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La campagne du Croissant Fertile

(automne -333 à automne -331)

La bataille de Gaugamèles


Les prévisions de Darius III s'avèrent fondées : Alexandre reprend sa disposition du Granique et d'Issos, c'est-à-dire sa phalange au centre, la cavalerie de Parménion à gauche, et lui-même à la tête de sa propre cavalerie à droite. Les auteurs anciens précisent qu'à l'aile droite l'Agèma (escadron royal d'élite) est commandée par Kleitos (celui qui a sauvé la vie à Alexandre au Granique), Philotas dirige le reste de la cavalerie dans laquelle on retrouve aussi Hégélochos l'ex-amiral de la flotte qui a vaincu les Perses en mer Egée (on ne peut pas s'empêcher de penser qu'en séparant ainsi Philotas et Hégélochos de Parménion placé à l'autre bout du dispositif, Alexandre s'assure qu'ils ne le trahiront pas, ne tenteront pas de fuir pour mettre à exécution leur projet de putsch égyptien que nous avons raconté plus haut), dans la phalange on retrouve Nicanor l'autre fils de Parménion à la tête des argyraspides (nous avons vu à la fin de notre paragraphe précédent que ces "argyraspides/porteurs de boucliers d'argent" sont probablement la nouvelle appellation des hypaspistes, ainsi désignés à cause de l'argent prélevé dans le butin de la bataille d'Issos qui recouvre désormais leurs boucliers), Perdiccas et Méléagre côte-à-côte, Polyperchon, Koinos, et Cratéros l'ami d'enfance d'Alexandre sont à l'extrême gauche (c'est-à-dire à côté de la cavalerie de Parménion : est-ce pour obliger Cratéros et Parménion à combattre ensemble comme au Granique et à Issos et oublier leur hostilité mutuelle ? ou est-ce pour que Cratéros surveille les mouvements de Parménion et garantisse qu'il ne trahira pas ?), Erigyios l'autre ami d'enfance d'Alexandre est aussi au côté de Parménion ("[Alexandre] plaça à l'aile droite l'escadron du noir Kleitos, puis celui des Amis sur sept lignes sous le commandement de Philotas fils de Parménion. Derrière eux se trouvait le bataillon des argyraspides qui devait sa réputation à l'éclat de ses boucliers et à sa valeur, commandé par Nicanor l'autre fils de Parménion. A côté d'eux étaient les gens d'Elimeia [au sud de la Macédoine, où Philippe II a recruté ses premiers compagnons à l'époque du règne de son frère Perdiccas III, comme nous l'avons vu dans notre paragraphe introductif] conduits par Koinos. Ensuite venaient les gens d'Orestide [région à l'ouest de celle d'Elimeia] et de Lynkestide [autour du lac Lynkos à l'ouest de la Macédoine, aujourd'hui le lac Prespa, frontière entre l'Albanie, la République indépendante de Macédoine et la Grèce] sous les ordres de Perdiccas, suivi par le régiment de Méléagre, puis Polyperchon le commandant des Stymphaliens [vivant autour de la cité de Stymphaia, région frontalière d'Epire, au sud du fleuve Aliakmon, face à la région d'Elimeia], puis Philippe fils de Balakros, enfin Cratéros qui fermait l'infanterie. La cavalerie [de l'aile gauche] était constituée de tous ceux qu'on avait tirés du Péloponnèse et de l'Achaïe, de la Phtiotide et des côtes du golfe Maliaque, de la Locride et de la Phocide, qui avaient tous pour commandant Erigyios de Mytilène, ainsi que des Thessaliens de Philippe qui surpassaient tous les autres en bravoure et en agilité", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.57 ; "Alexandre disposa son armée dans l'ordre suivant. Sa droite était composée de la cavalerie des hétaires : au premier rang l'escadron royal sous les ordres de Kleitos fils de Dropiros, ensuite celles de Glaukios, d'Ariston, de Sopolidos fils d'Hermodoros, d'Hérakleidos fils d'Antiochos, de Démétrios fils d'Althaiménos, de Méléagre, et enfin d'Hégélochos. Philotas fils de Parménion eut le commandement général de cette cavalerie. Elle était appuyée sur l'infanterie formée de la phalange macédonienne : on y distinguait l'Agèma, les hypaspistes [ancien nom des argyraspides] conduits par Nicanor fils de Parménion, les bataillons de Koinos fils de Polémocratos, de Perdiccas fils d'Orontos, de Méléagre fils de Néoptolème, de Polyperchon fils de Simmios, d'Amyntas fils de Philippe qui, envoyé en Macédoine pour y chercher des recrues, avait été remplacé jusqu'alors par Simmias. A la gauche de la phalange se trouvait la troupe de Cratéros fils d'Alexandre. Parménion fils de Philotas dirigeait toute la cavalerie des alliés sous les ordres d'Erigyios fils de Larichos, celle des Thessaliens sous les ordres de Philippe fils de Ménélaos, et celle des Pharsaliens qui était l'élite thessalienne", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 11.8-10 ; "Les cavaliers de l'Agèma étaient rangés à l'aile droite, sous les ordres de Kleitos. Juste derrière étaient disposés les escadrons de Philotas, entouré des autres commandants de cavalerie. Ensuite dans la phalange on trouvait le régiment de Méléagre et les argyraspides sous les ordres de Nicanor fils de Parménion. Le régiment de Koinos, puis les Orestes et les Lynkestes qui constituaient les réserves. Derrière eux venaient Polyperchon puis les troupes mercenaires nouvellement arrivées commandées par Philippe fils de Balakros en l'absence d'Amyntas. Telle était l'aile droite. A l'aile gauche, Cratéros avait sous ses ordres les cavaliers venus du Péloponnèse, ainsi que les Achéens, les Locriens et les Maliens. Les cavaliers thessaliens fermaient la marche sous le commandement de Philippe", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 13.26-29 ; "Parménion fut chargé de défendre l'aile gauche comme d'habitude, Alexandre prit