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Le débarquement

Bataille du Granique

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La Cilicie

Bataille d’Issos

Le temps perdu

Parodos

Acte I : Origines

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Le temps gagné

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© Christian Carat Autoédition

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La campagne d’Anatolie

(printemps -334 à automne -333)

Le débarquement à Abydos (printemps -334)


L’armée qu’Alexandre a débarquée à Abydos (40°11'43"N 26°24'23"E) est une petite armée. Selon Ptolémée fils de Lagos, ami d’enfance d’Alexandre et futur roi d’Egypte, elle se limite à trente mille hommes et cinq mille cavaliers : les mêmes chiffres seront repris par l’historien Arrien au IIème siècle ("Au commencement du printemps [-334], Alexandre laissa le gouvernement de la Macédoine et de la Grèce à Antipatros, et se dirigea vers l’Hellespont. Son armée était composée de trente mille hommes, hoplites et soldats de traits armés à la légère, et de plus de cinq mille cavaliers", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 11.3). Selon Callisthène, neveu d’Aristote et chroniqueur d’Alexandre au moment du débarquement en Asie, elle compte quarante mille fantassins et quatre mille cavaliers ("Selon [Callisthène], Alexandre passa en Asie avec quarante mille fantassins et quatre mille cinq cents cavaliers", Polybe, Histoire, XII, fragment 19.1). Selon Aristobule, qui participe aussi à l’épopée alexandrine, elle compte trente mille hommes et quatre mille cavaliers. Selon l’historien Anaximène de Lampsaque, autre contemporain d’Alexandre, elle compte quarante-trois mille hommes et cinq mille cinq cents cavaliers (Aristobule et Anaximène sont cités par Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre I.3). Selon l’historien Diodore de Sicile au Ier siècle av. J.-C., elle compte trente mille fantassins et quatre mille cinq cents cavaliers ("Ensuite [Alexandre] passa en revue toutes les troupes qu’il avait amenées. On comptait treize mille hommes d’infanterie macédonienne, sept mille alliés et cinq mille mercenaires, tous sous le commandement de Parménion. Ils étaient suivis de cinq mille Odryses, Triballes et Illyriens, et cinq mille archers agriens. Soit en tout environ trente mille fantassins. La cavalerie était composée de dix-huit cents Macédoniens commandés par Philotas fils de Parménion, et d’autant de Thessaliens commandés par Callas fils d’Harpale. Le reste des troupes grecques, soit six cents hommes, avait Erigyios pour capitaine. Cassandre était à la tête des Thraces de Péonie, soit neuf cents hommes armés légèrement et destinés à la course. Soit en tout quatre mille cinq cents cavaliers. Voilà l’armée avec laquelle Alexandre entra en Asie", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.17). Selon l’historien Justin au IIIème siècle, qui s’appuie sur l’Histoire philippique de l’historien gallo-romain Trogue-Pompée du Ier siècle, elle compte trente-mille fantassins et quatre mille cinq cents cavaliers ("Trente-deux mille fantassins, quatre mille cinq cents cavaliers, et cent quatre-vingt-deux navires composaient toute son armée : voilà avec quelles forces il subjugua l’univers, laissant l’admiration partagée entre l’audace de l’entreprise et le prodige de l’exécution", Justin, Histoire XI.6). De plus, c’est une armée sans moyens, pour laquelle la défaite signifierait l’anéantissement ou la dissolution, parce que derrière elle les guerres de Philippe II puis d’Alexandre ont laissé la Grèce en général, et la Macédoine en particulier, dans un état financier exsangue. Selon Alexandre lui-même, dans son discours à ses soldats révoltés à Opis en -324, la dette de la Macédoine est alors de cinq cents talents ("A la mort de Philippe II, le trésor royal renfermait à peine quelques