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L’Egypte

Vers la Mésopotamie

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Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

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Acte III : Sophocle

Acte IV : Alexandre

Le temps gagné

Acte V : Le christianisme

© Christian Carat Autoédition

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La campagne du Croissant Fertile

(automne -333 à automne -331)

Vers la Mésopotamie (printemps -331 à automne -331)


Au printemps -331, Alexandre quitte l’Egypte en urgence : il vient d’apprendre que les Samaritains se sont soulevés contre Andromachos (nommé après la conquête de Tyr à l’été -332 comme probable satrape de Koilè-Syrie du sud) et l’ont brûlé vif ("[Alexandre] apprit la mort d’Andromachos le satrape de Syrie, que les Samaritains avaient brûlé vif. Il partit au plus vite pour venger sa mort", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.10). Il réprime sévèrement le soulèvement. Nous ne connaissons pas le détail des opérations. Les fouilles archéologiques depuis 1962 sur le site actuel de Wadi Daliyeh en Palestine, à une quinzaine de kilomètres de l’antique Jéricho, ont mis à jour des dizaines de squelettes datant de cette époque et une vingtaine de papyrus officiels en araméen antérieurs à l’hiver -332/-331, prouvant l’historicité de cette répression alexandrine du printemps -331. Selon Hécatée d’Abdère cité par Flavius Josèphe, Alexandre punit aussi les Samaritains survivants en accordant à leurs voisins juifs de Jérusalem le droit de venir s’installer sur leurs terres ("Ce n’est pas par manque d’habitants, qu’Alexandre réunit quelques-uns des nôtres pour peupler la cité qu’il avait fondée [Alexandrie d’Egypte] en leur accordant ce privilège [le statut de citoyen], mais parce qu’après avoir étudié la vertu et la fidélité de tous les peuples il estima le nôtre, au point même, selon Hécatée, de confier aux juifs la province de Samarie exempte de tribut", Flavius Josèphe, Contre Apion II.42-43). Quinte-Curce affirme qu’après avoir rétabli l’ordre, Alexandre nomme Ménon en remplacement d’Andromachos ("Dès son arrivée, on livra [à Alexandre] les auteurs de ce crime odieux. Il désigna Ménon pour remplacer Andromachos et exécuta les assassins du satrape", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.10-11). Certains historiens pensent que ce Ménon n’est autre que le satrape de Koilè-Syrie du nord installé à Damas après la victoire d’Issos, durant l’hiver -333/-332 : leur principal argument est que, selon Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 6.8, un nommé "Arimmas" remplace alors Ménon en Koilè-Syrie du nord, ayant pour tâche de "préparer pour l’armée la route vers l’intérieur des terres" (c’est-à-dire vers la Mésopotamie).


On ignore le chemin qu’emprunte Alexandre dans sa marche vers le nord. La tradition veut qu’il passe par l’intérieur des terres et non pas par la côte, et qu’il fonde notamment la cité de Gerasa (aujourd’hui Jerash en Jordanie, 32°16'43"N 35°53'21"E). Les numismates avancent une pièce datant de l’époque de l’Empereur romain Caracalla mentionnant "Alexandre de Macédoine, fondateur de Gerasa", mais les archéologues jusqu’à aujourd’hui n’ont retrouvé aucun vestige antérieur au IIème siècle av. J.-C., et les linguistes rappellent que le nom "Gerasa" a une origine sémitique et non pas grecque : dans l’état actuel des recherches, on doit donc conclure que la tradition se trompe, qu’Alexandre n’a pas fondé Gerasa (même si lui ou certains de ses soldats ont pu éventuellement traverser ce site au cours de leur marche, comme ils en ont traversé tant d’autres), et que les habitants de cette cité ont fabriqué ultérieurement cette tradition pour des raisons de prestige ou des raisons politiques. On sait seulement qu’Alexandre séjourne à Tyr au début de l’été -331, où il organise une grande fête, sans doute pour couronner sa reconquête récente de la Samarie ("A son retour d’Egypte en Phénicie, [Alexandre] offrit des sacrifices et des pompes solennelles en l’honneur des dieux, il célébra des chœurs de musique, des jeux et des compétitions tragiques, remarquables par leur magnificence et par l’émulation de leurs organisateurs. Les rois de Chypre participèrent à la dépense […] avec une ardeur merveilleuse à se surpasser les uns les autres, notamment Nicocréon le roi de Salamine [de Chypre, site archéologique dans la banlieue nord de Famagouste] et Pasicratès le roi de Soli [aujourd’hui Famagouste] : le premier paya le costume de Thessalos, et le second celui d’Athénodoros, les deux célèbres acteurs. Alexandre inclinait pour Thessalos, mais il ne montra son intérêt qu’après qu’Athénodoros eut été proclamé vainqueur : le roi déclara en sortant du théâtre qu’il approuvait le jugement, mais qu’il aurait donné avec plaisir la moitié de son royaume pour ne pas voir Thessalos vaincu. Athénodoros fut condamné à une amende par les Athéniens pour ne pas s’être présenté aux Dionysies, il pria le roi d’écrire en sa faveur, celui-ci n’écrivit pas mais paya l’amende pour lui. Un autre acteur nommé ‟Licon”, de la cité de Skarphé, ayant eu le plus grand succès au théâtre, inséra dans son rôle un vers par lequel il demandait à Alexandre dix talents : le roi sourit, et les lui fit donner", Plutarque, Vie d’Alexandre 29). Il y prend deux mesures importantes. Dans le domaine financier, il étend l’étalon attique à tous les territoires conquis, qui auparavant utilisaient indifféremment l’étalon attique, l’étalon perse et l’étalon phénicien comme l’ont révélé les numismates. Il concrétise ainsi sa volonté d’effacer le souvenir de la présence perse qui tolérait jusqu’alors ces juxtapositions de changes, et il confirme son programme d’installation durable dans l’ex-Empire perse qu’il a déjà manifesté en Egypte en maintenant la garnison frontalière d’Eléphantine : en ce temps où la presse n’existe pas, ni la radio ni la télévision, la monnaie répandra désormais son image partout pour bien signifier à ses usagers que la dynastie achéménide n’est plus, et que le nouveau maître est Grec et se nomme "Alexandre". Pour l’anecdote, cette unification monétaire imprimera longtemps sa marque puisque le nom même de la monnaie grecque, la "drachme", traversera les siècles pour devenir le "dirham", la monnaie du futur monde islamique, encore utilisée de nos jours dans certains pays du Proche et du Moyen Orients. Cette décision financière a aussi une raison immédiate et pratique. Plus Alexandre s’éloigne de la Macédoine et de ses ateliers monétaires, plus le transport des fonds devient long et périlleux : en utilisant les ateliers phéniciens pour battre la monnaie destinée à payer les besoins de la guerre, en fondant les trésors pris sur place (par exemple celui de Darius III capté à Damas par Parménion après la bataille d’Issos), il limite les risques liés au transport et peut payer plus rapidement ses soldats. La supervision de cette réforme monétaire est probablement confiée à Harpale qui, après sa trahison juste avant la bataille d’Issos que nous avons mentionnée dans notre précédent paragraphe, revient en grâce et est rétabli dans sa fonction de trésorier ("Harpale de Machata, revenu depuis peu de son exil, retrouva son poste de trésorier. […] Peu de temps avant la journée d’Issos, les conseils d’un homme pervers originaire de Tauriskos, qui finit ses jours en Italie au côté d’Alexandre le roi d’Epire, avaient entrainé Harpale dans sa défection. Retiré à Mégare, Harpale sur la promesse qu’Alexandre lui donna d’oublier le passé, retourna vers lui. Loin d’en recevoir aucun mauvais traitement, il fut rétabli dans sa charge", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 6.4-7). La seconde décision importante, de nature politique, est la libération des mercenaires grecs capturés à la bataille du Granique. Arrien précise que cette décision est motivée par les mauvaises nouvelles en provenance de Grèce : en agissant ainsi, Alexandre ménage les Athéniens qui réclamaient depuis -334 la restitution de leurs compatriotes, et les retient de quitter la Ligue de Corinthe pour s’allier à Agis III. Dans le même temps, ajoutent Arrien et Quinte-Curce, il envoie Amphotèros à la tête d’une escadre défendre les intérêts macédoniens du côté des Cyclades et de la Crète (on remarque qu’Amphotèros est désigné seul : son alter ego Hégélochos dans la lutte contre Pharnabaze et Autophradatès l’année précédente a probablement été déchu de son titre à la suite de sa tentative de putsch ratée en Egypte, que nous avons racontée plus haut : "Au printemps [-331], Alexandre partit de Memphis pour la Phénicie. Il arriva à Tyr où sa flotte l’attendait. Il y sacrifia de nouveau à Héraclès et y célébra des jeux gymniques et dramatiques. Une députation d’Athènes et des cités côtières arriva sur le navire sacré, conduite par Diophantos et Achilléas. Alexandre accéda à leur demande en rendant aux Athéniens ceux de leurs concitoyens capturés à la bataille du Granique. En apprenant les troubles ayant éclaté dans le Péloponnèse, il demanda à Amphotèros d’aller aider ceux qui avaient résisté pour lui et refusé de rejoindre les Spartiates aux côtés des Perses. Les Phéniciens et les Chypriotes reçurent l’ordre d’équiper une flotte de cent navires, qu’Amphotèros mènerait vers le Péloponnèse", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 6.1-3 ; "Le navarque Amphotèros partit libérer l’île de Crète, dont une bonne partie était sous le contrôle des Perses et des Spartiates, il reçut aussi l’ordre de débarrasser la mer des pirates qui l’infestaient, profitant de la guerre à laquelle les rois [Alexandre et Darius III] se livrait", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 8.15), et il nomme son ami d’enfance Néarque (une personne de confiance, dont il est sûr qu’il ne le trahira pas) comme "satrape de Lycie jusqu’au Taurus", périphrase que nous considérons pour notre part comme synonyme d’amiral de la flotte grecque en Méditerranée (constituée de toutes les flottes de l’ancienne marine perse, mêlées aux flottes des membres de la Ligue de Corinthe : "Néarque avait été nommé satrape de Lycie et des régions voisines jusqu’au Taurus", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 6.6). En Grèce effectivement, tout va mal, car le roi spartiate Agis III est passé à l’offensive à la tête de ses propres troupes et de toutes celles battues à Issos qu’il a recrutées. Le point de départ de ce soulèvement est la désertion d’un allié macédonien, un nommé "Memnon" (qu’on ne doit évidemment pas confondre avec Memnon de Rhodes mort en -333), chef militaire en Thrace. Antipatros s’est aussitôt précipité pour mettre fin à cette indiscipline. C’est le moment qu’a choisi Agis III pour entrer ouvertement en guerre contre les Macédoniens ("Memnon, stratège en Thrace avec un contingent important, désireux de se distinguer, poussa les barbares de cette région à déclarer ouvertement la guerre contre Alexandre. Antipatros, chargé de défendre la Macédoine, alla aussitôt en Thrace pour s’opposer à l’entreprise de ce rebelle. Les Spartiates qui se préparaient à la guerre, crurent l’occasion favorable. Ils incitèrent les autres Grecs à recouvrer leur liberté. Les Athéniens, pour lesquels Alexandre avait eu des égards particuliers, n’entrèrent pas dans ce complot, mais la plupart des cités péloponnésiennes et d’autres régions de la Grèce le rejoignirent : enrôlant la fleur de leur jeunesse, chacune en proportion du nombre de leurs citoyens, elles levèrent toutes ensemble une armée de vingt mille fantassins et deux mille cavaliers. Les Spartiates prirent la tête de cette rébellion, leur roi Agis III semblant s’être chargé du salut public", Diodore de Sicile, Bibliothèque de Sicile XVII.62). Antipatros, occupé en Thrace, envoie un nommé "Korragos" pour contrer les Spartiates, mais ce Korragos est rapidement écrasé et tué, et la nouvelle fait l’effet d’une bombe dans le reste de la Grèce, en particulier à Athènes où Démosthène caresse un temps l’espoir d’un effondrement de l’hégémonie macédonienne ("Les Spartiates avec le secours des étrangers ont engagé le combat, ils ont battu l’armée de Korragos. Les Eléens se sont joints à eux, ainsi que tous les Achéens sauf ceux de Pelléné, et tous les Arcadiens sauf ceux de Mégalopolis. Cette dernière cité a été assiégée, sur le point d’être prise, on en attendait la nouvelle tous les jours. Alexandre avait passé l’arctique et presque franchi les bornes du monde, Antipatros s’est occupé longtemps à lever des troupes, l’avenir était incertain. Rappelle-nous, Démosthène [c’est Eschine qui parle en -330, lors du procès sur l’affaire de la couronne que nous avons évoquée dans notre paragraphe introductif, dont les faits remontent à -336], ce que tu as alors fait et dit, je te cède la tribune, parle à ton aise. Tu gardes le silence ? Je comprends ton embarras ! Je vais rapporter, moi, ce que tu as dit. Vous ne vous souvenez pas, Athéniens, des expressions étranges et odieuses qu’il vous a débitées du haut de cette tribune et que vous avez écoutées, j’ose le dire, avec une patience stupide ? “Certains, a-t-il crié, ébourgeonnent la cité, ébranchent le peuple, coupent les nerfs des affaires, nous plient comme de l’osier ou nous enflent comme des aiguilles !” De qui, bête féroce, sont ces monstrueux propos ? Et de quelle manière, en t’agitant en tous sens à la tribune, tu t’es ensuite présenté comme le plus grand ennemi d’Alexandre ? “C’est moi, as-tu dit, qui ai armé les Spartiates contre Alexandre ! C’est moi qui ai soulevé contre lui les Thessaliens et les Perrhébéens [habitants du nord-est de Thessalie] !", Eschine, Contre Ctésiphon 165-167). Il est très probable que les Spartiates cherchent alors à reprendre contact avec les Perses, puisqu’ils envoient une délégation de quatre-vingt membres vers l’Asie qui, malheureusement pour eux, arrivera trop tard, après la bataille de Gaugamèles et la défaite de Darius III ("Les Spartiates, en délégation officielle auprès de Darius III, [rejoignirent] les mercenaires grecs à la solde des Perses après la défaite du Grand Roi", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.7). Parmi ces quatre-vingt membres, on ne trouve pas que des Spartiates, puisqu’après leur capture en Hyrcanie en -330, les auteurs anciens indiquent qu’Alexandre gardera les Spartiates près de lui comme otages, alors que les autres seront autorisés à rentrer en Grèce, parmi lesquels des Athéniens dont l’un, nommé "Démocratès" selon Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, VI, 5.9, préférera se suicider pour ne pas avoir à subir le regard du vainqueur (nous aborderons cet épisode dans notre paragraphe suivant).


