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-494 à -479 : La guerre contre la Perse I

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

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La Perse avant -494

Athènes avant -494

La révolte ionienne

Marathon

Salamine

Platée et Mycale

Après Platée et Mycale

Au milieu du VIème siècle av. J.-C., les relations entre les Grecs et leurs voisins immédiats d’Anatolie sont, sinon très bonnes, du moins cordiales. La Lydie, principal Etat d’Anatolie, sous l’autorité de Crésus, est un carrefour entre le continent européen, qui dans sa grande majorité - à l’exception des côtes méditerranéennes - vit encore dans la préhistoire, et le Croissant Fertile beaucoup plus développé. C’est un Etat très riche car l’une des rivières qui le traverse, le Pactole (aujourd’hui le Sart Çayı), est aurifère ("La Lydie ne possède pas de merveilles dignes d’être notées comme en ont d’autres pays, à l’exception des paillettes d’or qui proviennent du mont Tmolos [aujourd’hui le mont Bozdağ]", Hérodote, Histoire I.93 ; "La rivière Pactole chargée de paillettes d’or descend du mont Tmolos, traverse l’agora de Sardes et se jette ensuite dans le fleuve Hermos [aujourd’hui le fleuve Gediz] qui lui-même se jette dans la mer", Hérodote, Histoire V.100 ; "Le Pactole, qui descend du Tmolos, charriait anciennement beaucoup de paillettes d’or, qui ont apporté la grande richesse qu’on attribue à Crésus et à ses ancêtres, mais aujourd’hui toute trace de paillettes d’or a disparu", Strabon, Géographie, XIII, 4.5) : de là viennent les expressions "gagner un pactole", qui historiquement signifie "gagner une grosse fortune comme en produisait l’antique rivière Pactole", et "riche comme Crésus", qui qualifie une personne possédant un gros revenu financier. Crésus a achevé la guerre de conquête de l’Ionie entamée par ses ancêtres. A peine installé sur le trône de son père Alyatte, Crésus a lancé les troupes lydiennes contre les Grecs d’Ephèse et des autres cités d’Ionie ("Alyatte mort, son fils Crésus hérita du pouvoir à l’âge de trente-cinq ans. Les premiers Grecs qu’il attaqua furent les Ephésiens […]. Puis le roi attaqua tour à tour toutes les cités ioniennes et éoliennes en invoquant divers griefs, tantôt graves quand il pouvait en découvrir, tantôt futiles", Hérodote, Histoire I.26). Ayant soumis presque toute l’Anatolie ("Avec le temps, presque tous les peuples qui vivaient en-deçà du fleuve Halys [aujourd’hui le Kızılırmak] passèrent sous son joug. Excepté les Ciliciens et les Lyciens, il soumit tous les autres : les Lydiens, les Phrygiens, les Mysiens, les Mariandynes, les Chalybes, les Paphlagoniens, les Thraces thyniens et bithyniens, les Cariens, les Ioniens, les Doriens, les Eoliens et les Pamphyliens", Hérodote, Histoire I.28 ; "Crésus fut, à ma connaissance, le premier barbare qui contraignit des Grecs à lui payer tribut", Hérodote, Histoire I.6), il a projeté de conquérir ensuite les îles de la mer Egée, mais en a été dissuadé par Bias de Priène, un des Sept Sages grecs, venu à sa rencontre à Sardes la capitale du royaume lydien ("Ayant réduit les Grecs d’Asie à lui payer tribut, [Crésus] résolut d’armer une flotte pour attaquer les insulaires. La construction des navires était sur le point de commencer quand Bias de Priène, selon les uns, ou Pittacos de Mytilène, selon les autres, vint à Sardes. Crésus lui demanda des nouvelles des Grecs, et la réponse qu’il reçut l’incita à suspendre tous les travaux. “Seigneur, lui dit son visiteur, les insulaires achètent des chevaux par milliers car ils projettent de venir t’attaquer dans Sardes.” Crésus crut qu’il disait vrai et répondit : “Quelle bonne idée les dieux ont eu de mettre dans l’esprit des insulaires l’idée de s’improviser cavaliers pour attaquer les Lydiens !” “Seigneur, reprit l’autre, tu souhaites apparemment avec ardeur rencontrer sur la terre ferme des insulaires improvisés cavaliers : mais les insulaires, à ton avis, que souhaitent-ils depuis qu’ils savent ton projet d’armer une flotte contre eux, sinon que les dieux leur accordent de rencontrer les Lydiens sur mer afin de venger sur toi les gens du continent que tu as asservis ?” Ces derniers mots plurent beaucoup à Crésus : ils lui parurent justes et le convainquirent de renoncer à ses préparatifs sur mer, et c’est ainsi qu’il conclut un pacte d’amitié avec les Ioniens des îles", Hérodote, Histoire I.27 ; "Crésus le Lydien avait formé le projet d’aller attaquer les îles avec une flotte, mais Bias de Priène trouva moyen de l’en détourner. Ce dernier lui dit un jour : “Les insulaires lèvent contre toi de nombreuses troupes de cavalerie”. “Plaise à Zeus, répondit Crésus en riant, que je puisse affronter les insulaires sur la terre ferme !” “Crois-tu, dit Bias, que les insulaires ne font pas pareillement le souhait de pouvoir affronter Crésus sur la mer ?” Ce discours de Bias rompit le dessein du Lydien, qui laissa les insulaires en repos", Polyen, Stratagèmes I.26 ; "On raconte que Crésus fit construire des grands navires dans le but de combattre les insulaires. De passage, Bias (ou Pittacos) vit les navires en construction. Le roi lui demanda s’il avait des informations sur les préparatifs des Grecs. Il répondit que tous les insulaires rassemblaient des chevaux dans le but de combattre les Lydiens. Crésus s’exclama alors : “Que ces marins viennent donc contre mes cavaliers lydiens !”. Pittacos ou Bias répliqua : “Tu espères donc vaincre les insulaires en les attirant sur le continent ? Ne crois-tu pas que les insulaires grecs prient pareillement les dieux d’attirer les Lydiens en mer, afin d’obtenir une revanche sur la défaite que tu auras infligée à leurs compatriotes sur le continent ?”. Etonné par cette remarque, Crésus réfléchit et stoppa rapidement la construction des navires, sûrs de sa victoire sur le continent grâce aux habiles cavaliers lydiens", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 55). Habilement, il a alors opté pour une politique de domination souple, laissant les Grecs d’Ionie libres de circuler, d’obéir aux lois et aux dirigeants qu’ils souhaitent, de professer toutes les idées qu’ils veulent, à condition de payer un tribut à la Lydie. Outre qu’elle favorise le commerce égéen et dynamise l’essor des sciences dans les écoles de pensée grecques ioniennes, notamment celle fondée à Milet par Thalès, cette politique provoque une mode orientalisante dans toute la Grèce : c’est à cette époque, au milieu du VIème siècle, que la décoration grecque multiplie les représentations de sphinx, de griffons, de gorgones d’origine asiatique, que les musiciens grecs étudient les modes phrygien et lydien, que les tyrans grecs créent des "paradeisos/par£deisoj" (hellénisation du vieux-perse "pairadaida", probable combinaison des mots avestiques "pairi/autour" et "daeza/construction, mur", désignant un parc luxueux avec fontaines et animaux, qui donnera "paradis" en français) à la mode orientale (on pense notamment à Polycrate le tyran de Samos, dont plusieurs auteurs rappellent qu’il possède une importante ménagerie : "Klytos l’aristotélicien affirme dans son livre sur Milet que Polycrate le tyran de Samos se laissa tellement dominer par le luxe qu’il voulut posséder les animaux caractéristiques de chaque contrée : c’est ainsi qu’il rassembla sur ses domaines des chiens d’Epire, des chèvres de Skyros, des moutons de Milet et des porcs de Sicile. Alexis ajoute dans le livre III de ses Chroniques samiennes que Samos s’enrichit considérablement grâce à Polycrate qui fit importer des quantités de produits exotiques dans sa patrie, et des chiens de Molossie et de Laconie, des chèvres de Skyros et de Naxos, et des moutons de Milet et d’Athènes", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.57), que la réussite sociale se matérialise par l’usage du parfum et la possession de bijoux finement travaillés (le même tyran samien Polycrate, tel un pacha, attire aussi à sa Cour de nombreux artisans et artistes, qui causeront sa perte et celle de sa cité : "Larensius [le Romain chez qui se déroule le banquet raconté par Athénée de Naucratis] possède un si grand nombre de livres grecs anciens, qu’on ne peut le mettre en parallèle avec aucun de ceux qui ont pris tant de peine pour former les plus fameuses bibliothèques du passé, tels Polycrate de Samos, Pisistrate le tyran d’Athènes […]", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.4 ; "Alexis ajoute que [Polycrate] attira à lui de nombreux artisans en leur proposant des salaires confortables. Avant de parvenir à la charge suprême, Polycrate avait fait confectionner des fines draperies et des coupes somptueuses utilisées dans des grandes cérémonies, mariages ou festivités diverses. On peut s’étonner que nul écrit n’ait fait allusion à l’introduction de femmes dans sa Cour, et surtout de jeunes gens, le tyran ayant entretenu, on le sait, de fréquentes liaisons masculines au point de rivaliser avec le très sensuel poète Anacréon, on rapporte même qu’il fit raser le crâne de l’un de ses gitons dans un accès de colère. Pour finir, il faut savoir que Polycrate fut le premier à construire des navires appelés “saminiennes” ["sama…naj"], du nom de sa patrie. Cléarchos indique que Polycrate provoqua la chute de l’opulente Samos à cause de son luxe outrancier qu’il tenait des Lydiens aux mœurs si sulfureuses. Dans la cité, il fit ériger des jardins qui devaient dépasser en splendeur ceux de Sardes, les célèbres “Agkoni glykei” ["Agkîni gluke‹", littéralement "les Courbes douces"]. Pour rivaliser avec les délicats motifs floraux de Lydie, il favorisa le tissage d’autres motifs de ce type, connus depuis sous le nom de “Samion anthea” ["Sam…wn ¥nqea", littéralement "les Fleurs de Samos"], qui permit à tout un quartier d’artisans de Samos de se développer rapidement. Polycrate approvisionna la Grèce entière en plats raffinés et en productions diverses en vue de rassasier les appétits de luxe. Quant aux Samion anthea, elles obtinrent un succès foudroyant auprès des hommes comme auprès des femmes. Hélas, alors que toute la cité se vautrait continuellement dans les plaisirs et les banquets, les Perses la prirent d’assaut", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.57 ; "Polycrate, ami déclaré des Muses, faisait grand cas d’Anacréon, aimant également sa personne et ses vers. Mais je ne puis approuver dans le tyran de Samos le trait de faiblesse que je vais rapporter. Anacréon ayant parlé de Smerdias, objet de la tendresse de Polycrate, en le louant avec la plus grande chaleur, ce jeune homme flatté par les éloges du poète s’attacha fortement à lui. On ne doit pas conclure odieusement contre les mœurs du poète de Téos : les dieux peuvent témoigner qu’il n’aimait en Smerdias que les qualités de son âme et rien de plus. Mais Polycrate, jaloux de l’honneur qu’Anacréon avait fait à Smerdias, et non moins jaloux de l’union qui s’était formée entre eux, fit raser la tête du jeune homme, autant pour l’humilier que pour causer du déplaisir au poète. Anacréon resta assez maître de lui-même pour ne pas accuser Polycrate : il mit cette action sur le compte de Smerdias, lui reprochant sa sottise de “s’être armé contre lui-même avec sa chevelure”", Elien, Histoires diverses IX.4). Pour s’attirer la sympathie de ses voisins égéens, Crésus ne rechigne pas à la dépense ("On trouve en Grèce beaucoup d’autres offrandes venant de Crésus, en plus de celles que j’ai mentionnées : à Thèbes en Béotie on voit un trépied d’or offert à Apollon Ismènios ["Ism»nioj/du fleuve Ismènos"], à Ephèse on voit les vaches d’or et la plupart des colonnes, dans le temple d’Athéna Pronaia ["PrÒnaia/Située devant [le temple d’Apollon]"] à Delphes on voit un grand bouclier d’or. Ces offrandes existent encore aujourd’hui, les autres ont disparu. On dit que celles qu’il fit aux Branchides de Milet étaient égales en poids et semblables à celles de Delphes", Hérodote, Histoire I.90). Selon Hérodote, il donne à Alcméon fils de Mégaclès I, héritier de la famille athénienne des Alcméonides, une immense fortune que Clisthène le jeune, petit-fils d’Alcméon, saura utiliser deux générations plus tard pour renverser la tyrannie des Pisistratides, comme nous l’avons brièvement évoqué à la fin de notre paragraphe introductif ("Alcméon fils de Mégaclès I, s’était mis à la disposition des Lydiens venus de Sardes sur l’ordre de Crésus pour consulter l’oracle de Delphes, et il les avait aidés de son mieux. Par les Lydiens, ses messagers auprès de l’oracle, Crésus apprit le dévouement d’Alcméon à ses intérêts : il l’invita à Sardes, et là il lui offrit d’emporter tout l’or dont il pourrait se charger en une seule fois. Alcméon revêtit alors un ample chiton pour former une grande poche sur la poitrine, se chaussa des bottes les plus hautes et les plus larges qu’il trouva, et, une fois dans le trésor du roi, il se plongea dans un tas de poudre d’or, en bourra d’abord ses bottes le plus haut possible, en farcit ensuite le pli de son chiton, en poudra ses cheveux, en emplit sa bouche : il sortit du trésor à peine capable de traîner ses chaussures et ayant perdu forme humaine, les joues gonflées à éclater et le corps déformé. Crésus éclata de rire en le voyant et lui offrit tout ce qu’il portait, en joignant encore un autre présent d’une valeur égale. La famille d’Alcméon devint ainsi très riche, et Alcméon lui-même éleva des chevaux de course et vit triompher son quadrige aux Jeux olympiques", Hérodote, Histoire VI.125). Toujours selon Hérodote, il pactise aussi avec les Spartiates, à qui il offre de l’or ("[Les Spartiates] ayant envoyé chercher de l’or à Sardes pour la statue d’Apollon qui se trouve aujourd’hui sur le mont Thornax en Laconie, Crésus leur fit don de cet or qu’ils voulaient acheter", Hérodote, Histoire I.69) et une alliance ("Crésus envoya pour Sparte des messagers porteurs de présents et d’une proposition d’alliance. Arrivés à Sparte, ils déclarèrent selon les instructions qu’ils avaient reçues : “Nous sommes envoyés par Crésus, roi des Lydiens et d’autres peuples, qui vous dit ceci : « Spartiates, le dieu m’a prescrit de prendre la Grèce pour alliée. J’apprends que vous êtes le premier peuple de la Grèce. C’est donc à vous que je m’adresse, comme l’oracle me l’ordonne. Je désire être votre ami et votre allié, sans feinte ni tromperie »”. Voilà ce que Crésus leur dit par l’intermédiaire de ses messagers. Les Spartiates, qui de leur côté avaient appris la réponse de l’oracle à Crésus, accueillirent avec joie l’ambassade des Lydiens et conclurent avec eux un pacte solennel d’alliance et d’hospitalité", Hérodote, Histoire I.69). Pour l’anecdote, les Spartiates décident de sceller cette alliance nouvelle en lui envoyant un grand cratère finement ouvragé, mais le cadeau disparaît au cours du voyage vers Sardes, dans les environs de l’île de Samos, à l’époque de l’invasion perse ("[Les Spartiates] réalisèrent un cratère de bronze, aux bords extérieurs ornés de figures, d’une contenance de trois cents amphores [les amphores ordinaires ayant une contenance de trois ou quatre litres, cela signifie que le cratère peut contenir jusqu’à mille deux cents litres], qu’ils lui envoyèrent en retour de ses présents. Mais ce cratère ne parvint jamais à Sardes. Deux hypothèses sont avancées. D’après les Spartiates, le cratère en route vers Sardes aurait été enlevé dans les parages de Samos par des Samiens qui, avertis de l’envoi, attaquèrent le convoi avec des navires de guerre. Mais d’après les Samiens, les Spartiates chargés du cratère s’attardèrent en route et, quand ils apprirent que Sardes et Crésus étaient aux mains de l’ennemi [c’est-à-dire aux mains des Perses conduits par Cyrus II, comme nous le verrons plus loin, ce qui daterait ce convoi de l’année incertaine où Cyrus II envahit la Lydie, au début de la seconde moitié du VIème siècle av. J.-C.], ils le vendirent à Samos à des particuliers qui le consacrèrent dans le temple d’Héra. Il est possible aussi que ceux qui le vendirent aient prétendu, de retour à Sparte, en avoir été dépouillés par des Samiens", Hérodote, Histoire I.70). Or en 1953, à Vix, dans le département de Côte-d’Or en France, les archéologues découvriront un cratère en bronze d’origine péloponnésienne datant précisément de cette époque, de la seconde moitié du VIème siècle av. J.-C., dont les caractéristiques répondront exactement à la description d’Hérodote : haut d’un mètre soixante cinq et lourd de deux cents kilos, pouvant contenir jusqu’à mille deux cents litres, son col extérieur est ornée d’une frise finement ouvragée représentant des guerriers et des chars, ses anses ont la forme de têtes de gorgones. S’agit-il du vase mentionné par Hérodote, qui par les aléas de l’Histoire aurait voyagé de Sparte à Vix à l’occasion de transactions et de batailles dont on ignore le détail ? Nous verrons plus loin qu’au moment de l’invasion de l’Ionie par les troupes d’Harpage puis après l’échec de leur soulèvement contre Darius Ier en -494, de nombreux Grecs d’Ionie choisiront de s’exiler pour ne pas subir la répression des Perses vainqueurs : il n’est pas impossible qu’à ce moment le cratère spartiate alors à Samos ait été emmené par des émigrants espérant trouver sur la côte nord de l’Italie ou la côte sud de la France actuelle, à l’instar des Grecs de Phocée quittant en masse leur cité d’origine pour aller s’installer définitivement dans leur colonie de Massalia (aujourd’hui Marseille en France), un avenir moins sombre. Par ailleurs, l’Histoire romaine est pleine de récits d’incursions et de pillages celtes dans cette région côtière franco-italienne (c’est pour mettre fin à ces incursions et pillages celtes répétés que les Romains au IIème siècle av. J.-C., forts de leur récente victoire sur Carthage, s’installeront dans cette région pour en faire une province romaine sécurisée par deux garnisons permanentes sur les sites d’Aquae Sextiae [en latin "source de Sextius", général romain, qui en français donnera "Aix"-en-Provence] et Narbo Martius [littéralement "Narbo soumis au dieu Mars" en latin, "Narbo" étant le nom celte du lieu, qui en français donnera "Narbonne" ; Narbo Martius deviendra l’éponyme de la province romaine nouvellement créée, la Narbonnaise]). On peut ainsi imaginer que, réalisé à Sparte, le cratère a voyagé jusqu’à Samos, où il est devenu la propriété d’anonymes qui plus tard, au moment de l’invasion d’Harpage ou de la répression perse de -494, l’ont emmené avec eux vers l’actuelle côte franco-italienne, avant de finir comme butin ou comme cadeau diplomatique dans les mains d’une quelconque tribu celte du côté de Vix. En tous cas, sa fine décoration d’inspiration orientale témoigne de l’influence exercée par la Lydie sur les Grecs, jusque sur les artistes de Sparte.


