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La Phénicie

La Philistie

L’Egypte

Vers la Mésopotamie

Bataille de Gaugamèles

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

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La campagne du Croissant Fertile

(automne -333 à automne -331)

La conquête de l’Egypte (automne -332 à printemps -331)


Alexandre entre en Egypte par Péluse (aujourd’hui Port-Saïd en Egypte, 31°02'34"N 32°32'23"E), où il est accueilli avec enthousiasme. Il remonte ensuite le Nil avec sa flotte, vers Memphis (29°50'57"N 31°15'20"E). Le satrape perse d’Egypte, Mazakès, coupé de la Perse, décide raisonnablement de lui remettre les clefs de la cité et les huit cent talents constituant les réserves financières perses en Egypte ("Alexandre pénétra en Egypte par Péluse après sept jours de marche. Il trouva dans le port plusieurs navires de sa flotte qui l’avait suivi en côtoyant le rivage. Le Perse Mazakès, nommé satrape d’Egypte par Darius III [en remplacement de l’ancien satrape Savakès dont nous avons vu dans notre paragraphe précédent qu’il a trouvé la mort lors de la bataille d’Issos], apprit ce qui s’était passé à Issos, la fuite honteuse de son maître, le basculement de la Phénicie, de la Syrie et de presque toute l’Arabie au pouvoir d’Alexandre. N’ayant par ailleurs pas d’armée à lui opposer, il s’empressa de lui ouvrir ses cités et son gouvernement. Alexandre laissa une garnison dans Péluse, puis monta ses navires jusqu’à Memphis tandis que lui-même en suivant le Nil à sa droite s’avança vers les déserts, soumettant toutes les cités sur son passage jusqu’à Héliopolis. De là, traversant le fleuve, il se rendit à Memphis. Il sacrifia en l’honneur d’Apis et des autres dieux, et célébra les jeux gymniques et lyriques par les meilleurs acteurs venus de Grèce", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 1.1-4 ; "Les Egyptiens, qui détestaient depuis longtemps les Perses en qui ils voyaient des maîtres cupides et despotiques, avaient repris courage à la nouvelle de l’arrivée [d’Alexandre] […]. Une foule énorme se rendit à Péluse où on attendait son arrivée. Six jours après avoir quitté Gaza avec son armée, il arriva à l’endroit qui s’appelle toujours le ‟Camp d’Alexandre”. Il ordonna à son infanterie de se rendre à Péluse, et lui-même remonta la Nil avec un détachement d’élite. La garnison perse ne tenta pas de l’arrêter, car la défection des Egyptiens les terrorisa : quand il approcha de Memphis, Mazakès le chef de cette garnison perse, lui remit la totalité de l’or, soit plus de huit cents talents, et toute la vaisselle royale", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 7.1-4 ; "[Alexandre] passa en Egypte, où il se rendit maître sans aucun combat de toutes les cités car les Egyptiens étaient irrités contre les Perses qui, après avoir profané tous leurs temples, les traitaient avec une extrême dureté", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.49). On note que, selon Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 22.1, le Parthe Amminapès joue un rôle dans cette reddition de Mazakès. On se souvient que cet Amminapès était parmi les dignitaires perses ayant trouvé refuge en Macédoine à la Cour de Philippe II du temps d’Artaxerxès III Ochos (nous renvoyons encore à notre paragraphe introductif) : doit-on en conclure qu’Amminapès sert de négociateur entre Mazakès et Alexandre ? C’est possible.


C’est là qu’Alexandre apprend le succès total d’Amphotéros et d’Hégélochos sur mer contre Pharnabaze et Autophradatès, que nous avons raconté dans notre précédent alinéa. Arrien apporte une précision importante : Apollonidès le fantoche installé à Chio par les Perses, capturé par Amphotéros et Hégélochos, est envoyé en captivité à Eléphantine (aujourd’hui Assouan en Egypte, 24°05'07"N 32°53'07"E), à l’extrême sud de l’Egypte, où jusqu’alors se trouvait la garnison perse contrôlant la frontière sud-ouest de l’Empire perse, ce qui signifie que la reddition de Mazakès a été suivie par la reddition de toutes les troupes perses en Egypte, même les plus éloignées, et qu’en maintenant une garnison à Eléphantine où il envoie un captif, Alexandre témoigne clairement que son but est la captation de l’Empire perse au détriment des Achéménides, et non pas un simple pillage à grande échelle avant de retourner en Grèce (car s’il maintient un de ses ennemis captif en Egypte, c’est forcément parce qu’il a l’intention d’y rester durablement : "A ce moment Hégélochos aborda en Egypte avec ses navires, rapportant de la Grèce les plus heureuses nouvelles. Les habitants de Ténédos avaient quitté le parti des Perses où ils avaient été engagés de force, pour se rallier à Alexandre. Ceux de Chio avaient secoué le joug des tyrans établis par Autophradatès et Pharnabaze, ils avaient capturé Pharnabaze en personne, qu’ils avaient jeté aux fers avec Aristonicos le tyran de Méthymna, capturé dans le port de Chio où il s’était réfugié avec cinq navires de pirates, le croyant encore au pouvoir des Perses après que des sentinelles lui eussent assuré que Pharnabaze y stationnait avec sa flotte. Tous les pirates ayant été mis à mort, Hégélochos amenait prisonniers Aristonicos, Apollonidès de Chio, Phèsinon et Mégaréas, auteurs de la défection, qui avaient exercé sur l’île une violente tyrannie. Charès était chassé de Mytilène, toutes les autres cités de Lesbos avaient négocié leur reddition. Amphotéros, envoyé à Kos avec soixante navires, avait été reçu par les habitants de cette île, dont il était déjà en possession lors du passage d’Hégélochos. Parmi tous les prisonniers, Pharnabaze avait réussi à s’échapper à Kos en trompant la vigilance de ses gardes. Alexandre renvoya ces tyrans aux cités respectives, qu’il établit arbitres de leur sort, seul Apollonidès et ses complices furent maintenu sous bonne garde dans la cité égyptienne d’Eléphantine", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 2.3-7 ; on apprend dans cet extrait d’Arrien que Pharnabaze le fils d’Artabaze a réussi à s’échapper lors de son transfert sur l’île de Kos, or selon Plutarque, Vie d’Eumène 7, on le retrouvera en Cappadoce en -321 au côté d’Eumène de Cardia contre les Macédoniens dirigés par Cratéros : doit-on en conclure que Pharnabaze continue la guerre en Cappadoce contre les Grecs jusqu’à cette date et que son alliance avec Eumène de Cardia ne sera qu’un rapprochement de circonstance ? ou tentera-t-il un compromis du genre : "Laisse-moi vivre librement en Cappadoce et je ne te nuirai plus" quand en -330 son père Artabaze se rendra à Alexandre, avant de reprendre les armes en -321 ?). Alexandre reçoit également des délégations d’alliés grecs divers réclamant des récompenses en retour de leur soutien : les Chypriotes qui ont apporté leurs navires durant le siège de Tyr, les Rhodiens qui ont pareillement abandonné les Perses après la bataille d’Issos, les gens de Chio et de Lesbos qui ont aidé Amphotéros et Hégélochos à vaincre les amiraux perses, et les Athéniens qui veulent toujours le retour de leurs compatriotes mercenaires capturés lors de la bataille du Granique puisque maintenant Alexandre a vaincu Darius III et est le maître de toutes les côtes de Méditerranée orientale depuis la Macédoine au nord jusqu’à la Libye au sud. Les premiers obtiennent satisfaction ("Douris qualifie de débauché le roi chypriote Pasikypnos dans le livre VII de ses Macédoniques : “Après avoir pris la cité de Tyr, Alexandre renvoya Pnytagoros avec des présents, dont le territoire qu’il avait demandé : ce territoire était celui que Pasikypnos dans ses débauches avait négligé avant de le céder à Pygmalion de Kition pour cinquante talents et de finir ses vieux jours à Amathonte avec cette somme”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.63), mais pas les Athéniens dont Alexandre se méfie toujours ("Le roi donna audience aux délégués d’Athènes, de Rhodes et de Chio. Les Athéniens le félicitèrent de sa victoire et lui demandèrent de rendre les prisonniers grecs à leurs cités respectives. Les délégués de Rhodes et de Chio se plaignirent de la garnison : ils obtinrent tous satisfaction car leurs demandes parurent justifiées. Pour remercier la cité de Mytilène [de Lesbos] de sa fidélité sans faille, Alexandre lui versa une indemnité de guerre et augmenta substantiellement son territoire. Les rois chypriotes, anciens alliés de Darius III ralliés à la cause d’Alexandre, lui avaient envoyé des navires pendant le siège de Tyr : ils reçurent aussi des récompenses en fonction des services rendus", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.12-14).