vases d’or et quelques talents, et il était grevé d’une dette de cinq cents talents. J’en ai emprunté encore presque la moitié, je vous ai tirés de la Macédoine qui pouvait à peine suffire à votre subsistance, et je vous ai ouvert l’Hellespont à la vue des ennemis qui étaient maîtres de la mer", Arrien, Anabase d’Alexandre, VII, 9.6 ; "De la vaisselle en bois, des boucliers en osier tressé, de la rouille sur les épées : voilà quelle était toute la richesse de l’armée quand je l’ai reçue, et je ne parle même pas de la dette de cinq cents talents alors que le trésor royal n’en comptait pas plus de soixante. C’est de là que je suis parti pour imposer mon autorité, avec l’aide des dieux, sur la plus grande partie de la terre", Quinte-Curce, Histoire d’Alexandre le Grand, X, 2.23-24). Selon le philosophe Onésicrite, autre compagnon de route d’Alexandre, ce dernier a dû encore creuser la dette de deux cents talents pour former le contingent qu’il dirige contre les Perses. Selon l’historien Douris de Samos, qui écrit au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C., Alexandre ne dispose que d’un ravitaillement de trente jours au moment où il débarque en Asie. Selon Aristobule déjà cité, repris par l’historien Phylarque dans la seconde moitié du IIIème siècle av. J.-C., il ne dispose que de soixante-dix talents pour solder son armée ("Les historiens qui avancent les chiffres les plus bas disent qu’[Alexandre] avait trente mille fantassins et cinq mille cavaliers lors de son départ pour l’Asie, ceux qui avancent les chiffres les plus hauts les portent à trente-quatre mille fantassins et à quatre mille cavaliers. Aristobule prétend qu’il n’avait pas plus de soixante-dix talents pour l’entretien de son armée. Selon Douris de Samos, il n’avait des vivres que pour un mois. Onésicrite assure qu’il avait emprunté deux cents talents pour cette expédition", Plutarque, Vie d’Alexandre 15 ; "L’or des Perses, répandu dans les mains des démagogues de chaque cité, agitait le Péloponnèse. Les trésors de Philippe II étaient épuisés, et en supplément, selon Onésicrite, les finances étaient obérées d’une dette de deux cents talents. Dans une aussi grande pénurie, au milieu de pareils désordres, un jeune homme à peine sorti de l’enfance osa espérer conquérir Babylone et Suse, ou plutôt rêver la monarchie universelle, et cela, le croirez-vous ! en s’appuyant sur trente mille fantassins et quatre mille cavaliers. Il n’en avait pas d’avantage, selon Aristobule. Le roi Ptolémée porte l’infanterie également à trente mille hommes, et la cavalerie à cinq mille. Anaximène compte quarante-trois mille fantassins et cinq mille cinq cents cavaliers. Enfin […] il possédait en numéraire soixante-dix talents selon Aristobule, et, selon Douris, des provisions de bouche pour trente jours seulement", Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre I.3). Dans un court dialogue entre Alexandre et Perdiccas, dont l’authenticité est certes discutable - c’est peut-être un trait de propagande fabriqué par les partisans de Perdiccas après -323, à l’époque où celui-ci tentera de s’accaparer l’héritage du conquérant -, Alexandre lui-même reconnaît que sa seule richesse est "l’espoir" de remporter une victoire rapide pour renflouer ses caisses ("[Alexandre] n’avait des vivres que pour trente jours de marche, selon Phylarque, et au rapport d’Aristobule il était réduit à soixante-dix talents. Il n’en partagea pas moins entre ses compagnons la plus grande partie des biens de son domaine et des revenus de la couronne. Seul Perdiccas n’accepta rien de ces largesses, et lui demanda même ce qu’il se réservait. Alexandre répondit : “L’espoir”. “Eh bien, conclut Perdiccas, nous le partagerons ensemble : il n’est pas juste que je m’enrichisse avec tes trésors alors que ceux de Darius III nous attendent”", Plutarque, Sur la fortune d’Alexandre II.11).


