armes : toi-même à la tête d'une grande armée tu as récemment proposé mille talents à qui me tuerait. Ma position est celle de la défense et non pas celle de l'attaque. Les dieux ont apporté leur soutien à la bonne cause en me permettant d'annexer une grande partie de l'Asie avant de te battre. Bien que je n'aie aucune grâce à t'accorder puisque tu oses violer à mes dépens les lois de la guerre, si tu viens en suppliant je promets de te rendre sans rançon ta mère, ta femme et tes enfants. Je sais pareillement gagner la victoire et prendre soin des vaincus. Si tu redoutes de m'accorder confiance, je te donnerai un sauf-conduit. Désormais quand tu m'écriras, n'oublie pas que tu t'adresses à un roi, à ton roi”. Thersippos fut chargé de porter la lettre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand IV.10-14).


Les auteurs anciens sont d'accord pour dire que les habitants de Tyr (aujourd'hui Sour au Liban, 33°16'11"N 35°11'51"E), à l'instar des cités voisines, sont prêts à accueillir Alexandre. Leur roi Azémilkos (connu par les numismates sous son nom originel "Uzmelk") étant toujours au large avec ce qui reste de la flotte perse de Pharnabaze et d'Autophradatès, c'est le fils de ce dernier qui prend la tête de la délégation de bienvenue ("[Alexandre] marcha vers Tyr. Des députés de cette cité vinrent à sa rencontre pour lui annoncer une entière soumission à ses ordres", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 15.6 ; "Apparemment la cité de Tyr désirait davantage s'entendre avec Alexandre que se soumettre à son autorité. En conséquence, après qu'une délégation lui eût offert une couronne d'or et que la population eût généreusement ravitaillé l'armée en signe de bienvenue, Alexandre dit qu'il acceptait ces cadeaux comme gages d'amitié", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 2.2 ; "Tyr envoya à Alexandre une couronne d'or d'un grand poids pour le féliciter", Justin, Histoire XI.10). Mais cet accueil est ambigu. Contrairement aux rois de Byblos et de Sidon qui semblent lâchés par leur sujets, le roi Azémilkos/Uzmelk est bien soutenu par les siens, qui estiment que Darius III n'est pas vaincu, et que leur intérêt est d'aider ce dernier à reconstituer tranquillement une armée en retenant Alexandre sous leurs murs ("[Les Tyriens] comptaient rendre un grand service à Darius III et s'attirer de grands présents de sa part en arrêtant Alexandre devant leurs murs, en espérant que celui-ci connaitrait des revers en attaquant, et que le siège durerait suffisamment longtemps pour donner au Grand Roi de Perse le temps de respirer et de renouveler son armée. Ils comptaient beaucoup sur la hauteur de l'île sur laquelle Tyr était bâtie, et sur les secours que leur prêteraient les Carthaginois qui tiraient d'eux leur origine", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.40). Alexandre comprend le double jeu de ses interlocuteurs, il leur tend donc un piège : pour voir si les Tyriens acceptent de le laisser entrer, il déclare vouloir offrir un sacrifice au temple de Melkart, le dieu local assimilé au héros Héraclès par les Grecs, qui se trouve en plein centre-ville. Les délégués tyriens repoussent sa demande ("[Alexandre] loua la cité [de Tyr] et la députation composée des principaux habitants, parmi lesquels se trouvait l'héritier du trône, le roi Azémilkos étant pour sa part avec Autophradatès. Il ajouta qu'il souhaitait entrer dans la cité pour offrir un sacrifice à Héraclès", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 15.7 ; "[Alexandre] annonça aux délégués, après quelques bonnes paroles, qu'il voulait offrir un sacrifice à Héraclès Tyrien, en précisant que les rois de Macédoine en sont ses descendants directs et qu'un oracle l'avait personnellement engagé à sacrifier à ce dieu. Les délégués lui répondirent qu'un autre temple à Héraclès existait à l'extérieur, à l'emplacement de l'ancienne cité, où le roi pourrait offrir le sacrifice qu'il souhaitait. Le roi manifesta alors son impatience, et s'écria avec colère : “Fiers de votre insularité, vous méprisez mon armée de terre, mais bientôt vous comprendrez à quel point vous êtes liés au continent : sachez que si vous ne me laissez pas entrer dans votre cité, je la prendrai d'assaut !”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 2.2-5), estimant avec raison que ce sacrifice à Melkart/Héraclès n'est qu'un prétexte utilisé par l'envahisseur pour pouvoir introduire son armée dans leur cité. Ils choisissent de résister ("Comme le roi souhaitait entrer dans Tyr pour sacrifier au temple d'Héraclès, les Tyriens mal conseillés lui fermèrent leurs portes. Alexandre indigné de cet affront les menaça d'une guerre ouverte, et les Tyriens eurent la présomption d'accepter le siège", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.40 ; "Les Tyriens, accédant à toutes ses autres demandes, lui dirent qu'aucun Grec, aucun Macédonien, n'entrerait dans leur cité", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 16.7 ; "Les délégués conseillèrent d'abord d'ouvrir les portes de leur cité à ce roi qui était déjà le maître de la Syrie et de la Phénicie. Mais les habitants étaient tellement rassurés par leur position qu'ils décidèrent d'accepter le siège", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 2.6-7 ; "Alexandre ayant annoncé aux députés qu'il voulait entrer dans Tyr pour s'acquitter d'un vœu à Héraclès, ceux-ci l'engagèrent à sacrifier plutôt dans le temple de l'ancienne ville de Tyr. Alexandre comprit qu'ils craignaient de le voir au sein de leur cité. Dans sa fureur, il menaça aussitôt de renverser leurs murs et de débarquer dans l'île. Les Tyriens, comptant sur l'appui des Carthaginois, montrèrent autant d'ardeur, et le reçurent les armes à la main", Justin, Histoire XI.10). Le siège de Tyr commence.


La cité étant située sur une île séparée du continent par un chenal où souffle un vent qui empêche toute approche de navires, et étant entourée de hauts remparts ("Un chenal de quatre stades séparait la cité du continent. L'Africos, un vent violent, poussait de grosses vagues en direction de la côte. Ce vent fut le principal obstacle aux travaux entrepris par les Macédoniens pour relier la cité à la terre. Placer des blocs de pierre quand la mer était calme et tranquille était une tâche difficile : quand l'Africos soufflait, il lançait les vagues contre les piles qu'on venait de dresser et les renversait aussitôt. Aucune jetée n'était assez solide pour résister à l'action de l'eau qui coulait entre les joints ou recouvrait la chaussée les jours de tempête. L'autre difficulté, également considérable, était la profondeur de l'eau à la base des tours et de la cité : attaquer la cité était impossible, sauf si on lançait les traits depuis des navires situés à une certaine distance, impossible aussi d'appliquer des échelles contre les murailles. Le rempart tombait à pic dans la mer, de sorte qu'on ne pouvait en faire le tour à pied sec. Le roi n'avait plus de navires, mais même s'il en avait eu et les avait rapprochés de ces murailles, leur instabilité à la surface de l'eau les aurait exposés aux tirs des ennemis", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 2.6-9), la partie n'est pas gagnée d'avance. De plus, la marine phénicienne peut facilement ravitailler les assiégés par la mer ("Le siège s'annonçait très difficile. La cité formait une île entourée de hautes murailles. La puissance maritime des Tyriens se fondait sur le nombre de leur navires, et sur l'appui des Perses qui étaient maîtres de la mer", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 18.2). Et des délégués de Carthage, la lointaine et puissante colonie de Tyr, assurent que celle-ci est prête à ravitailler sa métropole en cas de siège ("Une délégation carthaginoise était venue offrir le sacrifice annuel, selon la tradition des ancêtres. En effet la cité de Carthage, fondée par les Tyriens, a toujours gardé des relations avec sa métropole. Les membres de cette délégation les encouragèrent à supporter le siège, en les assurant qu'ils recevraient bientôt des renforts de la flotte carthaginoise, qui était maitresse des mers à cette époque", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 2.10-11), même si selon l'historien romain Quinte-Curce ils se montrent nettement moins affirmatifs quelque temps plus tard en se retranchant derrière l'argument que Carthage est alors en pleine guerre contre la cité grecque sicilienne de Syracuse ("L'arrivée de trente représentants de Carthage réconforta les assiégés, mais ne leur apporta aucun secours : leur cité, dirent-ils, était paralysée par la guerre sur son sol et se battait non pas pour l'hégémonie mais pour sa survie, les Syracusains dévastaient l'Afrique et campaient sous ses murs", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.19-20 ; cet argument des délégués carthaginois est mystérieux car à cette date, en -332, la paix est signée entre Carthaginois et Syracusains, qui se sont partagés la Sicile au terme des négociations imposées par le Syracusain Timoléon dix ans plus tôt : faut-il croire que l'ambition de Syracuse en -332 déborde la Sicile pour regarder vers le continent africain ? ou les délégués présents à Tyr inventent cette menace syracusaine pour tenter de justifier leur non-intervention dans la guerre entre leur métropole Tyr et Alexandre ? ou encore, plus simplement, le Romain Quinte-Curce confond-il les époques en projetant sur les Grecs de Syracuse des soi-disant prétentions africaines qui seront en réalité celles des Romains au IIIème siècle av. J.-C. qui se clôtureront par la défaite du célèbre Hannibal et la victoire du pareillement célèbre Scipion ?).