Alexandre reste tout l’hiver -332/-331 en Egypte, où il prend trois décisions importantes.


D’abord, il distribue des postes. Parmi les diocètes ("dioikht»j/intendant, administrateur, gouverneur"), un nommé "Cléomène", originaire de Naucratis (aujourd’hui el-Jyaif, à soixante-dix kilomètres au sud-est d’Alexandrie en Egypte, 30°54'04"N 30°35'33"E), le comptoir commercial accordé jadis aux Grecs par le pharaon Amasis, se distinguera particulièrement : son titre de percepteur lui permettra de contrôler les flux de richesses sur tout le territoire, et facilitera la constitution d’un trésor dont Ptolémée, après la mort d’Alexandre en -323, saura bien user. Deux hommes, Aischylos et Ephippos, qualifiés d’"épiscopes" ("™p…skopoj/observateur"), sont chargés de vérifier que les intérêts d’Alexandre sont respectés : c’est la première fois que ce terme d’"épiscope" apparaît dans les récits de l’épopée alexandrine, mais on suppose que d’autres épiscopes ont été installés précédemment en Anatolie, et surtout au Levant où les rois ont été laissés en place (car on n’imagine pas qu’Alexandre ait maintenu ces rois sur leur bonne parole, sans observateurs/épiscopes à leurs côtés pour s’assurer de leur fidélité), ce terme sera en tous cas systématiquement utilisé après la prise de Babylone pour désigner les civils grecs laissés par Alexandre aux côtés des autorités autochtones confirmées dans leurs titres, pour s’assurer que ces autorités autochtones ne le trahissent pas. L’administration égyptienne quant à elle ne change pas : le système efficace des nomarques ("nÒmarcoj", "chef/¢rcÒj d’un nome/nomÒj", division territoriale égyptienne) qui gère la sécurité et la fiscalité dans les provinces depuis l’époque pharaonique, reste en l’état et continue d’être confié à des Egyptiens ("[Alexandre] établit nomarques les Egyptiens Doloaspis et Petisis, mais Petisis s’étant désisté Doloaspis resta seul. Il confia Memphis à l’hétaire Pantaléon de Pydna, et Péluse à Polémon fils de Mégaclès originaire de Pella. L’Etolien Lycidas reçut le commandement des mercenaires étrangers, l’hétaire Eugnostos fils de Xénophantos lui fut adjoint comme secrétaire ["grammate…a"]. Aischylos et le Chalcédonien Ephippos furent nommés observateurs ["™p…skopoj"]. La Libye voisine fut donnée à Apollonios fils de Charinos, et l’Arabie du côté d’Héropolis, à Cléomène de Naucratis. Tous eurent l’ordre de ne rien changer à l’administration des impôts qui, levés par les principaux de chaque nome, seraient ensuite versés entre leurs mains. Les troupes laissées en Egypte revinrent à Peukestas fils de Makartatos et à Balakros fils d’Amyntas, la flotte revint à Polémon fils de Théramène", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 5.2-4 ; "[Alexandre] laissa l’Egypte sous les ordres du Rhodien Aischylès et au Macédonien Peukestas, avec quatre mille hommes pour contrôler la région. Polémon reçut trente trières pour surveiller le delta du Nil. Apollonios fut investi de l’administration de la partie de l’Afrique voisine de l’Egypte. Cléomène fut chargé de percevoir les impôts de l’Afrique et de l’Egypte", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.4-5).