place à l'aile droite", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 13.35). Mais Alexandre prend trois initiatives lourdes de conséquences, qui réduiront finalement les soigneux calculs de Darius III. D'abord, pressentant que la masse perse exercera à un moment ou un autre une pression plus forte en un point précis de son dispositif, qu'il ne peut pas deviner à l'avance, il imite son adversaire en conservant un corps à l'arrière, dans lequel on retrouve les Agriens qui ont joué un rôle si important à la bataille d'Issos, ainsi que les Péoniens commandés par un nommé "Arétès" qui s'apprête à jouer également un rôle de premier plan, destiné à renforcer les régiments qui seront en difficulté ("Tel était le front de la bataille. Derrière s'étendait une seconde ligne mobile dont les chefs avaient ordre d'intervenir si les Perses tentaient d'envelopper l'armée, en étendant ou resserrant leur phalange au besoin. A droite près des troupes royales étaient disposés la moitié des Agriens sous les ordres d'Attale, ensuite les archers macédoniens sous les ordres de Brison, soutenus par les vieilles troupes étrangères conduites par Cléandros. Devant les Agriens se trouvaient la cavalerie légère et les Péoniens commandés par Arétès et Ariston, en avant se trouvait la cavalerie étrangère commandée par Ménidas. Le front de cette aile droite était couvert par l'autre moitié des Agriens, par les hommes de traits et les frondeurs sous les ordres de Balakros, face aux chars armés de faux. Ménidas et sa troupe eurent l'ordre de prendre l'ennemi en flanc s'il cherchait à les tourner. Telle était la disposition de l'aile droite. A gauche, sur un front oblique, on trouvait les Thraces de Sitalkès, la cavalerie alliée conduite par Koeranos et celle des Odryses [tribu trace] par Agathon fils de Tyrimmas, en avant la cavalerie des étrangers mercenaires sous les ordres d'Andromachos fils d'Ieronos, l'infanterie thrace couvrait les bagages. Toute l'armée d'Alexandre comptait sept mille cavaliers et quarante mille hommes de pied", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 12.1-5 ; "Pour éviter d'être encerclé, Alexandre disposa des bonnes troupes à l'arrière. Il retira aussi des renforts en première ligne qu'il plaça sur les côtés de façon à ne pas gêner les manœuvres de dégagement si l'ennemi tentait de déborder l'armée. Il y avait là des Agriens sous les ordres d'Attale et des archers crétois. Les derniers rangs tournaient le dos, de sorte que l'armée pouvait s'engager de tous les côtés. Il y avait également des Illyriens, des mercenaires et des Thraces armés légèrement. La ligne de bataille était assez mobile pour que les derniers rangs pussent pivoter face à l'ennemi, et éviter ainsi d'être pris à revers. Les premiers rangs étaient donc aussi bien protégés que les côtés, qui eux-mêmes étaient aussi bien protégés que les derniers rangs", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 13.30-32). Ensuite, adaptant la fameuse technique consistant à ouvrir la porte juste au moment où l'assaillant se précipite dessus de toutes ses forces pour que, emporté par son élan, il aille se fracasser contre le mur à l'autre bout de la pièce, il ordonne à ses troupes de s'écarter au moment où les chars à faux chargeront, pour qu'ils épuisent leur énergie dans le vide et soient plus faciles à vaincre à revers ("[Alexandre] lança les recommandations suivantes : si les barbares criaient en lançant leurs chars à faux, on devrait s'écarter et les laisser filer sans rien dire, ainsi ces chars ne causeraient aucun dommage puisqu'ils ne trouveraient personne sur leur passage, si au contraire les barbares les lançaient en silence on devrait pousser des cris pour effrayer les chevaux et les cribler de traits de chaque côté", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 13.33 ; "Pour parer l'attaque des chars à faux, il ordonna à toute son infanterie de frapper bruyamment les épées sur les boucliers pour que les chevaux à leur approche fussent effrayés et retournassent vers leur lieu de départ, et que s'ils s'obstinaient à avancer, d'ouvrir les rangs pour leur céder le passage et se préserver de tout péril", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.57). Enfin, surtout, Alexandre reçoit la visite d'un transfuge qui l'informe de la présence des pieux que Darius III a dissimulés sous le sable face à l'aile droite grecque ("Un transfuge nommé ‟Bion” courut à toute vitesse prévenir le roi que Darius III avait enfoncé dans le sol des pointes de fer à l'endroit où il supposait qu'Alexandre lancerait sa cavalerie, et balisé le parcours pour que ses hommes ne se laissassent pas surprendre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 13.36) : Alexandre décide en conséquence que, dès que les hostilités seront engagées, il conduira son aile droite non pas directement vers l'aile gauche ennemie comme au Granique et à Issos, mais loin vers la droite pour contourner ces pieux ("Alexandre déplaça le front vers la gauche pour éviter les pièges signalés par le transfuge, et aussi pour pouvoir lancer son attaque sur l'aile commandée par Darius III", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.1 ; "Alexandre campé à Arbèles fut averti que Darius III avait aménagé des chausse-trapes entre les deux camps. En conséquence, Alexandre ordonna à son aile droite de le suivre vers la droite pour les éviter", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.17), ce qui obligera l'aile gauche perse à s'étirer dangereusement dans la même direction pour éviter d'être débordée.


