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Bataille du Granique

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La Cilicie

Bataille d’Issos

La campagne d’Anatolie

(printemps -334 à automne -333)

La bataille du Granique


Trois sources antiques rapportent le déroulement de la bataille du Granique : Diodore de Sicile dans sa Bibliothèque historique, Plutarque dans sa Vie d’Alexandre, et Arrien dans son Anabase d’Alexandre. Le récit des deux derniers, qui puisent manifestement à la même source, diffère de celui du premier. Selon Diodore de Sicile en effet, Alexandre est si rapide dans sa marche qu’il réussit à traverser le fleuve "au point du jour" avant que les ennemis n’aient pu s’organiser pour lui en barrer l’accès ("Les barbares, appuyés à proximité d’une colline, se tenaient en repos, sûrs que leur position leur apporterait la victoire au cas où les ennemis tenteraient de traverser le fleuve, qu’on ne pouvait franchir qu’en file à cet endroit. Mais Alexandre, triomphant de toutes les difficultés, réussit à passer au point du jour et à arranger ses troupes pour le combat avant celles de ses adversaires", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.19). Selon Plutarque et Arrien au contraire, comme nous allons le voir, Alexandre a toutes les peines du monde à traverser le Granique sous les traits perses : la bataille commence non pas après, mais par le passage de ce fleuve. Les hellénistes expliquent la raison de cette divergence en supposant que Diodore de Sicile s’appuie sur l’Histoire d’Alexandre de Clitarque, œuvre aujourd’hui perdue écrite au tournant des IVème et IIIème siècles av. J.-C. visant non pas à rapporter les événements tels qu’ils se sont déroulés historiquement mais à livrer à la postérité une biographie apologétique du conquérant, contrairement à Plutarque et Arrien qui s’appuient sur les mémoires bruts des anciens compagnons d’Alexandre comme Ptolémée, Néarque, Aristobule, Callisthène ou Eumène de Cardia. Dans son récit de la bataille du Granique, selon ces hellénistes, Clitarque veut montrer que les Grecs sont unis et qu’Alexandre est un général avisé. Or, selon Arrien et Plutarque, la réalité historique est autre. Au moment où ils arrivent devant l’ennemi en effet, un différend oppose Alexandre à son principal lieutenant Parménion, le premier d’une longue série qui s’achèvera en -330 par le meurtre de celui-ci par celui-là : Parménion propose de regrouper toutes les forces grecques et d’attaquer ensuite, Alexandre pour sa part veut attaquer tout de suite sans mesurer les risques ("On approchait [du Granique], lorsque les éclaireurs revenant à toute bride annoncèrent que toute l’armée des Perses était rangée en bataille sur la rive opposée. Alexandre se disposa pour le combat. Parménion s’avança : “Je te conseille, roi, de camper aujourd’hui sur les bords du fleuve, vu l’état où nous sommes, inférieurs en infanterie face à l’ennemi : celui-ci n’aura pas l’audace de nous attendre, il se retirera pendant la nuit, et demain à l’aube l’armée pourra passer le fleuve sans risque de tomber sur l’ennemi en ordre de bataille. Il serait dangereux d’effectuer ce passage en ce moment, car l’ennemi est en présence, le fleuve est profond, rempli de précipices, la rive est escarpée et difficile. On ne pourrait aborder qu’en désordre et par pelotons, ce qui serait un grand désavantage pour notre phalange, à la merci des cavaliers ennemis nombreux et bien disposés. Si nous subissons un échec, ce ne sera pas seulement un désastre au présent, ce sera aussi un présage funeste pour l’avenir”. Mais Alexandre répondit : “J’entends bien, Parménion. Mais quelle honte de s’arrêter devant un cours d’eau après avoir traversé l’Hellespont ! Je l’ai juré par la gloire des Macédoniens, par ma vive résolution d’affronter les dangers extrêmes : je ne souffrirai pas de voir s’accroitre l’audace des Perses si nous, Macédoniens, ne justifions pas d’abord la crainte que nous inspirons”", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 13.2-6 ; "Parménion lui conseilla de ne pas risquer le passage ce jour-là, parce qu’il était déjà tard. Alexandre lui répondit que ce serait déshonorer l’Hellespont que de craindre, après l’avoir traversé, de passer le Granique. Aussitôt il s’élança dans le fleuve avec treize escadrons et s’avança au milieu d’une grêle de traits vers l’autre rive, qui était très escarpée et couverte d’armes et de chevaux", Plutarque, Vie d’Alexandre 16). L’issue de la bataille montrera qu’Alexandre avait raison contre Parménion, mais en partie seulement, car, nous allons le constater dans le détail des opérations rapporté par Plutarque et Arrien, que nous suivons sur ce sujet plus volontiers que Diodore de Sicile trompé par la propagande de Clitarque, cette bataille qui commence causera beaucoup de morts avant de pencher en faveur du Macédonien : Alexandre, selon Plutarque et Arrien, a fait preuve d’une témérité quasi suicidaire en la circonstance, il n’a pensé qu’à sa gloire personnelle, qu’à s’inscrire dans la lignée des morts héroïques de l’Iliade, mais nullement au sang versé autour de lui.