Alexandre n’attend pas les résultats de ses mesures et des manœuvres militaires d’Antipatros : il quitte rapidement Tyr et continue sa marche vers le nord. Le scénario de la marche vers la Mésopotamie ressemble beaucoup à ses débuts à celui du prince Cyrus et des Dix Mille jadis en -401. D’un côté l’envahisseur (hier le prince Cyrus, aujourd’hui Alexandre) est conscient que ses troupes sont avant tout des estomacs à nourrir, et qu’il doit donc rechercher l’affrontement le plus rapidement possible avant que ces estomacs crient famine et poussent à la révolte générale. De l’autre côté l’agressé (hier Artaxerxès II, aujourd’hui Darius III) connaît ces nécessités organiques de l’envahisseur, et en conséquence fait naturellement tout pour retarder le plus possible l’affrontement : Darius III envoie le vieux Mazaios (père d’Hydarnès battu à Milet comme nous l’avons dit dans notre premier alinéa, et ancien satrape de Cilicie et de Syrie à l’époque d’Artaxerxès II) pratiquer la terre brûlée dans le nord de la Mésopotamie pour priver Alexandre de tout ravitaillement ("Mazaios à la tête de six mille hommes reçut l’ordre d’empêcher l’ennemi de franchir le fleuve [Tigre], et aussi dévaster et incendier les régions que devait traverser Alexandre. Darius III croyait effectivement battre son adversaire en l’affamant puisqu’il était forcé de vivre sur les ressources du pays, alors que lui-même était ravitaillé par les convois qui circulaient à l’intérieur des terres ou suivaient le Tigre", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 9.7-8). La différence entre Darius III et son aïeul Artaxerxès II est que le premier depuis sa défaite à Issos en -333 a bien soigné la préparation de la prochaine bataille, comme nous allons le voir bientôt, alors que le second à Kounaxa avait dû improviser une défense avec les troupes partielles à sa disposition (nous renvoyons ici encore à notre paragraphe introductif). Autrement dit, Darius III calcule que la tactique de la terre brûlée obligera le Macédonien soit à faire demi-tour, soit à avancer le plus vite possible vers l’intérieur de l’Empire pour y risquer une bataille comme jadis le prince Cyrus, et que dans ce dernier cas il est prêt à le recevoir et à lui régler son compte. Malheureusement pour les Perses, les choses se déroulent autrement. Certains historiens pensent que l’origine des événements réside dans l’incompétence d’Arimmas, le satrape de Koilè-Syrie du nord récemment nommé, chargé de "préparer pour l’armée la route vers l’intérieur des terres" comme on l’a dit plus haut : Arrien révèle que cet Arimmas ne remplit pas sa mission, en d’autres termes qu’il ne prépare pas le ravitaillement de l’armée avant l’offensive vers l’est, au point qu’il est vite destitué et remplacé par un nommé "Asclépiodoros" ("Arimmas le satrape de Syrie fut remplacé par Asclépiodoros fils d’Eunikos, Arimmas ayant manqué d’énergie dans sa tâche de préparer pour l’armée la route vers l’intérieur des terres", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 6.8). Pour remédier à ce manque de ravitaillement, après avoir atteint et traversé le fleuve Euphrate à Thapsaque (peut-être autre nom de l’antique Karkemish, 36°49'46"N 38°00'58"E, comme nous l’avons dit dans notre paragraphe introductif lors de notre récit de l’expédition du prince Cyrus et des Dix-Mille, qui sont également passés par cette cité : "Alexandre arriva à Thapsaque au mois d’hécatombaion [mi-juillet à mi-août dans le calendrier chrétien], Aristophane était alors archonte à Athènes [entre juillet -331 et juin -330]", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 7.1) que Mazaios a désertée ("On jeta deux ponts sur l’Euphrate. Mazaios, chargé par Darius III de défendre le fleuve, s’était positionné sur la rive opposée avec trois mille cavaliers dont deux mille mercenaires grecs. Les Macédoniens craignirent d’abord de ne pas pouvoir achever leur ouvrage. Mais en voyant approcher le conquérant Mazaios prit la fuite avec les siens, on termina donc les ponts sur lesquels Alexandre passa avec toute son armée", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 7.1-2 ; "Sans tenir compte des dangers et en particulier du nombre des soldats, Alexandre atteignit l’Euphrate en onze jours. Il ordonna aux cavaliers de passer les premiers sur les ponts reliant les rives du fleuve, la phalange suivant derrière. Mazaios s’était précipité à la tête de ses six mille hommes pour empêcher le roi de passer, mais il n’osa pas se mesurer à lui", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 9.12), Alexandre prend la route du nord où les champs, les enclos, les silos sont intacts, en suivant l’Euphrate sur sa gauche, vers l’amont, et non pas vers l’aval comme jadis en -401 le prince Cyrus, réduisant ainsi à néant le calcul de Darius III ("[Alexandre] avança à travers la Mésopotamie en laissant à sa gauche l’Euphrate et les montagnes d’Arménie, ne marchant pas vers Babylone par la route directe mais préférant celle plus facile qui pourrait fournir abondamment des vivres, des fourrages, et où les chaleurs étaient plus tolérables", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 7.3). L’armée grecque étant ainsi bien nourrie, elle peut résister efficacement aux Perses d’avant-garde qui, trompés par l’itinéraire de l’envahisseur, se risquent à l’affronter ("[Darius III] avait envoyé en reconnaissance un escadron de mille cavaliers. Voyant qu’ils n’étaient pas nombreux, Alexandre ne se laissa pas impressionner : il ordonna à Ariston le commandant des cavaliers péoniens de foncer sur eux à toute allure. Ceux-ci se distinguèrent particulièrement ce jour-là, notamment Ariston : il planta sa lance dans la gorge de Satropatès, qui commandait le détachement, le suivit dans sa fuite jusque dans les rangs ennemis, le fit tomber de cheval et lui trancha la tête d’un coup d’épée. Fier de son trophée, il la jeta aux pieds du roi", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 9.24-25). Mazaios commet alors une grave erreur. Il s’aventure sur la rive droite du Tigre, dans la portion de terre qui sépare Tigre et Euphrate, pour y détruire toutes les ressources en pensant que cela incommodera les troupes d’Alexandre, puis il se replie vers le sud ("[Darius III] envoya son ami Mazaios à la tête d’une troupe d’élite pour camper au bord du fleuve [Tigre] et en interdire le passage à l’ennemi. Il dépêcha d’autres détachements au-delà du fleuve pour ravager les campagnes par où l’ennemi devait passer. Mais considérant que le Tigre était une barrière très suffisante pour arrêter les Macédoniens, tant par la profondeur que par la rapidité de ses eaux, Mazaios n’estima pas nécessaire de le garder, et de son propre mouvement il se joignit à ceux qui avaient pour mission de ravager le pays au-delà. Ils y commirent un si grand saccage qu’ils crurent l’avoir rendu inhabitable pour l’ennemi", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.55 ; "Alexandre se lança à la poursuite de l’ennemi, craignant d’avoir à le suivre dans des régions totalement désertiques et privées de ressources s’il le laissait s’enfoncer dans le pays. Trois jours plus tard, il atteignit le Tigre à la frontière de l’Arménie. Le pays face à lui avait été incendié et fumait encore : Mazaios, se comportant comme en pays ennemi, avait mis le feu partout sur son passage", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 9.13-14). Mais les troupes d’Alexandre sont repues, elles traversent donc sans problème cette portion de terre ravagée. Et quand elles arrivent en vue du fleuve Tigre, dans l’extrême nord de la Mésopotamie, à la frontière de l’Arménie, personne n’apparaît sur la rive opposée : Mazaios, estimant que le fleuve est un obstacle infranchissable, a imprudemment déserté les lieux. C’est une fatale faute d’appréciation, car si le passage du fleuve est effectivement une épreuve difficile, si beaucoup d’hommes manquent effectivement d’être emportés par le courant - laissant supposer a posteriori que si Mazaios était resté sur place il aurait pu facilement bloquer et anéantir ces hommes ("Les fantassins, répartis sur deux colonnes, sous la protection de la cavalerie, entrèrent facilement dans le lit du fleuve en portant leurs armes au-dessus de la tête. Le roi fut le premier, parmi ceux qui traversèrent le fleuve à pied, à atteindre la rive, il indiqua par gestes le meilleur passage aux soldats car sa voix ne portait pas. Ils eurent du mal à rester debout, glissèrent sur les pierres ou perdirent pied en eau profonde. Ceux qui portaient des paquets sur les épaules souffrirent plus