1 : Le combat commence par la charge du régiment de chars à faux de Bessos de l'aile gauche perse. C'est un carnage du côté grec, les troupes ne respectant pas l'ordre d'Alexandre de se reculer à leur passage, et tétanisés par la brutalité de l'assaut ("Dès que les deux armées furent proches, les trompettes sonnèrent des deux côtés, et les hommes leur répondirent en criant. Aussitôt les chars armés de faux partirent à toutes brides et provoquèrent une vraie terreur chez les Macédoniens […] Tous les soldats de la phalange macédonienne se mirent à frapper leurs armes sur leurs boucliers suivant l'ordre du roi, ils produisirent un bruit épouvantable, effarouchant un grand nombre de chevaux qui firent demi-tour en fonçant avec leurs chars sur les Perses, puis ils s'écartèrent comme prévu pour laisser passer ceux qui continuèrent en ligne droite, qu'ils percèrent de traits. Mais certains chars trompèrent cette défense, et causèrent de terribles dégâts dans les rangs qu'ils traversèrent. Les tranchants des faux et des fers aux roues étaient si affutés que, conjugués à la vitesse, ils provoquèrent immanquablement la mort sous des formes différentes : les uns eurent le bras sectionné portant encore leur bouclier, les autres eurent la tête coupée de façon si subite que, roulée à terre, ils ouvraient encore les yeux en exposant leur identité, d'autres encore furent tranchés par le milieu du corps et moururent sans avoir senti le coup", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.58 ; "[Darius III] ordonna à Bessos de lancer les cavaliers massagètes contre l'aile droite d'Alexandre en obliquant, avec les chars à faux qui se tenaient devant : ils devaient foncer tous en même temps sur l'ennemi. Les cochers se précipitèrent donc à bride abattue pour provoquer le plus de victimes. Personne ne s'attendait à un assaut aussi brutal. Déchiquetés par les lances qui dépassaient largement le timon ou par les faux qui partaient de chaque côté, les Macédoniens s'enfuirent dans toutes les directions au lieu de reculer progressivement", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.2-4). Dans le même temps, Mazaios opère un grand arc de cercle pour aller contourner l'aile gauche grecque et prendre contact avec les prisonniers perses qu'Alexandre a laissés à l'arrière du front, espérant que ceux-ci se soulèveront d'eux-mêmes et grossiront la confusion dans les rangs grecs ("Mazaios à l'aile droite [perse] se jeta avec l'élite de sa cavalerie sur celle des ennemis, qu'il renversa en grand nombre. Puis il envoya rapidement au-delà deux mille Kadousiens et mille cavaliers scythes, pour qu'ils aillent aller piller le camp adverse. Ces derniers remplirent leur mission : se jetant soudainement dans le camp des Macédoniens, ils y trouvèrent le secours de quelques prisonniers scythes qui les aidèrent à se saisir des armes étrangères qu'on avait déposées là et à emporter d'autres provisions de guerre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.59). Parménion comprend immédiatement la manœuvre et envoie demander du renfort à Alexandre ("Mazaios augmenta encore la confusion en envoyant mille cavaliers piller les bagages de l'armée ennemie, pensant que les prisonniers gardés avec ces bagages briseraient leurs chaînes en voyant les leurs approcher. Parménion, à l'aile gauche, comprit la situation. Il envoya Polydamas prévenir le roi du danger", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 5-6 ; "Mazaios, à l'aile droite [perse], avec un corps considérable de cavaliers choisis, poussa vivement les ennemis face à lui. Parménion à la tête de la cavalerie thessalienne, et d'autres braves qui s'étaient joints à lui, soutinrent courageusement leur effort. Mais les effectifs très supérieurs de Mazaios accablèrent par leur poids la cavalerie grecque, de sorte qu'après un long carnage mettant Parménion dans une situation inégale et périlleuse, celui-ci envoya demander par quelques cavaliers un prompt secours à Alexandre", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.60). Mais Alexandre qui a commencé son mouvement vers la droite ne veut rien entendre, car pour lui la tête seule est importante : il faut atteindre Darius III, et la bataille sera gagné, car cela désorganisera toute l'armée perse et la disloquera immédiatement, tout le reste n'est que péripéties et ne mérite pas qu'on s'y attarde ("Alexandre inclina sur sa droite, obligeant les Perses à suivre son mouvement en étendant leur aile gauche. La cavalerie scythe en profita pour atteindre l'autre extrémité du front d'Alexandre. Celui-ci les ignora, il continua son mouvement", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 13.1-2 ; "Le roi répondit à Polydamas après l'avoir écouté : “Va dire à Parménion que si nous remportons la victoire, non seulement nous retrouverons nos bagages, mais nous récupérerons aussi ceux de l'ennemi. Donc aucune raison de dégarnir le front. Qu'il n'attache aucune importance à la perte des bagages et se batte avec courage en songeant à moi et à mon père Philippe II”", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.7 ; "Parménion dépêcha à Alexandre pour l'avertir que le camp et les bagages seraient perdus s'il n'y envoyait pas immédiatement un puissant secours. Alexandre venait de donner au corps qu'il commandait le signal de la charge : “Va dire à Parménion, dit-il au messager, que son trouble l'empêche de juger sainement des choses, il oublie que si nous remportons la victoire, non seulement nous retrouverons nos bagages, mais nous récupérerons aussi ceux de l'ennemi, et si nous sommes vaincus nous n'aurons plus à nous préoccuper des bagages et des prisonniers mais à mourir honorablement en accomplissant les plus grands actes de courage”", Plutarque, Vie d'Alexandre 32 ; "Lors du dernier combat qu'Alexandre donna contre Darius III, à Arbèles, un grand nombre de Perses ayant tourné l'armée macédonienne se jeta sur leur bagage et le pilla. Parménion demanda du secours à Alexandre, qui lui répondit : “Nous ne devons pas diviser notre phalange, mais combattre fermement les ennemis : si nous sommes vaincus nous n'aurons plus besoin de bagage, et si nous sommes vainqueurs nous retrouverons le nôtre et gagnerons celui des ennemis”", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.6).