1 : Les forces sont égales. Nous avons vu dans notre précédent alinéa que les auteurs anciens s’accordent pour estimer les effectifs grecs à environ trente mille fantassins et cinq mille cavaliers. Du côté perse, selon Arrien, on compte vingt mille fantassins et vingt mille cavaliers ("Les Perses comptaient vingt mille cavaliers, et presque autant d’étrangers à leur solde composant leur infanterie", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 14.4). La supériorité numérique de la cavalerie perse est réduite à néant par la configuration du lieu, traversé par le fleuve Granique et encadré d’un côté par une colline escarpée qui empêchent les grands mouvements d’ensemble. L’infériorité numérique des troupes à pied quant à elle est compensée par sa nature : cette infanterie est constituée en grande partie par des mercenaires grecs qui sont motivés par la nécessité de vaincre, qui savent qu’Alexandre les considérera comme des traîtres à la Grèce s’ils sont capturés, et les exécutera ou les vendra comme des esclaves. Chez les Grecs, la disposition reste celle de la phalange qu’Alexandre a héritée de son père Philippe II, qui lui-même l’a élaborée d’après Epaminondas (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif) : les troupes à pied au milieu en guise de rouleau compresseur, protégées de part et d’autre par la cavalerie, celle offensive de droite commandée personnellement par Alexandre escorté par Philotas l’un des fils de Parménion, celle défensive de gauche commandée par Parménion. Ce dispositif est totalement inadéquat par rapport à la topographie, et il se disloquera dès le début de l’engagement. Notons pour l’anecdote que dans la phalange on trouve notamment Perdiccas et Méléagre qui en -323 se disputeront l’héritage du conquérant, Amyntas fils d’Androménos qui sera accusé à tort lors du procès de Philotas à l’automne -330, Cratéros que nous retrouverons à toutes les étapes de l’épopée alexandrine, et que le régiment d’élite des hypaspistes est commandé par Nicanor un autre fils de Parménion, notons aussi qu’aux côtés de Parménion à l’aile gauche se trouve Callas fils d’Harpale à la tête des cavaliers thessaliens, qui a été chassé de Troade en -335 comme nous l’avons dit brièvement à la fin de notre paragraphe introductif ("[Alexandre] envoya Parménion prendre le commandement de l’aile gauche, tandis qu’il se dirigea vers la droite. Philotas fils de Parménion était à la pointe de l’aile droite, avant la cavalerie des hétaires, les archers et les corps des Agriens lanceurs de javelots, Amyntas fils d’Arrhabaios était à côté des cavaliers armés de sarisses de Philotas, des Péoniens et de Socratès. Près d’eux, le corps des hypaspistes commandé par Nicanor fils de Parménion, suivi de la phalange de Perdiccas fils d’Orontos, de Koinos fils de Polémocratos, de Cratéros fils d’Alexandre, d’Amyntas fils d’Androménos et de Philippe fils d’Amyntas. A l’aile gauche se présentait d’abord la cavalerie thessalienne commandée par Callas fils d’Harpale, ensuite la cavalerie