que les autres : incapables de se diriger eux-mêmes, ils furent entraînés vers les tourbillons avec leur charge qui les déséquilibrait. En voulant rattraper leur bien, ils se battirent plus entre eux que contre le courant. Plusieurs furent renversés par les trains de bagages qui flottaient à la surface. Le roi leur dit de ne sauver que leurs armes, et que pour le reste ils seraient indemnisés. Mais ils ne purent entendre ni les conseils ni les ordres : la peur s’ajoutant aux cris de ceux qui s’interpellaient les rendit sourds. Ils arrivèrent enfin à un endroit où le courant était moins violent, et on n’eut à déplorer la perte que de quelques bagages", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 9.17-21 ; "Alexandre, arrivé au Tigre, fut informé par des autochtones de l’existence d’un gué, et traversa hardiment le fleuve. Mais ce fut avec beaucoup de peine et de danger, car l’eau montait jusqu’aux épaules des soldats, et sa rapidité, les empêchant de poser le pied ferme sur le fond, caus la chute d’un grand nombre, en emporta plusieurs, les exposa tous au dernier péril. Alexandre ordonna aux hommes de s’attacher les uns aux autres par la main ou par le bras, pour opposer à l’eau une plus grande résistance et pour former une sorte de digue. Il laissa un jour entier à ses soldats pour se reposer de cette périlleuse fatigue", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.55) -, ce n’est pas une épreuve insurmontable. Ainsi c’est une armée grecque intacte et en pleine santé qui débarque sur la rive gauche du Tigre, face à Darius III. Cette traversée du Tigre s’opère peu de temps avant une éclipse de lune selon Arrien ("On croisa quelques éclaireurs de l’armée de Darius III qui s’étaient avancés trop avant. Capturés, ceux-ci annoncèrent que Darius III était campé sur les bords du Tigre, dont il se préparait à défendre le passage avec une armée plus nombreuse que celle qui avait combattu en Cilicie. A cette nouvelle, Alexandre se porta en hâte vers le Tigre. Arrivé sur ses bords, il ne trouva ni Darius III ni aucun régiment corps pour l’arrêter. Il passa le fleuve sans autre obstacle que la rapidité de son cours. L’armée campa sur ses bords. C’est alors que se produisit une éclipse totale de lune. Alexandre sacrifia à cet astre, à la terre et au soleil, dont la conjonction produit les éclipses. Aristandros s’écria que cet augure était heureux et promettait le succès des armes d’Alexandre, et qu’on devait combattre dans ce mois puisque les sacrifices assuraient la victoire", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 7.4-6), deux jours avant selon Quinte-Curce ("Alexandre demeura sur place pendant deux jours. Puis il donna l’ordre du départ pour le lendemain. C’est alors que se produisit une éclipse de lune, au début de la nuit : l’astre perdit d’abord son éclat, puis devint rouge sang, et plongea le ciel dans l’obscurité", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 10.1-2), or les astronomes modernes ont réussi à dater précisément cette éclipse lunaire dans la nuit du 20 au 21 septembre -331. On peut aller plus loin sur ce sujet. L’Académie autrichienne des Sciences de Vienne a entrepris depuis 1988 la création d’un très utile répertoire des éphémérides babyloniennes étudiées jusque-là par des traducteurs épars, l’Astronomical diaries and related texts from Babylonia. Ces textes en eux-mêmes n’ont qu’un intérêt limité : ils consignent froidement et méthodiquement les positions des astres, les crues et les décrues de l’Euphrate, les variations du temps, et les fluctuations du prix des denrées qui en découlent. Mais parfois les rédacteurs antiques babyloniens ont indiqué des événements historiques qui les ont marqués, comme des pense-bêtes. La confrontation des tablettes entre elles, avec les calculs des astronomes modernes pour retrouver les configurations célestes qui y sont mentionnées, permet d’établir une chronologie très précise de l’Histoire de cette région du monde, et parfaitement recevable puisqu’il s’agit de documents utilitaires et non pas d’œuvres de propagande (en d’autres termes, quand un chroniqueur babylonien écrit que tel événement a eu lieu tel jour de tel mois de telle année quand la lune était à tel endroit dans le ciel, il dit la vérité, car son éphéméride n’est destinée qu’à lui-même ou à une administration comptable). La tablette 330 de ce répertoire autrichien (constituée des fragments BM 36761 et BM 36390 conservés au British Museum de Londres en Grande-Bretagne) est particulièrement intéressante pour notre présente étude. On y apprend effectivement, à la ligne 14 recto, que le 11 du mois d’ululu de l’an 5 de Darius III, c’est-à-dire le 18 septembre -331, "une grande panique se répand chez les Perses", et à la ligne 3 recto que dans la nuit du 13 au 14 ululu, c’est-à-dire dans la nuit du 20 au 21 septembre, une éclipse de lune a lieu, or la seconde date confirme les calculs des astronomes modernes sur l’éclipse, et la première date correspond exactement au passage du Tigre par Alexandre selon Quinte-Curce (deux jours avant l’éclipse selon Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 10.1 précité) : on suppose que cette "grande panique" qui se déclare du côté perse est due davantage à la rapidité de l’avance d’Alexandre, qui a rattrapé Mazaios au point de ne même plus lui laisser le temps de pratiquer la terre brûlée, qu’à sa traversée du fleuve, car, nous allons le voir bientôt, Darius III s’est longuement préparé à la prochaine bataille et n’attend plus que sa venue. Selon Quinte-Curce, la peur provoquée par cette éclipse amène les soldats à révéler leurs sentiments profonds : ils grommellent en disant que l’aventure alexandrine s’apparente de plus en plus à l’hybris d’un homme qui, pour satisfaire sa vanité, risque d’entraîner la Grèce à sa perte ("Les hommes inquiets en prévision de l’importante bataille qui s’annonçait, cédèrent à la superstition et tremblèrent de peur, se plaignant d’être entraînés au bout du monde contre la volonté des dieux, d’être déjà confrontés à des cours d’eau infranchissables et des astres qui perdaient leur éclat, pour se diriger vers des terres dévastées et désertiques, de risquer tant de vies pour satisfaire la vanité d’un seul individu qui méprisait sa patrie, reniait son père Philippe II et aspirait au ciel dans des rêves de grandeur. La sédition gronda. Alexandre, toujours inaccessible à la crainte, commanda aux chefs de tous grades de se rassembler, et en même temps aux prêtres égyptiens, réputés excellents observateurs du ciel et des astres, de donner l’explication du phénomène", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 10.2-4). Cette mutinerie est la deuxième (après celle du temple d’Ammon à Siwah en Egypte durant l’hiver -332/-331, où certains soldats ont également maugréé en voyant Alexandre s’arroger le titre de fils de Zeus, comme nous l’avons raconté précédemment) d’une longue série qui trouvera son aboutissement en été -326 sur la rive droite de l’Hyphase. Alexandre parvient momentanément à contenir le mécontentement de ses pairs et de ses alliés en précipitant sa course contre le Grand Roi ("On traversa l’Assyrie en suivant le Tigre à droite et les montagnes de Gordyène à gauche", Arrien, Anabase d’Alexandre, III, 7.6 ; "Le roi partit avant minuit. Il avait le Tigre à sa droite, les monts Gordyens à gauche", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 10.8), facilitée par la fuite perpétuelle de Mazaios qui ne prend même plus la peine d’incendier les terres qu’il traverse, permettant à ses adversaires de se ravitailler dans les silos qui n’ont pas brûlé ("[Alexandre] envoya des cavaliers en observation, et les chargea d’éteindre les incendies allumés par les barbares dans les villages. Dans leur fuite désormais, ceux-ci jetaient effectivement des torches sur le toit des maisons et sur les tas de blé, mais les flammes ne pénétraient plus profondément. Quand le feu était éteint, on récupérait une grande partie du blé, conservé en abondance. Ce fut une raison supplémentaire pour poursuivre l’ennemi : puisqu’il brûlait et ravageait le pays, on devait se dépêcher avant que tout devint la proie des flammes. Cette nécessité fut profitable : Mazaios, qui avait incendié les villages tant qu’il n’avait rien d’autre à faire, se contenta bientôt de s’enfuir en laissant à l’ennemi un pays quasi intact. Alexandre savait que Darius III se trouvait à cent cinquante stades. L’armée demeura quatre jours au même endroit, abondamment pourvue de tout", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 10.11-15).