Face à un agresseur aussi faible numériquement et fragile financièrement, on comprend que le Grand Roi Darius III ne ressente pas le besoin de s’engager personnellement, et se contente de laisser ses autorités locales anatoliennes, au premier rang desquelles se trouvent Arsitès le satrape de Phrygie hellespontique et Spithridatès le satrape de Lydie et d’Ionie, gérer seules la situation. Darius III est parfaitement informé sur les motivations et la détermination d’Alexandre, mais il ne croit pas à la réussite de ce débarquement : à ses yeux, il ne s’agit que d’un incident de frontière semblable à ceux du passé, qui doit être résolu par une simple opération de police de proximité, comme les intrusions régulières de cavaliers scythes en Sogdiane, comme les révoltes égyptiennes que ses prédécesseurs ont dû mâter au cours des Vème et IVème siècles av. J.-C., ou plus récemment comme le débarquement de Parménion à Abydos en -336 qui n’a pas été couronné de succès (nous renvoyons ici à la fin de notre paragraphe introductif), un incident périphérique qui de toute façon ne remettra pas en cause la permanence de l’Empire perse. On comprend pareillement pourquoi ces autorités locales anatoliennes n’ont pas profité de leur écrasante supériorité navale pour empêcher Alexandre de traverser l’Hellespont et de rejoindre Parménion à Abydos (selon Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 11.6, les Grecs ont traversé l’Hellespont sur une flotte de qualité médiocre, composée de seulement cent soixante trières et quelques navires de transport ou marchands réquisitionnés pour l’occasion ; Justin, Histoire XI.6, donne une estimation équivalente avec cent quatre-vingt-deux navires au total ; face à cette flotte grecque, selon Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 18.5, les Perses alignent quatre cent navires, dont une grande partie sont montés par des Phéniciens et des Chypriotes réputés pour leurs compétences maritimes similaires à celles des meilleurs marins grecs). Diodore de Sicile affirme que si les Perses ne sont pas intervenus au moment du débarquement grec, c’est parce que leur armée est très lente dans ses déplacements, et qu’elle est arrivée trop tard ("Les satrapes et les généraux perses ne purent empêcher le débarquement des Macédoniens car ils se rassemblèrent trop tard", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.18), mais cette affirmation n’est pas recevable, d’abord parce que l’armée perse qui va bientôt batailler contre Alexandre au Granique n’est pas une masse énorme constituée de troupes venues de tous les coins les plus reculés de l’Empire mais un contingent réduit composé de troupes autochtones levées sur les populations anatoliennes soumises, de mercenaires grecs et de cavaliers perses servant à la garde ordinaire des satrapes, et ensuite parce que cette armée perse est déjà sur place, et elle est déjà organisée, depuis que l’année précédente en -335 elle a combattu efficacement Parménion au point de le refouler sur sa base de départ à Abydos. Autrement dit, si Alexandre n’a rencontré aucune résistance au moment de son débarquement, ce n’est pas parce que les Perses sont arrivés trop tard, mais parce qu’ils ont délibérément choisi de ne pas l’affronter. Les historiens hellénophones et hellénophiles Diodore de Sicile et Arrien s’ingénient à abaisser l’intelligence des Perses en rapportant un dialogue entre le mercenaire grec Memnon de Rhodes et Arsitès le satrape de Phrygie hellespontique lors de la réunion que ce dernier organise à Zéleia (site non localisé) avec tous les décideurs militaires perses : à Arsitès qui préconise un assaut frontal contre l’envahisseur, Memnon propose la tactique de la terre brûlée pour priver Alexandre de tout ravitaillement et un débarquement en Macédoine pour "transporter la guerre d’Asie en Europe" (formule reprise à Darius III, que celui-ci a utilisée l’année