1 : Alexandre tente d'abord de prendre la cité par la terre, en construisant une jetée. La matière première, pierres et bois, n'est pas difficile à trouver : on la trouve dans la région ("[Alexandre] inaugura le chantier. On ne manqua pas de pierres : on en trouva autant qu'on voulut dans l'ancienne ville. Quant au bois dont on avait besoin pour les radeaux et les tours, on utilisa celui du Liban", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 2.18 ; "[Alexandre] commença donc par démolir l'ancienne Tyr, dont les maisons inhabitées lui fournirent des pierres qui, transportées continuellement par des milliers d'hommes, lui servirent à réaliser une chaussée de communication de deux arpents de large. Il fut aidé dans ce travail par les habitants des cités voisines, pour joindre rapidement l'île à la terre ferme", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.40), mais les Arabes présents alentour les attaquent dans des raids ("Sur le mont Liban, des tribus d'Arabes nomades attaquèrent les Macédoniens qui s'étaient dispersés. Ils tuèrent une trentaine d'hommes et firent un peu moins de prisonniers", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 2.24). L'entreprise est fastidieuse, elle s'éternise à cause des assiégés qui harcèlent les Grecs depuis leurs murailles ("Les Tyriens au début vinrent voguer autour de cet ouvrage en se moquant du roi, en lui demandant s'il voulait défier Poséidon. Mais ensuite, constatant que la chaussée prenait forme, ils résolurent d'envoyer à Carthage leurs enfants, leurs femmes et leurs vieillards, et de destiner l'élite de leur jeunesse à défendre les murailles ou à combattre sur mer. Ils avaient quatre-vingts navires dans leur port, et désiraient s'en servir pour envoyer leurs familles en sécurité à Carthage. Mais devancés par la rapidité de l'ennemi et mal préparés au combat maritime, ils se laissèrent assiéger de toutes parts dans leur cité. Ils avaient une grande quantité de catapultes et autres machines défensives, ils en construisirent beaucoup d'autres par les ouvriers locaux dont la cité était pleine. Ainsi le tour de leurs remparts, et surtout le côté où l'ennemi fabriquait la chaussée, fut bientôt garni de toutes les sortes de défenses que l'art avait pu imaginer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.41) ou depuis des petites barques qui vont et viennent ("L'ouvrage s'éleva jusqu'à une certaine hauteur du fond sans atteindre la surface de l'eau. Les Tyriens, sur des petites embarcations, venaient narguer leurs adversaires, se moquer de ces glorieux soldats qui portaient des charges sur leur dos comme des bêtes de somme, demander si Alexandre se croyait plus fort que Poséidon. Ces insultes augmentaient le zèle des soldats. Bientôt la jetée commença à sortir de l'eau, la chaussée s'élargit en se rapprochant de la cité. Constatant l'avancement et les proportions de l'ouvrage, les Tyriens se mirent à tourner autour des travaux encore inachevés. Depuis leurs embarcations légères, ils lancèrent des projectiles sur ceux qui se trouvaient au bord de la jetée. Beaucoup furent blessés, sans pouvoir riposter car les embarcations ennemies s'éloignaient ou se rapprochaient comme elles voulaient. Les hommes abandonnèrent le travail et se mirent à l'abri", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 2.19-22 ; "Effrayés par l'accroissement quotidien de cette chaussée posée devant leurs murailles, [les Tyriens] résolurent de charger dans de nombreuses petites barques des catapultes et d'autres types de lanceurs avec des hommes habiles à s'en servir. Naviguant autour des ouvriers de la chaussée, ils en tuèrent un grand nombre et en blessèrent encore davantage, car tirant sur des hommes désarmés et très près les uns des autres à cause de leur travail, et dans l'incapacité de se protéger d'un côté sans s'exposer de l'autre aux tireurs qui les visaient par-devant et par-derrière depuis leurs barques, aucun trait ne partait en vain. Pour détourner cette attaque subite et inopinée, Alexandre remplit ses navires de soldats et se dirigea vers le rivage par où on entrait dans la cité, dans le but d'y attirer ceux qui en étaient sortis et en même temps pour les empêcher d'y rentrer. Et effectivement, tous ceux qui étaient dehors se précipitèrent vers les portes à force de rames pour y arriver avant l'ennemi. Les Macédoniens, partis les premiers, occupèrent le rivage les premiers. Les Tyriens qui revenaient assumèrent le risque d'être percés les uns après les autres : ils fournirent un dernier effort pour débarquer tous ensemble et, abandonnant leurs barques derrière eux, ils se jetèrent à travers les ennemis et coururent jusqu'aux portes qui leur furent ouvertes par leurs concitoyens et qui les sauvèrent. Ayant raté sa manœuvre de ce côté-là, le roi revint vers la chaussée pour protéger ses ouvriers avec ses nombreux navires, le chantier put donc reprendre. Il touchait presque aux murs de la cité, et on préparait déjà le grand assaut pour lequel cet ouvrage avait été conçu, quand soudain s'éleva un vent d'ouest si violent qu'une grande partie de la chaussée fut détruite", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.42). La jetée est finalement détruite par un gros navire incendiaire jeté à dessein par les Tyriens ("Alexandre résolut de relier la cité au continent par une jetée. D'un côté les eaux étaient basses et fangeuses, de l'autre côté leur profondeur était plus grande de trois orgyes ["Ñrgui£", unité de mesure équivalent à six pieds, soit environ cent quatre-vingts centimètres] mais les matériaux étaient sous la main, des pierres en abondance et des bois pour les soutenir. On commença facilement en enfonçant les pilotis dont la vase formait naturellement le ciment. Les Macédoniens se portèrent à l'ouvrage avec ardeur, la présence d'Alexandre les encourageait, ses discours animaient leurs travaux, ses éloges les payaient de leurs plus grands efforts. A la pointe du continent, la jetée crût rapidement, sans empêchement de la part des flots ni de l'ennemi. Mais plus on approcha des murs, plus on trouva de profondeur, et parce qu'on se consacrait au travail plutôt qu'au combat on souffrit beaucoup des traits que les ennemis lancèrent du haut des remparts. Les Tyriens, toujours maîtres de la mer, détachaient par ailleurs par différents côtés des trières pour gêner les travailleurs. Les Macédoniens durent dresser à l'extrémité de la jetée deux tours de bois armées de machines, qu'ils couvrirent de peaux pour les protéger des brandons enflammés et mettre les travailleurs à l'abri des flèches, du haut desquelles ils lancèrent des traits pour écarter les navires inopportuns. Les Tyriens recoururent alors à cette contre-mesure. Ils remplirent un bâtiment de charge de sarments secs et d'objets facilement inflammables, et élevèrent vers la proue deux mâts entourés de fascines, de torches, de poix, de soufre et d'autres matières extrêmement combustibles, ils ajustèrent à chaque mat deux antennes auxquelles ils suspendirent des chaudières contenant les plus incendiaires aliments, et ils installèrent à la poupe tous les mécanismes nécessaires pour élever par contrepoids ces dispositifs de la proue. Dans le sens du vent qui soufflait vers la jetée, ils dirigèrent ce brûlot à l'aide de trières. Arrivé à proximité des tours, on mit le feu au brûlot, puis les marins lancèrent les trières à pleine vitesse contre la tête de la jetée avant de se sauver à la nage. Les flammes gagnèrent rapidement les tours, les antennes en se brisant ayant entrainé dans leur chute toutes les matières combustibles. Les autres trières tyriennes, enveloppant la jetée, tirèrent une grêle de traits sur les tours pour empêcher qu'on y portât des secours. Dès que les habitants aperçurent l'incendie, ils montèrent sur des barques et, abordant la jetée de tous côtés, détruisent facilement les travaux des Macédoniens, et brûlèrent le reste des machines échappées aux premières flammes", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 18.3-6, 19.1-5 ; "Les Tyriens lancèrent à force de rames un énorme bateau chargé à l'arrière de pierres et de sable de façon que la proue, qu'ils avaient enduite de goudron et de soufre, pointât en l'air. Profitant d'un vent violent qui gonflât les voiles, ils le lancèrent brutalement sur la jetée. Les rameurs, après avoir mis le feu à la proue, sautèrent dans des chaloupes prévues à cet effet. Le bateau fut dévoré par les flammes, l'incendie se propagea sans qu'on pût l'éteindre, gagna les tours et les machines de guerre placées au bout de la jetée. Après avoir sauté dans les chaloupes, les Tyriens continuèrent à jeter des torches et toutes sortes de produits inflammables. Le feu, qui avait commencé par brûler le bas des tours, gagnait déjà les étages supérieurs : les soldats qui s'y trouvaient furent la proie des flammes ou se jetèrent dans la mer en abandonnant leurs armes. […] L'incendie ne fut pas seul à détruire la jetée : le même jour, un vent violent provoqua de profonds remous et poussa la mer contre la jetée. Sous l'action des vagues, les assemblages cédèrent et l'eau, en s'introduisant entre les pierres, rompit la jetée en son milieu. Quand les piles de pierres qui soutenaient la couche de terre furent emportées, tout s'écroula", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.2-7).