Ensuite, Alexandre décide de se rendre à l’oasis de Siwah (29°12'19"N 25°32'36"E) à la frontière entre Egypte et Libye pour y consulter l’oracle d’Ammon ("Après avoir pris toutes les dispositions pour ne pas heurter les usages du pays, [Alexandre] eut envie de se rendre au sanctuaire du dieu Ammon", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 7.5). Est-ce, comme le veut la tradition, pour y être sacré nouveau pharaon ? Nous pensons plutôt qu’il cherche ainsi à marcher dans les pas de son ancêtre Héraclès (qui s’est illustré en Libye à la fin de l’ère mycénienne, en dérobant les fruits de la fertile région des Hespérides/golfe de Gabès et en vainquant le roi Antée) autant qu’à signifier aux Perses que son destin est plus grand que le leur puisqu’en atteignant l’oasis de Siwah il réussit là où Cambyse II a échoué deux siècles plus tôt. On peut penser aussi qu’Alexandre, en valorisant le temple de Siwah qui a l’avantage d’être gréco-égyptien, veut affaiblir le temple de Ta-Opet/Thèbes (aujourd’hui les sites archéologiques contigus Karnak et Louxor en Egypte, 25°41'58"N 32°38'20"E) où étaient jadis intronisés les pharaons, résidence du dieu fluvial local Amon devenu l’un des dieux principaux du panthéon égyptien après l’instauration de la XVIIIème Dynastie au début de l’ère mycénienne : homonyme du dieu égyptien Amon de Ta-Opet/Thèbes avec lequel il n’a aucun lien généalogique, Ammon vénéré à Siwah était roi de Libye à l’ère minoenne, beau-frère du Titan Kronos, père du bâtard Dionysos de Nysa/Nefta ayant chassé son oncle Kronos de Libye et instauré ce sanctuaire de Siwah à la frontière entre Libye et Egypte en mémoire de son père Ammon (selon l’exhaustif récit de Diodore de Sicile, Bibliothèque historique 67-72), la relation ambivalente entre Ammon et Kronos revendiquée par les colons grecs installés en Cyrénaïque depuis l’ère archaïque et la rivalité entre le sanctuaire du Libyen Ammon à Siwah et le sanctuaire de l’Egyptien Amon à Ta-Opet/Thèbes servent depuis longtemps aux Grecs à légitimer leur hégémonie sur la Libye contre l’Egypte, les prêtres de Siwah parlent grec, le temple de Siwah est reconnu autant par les Grecs de Libye que par les Grecs de Grèce, élever ce temple d’Ammon à Siwah contre le temple d’Amon à Ta-Opet/Thèbes signifie favoriser l’assimilation entre Grecs et Egyptiens, qu’on entrevoit déjà dans l’obligation intimée aux Grecs récemment nommés de composer avec les nomarques égyptiens maintenus dans leurs postes ("Alexandre résolut de voir le temple d’Ammon en Libye, et d’en consulter l’oracle qui passait pour infaillible. Persée et Héraclès l’avaient interrogé, le premier envoyé par Polydecte contre la Gorgone, le second à l’occasion de sa marche en Libye contre Antée et en Egypte contre Busiris : Alexandre voulut rivaliser de gloire avec ces héros dont il se considérait l’héritier, rapportant lui-même son origine à Ammon puisque la mythologie remonte à Zeus celle de Persée et d’Héraclès. Par ailleurs il voulait s’instruire, ou affecter de vouloir s’instruire, sur sa destinée", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 3.1-2). Cette politique de fusion entre conquérants grecs et populations conquises deviendra l’obsession d’Alexandre jusqu’à sa mort. Alexandre se rend donc à l’embouchure ouest du Nil où, pour l’anecdote, il reçoit une délégation de Grecs de Cyrène (32°49'25"N 21°51'12"E) l’assurant de leur amitié ("[Alexandre] descendit le fleuve [Nil] avec ceux qu’il avait choisi d’emmener avec lui. Il atteignit le lac Maréotis [aujourd’hui le lac Mariout au sud d’Alexandrie en Egypte, 31°09'26"N 29°53'51"E]. Une délégation de Cyrène vint alors avec des présents pour lui demander le maintien de la paix et lui ouvrit ses cités. Il accepta leurs présents, conclut une alliance avec eux, puis reprit sa route", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 7.9 ; "Après avoir assuré sa conquête, Alexandre voulut consulter l’oracle d’Ammon en Libye. Il n’était encore qu’à la moitié du chemin, quand des ambassadeurs de Cyrène vinrent au-devant de lui, apportant une couronne et des présents considérable, parmi lesquels des chevaux de bataille et cinq chars de combat à quatre chevaux. Alexandre accepta leurs dons, les assura de son amitié et conclut avec eux une alliance militaire", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.49 ; on se souvient qu’un temple dédié à Ammon existe à Cyrène, où le stratège spartiate Lysandre a été arrêté au début du IVème siècle av. J.-C., comme nous l’avons raconté dans notre paragraphe introductif). Il longe un temps la côte en direction de la Libye, puis s’engage plein sud dans le désert. Il manque d’y mourir de soif et de perdre son chemin ("[Alexandre] s’avança le long des côtes jusqu’à Paraitonia [aujourd’hui Mersa Matruh en Egypte, 31°21'39"N 27°16'00"E], après avoir parcouru seize cents stades dans un désert où l’eau ne lui manqua pas totalement selon Aristobule. De là il tourna vers le temple d’Ammon, à travers le désert et les sables brûlants de Libye", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 3.3 ; "Pendant un jour ou deux, la marche parut supportable : bien qu’aucune vie ne parut dans le paysage désolé, le désert ne s’étendait pas encore à perte de vue. Mais quand apparurent les dunes de sable, ils se mirent à chercher la terre des yeux comme s’ils s’étaient perdus en pleine mer. Pas un arbre, pas une culture, l’eau que les chameaux transportaient dans des outres s’épuisa, le sol aride et le sable chauffé à blanc ne donnaient pas une goutte d’eau. Tout était grillé au soleil, les bouches étaient sèches et brûlantes", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 7.10-13). Il n’est sauvé que par l’apparition de corbeaux en provenance de Siwah, qui lui indiquent que son but est tout proche ("Un prodige eut lieu : quand le vent du midi souffle dans ces contrées il élève une si grande quantité de sable qu’il en couvre les chemins, les plaines offrent alors l’aspect d’un océan immense sans arbres ni rochers pour se reconnaître, rien n’indique la route au voyageur sinon les astres que suivent les navigateurs, or Alexandre et les siens étaient dans cet embarras quand selon Ptolémée deux dragons sifflèrent devant l’armée, Alexandre accepta l’augure, ordonna de les suivre et dirigea ainsi la marche vers le temple. Aristobule prétend, et son opinion paraît plus généralement adoptée, que ce furent des corbeaux dont le vol guida l’armée. Je crois pour ma part que c’est vraiment un prodige qu’Alexandre soit arrivé à destination, mais je conviens que sur cette affaire, vu la diversité des récits, tout reste obscur", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 3.4-6 ; "Ils marchaient dans le désert depuis trois jours. Ils n’étaient plus très loin du sanctuaire, quand une bande de corbeaux se mit à voler devant la caravane : ils se maintenaient à faible distance