Ce voisin lydien ne menace donc pas les Grecs. Le danger ne vient pas davantage de la Mésopotamie plus lointaine, ni de la Médie encore plus lointaine : il vient de l’extrême bout du monde, d’un territoire situé au sud-ouest de l’Iran actuel, soumis à un peuple que personne n’attendait, les Perses. C’est à l’anabase ("¢n£basij/action de monter, ascension, progression") extraordinaire de ce peuple périphérique que nous voulons consacrer le premier alinéa de ce paragraphe.


Cyrus II


Le musée du Louvre à Paris en France conserve une tablette référencée AO5372 rapportant de façon fragmentaire les événements de l'an 8 du règne de Sargon II, roi d'Assyrie et de Babylone à la fin du VIIIème siècle av J.-C. (d'où l'appellation commode "Campagne de l'an 8 du règne de Sargon II" donnée par les spécialistes à cette tablette). Cet artefact contient des informations précieuses sur l'état du nord du Croissant Fertile à cette époque. Il nous apprend l'existence d'un nommé "Ullusunu", seigneur du pays des Mannéens, obscur petit peuple non localisé exactement dans l'actuel Kurdistan iranien, coincé entre l'Assyrie au sud et l'Urartu au nord. L'Urartu est une petite province en bordure du lac Van, dont le seigneur Rusa Ier prétend rivaliser avec le puissant royaume d'Assyrie. Lassé des empiètements de ce prétentieux petit voisin, le roi Sargon II réaffirme son autorité par une campagne militaire contre l'Urartu en l'an 8, qui s'achève par une victoire. La date de cette campagne militaire est certaine, car la tablette AO5372 signale que pendant les opérations a lieu une éclipse de lune, que les astronomes modernes ont pu fixer précisément le 24 octobre -714. Dans le récit de cette campagne, on découvre qu'Ullusunu joue un rôle trouble entre Rusa Ier et Sargon II, tantôt allié de l'un, tantôt allié de l'autre. On découvre surtout qu'il est assisté par un vassal nommé "Daiukku". On ignore par quelles opportunités ce personnage très secondaire, ou l'un de ses descendants homonymes selon l'usage paponymique antique, est devenu l'ancêtre de la dynastie royale mède ("Je partis de Parsuash [localité inconnue], j'arrivai dans la province de Missi au pays des Mannéens. Ullusunu avec son peuple était pleinement disposé à se soumettre et m'attendait dans la forteresse de Daiukku. Comme mes fonctionnaires au pays d'Assur, il avait préparé de la farine et du vin pour approvisionner mon armée. Il me livra son fils aîné et des cadeaux, confiant la gestion de son territoire à [texte manque]. Je reçus de lui en tribut des grands chevaux de traits, des bœufs et du petit bétail. Pour être pardonné, il se prosterna. Fermer l'accès de son pays aux méchants Kakméens [peuple inconnu], vaincre Rusa [Ier] en bataille, rassembler les Mannéens dispersés et participer à la bataille victorieuse contre les ennemis, voilà les demandes que lui-même, ses notables et ses administrateurs m'adressèrent. Ils rampèrent à quatre pattes comme des chiens. J'eus pitié d'eux, je reçus leur prière. A leurs suppliques je répondis : “Akhulap !” [formule signifiant la délivrance]. Par l'immense puissance qu'Assur et Marduk ont accordé à mes armes sur tous les souverains, je leur promis de renverser l'Urartu, de rétablir leurs frontières, de rendre la paix au malheureux peuple mannéen. Ils reprirent confiance. Devant le roi Ullusunu je fis dresser une table magnifique, j'élevai son trône plus haut que celui de son père Iranzu. Je les fis asseoir avec mes hommes du pays d'Assur, ils bénirent ma royauté devant Assur et les dieux de leur pays. Zizi d'Appatar et Zalaa de Zitpat, seigneurs de la province de Gizilbundi [localités inconnues], dans les montagnes reculées longeant le pays des Mannéens et le pays des Mèdes tels une frontière (les habitants de ces cités se confiaient à leurs propres forces et n'avaient pas de maîtres), dont les rois m'ayant précédé n'avaient jamais vu le territoire, ni entendu le nom, ni reçu de tribut, apprirent la grande parole de mon seigneur Assur m'ayant accordé le don de soumettre les seigneurs des montagnes et de recevoir leurs cadeaux. Quand ils surent mon arrivée, ils craignirent mon éclat, ils furent saisis d'effroi au fond de leur province. Ils amenèrent d'Appatar et de Kitpat un tribut de nombreux chevaux de traits, de bœufs et de petit bétail, que je reçus dans la forteresse de Daiukku au pays des Mannéens. Ils me prièrent de leur laisser la vie sauve, ils baisèrent mes pieds pour que je ne détruise pas leurs murailles. J'épargnai leur pays, mais je leur imposai un fonctionnaire et je les plaçai sous l'autorité de mon gouverneur de Parsuash. Je partis de la forteresse de Daiukku au pays des Mannéens", Campagne de l'an 8 du règne de Sargon II, lignes 51-74). On retrouve en effet un "Daiukku", hellénisé en "Déiocès/DhiÒkhj", un siècle plus tard, à la fin du VIIème siècle av. J.-C., dans le même Kurdistan iranien actuel. Selon les paragraphes 96-100 du livre I de l'Histoire d'Hérodote, ce nouveau Daiukku/Déiocès pratique la justice au point de se rendre indispensable à toutes les tribus locales des "Mèdes/MÁdoi" (dérivé des "Mannéens" du temps de Sargon II ?) jusqu'alors isolées les unes des autres, qui finissent par se fédérer autour de lui et le nommer roi, dans une capitale fondée pour l'occasion et destinée à pérenniser cette fédération naissante, Ecbatane (ou "Hagmatana/Lieu de réunion" en vieux-perse, qui s'est conservé jusqu'à aujourd'hui sous la forme "Hamadan", capitale de la province homonyme en Iran : ce nom "Hagmatana" apparaît dans l'inscription de Behistun sur laquelle nous reviendrons plus loin). Le fils de Daiukku/Déiocès se nomme "Frauartis" (ce nom apparaît aussi sous cette forme dans l'inscription de Behistun), qu'Hérodote hellénise en "Phraortès/FraÒrthj". Ce Frauartis/Phraortès étend le royaume mède en soumettant le territoire voisin des "Perses/Pšrsai" ("Commander aux Mèdes ne lui suffisant pas, il attaqua les Perses, qui furent les premières victimes et les premiers sujets des Mèdes", Hérodote, Histoire I.102) : c'est la plus ancienne mention des Perses parvenue jusqu'à nous, qui entrent ainsi dans l'Histoire comme peuple soumis à la couronne mède. On ignore d'où vient ce nom "Perse", nous pensons pour notre part que la tradition mythologie le rattachant au héros "Persée" à l'ère mycénienne, via Achéménès le fils que ce héros aurait conçu lors de son séjour à Joppé/Jaffa, qui lui-même aurait donné son nom à la dynastie royale perse des "Achéménides", tradition avancée par Hérodote ("Les Pasargades sont les plus nobles [parmi les tribus perses], ils comptent parmi eux le clan des Achéménides ["fratr…a", terme désignant un groupe d'individus exogènes unis par des rites et/ou des pensées communes, qui donnera "phratrie" en français avec un sens équivalent, autrement dit les Achéménides ne sont pas une famille génétique mais un petit syndicat d'intérêts communs] dont sont issus les Grands Rois Perséides ["Perse…dhj", littéralement "issus/héritiers de Persée", comme les "Alcméonides" sont "issus/héritiers d'Alcméon" ou les "Pisistratides" sont "issus/héritiers de Pisistrate"]", Hérodote, Histoire I.125) et relayée par Platon ("Jugeons de notre naissance en la comparant à celles des rois de Sparte et de Perse. Doutons-nous que les premiers descendent d'Héraclès, et les seconds, d'Achéménès ?", Platon, Premier Alcibiade 120e), n'est pas convaincante. Frauartis/Phraortès attaque ensuite Ninive, capitale de l'Assyrie (site archéologique au cœur de l'actuelle Mossoul en Irak), sans succès : il meurt au cours du siège ("Il se dirigea contre les Assyriens de Ninive, autrefois maîtres de toute l'Asie, abandonnés par leurs alliés mais encore très prospères. Phraortès les attaqua, et périt dans l'aventure après vingt-deux ans de règne, la plus grande partie de son armée périt avec lui", Hérodote, Histoire I.102). Le fils de Frauartis/Phraortès se nomme "Khuakhshathra" (ce nom apparaît encore sous cette forme dans l'inscription de Behistun), qu'Hérodote hellénise en "Cyaxare/Kuax£rhj". Diodore de Sicile, ou l'un de ses copistes, commet une grossière erreur de datation en remontant l'intronisation de Cyaxare à "la deuxième année de la dix-septième olympiade" ("Ce fut la seconde année de la dix-septième olympiade que Cyaxare devint roi des Mèdes, comme le rapporte Hérodote", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique II.32) : cette date est beaucoup trop haute, une confusion a peut-être eu lieu entre "dix-sept/˜ptakaidek£" et "trente sept/˜ptakaitriak£", ce qui abaisserait l'événement à l'année -631/-630. A son époque, à la fin du VIIème siècle av. J.-C., le Moyen Orient est soudain envahi par les Scythes : quittant leur Asie centrale originelle pour une raison inconnue, les nomades scythes descendent entre les actuelles mer Noire et mer Caspienne et, contournant les monts du Caucase par l'est, prennent le contrôle de la Médie après une bataille ("Du lac Méotide [aujourd'hui la mer d'Azov] au fleuve Phase [aujourd'hui le fleuve Rion] et à la Colchide [aujourd'hui la Géorgie et l'Arménie], on compte trente jours de marche pour un homme alerte. De la Colchide, on passe vite en Médie : un seul peuple sépare les deux territoires, les Saspeires, et, cette région traversée, on est en Médie. Les Scythes ne prirent pas ce chemin, ils firent un long détour par le nord, en laissant à leur droite le Caucase. Les Mèdes et les Scythes s'affrontèrent, et les Mèdes vaincus perdirent l'empire de l'Asie qui passa aux mains des Scythes", Hérodote, Histoire I.104). Pour l'anecdote, les Scythes prennent ensuite la route du Levant, puis s'arrêtent à la frontière de l'Egypte car le pharaon Psammétique Ier les gave de cadeaux à condition qu'ils n'envahissent pas son pays ("[Les Scythes] marchèrent ensuite vers l'Egypte. A leur entrée en Palestine, le pharaon d'Egypte Psammétique Ier vint à leur rencontre et, par des présents et des prières, les persuada de ne pas aller plus loin. Ils se retirèrent et, parvenus à la cité d'Ascalon, passèrent outre sans la piller", Hérodote, Histoire I.105) : le prophète juif Jérémie, contemporain des événements, évoque à plusieurs reprises la terreur provoquée dans sa communauté par ce peuple "venu de loin" et "à la langue incompréhensible", qui est "sauvage et sans pitié" et qui se déplace et se bat continuellement "à cheval en brandissant ses arcs" ("Quant à vous, gens d'Israël, déclare le Seigneur, je vais envoyer contre vous un peuple qui vient de loin, un peuple invincible et parmi les plus anciens, dont la langue vous est inconnue et les mots incompréhensibles, ses flèches sèment la mort, il n'a que des soldats d'élite. Il dévorera tout : vos moissons et votre pain, vos fils et vos filles, votre gros et votre petit bétail, vos vignes et vos figuiers, la guerre détruira les cités fortifiées où vous vous croyez en sécurité", Jérémie 5.15-17 ; "Un peuple arrive du nord, un peuple nombreux se met en route depuis le bout du monde, ses soldats brandissent l'arc et le sabre, ils sont sauvages et sans pitié, ils font autant de bruit que la mer quand elle mugit, ils sont montés sur des chevaux et rangés pour la bataille en ordre parfait", Jérémie 6.22-23 ; "Un peuple arrive du nord, un peuple nombreux, des rois puissants sont en route depuis le bout du monde, leurs soldats brandissent l'arc et le sabre, ils sont sauvages et sans pitié, ils font autant de bruit que la mer quand elle mugit, ils sont montés sur des chevaux et rangés pour la bataille en ordre parfait", Jérémie 50.41-42). Les Scythes s'installent au Levant, sur un site que les Grecs désigneront plus tard de leur nom, "Scythopolis" ("SkuqÒpolij", littéralement "la cité des Scythes", aujourd'hui Beth-Shéan en Israël). Ils ravagent le Moyen Orient pendant des années - pendant vingt-huit ans selon Hérodote -, avant d'être exterminés par Khuakhshathra/Cyaxare à l'occasion d'une fête ("Pendant vingt-huit ans les Scythes furent maîtres de l'Asie que, par leurs brutalités et leur négligence, ils ruinèrent totalement. Ils tiraient de chaque peuple un tribut qu'ils fixaient à leur guise, et ils parcouraient le pays en pillant tout indistinctement. Enfin Cyaxare et les Mèdes les invitèrent à une fête, les enivrèrent et les égorgèrent presque tous. Les Mèdes récupérèrent ainsi leur empire et leurs anciens sujets", Hérodote, Histoire I.106). Dans la foulée de cette libération, les Babyloniens secondés par Khuakhshathra/Cyaxare s'emparent de Ninive en -612 et du royaume assyrien. Il est intéressant de noter que, désireux de ne pas s'égarer loin de son sujet - les raisons qui ont amené la guerre entre Perses et Grecs -, Hérodote dans son Histoire ne s'intéresse qu'aux Mèdes dont il pense qu'ils sont les principaux inspirateurs des Perses, en