La solution ne peut venir que de la mer. Alexandre, en bon tacticien, décide de reprendre une ruse militaire vieille comme le monde : tromper son adversaire en le laissant croire qu'il va attaquer d'un côté, alors qu'il prépare sa véritable attaque de l'autre côté, en l'occurrence reprendre la construction de la jetée récemment détruite pour faire croire aux Tyriens qu'il veut toujours les assaillir depuis le continent ("Alexandre fut attristé par la destruction de cet ouvrage qui avait coûté tant de peine, au point qu'il se repentit presque d'avoir entrepris le siège. Mais reprenant bientôt courage il envoya couper sur une montagne voisine des arbres d'une hauteur extraordinaire, et les jeta entiers avec leurs branches dans de la terre qu'on apporta sur le rivage, pour opposer aux flots agités par le vent une digue qui les romprait. Il répara ensuite les dommages de la chaussée, en plaçant dessus des machines au fur et à mesure qu'elle s'approcha des remparts, les unes pour battre les murs à coups de pierres et les autres pour écarter les assiégés à coups de traits. Les flèches et les frondes furent également employées à cet usage, et le nombre des blessés augmenta considérablement parmi les Tyriens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.42 : "Le roi ordonna la construction d'une nouvelle jetée, orientée de façon que le vent contraire la frappât de face et non de côté, et qu'elle abritât ainsi les autres ouvrages. Il élargit aussi la chaussée pour que les tours qui se trouvaient au milieu échappassent aux traits. On lança dans la mer des arbres entiers avec d'énormes branches, puis on les cala avec des pierres. On jeta à nouveau des arbres sur le tas et on disposa par-dessus une couche de terre. On tassa une sorte de filet constitué encore de pierres et d'arbres sur l'ensemble pour en assurer la cohésion", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.9), alors qu'il part secrètement à Sidon pour ordonner à ses nouveaux alliés phéniciens et chypriotes de préparer une escadre d'assaut ("Alexandre ordonna la construction d'une jetée plus large pour supporter un plus grand nombre de tours, et commanda des nouvelles machines à ses architectes. Puis il partit avec les hypaspistes et les Agriens, pour rassembler sa flotte qui mouillait à Sidon, reconnaissant la prise de Tyr impossible tant que les assiégés tiendraient la mer", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 19.6). Pour l'anecdote, selon l'historien romain Quinte-Curce, les Tyriens, après cette première approche qui s'est pourtant soldée par une défaite du côté grec, ne sont pas davantage rassurés : pour tenter de conjurer le mauvais sort, ils renouent avec une pratique qu'ils avaient abandonnée depuis longtemps, qui n'est alors plus pratiquée que par leurs cousins de Carthage, le sacrifice des prémices, autrement dit le meurtre rituel d'enfants ("Selon certains, [les Tyriens] rétablirent alors un sacrifice auquel ils avaient renoncé depuis plusieurs générations, et qui à mon avis ne devait pas satisfaire les dieux : ils immolèrent à Saturne [latinisation du dieu asiatique local Baal-Ammon] un jeune garçon de naissance libre. Ce sacrifice, ou plutôt ce sacrilège, remontait aux fondateurs de la cité, et on dit qu'il se perpétua jusqu'à la destruction de Carthage", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.23). Ne devinant pas le stratagème de leur adversaire, ils s'épuisent à essayer de contenir l'avancement des travaux des assiégeants ("Les Tyriens ne surent plus quoi inventer pour empêcher l'édification de la jetée. Voici le moyen qui se révéla le plus efficace. Des hommes plongeaient hors de la vue des ennemis et nageaient sous l'eau jusqu'à la jetée. Avec des crochets, ils s'efforçaient de tirer les arbres qui dépassaient. En se déplaçant, ils entraînaient dans leur chute le reste de la construction. Il était facile alors d'enlever les branches et les troncs d'arbres qui n'étaient plus comprimés. L'échafaudage qui ne tenait que par les branches s'effondrait complètement quand il était privé de ce support", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.9-10) en usant d'ingénieux systèmes que Diodore de Sicile décrit en détails aux paragraphes 43 à 45 livre XVII de sa Bibliothèque historique. C'est à ce moment qu'Alexandre reçoit la deuxième lettre de Darius III dont nous avons parlé plus haut, dans laquelle celui-ci lui demande la libération contre rançon de toute sa famille, et lui propose la signature d'un traité d'amitié et un mariage avec sa fille Stateira la jeune avec en dot la cessation du territoire "au-delà du fleuve Euphrate" selon Arrien ("Alexandre était encore occupé au siège [de Tyr], lorsqu'il reçut des députés de Darius III qui lui offrait dix mille talents pour la rançon de sa mère, de sa femme et de ses enfants, la cessation de la partie de l'Empire au-delà du fleuve Euphrate jusqu'à la mer des Grecs, enfin l'alliance de Darius III et la main de sa fille", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 25.1 ; notons que la formule originelle utilisée par Darius III pour désigner le territoire cédé, qu'Arrien traduit en grec par "au-delà du fleuve Euphrate jusqu'à la mer des Grecs/p©san t¾n ™ntÕj EÙfr£tou potamoà œste ™pˆ q£lassan t¾n Ellhnik¾n", renvoie à l'expression araméenne "eber nari/au-delà du fleuve [Euphrate]" qu'on trouve ordinairement dans la correspondance perse pour désigner la satrapie du Levant, entre Cilicie et Egypte, désignée comme "Koilè-Syrie" dans les textes grecs comme nous l'avons expliqué précédemment, autrement dit cette lettre propose à Alexandre la cessation du territoire qu'il est en train de conquérir) ou "entre l'Hellespont et le fleuve Halys" selon Quinte-Curce ("A la même époque [que le siège de Tyr], Alexandre reçut une lettre de Darius III reconnaissant enfin son titre de roi, lui proposant en mariage sa fille Stateira, et en dot tout le pays situé entre l'Hellespont et l'Halys, lui-même se réservant les territoires à l'est de cette ligne", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5.1 ; Diodore de Sicile donne la même version : "Avant d'en venir aux mains, [Darius III] avait envoyé des ambassadeurs à Alexandre pour lui offrir toutes les provinces au-delà du fleuve Halys et deux mille talents d'or. Alexandre avait refusé ces offres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.54 ; la lettre selon Quinte-Curce et Diodore de Sicile contiendrait donc une offre territoriale plus restreinte que selon Arrien, puisqu'elle ne cèderait que l'Anatolie sans le Levant). Cette seconde lettre est l'occasion d'un nouveau différend entre Alexandre et son lieutenant Parménion, qui suggère d'accepter l'offre de Darius III ("[Parménion] avait conseillé de rendre contre rançon les prisonniers capturés à Damas : en agissant ainsi, il avait conclu qu'on tirerait d'énormes bénéfices en se débarrassant de tous ces captifs qui immobilisaient des bons soldats", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 11.11) : Alexandre le repousse par une célèbre réplique ("[Alexandre] était encore en Phénicie, quand il reçut une lettre Darius III par plusieurs de ses amis : celui-ci lui proposait dix mille talents et tout le territoire au-delà de l'Euphrate [nouvelle occurrence de l'expression araméenne "kol eber nari" expliquée précédemment] pour la rançon des prisonniers, et lui offrait aussi une de ses filles en mariage, à ces conditions