des hommes de tête, s’arrêtaient quand ils prenaient de l’avance, puis s’envolaient de nouveau comme s’ils étaient chargés de montrer la route. On arriva ainsi au sanctuaire du dieu", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 7.15-16 ; "Les bornes qui servaient d’indices aux guides étaient ensevelies, et les soldats d’Alexandre erraient séparément de tous côtés, quand soudain un groupe de corbeaux apparut, qui vinrent se mettre à leur tête pour les conduire, en les attendant quand ils s’arrêtaient ou ralentissaient leur marche et, plus admirable encore, selon Callisthène, en appelant la nuit par leur cris les égarés pour les remettre sur le bon chemin", Plutarque, Vie d’Alexandre 26 ; "L’étendue des sables ôtait tout repère directionnel, les conducteurs montrèrent alors à Alexandre des corbeaux qui volaient et croassaient à droite, indiquant la route qui menait directement au temple", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.49). Enfin parvenu à destination, il se repose en jouissant du lieu ("Le temple d’Ammon s’élève au milieu d’un vaste désert et de sables arides. Son enceinte très peu étendue, puisqu’elle n’a que quarante stades dans sa plus grande largeur, est plantée d’arbres qui s’y plaisent, de palmiers et d’oliviers. C’est le seul point de cette immense solitude où l’œil rencontre un peu de verdure. On y voit jaillir une fontaine remarquable par ce phénomène : son eau presque glacée à midi perd sa fraîcheur à mesure que le soleil baisse, s’échauffe le soir, et semble bouillante à minuit, l’aurore la refroidit ensuite et le midi la glace, chaque jour cette variation se reproduit. On trouve aussi dans cet endroit un sel que les prêtres portent quelquefois en Egypte dans des corbeilles, en cadeau au roi ou à d’autres personnages. Ce sel a la transparence du cristal, ses frustes sont très gros, excédant parfois trois doigts de longueur. Plus pur que le sel marin, on le réserve en Egypte pour les cérémonies religieuses et pour les sacrifices. Alexandre admira la beauté du lieu, consulta l’oracle, assura en avoir reçu une réponse favorable, et retourna en Egypte par le même chemin selon Aristobule, ou par celui de Memphis qui est plus court selon Ptolémée", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 4.1-5 ; "Les habitants de l’oasis, les Ammoniens, vivaient dans des huttes séparées. Une sorte de citadelle se dressait au milieu du bois, défendue par une triple enceinte : la muraille intérieure protégeait primitivement le palais royal, à l’abri de la deuxième enceinte vivaient les épouses avec les enfants et les concubines, les gardes et les soldats surveillaient la troisième enceinte. Un autre bois était également consacré à Ammon, où on trouvait une source dite ‟du Soleil” : tiède au lever du jour, fraîche à midi quand la chaleur était la plus forte, elle se réchauffait vers le soir, devenait brûlante à minuit, puis perdait à l’approche du jour une bonne partie de la chaleur accumulée pendant la nuit avant de retrouver une température normale au lever du soleil", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 7.20-22), puis il demande aux prêtres d’Ammon de lui dire son avenir. Ceux-ci s’exécutent en lui promettant la victoire (sachant évidemment qu’ils n’ont rien à gagner en lui promettant la défaite !). C’est à cette occasion que, selon Plutarque, ceux-ci auraient commis une simple faute de prononciation lourde de conséquences : ces prêtres, parlant certes grec, mais avec un fort accent égyptien et des erreurs de déclinaison, se seraient adressé au conquérant par une formule le reconnaissant à tort comme un fils d’Ammon. Cette maladresse de langage aurait été immédiatement récupérée par Alexandre pour asseoir sa légitimité en Egypte, de la même façon qu’il a assis sa légitimité quelque temps plus tôt en Judée en acceptant d’être reconnu comme le protégé (le Mashiah) de Yahvé par le Grand Prêtre Iaddous ("Certains prétendent que l’oracle, ayant voulu saluer Alexandre en grec par la formule d’amitié : “O paidion !” ["W paid…on !/O mon fils !"], se trompa parce que ce n’était pas sa langue, et dit : “O pai dios !” ["W pai d…oj !/O fils du dieu !"]. Ce défaut de prononciation plut beaucoup à Alexandre, et engendra cette rumeur si généralement répandue que le dieu [Ammon] l’avait reconnu comme son fils", Plutarque, Vie d’Alexandre 27). Mais c’est une récupération dangereuse puisque Ammon est assimilé depuis très longtemps à Zeus par les Grecs : si se prétendre Mashiah de Yahvé n’a aucune conséquence face aux Grecs (parce que Yahvé ne signifie rien pour les Grecs de cette époque), se prétendre fils d’Ammon en revanche est considéré comme un hybris inacceptable, une volonté de se hisser au même rang que le dieu suprême du panthéon grec. C’est le début d’une mésentente profonde entre Alexandre et son entourage, qui trouvera son point limite en Sogdiane dans l’affaire de la proskynèse que nous aborderons dans un prochain paragraphe, une mésentente sur laquelle nous serions bien présomptueux de trancher dans un sens ou dans l’autre : certes les compagnons d’Alexandre ne comprennent pas ou ne veulent pas comprendre que l’adoption de titres et de coutumes locales permet d’éviter beaucoup de carnages, mais d’un autre côté nous devons reconnaître qu’Alexandre reste très ambigu sur son degré d’adhésion à ces titres et à ces coutumes ("[Alexandre] contemplait la statue du dieu, lorsque le plus ancien des prêtres l’aborda et lui dit avec un ton d’oracle : “O mon fils ! C’est le dieu qui te reconnait ainsi !”. Alexandre répondit : “O mon père ! Je recevrai ce titre de fils si vous me donnez l’empire de toute la terre !”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.49 ; "Le plus âgé des prêtres s’approcha d’Alexandre en l’appelant “Fils”, affirmant que c’était Zeus son père qui le reconnaissait pour tel. Oubliant son origine humaine, Alexandre s’écria qu’il acceptait et revendiquait ce titre. Il consulta l’oracle pour savoir s’il règnerait sur toute la terre : toujours disposé à le flatter, le devin lui répondit qu’il serait maître du monde entier. […] Après avoir offert le sacrifice, Alexandre remit des présents aux prêtres et au dieu. Ses Amis furent ensuite autorisés à consulter Zeus sur leur propre compte. Ils demandèrent seulement au dieu s’ils devaient rendre au roi des honneurs divins : les devins répondirent que les dieux agréaient ce projet. Avec un peu de bon sens et d’esprit critique, on se serait aperçu que les réponses de l’oracle étaient combinées d’avance, mais la Fortune donne à ceux qui lui accorde confiance un orgueil insensé. Alexandre permit et même désira qu’on l’appelât ‟fils de Zeus”. En se donnant ce titre, il ternit l’éclat de ses exploits au lieu de l’augmenter : malgré leur attachement à la monarchie, les Macédoniens restèrent assez indépendant pour se détourner finalement de ce roi qui se