précédente en -335 pour exprimer sa volonté de reprise en mains de l’Anatolie, et d’abord sa résolution à refouler Parménion à la mer, comme nous l’avons vu aussi à la fin de notre paragraphe introductif : "Les satrapes et les généraux perses ne purent empêcher le débarquement des Macédoniens car ils se rassemblèrent trop tard. Enfin ils se consultèrent sur la manière de résister à l’ennemi. Memnon de Rhodes, célèbre par son savoir-faire militaire, conseilla de ne pas s’opposer frontalement aux Macédoniens, et proposa de ravager toute l’étendue du pays qui se trouvait sur leur passage afin de les arrêter par le manque de vivres. Il demanda aussi que l’on envoyât vers la Macédoine toutes les forces de terre et de mer possibles, pour transporter ainsi la guerre d’Asie en Europe. Cet avis était le plus sage, comme allait le montrer la suite des événements, mais il ne fut pas apprécié par les autres généraux, qui le jugèrent indigne de la dignité des Perses. L’opinion contraire prévalut donc. On rassembla les troupes éparses, et l’armée asiatique devenue plus nombreuse que celle des Macédoniens avança en Phrygie hellespontique. Elle campa sur les bords du fleuve Granique", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.18 ; "Les généraux de l’armée perse, Arsamès, Rhéomithrès, Pétènès, Niphatès, Spithridatès le satrape de Lydie et d’Ionie, Arsitès l’hyparque de Phrygie hellespontique, qui campaient près de Zéleia avec la cavalerie perse et l’infanterie grecque à la solde de Darius III, tinrent conseil après avoir appris le débarquement d’Alexandre. Memnon de Rhodes fut d’avis de ne pas hasarder la bataille contre les Macédoniens, supérieurs en infanterie et soutenus par le regard de leur souverain alors que celui des Perses était absent. Il proposa de faire fouler aux pieds de la cavalerie et de détruire tous les fourrages, d’incendier toutes les moissons, de ne pas même épargner les cités côtières, de manière à priver Alexandre de tout moyen de subsistance et à le forcer à la retraite. Mais Arsitès se leva : “Je ne souffrirai pas qu’on brûle une seule habitation du pays où je commande”. Cet avis prévalut, les Perses soupçonnant Memnon de ne chercher qu’à conserver ses grades en prolongeant la guerre”", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 12.8-10). Il est facile a posteriori, comme le font Diodore de Sicile et Arrien, de dire que Memnon avait raison contre Arsitès, mais la vérité est que la tactique consistant à laisser les Grecs débarquer pour ne pas risquer un combat naval et à les anéantir définitivement lors d’un unique et décisif combat terrestre est aussi pertinente que celle de Memnon consistant à profiter de la grande profondeur de l’Empire perse pour attirer l’ennemi toujours plus loin et le vaincre par épuisement. On comprend bien les motivations de l’un et de l’autre. Memnon raisonne en militaire qui veut défendre le plus longtemps possible ses avantages personnels qu’il tire de la guerre : comme les Perses, il sait qu’Alexandre a besoin d’une victoire rapide pour renflouer ses caisses, il calcule donc qu’en refusant la bataille il épuisera lentement mais sûrement les réserves d’Alexandre, et gardera son commandement - et tous les privilèges qui y sont attachés - tant qu’Alexandre ne sera pas vaincu, ce qui arrivera de toute façon quand celui-ci aura épuisé ses dernières forces. Arsitès de son côté raisonne en satrape qui veut conserver sa satrapie : en vainquant Alexandre et tous les Grecs qui l’accompagnent dans une unique bataille terrestre, il préserve du pillage les champs, les silos, les étables de son territoire, par les récoltes et les troupeaux qu’ils renferment il s’assure donc de pouvoir payer l’impôt annuel au Grand Roi (condition indispensable pour être reconduit dans sa fonction de satrape l’année suivante : "Tous les ans, le Grand Roi passe en revue les troupes mercenaires et les