2 : Sur l'aile gauche grecque, la confusion est à son comble : Parménion est désormais attaqué par Mazaios, par le gros de l'armée perse qui suit, et à l'arrière par les régiments que le même Mazaios a envoyés libérer les prisonniers (qui ne se privent pas de participer au combat dès qu'ils sont débarrassés de leurs chaînes et réarmés : "Le front ayant été élargi, une partie de la cavalerie indienne et perse avait percé jusqu'aux bagages des Macédoniens, et y avait causé un désordre extrême. Les Perses y accablaient les Grecs surpris, sans armes, qui n'avaient jamais pensé que l'on pût rompre les deux lignes les séparant de l'ennemi. En supplément, les prisonniers qu'ils gardaient s'étaient retournés contre eux. Les chefs de la seconde ligne, à la nouvelle de ce désordre, avaient fait volte-face, et prenant les Perses à dos en avaient tué certains embarrassés dans les bagages et en avaient mis d'autres en fuite", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 14.5-6 ; "Les barbares mirent sens dessus-dessous les bagages de l'armée. Les prisonniers se libérèrent après avoir tué la plupart des gardiens, prirent tout ce qu'ils trouvèrent pour se défendre et, étroitement mêlés aux cavaliers, attaquèrent les Macédoniens qui durent ainsi affronter deux dangers à la fois", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.9). En bon empiriste, Alexandre revient sur sa décision de ne pas aider Parménion : il lui envoie les Péoniens d'Arétès en renfort ("Un officier d'Alexandre, Ménidas, arriva avec quelques escadrons pour sauver les bagages, sans qu'on sache s'il agit ainsi de lui-même ou sur ordre du roi. Incapable de résister à l'attaque des Kadousiens et des Scythes, il n'insista pas et retourna auprès du roi, pour assister au pillage qu'il s'était engagé à réprimer. Sous le coup de la déception, Alexandre changea alors de plan : craignant avec raison que les soldats arrêtassent le combat pour récupérer leurs affaires, il envoya les sarissophores sous les ordres d'Arétès attaquer les Scythes", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.12-13 ; "Alexandre poursuivi son effort à la tête de son aile droite, il ordonna à Arétès de se porter sur la cavalerie ennemie prête à la tourner", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 14.1). Sur le côté droit de la phalange, après la violence du premier assaut, les Grecs retrouvent leurs esprits et appliquent la tactique ordonnée par Alexandre avant la bataille : quand Bessos lance ses chars à faux, ils se retirent pour le laisser passer ("Les barbares ébranlèrent contre Alexandre les chars armés de faux pour rompre sa phalange, mais leur espoir fut trompé. En effet, dès qu'ils s'ébranlaient, les Agriens et les frondeurs de Balakros lançaient sur les conducteurs une grêle de traits, les précipitaient des chars, saisissaient les rênes et tuaient les chevaux. Quelques-uns traversèrent les rangs qui s'étaient ouverts à leur passage suivant l'ordre d'Alexandre : ils ne reçurent et ne provoquèrent aucun dommage, ils tombèrent au pouvoir des hypaspistes et des hippocomes ["ƒppokÒmoj", écuyer assistant le cavalier]", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 13.5-6). Dans le feu de l'action, ils improvisent même un nouveau moyen de défense : ils se retirent en se regroupant et en tendant leurs lances bien alignées pour former des sortes de murs de pics, les chevaux de Bessos sont ainsi canalisés entre ces murs, et quand leurs cochers tentent de les rediriger vers les Grecs ils refusent d'obéir par peur de se blesser, ils se rebellent contre leurs maîtres, ruent, cassent les chars, renversent leurs occupants, se précipitent les uns contre les autres ("Les chars, après avoir mis en déroute les premiers rangs, foncèrent sur la phalange. Mais remis de leurs frayeurs, les Macédoniens s'écartèrent devant eux. Ils rapprochèrent leurs lances pour former une sorte de palissade : de part et d'autre ils frappèrent le flanc des chevaux qui se jetaient imprudemment sur eux, et se glissèrent ensuite derrière les chars pour renverser les occupants. Chevaux et cochers tombèrent en masse. Affolés, les chevaux refusèrent d'obéir. En secouant la tête, certains arrivèrent à se débarrasser du joug et même à renverser les chars. Les bêtes blessées traînaient les cadavres de leurs congénères, trop effrayées pour s'arrêter et trop faibles pour avancer", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.14-16). Mais surtout, Bessos, au lieu de renouveler ses assauts sur cette aile droite grecque, commet l'erreur de continuer sa route vers la gauche pour aller épauler Mazaios ("Alexandre ayant envoyé Ménidas contre l'ennemi, la cavalerie des Scythes et des Bactriens intervint en plus grand nombre. Alexandre la chargea avec le corps d'Arétès, les Péoniens et les étrangers. Les barbares plièrent. Des Bactriens accourant à leur secours les ramenèrent au combat, qui devient sanglant. Les Macédoniens perdirent beaucoup de monde, l'ennemi ayant sur eux l'avantage du nombre, et la cavalerie scythe celui des armes défensives", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 13.3-4 ; "Arétès tua le chef des Scythes occupé à piller les bagages, puis serra de près les ennemis qui cédèrent à la panique. Mais les Bactriens, envoyés par Darius III, retournèrent la situation : dès la première attaque, les Macédoniens furent écrasés, beaucoup se replièrent pour chercher refuge près d'Alexandre. Alors les Perses poussèrent un cri de victoire et foncèrent furieusement sur leurs adversaires, croyant avoir brisé toute résistance", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.18-19).