prenait pour un dieu avec plus de sérieux qu’il n’aurait fallu pour leur intérêt et pour le sien", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 7.25-31). Cette ambiguïté qu’Alexandre manifeste pour la première fois à Siwah est à l’origine du premier complot d’importance fomenté contre lui. Hégélochos, l’un des amiraux vainqueurs de la flotte perse, est scandalisé par le titre de "fils de Zeus" qu’Alexandre s’arroge : lors d’une soirée privée où il a trop bu, il exprime ouvertement son désaccord. Telle est la version révélée sous la torture par Philotas fils de Parménion en -330, lors de son procès que nous raconterons dans notre paragraphe suivant ("La première fois que le roi exigea d’être honoré comme le fils de Zeus, [Hégélochos] trouva cette prétention ridicule. Il s’écria : “Celui à qui nous donnons le titre de roi a-t-il honte d’avoir Philippe II pour père ? Nous sommes perdus si nous acceptons une telle prétention. En exigeant ainsi qu’on le prenne pour un dieu, il ne méprise pas seulement les hommes, il méprise aussi les dieux. Alexandre est perdu, nous n’avons plus de roi. Ni la divinité qu’il représente qu’il prétend égaler ni l’humanité qu’il répudie ne peut tolérer une telle imposture. Avons-nous versé notre sang pour qu’il se considère finalement comme un dieu, pour qu’il nous méprise et refuse de se mêler désormais aux simples mortels ? Croyez-moi : c’est nous qui serons admis parmi les dieux si nous nous conduisons comme des hommes. Les morts d’Archélaos [assassiné en -413 par un proche], d’Alexandre II [assassiné en -368 par l’amant de sa mère], de Perdiccas III [frère du précédent, a tué l’assassin de son frère avant de mourir à son tour dans une expédition en Illyrie en -360 : sur tous ces points nous renvoyons à notre résumé de l’Histoire de la Macédoine dans notre paragraphe introductif], ont-elles été vengées ? Lui, en tous cas, a pardonné aux assassins de son père !”", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 11.22-26). Le lendemain de cette soirée arrosée, Hégélochos répète son propos devant Philotas fils de Parménion, et devant Parménion lui-même. Après discussion, Parménion réussit à apaiser ses deux interlocuteurs par une proposition intrigante : conscient que le Perse Darius III reste la menace prioritaire, il leur dit de mettre leurs revendications en sourdine le temps de vaincre ce dernier, ensuite on verra. Le putsch contre Alexandre est donc remis à plus tard : les historiens débattent encore aujourd’hui si "plus tard" dans l’esprit de Parménion signifie "jamais", ou s’il signifie "dès qu’une occasion plus favorable se présentera" ("Tels furent les propos qu’Hégélochos proféra au dîner. Le lendemain, mon père [c’est-à-dire Parménion : c’est toujours Philotas qui parle sous la torture lors de son procès en -330] me convoqua au lever du jour. Il était soucieux et j’étais moi-même préoccupé : les paroles que nous avions entendues avaient de quoi provoquer de vives inquiétudes. Pour savoir si Hégélochos était ivre quand il avait parlé ainsi ou s’il avait exprimé le fond de sa pensée, nous avons décidé de le convoquer. Il se présenta, et sans hésiter il répéta le discours qu’il avait tenu la veille, en ajoutant que si nous acceptions de diriger le complot il demanderait le second rôle, et que si nous ne nous sentions pas le courage de le conduire il ne parlerait à personne de ses projets. Parménion déclara qu’un tel projet était prématuré tant que Darius III était en vie, que la mort d’Alexandre n’apporterait rien et profiterait aux ennemis, mais qu’après l’élimination de Darius III les assassins d’Alexandre auraient pour récompense l’Asie et l’ensemble de l’Orient. D’accord sur ce point, nous jurâmes de respecter notre engagement", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 11.27-29). Nous avons effectivement eu l’occasion de constater à plusieurs reprises depuis le débarquement à Abydos en -334 que la communication entre Parménion et son roi est difficile. Philotas de son côté, sous l’influence de sa maîtresse Antigone capturée à Damas juste après la bataille d’Issos, se livre à des confidences qui ne trompent personne sur son ambition. Cette Antigone ayant la maladresse de répéter les dires de son amant, ceux-ci passent de bouche à oreille jusqu’à Cratéros, qui déteste Parménion et Philotas, et qui s’empresse par conséquent de dénoncer le complot à Alexandre. Mais ce dernier fait semblant de ne rien entendre ("Parmi les captifs pris à Damas se trouvait une jeune femme de Pella nommée ‟Antigone”. […] Elle était très belle, et dès que Philotas l’eut connue elle le posséda sans partage : ce cœur de fer s’amollit, l’ivresse amoureuse lui enleva le libre usage de sa raison. Il n’avait aucune retenue avec elle, et lui confiait une grande partie de ses pensées les plus secrètes : “Qu’aurait été Philippe II sans Parménion ?”, disait-il à cette femme, “Et que serait aujourd’hui Alexandre sans Philotas ? Que deviendraient ces fables d’Ammon et de serpent mystérieux, si nous montrions de la mauvaise volonté ?”. Antigone confia ces propos à une de ses amies, qui les rapporta à Cratéros. Ce dernier ménagea une entrevue secrète entre Antigone et Alexandre. Le roi ne la toucha pas et s’abstint de toute tentative sur elle, mais par son entremise il découvrit ce que Philotas avait au fond du cœur. Pendant plus de sept ans il ne laissa deviner à personne son ressentiment, qu’il contint en lui-même", Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre II.7 ; "Quand après la défaite de Darius III en Cilicie on s’empara de toutes les richesses qui étaient à Damas, on trouva parmi les prisonniers qu’on amena dans le camp une jeune femme de Pydna nommée ‟Antigone”, remarquable par sa beauté. Philotas la reçut en butin, et parce qu’il était jeune et amoureux il se permit devant elle des propos ambitieux et des fanfaronnades de soldat quand il était ivre, en attribuant à lui-même et à son père les plus belles actions de la guerre et en disant qu’Alexandre n’était qu’un jeune homme qui devait à leurs services son titre de roi. Cette femme rapporta ces propos à un de ses amis, celui-ci à un autre, comme cela arrive toujours, et ils parvinrent jusqu’à Cratéros qui, prenant aussitôt Antigone, la mena secrètement à Alexandre. Le roi apprenant tout d’elle, lui ordonna de continuer sa liaison avec Philotas et de venir lui rendre compte de tout ce qu’elle entendrait", Plutarque, Vie d’Alexandre 48 ; "On découvrit [en automne -330, alors qu’Alexandre s’apprête à conquérir la Bactriane] la conjuration de Philotas fils de Parménion contre la vie du roi. Ptolémée et Aristobule rapportent qu’Alexandre en avait été instruit dès l’époque où il séjournait en Egypte mais qu’il avait alors refusé d’y croire, plein de confiance dans le fils, d’estime et d’amitié pour le père", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 26.1).