auxiliaire ayant à sa tête Philippe fils de Ménélas, enfin les Thraces sous la conduite d’Agathon. Près d’eux se trouvaient les phalanges de Cratéros, de Méléagre et Philippe, qui s’étendaient jusqu’au centre", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 14.1-3). Chez les Perses, aucun dispositif particulier n’est adopté : les fantassins sont tous regroupés à l’arrière, protégés par les cavaliers positionnés le long du fleuve Granique et commandés entre autres par Arsitès le satrape de Phrygie hellespontique et Spithridatès le satrape de Lydie et d’Ionie, ainsi que Rhéomithrès qu’on retrouvera plus tard à la bataille d’Issos, Memnon de Rhodes est à la tête d’un contingent à l’aile gauche ("Memnon de Rhodes et le satrape Arsamenès commandaient à gauche, chacun à la tête de son escadron. Arsitès les suivait à la tête des cavaliers paphlagoniens, et Spithridatès [nous corrigeons le texte de Diodore de Sicile, qui indique ici "Spithrobatès/Spiqrob£thj" au lieu de "Spithridatès/Spiqrid£thj" graphiquement proche] le satrape d’Ionie fermait les rangs avec la cavalerie hyrcanienne. L’aile droite était composé de mille cavaliers mèdes, de deux mille autres commandés par Rhéomithrès, et d’autant de Bactriens. Enfin le milieu était occupé par des cavaliers de toutes nations et tous de grande valeur, en très grand nombre. En tout la cavalerie montait à plus de dix mille hommes. On comptait plus de cent mille fantassins, mais immobiles parce qu’on supposait que la cavalerie suffirait seule pour détruire les Macédoniens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.19), un nommé "Mithrobouzanès" que Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.21, présente comme l’"hégémon ("¹gemèn/guide, commandant, chef") des Cappadociens" est également présent, ainsi qu’Atizyès le satrape de Haute-Phrygie (selon le même paragraphe de Diodore de Sicile) et Arsamès le satrape de Cilicie (qui est nommé à la réunion de Zéleia par Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 12.8 précité), on trouve aussi des parents du Grand Roi Darius III comme Pharnacès ("frère de la femme de Darius III" selon Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XVII.21, ou "frère de Darius III par sa mère" selon Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 16.3) et Mithridatès ("gambros ["gambrÒj/parent par alliance", soit gendre ou beau-frère ou beau-père] de Darius III" selon Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 15.7). Arrien précise seulement que les Perses, quand ils voient Alexandre apparaître sur leur gauche, s’empressent d’avancer leurs meilleurs cavaliers face à lui ("Le front étendu de la cavalerie perse bordait le rivage, l’infanterie était derrière, le site formant une éminence. Dès qu’ils virent qu’Alexandre, aisément reconnaissable à l’éclat de ses armes et à l’empressement respectueux de sa suite, faisait mouvement contre leur aile gauche, ils la renforcèrent aussitôt d’une grande partie de leur cavalerie", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 14.4).