3 : Le changement de front de Bessos crée un grand vide sur l'aile droite grecque, qu'Alexandre s'empresse d'exploiter : il s'engouffre entre le gros de l'infanterie perse à sa gauche et les cavaliers perses qui le suivaient vers la droite, et fonce en direction de Darius III ("A peine Alexandre vit-il s'ouvrir les premiers rangs des barbares après le départ d'Arétès, qu'il se précipita de ce côté. Formant un coin avec la cavalerie des hétaires et la phalange, il fondit à pas redoublés et à grands cris sur Darius III. La mêlée dura peu. Alexandre et sa cavalerie pressèrent les Perses de toutes parts, les frappèrent au visage. La phalange serrée, hérissée de fer, les accabla", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 14.2-3 ; "A l'aile droite, la décision des Bactriens de partir attaquer du côté des bagages créa un vide : Alexandre se jeta sur les lignes clairsemées et progressa en tuant de nombreux ennemis", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15-20 ; "Alexandre ordonna à son aile droite de le suivre vers la droite pour éviter [les chausse-trappes]. Darius III envoya alors sa cavalerie vers sa gauche, et en fut bientôt séparé. Alexandre se jeta dans cette ouverture", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.17 ; "[Alexandre], à la tête des meilleurs éléments de son escadron royal, se dirigea droit vers la personne de Darius III", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.60). Il atteint presque son but, en tuant le conducteur du char du Grand Roi ("[Les Grecs] qui tremblaient un instant plus tôt reprirent le combat avec un enthousiasme et une confiance remarquables, surtout quand le cocher de Darius III, assis devant lui pour conduire les chevaux, fut tué d'un coup de lance", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.28 ; "Le Grand Roi de Perse soutint courageusement cette attaque [d'Alexandre], lançant des traits depuis son char sur tous ceux qui s'avançaient vers lui. Mais les deux rois furent de plus en plus proches, et Alexandre se jugeant à portée de Darius III lui lança un trait qui le manqua et frappa le conducteur du char", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.60). Cet exploit provoque une panique du côté perse, comme à Issos : on croit que Darius III est atteint, ou qu'il se prépare à fuir pour préserver sa vie, on crie, on s'agite, on court dans tous les sens, et bientôt on jette les armes, tout cela crée un nuage de poussière, dans lequel Darius III s'éclipse ("Tous ceux qui entouraient le Grand Roi de Perse poussèrent aussitôt un grand cri, ceux qui étaient plus loin crurent que le Grand Roi venait d'être tué. Ces derniers commencèrent à s'enfuir, tous les rangs se défilèrent les uns après les autres, de sorte que la garde royale fut rapidement isolée. L'armée ne se voyant plus soutenue, se disloqua d'elle-même et se dispersa totalement. La poussière s'élevant des pieds des hommes et des pattes des chevaux, ajoutée à celle que provoquèrent les troupes d'Alexandre en poursuivant le vaincu, empêcha de voir de quel côté Darius III se repliait. On n'entendit qu'un bruit confus de cris d'hommes, de sabots de chevaux et de coups de fouet", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.60 ; "On dit que Darius III, dégainant son poignard, hésita entre une mort glorieuse et une fuite déshonorante. Du haut de son char, il rougissait d'abandonner son armée qui se battait toujours et pesait les chances qui lui restaient de s'en tirer, quand les Perses commencèrent à reculer et à rompre les rangs. Alexandre, qui avait changé de cheval après en avoir fatigué plusieurs, frappait au visage ceux qu'il croisait ou dans le dos ceux qui s'enfuyaient. La bataille devint une boucherie. Alors Darius III sur son char prit la fuite à son tour. Le vainqueur talonna le fuyard, mais le nuage de poussière qui monta dans le ciel empêcha de voir quoi que ce fût : il avança au hasard, comme en pleine nuit, en essayant de se diriger au son de la voix ou à un signal, bientôt on n'entendit plus que le bruit des rênes qui fouettaient les chevaux tirant le char", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.30-33 ; "Les plus braves et les plus attachés au Grand Roi se firent tuer devant lui, et en tombant les uns sur les autres ils empêchèrent l'ennemi de le poursuivre, saisissant les Macédoniens en tombant, s'accrochant même aux pattes des chevaux. Darius III fut alors menacé du plus affreux danger : ses cavaliers étaient renversés devant lui, l'empêchant de tourner son char pour se retirer, les roues étant par ailleurs bloquées par les nombreux morts. Ses chevaux, disparaissant presque derrière ces piles de cadavres, devinrent nerveux, se cabrèrent, n'obéirent plus au frein. Il abandonna alors son char et ses armes, monta sur une jument qui venait de mettre bas, et prit précipitamment la fuite", Plutarque, Vie d'Alexandre 33 ; "Darius III sentit redoubler une terreur qu'il éprouvait depuis longtemps, il céda à Alexandre et fuit le premier", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 14.3). Pour l'anecdote, c'est à ce moment que la tradition signale dans le ciel un aigle censé annoncer la victoire d'Alexandre ("Dans l'entourage d'Alexandre on vit ou on crut voir un aigle voler tranquillement au-dessus de sa tête, sans s'inquiéter du bruit des armes ou des cris des mourants. Pendant un temps on l'aperçut qui planait autour du cheval sans prendre son envol. Le devin Aristandros, en vêtement blanc, une branche de laurier à la main droite, montra aux hommes en train de se battre l'oiseau qui annonçait incontestablement la victoire", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.26-27 ; "Le devin Aristandros qui, vêtu de blanc et une couronne d'or sur la tête, marchait à cheval à côté [d'Alexandre], montra aux soldats un aigle qui volait au-dessus de la tête du roi en direction de l'ennemi. Cet augure remplit de courage tous ceux qui le virent : ils s'exhortèrent, ils s'animèrent les uns les autres, la cavalerie courut à l'ennemi, et la phalange se déploya dans la plaine comme les vagues d'une mer agitée", Plutarque, Vie d'Alexandre 33).


4 : L'urgence est de rétablir l'aile gauche. Alexandre laisse partir Darius III : c'est la scène fameuse qu'on retrouvera dans d'innombrables livres et films futurs, où Alexandre est tiraillé entre perdre l'Empire en regardant Darius III s'enfuir, ou perdre la bataille et finalement la vie en s'épuisant à le poursuivre tandis que Parménion avec le gros de l'armée grecque sont massacrés. Il revient dare-dare vers cette aile gauche pour porter secours à Parménion et à Arétès qui sont près de succomber ("Parménion envoya prévenir Alexandre du danger où il se trouvait et lui demanda du secours. Alexandre cessa de poursuivre l'ennemi et revint vivement à la tête des hétaires pour bloquer l'aile droite des barbares", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 15.1 ; "Mazaios avait lancé contre les Macédoniens une vigoureuse attaque et mis le désordre dans leurs rangs. Ayant l'avantage du nombre, il commençait à les encercler quand Parménion prévint Alexandre du danger où il se trouvait : si les secours n'arrivaient pas à temps, il ne pourrait éviter la débandade. Le roi se trouvait à une certaine distance, il allait rattraper le fuyard [Darius III], quand cette mauvaise nouvelle lui parvint. Il ordonna à ses cavaliers de s'arrêter, de même qu'à l'infanterie, et