délaissant les autres peuples du Croissant Fertile, en conséquence il ne parle que des Mèdes lors de son récit sur la prise de Ninive ("Les Mèdes recouvrèrent ainsi leur empire et leurs anciens sujets, puis ils prirent Ninive […] et soumirent l'Assyrie sauf la région de Babylone", Hérodote, Histoire I.106). Mais une chronique babylonienne commodément appelé "La chute de Ninive" par les spécialistes, constituant le document 3 des Assyrian and babylonian chronicles d'Albert Kirk, conservée au British Museum de Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM ME21901, donne le déroulement des faits, qui s'étalent sur plusieurs années, dans lesquels les Mèdes ne semblent jouer qu'un rôle secondaire. Nabopolassar roi de Babylone, désigné comme "roi d'Akkad", principal meneur des opérations, emporte en -616 (première date conservée de la chronique, qui précise que -616 est la "dixième année de Nabopolassar" : rien ne nous interdit de penser que les attaques ont commencé avant cette date) plusieurs batailles contre les Assyriens. En -615, il assiège Assur, tandis que les Mèdes emmenés par Khuakhshathra/Cyaxare tentent seuls une incursion dans l'est de l'Assyrie ("Au mois de samna [novembre], les Mèdes vinrent d'Arraphu et [texte manque]", La chute de Ninive). En -614, les Babyloniens prennent Assur, tandis que les Mèdes marchent toujours seuls contre Ninive ("Au mois d'abu, les Mèdes enflammèrent Ninive [texte manque]", La chute de Ninive), les deux assaillants entrent pour la première fois en contact ("Le roi d'Akkad [Nabopolassar] et Khuakhshathra/Cyaxare le roi des Mèdes se rencontrèrent dans la cité [d'Assur récemment conquise] et ensemble conclurent une alliance. Ensuite, Khuakhshathra/Cyaxare et son armée rentra chez lui, le roi d'Akkad et son armée rentra chez lui", La chute de Ninive). En -613, nouvelles offensives peu concluantes des Babyloniens. Ce n'est qu'en -612, ayant enfin compris l'intérêt de coordonner leurs efforts, que Babyloniens et Mèdes réussissent ensemble à s'emparer de Ninive, qu'ils pillent ("Le roi d'Akkad [Nabopolassar] rassembla son armée et marcha vers l'Assyrie. Le roi des Umman-Manda [littéralement "les Hommes de Médie"] marcha à la rencontre du roi d'Akkad et ils entrèrent en contact à [texte manque]. Le roi d'Akkad et son armée gagna le fleuve Tigre, Khuakhshathra [Cyaxare] ayant traversé le fleuve Radanu, puis ils marchèrent le long des rives du Tigre. Le neuvième jour du mois de simanu [équivalent de juin dans le calendrier chrétien], ils campèrent devant Ninive. Du mois de simanu au mois d'abu [équivalent d'août dans le calendrier chrétien], soit trois mois, ils soumirent la cité à un siège rigoureux. Le neuvième jour du mois d'abu, ils infligèrent une grande défaite à Sin-sar-iskun, roi du grand peuple assyrien, qui mourut à cette occasion. Ils s'emparèrent d'un grand butin dans la cité et le temple [de la déesse Ishtar], et laissèrent la cité à l'état de ruines", La chute de Ninive). Le prophète juif Nahum, contemporain de l'événement, évoque aussi ce pillage de la cité ("On monte à l'assaut contre toi, Ninive. Soldats, gardez les fortifications, surveillez les routes, préparez-vous au combat, rassemblez toutes vos forces. […] Les soldats de l'armée ennemie ont des boucliers peints en rouge et portent des costumes écarlates. Quand ils sont prêts à l'attaque, les chars flamboient comme du feu, les lances s'agitent. Les chars se lancent à l'assaut à travers rues et places comme des bêtes en furie. On dirait des torches enflammées, ils sont aussi rapides que l'éclair. Le roi de Ninive appelle ses généraux, mais ceux-ci s'avancent en trébuchant. Les assaillants se précipitent vers les remparts en s'abritant. Soudain les portes qui donnent sur les fleuves sont enfoncées, au palais royal c'est la débandade. On saisit la statue de la déesse [Ishtar] et on l'emporte, les femmes qui en prenaient soin gémissent comme des colombes plaintives, dans leur tristesse elles se frappent la poitrine. Ninive est comme un réservoir dont toute l'eau s'échappe. “Arrêtez-vous, arrêtez-vous !”, crie-t-on, mais aucun fuyard ne se retourne. On rafle l'or et l'argent, les richesses de la cité sont inépuisables, elle regorge d'objets précieux. Pillage, saccage et ravage ! Tous perdent courage, les jambes fléchissent, les corps tremblent et les visages pâlissent", Nahum 2.2-11). Les fouilles archéologiques réalisées à Ninive autour des anciennes portes d'Adad au nord et de Shamash et d'Halzi au sud témoignent que les Assyriens se préparaient à l'invasion : les entrées des trois portes ont été rétrécies, et celle d'Halzi a été renforcée par une tour. Des traces de combats sur les portes d'Adad et d'Halzi, et un charnier au pied de la porte d'Halzi, suggèrent que les assiégeants ont réparti leurs efforts sur plusieurs points, sans doute pour obliger les assiégés à se disperser. Athénée de Naucratis cite un auteur grec affirmant que, lors de la prise de Ninive, un nommé "Cyrus/Kàroj" est présent, qui se charge d'abattre la colonne funéraire et d'aplanir le tertre sous lesquels est enterrée la dépouille de l'ancien roi assyrien Assurbanipal ("Dans le livre III de ses Itinéraires, Amyntas nous apprend qu'à Ninive existait un tertre colossal, que Cyrus fit raser lors du siège de la cité, afin d'y élever à la place une vaste terrasse pour mieux surveiller les remparts : ce tertre était le mausolée d'Assurbanipal ancien roi de Ninive. Au sommet une colonne de pierre était dressée, portant des inscriptions en chaldéen que Choirilos a traduite plus tard dans les vers grecs suivants : “J'ai régné et, tant que j'ai pu contempler les feux ardents du soleil, j'ai bu, j'ai mangé à satiété, j'ai joui des bienfaits de Cypris, car je savais que le temps imparti aux mortels est bref, sujet à mille vicissitudes, et que d'autres jouiraient des plaisirs que je laisse. C'est pourquoi chaque journée que j'ai vécue ne s'est jamais achevée sans que j'eusse goûté au moins une volupté”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.39) : s'agit-il du Perse Cyrus Ier, grand-père du futur Cyrus II fondateur de la puissance perse ? L'existence d'un sceau datant d'avant l'époque de Darius Ier, désigné sous le code PFS 93 par les spécialistes (pour "Persepolis Fortifications Seal 93"), rend l'hypothèse possible : on y voit un cavalier transpercer un homme à pied avec un javelot, deux autres hommes sont étendus morts sous le cheval, une légende désigne le cavalier sous le nom de "Kurash (c'est-à-dire "Soleil" en vieux-perse, alias "Cyrus" en grec) d'Anshan, fils de Teispès". Cette indication est importante car la cité d'Anshan, aujourd'hui le site archéologique de tell e-Malyan à une cinquantaine de kilomètres au nord de Chiraz dans la province de Fars en Iran, était l'une des principales cités du royaume élamite à l'ère minoenne, elle a perdu son importance et son influence aux ères suivantes, comme l'ont révélé les fouilles réalisées dans les années 1970 par les archéologues américains de l'Université de Pennsylvanie/Philadelphie, avant le renversement du régime du Chah et l'instauration de la théocratie islamique en 1979. Cela raccorde avec Cyrus II qui, dans le Cylindre de Cyrus II (nous reviendrons plus loin sur cet objet archéologique) établit clairement le lien généalogique entre lui-même et ce Kurash/Cyrus Ier fils de Teispès, et situe son origine familiale à Anshan ("Je suis Cyrus [II], roi du monde, grand roi, puissant roi, roi de Babylone, roi de Sumer et d'Akkad, roi des quatre terres, fils de Cambyse [Ier] roi d'Anshan, et petit-fils de Cyrus [Ier] grand roi d'Anshan, fils de Teispès grand roi d'Anshan", Cylindre de Cyrus II 20-21). On peut imaginer que, ayant recouvré son pouvoir sur la Médie, et sur la Perse qui y était peut-être soumise avant l'arrivée des Scythes, Khuakhshathra/Cyaxare a emmené avec lui certains de ses sujets dans son expédition vers Ninive, et que Cyrus Ier seigneur d'Anshan est l'un d'eux. Le sceau PFS 93 sous-entend que Cyrus Ier est assez riche pour posséder un cheval et peut-être pour posséder une troupe de cavalerie, ce qui justifierait, selon la citation d'Athénée de Naucratis, que son souverain lui accorde l'honneur de participer à la conquête de Ninive, mais en le confinant à des tâches subalternes, comme celle d'aplanir un tertre, pour bien lui faire comprendre qu'il est simplement un sujet perse et non pas un membre de l'élite mède. Après la chute du royaume assyrien précipitée par la ruine de Ninive, Khuakhshathra/Cyaxare attaque le royaume de Lydie alors gouverné par Alyatte, le père de Crésus, comme nous l'avons rappelé précédemment. La guerre dure six ans selon Hérodote, jusqu'au jour où une éclipse de soleil déclenche une panique égale dans le camp des Mèdes et dans le camp des Lydiens, au point que les deux belligérants décident de faire la paix, Alyatte acceptant de reconnaître le fleuve Halys comme frontière entre les deux royaumes et de donner en gage une de ses filles en mariage à "Rishtiuaiga", qu'Hérodote hellénise en "Astyage/Astu£ghj", fils héritier de Khuakhshathra/Cyaxare ("La guerre entre Lydiens et Mèdes dura pendant cinq ans, avec de nombreux succès tantôt pour les Mèdes tantôt pour les Lydiens, jusqu'à ce qu'on pourrait appeler un combat nocturne : la lutte se prolongeait effectivement avec des chances égales quand la sixième année une bataille eut lieu au cours de laquelle, en pleine mêlée, le jour devint soudain la nuit, comme Thalès de Milet en avait prévenu les Ioniens. Les Lydiens et les Mèdes, en voyant le jour transformé en nuit, cessèrent de combattre et furent disposés à faire la paix. Ils eurent pour médiateurs Syennésis de Cilicie et Labynétos de Babylone [ce nom de Labynétos est une hellénisation de Nabonide, qui deviendra roi de Babylone en -556 par un putsch, l'alvéolaire nasale [n] initiale ayant été remplacée par une alvéolaire spirante latérale [l] chez Hérodote]. Ceux-ci hâtèrent l'échange des serments de paix et rapprochèrent les deux rois par un mariage, en décidant qu'Alyatte donnerait sa fille Aryénis au fils de Cyaxare, Astyage", Hérodote, Histoire I.74 ; "Selon Eudème dans son Histoire de l'astrologie, c'est Thalès qui a prédit l'éclipse de soleil qui eut lieu le jour où les Mèdes en vinrent aux mains contre les Lydiens. Cyaxare le père d'Astyage était alors roi des Mèdes, et Alyatte le père de Crésus régnait sur les Lydiens. Parmi ceux qui sont d'accord sur ce point avec Eudème, nous citerons Hérodote. La date de cette éclipse correspond environ à la cinquantième olympiade [c'est-à-dire -580]", Clément d'Alexandrie, Stromates I.14). Les astronomes modernes ont réussi à dater précisément le 28 mai -585 cette éclipse de soleil qui plonge dans l'obscurité le royaume de Lydie, ce qui nous donne un point de repère pour établir une chronologie des événements de cette époque. Astyage marie sa fille Mandane à "Kambujiya" Ier, qu'Hérodote hellénise en "Cambyse/KambÚshj" Ier, fils de Cyrus Ier évoqué précédemment et, à ce titre, héritier ("kambujiya" signifie "aîné" en vieux-perse) de la seigneurie perse d'Anshan ("[Astyage] ne donna pas [sa fille] à un des Mèdes dignes de cette alliance, mais à un Perse nommé Cambyse Ier qui à ses yeux était de bonne naissance et d'humeur paisible, mais aussi au-dessous d'un Mède de condition moyenne", Hérodote, Histoire I.107 ; "Astyage épouvanté ne voulut marier sa fille ni à un homme de haut rang, ni à un Mède, de peur de trouver dans son petit-fils la fierté d'une origine doublement illustre. Il choisit donc pour gendre Cambyse Ier, homme sans nom, issu de la nation des Perses alors presque inconnue", Justin, Histoire I.4). De cette union entre la princesse mède Mandane et le seigneur perse vassal Cambyse Ier naît Cyrus II. Telle est la version officielle de la dynastie royale perse postérieure à Cyrus II, consultée par Hérodote ("En chemin le serviteur qui m'a conduit hors de la cité et m'a remis le bébé m'apprend tout : il s'agit de [Cyrus II], fils de Mandane, la fille d'Astyage, et de Cambyse Ier le fils de Cyrus Ier", Hérodote, Histoire I.111), et aussi par Xénophon ("Le père de Cyrus II était Cambyse Ier, roi des Perses. Ce Cambyse Ier était de la race des Perséides, qui tirent leur nom de Persée. Sa mère, d'après l'opinion commune, était Mandane, fille d'Astyage le roi des Mèdes", Xénophon, Cyropédie, I, 2.1) et par Diodore de Sicile (cité par Constantin VII Porphyrogénète : "Cyrus II, fils de Cambyse et de Mandane la fille d'Astyage roi de Médie, se distinguait de tous ses contemporains par son courage, son intelligence et toutes ses autres vertus", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 53). Mais des doutes sont permis, comme nous le verrons juste après.