2 : Quand commence la bataille ? Nous l’ignorons. Arrien dit bien que les deux adversaires s’observent avant de lancer le premier assaut ("Les deux armées s’arrêtèrent un temps et se mesurèrent du rivage en silence et avec une même inquiétude. Les Perses attendaient que les Macédoniens se jetassent dans le fleuve pour les charger", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 14.5), et il affirme comme Plutarque que les coups seront violents et longtemps sans résultat décisif avant qu’Alexandre réussisse à prendre pied sur la rive droite du Granique. Faut-il en conclure que l’engagement commence au matin et se prolonge durant toute l’après-midi ? Le premier mouvement d’Alexandre en tous cas désorganise complètement sa phalange : le Macédonien se précipite dans le fleuve, et est aussitôt déporté par le courant, de sorte que, parti de l’aile droite, il se retrouve devant ses fantassins au centre, et devient la cible de l’ensemble des cavaliers perses qui lui font face, qui se regroupent en arc de cercle ("Alexandre sauta sur son cheval et ordonna au corps d’élite qui l’entourait de le suivre et de se comporter en braves. Il détacha en avant, pour forcer le passage, les coureurs à cheval avec les Péoniens et Amyntas fils d’Arrhabaios et Socratès, ainsi que Ptolémée fils de Philippe arrivé à la tête de toute la cavalerie. Alexandre, à la pointe de l’aile droite, entra dans le fleuve au bruit des trompettes et des cris invoquant Enyalios ["Enu£lioj/le Belliqueux", surnom du dieu de la guerre Arès], se dirigeant obliquement en suivant le courant pour éviter en abordant d’être attaqué sur sa pointe et pour permettre à sa phalange d’attaquer l’ennemi de front", Arrien, Anabase d’Alexandre, I, 14.6-7 ; "Il lutta avec effort contre le courant qui l’entraîna et le submergea presque, conduisant ses troupes comme un furieux plutôt que comme un capitaine prudent. Malgré ces difficultés, il s’obstina à traverser, et il gagna enfin le bord avec beaucoup de peine et de fatigue, parce que la fange dont le rivage était couvert le rendait humide et glissant. A peine eut-il passé le fleuve qu’il fut obligé de combattre dans la mêlée, corps-à-corps, contre les ennemis qui chargèrent ses troupes à mesure qu’elles arrivaient sur le rivage, ne lui laissant pas le temps de les ranger en bataille. Les Perses tombèrent sur sa cavalerie en poussant des grands cris, et, la serrant de près, ils combattirent d’abord avec leurs lances, ensuite avec leurs épées quand les lances furent rompues", Plutarque, Vie d’Alexandre 16).


3 : La manœuvre oblique en lame de cutter, que nous avons expliquée dans notre paragraphe introductif, n'étant plus possible, les Grecs traversent en masse. S'ensuit un méli-mélo général dans lequel on s'entretue sans réfléchir, avec pour seule obsession la défense bestiale de l'honneur grec d'un côté, la défense bestiale de l'honneur perse de l'autre côté ("Les Perses, en voyant approcher Amyntas et Socratès, leur détachèrent une grêle de flèches, les uns tirant des hauteurs sur le fleuve, les autres profitant de la pente pour descendre au bord des eaux. Le choc et le désordre de la cavalerie furent remarquables, ceux-ci s'efforçant de prendre position, ceux-là de la défendre. Les Perses lancèrent des traits, les Macédoniens usèrent de la lance. Ces derniers, très inférieurs en nombre, furent d'abord repoussés avec beaucoup de pertes : ils combattaient dans l'eau sur un terrain bas et glissant, tandis que les Perses avaient l'avantage d'une position élevée, occupée par l'élite de leur cavalerie, par les fils de Memnon et par Memnon lui-même. Le combat devint terrible entre eux et les premiers rangs des Macédoniens qui, après des prodiges de valeur, y périrent tous, à l'exception de ceux qui se retirèrent vers Alexandre, lequel avançait à leur secours avec l'aile droite. Il fondit dans le plus épais de la cavalerie ennemie où combattaient les généraux. La mêlée devient sanglante autour du roi. […] La lance d'Alexandre se rompit dans l'effort du choc. Il voulut emprunter celle de son écuyer Arétès, qui lui dit d'en trouver une autre en lui montrant la sienne réduite à un tronçon, avec lequel il faisait encore des prodiges. Le Corinthien Démarate, un des hétaires, proposa alors sa lance à Alexandre. Celui-ci la prit, et visant Mithridatès le parent ["gambrÒj"] de Darius III qui avançait à cheval, fonça vers lui avec quelques cavaliers de sa suite, et le renversa d'un coup de lance dans le visage", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 15.1-6 ; "Les cavaliers des deux partis défendaient pareillement la gloire de leur peuple. Les Thessaliens que Parménion commandait soutinrent avec un grand courage le choc de l'armée ennemie. Alexandre qui conduisait l'élite de ses cavaliers sur la droite s'avança et, se jetant au milieu des ennemis, y fit un grand carnage", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.19). Selon Polyen, face à la résistance acharnée des Perses, les Macédoniens sont même tentés un temps de faire retraite ("Dans le premier combat qu'Alexandre donna contre les Perses, voyant les Macédoniens lâcher pied, il courut à cheval devant eux et leur cria : “Encore un effort, Macédoniens, à l'assaut une dernière fois !”