se plaignit en grinçant des dents qu'on lui arrachait la victoire, et que Darius III avait plus de chance dans la fuite que lui dans sa poursuite", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 16.1-3 ; "Il est vraisemblable que [Darius III] n'aurait pas échappé à la poursuite d'Alexandre, si dans le même temps n'était pas arrivé un nouveau courrier de Parménion réclamant du secours au roi parce qu'une grande partie des ennemis tenait encore ferme et ne paraissait pas vouloir céder", Plutarque, Vie d'Alexandre 33). Mais la nouvelle de la fuite de Darius III a été plus vite qu'Alexandre : elle a provoqué la panique dans les rangs des Perses de Mazaios et Bessos, certains se sont même convaincus que Darius III était mort et que la bataille était déjà perdue ("Les Perses comme les Macédoniens crurent que le Grand Roi était mort. Les parents de Darius III et ses gardes du corps, par leurs lamentations, semèrent la confusion parmi les Perses qui avaient encore toutes les chances de l'emporter", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 15.28-29 ; "Mazaios apprit la défaite du Grand Roi. Bien qu'il eût l'avantage, il se laissa effrayer par les malheurs des siens et attaqua plus mollement les Macédoniens qui étaient en mauvaise posture", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 16.4). Parménion aidé par Arétès a rassemblé les Grecs, les a lancés contre les Perses ébranlés ("Sans chercher à savoir pourquoi le combat s'arrêtait de lui-même, Parménion saisit sans tarder l'occasion de remporter la victoire. Il rassembla les cavaliers thessaliens et leur dit : “Voyez ces hommes qui nous attaquaient furieusement il y a un instant, brusquement pris de panique : notre roi a sûrement remporté la victoire ! Les cadavres des Perses couvrent toute la plaine, alors qu'attendez-vous ? Allez-vous reculer devant les fuyards ?”. L'explication paraissant plausible, l'espoir ranima même ceux qui renonçaient déjà. Poussant leurs chevaux, ils foncèrent sur les ennemis qui se mirent à reculer non pas progressivement mais à toute allure", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 16.4-6 ; "La cavalerie perse qui avait tourné les Macédoniens à droite, fut mise en déroute par Arétès, qui commit un grand carnage", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 14.3 ; "Mais [Parménion] se servit si bien de la souplesse de la cavalerie thessalienne, qu'il parvint finalement à disperser les barbares ébranlés par la nouvelle de la fuite de Darius III", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.60), qu'il a réussi à repousser (en provoquant la fuite de Mazaios vers la Babylonie : "Au lieu de s'enfuir droit devant lui, Mazaios prit un chemin plus long et moins dangereux : il traversa le Tigre et pénétra en Babylonie avec les restes de l'armée vaincue", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 16.7). Il a envoyé un nouveau messager pour prévenir Alexandre de ce redressement de situation ("[Alexandre] s'inquiétait pour son aile gauche qu'il croyait toujours en train de se battre et avait décidé de revenir sur ses pas pour lui porter secours. Il se trouvait sur le chemin du retour quand des cavaliers vinrent lui annoncer de la part de Parménion que la victoire était acquise aussi de ce côté", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 16.19). On devine facilement que ce message (dont le contenu se résume à : "Je t'ai demandé de l'aide tout à l'heure, mais finalement je n'en ai plus besoin"), quand il arrive, exaspère grandement Alexandre qui vient de laisser échapper Darius III et qui n'entretenait déjà pas des bonnes relations avec Parménion ("On reproche généralement à Parménion d'avoir montré dans cette bataille de la lenteur et de la lâcheté, soit parce que la vieillesse a affaibli son audace comme le prétend Callisthène, soit parce qu'il ne supportait plus la puissance et l'orgueil d'Alexandre et était jaloux de sa gloire", Plutarque, Vie d'Alexandre 33), d'autant plus qu'en revenant sur ses pas il croise involontairement la route d'un groupe d'ennemis en fuite qui, plus nombreux, manquent de le tuer ainsi qu'Héphestion, Koinos, Perdiccas ("[Alexandre] tomba sur une partie de la cavalerie ennemie qui fuyait, composée des Parthes, des Indiens et des Perses les plus braves. Le choc fut terrible car les barbares, se retirant en ordre de marche et en masse, combattirent Alexandre non plus à coups de javelots ou en développant leurs manœuvres accoutumées, mais en le pressant de front et de tout le poids de leur choc, combattant en désespérés, comme des gens qui ne disputent plus la victoire mais leur propre vie. Soixante hétaires périrent dans cette action, Héphestion fut blessé ainsi que Koinos et Ménidas. Mais finalement Alexandre l'emporta", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 15.1 ; "C'est en ramenant l'armée [vers l'aile gauche de Parménion] qu'Alexandre courut le plus grand danger. En effet les quelques hommes qui l'accompagnaient avançaient en désordre, déjà fiers de la victoire, croyant que tous les ennemis étaient en fuite ou morts au combat, quand soudain un escadron de cavaliers surgit devant eux. Ceux-ci s'arrêtèrent d'abord, puis, voyant que les Macédoniens n'étaient pas nombreux, foncèrent droit sur eux. Le roi marchait en tête, par ignorance du danger plus que par bravade. La chance qui l'accompagnait dans les moments difficiles ne l'abandonna pas : le chef de l'escadron était si impatient de se battre qu'il se jeta imprudemment sur Alexandre qui le transperça d'un coup de lance et le désarçonna. Il tua avec la même arme le premier qui s'approchait, puis beaucoup d'autres. Les Amis du roi attaquèrent à leur tour la patrouille, qui se dispersa. Mais les Perses défendirent chèrement leur vie. L'affrontement fut sans doute plus violent dans cette rencontre impromptu qu'au cours d'une bataille rangée. Finalement, considérant à la nuit tombée que la fuite était préférable au combat, les barbares s'éloignèrent en désordre", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 16.20-25 ; "Si [Alexandre] avait cédé à la peur quand il rencontra le détachement de cavalerie, il aurait fui honteusement malgré sa victoire ou péri lamentablement. D'autre part, ne refusons pas à ses officiers les éloges qui leur reviennent, dont les blessures attestèrent la bravoure : Héphestion reçut un coup de lance dans le bras, Perdiccas, Koinos, Ménidas faillirent être tués par des flèches", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 16.30-32).