Enfin, de retour à l’embouchure ouest du delta du Nil après son séjour à Siwah, Alexandre y installe une nouvelle garnison : Alexandrie-d’Egypte (31°12'31"N 29°54'31"E), qui a gardé son nom jusqu’à aujourd’hui. Insistons bien sur le fait qu’il s’agit non pas d’une cité mais d’une garnison, qui comme Alexandrie-sous-Issos/Iskenderun contrôle un point stratégique : les soldats placés là gardent en même temps l’accès au Nil (pour les voyageurs en provenance de Méditerranée), l’accès à la Méditerranée (pour les voyageurs en provenance du Nil), l’accès au Levant (pour les voyageurs en provenance de Libye), et l’accès à la Libye (pour les voyageurs en provenance du Levant), ils sont par ailleurs moins exposés aux attaques venues du Sinaï par les envahisseurs successifs que les garnisons égyptiennes de Péluse ont dû subir durant les siècles passés. Très marécageuse, la région du nord-ouest du delta du Nil est depuis longtemps un refuge pour tous les réfractaires aux autorités successives sur le trône d’Egypte. Les haounebouts (littéralement "qui vit près de sa corbeille", allusion aux corbeilles en feuilles de palmier ou en joncs enduits de bitume utilisées par les locaux pour se déplacer de marais en marais) ont très probablement contribué à l’affaiblissement de la XIIème Dynastie et à la progressive indépendance des hyksos, jusqu’à la reprise en main de la XVIIème Dynastie à la fin de l’ère minoenne. Selon Strabon, cette région difficilement accessible et peuplé de gens retors a été utilisée comme zone tampon par les pharaons après l’ère mycénienne ("Les anciens pharaons d’Egypte […] avaient installé une garde sur ce point de la côte, avec mission de repousser par la force toute tentative de débarquement. Ce lieu se nommait ‟Rakotis”, il correspond aujourd’hui au quartier d’Alexandrie situé juste au-dessus de l’arsenal, mais à l’origine il formait un bourg séparé, entouré de terres qu’on avait cédées à des pâtres ou des bouviers susceptibles de renforcer la garde pour empêcher que des étrangers ne missent le pied sur la côte", Strabon, Géographie, XVII, 1.6). On se souvient que les rebelles à l’autorité perse, dont Inaros fils de Psammétique l’héritier prétendu de la XVIIème Dynastie renversée par Cambyse II, se sont regroupés autour du lac Maréotis, aujourd’hui le lac Mariout au sud d’Alexandrie en Egypte, dès le début du début du Vème siècle av. J.-C. (selon Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.104). Quand il est passé dans cette région lors de son trajet vers l’oasis de Siwah (Alexandre a longé le lac Maréotis/Mariout, selon Quinte-Curce, selon Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 7.9 précité), il a vite mesuré les bénéfices stratégiques à en tirer. Cette région côtière est juste en face de la mer Egée, elle est contrôlée par des populations réfractaires aux Perses, elle est difficilement attaquable par la terre, et elle regarde à la fois vers l’Egypte et la Libye : Alexandre, ayant accaparé toute la flotte perse, contrôle dorénavant toute la Méditerranée orientale et ne craint plus aucune menace par la mer, les alentours du lac Maréotis/Mariout constituent un point de ravitaillement plus rapide et plus sécurisé que les routes terrestres anatoliennes et levantines, l’installation d’une garnison parmi les habitants permettra de les apprivoiser et servira éventuellement de tête-de-pont pour une future expédition vers les côtes nord-africaines occidentales contre Carthage. Dans l’immédiat, évidemment, les soldats désignés pour fonder cette nouvelle garnison boudent. Le site est loin de tout, et les conditions de vie au quotidien sont lamentables. Le devin Aristandros, consulté pour l’occasion, assure que cette fondation sera prospère : on a considéré par la suite que cette prédiction annonçait l’expansion et le rayonnement politique et culturel de la future cité ("De Memphis, [Alexandre] descendit le fleuve [Nil] jusqu’à son embouchure, où il s’embarqua avec les hypaspistes, les hommes de trait, les Agriens et la cavalerie des hétaires. Il passa à Canope, tourna le lac Maréotis, et aborda au lieu où il devait bâtir Alexandrie. L’emplacement lui parut propre à fonder une cité dont il présagea aussitôt la prospérité future. Avide d’en jeter les premiers fondements, il commença par en dresser le plan, par y marquer les points principaux d’une agora, et des temples qu’il voulait consacrer aux divinités grecques et à l’Isis égyptienne. Après avoir déterminé l’étendue de l’enceinte des murs, il sacrifia pour le succès de son entreprise, et obtint les augures les plus favorables. On raconte à cette occasion un fait qui me paraît crédible. Alexandre ordonna aux ouvriers de marquer la place des murs à l’endroit qu’il leur indiquait. Ceux-ci n’ayant rien sous la main pour les tracer, l’un d’eux s’avisa de prendre la farine des soldats, la répandit sur les points désignés par Alexandre, et marqua ainsi le plan circulaire des murs de la cité. Alors les devins, et particulièrement Aristandros de Telmissé dont les prédictions avaient été souvent confirmées, annoncèrent à Alexandre qu’un jour toutes sortes de biens, et particulièrement ceux de la terre, abonderaient dans cette cité", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 1.4-5, 2.1-2 ; "Alexandre, au retour de l’oasis [d’Ammon], se rendit au lac Maréotis près de l’île de Pharos. Après avoir étudié le site, il voulut dans un premier temps fonder une nouvelle cité sur l’île, puis il se rendit compte qu’il n’aurait pas assez de place pour loger beaucoup d’habitants, il choisit donc l’endroit où s’élève encore aujourd’hui la cité d’Alexandrie, du nom de son fondateur. Englobant l’espace compris entre le lac et la mer, il traça une enceinte d’une quinzaine de kilomètres. Laissant là des ingénieurs pour diriger les travaux, il retourna à Memphis", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.1-2), mais ne nous méprenons pas : le discours du devin sert seulement à rassurer les soldats qu’on abandonne là, à leur signifier qu’ils pourront y survivre en cultivant la terre. C’est seulement ainsi qu’on peut expliquer leur effroi, et l’embarras d’Alexandre, quand soudain des oiseaux se précipitent sur la farine répandue sur le sol délimitant le périmètre du nouveau campement : si les oiseaux y sont réduits à se battre pour trois grammes de farine, cela signifie que l’endroit n’est absolument pas fertile, et que la subsistance de la troupe qu’on veut y laisser est loin d’être assurée ("Le roi était en train de dessiner la future enceinte avec de la farine d’orge selon la coutume macédonienne, quand des oiseaux arrivèrent en bande et dévorèrent la farine. La plupart y virent un mauvais présage, mais les devins donnèrent une interprétation différente : beaucoup d’étrangers s’installeraient dans la cité et elle nourrirait beaucoup ce pays", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.6 ; "[Alexandre] alla voir l’île de Pharos, qui alors était un peu au-dessus de l’embouchure canopique du Nil, et qui aujourd’hui est reliée au continent par une chaussée qu’on a construite. Il admira la position de cette île semblable à un isthme plus long que large qui, séparant de la mer un grand étang, se termine en une grande baie. […] Il ordonna qu’on traçât un plan de la nouvelle cité, adapté