. Il fut obéi, les Macédoniens chargèrent vivement, et les barbares furent mis en fuite. Ce seul mouvement décida de la victoire", Polyen, Stratagèmes, IV, 3.8). Le récit de Plutarque et d'Arrien rejoint alors celui de Diodore de Sicile inspiré par Clitarque. Alexandre est attaqué par Spithridatès en personne et par Rhosacès son frère. L'un des deux manque de le tuer d'un coup de lance (les auteurs ne sont pas d'accord entre eux sur le rôle exact des deux frères), Alexandre réussit à le blesser mortellement. Le frère survivant fracasse alors le crâne d'Alexandre et s'apprête à lui asséner le coup de grâce, mais juste au moment de frapper il est tué par Kleitos, compagnon d'Alexandre ("Spithrobatès [c'est-à-dire Spithridatès chez Plutarque et Arrien] le satrape perse d'Ionie, parent ["gambrÒj"] de Darius III au courage éprouvé, se jeta sur les Macédoniens avec tout son escadron et une quarantaine de proches ["suggen»j", "qui a la même origine", ou littéralement "qui est né/gšnoj avec/sÚn"] aussi braves que lui. Il avait déjà blessé ou tué beaucoup d'ennemis qui commençaient à céder, quand Alexandre poussa son cheval contre lui. Le Perse se flatta alors que les dieux lui offraient l'occasion d'un combat singulier pour libérer l'Asie de la menace qui pesait sur elle. Il voulut abattre de sa main l'audace déjà célèbre d'Alexandre et prévenir la honte de la Perse. Dans cette pensée, il s'avança contre Alexandre et jeta sur lui sa lance avec tant de force qu'il perça le bouclier de son adversaire, et que le fer traversa sa cuirasse et lui blessa le haut de l'épaule. Avec son autre bras le roi arracha immédiatement l'arme qui l'avait blessé, et, poussant vivement son cheval, il jeta impétueusement la lance vers la poitrine de son ennemi. A la vue de ces deux coups, tous ceux qui en furent témoins poussèrent un cri d'admiration sur la valeur des deux combattants. La lance en bois se rompit sur la cuirasse du satrape, qui tira son épée et s'élança contre Alexandre. Le roi prit une arme longue et la jeta avec une si grande adresse contre le visage de son adversaire, que celui-ci tomba. Rosacès le frère du mort porta à la tête d'Alexandre un coup si terrible qu'ayant fait une ouverture dans son casque il lui entama légèrement la peau du crâne. Mais comme il se disposait à redoubler, le noir Kleitos pressa son cheval et arriva juste à temps pour couper la main du barbare", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.20 ; "Alexandre, que l'éclat de son bouclier et le panache de son casque surmonté de deux ailes d'une grandeur et d'une blancheur admirables faisaient remarquer de tout le monde, fut personnellement assailli par un grand nombre d'ennemis. A cause d'un défaut de sa cuirasse, il fut atteint par une lance qui ne le blessa pas. Rhosacès et Spithridatès, deux généraux de Darius III, vinrent ensemble l'attaquer. Il esquiva le dernier, et porta à Rhosacès un coup de lance qui lui fit voler la cuirasse en éclats. Il prit aussitôt son épée en main. Pendant qu'ils se chargeaient avec fureur, Spithridatès s'approcha pour le prendre en flanc. Se dressant sur son cheval, il lui asséna sur la tête un coup de hache qui lui abattit le panache avec une des ailes. Le casque eut peine à soutenir la violence du coup, et le tranchant de la hache pénétra jusqu'aux cheveux. Spithridatès allait lui porter un second coup, mais il fut contenu par le noir Kleitos, qui le perça avec sa lance, en même temps que Rhosacès tomba mort du coup d'épée qu'Alexandre lui porta", Plutarque, Vie d'Alexandre 16 ; "Rhosacès attaqua Alexandre, et lui assena sur la tête un coup d'épée qui entama le casque. Alexandre le perça de part en part. Spithridatès, prêt à le frapper par derrière, levait déjà le bras, quand Kleitos fils de Dropidos l'abattit d'un coup près de l'épaule", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 15.7-8 ; "A la bataille du Granique, [Kleitos] avait protégé le