Dans notre précédent paragraphe, nous avons dit que la bataille du Granique s'apparentait à toutes les batailles ordinaires qui jusqu'alors avaient opposé Perses et Grecs depuis environ cent quarante ans, alors que celle d'Issos était à placer au même niveau supérieur que la victoire grecque de Salamine en -480, un basculement (ou, pour reprendre le terme grec, une "crisis/krisij", soit un "moment de décision, de jugement, de dénouement, de résultat", qui a donné en français le mot "crise/moment où on passe d'un état à un autre") de l'Histoire engageant toute une région du monde dans une nouvelle voie. Nous pouvons dire que la bataille de Gaugamèles doit être considérée comme un événement encore plus exceptionnel, de même importance et de même nature que la prise de Babylone par le Perse Cyrus II en octobre -539 ou que la défaite de la dernière flotte grecque face au Romain Octave à Actium en septembre -31, signifiant la naissance d'un nouvel Empire-monde. Sur un plan militaire, le résultat reste mitigé. Certes la tactique d'Alexandre s'est révélée juste une fois de plus : en visant directement Darius III au lieu de s'attarder à ferrailler contre le grouillot perse, il a désorganisé l'adversaire et provoqué sa fuite. Certes beaucoup de Perses sont tombés dans l'affrontement, dont peut-être, selon certains historiens modernes, Bouparès le satrape de Babylonie, qui laisse de facto sa place à Mazaios réfugié à Babylone. Mais, outre que les Perses se sont bien battus, causant des blessures graves aux proches d'Alexandre parmi lesquels Héphestion, Perdiccas et Koinos ("On ne compta que cinq cents Macédoniens tués, mais le nombre des blessés fut beaucoup plus élevé, dont les plus considérables furent le somatophylaque Héphestion atteint d'un coup de lance dans le bras, les stratèges Perdiccas, Koinos, Ménidas, et quelques autres encore. Telle fut l'issue du combat d'Arbèles", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.61), et de nombreux morts parmi lesquels certainement Hégélochos l'ex-amiral de la flotte et putschiste avorté (puisque lors de son procès en -330 Philotas rappellera qu'Hégélochos "est mort à la guerre", selon Quinte-Curce, Historie d'Alexandre le Grand, IV, 11.4, or nous avons vu plus haut qu'Hégélochos est présent à Gaugamèles, et il n'apparaîtra plus dans les récits des auteurs anciens à partir de cette date), on reste sur un goût d'inachevé à cause du cafouillage de Parménion qui a paniqué trop vite face à la très bonne prestation du vieux Mazaios sur l'aile gauche grecque. Alexandre a bien tenté, après le repli de Mazaios, de revenir en vitesse vers la droite pour rattraper Darius III, mais trop tard : si les vainqueurs ont gagné des bagages et des chameaux ("[Alexandre] retourna vers l'aile droite. L'avantage obtenu y avait été maintenu par la valeur de la cavalerie thessalienne, qui rendit la sienne inutile. Il se mit donc à la poursuite de Darius III. Il ne s'arrêta qu'à la nuit, pendant que Parménion chassait les fuyards de l'autre côté. Alexandre, après avoir passé le fleuve Lycos, y campa pour abreuver chevaux et soldats. Parménion s'empara du camp des barbares, de tous les bagages, des éléphants et des chameaux", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 15.3-4), s'ils ont gagné Arbèles où ils entrent le jour suivant ("Alexandre, ayant laissé reposer sa troupe, partit vers le milieu de la nuit pour Arbèles, où il espérait surprendre Darius III et tous ses trésors. Il y arriva le lendemain, après avoir poursuivi les fuyards sur six cents stades. Darius III avait traversé Arbèles sans s'y arrêter, mais il y avait laissé ses trésors, son char et ses armes, dont Alexandre s'empara", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 15.5 ; "Alexandre reçut la soumission d'Arbèles. La cité renfermait la vaisselle royale et un riche trésor s'élevant à quatre mille talents, sans compter les tissus précieux", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, V, 1.10), en revanche ils ont perdu le Grand Roi. Tout semble donc à refaire, on doit se préparer à une nouvelle bataille. Mais celle-ci n'aura jamais lieu. Car sur le plan politique, les conséquences de Gaugamèles sont immenses. Darius III effectivement, comme après sa défaite à Issos, ne témoigne d'aucun découragement et prépare déjà une nouvelle revanche avec les Immortels qui lui restent, les nouvelles troupes levées dans les satrapies non conquises, les mercenaires grecs dont le sort lui est lié ("Darius III, vaincu dans la plaine d'Arbèles, passa dans les satrapies supérieures de son Empire pour trouver dans l'éloignement le temps et la tranquillité nécessaires au rétablissement de son armée. Il séjourna d'abord à Ecbatane de Médie, où il recueillit tous ceux qui avaient fui, il leur donna de nouvelles armes pour remplacer celles qu'ils avaient perdues. Il leva aussi des nouvelles troupes dans les provinces voisines, et il envoya à Bactres et dans les provinces encore plus reculées des officiers de sa Cour pour demander aux satrapes qui les gouvernaient de lui demeurer fidèles", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.64 ; "Darius III se retira précipitamment à travers les montagnes de l'Arménie vers les Mèdes, accompagné des Bactriens échappés à l'ennemi, des Perses alliés à sa famille, et de quelques mélophores ["mhlofÒroj", qualificatif désignant chacun des dix mille hommes constituant la garde royale d'où est extrait le régiment d'élite des mille Immortels, reconnaissables par le fait qu'ils portent/forÒj une lance garnie d'une pomme/mÁlon d'or ou d'argent], il fut rejoint par deux mille mercenaires étrangers sous le commandement du Phocéen Paron et de l'Etolien Glaukos", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 16.1-2 ; "Darius III était arrivé à Ecbatane […]. Il avait d'abord pensé se rendre de là en Bactriane mais, craignant qu'Alexandre l'y précédât dans sa marche rapide, il changea de programme et de destination. Alexandre était à quinze cents stades, mais sa vitesse de manœuvre était telle que Darius III estima qu'il ne gagnerait rien à chercher un abri : il renonça à fuir, et décida de se battre. Son infanterie comptait encore trente mille fantassins, dont quatre mille Grecs qui montrèrent jusqu'au bout une fidélité absolue à son égard, on comptait environ quatre mille frondeurs et archers, et les trois mille trois cavaliers bactriens commandés par le satrape Bessos", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, V, 8.1-5), et les délégués d'Agis III arrivés juste à ce moment qui - détail tragique - sont désormais contraints de rester en Asie auprès de lui puisqu'Antipatros a