Du côté perse, les progrès inattendus d’Alexandre n’entament pas la détermination de Darius III, qui selon Quinte-Curce envoie secrètement une lettre aux Grecs pour les inciter à renverser leur chef. Hélas pour lui, la lettre est interceptée, et, sur l’avis de Parménion, Alexandre décide de la garder secrète pour ne pas risquer de renforcer le début de sédition de la nuit de l’éclipse ("On intercepta une lettre de Darius III demandant aux Grecs de lui livrer Alexandre mort ou vif. Confiant dans le dévouement des Grecs et leur loyauté, le roi voulut lire la lettre devant l’armée, mais Parménion l’en dissuada, estimant dangereux de mettre de telles idées dans la tête des soldat, qu’un unique individu pouvait suffire pour attenter à la vie du roi, et que la cupidité ne reculait devant aucun crime. Alexandre suivit son conseil", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 10.16-17). Parallèlement, Darius III s’attache toujours à sa tactique d’endormissement. Apprenant que Stateira sa sœur-épouse, capturée avec les autres membres de sa famille juste après la bataille d’Issos, vient de mourir et qu’Alexandre en est chagriné ("Un des eunuques qui accompagnaient la femme de Darius III apprit [à Alexandre] qu’elle avait eu un malaise et se trouvait au plus mal. Epuisée par les déplacements continuels et par le chagrin, elle s’était évanouie dans les bras de sa belle-mère et de ses filles et n’avait pas repris connaissance. Un autre messager confirma la nouvelle. Le roi gémit plusieurs fois comme s’il s’agissait de sa propre mère et versa des larmes comme aurait pu le faire Darius III", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 10.18-20 ; cette information lui parvient via un eunuque qui a réussi à s’échapper, appartenant à l’entourage de la reine défunte : "Un des eunuques qui entouraient la reine, Tyriotès, profita de la confusion à l’annonce du décès pour s’éclipser par une porte moins bien gardée car elle se trouvait de l’autre côté de l’ennemi, et arriva au camp de Darius III", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 10.25), il juge l’occasion favorable pour écrire une troisième lettre de conciliation du genre : "Allez Alexandre, tu es un bon gars, notre querelle est absurde, deviens donc mon gendre et viens régner à mes côtés" ("Tout le monde pensait que la guerre était inéluctable puisque les propositions de paix avaient été refusées par deux fois, mais Darius III fut touché par l’attitude d’Alexandre. Il envoya en délégation dix de ses plus proches parents pour reprendre les pourparlers", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 11.1 ; "Le plus âgé des délégués [de Darius III] déclara : “Aucune nécessité ne force Darius III à te demander la paix une troisième fois, mais ton équité et ta droiture le lui impose : rien n’indique que sa mère, sa femme et ses enfants sont tes prisonniers sinon qu’il est privé de leur présence, car tu protèges la pudeur de celles qui vivent encore comme si tu étais leur père, elles conservent leur titres royaux, tu leur laisses l’illusion de leur grandeur passée, et tu parais aussi ému que Darius III qui pleurait sa femme quand nous l’avons quitté alors que pour toi elle n’était qu’une étrangère. […] Il a précédemment fixé la limite de ton empire au fleuve Halys qui sert de frontière à la Lydie : aujourd’hui il offre en dot à la fille qu’il te destine tout le pays entre l’Hellespont et l’Euphrate. Il te propose aussi de garder son fils Ochos, ton prisonnier, comme gage de paix d’alliance, et te prie d’accepter trente mille talents d’or en échange de la libération de sa mère et de ses deux jeunes filles”", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 11.2-6). Nous avons expliqué plus haut ce que les historiens actuels pensent de ces trois lettres de Darius III, ce qui nous dispense de nous y attarder encore ici : ces soi-disant offres de paix ne sont destinées en réalité qu’à provoquer des débats entre Grecs pour laisser aux Perses le temps de peaufiner leur défense et leur contre-offensive, à provoquer un trouble chez ceux que Darius III à Gaugamèles se prépare à anéantir. Et comme précédemment, cette troisième lettre est la source d’une nouvelle opposition entre Alexandre et son lieutenant Parménion, celui-ci croyant que le discours de Darius III est sincère et qu’accepter ses propositions serait un bon moyen de s’enrichir à peu de frais et d’éviter de se hasarder vers l’est où il n’y a rien à gratter, tandis que celui-là aveuglé par ses rêves de grandeur répète que sa seule obsession est de vaincre Darius III ("Parménion rappela qu’il avait conseillé de rendre les prisonniers capturés à Damas contre rançon : en agissant ainsi, il avait conclu qu’on tirerait d’énormes bénéfices en se débarrassant de tous ces captifs qui immobilisaient des bons soldats. Il répéta ce conseil en disant que la vieille femme [Sisigambis, mère de Darius III] et les deux jeunes filles que continuait à garder l’armée n’étaient d’aucune utilité, qu’elles la retardaient, et qu’elles la privaient de trente mille talents d’or. Par ailleurs, la conclusion de la paix permettrait à Alexandre de posséder un royaume puissant sans avoir besoin de continuer la guerre, et d’asseoir son autorité depuis l’Istros jusqu’à l’Euphrate, deux fleuves très éloignés l’un de l’autre sur lesquels personne d’autre n’avait encore régné. Enfin on devait regarder vers la Macédoine, au lieu de viser la Bactriane et l’Inde. Ce discours déplut au roi. Quand il eut fini de parler, il répondit : “Tu préfères l’argent à la gloire parce que tu t’appelles Parménion. Mais moi je m’appelle Alexandre : je ne suis pas dans le besoin, je suis un roi, non un marchand. Je n’ai rien à vendre, et certainement pas mes succès. Si nous décidons de rendre les prisonniers, ce sera gratuitement et non pas sous rançon”. Il fit rentrer les délégués [de Darius III] et leur dit à peu près : “Dites à Darius III que si je me suis montré bon et généreux, ce n’est pas par amitié pour lui mais parce que telle est ma nature. […] S’il me demandait sincèrement la paix, peut-être la lui accorderais-je. Mais la vérité est qu’il écrit à mes hommes pour les inciter à me trahir, et qu’il veut payer mes Amis pour me tuer : il n’est pas un ennemi régulier mais un dangereux assassin que je dois traquer à mort. De plus, les propositions de paix qu’il m’adresse par votre intermédiaire, si je les acceptais, signifieraient pour lui la victoire. Il prétend me céder généreusement les terres à l’ouest de l’Euphrate : oublie-t-il donc où nous nous trouvons en ce moment ? Je suis déjà de l’autre côté de l’Euphrate, au-delà du territoire que sa prétendue générosité me promet en dot !”", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IV, 11.11-19 ; "[Darius III] apprit dans sa marche que son épouse blessée d’une chute était morte dans les douleurs d’un accouchement, qu’Alexandre l’avait pleurée et lui avait rendu les derniers devoirs, guidé par l’humanité et non pas par l’amour puisqu’il ne l’avait vue qu’une fois, contrairement aux jeunes filles et sa mère [Sisigambis] qu’il consolait souvent. Darius III, après tant de batailles perdues, peu généreux jusqu’alors, sentit qu’il était vraiment défait, et déclara que s’il ne pouvait pas vaincre il se félicitait du moins de trouver un vainqueur si généreux. Il lui écrivit donc une troisième fois : il le remercia de n’avoir pas traité sa famille avec rigueur, lui offrit la plus grande partie de son Empire, tous les pays jusqu’à l’Euphrate, la main de l’une de ses filles, et trente mille talents pour la rançon des captifs. Alexandre lui répond “que les remerciements sont inutiles entre ennemis, qu’il n’a songé ni à gagner la bienveillance de son adversaire, ni à se ménager une ressource contre le sort incertain des armes, ni à obtenir une paix plus favorable s’il venait à succomber, qu’il s’était contenté de suivre les penchants de son âme, instruite à repousser la force et à épargner le malheur”. Il promit à Darius III ses bienfaits et sa clémence si, content du second rang, il renonçait à se considérer comme son égal. Il ajouta que, si deux soleils ne peuvent à la fois éclairer le monde, la terre ne peut sans danger obéir à deux souverains. Il devait donc choisir entre se soumettre aujourd’hui ou combattre demain, en n’espérant pas trouver dans ce nouveau combat une fortune plus favorable", Justin, Histoire XI.12 ; selon Diodore de Sicile qui s’embrouille, c’est à l’occasion de cette troisième démarche de Darius III vers Alexandre qu’a lieu l’échange célèbre avec Parménion : "Darius III envoya une nouvelle ambassade pour le remercier d’abord de la manière honnête et généreuse dont il avait traité sa mère et toutes ses autres captives, et pour le prier ensuite d’accepter pour gage de son amitié tout le territoire au-delà de l’Euphrate, trois mille talents d’or, et la seconde de ses filles en mariage, en ajoutant qu’en devenant ainsi son gendre il serait considéré comme un fils et participerait au gouvernement de l’Empire perse. Alexandre rassembla tous ses amis, leur exposa exactement les offres proposées, et les exhorta à lui déclarer librement leur pensée. Personne n’osa donner son avis sur ce sujet aussi important, finalement Parménion prit la parole : “Si j’étais Alexandre, j’accepterais les conditions proposées et je signerais la paix”. Alexandre répliqua brusquement : “Moi aussi, si j’étais Parménion”, puis il tint d’autres propos révélateurs de son grand courage. Il rejeta toutes les propositions du Grand Roi de Perse et, préférant la gloire d’une grande renommée à toutes les richesses du monde, il répondit aux ambassadeurs que, de même que le monde ne peut pas supporter deux soleils, la terre ne peut que sombrer dans la confusion par la puissance égale de deux souverains. Il chargea donc les ambassadeurs de Darius III de dire à leur maître que s’il prétendait être le premier roi du monde il devrait combattre pour soutenir ce beau titre qu’Alexandre revendiquait pour lui-même, mais que si, peu soucieux de gloire et n’aspirant qu’au repos et aux douceurs d’une vie tranquille et agréable, il déclarait se soumettre à Alexandre, celui-ci le reconnaîtrait comme un des siens. Il renvoya les ambassadeurs et se remit aussitôt en marche à la tête de son armée", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.54). Cette nouvelle opposition est peut-être amplifiée par un affrontement indirect rapporté par le scientifique et historien Eratosthène, l’un des premiers bibliothécaires de la Bibliothèque d’Alexandrie au IIIème siècle av. J.-C., auteur d’un précis sur l’épopée alexandrine qui n’a pas traversé les siècles, mais cité en partie par Plutarque : selon Eratosthène, peu de temps avant la bataille de Gaugamèles, une rixe éclate entre deux groupes déguisés respectivement par Alexandre et par Philotas fils de Parménion, en guise de divertissement avant le vrai combat contre Darius III, confirmant tacitement l’ambition que Philotas a déjà manifestée en Egypte durant l’hiver -332/-331 ("Pendant sa marche [vers la Mésopotamie pour y affronter Darius III], un des courtisans [d’Alexandre] vint lui dire que, pour s’amuser, les valets de l’armée s’étaient partagés en deux bandes, à la tête desquels ils avaient mis deux chefs qu’ils avaient nommés respectivement Alexandre et Darius III, que leurs escarmouches avaient commencé par des mottes de terre jetées les uns aux autres, qu’ensuite ils s’étaient affrontés à coups de poings, et que finalement, le combat s’étant échauffé de plus en plus, ils se battaient désormais à coups de pierres et de bâtons et qu’on ne pouvait plus les séparer. Alexandre ordonna que les deux chefs continuassent leur combat. Celui qui portait le nom d’Alexandre fut armé par le roi en personne, et son adversaire, par Philotas. Toute l’armée, spectatrice de ce combat, en regarda l’issue comme un présage de ce qui arriverait aux deux armées. Après un combat très rude, le champion qui incarnait Alexandre resta vainqueur, et reçut de ce roi douze villages et le privilège de porter l’habit des Perses pour prix de sa victoire. Voilà ce que raconte Eratosthène", Plutarque, Vie d’Alexandre 31).