roi de son bouclier alors qu'il avait perdu son casque, et sectionné d'un coup la main de Rhosacès au moment où il allait le frapper à la tête", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VIII, 1.20). Les mêmes hellénistes que nous avons mentionnés précédemment, pour achever d'accorder Plutarque et Arrien avec Diodore de Sicile qui précise que c'est "au point du jour" qu'Alexandre réussit enfin à assurer sa tête de pont sur la rive droite du Granique et que l'affrontement commence à pencher favorablement du côté des Grecs, pensent que le conquérant est aidé par l'orientation de l'assaut : étant positionnés sur la rive droite du Granique dont les eaux s'écoulent du sud-est vers le nord-ouest pour se jeter dans la Propontide (l'actuelle mer de Marmara), les Perses en fin de journée sont obligés de se défendre avec le soleil couchant dans les yeux, ce qui constitue un handicap mortel face aux assaillants grecs. Ils tombent les uns après les autres, tandis qu'Alexandre et ses proches protégés par le bouclier d'Athéna dérobé à Troie s'engouffrent dans les brèches ("Enfin ceux d'Alexandre l'emportèrent, tant par la force et l'expérience, que par l'avantage de leurs lances solides opposées à des plus faibles", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 15.5 ; "Alexandre, au milieu du plus grand danger, ne s'effraya pas. Face à la multitude de ses adversaires, ayant deux blessures sur le corps, une autre à la tête et trois fêlures sur le bouclier qu'il avait pris dans le temple d'Athéna, non seulement il ne se rendit pas, mais il tira de la grandeur même du péril un renouvellement de courage. Les plus illustres capitaines des Perses tombèrent autour de lui, Atizyès par exemple [blessé mais pas tué puisqu'on le retrouvera à la bataille d'Issos], Pharnacès frère de la femme de Darius III et Mithrobouzanès l'hégémon des Cappadociens", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.21). La vue des premiers cavaliers perses qui tombent provoquent une panique chez leurs congénères encore en vie, qui se mettent à douter et s'enfuient ("Finalement, plusieurs capitaines ayant été tués, les troupes perses qui environnaient Alexandre furent battus par les Macédoniens, ils optèrent pour la fuite, en entraînant toutes les autres", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.21 ; "Les Perses et leurs chevaux, enfoncés au-devant par les lances et de tous côtés par la cavalerie, incommodés par les hommes de traits mêlés dans ses rangs, commencèrent à fuir en face d'Alexandre", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 16.1). L'infanterie perse se retrouve alors seule face à la masse de l'armée d'Alexandre. Les régiments de conscrits anatoliens s'enfuient rapidement à leur tour, seuls les mercenaires grecs demeurent sur place en sachant qu'ils n'ont plus rien à perdre ("Pendant ce combat si périlleux que livrait la cavalerie, la phalange macédonienne traversa le fleuve, et les deux masses de fantassins commencèrent leur duel. Celle des Perses montra peu de vigueur : après une courte résistance, elle tourna bientôt le dos et prit la fuite. Seuls restèrent les mercenaires grecs", Plutarque, Vie d'Alexandre 16). La bataille est gagnée pour Alexandre, qui laisse partir les Perses et leurs auxiliaires anatoliens pour se retourner contre ces mercenaires grecs qui se défendent encore avec l'énergie du désespoir ("Dès que le centre commença à plier, la cavalerie des deux ailes se dissipa, la déroute fut complète. L'ennemi perdit environ mille chevaux. Alexandre arrêta la poursuite pour se tourner vers l'infanterie, toujours fixée à son poste par stupeur davantage que par résolution. Il fit charger en même temps la phalange et toute sa cavalerie. En peu de temps tout fut tué, seuls échappèrent au massacre ceux qui se cachèrent sous des cadavres. Deux mille hommes tombèrent vivants au pouvoir du vainqueur", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 16.1-2). Calculant qu'il a tout à gagner à en capturer le plus possible pour les garder comme otages plutôt que les exterminer, il parcourt le champ de bataille pour les isoler et les soumettre. Mais au final, on compte beaucoup plus de morts que de prisonniers ("Les mercenaires grecs, s'étant retirés sur une colline, demandèrent une reddition négociée à Alexandre. Mais ce dernier, écoutant plus sa colère que sa raison, se jeta au milieu d'eux […]. Ce fut dans cet endroit qu'il y eut le plus de morts et de blessés, parce que s'y battirent des hommes pleins de bravoure qui se défendirent en désespérés", Plutarque, Vie d'Alexandre 16).