repris la situation en mains en Grèce (et que les Spartiates avec Agis III ont été écrasés à Mégalopolis : "Les Spartiates, en délégation officielle auprès de Darius III, [rejoignirent] les mercenaires grecs à la solde des Perses après la défaite du Grand Roi", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VI, 5.7). Darius III sait que, contraint de nourrir sa nombreuse armée, Alexandre descendra forcément vers le sud, vers la Babylonie, où les ressources alimentaires sont plus faciles à trouver qu'au nord : c'est donc au nord, en Médie, à Ecbatane, qu'il se replie ("Le vaincu prit la route de la Médie, pensant qu'Alexandre suivrait celle de Suse et de Babylone parce qu'il y trouverait des vivres et plus de facilités dans sa marche : Babylone et Suse étaient le prix de la victoire, tandis que la route de la Médie était difficile à tenir pour une grande armée", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 16.2). Il sait aussi que si on laisse pourrir les choses, le mécontentement grandira parmi les soldats de cette nombreuse armée grecque, fatigués de leur périple et/ou fragilisés par des difficultés d'approvisionnement : il faut donc persister dans la voie du diviser-pour-mieux-régner, envoyer encore des lettres de conciliation à l'un en même temps que des incitations à la rébellion aux autres, et utiliser ce temps mort pour reformer une armée ("Les résolutions de Darius III étaient les suivantes. Sûr qu'Alexandre s'arrêterait à Suse et à Babylone, Darius III attendrait en Médie les nouveautés ["neèteroj"] qui ne manqueraient pas de se produire dans les affaires du conquérant. Et s'il était poursuivi par l'armée victorieuse, il fuirait en Parthie, en Hyrcanie ou même jusqu'en Bactriane, en ravageant tout le pays pour ôter à l'ennemi les moyens de prolonger sa poursuite. Il envoya en conséquence les femmes et les bagages de sa suite vers les Portes caspiennes, et s'arrêta à Ecbatane avec les quelques troupes qu'il avait pu ramasser", Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 19.1-2). Ayant lui-même constaté à Issos et à Gaugamèles que le transport d'un gros bagage, peu importe sa nature, est un handicap, il se réjouit qu'Alexandre soit alourdi par l'énorme butin pris au lendemain de ces deux batailles, tandis que les Perses appauvris par leurs défaites sont contraints pour survivre de renouveler la technique de guérilla qui jadis au milieu du VIème siècle av. J.-C. a permis à Cyrus II de vaincre Astyage et de partir à la conquête du monde ("[Darius III] synthétisa la situation : “Alexandre se rendra sûrement dans les grandes cités et sur les meilleures terres où ses hommes sont certains de ne manquer de rien. Ses soldats et lui veulent un riche butin à portée de main. C'est donc une excellente chose car pendant ce temps nous pourrons gagner des régions désertiques avec des troupes légères. Les provinces éloignées du royaume n'ont pas souffert, et c'est facile d'y puiser de nouvelles forces pour la guerre. L'ennemi est avide, laissons-le s'emparer du trésor royal et satisfaire sa fringale d'or longtemps contenue : il tombera ainsi dans nos filets. L'expérience a montré que les objets de luxe, les concubines et les bataillons d'eunuques ne sont qu'une gêne et retardent l'armée. Si Alexandre se laisse encombrer à son tour, il sera battu à cause de ce qui lui a valu la victoire naguère”. Tout le monde fut alarmé par ce propos, qui signifiait que Babylone serait sacrifiée avec tous ses trésors, et que le vainqueur ne tarderait pas à prendre Suse puis les autres joyaux du royaume, enjeux de la guerre. Le Grand Roi ajouta : “Après un échec, on doit arrêter les beaux discours et se résoudre au nécessaire : pour faire la guerre on a besoin de fer et non d'or, d'hommes et non de maisons. C'est ainsi que nos ancêtres, après leurs défaites, ont toujours retrouvé leur grandeur”. Ils le suivirent ensuite en Médie, par conviction ou par obéissance", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, V, 1.3-9). Pour réaliser cette reconquête, Quinte-Curce rappelle que la Bactriane à elle seule compte des effectifs mobilisables équivalents aux pertes récentes ("Occupant un tiers de l'Asie, [la Bactriane] avait assez d'hommes pour compenser les pertes subies par Darius III", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, V, 10.3). Darius III est par ailleurs conforté par le constat que jusqu'ici les ralliements à Alexandre ont été rares. A l'exception de Mithrénès le phrourarque de Sardes qui s'est rendu au vainqueur du Granique en -334 pour conserver ses privilèges, de l'anonyme satrape de Koilè-Syrie qui a livré la suite royale à Parménion au lendemain d'Issos en -333 avant d'être assassiné par un membre de son entourage, et de Mazakès le satrape d'Egypte totalement isolé sur le continent africain qui a attendu la chute de Gaza pour renoncer à son titre et dont le nom disparait ensuite dans les récits des historiens antiques, tous les autres dignitaires perses sont restés fidèles à leur Grand Roi : Arsitès le satrape de Phrygie hellespontique a préféré se suicider plutôt que se soumettre à Alexandre, Spithridatès le satrape de Lydie a défendu son bien jusqu'à la mort au Granique, Atizyès le satrape de Haute-Phrygie et Arsamès le satrape de Cilicie ont agi de même à Issos, le gouverneur Batis a agi de même à Gaza, Orontobatès le satrape de Carie a résisté à Halicarnasse, puis à Sinope, puis à Gaugamèles, même Artabaze, qui a pourtant vécu un temps à Pella et qui sera bientôt le beau-père d'Alexandre (via sa fille Barsine capturée dans la suite royale après Issos, avec laquelle Alexandre va engendrer Héraclès), s'est battu du côté perse à Gaugamèles. Mais le feu sacré est éteint. La perte effective de tout l'ouest de l'Empire, la perte annoncée de Babylone et de Suse, la perspective d'un retour à une vie modeste pour animer une guérilla comme aux premiers temps de Cyrus II, plombe les esprits. Certains commencent à se demander si Darius III est à la hauteur des enjeux, et s'ils n'auraient pas intérêt à le trahir tout de suite. Darius III ne voit-il pas les regards fuyants et les réunions impromptues qui se multiplient autour de lui ? Refuse-t-il de les voir ? Son baratin en tous cas ne prend plus, ses jours sont comptés. Le premier coup, celui qui donnera le signal du régicide à tous les autres, sera celui du vieux Mazaios qui, désarmé et fatigué de fuir, décidera bientôt d'offrir à Alexandre ce que les Dix Mille en -401 ont manqué : il abandonnera son Grand Roi et ouvrira les portes de Babylone aux troupes grecques sans tenter la moindre résistance.



  

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