il lui promettait son alliance et son amitié. Alexandre communiqua ces propositions à son entourage. Parménion prit la parole : “Je les accepterais, si j'étais Alexandre”. Le roi répliqua : “Et moi aussi, si j'étais Parménion”. Puis il répondit à Darius III que s'il venait se rendre il serait traité avec tous les égards dus à son rang, mais que dans le cas contraire il marcherait contre lui au premier jour", Plutarque, Vie d'Alexandre 29 ; "On rapporte que ces offres [de Darius III] ayant été exposées en conseil, Parménion dit : “Je les accepterais, si j'étais Alexandre, et je mettrais fin à la guerre”, auquel Alexandre répondit : “Et moi si j'étais Parménion, je ferais une réponse digne d'Alexandre”, avant de s'adresser aux députés en ces termes : “Je n'ai pas besoin des trésors de Darius III, je ne veux pas une partie de l'Empire : tous les trésors et l'Empire entier sont à moi. J'épouserai la fille de Darius III si telle est ma volonté, sans attendre celle de son père. S'il veut éprouver ma générosité, qu'il vienne”. Darius III, à cette réponse, désespéra d'un accommodement et se prépara à la guerre", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 25.2-3), et il met fin rapidement à la discussion en rappelant au Grand Roi que les territoires anatoliens qu'il prétend lui céder ne sont en réalité déjà plus en sa possession ("Alexandre répondit à Darius III par l'intermédiaire de ceux qui avaient remis la lettre : “Tu promets des territoires qui ne sont plus à toi, et il ne reste rien de ceux que tu m'offres : tout ce que tu proposes en dot, la Lydie, l'Ionie, l'Eolide, la côte de l'Hellespont, je les ai obtenus par mes victoires. Il est normal que les vainqueurs dictent leurs conditions, et que les vaincus les acceptent. Si tu es le seul à ignorer nos situations respectives, laisse donc les armes en décider le plus tôt possible. Quand je me suis embarqué, je ne songeais pas à la Cilicie et à la Lydie, faible profit d'une telle guerre, mais à la capitale royale Persépolis, et ensuite à Bactres, à Ecbatane, aux pays où le soleil se lève. Tu peux bien t'enfuir où tu voudras : je serai toujours à tes trousses”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5.7-8 ; "Bientôt une nouvelle lettre de Darius III lui offrit la main de sa fille et une partie de son royaume. Le vainqueur répondit que c'était lui offrir ce qu'il possédait déjà, et qu'il voulait que Darius III vînt remettre entre les mains du vainqueur son sort et sa couronne", Justin, Histoire XI.12).


En attendant que l'escadre soit prête à Sidon, Alexandre s'aventure à l'intérieur des terres en Anti-Liban. Il attaque d'abord les Arabes locaux, qui l'empêchent par leurs raids de couper le bois nécessaire à la fabrication de la jetée ("Pendant qu'on achevait les machines, qu'on équipait et armait les navires, Alexandre accompagné par quelques escadrons de cavalerie, les hypaspistes, les Agriens et les hommes de trait, marcha vers l'Arabie et parcourut l'Anti-Liban. Ayant soumis tout le pays par la force ou par la composition, il revint le onzième jour à Sidon", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 20.4-5 ; "Alexandre divisa ses troupes : désireux de ne pas paraître retenu par le siège d'une unique cité, il laissa Perdiccas et Cratéros terminer les travaux [d'élévation de la jetée], tandis que lui-même se rendit en Arabie avec un détachement mobile", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.1). Dans cette expédition, encore pour l'anecdote, selon le chroniqueur Charès de Mytilène cité par Plutarque, Alexandre risque sa vie en sauvant son vieux précepteur Lysimachos d'Acarnanie qui a voulu l'accompagner : ne parvenant pas à suivre le rythme de marche de la troupe, Lysimachos s'est laissé distancer, et s'est retrouvé isolé à l'arrière, à la merci des Arabes dissimulés dans les environs ("Vers le milieu du siège [de Tyr], [Alexandre] alla guerroyer contre les Arabes dans l'Anti-Liban. Il y risqua sa vie en attendant son précepteur Lysimachos, qui avait voulu le suivre dans son aventure en disant qu'il n'était ni plus vieux ni moins courageux que Phénix qui avait accompagné Achille au siège de Troie. Quand on fut au pied de la montagne, Alexandre quitta les chevaux pour la monter à pied. Ses troupes le distancèrent, et parce que la journée était avancée et que les ennemis n'étaient pas loin il ne voulut pas abandonner Lysimachos, à qui la pesanteur de son corps rendait la marche difficile. En l'encourageant et en le portant à moitié, il ne s'aperçut pas être séparé de son armée, presque seul, engagé dans une voie difficile par une nuit obscure et un froid piquant. Il vit de loin un grand nombre de feux que les ennemis avaient allumés d'un côté et de l'autre. Se confiant à sa légèreté naturelle, il s'efforça de motiver les Macédoniens dans la peine : il courut vers les barbares dont le feu était le plus proche, il perça de son épée deux hommes qui étaient assis juste à côté, puis, prenant un tison, il revint vers les siens pour provoquer un incendie. Les barbares furent effrayés, les uns s'enfuirent précipitamment, les autres qui osèrent l'attaquer furent mis en déroute. Les Macédoniens passèrent la nuit sans danger. Tel est le récit de l'historien Charès", Plutarque, Vie d'Alexandre 24). Selon l'historien juif Flavius Josèphe, Alexandre s'adresse ensuite aux gens de Samarie et de Judée déchirés par des querelles politiciennes. Un petit retour en arrière est nécessaire pour comprendre la situation dans cette région. La charge de Grand Prêtre du Temple de Jérusalem (31°46'41"N 35°14'08"E) est alors objet de rivalité entre deux frères, Iaddous et Manassé. Iaddous étant devenu Grand Prêtre, Manassé s'est consolé en se rapprochant des Samaritains voisins, gouvernés par un autochtone nommé "Sanaballétès" (hellénisation probable de "Sanballat" en sémitique, homonyme du Sanballat qu'on trouve dans le livre de Néhémie et dans les papyrus d'Eléphantine) que Flavius Josèphe présente comme le "satrape" de Darius III, mais qui en réalité doit être un simple dynaste local sous l'autorité du satrape perse installé à Damas (car aucun texte perse ni aucun texte grec ne dit que la Samarie a formé un jour une satrapie autonome, Hérodote, Histoire III.91 précité, indique bien que le Levant depuis la frontière de Cilicie jusqu'à la frontière d'Egypte forme une satrapie unique comprenant l'île de Chypre, la Phénicie et la Palestine au sens large, incluant Judée et Samarie), à l'instar de la reine Ada d'Halicarnasse qui jusqu'à l'arrivée d'Alexandre en -334 était sous l'autorité (du moins théorique) du satrape perse de Carie Orontobatès. Ce Sanaballétès a marié sa fille Nikaso à Manassé avec l'espoir d'unir son gouvernement de Samarie à celui de Judée dans un avenir plus ou moins proche. Ceci se passait peu de temps après l'assassinat de Philippe II à Pella en -336 ("Après la mort du Grand Prêtre [du Temple juif de Jérusalem] Ioannis, son fils Iaddous lui succéda. Ce dernier avait un frère nommé ‟Manassé”. Nommé par Darius III le dernier Grand Roi, Sanaballétès le satrape ["satr£phj"] de Samarie, Chouthaien comme le sont aussi une partie des Samaritains ["Couqa‹oj", allusion au Second livre des rois 17.24-33 qui raconte comment le roi assyrien Sargon II à la fin du VIIIème siècle av. J.