Le désastre est total pour la Perse, qui momentanément n'a plus d'armée à opposer à Alexandre. Arsitès le satrape de Phrygie hellespontique a réussi à s'échapper, mais conscient que Darius III ne lui pardonnera pas la défaite il préfère se suicider. Spithridatès le satrape de Lydie et d'Ionie est mort au cours de l'affrontement, comme nous l'avons raconté ("Les généraux des Perses qui périrent furent Niphatès, Pétènès, Spithridatès le satrape de Lydie, Mithrobouzanès l'hyparque de Cappadoce, Mithridatès le parent de Darius III, Arboupalès fils de Darius et petit-fils d'Artaxerxès II, Pharnacès frère de Darius III par sa mère, Omarès le général des étrangers. Arsitès, échappé du combat, se sauva en Phrygie où, désespéré de la ruine des Perses dont il était la première cause, il se donna la mort", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 16.3). Rhéomithrès est parti vers l'est rejoindre Darius III, Atizyès le satrape de Haute-Phrygie se réfugie dans sa capitale Kelainai d'où Alexandre le délogera quelques mois plus tard, Arsamès le satrape de Cilicie se réfugie également dans sa capitale Tarse qu'Alexandre conquerra à l'été -333, Memnon de Rhodes quant à lui s'est enfui vers le sud, on le retrouvera bientôt du côté de Milet mais dans l'immédiat il ne présente plus de menace. Alexandre peut donc fêter pleinement sa victoire en asseyant son pouvoir sur la Grèce, en particulier sur Athènes : très habilement, il informe les Athéniens qu'il retient en otages certains de leurs concitoyens mercenaires des Perses, pour signifier : "Tenez-vous tranquilles, sinon je les exécute et vous ne les reverrez plus jamais", mais en même temps il fait don à Athènes de trois cents boucliers pris sur l'ennemi avec une dédicace qui met la cité à l'honneur, pour signifier : "Les Athéniens qui se sont battus à mes côtés dans le cadre de la Ligue de Corinthe méritent des éloges et sont bien dignes de leurs glorieux ancêtres de Marathon et de Salamine". On note par ailleurs que ce nombre de trois cents boucliers, et cette dédicace qui glorifie particulièrement Athènes contre Sparte, ont une autre finalité politique évidente : ces trois cents boucliers pris à l'ennemi perse rappellent les trois cents boucliers spartiates pris par les Perses lors de la bataille des Thermopyles en -480, ils signifient que désormais les Spartiates font cause commune avec l'ennemi perse, et le rejet de Sparte dans la dédicace de victoire rappelle qu'au moment où Alexandre la signe le roi de Sparte Agis III refuse toujours d'entrer dans la Ligue de Corinthe, qu'il n'a toujours pas reconnu l'hégémonie macédonienne sur toute la Grèce, et même, comme nous allons bientôt le constater, qu'il cherche à se rapprocher du Perse Darius III pour œuvrer avec lui à la fin de l'hégémonie macédonienne ("[Alexandre] accorda les honneurs funèbres aux généraux perses et à ceux des Grecs à leur solde qui avaient péri avec eux dans le combat, mais il mit aux fers ceux d'entre eux qu'il avait pris vivants et les envoya en Macédoine comme esclaves, estimant qu'ayant désobéi aux lois de la patrie ils s'étaient unis aux barbares contre les Grecs. Il envoya à Athènes trois cents trophées parmi les dépouilles des Perses pour être consacrés dans le temple d'Athéna, avec cette inscription : “D'Alexandre fils de Philippe et des Grecs sauf les Spartiates, sur les barbares de l'Asie”", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 16.6-7 ; "Comme il voulut associer les Grecs à cette victoire, [Alexandre] envoya en particulier aux Athéniens trois cents boucliers pris sur les ennemis, et grava sur le reste des dépouilles cette inscription