Aux paragraphes 108-122 du livre I de son Histoire, Hérodote raconte longuement comment, à la suite d'un cauchemar, Astyage décide de se débarrasser de ce petit-fils dont il pressent qu'il sera un problème pour la pérennité du royaume mède. Astyage ordonne à un noble mède de son entourage nommé "Harpage" de l'emporter au loin et de le tuer, mais Harpage étant partagé entre l'obéissance à son roi et le désir de ne pas se compromettre dans le meurtre d'un membre de la famille royale ("Astyage est âgé, et il n'a pas d'héritier mâle : si après sa mort le pouvoir doit passer à sa fille dont il me charge aujourd'hui de tuer l'enfant, à quoi dois-je m'attendre sinon à la vengeance la plus terrible ? Pour ma sécurité, cet enfant doit périr, mais son meurtrier doit être un des serviteurs d'Astyage et non pas un des miens", Hérodote, Histoire I.109), choisit finalement de se débarrasser de l'enfant en le confiant à un bouvier qui refuse à son tour de le tuer et l'élève comme son propre fils, répétant ainsi l'histoire de Sargon à Akkad, de Zeus en Crète, de Persée à Argos, d'Œdipe à Thèbes, d'Alexandre-Pâris à Troie, de Moïse en Egypte, enfants pareillement trouvés et recueillis, adultes pareillement en conflit contre le pouvoir en place dont ils revendiquent la filiation et l'héritage. Devenu adolescent, son identité révélée, Cyrus II est finalement convoqué par Astyage qui, après avoir réfléchi que son cauchemar n'était qu'un cauchemar, accepte de le reconnaître comme son petit-fils légitime ("Astyage appela Cyrus II et lui dit : “Mon enfant, à cause d'un songe vain j'ai commis une faute envers toi, mais ton heureux destin t'a sauvé. Maintenant pars tranquille vers la Perse avec l'escorte que je te donne”", Hérodote, Histoire I.121). Mais l'affaire ne s'arrête pas là. Toujours selon Hérodote, Harpage projette d'utiliser le jeune Perse pour renverser Astyage ("Fils de Cambyse Ier, les dieux veillent sur toi, car sans eux tu n'aurais jamais eu le sort que tu as [c'est Harpage qui parle à Cyrus II]. Venge-toi d'Astyage, ton meurtrier, car par sa volonté tu aurais péri, c'est par les dieux et par moi que tu vis encore. Tu sais depuis longtemps ce qu'Astyage t'a fait, et les souffrances que j'ai moi-même endurées pour t'avoir confié au bouvier au lieu de te tuer. Crois-moi, le royaume entier d'Astyage sera le tien si tu amènes les Perses à se révolter et si tu les conduis contre les Mèdes. Qu'Astyage me choisisse pour commander contre toi, et ton succès sera assuré. Il le sera même s'il choisit un autre Mède, car tous sont prêts à l'abandonner pour toi et à tenter de le renverser. Tout est prêt ici : suis donc mon conseil sans tarder", Hérodote, Histoire I.124). Cyrus II répond favorablement à ce projet - son père Cambyse Ier est-il mort à cette époque ? -, motivé par des raisons qu'on ignore (veut-il hâter la mort de son grand-père pour toucher son héritage ? veut-il se venger de la malédiction infligée à sa naissance par celui-ci ?). Ayant réussi, grâce à une habile manœuvre racontée par Hérodote aux paragraphes 125-126 du livre I de son Histoire, à rassembler autour de lui plusieurs tribus perses, il provoque son grand-père, qui en retour lui déclare la guerre. L'armée mède, qu'Astyage dans son aveuglement a confiée au félon Harpage, se dirige vers la Perse : dès qu'elle entre en contact avec l'armée perse, Harpage proclame son allégeance à Cyrus II, ce qui provoque la confusion dans les rangs mèdes, rapidement suivie par leur ralliement à la cause perse ("Les Perses, qui avaient désormais un chef, luttèrent avec d'autant plus de joie pour leur liberté, que depuis longtemps le joug des Mèdes leur pesait. Quand Astyage apprit les manœuvres de Cyrus II, il le manda par un messager : Cyrus II lui répondit qu'il le verrait près de lui plus tôt qu'il ne le voudrait. Astyage distribua alors les armes à tous les Mèdes et, aveuglé par les dieux, mit Harpage à leur tête […]. Les Mèdes entrèrent en campagne contre les Perses. Dès la première rencontre, les uns qui n'étaient pas du complot se battirent, tandis que les autres passèrent à l'ennemi et que le plus grand nombre témoigna d'une lâcheté volontaire en prenant la fuite", Hérodote, Histoire I.127). Cyrus II, Harpage à ses côtés, conduit ensuite vers Ecbatane ses propres troupes perses et les troupes mèdes passées dans son camp. Après une résistance courte et inutile, Astyage se rend à son petit-fils, c'est ainsi que le royaume mède devient vassal de son ancien sujet le royaume perse ("Après cette honteuse déroute de l'armée mède, Astyage […] distribua les armes à tous les Mèdes dans la cité, jeunes et vieux. Avec eux il livra bataille aux Perses. Il fut vaincu, capturé, et perdit tous les Mèdes qu'il commandait", Hérodote, Histoire I.128). Selon Diodore de Sicile cité par Eusèbe de Césarée, la déposition d'Astyage et son remplacement par Cyrus II comme grand roi de Perse et de Médie a lieu l'année de la cinquante-cinquième olympiade, soit en -560/-559 ("Cyrus devint roi des Perses l'année de la cinquante-cinquième olympiade selon la Bibliothèque [historique] de Diodore [de Sicile], selon les Histoires de Thalos et de Castor, et aussi selon Polybe, Phlégon et d'autres auteurs qui suivent la chronologie olympique : tous concordent sur cette date", Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, X, 10.4). Cyrus II se réconcilie avec son grand-père peu de temps après sa victoire, et conclut un mariage incestueux avec sa tante Amytis pour renforcer sa légitimité à la tête du nouveau royaume perso-mède ("Quant à Astyage, Cyrus II ne lui fit aucun mal et le garda près de lui jusqu'à sa mort", Hérodote, Histoire I.130). Ainsi racontée, la victoire finale de Cyrus II semble celle d'un homme de rien devenu roi d'un immense territoire par son seul génie. La vérité historique est certainement différente. La conquête de la couronne mède par Cyrus II est en vérité la conjonction de son talent de magouilleur certes indéniable et de la division du Croissant Fertile en ce milieu du VIème siècle av. J.-C., partagé entre le royaume de Babylonie de Nabonide au sud-est, le royaume de Médie d'Astyage au nord-est, le royaume de Lydie de Crésus au nord-ouest, sans oublier le royaume d'Egypte d'Amasis (officier d'origine libyenne devenu pharaon à la suite d'un putsch contre l'héritier légitime du trône égyptien, Apriès fils de Psammétique II) au sud-ouest, dont les influences et les ambitions s'équivalent.