-C. a repeuplé la Samarie en y installant des communautés d'origines diverses, dont des gens de Chouth/Χουθ£ en Mésopotamie, aujourd'hui le site de tell Ibrahim dans la province de Babylone en Irak ; le Second livre des rois 17.33-41 ajoute que les Samaritains depuis cette date honorent à égalité Yahvé et leurs anciennes idoles d'origine mésopotamienne], sachant que Jérusalem était une cité florissante dont les rois avaient jadis donné beaucoup de mal aux Assyriens et aux habitants de Koilè-Syrie, s'empressa de marier sa fille Nikaso à Manassé dans l'espoir que cette union lui garantirait les faveurs du peuple juif tout entier. C'est à cette époque que Philippe II le roi de Macédoine mourut à Aigai assassiné par Pausanias fils de Kerastos originaire d'Orestide. Son fils Alexandre lui succéda, traversa l'Hellespont, battit les généraux de Darius III sur les bords du Granique, puis envahit la Lydie, soumit l'Ionie, traversa la Carie, et se porta en Pamphylie, comme d'autres l'ont raconté", Flavius Josèphe, Antiquités juives XI.302-305). Par la suite, les relations se sont dégradées entre les Samaritains et les Judéens ayant des intérêts au Temple de Jérusalem. Ces derniers, ne supportant pas de voir Manassé marié à Nikaso, lui ont finalement demandé de choisir : renoncer à ce mariage, ou ne plus être le bienvenu à Jérusalem. Sanaballétès a alors surenchéri : non seulement il a donné tous les moyens nécessaires à Manassé pour qu'il construise sur le mont Garizim (32°11'58"N 35°16'22"E) un temple identique à celui de Jérusalem en lui reconnaissant d'avance le titre de Grand Prêtre, contre la promesse que le mariage avec Nikaso ne serait pas rompu, mais encore il a distribué terres et argent à tous les Judéens désireux d'émigrer en Samarie, en affirmant qu'il agissait ainsi avec l'assentiment de Darius III. Ces tensions se sont déclarées en -334/-333, à l'époque où Darius III se préparait à affronter Alexandre à Issos ("Les anciens de Jérusalem, ne pouvant souffrir que le frère du Grand-Prêtre Iaddous fût marié à une femme d'origine étrangère, craignant que ce mariage constituerait un précédent pour tous ceux qui voulaient remettre en cause la loi sur le choix des femmes et qui prônaient le mélange avec l'étranger, se soulevèrent contre lui. […] Ils sommèrent Manassé de se séparer de sa femme ou de ne plus s'approcher du lieu de culte. Le Grand Prêtre partagea l'indignation du peuple et éloigna son frère de l'autel. Manassé se rendit alors auprès de son beau-père Sanaballétès pour lui déclarer que, malgré son amour pour Nikaso, il ne voulait être privé de la dignité sacerdotale, qui était la plus haute dans son peuple et héréditaire dans sa famille. Sanaballétès lui promit non seulement qu'il lui conserverait le sacerdoce et obtiendrait même le pouvoir et le titre de Grand Prêtre, mais encore qu'il étendrait son influence sur tous les pays auxquels lui-même commandait, à condition que Manassé continuât à vivre avec sa fille, il ajouta qu'il construirait un temple semblable à celui de Jérusalem sur la montagne de Garizim, la plus élevée du territoire de Samarie, et les promesses avaient l'assentiment du Grand Roi Darius III. Manassé, séduit par ces garanties, demeura auprès de Sanaballétès, pensant obtenir de Darius III la charge de Grand Prêtre, car Iaddous était très âgé. Bon nombre de prêtres et d'Israélites ayant contracté des unions semblables, les Jérusalémites furent extrêmement troublés : tous ces hommes émigraient vers Manassé, et étaient défrayés de tout par Sanaballétès, qui leur distribuait argent, champs à cultiver et maisons, favorisant par tous les moyens l'ambition de son gendre. C'est à cette époque que Darius III, informé qu'Alexandre après avoir traversé l'Hellespont et vaincu ses satrapes à la bataille du Granique continuait sa marche en avant, rassembla une armée de cavaliers et de fantassins dans l'intention de s'opposer aux Macédoniens avant qu'ils n'eussent conquis toute l'Asie", Flavius Josèphe, Antiquités juives XI.306-313). Ensuite a eu lieu la bataille d'Issos, gagnée par Alexandre, qui s'est emparé de Damas, puis des cités phéniciennes sauf Tyr, devant laquelle il a commencé un siège. Nous retrouvons ainsi le fil de notre récit. Alexandre au cours de son expédition dans l'intérieur des terres en Anti-Liban, envoie des messagers vers la Samarie et vers la Judée pour leur ordonner de se soumettre, et de lui apporter fonds et logistique pour intensifier le siège de Tyr. Les autorités de Jérusalem derrière Iaddous choisissent de garder une prudente neutralité, ce qui provoque la colère d'Alexandre ("[Darius III] traversa le fleuve Euphrate, franchit les monts du Taurus en Cilicie, et vint attendre l'ennemi à la cité cilicienne d'Issos pour lui livrer bataille. Sanaballétès, ravi d'apprendre l'arrivée de Darius III dans le bas pays, dit à Manassé qu'il accomplirait ses promesses dès que Darius III, après avoir battu l'ennemi, reviendrait sur ses pas : il croyait comme tout le monde en Asie que les Macédoniens se défileraient à cause du grand nombre de Perses. Mais l'événement trompa ces prévisions. Le Grand Roi, ayant livré bataille aux Macédoniens, eut le dessous, et après avoir perdu une grande partie de son armée il s'enfuit en Perse en laissant prisonniers sa mère, sa femme et ses enfants. Alexandre arrivé en Syrie prit Damas, s'empara de Sidon et assiégea Tyr. De là, il envoya une lettre au Grand Prêtre des juifs pour lui demander des renforts et des vivres pour son armée, et de prouver son amitié aux Macédoniens en leur donnant les présents qu'il réservait jusqu'alors à Darius III, en ajoutant que les juifs n'auraient pas à s'en repentir. Le Grand Prêtre répondit aux messagers qu'il avait promis par serment à Darius III de ne pas prendre les armes contre lui, et qu'il ne violerait pas la foi jurée tant que Darius III serait vivant. Alexandre entra dans une grande colère quand il entendit cette réponse. Tout en continuant le siège de Tyr, qu'il craignait de ne plus pouvoir prendre s'il renonçait, il marcha contre le Grand Prêtre des juifs pour apprendre à tous, par cet exemple, à qui ils devaient désormais consacrer leurs serments", Flavius Josèphe, Antiquités juives XI.314-319). Sanaballétès en revanche, déçu par la défaite de Darius III à Issos, obéit : il offre huit mille hommes au Macédonien, contre l'autorisation de poursuivre ses travaux de construction du nouveau temple sur le mont Garizim ("Sanaballétès, jugeant l'occasion favorable, abandonna la cause de Darius III : prenant avec lui huit mille de ses administrés, il se rendit auprès d'Alexandre, qui commençait alors le siège de Tyr, et lui dit qu'il venait lui livrer tout le pays auquel il commandait et le reconnaissait avec joie comme son nouveau maître à la place du Grand Roi Darius III. Alexandre lui réserva bon accueil, Sanaballétès enhardi lui parla de ses projets, il lui dit qu'il avait pour gendre Manassé, frère de Iaddous le Grand Prêtre des juifs, et que beaucoup de compatriotes de son gendre qui s'étaient joints à lui voulaient bâtir un temple dans le pays soumis à son gouvernement : “C'est ton intérêt, ô roi, ajouta-t-il, de diviser la puissance des juifs, car quand ils sont unis ces gens se rebellent et causent des grands embarras aux rois, comme jadis aux monarques assyriens”. Muni de l'autorisation d'Alexandre, Sanaballétès construisit en toute hâte son temple et installa Manassé comme prêtre, pensant assurer ainsi le plus grand honneur aux enfants qui naîtraient de sa fille", Flavius Josèphe, Antiquités juives XI.321-325).