ambitieuse : “D'Alexandre fils de Philippe et des Grecs sauf les Spartiates, sur les barbares de l'Asie”", Plutarque, Vie d'Alexandre 16). L'Anatolie occidentale étant débarrassée de ses deux satrapes principaux et des généraux perses, Alexandre peut enfin s'engager sans danger sur la route du sud, et renflouer ses caisses. Il envoie Parménion prendre le contrôle de Daskyleion (site aujourd'hui abandonné près d'Ergili, au sud-est du Kuş Gölü/lac de l'Oiseau en Turquie, 40°07'55"N 28°03'06"E) la proche capitale de Phrygie hellespontique, dont Callas fils d'Harpale devient le nouveau satrape après avoir cédé son commandement à la tête des cavaliers thessaliens à Alexandre fils d'Aeropos (selon Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 25.2 ; Callas gagne ainsi sa revanche sur sa défaite de -335 en Troade face aux Perses), à condition de payer "le même tribut qu'[Arsitès] payait à Darius III" ("[Alexandre] nomma Callas satrape de la province que gouvernait Arsitès, à la condition d'en percevoir le même tribut qu'Arsitès payait à Darius III. Les barbares étant descendus des montagnes pour se rendre à lui, il les renvoya chez eux. Il pardonna aux citoyens de Zéleia, qui avaient combattu malgré eux aux côtés des barbares. Il envoya Parménion s'emparer de Daskyleion, qui, dépourvu de garnison, lui ouvrit ses portes", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 17.1-2). Alexandre en personne se dirige vers Sardes (aujourd'hui Salihli dans la province de Manisa en Turquie, 38°29'17"N 28°02'25"E) la riche capitale de Lydie, dont le gouverneur perse, conscient que sa maigre garnison militaire ne constituera pas un rempart efficace contre l'armée grecque d'invasion, lui remet spontanément les clés et les trésors. C'est un événement considérable pour le monde grec comme pour le monde perse, puisqu'en entrant dans Sardes Alexandre réussit là où ont échoué Athéniens et Erétriens en -494, et Agésilas II en -395. Il désigne un nommé "Asandros" en remplacement du satrape Spithridatès ("Alexandre marcha vers Sardes. Il n'en était éloigné que de soixante-dix stades quand le phrourarque ["froÚrarcoj", littéralement "chef/¢rcÒj de la garde/frour£"] Mithrènès, accompagné des dignitaires de la cité, vint à sa rencontre. Ils lui apportaient des trésors et les clefs de la citadelle. […] Il laissa à l'hétaire Pausanias la garde de la citadelle, et à Nicias le soin de répartir et de percevoir les tributs. Il nomma Asandros fils de Philotas à la tête de toute la province de Lydie en remplacement de Spithridatès, avec le nombre d'hommes de trait et de chevaux nécessaires pour la garder", Arrien, Anabase d'Alexandre, I, 17.3-7 ; "Cette victoire [du Granique] opéra un changement si heureux et si subit dans les affaires d'Alexandre, que la cité de Sardes, capitale des provinces maritimes de l'Empire perse, se rendit à lui", Plutarque, Vie d'Alexandre 17 ; "Rassemblant ensuite son armée, [Alexandre] se mit en marche pour traverser la Lydie. Il s'empara en chemin de la cité de Sardes et de sa citadelle, dont le satrape Mithrènès [erreur de Diodore de Sicile : Mithrènès n'est pas satrape mais simplement chef de la garde de Sardes] lui livra volontairement tous les trésors", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XVII.21) : cet Asandros, parmi tous les hommes placés par Alexandre, sera celui qui durera le plus longtemps (il sera toujours en poste lors du partage de -323, lors du partage de Triparadeisos en -321, et son nom apparaîtra encore dans l'ultimatum de -315 envoyé par Séleucos, Cassandre, Lysimaque et Ptolémée à Antigone).

  

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