L'historien Nicolas de Damas au Ier siècle av. J.-C. a écrit une monumentale Histoire aujourd'hui perdue, mais dont l'érudit byzantin Constantin VII Porphyrogénète a conservé quelques extraits. Un de ces extraits, très long et détaillé, intrigue. Pour l'écrire, Nicolas de Damas semble avoir puisé dans l'Histoire de la Perse de Ctésias de Cnide, médecin personnel de Parysatis puis de son fils le Grand Roi Artaxerxès II, qu'il a accompagné et soigné à la bataille de Kounaxa contre le prince Cyrus et les Dix Mille en -401. Ctésias, contrairement à Hérodote qui a écrit une Histoire très favorable à Athènes et à Sparte et très défavorable aux Perses, et contrairement à Xénophon a qui a été l'un des chefs des Dix Mille, a été un proche de la Cour achéménide, il a eu accès aux archives de la dynastie régnante perse, il était donc mieux informé sur le sujet qu'Hérodote qui ne connaissaient que la propagande officielle, et mieux informé que Xénophon qui ne connaissait l'Histoire des Perses qu'à travers ce que le prince Cyrus lui en a raconté. L'Histoire de la Perse de Ctésias n'a pas survécu aux siècles, mais sa trame est néanmoins connue par la description précise que le patriarche érudit Photios au IXème siècle, qui en a eu un des derniers exemplaires complets entre les mains, en donne dans la notice 72 de sa Bibliothèque ("L'Histoire de la Perse de Ctésias de Cnide contient vingt-trois livres. Les six premiers traitent de l'Histoire de l'Assyrie et de tout ce qui a précédé l'empire des Perses. Il commence à raconter l'Histoire de ce peuple au livre VII. Dans ce livre, et dans les livres VIII, IX, X, XI, XII et XIII, il aborde les vies de Cyrus II, de Cambyse II, du Mage, de Darius Ier et de Xerxès Ier. Dans presque tous ces livres, non seulement il dit le contraire d'Hérodote, mais encore il le qualifie de menteur sur beaucoup de sujets, et d'affabulateur. Il a vécu après lui. Il dit avoir vu lui-même la plupart des choses qu'il écrit, ou les avoir apprises par des Perses qui en ont été les témoins, et qu'il a commencé à rédiger son Histoire après avoir enquêté de cette façon. Hérodote n'est pas le seul écrivain qu'il contredise, il s'oppose aussi à Xénophon fils de Gryllos. Il vivait à l'époque de Cyrus fils de Darius II et de Parysatis, Cyrus était le frère d'Artaxerxès II qui devint Grand Roi par la suite. Il parle d'abord d'Astyage, qu'il appelle “Astyigas”. Il dit que Cyrus II refusant de le considérer comme son parent, Astyage se réfugia dans Ecbatane, qu'Amytis sa fille et Spitamas son gendre le cachèrent dans les criscranes ["kr…skrana", mot à la signification inconnue, peut-être une hellénisation du vieux-perse "ghiriz/refuge" et "khansh/magasin"] du palais royal. Cyrus II ayant investi ce palais, ordonna qu'on soumît à la question non seulement Spitamas et Amytis, mais encore leurs enfants Spitacès et Mégabernès, pour les obliger à dire où était leur aïeul. Astyage voulant épargner la torture à sa progéniture, se découvrit lui-même. On s'en saisit aussitôt, et Oibaras [commandant perse] le fit mettre dans de fortes entraves. Mais peu de temps après, Cyrus II le remit en liberté, et l'honora comme son père. Il rendit à Amytis, fille d'Astyage, les mêmes honneurs qu'à sa propre mère, et la prit ensuite pour femme, après que Spitamas son mari eût été puni de mort pour avoir menti en affirmant ne pas connaître Astyage, au sujet duquel on l'interrogeait. Voilà ce que Ctésias raconte sur Cyrus II. On voit que sa version diffère de celle d'Hérodote", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 1-2). Dans cet extrait de l'Histoire de Nicolas de Damas cité par Constantin VII Porphyrogénète et probablement copié dans l'Histoire de la Perse de Ctésias, on lit une version qui complète et modifie celle d'Hérodote et Xénophon. Comme chez Hérodote, Nicolas de Damas/Ctésias dit que Cyrus II a été élevé par un homme pauvre (appelé "Mitradatès/Mitrad£thj" par Hérodote, Histoire I.110, et "Atradatès/Atrad£thj" par Nicolas de Damas/Ctésias), mais cet homme apparaît comme son vrai père et non pas comme un père adoptif, et le texte qualifie Cyrus II de "Marde" et non pas de "Perse d'Anshan", or on sait que les Mardes sont des habitants instables des hauts plateaux iraniens, vivant plus ou moins de brigandages (qui combattront comme archers aux côtés de Darius III contre Alexandre à la bataille de Gaugamèles en -331 selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 11.5, et selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 12.7), bien éloigné des pâtres civilisés des environs d'Anshan. Le texte explique ensuite que Cyrus II a acquis une importance non pas grâce à sa naissance mais grâce à sa débrouillardise, qui lui a permis de gravir un à un les échelons de la hiérarchie mède, jusqu'à la Cour d'Astyage, où il est devenu un échanson très apprécié du roi ("Un adolescent marde nommé “Cyrus” se présenta à un des décorateurs du palais du roi. Cyrus était le fils d'Atradatès, que la pauvreté avait poussé au brigandage, et sa mère était une gardienne de chèvres nommée “Argostè”. Le contremaître lui donna des vêtements propres et l'affecta à l'extérieur du palais. Les décorateurs le présentèrent à ceux qui travaillaient à l'intérieur auprès du roi. Comme le contremaître était dur et le fouettait souvent, il fut affecté au service des porte-lampes. Le chef des porte-lampes aimait Cyrus et s'appliqua à l'intégrer au service des porte-lampes royaux. Cyrus était populaire auprès des hommes, il fut affecté au service d'Artembarès, le chef des échansons et responsable personnel du phialè ["fi£lh", vase, coupe] royal, qui l'accueillit chaleureusement et lui demanda de verser le vin aux invités de la table du roi. Peu de temps après, tandis qu'Artembarès s'assurait qu'il versât correctement le vin, le roi demanda qui était ce jeune homme qui servait si bien. Il répondit : “O seigneur, c'est ton esclave, un Perse d'origine marde, il est venu à moi parce qu'il avait faim”. Artembarès était un vieil homme. Un jour, pris de fièvre, il demanda au roi de rentrer chez lui pour se soigner, puis, en montrant Cyrus, il ajouta : “Ce jeune homme que tu aimes tant servira la boisson à ma place. Et s'il devient ton échanson, ô seigneur, je l'adopterai, bien que je sois eunuque”. Astyage accepta la proposition, l'eunuque se retira après avoir donné de nombreux ordres à Cyrus et l'avoir embrassé comme son fils. Cyrus demeura auprès du roi, lui donna sa phialè et servit le vin jour et nuit en faisant preuve d'un bon jugement et de courage. Artembarès mourut de sa maladie après avoir adopté Cyrus, Astyage reconnut celui-ci fils d'Artembarès et héritier de tous ses biens, il lui donna aussi beaucoup de cadeaux en conséquence. C'est ainsi que Cyrus devint puissant et que son nom devint célèbre", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 23.3-7). En usant de son entregent, Cyrus II a réussi à faire nommer son père satrape en Perse ("Plus tard, devenu plus puissant, Cyrus fit nommer son père satrape en Perse, et donna à sa mère beaucoup de richesses et de pouvoir parmi les femmes de Perse", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 23.10), autrement dit le Marde pauvre père de Cyrus II est devenu un dignitaire respectable du royaume mède, représentant l'autorité d'Astyage sur le Perse Cambyse Ier à Anshan. Cette version de Nicolas de Damas/Ctésias, très cohérente, amène à penser que Cyrus II est non pas le prestigieux fils de Cambyse Ier et de Mandane comme le déclare la propagande officielle, mais le vulgaire fils d'un couple de Mardes pauvres qui, jouant habilement de séductions à la Cour d'Astyage, a fini par imposer son père à Anshan, et, via ce dernier, par apparaître comme l'héritier politique de Cambyse Ier, la propagande officielle achéménide gardant par ailleurs un mystérieux silence sur la date de décès de Cambyse Ier, sur les circonstances de sa mort, et sur la réalité du lien paternel l'unissant à Cyrus II (Cambyse Ier a pu effectivement épouser Mandane la fille d'Astyage, mais la propagande achéménide ultérieure ne dit pas si, excepté le douteux Cyrus II, des enfants sont nés de cette union et/ou s'ils ont survécu). Pour notre part, nous soupçonnons fortement que Cyrus II ne s'appelait pas "Cyrus" à sa naissance, et qu'il s'est surnommé "Cyrus" en référence au père de Cambyse Ier justement pour essayer de légitimer sa mainmise politique sur Anshan, pour effacer le souvenir de son vrai père marde pauvre et s'inscrire dans la lignée des prestigieux seigneurs d'Anshan. La version du renversement d'Astyage et de la soumission de la Médie aux Perses conduits par Cyrus II, telle que la transmet Nicolas de Damas/Ctésias, est aussi un bon contrepoint à la version des mêmes événements transmise par Hérodote et Xénophon. Selon Hérodote, Astyage était un roi cruel qui, furieux d'avoir été dupé par Harpage, l'a puni en lui faisant manger à son insu son jeune fils ("[Harpage] avait un fils unique d'environ treize ans. De retour chez lui, il se hâta de l'envoyer au palais avec ordre d'aller trouver le roi et de lui obéir en tout […]. Quand Astyage eut l'enfant près de lui, il le fit égorger et couper en morceaux, puis il fit rôtir ou bouillir les chairs pour en confectionner des plats apétissants qu'on tint prêts à être servis. A l'heure du dîner, les hôtes étaient tous là, Harpage parmi eux. On plaça devant tous, ainsi que devant le roi, des tables chargées de viande de mouton, mais on servit à Harpage le corps entier de son fils, sauf la tête, les mains et les pieds, conservés à part dans une corbeille d'osier sous un voile. Quand Harpage sembla rassasié, Astyage lui demanda s'il avait apprécié le repas. Harpage affirma qu'il en était enchanté. Alors les serviteurs chargés de ce soin mirent devant lui la tête de son enfant, toujours dissimulée sous un voile avec les mains et les pieds, et, debout à ses côtés, l'invitèrent à soulever le voile et à se servir à son gré. Harpage obéit, souleva l'étoffe, et vit les reste de son fils : il ne manifesta rien et sut se maîtriser quand Astyage lui demanda s'il reconnaissait la bête dont il avait mangé la chair", Hérodote, Histoire I.119). Cette séquence sert trop idéalement les intérêts des Perses pour être honnête. Pour notre part, nous pensons que, même si cette séquence est historique, sa cause n'est pas celle avancée par la propagande achéménide : si Astyage s'est montré si féroce envers Harpage, ce n'est pas parce qu'Harpage a refusé de tuer un hypothétique fils de Cambyse Ier et Mandane, mais parce qu'il a comploté contre Astyage avec l'aide d'un échanson marde dont Astyage a imprudemment laissé accroître l'influence dans sa propre Cour, un jeune arriviste sournois dont il a nommé le père bouseux à la tête de la cité d'Anshan comme gouverneur ou comme remplaçant de Cambyse Ier, un dangereux ambitieux qui menace désormais son trône avec le soutien de populations rebelles et de nobles mèdes opportunistes comme Harpage. Même conclusion dans le récit de Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète : Astyage se montre cruel envers ses soldats non pas par goût du sang et des tortures, mais parce que la trahison se répand partout autour de lui, et parce qu'il ne sait plus quoi faire pour endiguer la subversion entretenue dans toutes les têtes par l'habile échanson devenu chef de meute ("Astyage roi de Médie, fut vaincu et s'enfuit honteusement. Il s'emporta contre ses soldats, démit tous les chefs de leur commandement et les remplaça par d'autres, et désigna des responsables de la défaite pour les condamner à mort. Il pensait qu'en agissant ainsi, de manière cruelle et violente, il contraindrait le reste de ses hommes à se montrer valeureux face aux dangers. Mais les troupes ne cédèrent pas à la terreur et aux traitements sévères qu'il leur infligeait : unis contre sa brutalité et l'injustice de ses actes, ils aspirèrent à un changement, ils multiplièrent les réunions dans chaque unité et s'exhortèrent entre eux, dans des discutions animées, à se venger de lui", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 54). Cela se retrouve dans l'extrait de Nicolas de Damas/Ctésias. Astyage paraît complètement dépassé par le culot, l'insolence, l'absence totale de scrupules de son ancien jeune protégé, qui corrompt tous ses interlocuteurs. Pour ne pas déborder du cadre de notre étude, nous n'aborderons pas en détails la suite du récit de Nicolas de Damas/Ctésias, nous nous contenterons des grandes lignes. Nicolas de Damas/Ctésias explique comment Cyrus II a retourné en sa faveur les "Kadousiens/KadoÚsioi" au nord (corruption de "Kardouques/Kardoàcoi", ancêtres des actuels "Kurdes", qui combattront aussi aux côtés de Darius III contre Alexandre à la bataille de Gaugamèles en -331 selon Arrien, Anabase d'Alexandre, III, 8.4, et selon Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, IV, 12.12), et comment il a soulevé une partie des tribus perses au sud. Sur ce dernier point, Nicolas de Damas/Ctésias va dans le même sens qu'Hérodote, qui dit que Cyrus II n'a pas fédéré toutes les tribus perses mais seulement les plus notables, les plus influentes ("Cyrus II réunit certaines tribus ["gene£", littéralement "ce qui engendre", d'où "genre, espèce, race, famille", qu'on retrouve en français dans "généalogie" qui signifie étymologiquement "étude de ceux qui ont engendré"] et les persuada de se révolter : les Pasargades, les Maraphiens et les Maspiens. Les autres Perses dépendent de ces tribus", Histoire I.125), autrement dit Cambyse Ier ne semble pas avoir créé l'unanimité autour de lui, ce qui expliquerait pourquoi et comment Cyrus II a réussi à imposer son père bouseux comme satrape en Perse à la tête des notables d'Anshan : "Plutôt un bouseux qui défend la Perse à notre tête, que le collabo Cambyse Ier qui trahit la Perse au profit des Mèdes !". Nicolas de Damas/Ctésias raconte aussi comment Cyrus II a recruté un combinard à la moralité très fluctante nommé "Oibaras" ("Tandis qu'il réfléchissait et qu'il pénétrait sur le territoire des Kadousiens, Cyrus rencontra un homme qui avait été fouetté transportant de la bouse dans un panier. Considérant cela comme un présage, il demanda au Chaldéen [qui l'accompagnait] de l'amener pour savoir qui était cet homme et d'où il venait. Cyrus l'ayant interrogé, l'homme répondit qu'il était Perse et se nommait “Oibaras”, qui signifie “heureux augure” en grec. Le Chaldéen se réjouit de cet excellent symbole : “Il est un concitoyen de Perse, et il porte du fumier de cheval qui marque la richesse et le pouvoir, comme son nom l'indique !”