2 : Alexandre revient à Sidon, où l'escadre d'assaut est désormais opérationnelle, et où des nouveaux renforts viennent d'arriver de Grèce conduits par Cléandros. Les navires larguent les amarres en direction de Tyr, commandés par Alexandre en personne à tribord, et par Cratéros à bâbord assisté du roi chypriote Pnytagoros. On note que cette escadre est constituée en partie de navires phéniciens de Sidon, de Byblos et d'Arados, autrement dit ce sont des Phéniciens qui vont bientôt combattre d'autres Phéniciens ("En même temps arrivèrent les navires envoyés par Chypre, et Cléandros avec les soldats qui avaient débarqués en Asie. Il répartit en deux les cent quatre-vingt-dix navires : le roi chypriote Pnytagoros défendit l'aile gauche avec Cratéros, Alexandre navigua sur la pentère ["quinqueremis" en latin, équivalent de "pentère/pent»rhj" en grec, navire à cinq rangs de rames] royale à l'aile droite", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.11 ; "A Sidon, [Alexandre] trouva Cléandros fils de Polémocratos qui venait du Péloponnèse avec quatre mille mercenaires grecs. La flotte étant prête, il embarqua certains des hypaspistes, les plus propres à aptes à réussir un éventuel abordage, puis il quitta Sidon et cingla vers Tyr en ordre de bataille. Il se trouvait à la pointe de l'aile droite qui s'étendait en pleine mer, les rois chypriotes et phéniciens étaient avec lui, à l'exception de Pnytagoros qui se trouvait à l'aile gauche avec Cratéros", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 20.5-6). En voyant cette armada surgir soudain à l'horizon, les Tyriens comprennent qu'ils n'ont aucune chance dans une bataille rangée (d'autant plus que dans cette flotte se trouvent des compatriotes phéniciens aussi expérimentés qu'eux, qui connaissent toutes leurs ruses maritimes), ils décident donc de replier leurs navires vers l'embouchure de leurs deux ports pour empêcher un débarquement ("Les Tyriens s'étaient préparé à affronter la flotte d'Alexandre, mais ils ignoraient que celles-ci comptaient désormais des effectifs renforcés en provenance de Chypre et de Phénicie : en voyant surgir soudain cette flotte formidable et bien ordonnée à laquelle ils ne s'attendaient pas, ils renoncèrent à un combat direct. Alexandre s'approcha des murs des Tyriens, il stationna une partie de ses forces, tandis que l'autre manœuvra avec rapidité. Les assiégés, rassemblant leurs trières à l'embouchure de leurs ports, se bornèrent à les fermer à l'ennemi de tous côtés", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 20.7-8). Une première attaque contre le port du nord échoue ("[Alexandre] ne persista pas dans l'attaque du port qui regarde Sidon, dont l'entrée était étroite et qui était défendu par des trières aux proues menaçantes. Il coula seulement trois trières avancées trop près, dont les marins regagnèrent l'île à la nage. Puis Alexandre vint jeter l'ancre près de la digue qu'il avait élevée et qui protégeait sa flotte contre les vents", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 20.9-10 ; "Les Tyriens avaient une flotte, mais ils craignirent de se lancer dans une bataille navale. Ils s'étaient contentés d'aligner trois navires devant les remparts : le roi cingla dans leur direction et les coula", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.12). Le lendemain de ce premier contact, qui selon Arrien est conduit par un nommé "Andromachos", les Tyriens tentent de repousser les troupes stationnées du côté de la jetée, en vain ("Le lendemain, laissant le navarque Andromachos à la tête des navires chypriotes devant le port qui regardait Sidon, il ordonna aux Phéniciens d'occuper l'espace au-delà de la jetée, qui regardait l'Egypte. A l'aide de nombreux ouvriers chypriotes et phéniciens rassemblés, un grand nombre de machines furent dressées, les unes sur la jetée, les autres sur les bâtiments de charge amenés de Sidon ou sur des trières plus lourdes. On traîna les machines, puis les trières s'avancèrent des fortifications pour les reconnaître. Les Tyriens y avaient élevé des tours de bois face à la jetée, du haut desquelles ils lançaient des traits et des feux sur les machines et sur les navires pour les en écarter, elles étaient hautes de cent cinquante pieds, épaisses en proportion, et formées de larges assises de pierres liées entre elles avec du gypse. Les bâtiments de charge et les trières qui portaient les machines aux pieds des murs furent arrêtés par les morceaux de rochers jetés par les Tyriens pour en barrer l'approche. Alexandre ordonna de dégager la voie. Il fut difficile d'ébranler ces masses, car les navires constituaient des points d'appui instables. Par ailleurs, les Tyriens sur des barques couvertes se glissèrent jusqu'aux câbles des ancres pour les couper, ce qui compliqua encore la tâche de l'ennemi. Alexandre couvrit alors de la même manière plusieurs triacontères, les disposa de biais pour empêcher les Tyriens d'atteindre leurs ancres, mais ceux-ci plongèrent et se faufilèrent entre elles pour couper leurs câblages, au point que les Macédoniens furent contraints de remplacer leurs ancres par des chaînes de fer. Enfin on réussit à tirer des eaux les morceaux de rochers accumulés là, que les machines rejetèrent au loin à une distance où ils ne pouvaient plus nuire, rouvrant ainsi la voie aux navires", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 20.10, 21.1-7). Selon Quinte-Curce, les Tyriens réussissent à empêcher les assaillants de profiter d'une brèche, en la réparant rapidement ("La flotte alliée s'approcha des remparts. Le roi ébranla les murs au moyen de projectiles et surtout à coups de bélier. Les Tyriens réparèrent les dégâts au fur et à mesure en bouchant les trous avec des pierres, ils dressèrent même un mur intérieur pour le cas où l'autre céderait", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.13), et en fin de journée ils bénéficient de l'aide inattendue du vent, qui désorganise la flotte grecque ("Les Macédoniens attachèrent leurs tétrères ["quadriremis" en latin, équivalent de "tétrère/tetr»rhj" en grec, navire à quatre rangs de rames] deux par deux, de façon que les proues se touchassent et que les poupes s'écartassent le plus possible. Dans l'espace libre entre les poupes furent installés des mâts et des grosses poutres bien arrimés, surmontés de planches assez solides pour supporter le poids des soldats. Les tétrères aménagées de la sorte s'approchèrent de la cité, permettant aux soldats de tirer en toute sécurité contre les défenseurs puisqu'ils pouvaient se réfugier sur les proues. Au milieu de la nuit, Alexandre ordonna à la flotte ainsi équipée d'encercler les murailles. De tous côtés, les navires convergèrent vers la cité. Les Tyriens perdaient déjà tout espoir, quand soudain le ciel se couvrit de gros nuages, les rares étoiles qui brillaient ici et là disparurent dans un épais brouillard. La mer, d'abord frémissante, grossit peu à peu, puis le vent souffla plus fort, souleva des grosses vagues, si bien que les navires se cognèrent les uns contre les autres. Les câbles qui retenaient ensemble les tétrères commencèrent par se rompre, les planches tombèrent dans un bruit épouvantable, entrainant dans l'eau les soldats qui étaient dessus", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 3.14-17). Ensuite, selon Arrien, les Tyriens essaient de briser l'enfermement du port du nord, sans succès : ils sont vaincus par Alexandre venu rapidement au secours de ses marins attaqués ("Les Tyriens résolurent d'attaquer les navires chypriotes qui fermaient le port en face de Sidon. Ils cachèrent leur embarquement à l'ennemi derrière des voiles. A midi, profitant que les Macédoniens se restauraient et qu'Alexandre était dans sa tente après avoir laissé ses navires