mobilisés dans le lieu indiqué pour le rassemblement, les garnisons en sont seules exemptées. Le Grand Roi inspecte en personne les troupes voisines de sa résidence, et confie l’inspection de celles qui en sont éloignées à des officiers dévoués. Les commandants de places, les chiliarques, les satrapes dont les troupes sont complètes, les escadrons bien montés, les bataillons bien armés, sont comblés d’honneurs et de biens. Au contraire les gouverneurs territoriaux qui ne surveillent pas les commandants de garnisons, ou qui se rendent coupables de malversations, sont punis sévèrement, cassés et remplacés. […] S’il constate qu’une province est habitée, bien cultivée, enrichie de toutes les plantations et productions dont le sol est susceptible, il agrandit le territoire du gouverneur, il le comble de présents, il lui accorde une place d’honneur à sa Cour, si au contraire il voit un pays inculte et peu peuplé, que ce soit à cause de ses vexations ou de sa négligence, il punit sévèrement le gouverneur, le destitue et le remplace", Xénophon, Economique 4), et en supplément il calcule qu’il deviendra un personnage de premier plan dans la région puisqu’ayant ainsi vidé la Grèce de ses individus les plus belliqueux il pourra retourner l’armée perse contre l’Europe, et pourquoi pas refaire la campagne de Xerxès Ier de jadis - pour accomplir l’ordre de Darius III de "transporter la guerre d’Asie en Europe" - et la réussir, et obtenir tous les honneurs de Darius III en lui offrant ce que Mardonios en -479, face à des Grecs alors en pleine possession de leurs moyens, n’a pas su offrir au Grand Roi d’alors. Il faut ajouter que, même si on applique la tactique de la terre brûlée comme le veut Memnon, rien ne garantit qu’Alexandre tombera finalement après un mois, après deux mois, après trois mois : l’expédition des Dix Mille est encore dans toutes les mémoires, et on a vu à cette occasion que les Grecs sont bien capables de résister à la disette, au désert et à la neige, à l’effort guerrier, en plein cœur de l’Empire, et de regagner la mer sans trop de dommages après avoir tout pillé sur leur passage. Laisser les Grecs commettre des ravages, ou ravager soi-même les terres avant que les Grecs le fassent, n’est pas une assurance de victoire finale, au contraire cela provoquera immanquablement la colère du Grand Roi, qui en punira les responsables en leur retirant leurs titres ou même en les condamnant à mort. Le dialogue entre Arsitès et Memnon, contrairement à ce que laissent sous-entendre Diodore de Sicile et Arrien, a certainement dû être très court, parce qu’Arsitès et les autres Perses n’ont rien à gagner à appliquer le stratagème proposé par Memnon, ensuite parce qu’ils n’ont aucune raison véritable de craindre une défaite (répétons encore une fois que l’année précédente, en -335, le même contingent perse a réussi à refouler Parménion vers Abydos : pourquoi le même Parménion et son jeune roitelet Alexandre serait-il donc plus dangereux en -334 qu’en -335 ?), enfin parce que Memnon n’est pas un égal d’Arsitès mais un simple mercenaire grec, dont on peut certes écouter les conseils, mais qui de toute façon n’a aucune autorité sur les grandes orientations de la politique internationale perse ni même sur les décisions stratégiques à l’échelle d’une satrapie (voire même un homme qu’on soupçonne d’avoir des préoccupations bassement opportunistes et de vouloir "conserver ses grades en prolongeant la guerre", selon Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 12.10 précité) : ce dialogue entre Arsitès et Memnon n’a probablement pas eu lieu lors de la réunion de Zéleia, où devaient être présents seulement les dignitaires perses, mais en marge de cette réunion, de façon informelle, entre deux tours de garde, et ce sont Diodore de Sicile et Arrien qui lui ont donné la solennité et l’importance prophétique qu’il n’a jamais eu en réalité.