On suppose que Darius III, comme Agis III à Sparte, pense qu'Alexandre ne pourra pas survivre à une guerre sur deux fronts, en Asie et en Grèce. Encore faudrait-il que cette guerre sur deux fronts dure, ce qui - Darius III l'ignore encore - n'est bientôt plus le cas. En Grèce en effet, les choses tournent mal pour Agis III. Nous ignorons le détail des opérations militaires parce que le début du livre VI de l'Histoire d'Alexandre le Grand de Quinte-Curce qui, seul auteur antique qui les racontait parmi les rares dont les œuvres nous sont parvenues, a malheureusement été corrompu par les siècles. Nous savons seulement qu'Antipatros réussit à rétablir l'ordre en Thrace en remettant dans le rang le déserteur Memnon, puis à assiéger Agis III à Mégalopolis ("Dès qu'Antipatros apprit que les Grecs s'étaient coalisés, il termina rapidement la guerre qu'il menait en Thrace et conduisit toutes ses troupes dans le Péloponnèse. Prenant des soldats chez les Grecs restés fidèles aux Macédoniens, il forma une armée de quarante mille hommes", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.63). Conscient de sa défaite imminente, ce dernier décide de lancer un dernier assaut pour tenter de repousser les Macédoniens ("[Agis III] lança son cheval dans la mêlée, égorgea ceux qui résistaient et délogea une bonne partie de l'armée ennemie. Les vainqueurs prirent la fuite et tombèrent sans pouvoir se défendre, jusqu'à ce que les poursuivants les plus acharnés les poussassent dans la plaine. Dès qu'on put combattre de pied ferme, les forces en présence s'équilibrèrent", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 1.1-2). Une mêlée générale commence, au cours de laquelle Agis III est touché aux cuisses par une lance. Il est évacué pendant que la bataille tourne à la boucherie ("On distinguait le roi [Agis III] parmi les Spartiates à la beauté de ses armes et à son allure altière, ainsi qu'à l'indomptable énergie qu'il déployait. Tout le monde tirait sur lui, de loin comme de près. Il opposait son bouclier aux traits en tournant constamment ses armes, ou esquivait les coups en bougeant. Mais il s'écroula finalement, blessé aux cuisses par un coup de lance, perdant tout son sang. Ses écuyers le transportèrent rapidement dans le camp, couché sur son bouclier, souffrant énormément à cause des secousses. Les Spartiates continuèrent à se battre. Dès que le terrain leur donna l'avantage sur les Macédoniens, ils serrèrent les rangs pour résister au flot des ennemis. Ce fut la bataille la plus acharnée qu'ait retenue l'Histoire. Les armées des deux peuples les plus belliqueux luttèrent avec la même énergie : les Spartiates avaient pour eux leur glorieux passé, les Macédoniens leur gloire récente, les uns combattaient pour la liberté, les autres pour l'hégémonie, les Spartiates souffraient du départ de leur chef, les Macédoniens du manque d'espace. Les rebondissements au cours de la journée avaient été si nombreux que chacun des adversaires avait des motifs d'espoir ou de crainte", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 1.3-9 ; "Une bataille très vive eut bientôt lieu, où le roi Agis III fut tué et où les Spartiates soutinrent très courageusement après sa mort tout l'avantage que leurs ennemis avaient sur eux. Mais leurs alliés ayant reculé les premiers, ils cédèrent finalement eux-mêmes la victoire, et revinrent à Sparte. Au cours de cette bataille, plus de cinq mille trois cents Spartiates et alliés tombèrent. Antipatros pour sa part laissa trois mille cinq cents des siens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.63). Finalement les Spartiates cèdent, et les Macédoniens s'imposent comme vainqueurs ("Des signes de faiblesses apparurent dans les rangs des Spartiates, dont les armes glissèrent des mains luisantes de sueur. Ils commencèrent à reculer pour faciliter leur fuite au cas où l'ennemi les serrerait de près. Les vainqueurs poursuivirent l'armée en déroute et, après avoir parcouru au pas de course tout le terrain que l'armée spartiate avait gagné, tentèrent de rattraper Agis III", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 1.11-12). Mais Agis III, très affaibli par sa blessure à la cuisse, choisit de mourir parmi ses hommes, en résistant jusqu'à l'extrême limite de ses forces, jusqu'au moment où une autre lance le touche mortellement à la poitrine ("Quand [Agis III] vit que les siens prenaient la fuite et que l'ennemi se rapprochait, il ordonna qu'on le déposât à terre. Il voulut d'abord voir si ses jambes lui obéissaient : sentant que ses forces le trahissaient, il se laissa tomber sur les genoux, assura son casque sur sa tête et, s'abritant derrière son bouclier, fit des moulinets avec sa lance de la main droite, défiant l'ennemi de désarmer un homme à terre. Personne n'osa le frapper de face. Il renvoyait les projectiles qu'on lui lançait de loin, jusqu'à ce qu'une lance se plantât à un endroit où sa poitrine n'était pas protégée. Quand on la retira de la plaie, il défaillit, et sa tête retomba doucement sur son bouclier. L'hémorragie lui fut fatale, il mourut couché sur ses armes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 1.13-16 ; "On raconte ceci sur la mort d'Agis III. Couvert de blessures, toutes reçues par-devant, des soldats le portèrent pour le ramener à Sparte. Mais ayant croisé la route des ennemis au cours de leur marche, il ordonna à ses soldats de le laisser là et de s'enfuir pour se conserver au service de la patrie au cas où elle en aurait à nouveau besoin. Encore armé, il mit un genou en terre, ne pouvant plus se soutenir autrement, et se défendit au point qu'il tua quelques-uns de ses agresseurs, et mourut enfin percé de coups à la fin d'un règne de neuf ans", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.63 ; "Agis III le roi de Sparte avait provoqué cette guerre qu'Antipatros avait étouffé dès son commencement avec une armée rassemblée à la hâte. Des flots de sang avait néanmoins coulé de part et d'autre. Le roi Agis III, voyant plier son armée, avait voulu montrer que, moins heureux qu'Alexandre, il l'égalait en courage : il avait renvoyé ses gardes, s'était jeté sur les ennemis qu'il avait décimés, mettant même en fuite des bataillons entiers, avant de céder finalement, vaincu par le nombre, mais vainqueur en gloire et en courage", Justin, Histoire XII.1). Quinte-Curce précise bien que cette guerre en Grèce entre Antipatros et Agis III se termine à la fin de l'été -331, juste avant la bataille de Gaugamèles que nous allons raconter maintenant entre Alexandre et Darius III ("Tel fut le résultat de ce conflit qui éclata soudain, et qui fut réglé avant la victoire d'Alexandre sur Darius III près d'Arbèles", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 1.21 ; Diodore de Sicile évoque cet événement dans le paragraphe de sa Bibliothèque historique consacré à l'archontat d'Aristophon entre juillet -330 et juin -329, et la présente, contrairement à Quinte-Curce, comme une conséquence de la bataille de Gaugamèles ["Aristophon étant archonte d'Athènes, Rome eut pour consuls Gaius Domettius et Aulus Cornelius. En ce temps-là, la nouvelle de la victoire d'Arbèles s'étant répandue en Grèce, plusieurs cités qui craignaient l'essor des Macédoniens songèrent à préserver leur liberté, redoutant l'anéantissement de la puissance des Perses, espérant que Darius III qui avait amassé tant de trésors pour cette guerre leur fournirait de quoi recruter des soldats étrangers, et qu'Alexandre n'oserait pas séparer ses troupes pour venir les soumettre : laisser le vainqueur achever la destruction de l'Empire, c'était se condamner à rester seuls pour défendre leur liberté", Bibliothèque historique XVII.63] : nous ne le suivrons pas sur ce point, d'abord parce que Diodore de Sicile est connu pour ses très nombreuses et parfois très aberrantes approximations chronologiques, ensuite parce que le simple bon sens admet difficilement qu'un peuple en situation de survie [en l'occurrence Sparte] puisse attendre précisément que son principal allié soit vaincu [en l'occurrence la Perse] pour commencer à résister). Le même Quinte-Curce ajoute que la conclusion heureuse de cette guerre pour les Macédoniens confère à Antipatros un prestige qui dépasse largement sa condition de simple régent et de simple stratège, et le hisse au même rang qu'Alexandre, ce qui déplaira bientôt fortement à ce dernier. Pire : Antipatros se montre fin diplomate, qui habilement inflige au vaincu les réparations de guerre via la Ligue de Corinthe, pour qu'on n'accuse pas la Macédoine d'imposer sa volonté à toute la Grèce (ce qui oblige notamment les Athéniens, Démosthène et Hypéride en tête, à choisir : "Vous êtes du côté d'Antipatros, c'est-à-dire des Macédoniens, ou du côté d'Agis III ?" ; rappelons par ailleurs que Démosthène va bientôt être conduit devant le tribunal par le parti pro-macédonien d'Eschine, compromis dans l'affaire de la couronne remontant à -336 : Démosthène sera certes blanchi, mais on ne l'entendra plus jusqu'à son suicide au terme de la guerre lamiaque en -322, après la mort d'Alexandre), et pour qu'Alexandre ne l'accuse pas d'avoir pris des décisions personnelles à sa place (autrement dit : "Ce n'est pas moi qui ai fixé les réparations de guerre, ô Alexandre, ce sont les membres de la Ligue de Corinthe qui t'est dévouée" : "Cette victoire [macédonienne] brisa la résistance des Spartiates et de tous ceux qui guettaient l'évolution du conflit. Antipatros ne fut pas dupe de ceux qui vinrent le féliciter hypocritement avec un air qui démentait leur paroles, mais il dut accepter ce jeu pour achever la guerre. En dépit du succès, il craignit la jalousie, car l'événement dépassait le cadre de sa mission : Alexandre voulait la défaite de ses ennemis, mais la victoire d'Antipatros lui déplut, et il ne s'en cacha pas en déclarant que toute gloire acquise par un autre lui était dérobée. Antipatros connaissait sa susceptibilité : il n'osa pas fixer lui-même les clauses de la paix, et préféra en confier la responsabilité à la Ligue panhellénique. Les Spartiates réclamèrent seulement qu'on leur permît d'envoyer une délégation à Alexandre : ils obtinrent le pardon du roi à l'exception des instigateurs de la guerre. Les Achéens et les Eléens durent verser cent vingt talents à la cité de Mégalopolis que la coalition avait attaquée", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 1.17-20). Nous verrons que quelques années plus tard la jalousie d'Alexandre à l'encontre d'Antipatros, manifestée dans une célèbre parole de ce dernier rapportée par Plutarque ("Quand il apprit la guerre d'Antipatros contre Agis III, Alexandre dit plaisamment : “Il paraît, ô soldats, qu'au moment où ici [en Perse] nous combattions contre Darius III, là-bas en Arcadie on [c'est-à-dire Antipatros] combattait contre des rats [c'est-à-dire contre les Spartiates]", Plutarque, Vie d'Agésilas II 15 ; on note au passage que cette réplique confirme la simultanéité entre la défaite d'Agis III en Grèce et la défaite de Darius III à Gaugamèles), l'amènera à prendre ouvertement parti contre lui et, selon certaines sources, qu'Antipatros trempera peut-être dans la mort du roi qui ne pouvait plus le sentir. Pour l’anecdote, le chef militaire thrace Memnon à l’origine de la guerre est remplacé par un nommé "Zopyrion", et ses troupes rebelles seront finalement envoyés par Antipatros comme régiment de renfort à Alexandre vers l’Inde en -326, selon Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, IX, 3.21 : le débat reste ouvert chez les hellénistes pour savoir si ce sera pour se débarrasser d'eux, ou pour les confronter à Alexandre avec le secret espoir qu'ils lui résistent ou même le tuent, ou ces deux raisons à la fois.