. Cyrus invita aussitôt l'homme à se joindre à eux", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 23.13), utilisé comme homme-à-tout-faire à différents moments ultérieurs de sa prise de pouvoir, or on retrouve un "Oibaras" à l'alinéa 2 paragraphe 45 livre VII des Stratagèmes de Polyen comme "satrape" de Cyrus II dans la guérilla des Perses contre l'armée d'Astyage sur le haut plateau iranien, on retrouve un "Oibaras" au début de la notice 72 précitée de la Bibliothèque de Photios comme homme de main de Cyrus II lors du dernier assaut des Perses contre le palais d'Astyage vers -560/-559 : s'agit-il du même homme ? Nous pensons que oui. Notons que chez Hérodote et chez Polyen on retrouvera quelques décennies plus tard un "Oibaras" palefrenier de Darius Ier qui facilitera le putsch de son maître (dans Hérodote, Histoire III.85-88, et dans Polyen, Stratagèmes VII.10) : s'agit-il d'un fils de l'Oibaras de l'époque de Cyrus II ? Peut-être. Nicolas de Damas/Ctésias montre l'incroyable cynisme de Cyrus II, qui a longtemps trompé et trahi Astyage derrière le masque de serviteur fidèle au grand sourire, et la progressive prise de conscience d'Astyage sur la réalité de la déloyauté de son serviteur. Nicolas de Damas/Ctésias montre aussi comment Cyrus II peu à peu s'est convaincu lui-même d'être non pas le fils de ses parents, mais l'outil de la providence divine (notamment sous l'influence de sa mère, qui lui a dit que son père Atradatès n'était pas son père, et qu'elle l'avait conçu avec un dieu introduit en elle sous forme d'un "liquide abondant" : "Sa mère lui raconta un rêve qu'elle avait fait, elle dit qu'elle était tombée enceinte de Cyrus un jour où, alors qu'elle était encore une Marde ordinaire gardienne de chèvres, elle s'était endormie dans un sanctuaire : “Lors de ta conception, Cyrus, j'ai cru uriner tellement j'ai vu l'eau couler, comme un fleuve inondant toute l'Asie et coulant jusqu'à la mer”. Après l'avoir entendue, le père de Cyrus suggéra de consulter les Chaldéens de Babylone. Cyrus convoqua le plus sage d'entre eux et lui raconta le rêve. Le Chaldéen répondit que c'était un grand présage annonçant que Cyrus obtiendrait la plus haute fonction en Asie, mais qu'ils devaient garder le silence et ne pas en informer Astyages : “Sinon il te tuera, et il me tuera aussi parce que j'aurai interprété ce présage”. Ils se jurèrent de ne parler à personne de cette grande vision, qui ne ressemblait à aucune autre", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 23.9). Toutes les limites de l'acceptable ayant été franchies, Astyage s'est décidé enfin à intervenir. Il a monté une grosse armée pour aller reprendre le contrôle d'Anchan et de la Perse, qui lui échappaient. Mais même à ce moment Astyage a témoigné davantage de sa tristesse que de sa colère : un passage le décrit pleurant sur le jeune homme qu'il a accueilli sous son toit, sur lequel il avait placé beaucoup d'espoirs, et rechignant toujours à voir le renégat qui veut le tuer et prendre sa couronne ("Le roi frappa sa cuisse et dit : “Hélas ! J'ai souvent déploré l'injustice de laisser vivre les hommes mauvais, or moi-même j'ai été capturé par l'éloquence, j'ai accueilli Cyrus, petit Marde éleveur de chèvres, et j'ai provoqué ma propre perte ! Mais maintenant, je veux l'empêcher d'atteindre ses objectifs !”. Il convoqua immédiatement ses généraux et leur ordonna de rassembler une armée. Quand un million de fantassins, deux cent mille cavaliers et trois mille chars furent rassemblés, il partit pour la Perse", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 23.30). La bataille a été rapide et a tourné naturellement à l'avantage d'Astyage car les forces étaient disproportionnées. Un nouveau passage montre Astyage regrettant le jusqu'au-boutisme de Cyrus II, sa déception de ne plus pouvoir se réconcilier avec lui. Cyrus II s'est enfui avec les survivants vers le haut plateau iranien, vers le site de la future Pasargades, abandonnant son père blessé à la merci d'Astyage ("Une terrible bataille s'ensuivit, au cours de laquelle Cyrus et les Perses tuèrent beaucoup d'hommes. Astyage, assis sur son trône, déclara ennuyé : “Hélas ! Ces Perses mangeurs de térébinthes sont d'excellents combattants !”. […] Les Perses furent submergés par le grand nombre de leurs ennemis, leur ligne fut rompue, ils refluèrent vers la cité devant laquelle se déroulait la bataille. Dès qu'ils y entrèrent, Cyrus et Oibaras leur redonna courage en déclarant qu'ils avaient tué beaucoup d'ennemis, ils leur conseillèrent d'envoyer femmes et enfants à Pasargades dans le haut pays, et ils programmèrent une nouvelle attaque le lendemain afin de sceller leur victoire : “Nous risquons tous de mourir dans la victoire ou dans la défaite, mais même cette dernière perspective sera glorieuse car nous l'auront subie en voulant libérer notre patrie !”. Ce discours suscita en chaque Perse une grande colère haineuse envers les Mèdes. A l'aube, ils ouvrirent les portes, et tous se précipitèrent derrière Cyrus et Oibaras qui lancèrent la charge, pendant qu'Atradatès gardait les murailles avec les anciens. Les innombrables fantassins et cavaliers d'Astyage se mirent en mouvement contre eux. Sur son ordre, la cité fut entourée par cent mille soldats. Elle fut prise, et Atradatès grièvement blessé fut conduit devant le roi. Après un noble combat, les hommes de Cyrus s'enfuirent vers Pasargades", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 23.34-36). Le père blessé, détail important, a demandé pardon à Astyage avant de mourir ("Quand le père de Cyrus lui fut amené, Astyage lui dit : “Je t'ai honoré en te nommant satrape, et voilà comment tu as remboursé ma générosité avec ton fils !”. Le vieil homme agonisant répondit : “J'ignore quel dieu est responsable de la folie de mon fils, ô seigneur, mais je suis bien puni car je vais bientôt rendre mon dernier souffle”. Astyage le prit en pitié et dit : “Je ne te punirai pas, parce que je sais que s'il t'avait obéi il n'aurait pas agi comme il l'a fait, et je t'accorderai tous les honneurs funèbres puisque tu ne partages pas sa folie”. Il mourut peu de temps après et reçut tous les honneurs dûs à son rang. Puis Astyage partit vers Pasargades à travers les cols étroits", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 23.37-38), on suppose aisément que ce revirement n'a pas plu à Cyrus II qui, après sa victoire, en a tiré un argument supplémentaire pour dire : "Mon père n'est pas mon père ! Mon vrai père est le dieu tout-puissant qui me guide depuis toujours ! Ma seule famille, c'est Cyrus Ier d'Anchan ! Je suis le seul vrai héritier de la dynastie achéménide d'Anshan, le seul vrai héritier de la couronne perse !". Nicolas de Damas/Ctésias rapporte ensuite les interminables opérations d'Astyage dans les vallées encaissées et les cols étroits du haut plateau iranien, où les Mèdes ont été attirés, piégés, minés lentement mais implacablement par Cyrus II et ses compagnons. Ce rapport s'intègre très bien aux autres récits antiques, qui disent que la victoire finale de Cyrus II est la conséquence d'une guérilla de fortune davantage que de batailles de grand style ("Cyrus II, ayant été vaincu par les Mèdes, s'enfuit à Pasargades. Voyant que beaucoup de Perses passaient du côté des Mèdes, il dit aux autres : “Demain nous aurons un secours de cent mille alliés, ennemis des Mèdes. Mais pour les recevoir, chacun de vous devra se munir d'une fascine”. Les fascines furent préparées, et les transfuges ne manquèrent pas d'en avertir les Mèdes. La nuit venue, Cyrus II ordonna que chacun mit le feu à sa fascine : en voyant ces feux, les Mèdes crurent que le secours était arrivé, et prirent la fuite", Polyen, Stratagèmes, VII, 6.9). Sans doute Cyrus II disposait-il d'une cavalerie, héritage de Cyrus Ier qui était lui-même cavalier comme le prouve le sceau PFS 93, mais une cavalerie peu nombreuse, peu organisée, peu équipée. Les longs passages que Xénophon dans sa Cyropédie consacre à l'armée de Cyrus II sont crédibles : Xénophon affirme que c'est précisément en constatant l'efficacité de la cavalerie mède et la fragilité du fantassin perse, que Cyrus II a décidé de tout miser sur un renforcement de la cavalerie perse ("Nous avons, nous Perses [c'est Cyrus II qui parle], des armes avec lesquelles nous pouvons mettre en déroute les ennemis dans une mêlée. Mais une fois l'ennemi en déroute, quel moyen avons-nous, avec de telles armes et sans chevaux, de prendre ou de tuer ses cavaliers, ses archers, ses peltastes, ses gens de trait ? Qui peut les empêcher de fondre sur nous et de nous faire du mal, quand ces archers, gens de trait et cavaliers, sauront qu'ils ne courent pas plus de risque de notre part que s'ils avaient affaire à des arbres ? C'est pour cette raison que les cavaliers actuellement avec nous [les cavaliers mèdes, dont les Perses sont encore les sujets] estiment que tous les objets accaparés sont autant à eux qu'à nous, et même, par les dieux !, plus encore. Mais si nous créons une cavalerie de même valeur que la leur, n'est-il pas évident pour vous tous que nous pourrons, sans eux, faire aux ennemis ce que nous faisons maintenant avec eux, et qu'ils se montreront moins fiers avec nous ? Qu'ils demeurent ou qu'ils partent, nous ne nous en soucierons plus puisque nous pourrons sans eux nous suffire à nous-mêmes. En conséquence, je crois que chacun parmi vous conviendra qu'il est urgent de former chez les Perses une cavalerie. Vous vous demandez peut-être comment la créer. Examinons ce que nous avons et ce qui nous manque. Nous avons dans le camp toute cette immense quantité de chevaux qui ont été pris, et des freins pour les conduire, et tous les harnais nécessaires aux chevaux. Nous avons aussi tout ce dont a besoin le cavalier, des cuirasses pour couvrir le corps, des javelots à lancer ou à tenir à la main. Que faut-il de plus ? Evidemment des hommes. Or, c'est ce qui nous manque le moins, car rien n'est plus à nous que nous-mêmes. Peut-être dira-t-on que nous ne savons pas manier un cheval : mais, par les dieux !, ceux qui le savent maintenant l'ignoraient avant de l'avoir appris. On rétorquera que cela s'apprend dans l'enfance. Mais est-ce que les enfants ont réellement plus de dispositions pour apprendre ce qu'on leur dit et ce qu'on leur montre ? Lesquels, des enfants ou des hommes, ont un corps mieux fait pour exécuter ce qu'ils ont appris ? J'ajoute que nous avons plus de loisir pour apprendre que les enfants et les autres hommes. Nous n'avons pas à apprendre à tirer de l'arc, comme les enfants : nous le savons. Ni à lancer le javelot : nous le savons aussi. Nous ne sommes pas obligés, comme la plupart des hommes, d'employer notre temps à la culture de la terre, ni à un métier, ni aux soins domestiques : nous sommes soldats par état et par nécessité", Xénophon, Cyropédie, IV, 3.5-12 ; le même Xénophon dans le même livre révèle incidemment que cette infanterie perse doit son armement à la fourberie de Cyrus II, qui a réussi à convaincre l'héritier du trône mède de lui offrir des équipements similaires à ceux que possède la classe dirigeante perse, et ce prince héritier a été suffisamment sot pour répondre à sa demande : "“Si j'étais à ta place, dit Cyrus II [à Cyaxare II, fils d'Astyage selon Xénophon, et à ce titre héritier du trône mède], je fabriquerais pour tous les Perses qui viennent ici des armes telles qu'en portent ceux que nous nommons « homotimes » ["Ñmot…mwj/égal en rang, en considération"] : une cuirasse pour couvrir la poitrine, un petit bouclier pour le bras gauche, un sabre ou une sagaris ["s£garij", sorte de hache] pour la main droite. En les armant ainsi, nos gens iront à la rencontre de l'ennemi avec plus d'assurance, et les ennemis aimeront mieux fuir que tenir ferme. Nous nous rangerons nous-mêmes contre ceux qui resteront, et quand ils fuiront à leur tour nous vous les laisserons, à vous et à vos chevaux, pour qu'ils n'aient pas le temps de reprendre pied et de revenir à la charge”. Ainsi parla Cyrus II. Cyaxare II jugea qu'il avait raison et, sans plus songer à demander de nouvelles troupes, il fit fabriquer les armes en question. Elles furent bientôt prêtes, quand les homotimes perses arrivèrent, suivis du reste de l'armée perse", Xénophon, Cyropédie, II, 1.9-10 ; "Jusqu'à présent nous ne nous sommes servis, les uns et les autres, que de l'arc et du javelot [c'est Cyrus II qui parle aux simples soldats du contingent perse, sous le regard de la petite troupe d'élite des homotimes qu'il commande personnellement], il n'y avait donc rien d'étonnant à ce que votre adresse fût moindre que la nôtre dans les exercices : vous n'aviez pas le même loisir que nous pour vous y livrer. Mais quand vous aurez pris ces nouvelles armes, nous n'aurons plus d'avantage sur vous. Voici pour chacun de vous une cuirasse qui s'ajuste à la poitrine, un bouclier pour le bras gauche comme nous avons l'habitude d'en porter, un sabre ou une sagaris pour la main droite afin d'en frapper l'ennemi sans craindre de porter des coups mal assurés. Dorénavant, en quoi différerons-nous les uns des autres, si ce n'est par le courage ? Il ne vous est plus permis d'en montrer moins que nous. Le désir de la victoire, qui donne et maintient tous les biens et tous les honneurs, nous est-il donc plus naturel qu'à vous ? Et le triomphe qui assure au vainqueur tous les avantages du vaincu, en avons-nous besoin plus que vous-mêmes ?", Xénophon, Cyropédie, II, 1.16-17 ; Xénophon révèle encore que Cyrus II a instauré la discipline dans l'armée perse, fondée sur une auto-surveillance mutuelle et une promotion au zèle combatif : "Ayant pris garde que les hommes se plaisent aux exercices qui entretiennent l'émulation, [Cyrus II] proposa des luttes dans les domaines où il jugeait que les soldats doivent exceller, recommandant au simple soldat de se montrer docile à ses chefs, laborieux, hardi sans indiscipline, sachant bien son métier, soigneux de ses armes, se piquant de bien faire en toutes choses, au pentarque de se comporter comme un bon simple soldat au milieu de ses cinq hommes, au décadarque pareillement au milieu de ses dix hommes, au lochagos ["locagÒj", littéralement "directeur, meneur/¢gÒj d'une troupe/lÒcoj"] pareillement au milieu de sa troupe, et au taxiarque ["tax…arcoj/commandant d'un corps d'armée", formé de "t£xij/disposition, arrangement, ordonnance" et de "¢rcÒj/celui qui est en premier, à la tête, en avant" d'où "guide, chef, conducteur"] et aux autres chefs pareillement, et d'être eux-mêmes irrépréhensibles et d'avoir l'œil sur les commandants subalternes afin que ceux-ci à leur tour agissent de même avec ceux sous leurs ordres. Pour récompense, il