à la configuration du lieu. Comme les architectes n’avaient pas de craie, ils prirent de la farine, et tracèrent sur le terrain de couleur noirâtre une enceinte en forme de croissant aux bords droits et d’égale grandeur, comme une chlamyde. Le roi considéra ce plan avec plaisir, lorsque tout à coup des grands oiseaux de toutes espèces vinrent fondre comme des nuées sur cette enceinte, et mangèrent toute la farine. Alexandre fut troublé par ce prodige; mais les devins le rassurèrent en lui disant que la cité qu’il voulait bâtir abonderait de toutes sortes de fruits et nourrirait un grand nombre d’habitants divers. Il ordonna donc aux architectes de commencer l’ouvrage sur-le-champ", Plutarque, Vie d’Alexandre 26 ; "Lorsque le roi Alexandre voulut fonder une ville en Egypte, l’architecte Dinocratès, faute de craie, traça le plan de la future cité avec de la farine d’orge. Alors une nuée d’oiseaux s’éleva d’un lac voisin et vint manger la farine. Selon l'interprétation des prêtres égyptiens, c’était le présage que cette cité pourrait nourrir un grand nombre d’étrangers", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables I.4, Exemples étrangers 1 ; Strabon donne une version légèrement différente de cet incident, dans laquelle les oiseaux n’interviennent plus : "Frappé des avantages de la position, le roi résolut de bâtir la cité sur la baie même. On sait quelle prospérité s’ensuivit pour Alexandrie. Si ce qu’on raconte est vrai, cette prospérité aurait été présagée par un incident survenu pendant la délimitation de la nouvelle cité. Les architectes avaient commencé à tracer l’enceinte avec de la craie, quand la craie vint à manquer. Le roi arrivait sur le terrain, les intendants des travaux s’empressèrent alors de donner aux architectes une partie de la farine destinée à la nourriture des ouvriers : ce fut avec cette farine que fut tracée la majorité des rues, et ce fait fut interprété aussitôt comme un très heureux présage", Strabon, Géographie, XVII, 1.6). Selon Vitruve, l’architecte Dinocratès chargé de tracer le plan de cette caserne qui ne dit pas son nom (le même Dinocratès qui reconstruira le temple d’Artémis à Ephèse, comme nous l’avons dit dans notre précédent paragraphe), où on s’empressera rapidement d’enfermer ces éleveurs pauvres et toute la population alentour pour empêcher définitivement qu’elle se révolte contre le nouvel hégémon grec ("[Alexandre] ordonna qu’on amenât en masse les habitants des cités voisines pour peupler la nouvelle cité", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.5 ; "Le roi Alexandre avait ordonné à Cléomène de transporter le dépôt de marchandises de Canope vers la cité près de l’île de Pharos [c’est-à-dire Alexandrie d’Egypte]. Cléomène alla donc demander aux prêtres et aux propriétaires de Canope de venir s’installer dans la colonie fondée par Alexandre. Ceux-ci lui offrirent de l’argent pour ne pas déménager. Cléomène accepta cet argent et partit. Mais quand les travaux du nouveau dépôt furent bien avancés, il retourna voir les Canopiens et, pour s’assurer que l’ordre d’Alexandre serait exécuté, leur demanda une somme d’argent au-delà de leurs moyens : c’est ainsi qu’il contraignit les Canopiens, dans l’incapacité de payer cette forte somme, à déménager", pseudo-Aristote, Economique 1352a-b ; rappelons que parmi cette population, selon Flavius Josèphe, Guerre des juifs II.487, on trouve des juifs, soit originaires de Jérusalem envoyés par le Grand Prêtre Iaddous pour témoigner de leur récente soumission, soit originaires d’Egypte appartenant à des familles installées depuis plus de deux siècles qui n’y supportent plus la domination perse), a été choisi par Alexandre justement pour ses prétentions à transformer un site malfamé en contrée prospère : "Tu veux fonder une cité sur le mont Athos qui n’a aucun point d’eau ni aucune plaine fertile ? Eh bien, Dinocratès, je te mets au défi ! Voici une baie pourrie où rien ne pousse sinon des pirates et des éleveurs déclassés, où rien ne vit sinon des corbeaux qui se battent pour trois grammes de farine, mais qui a une importance stratégique entre Libye et Sinaï, entre Nil et Méditerranée : transforme-moi cette baie pourrie en un lieu vivable pour un régiment de soldats" ("L’architecte Dinocratès, comptant sur son expérience et son habileté, partit un jour de Macédoine pour se rendre à l’armée d’Alexandre le maître du monde, désireux d’en être reconnu. En quittant sa patrie il avait emporté des lettres de recommandation de ses parents et de ses amis pour les personnages les plus réputés de la Cour, afin d’accéder plus facilement au roi. Ayant été reçu par eux avec bienveillance, il les pria de le présenter au plus tôt à Alexandre. On le lui promit, mais comme cela n’arrivait toujours pas il résolut de profiter de la première occasion favorable, pensant que ses interlocuteurs s’amusaient à le faire languir et qu’il serait par conséquent mieux servi en agissant de lui-même. Sa taille était haute, son visage agréable et plein de dignité : ces cadeaux de la nature le remplirent de confiance. Il retira ses vêtements, se frotta le corps d’huile, se couronna d’une branche de peuplier, puis, l’épaule gauche couverte d’une peau de lion et la main droite armée d’une massue, il se dirigea vers le tribunal où le roi rendait la justice. Ce spectacle inédit attira l’attention de la foule. Alexandre aperçut Dinocratès, et, étonné, ordonna qu’on le laissât approcher. Il demanda son identité. L’autre répondit : “Je suis l’architecte Dinocratès de Macédoine. Je veux présenter à Alexandre un plan digne de sa grandeur : je donne au mont Athos la forme d’un homme qui tient l’enceinte de la cité dans la main gauche, et dans la main droite une coupe dans laquelle tombent les eaux de tous les fleuves qui sortent de la montagne, avant de se répandre dans la mer”. Alexandre charmé par ce projet lui demanda si cette cité était entourée de campagnes capables de l’approvisionner des blés nécessaires pour sa subsistance. Dinocratès ayant reconnu que les approvisionnements ne pourraient être réalisés que par mer, Alexandre lui dit : “Dinocratès, je conviens que ton projet est beau et qu’il me plaît. Mais je crois que celui qui s’aviserait d’établir une colonie dans le lieu que tu proposes serait accusé d’imprévoyance, car, de même qu’un enfant sans le lait d’une nourrice ne peut se rassasier ni se développer, de même une cité ne peut s’agrandir sans campagnes fertiles, avoir une nombreuse population sans vivres abondants, entretenir ses habitants sans riches récoltes. Aussi, tout en donnant mon approbation à l’originalité de ton plan, je dois te dire que je désapprouve le lieu que tu as choisi pour le réaliser. Mais je désire que tu demeures auprès de moi, parce que j’aurai besoin de tes services”. A partir de ce moment, Dinocratès ne quitta plus le roi et l’accompagna en Egypte. Là, Alexandre ayant découvert une baie naturellement bien abritée, d’accès facile, environné de fertiles campagnes, et pour laquelle le voisinage des eaux du Nil était une immense ressource, il ordonna à Dinocratès de fonder une cité qui s’appellerait ‟Alexandrie”. C’est ainsi que, grâce à la noblesse de son apparence, Dinocratès acquit une haute réputation", Vitruve, De l’architecture, II, Introduction.1-4).