Darius III est donc seul avec son immense armée. C'est facile de dire a posteriori qu'à ce moment il est déjà virtuellement vaincu. Mais bien malin qui pourrait le prévoir en cet été -331. Car tous les auteurs antiques sont d'accord pour dire que le Grand Roi, loin de se laisser emporter par une mégalomanie déplacée, s'est au contraire préparé avec beaucoup d'attentions pertinentes pour la prochaine bataille. D'abord, il n'a pas lésiné sur la dépense pour suréquiper ses soldats ("L'armée [perse] comptait deux fois plus de soldats qu'en Cilicie, en conséquence on manquait d'armes. On s'efforça de s'en procurer. Les cavaliers et les chevaux furent équipés d'une cuirasse formée d'un assemblage de plaques de fer. Darius III distribua des boucliers et des épées à ceux qui ne portaient jusque-là que des javelots", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 9.3). Instruit par son échec à Issos en -333, il a construit des chars à faux révolutionnaires pour clouer sur place la cavalerie grecque ("[Darius III] avait fabriqué des épées et d'autres armes offensives plus longues et plus solides que celles dont on se servait auparavant, croyant que c'était à un avantage de cette nature qu'Alexandre était redevable de sa victoire sur les Perses en Cilicie. Par ailleurs, il construisit deux cents chars armés de faux tranchantes, capables de porter par leur seul aspect la terreur dans une armée ennemie : à côté de chacun des deux chevaux qui tiraient le char, chacun des deux timons portait une lame longue de trois empans dont la pointe se présentait au visage des ennemis, deux autres aussi tranchantes se trouvaient au niveau des roues, ainsi qu'à l'extrémité des essieux", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.53 ; "Deux cents chars tirés par quatre chevaux et armés de faux suivaient. Darius III comptait beaucoup sur eux pour terroriser l'ennemi, c'était la seule machine de guerre du pays. Des lances à pointe de fer se dressaient en haut du timon, trois épées pointaient de chaque côté du joug, des dards étaient perpendiculaires aux essieux, les faux se dressaient au-dessus des roues ou étaient tournées vers le bas, de façon à faucher tout ce qui se trouvait sur le passage des chevaux lancés à vive allure", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 9.4-5). Il a imposé à ses troupes un entraînement régulier ("[Darius III] tenait ses troupes dans des exercices continuels et les préparait d'avance à toutes les évolutions ordinaires dans un bataille", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.55). Il a organisé méthodiquement la logistique ("[Darius III] était ravitaillé par les convois qui circulaient à l'intérieur des terres ou suivaient le Tigre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 9.8). Ce n'est que quand tous ces préparatifs ont été achevés qu'il s'est mis en mouvement ("Darius III quitta Babylone avec son armée après avoir contrôlé l'équipement et complété l'armement. Il avait à sa droite le célèbre fleuve Tigre, l'Euphrate le protégeait à gauche, l'armée en marche remplissait complètement la Mésopotamie", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 9.6), à la recherche d'un lieu exactement contraire à celui de la bataille d'Issos : une grande plaine plate où ses cavaliers et ses chars puissent se déployer ("Darius III partit de Suse à la tête de huit cent mille fantassins et de deux cent mille cavaliers. Il arriva le quatrième jour au fleuve Tigre qui coule à gauche de l'Euphrate, à travers un pays abondant et fournissant des vivres aux hommes et des pâtures aux animaux. Il souhaitait que la bataille eût lieu près des murs de Ninive [ancienne capitale du défunt royaume d'Assyrie, conquise et ruinée par les armées réunies du Babylonien Nabopolassar et du Mède Cyaxare en -612, site archéologique au cœur de l'actuelle Mossoul en Irak, 36°21'28"N 43°09'10"E] dans une plaine très favorable au grand nombre de ses soldats et aux mouvements de ses chars", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.53). Après être passé à Arbèles (aujourd'hui Erbil en Irak, 36°11'29"N 44°00'33"E : "[Darius III] arriva dans la cité d'Arbèles, qui doit sa célébrité à sa défaite. Après avoir laissé sur place la plus grande partie des vivres et des bagages, il lança un pont sur le Lycos [aujourd'hui le Grand Zab, affluent du fleuve Tigre]. La traversée de l'armée prit encore cinq jours comme pour l'Euphrate", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 9.9), il a choisi de s'arrêter dans la vaste plaine de Gaugamèles proche (site non localisé, à l'est de l'actuelle Mossoul en Irak, dans la vaste plaine de Bakhdida qui sert de confluent entre le Grand Zab et le Tigre, 36°17'01"N 43°23'42"E) correspondant à ses souhaits ("L'opinion égarée place dans les champs d'Arbèles la dernière bataille livrée par Alexandre contre Darius III, qui sera trahi et tué par Bessos après s'être enfui. Selon les témoignages les plus sérieux, Arbèles est éloigné de cinq à six cents stades du champ où se livra cette bataille, qui eut lieu en réalité près de Gaugamèles et de la rivière Boumèlos [cours d'eau non identifié] d'après Ptolémée et Aristobule. Il est vrai que Gaugamèles n'est qu'un bourg misérable, dont le nom inconnu est peu harmonieux : on lui préfère le nom sonore d'Arbèles, cité célèbre et considérable. Mais en se permettant ces licences, on finirait par transporter notre victoire navale de Salamine [contre les Perses en -480] à l'isthme de Corinthe, et celle de l'Artémision en Eubée [contre les mêmes Perses, juste avant la bataille de Salamine en -480], à Egine ou à Sounion !", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 11.5-6). Il s'est évertué à couper le moindre arbuste risquant de gêner les évolutions de ses chars ("Darius III vint camper avec toutes ses troupes dans la plaine de Gaugamèles près de la rivière Boumèlos, à six cents stades de la cité d'Arbèles, en rase campagne. Il prit soin de d'aplanir toutes les inégalités du terrain pouvant empêcher les manœuvres des chars ou de la cavalerie : Darius III suivit en cela ses courtisans qui attribuaient la défaite d'Issos à la difficulté des lieux", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 8.7 ; "[Darius III] installa son camp quatre-vingts stades plus loin [d'Arbèles], au bord de la rivière Boumèlos. L'endroit se prêtait bien au déploiement de l'armée, c'était une surface dénudée, sans souches ni broussailles pour gêner les opérations de cavalerie. L'horizon était dégagé, rien ne bouchait la vue. Sur ordre du Grand Roi, toutes les inégalités de terrain furent rasées et la surface entièrement nivelée", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 9.10). Subodorant qu'Alexandre renouvellerait sa manœuvre d'Issos (et du Granique) consistant à lancer l'offensive par une charge de cavalerie sur son aile droite, c'est-à-dire contre l'aile gauche perse, Darius III a décidé que ses chars à faux seraient positionnés précisément sur cette aile gauche, sous le commandement de son satrape de Bactriane nommé "Bessos". Il a été jusqu'à planter des épieux dans le sol, qu'il a ensuite dissimulé sous le sable, en guise de mines, pour que les pattes des chevaux grecs s'embrochent lors de leur premier assaut ("Darius III avait enfoncé dans le sol des pointes de fer à l'endroit où il supposait qu'Alexandre lancerait sa cavalerie, et balisé le parcours pour que ses hommes ne se laissassent pas surprendre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 13.36 ; "Darius III avait aménagé des chausse-trapes entre les deux camps", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.17). Il a répété quotidiennement les futures manœuvres de défense et d'attaque en mettant au point un système de signaux par drapeaux pour coordonner ses troupes qui ne parlent pas la même langue ("Campé près de la cité d'Arbèles, [Darius III] y exerça ses troupes tous les jours en les accoutumant à obéir aux moindres signaux, conscient du danger que présentaient les différences de langages entre les divers peuples rassemblés et du trouble qu'ils pourraient causer lors de la bataille", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.53). Il a amené d'Inde quinze éléphants destinés au centre de son dispositif, pour impressionner l'adversaire et l'écraser quand il aura été brisé dans son