promit aux taxiarques dont la troupe serait parfaitement organisée de les élever au grade de chiliarque ["cil…arcoj/commandant de mille/c…lioi hommes"], aux lochages dont les troupes se distingueraient par une excellente tenue de les élever au grade de taxiarque, aux décadarques de décades bien tenues de les élever au grade de lochage, aux pentarques de les nommer décadarques, enfin aux bons simples soldats de les nommer pentarques. De cette manière, tous les chefs obtiendraient d'abord l'obéissance des subalternes, puis les honneurs scrupuleusement accordés à chacun", Xénophon, Cyropédie, II, 1.22-23 ; et toujours selon Xénophon, Cyrus II a créé les régiments de chars qui lui survivront jusqu'à la bataille de Gaugamèles en -331, utilisés comme outil offensif de masse dans les batailles et non plus comme transports logistiques ou véhicules de prestige : "[Cyrus II] organisa aussi un corps de chars avec ceux qu'il avait enlevés à l'ennemi et avec d'autres tirés d'où il put. Il abolit l'usage des chars tels qu'étaient jadis ceux des Troyens et tels que sont encore ceux des Cyrénéens. En effet, jusqu'alors les Mèdes, les Syriens, les Arabes et tous les peuples de l'Asie se servaient de chars tels qu'en ont encore maintenant les Cyrénéens, dont il avait observé que ceux qui les montent, qui constituent l'élite de l'armée puisque ce sont les meilleurs qui montent les chars, ne servaient qu'à escarmoucher et ne contribuaient que faiblement à la victoire. De plus, trois cents chars exigent trois cents combattants qui emploient douze cents chevaux, qui ont naturellement pour cochers les hommes qui leur inspirent le plus de confiance, c'est-à-dire les plus braves, soit trois cents autres hommes qui ne font pas le moindre mal à l'ennemi. Il abolit donc l'usage de ces chars et les remplaça par des chars de guerre munis de roues solides, difficiles à briser, et de larges essieux, parce que ce qui est large est moins sujet à se renverser. Il fit le siège du cocher en bois dur et en forme de tour, ce siège s'élevait jusqu'aux coudes pour permettre aux cochers de guider leurs chevaux du haut de leur siège. Cyrus II couvrit tout le corps de ces cochers d'une armure, à l'exception des yeux. Il adapta des faux de fer, longues d'environ deux coudées, aux essieux, de chaque côté des roues, et en plaça d'autres en bas sous l'essieu, pointées vers le sol, les cochers étant chargés de lancer leurs chars au milieu des ennemis. Cette disposition inventée alors par Cyrus II est encore en usage aujourd'hui dans le pays du Grand Roi", Xénophon, Cyropédie, VI, 1.27-30). Contrairement à la légende qu'a voulu imposer la propagande achéménide ultérieure, la victoire finale de Cyrus II n'est pas le résultat d'une écrasante supériorité militaire des Perses manifestée dans une bataille unique, mais le résultat d'une succession de petites batailles étalées dans le temps au cours desquelles Cyrus II a risqué plusieurs fois de perdre la vie. Ainsi Xénophon dit incidemment que la conquête de Larissa (correspondant peut-être à l'antique Resen située "entre Ninive [aujourd'hui Mossoul en Irak] et Kalash" selon le verset 12 chapitre 10 de la Genèse, aujourd'hui Karemlesh en Irak, peut-être là aussi où Darius Ier fondera Gaugamèles et où Alexandre affrontera Darius III en -331) et de Mespila (site inconnu, près du fleuve Tigre en amont de Resen/Larissa) est due davantage au découragement des habitants qu'aux prouesses poliorcétiques des Perses ("Quand les Perses enlevèrent l'empire aux Mèdes, le roi de Perse qui assiégeait [Larissa] n'arrivait pas à s'en rendre maître, jusqu'au moment où un nuage fit disparaître le soleil, les assiégés en perdirent courage, c'est ainsi que la cité fut prise", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.8 ; "On raconte que Médée la femme du roi se réfugia [à Mespila] quand l'empire des Mèdes fut détruit par les Perses. Le roi des Perses assiégea cette cité, et ne put la conquérir ni par le blocus ni par force. Mais Zeus frappa de terreur les habitants, c'est ainsi que la cité fut prise", Xénophon, Anabase de Cyrus, III, 4.11-12). Et Polyen, dans ses Stratagèmes, dit que la victoire de Pasargades n'est que la conclusion heureuse et improvisée d'une série de quatre batailles dont les trois premières ont été perdues par Cyrus II ("Cyrus II combattit trois fois contre les Mèdes, et fut vaincu autant de fois. Il donna un quatrième combat à Pasargades, où étaient les femmes et les enfants des Perses. Ceux-ci prirent encore la fuite, mais le danger où ils laissaient leurs femmes et leurs enfants les fit revenir à la charge, et fonçant sur les Mèdes qui s'étaient dispersés dans la poursuite ils remportèrent une victoire si complète que Cyrus II n'eut pas besoin de combattre de nouveau", Polyen, Stratagèmes, VII, 6.1 ; "Les Perses bataillaient contre les Mèdes. Cyrus II conduisait les Perses. Oibaras, l'un de ses satrapes, commença le premier à lâcher pied, et tout le monde le suivit dans sa fuite. Les femmes perses vinrent à la rencontre des fuyards, et levant leurs cottes elles leur dirent : “Où fuyez-vous ? Avez-vous hâte de vous cacher dans le même lieu d'où vous êtes sortis ?”. Ce discours des femmes fit honte aux hommes : ils retournèrent au combat, et mirent à leur tour les Mèdes en fuite", Polyen, Stratagèmes, VII, 45.2). Pour l'anecdote, c'est sur le lieu de cette dernière bataille gagnée que Cyrus II a fondé la cité de Pasargades ("Cyrus II vénérait Pasargades parce qu'il avait livré sur l'emplacement de cette cité la dernière bataille dans laquelle Astyage le Mède avait été vaincu, bataille décisive qui avait transporté entre ses mains l'empire de l'Asie. C'était pour consacrer à tout jamais le souvenir de cet événement qu'il avait fondé la cité et bâti le palais de Pasargades", Strabon, Géographie, XV, 3.8), où sera construit son tombeau et où son corps reposera jusqu'à l'époque d'Alexandre le Grand au IVème siècle av. J.-C. ("C'est au centre des jardins royaux de Pasargades que s'élevait le tombeau [de Cyrus II] entouré de bois touffus, d'eaux vives et de gazon épais. C'était un édifice dont la base, assise sur de grandes pierres, soutenait une voûte sous laquelle on entrait avec peine par une très petite porte. On y conservait le corps de Cyrus II dans une arche d'or sur un abaque dont les pieds étaient également d'or massif, couvert des plus riches tissus de l'art babylonien, de tapis de pourpre, du manteau royal, de la partie inférieure de l'habillement des Mèdes, de robes de diverses couleurs, de pourpre et d'hyacinthe, de colliers, de cimeterres, de bracelets, de pendants en pierreries et en or. On y voyait aussi une table, l'arche funéraire occupait le centre. Des degrés intérieurs conduisaient à une cellule occupée par les Mages dont la famille avait conservé, depuis la mort de Cyrus II, le privilège de garder son corps. Le Grand Roi leur fournissait tous les jours un mouton et une certaine quantité de farine et de vin, et tous les mois un cheval, qu'ils sacrifiaient sur le tombeau. On y lisait cette inscription en caractères persans : “Mortel, je suis Cyrus fils de Cambyse, j'ai fondé l'Empire des Perses et commandé à l'Asie, ne m'envie pas ce tombeau”", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 29.4-8 ; "[Alexandre] se rendit à Pasargades [en -330], curieux de visiter l'antique palais de cette cité. Il y vit en même temps, dans l'un des parcs, le tombeau de Cyrus II. Cette construction en forme de tour était peu haute, au point qu'elle demeurait presque cachée par les ombrages épais qui l'entouraient. Pleine et massive en bas, elle se terminait par une terrasse surmontée d'une chambre sépulcrale accessible par une entrée unique, extrêmement étroite. Aristobule raconte comment, sur l'ordre d'Alexandre, il franchit cette étroite entrée et pénétra dans le sanctuaire pour déposer sur le tombeau l'offrande royale : il y vit un lit en or, une table chargée de coupes, un cercueil également en or, enfin une quantité de belles étoffes et de bijoux précieux enrichis de brillants. Tel était l'aspect que présentait le tombeau de Cyrus II à l'époque du premier passage d'Aristobule", Strabon, Géographie, XV, 3.7). L'extrait de Nicolas de Damas/Ctésias s'achève par le repli d'Astyage, que les vassaux de la couronne mède jusqu'alors neutres ont considéré comme un aveu de faiblesse, avant de désavouer Astyage et de rejoindre les rangs de Cyrus II ("La nouvelle du repli et de la défaite d'Astyage se répandit et apparut à tous comme la preuve que les dieux lui avaient ôté leurs pouvoirs. Cela provoqua le soulèvement des peuples. Artasyras le chef des Hyrcarniens amena cinquante mille soldats à Cyrus II, il se prosterna en proposant de lever un contingent plus important si Cyrus II en donnait l'ordre. Puis vinrent les Parthes, les Saces, les Bactriens, les peuples vinrent l'un après l'autre, chacun désirant prêter allégeance le premier à Cyrus II. Une poignée d'hommes resta fidèle à Astyage qui, peu de temps après, quand Cyrus II lança une attaque et fut facilement victorieux, fut capturé et lui fut amené", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les guet-apens 23.46). On raccorde ensuite avec le paragraphe 2 de la notice 72 précitée de la Bibliothèque de Photios, qui dit que Cyrus II reconnu roi de Perse et de Médie par les anciens sujets d'Astyage, a libéré ce dernier, et a épousé sa fille Amytis pour renforcer sa légitimité sur le trône mède. Justin dans son Histoire ajoute qu'Astyage est nommé simple satrape de Cyrus II, en Hyrcanie sur les bords de la mer Caspienne ("Astyage, oubliant ce qu'il devait attendre d'Harpage, le mit à la tête de ses troupes : celui-ci les livra à Cyrus II, se vengeant ainsi de la cruauté de son maître par une trahison. A cette nouvelle, Astyage rassembla des forces de toutes parts et marcha en personne contre les Perses. Il engagea la bataille avec vigueur, après avoir placé derrière les combattants une partie de son armée avec ordre de présenter le fer à quiconque reculerait et de le ramener à l'ennemi, et annoncé aux autres qu'ils trouveraient en tournant le dos des adversaires aussi redoutables que devant eux et que, pour fuir comme pour vaincre, il leur faudrait renverser une armée. La nécessité de combattre redoubla leur valeur et leur force. Déjà les Perses commençaient à plier, quand leurs mères et leurs épouses accoururent à eux pour les renvoyer au combat, et les voyant hésiter découvrirent leurs corps en présentant leurs flancs, demandant s'ils voulaient se réfugier dans le sein de leurs mères et de leurs femmes. Emus de ces reproches, ils retournèrent au combat et, par un dernier effort, renversèrent à leur tour les troupes devant lesquelles ils fuyaient. Astyage lui-même resta prisonnier. Cyrus II se contenta de lui ôter le sceptre et le traita en aïeul plutôt qu'en ennemi vaincu. L'ex-roi ayant refusé de retourner en Médie, il lui confia le gouvernement d'une vaste province, l'Hyrcanie", Justin, Histoire I.6). Hérodote déclare qu'Astyage finit paisiblement sa vie au service de son ancien échanson usurpateur (au paragraphe 130 précité livre I de son Histoire), mais Ctésias, dans son Histoire de la Perse citée par Photios, introduit le doute en disant que, si certes les relations entre Astyage et Cyrus II s'apaisent après la prise du pouvoir par ce dernier, Astyage meurt par une machination fomentée par Oibaras à l'insu de Cyrus II. Ctésias ajoute que Cyrus II profite de l'occasion pour menacer Oibaras d'un châtiment et le pousser au suicide ("Ctésias raconte que Cyrus II envoya en Perse l'eunuque Pétèsacas, qui avait beaucoup de crédit à la Cour, pour amener Astyage de Barcanie [autre nom de l'Hyrcanie, région au sud-est de la mer Caspienne], parce qu'Amytis [fille d'Astyage, que Cyrus II a épousée pour légitimer son accession au trône de Médie] avait grande envie de revoir son père et que lui-même le désirait également. Oibaras conseilla à Pétèsacas de conduire Astyage dans un lieu désert, et de l'y laisser mourir de faim et de soif. L'eunuque suivit son conseil. Un songe découvrit son crime. Amytis demanda avec instance qu'on lui livrât le coupable. Cyrus II le lui remit finalement entre les mains pour qu'elle le punît. Lorsqu'elle l'eut en son pouvoir, elle lui fit arracher les yeux, et par ses ordres on l'écorcha vif et on le mit en croix. Oibaras, craignant qu'on ne lui infligeât le même traitement quoique Cyrus II lui eut promis qu'il ne le permettrait jamais, resta dix jours sans manger et se laissa mourir de faim. On fit de superbes funérailles à Astyage. Son corps fut retrouvé entier dans le désert, sans que les bêtes y eussent touché", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 5). Doit-on déduire que Cyrus II a manœuvré Oibaras en privé pour se débarrasser d'Astyage, puis manœuvré publiquement pour se débarrasser d'Oibaras devenu encombrant ? C'est possible. Isocrate pour sa part pense que Cyrus II est bien à l'origine de la mort d'Astyage ("Tout ce qu'a fait Evagoras [Ier] est en accord avec la piété et la justice, tandis que Cyrus II a violé la piété dans plusieurs de ses actions : Evagoras [Ier] a condamné seulement ses ennemis, tandis que Cyrus II a donné la mort au père de sa mère, de sorte que si l'on voulait juger non la grandeur des événements mais la vertu de l'un et de l'autre, Evagoras [Ier] aurait droit à plus de louanges", Isocrate, Evagoras 38). On peut s'étonner de l'absence des Babyloniens dans toute cette affaire : comment expliquer que, dans ce conflit étalé dans le temps opposant des vulgaires culs-terreux perses à leurs anciens alliés mèdes qui les avaient aidés à prendre Ninive en -612, les Babyloniens soient restés neutres comme le suggère le silence des textes anciens et des documents archéologiques, sinon en concluant qu'ils espéraient secrètement la victoire de ces culs-terreux perses contre les Mèdes devenus beaucoup trop puissants à leur goût ? Rien, en résumé, ne permet de voir dans la chute d'Ecbatane la première étape de la création du futur Empire perse, il s'agit d'une simple guerre gagnée par une communauté contre une autre, semblable à toutes les guerres qui ont précédé : l'Empire perse n'est, comme plus tard l'Empire d'Alexandre, l'Empire romain ou l'Empire de Napoléon, que le résultat de guerres successives gagnées par un homme ayant la chance de vivre à une époque où son caractère peut s'exprimer pleinement contre des communautés qui, pour reprendre le célèbre adage de Saint-Augustin, sont destinées à s'effondrer du jour au lendemain parce qu'en elles toutes les conditions sont réunies pour qu'elles s'effondrent du jour au lendemain.