Notons, avant de clore cet épisode égyptien, que selon Quinte-Curce Alexandre caresse un temps l’idée de descendre vers le sud jusqu’en Ethiopie, mais la réalité de la menace que continue de susciter Darius III sur ses arrières, et les événements en Samarie que nous allons maintenant aborder, le dissuadent sans doute très rapidement d’accomplir un tel projet ("L’envie le prit de connaître l’Ethiopie après l’Egypte intérieure, avec raison sans doute, mais le moment était mal choisi. La visite du célèbre palais de Memnon et Tithon, où l’attirait sa passion du passé, faillit l’entraîner jusqu’au tropique, or la perspective d’une guerre où tout restait à faire se prêtait mal à un tel voyage d’agrément", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.3-4). Au Ier siècle, le poète romain Lucain affirme néanmoins que cette expédition vers la haute vallée du Nil a vraiment eu lieu ("Ton désir de découvrir la source du Nil, Romain [c’est le récitant Lucain qui s’adresse au conquérant Jules César], a été celui des rois de Perse, d’Egypte, et de Macédoine. Aucun siècle n’aurait été plus glorieux de transmettre cette découverte aux siècles à venir, mais la nature continue d’en faire un mystère impénétrable. Le plus grand des rois que Memphis révère, Alexandre, voulut dérober au Nil le secret de son origine, il envoya une troupe d’élite jusqu’au fond de l’Ethiopie : le climat brûlant, rendant le Nil fumant, l’arrêta", Lucain, Pharsale X.268-275). Un célèbre folio d’un codex bas-moyenâgeux conservé à la Bibliothèque Laurentienne de Florence en Italie, connu par les spécialistes sous l’appellation commode d’Anonymus Florentinus, comporte un extrait d’un livre perdu de Callisthène (historien neveu d’Aristote et compagnon de l’épopée alexandrine) sur les phénomènes météorologiques égyptiens, qui conforte aussi l’historicité de cette aventure vers l’Ethiopie ("L’historien Callisthène contredit les propos d’Anaxagore et Euripide. S’appuyant sur sa propre réflexion ["gnèmh"], il prétend que des pluies se produisent en Ethiopie depuis le lever du Chien [constellation visible en été] jusqu’au lever d’Arcturus [étoile de la constellation du Bouvier, visible au début de l’automne : faut-il en conclure que Callisthène est resté en Egypte jusqu’à l’automne -331, pendant qu’Alexandre marchait vers Gaugamèles à la rencontre de Darius III ?]. Il assure aussi qu’à la même époque, des vents étésiens soufflent violemment les nuages vers l’Ethiopie, et que quand ces nuages heurtent les montagnes une grande quantité d’eau tombe avec force, qui remplit le Nil", Anonymus Florentinus, folio 12, fragment 3) : les observations et les conclusions de Callisthène seront reprises textuellement par son oncle Aristote dans un petit ouvrage doxographique intitulé Sur les crues du Nil ressuscité en 1971 par la papyrologue française Danielle Bonneau ("Ne reste qu’une seule explication qui, appuyée par l’observation directe, est nécessairement la cause de la crue : ce sont les pluies saisonnières d’Ethiopie, très abondantes depuis l’été jusqu’au Bouvier alors qu’elles sont inexistantes en hiver, qui provoquent la crue. Elles sont la conséquence des vents étésiens qui soufflent les nuages vers l’Ethiopie, et quand ceux-ci heurtent les montagnes ils ruissellent jusqu’aux lacs qui alimentent le Nil", Aristote, Sur les crues du Nil 12). C’est peut-être à l’occasion de cette expédition que, pour l’anecdote, Hector l’un des fils de Parménion périt accidentellement en se noyant dans le fleuve ("Hector fils de Parménion, un garçon dans la force de l’âge qu’Alexandre aimait beaucoup, voulut suivre ce dernier dans son expédition sur le Nil : il prit un petit bateau sur lequel beaucoup de passagers montèrent. Le bateau se retourna, et tout le monde tomba à l’eau. Hector lutta un certain temps contre le courant, mais ses vêtements mouillés et ses chaussures fixées aux pieds le gênèrent pour nager. Il était à demi mort quand il atteignit enfin la berge. A bout de forces après ses efforts pour surmonter sa peur et le danger, il tenta de reprendre sa respiration, quand son cœur cessa de battre. Il mourut sans personne pour lui porter secours, car tous les autres avaient abordé sur la rive opposée. Le roi fut très peiné par la mort de son ami, et lui offrit de magnifiques funérailles", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.7-9). Enfin, l’historien Justin nous informe qu’en plus de cette possible expédition vers l’Ethiopie, Alexandre a pu projeter un temps une expédition vers Carthage. Nous avons vu dans notre premier alinéa que des Carthaginois étaient présents dans Tyr, leur métropole, lors du siège : nul doute que la nouvelle de la chute de Tyr, de la crucifixion de leurs compatriotes tyriens, et de l’avancée d’Alexandre vers l’Egypte (jusqu’à Siwah, à la frontière de la Libye, dernier territoire avant Carthage) les a inquiétés au plus haut point. Selon Justin, ils ont envoyé un nommé "Hamilcar Rhodanus" pour sonder les intentions du conquérant ("Les Carthaginois, épouvantés des immenses progrès d’Alexandre le Grand et craignant qu’il voulût joindre l’Afrique à la Perse soumise, envoyèrent Hamilcar surnommé “Rhodanus”, un homme doué d’une brillante éloquence et d’une rare sagacité, pour épier ses projets. La prise de Tyr, leur mère patrie, la fondation d’une cité rivale, Alexandrie, entre Afrique et Egypte, les succès du conquérant, dont la fortune et l’ambition étaient sans bornes, tout concourait à redoubler ces craintes. Hamilcar obtint, par l’entremise de Parménion, de paraître devant Alexandre. Il lui dit que, chassé de sa patrie, il voulait se réfugier auprès du roi et lui offrir ses services. Ayant pu pénétrer ses projets par ce moyen, il les écrivit à ses concitoyens sur des tablettes de bois recouvertes d’une cire sans empreinte", Justin, Histoire XXI.6). Finalement, l’invasion de Carthage n’aura jamais lieu, et les Carthaginois, doutant peut-être de la loyauté d’Hamilcar Rhodanus, l’exécuteront après -323 ("Mais quand Alexandre mourut, [Hamilcar Rhodanus] revint dans sa patrie, et les Carthaginois au mépris de ses services poussèrent la haine et la cruauté jusqu’à le condamner à mort, sous prétexte qu’il avait vendu leur république à ce roi", Justin, Histoire XXI.6).

  

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