élan ("Le nombre des fantassins s'élevait à un million, celui des cavaliers à quarante mille, celui des chars armés de faux à deux cents, on comptait seulement quinze éléphants amenés des contrées en-deçà de l'Indus", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 8.6). Et son armée est tout sauf une armée de papier. L'infanterie compte de nombreux mercenaires grecs qui n'ont pas été tués ou capturés au Granique et à Issos, ou qui n'ont pas accepté la mainmise macédonienne sur l'Anatolie et sur le Levant comme les Cappadociens, ou les Cariens ayant combattu aux côtés de Memnon de Rhodes puis aux côtés de Pharnabaze et d'Autophradatès, contraints finalement de fuir leur cité d'Halicarnasse quand celle-ci est tombée, ou encore qui sont intégrés depuis longtemps à l'Empire perse et redoutent les retrouvailles avec leurs lointains compatriotes comme les habitants de Gordyène (région du sud de l'Arménie qu'Alexandre a longée pour arriver à Gaugamèles) qui sont en fait des anciens Grecs eubéens devenus sujets perses descendant des habitants de la cité d'Erétrie capturés par Datis et Artaphernès le jeune en -490, juste avant la bataille de Marathon, dont Hérodote (Histoire VI.119) et Strabon (Géographie, XVI, 1.25) précisent qu'ils ont été employés à collecter le bitume, le sel et le pétrole en Gordyène pour le compte de Darius Ier : tous ces Grecs savent qu'Alexandre ne les épargnera pas s'ils sont vaincus. A l'arrière de ces Grecs, Darius III a intelligemment placé un corps de réserve composé d'Uxiens, de Babyloniens, de Sittakèniens et d'habitants des bords du golfe Arabo-persique, qui épaulera les contingents en difficulté ("Voici quelles étaient les dispositions de Darius III, qui durèrent jusqu'au moment de la bataille selon Aristobule. A l'aile gauche se trouvaient les cavaliers bactriens avec les Dahes [tribu scythe] et les Arachosiens. Près d'eux se confondaient la cavalerie et l'infanterie perses, appuyées par les Susiens et les Kadousiens, depuis la pointe de l'aile gauche jusqu'au milieu du corps de bataille. A l'aile droite se trouvaient les Koilè-Syriens et les Mésopotamiens soutenus par les Mèdes, ensuite les Parthes et les Saces, enfin les Tapuriens et les Hyrcaniens touchant aux Albaniens et aux Saces qui joignaient le centre où Darius III paraissait au milieu de sa famille et des nobles de son Empire, entouré des Indiens, des Cariens exilés et des archers mardes. Les Uxiens, les Babyloniens, les Sittakèniens et les habitants des bords de la mer Erythrée étaient rangés derrière sur une seconde ligne. Darius III avait protégé son aile gauche, face à l'aile droite d'Alexandre, par la cavalerie scythe, mille Bactriens, et cent chars armés de faux. Cinquante autres chars et la cavalerie de l'Arménie et de la Cappadoce étaient devant l'aile droite. Un pareil nombre de chars armés de faux et les éléphants couvraient le centre où Darius III avait encore rassemblé autour de lui les derniers mercenaires grecs qu'il pouvait encore opposer à la phalange macédonienne", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 11.3-7 ; "A l'aile gauche se placèrent environ mille cavaliers bactriens et quatre mille cavaliers d'Arachosie et de Susiane. Bessos était juste derrière avec sept mille cavaliers également de Bactriane. Les Massagètes [tribu scythe] complétaient le dispositif avec deux milles cavaliers. Ensuite, Darius III avait rangé les fantassins par ethnies sans les mélanger. Ariobarzanès et Orontobatès étaient à la tête des Perses, des Mardes et des Sogdiens, ils étaient sous l'autorité d'Orsinès qui descendait des Sept [c'est-à-dire des putschistes qui ont pris le pouvoir en Perse en -522 et ont confié la couronne à Darius Ier] et était apparenté au grand Cyrus II. A leur suite venaient d'autres peuples inconnus même du reste de l'armée, puis Phradatès [coquille de Quinte-Curce ou d'un de ses copistes : il s'agit en fait de Phrataphernès] qui commandait un important détachement de Caspiens et cinquante quadriges, puis les Indiens et certains peuples de la mer Erythrée dont on n'attendait pas grand-chose. Enfin on trouvait d'autres chars munis de faux, des mercenaires grecs, des Arméniens de la Petite Arménie, des Babyloniens, des Bélites, des Cosséens des montagnes, des Gordyens qui étaient des Eubéens ralliés aux Perses et qui depuis avaient oublié leur origine et perdu les usages de leur patrie, des Phrygiens, des Cataoniens [tribu originaire de Cappadoce], et des Parthes installés dans le territoire appelé “Parthie” depuis qu'ils avaient quitté leur Scythie originelle. Voici comment se présentait l'aile gauche. L'aile droite était constituée d'Arméniens de Grande Arménie, de Kadousiens, de Cappadociens, de Syriens et de Mèdes. Cinquante chars munis de faux les accompagnaient", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 12.6-12). Les chefs de cette immense armée, enfin, savent qu'ils ont tout à perdre dans une défaite : le vieux Mazaios dont nous avons déjà parlé, Bessos le satrape de Bactriane à la tête du régiment de chars, Ariobarzanès le satrape de Perse (qui, selon l'hypothèse exposée dans notre paragraphe introductif, est le demi-frère d'Artabaze, ancien hôte de Philippe II comme nous l'avons vu dans notre paragraphe introductif ; selon cette hypothèse Ariobarzanès est l'oncle de Barsine capturée à Damas après la bataille d'Issos, et l'oncle de Pharnabaze qui s'est échappé de sa prison de Kos à l'automne -332 et qui a probablement trouvé refuge en Cappadoce comme nous l'avons dit plus haut), Bouparès le satrape de Babylonie, Apropatès le satrape de Médie (qui commande notamment un régiment de Kadousiens, autre terme pour désigner les Kardouques, aujourd'hui les Kurdes, dont nous avons vu qu'ils ont participé à la bataille d'Issos), Orontobatès le probable ex-satrape de Carie (qui a résisté à Halicarnasse en -334/-333, puis s'est réfugié à Sinope), Mithraustès (ou "Mithropastès" si on admet la conjecture que nous avons exposée dans notre premier alinéa) le probable fils d'Arsitès ex-satrape de Phrygie hellespontique vaincu à la bataille du Granique en -334 (qui s'est également réfugié à Sinope après cette bataille), Barsaentès le satrape d'Arachosie-Drangiane, Satibarzanès le satrape d'Arie, Phrataphernès le satrape de Parthie-Hyrcanie, Orontès le satrape d'Arménie qui descend de Vidarna/Hydarnès (l'un des Sept auteurs du putsch de -522 qui a porté Darius Ier au pouvoir : "L'Arménie passa finalement aux mains des rois syriens [séleucides] qui dominaient la Médie. Son dernier satrape perse fut Orontès, qui descendait d'Hydarnès l'un des Sept", Strabon, Géographie, XI, 14.15 ; Orontès est probablement, selon l'usage paponymique antique, le petit-fils de son homonyme qui a combattu les Dix Mille puis qui s'est révolté contre Artaxerxès III et a trouvé asile à la fin de sa vie sur la côte ouest anatolienne comme allié des Athéniens, sur tous ces épisodes nous renvoyons à notre paragraphe introductif), Orsinès qui descend également d'un des Sept (selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 12.8, on ignore auquel des Sept Orsinès est affilié), Oxathrès le frère de Darius III (qui s'est distingué à Issos, fils de la reine Sisigambis et d'Aboulitès le satrape de Susiane : "Se trouvaient là des Indiens voisins de la Bactriane, des Bactriens et des Sogdiens, les premiers ayant à leur tête leur satrape Bessos. Puis venaient les Saces, tribu scythe d'Asie indépendante mais alliée de Darius III, tous archers à cheval sous le commandement de Mavakès. Barsaentès le satrape d'Arachosie amenait avec lui des Indiens des montagnes. Satibarzanès commandait les Ariens. Les cavaliers de Parthie, d'Hyrcanie et de Tapurie obéissaient à Phrataphernès. Les Mèdes obéissaient à Atropatès, avec les Kadousiens, les Albaniens et les Sacesiniens. Les habitants des bords de la mer Erythrée étaient conduits par Orontobatès, Ariobarzanès et Orsinès. Les Uxiens et les Susiens suivaient Oxathrès fils d'Aboulitès, les Babyloniens ainsi que les Cariens et les Sittakèniens suivaient Bouparès, les Arméniens suivaient Orontès et Mithraustès [ou "Mithropastès" selon la conjecture mentionnée précédemment], les Cappadociens suivaient Ariakès, enfin ceux de Koilè-Syrie et de Mésopotamie suivaient Mazaios", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 8.3-6).