stationnés de l'autre côté de la cité, ils mirent en mouvement trois pentères, trois tétrères, et sept trières montées par des excellents rameurs et des soldats bien armés et à la valeur éprouvée, pleins d'ardeur pour le combat et exercés à l'abordage. Les rameurs avancèrent lentement, sans bruit et sans signaux. Quand ils furent à proximité des Chypriotes, ils poussèrent un grand cri. A ce signal, tous précipitèrent la rame, fondirent sur l'ennemi dont ils surprirent les équipages stationnaires dépourvus de forces ou essayant de se défendre à la hâte et en désordre. Au premier choc, le bâtiment du roi Pnytagoros, celui d'Androclès d'Amathonte et de Pasicratos de Kourion, furent coulés, les autres s'échouèrent sur le rivage. Alexandre sortit de sa tente et revint bientôt vers ses navires. Dès qu'il apprit la sortie des Tyriens, il arma à la hâte ceux dont il disposait autour de lui, pour qu'ils allassent occuper au plus vite l'embouchure du port et en fermer la sortie aux autres bâtiments tyriens, tandis que lui-même avec ses pentères et ses tétrères contourna la cité pour joindre l'ennemi sorti du port. Les habitants, apercevant du haut des murs le mouvement qu'Alexandre dirigeait en personne, excitèrent leurs compatriotes à faire demi-tour par des grands cris qui se perdirent dans le tumulte, puis par toutes sortes de signaux. Ceux-ci s'aperçurent trop tard de l'arrivée d'Alexandre, ils tentèrent néanmoins de regagner le port à pleines voiles. Quelques navires s'enfuirent. Alexandre tomba brusquement sur les autres, les mit hors service, et captura à l'entrée du port une pentère et une tétrère sans effusion de sang, les équipages ayant regagné le port à la nage", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 21.8-9, 22.1-5). Quinte-Curce rapporte une version différente : selon lui, c'est Alexandre qui est visé par l'attaque des Tyriens, et ce sont ses marins qui viennent à son secours ("La pentère [d'Alexandre], le plus rapide des navires macédoniens, se présenta la première. Dès qu'elle apparut, deux bâtiments tyriens cinglèrent dans sa direction et l'attaquèrent chacun d'un côté. La pentère fonça sur l'un d'eux : celui-ci fut éperonné, et bientôt hors de combat. Le second bâtiment tyrien, qui avait échappé à l'accrochage et demeurait libre de ses mouvements, se jeta sur l'autre flanc de la pentère. Mais par une manœuvre étonnamment habile, une trière de la flotte d'Alexandre se précipita sur ce bâtiment qui menaçait la pentère, avec une telle vitesse que le pilote tyrien installé à la poupe tomba à la mer. Les navires macédoniens vinrent de plus en plus nombreux autour d'Alexandre. Les Tyriens se replièrent à la force des rames, après avoir dégagé à grand-peine le bâtiment immobilisé, et rentrèrent ensemble dans le port. Le roi voulut les suivre, mais des projectiles l'empêchèrent de s'approcher des murailles", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 4.7-9). Le port du sud est attaqué, une brèche est ouverte, par où s'engouffrent enfin les Grecs et leurs alliés conduits personnellement par Alexandre épaulé notamment par Koinos ("En face de la jetée et de Sidon, la solidité des remparts rendaient inutiles les machines. Alors Alexandre, qui cernait toute la partie méridionale regardant l'Egypte, l'attaqua de tous côtés. Le mur fortement battu céda et s'ouvrit. On jeta des ponts et sur-le-champ on s'avança du côté de la brèche, mais les Tyriens repoussèrent aisément l'ennemi. Trois jours plus tard, la mer étant dans le plus grand calme, Alexandre après avoir exhorté ses stratèges revint avec ses navires chargés de machines à l'attaque des murs, les ébranla au premier choc et en abattit une grande partie. Il écarta ces premiers navires pour avancer deux bâtiments qui portaient des ponts permettant de franchir les ruines, l'un rempli des hypaspistes commandés par Admète, l'autre rempli des hétaires à pied commandés de Koinos. Il résolut de pénétrer lui-même par la brèche avec les hypaspistes, il avança ses trières vers les deux ports afin de s'en emparer dès que les Tyriens courraient aux remparts, et ordonna aux autres navires chargés de machines et d'archers d'entourer les murs et d'attaquer tout point accessible qui fût hors de portée des traits des Tyriens pour que ceux-ci, pressés de partout, ne sussent vers quel endroit porter leur défense. Les navires commandés par Alexandre jetèrent les ponts, les hypaspistes montèrent courageusement vers la brèche, à leur tête Admète se distingua par des prodiges de valeur. Alexandre en personne les suivit afin de partager leurs dangers et d'être témoin des exploits de chacun d'eux. On prit le contrôle de cette partie des murs. La résistance des Tyriens s'effondra dès que les Macédoniens furent sur la terre ferme et s'affranchirent du désavantage de gravir un rempart escarpé. Admète, qui monta le premier à la brèche, tomba percé d'un coup de lance au moment où il encourageait les siens. Alexandre s'ouvrit un passage avec ses hétaires, il s'empara de quelques tours et de la partie intermédiaire des murs, et marcha vers le palais le long des remparts, d'où l'on accédait facilement à la cité. Pendant ce temps sa flotte unie à celle des Phéniciens attaqua le port regardant l'Egypte, en rompit les barrières, coula tous les bâtiments qui s'y trouvait, chassa les plus éloignés du rivage, brisa les autres contre terre, tandis que les Chypriotes, trouvant le port en face de Sidon sans défense, s'en emparèrent et pénétrèrent rapidement dans la cité", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 22.6-7, 23.1-6, 24.1 ; "[Alexandre] monta sur une tour très élevée, témoignant d'un courage incroyable et prenant les plus grand risques. Les insignes de la royauté et l'éclat de ses armes attirèrent les regards, et il fut le point de mire des ennemis. Il accomplit des prouesses remarquables : avec sa lance il transperça beaucoup de défenseurs sur les murs, en se rapprochant il bouscula certains qu'il poussa avec son épée ou son bouclier, car la tour où il se battait touchait presque le rempart ennemi. Des brèches commencèrent à apparaître dans les murs sous les coups de bélier. La flotte entra dans le port. Les Macédoniens montèrent sur les tours que les ennemis désertèrent. Vaincus par cette avalanche de catastrophes, certains Tyriens se réfugièrent en suppliants dans les temples, d'autres s'enfermèrent dans leur maison et prévinrent la mort qui les attendait en se suicidant, d'autres encore se jetèrent sur l'ennemi en vendant chèrement leur vie", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 4.10-12 ; "Sur une passerelle reliant le haut d'une tour de bois posée sur un navire aux murailles de la cité, [Alexandre] passa sans craindre la vigoureuse défense des Tyriens, et en méprisant l'incertitude jalouse de la fortune. Ayant pour témoins de son courage le peuple macédonien qui venait de vaincre les Perses, il appela à sa suite les spécialistes du corps-à-corps pour tuer un grand nombre d'ennemis par l'épée ou par la lance, lui-même en renversa plusieurs par le seul mouvement de son bouclier, en résumé il réprima l'audace des assiégés. D'un autre côté le bélier abattait les murailles à coups redoublés : le reste de son armée entra par les brèches, et la cité fut prise. Les Tyriens, s'animant les uns les autres, barricadèrent les passages en s'exhortant réciproquement à la défense. Au moins sept mille d'entre eux furent tués en ce dernier combat", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.46). Les Tyriens se retranchent dans l'antique sanctuaire d'Agénor : leur résistance ne dure pas longtemps. Ils sont vaincus, exécutés ou réduits en esclavage, seul le roi Azémilkos/Uzmelk - qui est revenu dans sa cité on-ne-sait quand ni comment pour se battre aux côtés de ses