Sans doute les Perses pensent-ils qu’Alexandre prendra la route du sud, pour reprendre les cités ioniennes qui ont accueilli son lieutenant Parménion en -336 avant d’être reprises par les troupes perses en -335. Telle est la raison qui peut expliquer qu’Arsitès et ses pairs choisissent de camper au bord du fleuve Granique (aujourd’hui le Biga Çayı, du nom de la ville de Biga voisine, 40°18'31"N 27°16'23"E), à l’est d’Abydos, au lieu de foncer vers le sud pour bloquer la route à l’envahisseur : quand Alexandre descendra vers les cités ioniennes, il leur sera facile depuis le Granique de reprendre le contrôle d’Abydos, c’est-à-dire de priver Alexandre de toute possibilité de revenir sur ses pas, de le contenir sur le continent asiatique dans un espace de plus en plus réduire pour mieux finalement l’anéantir. Malheureusement pour eux, Alexandre ne prend pas la route du sud, mais marche droit sur eux. Il longe la côte de l’actuelle mer de Marmara vers Lampsaque ("D’Ilion, Alexandre retourna vers Arisbé [site non localisé situé près de l’actuelle Çanakkale en Turquie] où campait toute l’armée qui avait traversé l’Hellespont. Le lendemain, laissant derrière lui Percoté et Lampsaque [aujourd’hui Lapseki en Turquie, qui n’a conservé aucun site archéologique car les pierres et les lieux ont été réutilisés au cours des siècles par les habitants, 40°20'47"N 26°40'48"E], il vint camper sur les bords du fleuve Praktios qui coule depuis le mont Ida jusque dans la mer [de Marmara] entre l’Hellespont et le Pont-Euxin, de là il se rendit à Colonai et Ermotos [sites non localisés près de l’actuelle Biga en Turquie]", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 12.6), dont la population alors influencée par l’historien Anaximène, ancien élève d’Isocrate et probable auteur de la Quatrième philippique attribuée à tort à Démosthène, se soumet de mauvaise grâce ("J’ai vu [à Lampsaque] la statue d’Anaximène, auteur d’un livre sur l’Histoire des temps anciens de la Grèce et sur les actes de Philippe II fils d’Amyntas III et ceux d’Alexandre. […] Le souvenir de cet Anaximène mérite d’être conservé, surtout par la ruse qu’il a témoignée à l’encontre d’Alexandre fils de Philippe II, roi intraitable qui se laissait souvent emporter par la colère. Parce que les habitants de Lampsaque étaient soupçonnés de favoriser le Grand Roi des Perses, Alexandre était très irrité contre eux et les menaçait des plus grands maux. Inquiets pour leurs enfants et pour leur cité, ceux-ci envoyèrent Anaximène, ancien hôte de Philippe II puis d’Alexandre, intercéder en leur faveur. Quand Alexandre le vit venir à lui, il jura devant tous les dieux de la Grèce qu’il ferait tout le contraire de ce qu’Anaximène lui demanderait. Alors Anaximène lui demanda : “Je te supplie, ô seigneur, de réduire en esclavage les femmes et les enfants de Lampsaque, de brûler les temples de leurs dieux, et de détruire la cité de fond en comble”. Alexandre, piégé par son serment, fut dans l’incapacité de contourner la ruse de son interlocuteur. C’est ainsi qu’il gracia contre son gré la cité de Lampsaque", Pausanias, Description de la Grèce, VI, 18.2-4). Et il arrive sur la rive gauche du Granique ("Alexandre marcha en ordre de bataille vers le fleuve Granique, les hoplites avançant en colonnes au sein de la phalange doublée, la cavalerie sur les ailes, les bagages à l’arrière. Pour observer les mouvements de l’ennemi, Hégélochos marchait en avant avec les éclaireurs, soutenu par un régiment de cinq cents hommes formé de troupes légères et de cavaliers armés de sarisses", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 13.1 ; "Alexandre, apprenant l’état et la position de l’armée des barbares, prit le plus court chemin pour se poster vis-à-vis d’elle. Il n’en fut bientôt séparé que par le fleuve", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.19). Selon Plutarque, nous sommes à la fin du printemps -334 ("Le mois de thargelion [correspondant à mi-mai à mi-juin dans le calendrier chrétien] a infligé aux barbares des notables échecs : c’est au mois de thargelion qu’Alexandre vainquit au Granique les généraux du Grand Roi de Perse", Plutarque, Vie de Camille 19).