Dès qu'il aperçoit cette armée immense et coordonnée, Alexandre comprend que la bataille sera d'une autre nature que celle d'Issos. Contrairement à son habitude, il ne fonce pas tête baissée dans le tas, mais suit l'avis de Parménion d'organiser une reconnaissance pour découvrir le point faible de l'ennemi avant de l'attaquer ("Alexandre s'avança en ordre de bataille. Les armées n'étaient éloignées que de soixante stades et ne se voyaient pas encore, étant séparées par des hauteurs. Dès qu'Alexandre aperçut les barbares, il fit halte et rassembla les hétaires, les stratèges et les ilarques qui commandaient les troupes alliées et étrangères, afin de demander si on devait tout de suite lancer la phalange sur l'ennemi comme beaucoup le proposaient, ou rester sur place pour prendre le temps d'étudier le site et ses environs, les embuscades, les pièges cachés, les dispositions et l'ordonnance de l'ennemi, comme le conseillait Parménion. L'avis de Parménion l'emporta. L'armée campa en ordre de bataille, tandis qu'Alexandre, prenant avec lui les troupes légères et la cavalerie des hétaires, inspecta les lieux qui devaient être le théâtre du combat", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 9.3-5 ; "[Alexandre] réunit son conseil pour se rassurer ou simplement pour connaître l'avis des autres, et consulter ses officiers sur comment agir. Parménion, le meilleur de ses stratèges, voulut utiliser la ruse au lieu de se battre : on pouvait surprendre les ennemis en pleine nuit, car ces hommes qui avaient des habitudes différentes et ne parlaient pas la même langue auraient forcément des difficultés pour rejoindre leurs rangs dans l'obscurité, surtout si l'alerte les sortait soudain de leur sommeil, alors qu'en plein jour on devrait d'abord soutenir la vue des Scythes et des Bactriens, avec leur barbe, leurs cheveux longs et leur taille gigantesque, or la peur des soldats repose toujours sur d'infimes détails et non sur des arguments sérieux, ensuite étant moins nombreux on risquait d'être encerclés par une telle masses d'adversaires, car ce n'était plus dans les gorges de Cilicie ou dans des maquis impénétrables qu'on se battrait mais dans une grande plaine s'étendant jusqu'à l'horizon. Presque tout le monde fut d'accord avec Parménion, dont Polyperchon qui trouva que ce plan était certainement le meilleur moyen d'obtenir la victoire", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 13.3-7). L'entente entre les deux hommes ne dure cependant pas : Parménion proposant d'attaquer Darius III de nuit, Alexandre lui répond abruptement qu'une bataille de nuit n'aurait pas le même impact pour les Grecs que pour Darius III même en cas de victoire grecque, et surtout serait plus hasardeuse parce que dans l'obscurité on ne différencie plus ami et ennemi (on se souvient par exemple de la tentative ratée de désenclaver le réduit athénien devant Syracuse par Démosthénès une nuit de l'été -413, dont Thucydide, Guerre du Péloponnèse VII.44, raconte la terrible fin) et parce qu'en cas d'enlisement ou de défaite les Grecs se retrouveraient seuls en plein milieu de la Mésopotamie à la merci de populations locales que Darius III pourrait aisément retourner (autrement dit : "Nous devons vaincre en plein jour, sinon nous mourrons tous" : "On dit que Parménion se rendit à la tente d'Alexandre pour lui conseiller d'attaquer les Perses durant la nuit, l'ombre et la surprise ne pouvant qu'augmenter le désordre chez l'ennemi. Mais Alexandre à haute voix, et de manière à être entendu de ceux qui l'entouraient, répondit : “Ce serait honteux de dérober la victoire : c'est ouvertement et non par une ruse que je veux triompher”. Ce propos relève davantage du réalisme que de l'orgueil, à mon avis. Dans les combats de nuit en effet, plein d'incertitudes, un accident imprévu peut arriver qui, funeste au plus fort, accorde soudain la victoire au plus faible. La valeur d'Alexandre ne devait s'exposer qu'au grand jour. Si Darius III avait été vaincu dans une attaque nocturne, il n'en aurait conçu aucune humiliation. Si au contraire les Macédoniens avaient été repoussés, l'ennemi connaissant parfaitement les lieux dont il disposait, les Grecs engagés en terrain inconnu auraient dû se défendre non seulement contre les vainqueurs mais encore contre les prisonniers dont la multitude aurait pu les accabler, non seulement en cas d'échec mais même en cas d'avantage peu marqué", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 10.1-4 ; "Le roi regarda [Parménion] […] : “Tu me conseilles d'agir comme un brigand ou un voleur qui ne cherche qu'à tromper les gens. Mais je ne peux plus supporter que l'absence de Darius III, ou l'étroitesse d'un défilé, ou une attaque nocturne, porte ombrage à ma gloire. Mon intention est d'attaquer au grand jour. Je préfère une défaite honteuse à une victoire déshonorante”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 8-9). Les auteurs anciens précisent bien qu'Alexandre, derrière ses esbroufes de conquérant sûr de sa victoire et aspirant à la gloire ("[Alexandre] passa la nuit suivante sans réussir à s'endormir, comparant dans son esprit la multitude effrayante des Perses avec le petit nombre de ses soldats, pensant aux dangers qu'il courait et à l'importance de la bataille qui allait se livrer", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.56 ; "Alexandre exhorta ses soldats à ne pas s'effrayer de la multitude des barbares, ni de leur haute stature, ni de leur couleur, car c'était la troisième fois qu'ils combattraient cet ennemi que la fuite avait rendu moins redoutable et qui, en marchant à nouveau au combat, portait dans l'âme le décourageant souvenir de ses défaites et de son sang versé à grands flots sur les deux précédents champs de bataille : l'armée de Darius III comptait plus d'hommes, mais la sienne comptait plus de soldats. Il acheva en méprisant cette armée brillante d'or et d'argent, constituée davantage pour les enrichir que pour leur résister, car c'est du fer et non de l'éclat des armes que dépendent les victoires", Justin, Histoire XI.13), craint en réalité sa défaite et mise à quitte ou double : comme d'autres conquérants des siècles futurs, Alexandre est un joueur, un inconscient indifférent à la vie des hommes qu'il entraîne derrière lui, il espère une victoire sans véritable raison, sinon que s'il est vainqueur il entrera dans les livres d'Histoire, et s'il est vaincu il trouvera la mort d'une façon ou d'une autre et n'aura donc plus à regretter quoi-que-ce-soit ni à subir les reproches de quiconque ("Les Macédoniens n'étaient pas rassurés. Ils passèrent la nuit dans l'angoisse de la bataille imminente. Plus soucieux qu'il ne l'avait jamais été, Alexandre convoqua Aristandros pour qu'il adressât aux dieux des vœux et des prières. Vêtu de blanc, tenant des herbes à la main, la tête voilée, il dicta au roi les formules destinées à obtenir la faveur de Zeus, d'Athéna et de Victoire [personnification latine de la victoire souhaitée contre Darius III]. Quand le sacrifice fut accompli selon les rites, le roi se retira enfin dans sa tente pour finir sa nuit. Mais il ne put dormir ni même se reposer : tantôt il voulut lancer l'armée du haut de la colline sur l'aile droite des Perses, tantôt l'attaquer de front, se demandant parfois s'il devait plutôt foncer sur l'aile gauche. Il finit par s'endormir profondément, physiquement épuisé par les soucis qui l'accablaient", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 14-17 ; "[Alexandre] s'endormit néanmoins aux premières lueurs du jour, si profondément que le soleil s'élevant sur l'horizon ne le réveilla pas. Ses Amis prirent d'abord cet assoupissement comme un bon signe, pensant que le roi acquérait des forces par le sommeil et serait plus dispos au cours de l'action. Mais la matinée s'avança, et Parménion le plus ancien de ses favoris ordonna de sa propre initiative qu'on se préparât au combat. Les autres Amis du roi, se rassemblant dans sa tente, eurent de la peine à le réveiller. Comme ils étaient tous curieux de savoir la cause d'un si profond assoupissement, Alexandre leur répondit que le soin avec lequel Darius III avait regroupé toutes ses forces dans un même lieu, avait soulagé son imagination, car cela permettrait de mettre fin en une unique journée aux grands périls et aux longues épreuves", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.56 ; "Alexandre, accablé de fatigue, s'endormit soudain avant l'action, alors que ses soldats n'attendaient plus que lui. Parménion le réveilla avec difficulté. Ses officiers s'étonnant de le voir ainsi s'abandonner au sommeil dans un moment de danger alors qu'il se reposait à peine dans les situations de sécurité, il leur répondit : “A mes vives inquiétudes, ont succédé le calme et la confiance, car je peux désormais vaincre toutes les forces de Darius III en une fois alors que si elles étaient restées divisées elles auraient peut-être prolongé la guerre”", Justin, Histoire XI.13). Darius III est bien conscient de la position de faiblesse de son adversaire, puisque selon Quinte-Curce il l'expose clairement à ses soldats avant la bataille (et nous n'avons aucune raison de douter de l'authenticité de son discours : "Ayez seulement la volonté de vaincre [c'est Darius III qui parle à son armée]. Ne craignez pas la réputation [des ennemis]. Ce qui vous effraie, c'est leur audace que vous prenez pour du courage : à la première piqûre, elle se dissipe comme on le voit chez les insectes privés de leur dard. Cette plaine révèle la faiblesse de leurs effectifs qui faisaient illusion dans les montagnes de Cilicie. Regardez : les rangs sont peu serrés, les ailes espacées, le front clairsemé, complètement dégarni, les derniers rangs sont à l'envers et montrent déjà le dos. […] Si nous gagnons cette bataille, nous gagnons la guerre : en effet ils n'ont aucun endroit où se réfugier, l'Euphrate et le Tigre les retiennent prisonniers. L'avantage qu'ils avaient autrefois sur nous s'est retourné contre eux : notre armée est mobile, libre de ses mouvements, tandis qu'ils sont encombrés de butin. […] Quoi qu'en pensent les lâches et les poltrons, Alexandre n'est qu'un homme comme les autres et, croyez-moi, un aventurier et un fou qui jusqu'à aujourd'hui doit son succès davantage à notre frayeur qu'à son courage. Rien n'est durable sans le support de la raison. La chance qui sourit aux aventuriers finit toujours par les abandonner. Le monde change vite, et les faveurs de la fortune ne sont jamais assurées", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 14.13-16). Selon Plutarque, nous sommes onze jours après l'éclipse observée dans la nuit du 20 au 21 septembre -331 ("Au mois de boedromion, à l'époque de la fête des Mystères à Athènes, une éclipse de lune eut lieu. Onze nuits après cette éclipse, les deux armées se trouvèrent face-à-face", Plutarque, Vie d'Alexandre 31), autrement dit la bataille de Gaugamèles a lieu très précisément le 1er octobre -331 ou, pour utiliser le calendrier attique, au milieu du mois de boedromion sous l’archontat d’Aristophane (en poste entre juillet -331 et juin -330 : "Les Perses ont été battus à Marathon le 6 du mois de boedromion [en -490], le 3 à Platée et à Mycale [en -479], et le 26 à Arbèles", Plutarque, Vie de Camille 19). Cette date a été confirmée récemment par la traduction de la tablette 330 mentionnée plus haut de l’Astronomical diaries and related texts from Babylonia de l’Académie autrichienne des Sciences de Vienne : à la ligne 15 recto, on y lit en effet que la bataille se déroule le 24 du mois d’ululu de l’an 5 de Darius III, c’est-à-dire fin septembre -331.

  

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