sujets - est gracié ("Les Tyriens, abandonnant leurs murs au pouvoir de l'ennemi, se réfugièrent dans l'Agénorion, et là affrontèrent les Macédoniens. Alexandre les attaqua avec les hypaspistes, en tua une partie et poursuivit les autres. Il y eu un grand carnage, la cité étant prise du côté du port, et les troupes de Koinos étant entrées. Les Macédoniens furieux n'épargnèrent aucun Tyrien, se vengeant ainsi de la longueur du siège et du massacre de quelques-uns des leurs que les Tyriens avaient capturés au retour de Sidon, égorgés sur leurs remparts à la vue de toute l'armée, et précipités dans les flots. Huit mille Tyriens furent tués. Les Macédoniens ne perdirent dans cette affaire que vingt hypaspistes, dont Admète percé sur le rempart qu'il avait conquis, et quatre cents hommes pour toute la durée du siège. Le roi Azémilkos, les notables tyriens et quelques Carthaginois qui après consultation de l'oracle étaient venus dans leur métropole sacrifier à Héraclès selon l'ancien rite, s'étaient réfugiés dans son temple : Alexandre leur accorda grâce. Trente mille autres Tyriens ou étrangers furent vendus comme esclaves", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 24.2-5 ; "Alexandre ordonna de tuer tout le monde sauf ceux qui s'étaient réfugiés dans les temples, et d'incendier les maisons", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 4.13 ; "Pour donner une idée du massacre, le nombre des soldats exécutés à l'intérieur de la cité s'éleva à six mille", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 4.16). Une partie des habitants échappe cependant au châtiment grâce à leurs frères sidoniens, qui les dérobent à la fureur des Grecs et les emmènent en sécurité à Sidon ("Les temples étaient remplis d'enfants, garçons et filles. Les hommes se tenaient devant chez eux, résignés à subir la rage des vainqueurs. Beaucoup durent leur salut aux Sidoniens qui servaient dans l'armée macédonienne : entrés dans la cité avec les vainqueurs, ils les cachèrent sur leurs navires et les emmenèrent clandestinement à Sidon en souvenir d'Agénor qui avait fondé les deux cités. Quinze mille hommes échappèrent à la sauvagerie des vainqueurs grâce à cette ruse", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 4.14-15). Pour l'anecdote, c'est la première fois depuis le début de l'épopée alexandrine que les auteurs anciens mentionnent la technique de la crucifixion comme châtiment infligé aux vaincus ("Le roi mit en esclavage les femmes et les enfants, et crucifia ["krem£sw", littéralement "suspendre"] au moins deux mille jeunes hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.46 ; "La colère du roi réserva aux vainqueurs un spectacle macabre : deux mille hommes qui avaient échappé à la tuerie furent attachés à des croix ["crucibus adfixi"] dressées à perte de vue sur la plage", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 4.17). Selon Quinte-Curce (Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 4.19) ce massacre final a lieu six mois après le début du siège, Diodore de Sicile (Bibliothèque historique XVII.46) le situe sept mois après. Or selon Arrien, nous sommes alors au milieu de l'été -332 ("Ainsi fut prise la cité de Tyr, au mois d'hécatombaion [mi-juillet à mi-août dans le calendrier chrétien], Nikètos étant archonte à Athènes [de juillet -332 à juin -331]", Arrien, Anabase d'Alexandre, II, 24.6). On déduit que le début du siège de Tyr a commencé en janvier ou février -332. Selon Quinte-Curce, après cette chute de Tyr, et avant de continuer sa route vers Gaza, Alexandre désigne un nommé "Andromachos", probablement l'Andromachos qui s'est illustré lors de l'assaut naval contre le port nord de Tyr, comme satrape de Koilè-Syrie ("Parménion remit la Koilè-Syrie à Andromachos pour pouvoir continuer sa marche", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5.9), or nous avons vu dans notre alinéa précédent qu'après la bataille d'Issos un nommé "Ménon" a déjà été nommé satrape de Koilè-Syrie et installé à Damas : doit-on conclure qu'Alexandre divise la satrapie en deux parties, celle du nord sous l'autorité de Ménon et celle du sud sous l'autorité d'Andromachos ? Une telle hypothèse reste à prouver, mais certains hellénistes y adhèrent parce qu'elle rend cohérents entre eux les différents historiens antiques.


Durant ce siège, qui se termine de la façon victorieuse que nous venons de raconter, des événements à l'issue également heureuse se sont produits en Anatolie et en mer Egée. Les Perses de Paphlagonie et de Cappadoce ont lancé à trois reprises des offensive pour reprendre l'Anatolie centrale : ils ont été rapidement arrêtés et repoussés sur leur ligne de départ par Antigone, qui semble avoir autorité sur ses pairs satrapiques de Phrygie hellespontique (Callas), de Lydie (Asandros) et de Cilicie (Balakros), probablement à cause de son ancienneté (il appartient à la génération de Philippe II) et de la haute importance militaire que son titre de satrape de Haute-Phrygie lui confère (comme nous l'avons dit au début du présent alinéa, Antigone a la charge de contrôler la très stratégique Voie royale reliant directement l'Anatolie au cœur de l'Empire perse : "Les généraux de Darius III échappés de la bataille d'Issos s'efforcèrent de reprendre la Lydie avec tous ceux qui les avaient suivis dans leur fuite, auxquels s'ajoutèrent des renforts en provenance de Cappadoce et de Paphlagonie. Antigone le stratège d'Alexandre gouvernait la Lydie. Bien qu'il ait envoyé au roi presque toutes les forces dont il disposait, il mit ses hommes en rangs sans se laisser intimider par les barbares. Le résultat de chaque rencontre fut identique : lors de trois batailles en différents lieux, les Perses furent battus", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 1.34-35). Dans la foulée de ces succès défensifs, Callas a réussi à prendre le contrôle de la Paphlagonie, et Antigone, le contrôle de la Lycaonie (région située entre le nord de Cilicie et le sud de Cappadoce), autrement dit les Perses sont refoulés dans l'extrême nord-est de l'Anatolie, en Cappadoce et en Arménie voisine ("Pendant que le roi guerroyait contre les cités rebelles à son autorité, ses lieutenants, excellents chefs militaires, se rendirent maîtres d'une grande partie de l'Asie : Callas occupa la Paphlagonie, Antigone la Lycaonie", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5.13). Balakros de son côté a repris la cité de Milet en repoussant le Perse Hydarnès à la mer (ce qui confirme indirectement la coordination des opérations par Antigone, car on ne voit pas comment Balakros, satrape de la province de Cilicie dans l'est anatolien, aurait pu ainsi agir à Milet située à l'ouest, sans avoir obtenu l'accord d'Antigone de passer nécessairement par sa satrapie de Haute-Phrygie au centre : "Balakros prit Milet en deux jours après avoir battu Hydarnès le général de Darius III", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5.13). Et dans le nord du côté de l'Hellespont, la flotte grecque a vaincu le Perse Aristoménès à qui Pharnabaze et Autophradatès avait confié la garde de l'île de Ténédos ("Au même moment la flotte macédonienne venue de Grèce battit Aristoménès, chargé par Darius III de reprendre la côte de l'Hellespont. Ses navires furent pris ou coulés", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 1.36) : cette reconquête de Ténédos éloigne définitivement la menace d'une intervention massive de ce qui reste de la flotte de Pharnabaze et Autophradatès (qui, après la défection des Rhodiens et des Chypriotes, ne peuvent plus compter sur les Phéniciens puisque Tyr, la dernière cité phénicienne, s'est rendue) sur la ligne de ravitaillement d'Alexandre passant par Abydos.

  

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