L'étape suivante, selon Hérodote, est la Lydie de Crésus. Ce dernier s'inquiète effectivement de la naissance de ce nouveau royaume perse à sa frontière orientale, sur la rive droite du fleuve Halys, qui lui semble plus agressif que le défunt royaume mède. Pour l'anecdote, c'est peut-être à cette époque, juste avant l'invasion de la Lydie de Crésus, que Cyrus II prend le contrôle de l'Arménie voisine jusqu'au fleuve auquel il donne son nom, le "Kyros", qui a conservé ce nom jusqu'à aujourd'hui sous la forme "Kura", qui traverse les actuels Géorgie et Azerbaïdjan avant de se jeter dans la mer Caspienne, marquant la frontière nord-ouest du futur Empire perse jusqu'à l'arrivée d'Alexandre le Grand au IVème siècle av. J.-C. Crésus décide de consulter la Pythie de Delphes pour savoir s'il peut sans risque lancer une attaque préventive contre Cyrus II ("La destruction de l'empire d'Astyage fils de Cyaxare par Cyrus II fils de Cambyse Ier, et le développement de la puissance perse, incitèrent Crésus […] à chercher les moyens d'arrêter leurs progrès avant qu'ils ne fussent inéluctables. Dans ce dessein, il résolut d'éprouver les oracles de la Grèce et celui de Libye", Hérodote, Histoire I.46). C'est en prévision de cette guerre contre Cyrus II que, soucieux de s'assurer un profond espace de repli en cas de défaite, il multiplie les attentions que nous avons mentionnées plus haut à l'égard de tous les Grecs. Pour s'attirer les faveurs d'Apollon, le dieu de Delphes, et au-delà les faveurs des Grecs, il envoie à Delphes une quantité fabuleuse de riches offrandes dont Hérodote, aux paragraphes 50-51 du livre I de son Histoire, donne le détail. La Pythie lui déclare alors qu'"en faisant la guerre aux Perses il détruira un grand empire" ("Les Lydiens chargés d'apporter ces présents dans les temples reçurent l'ordre de demander aux oracles si Crésus devait faire la guerre aux Perses […]. Les deux oracles rendirent des réponses identiques, déclarant que s'il faisait la guerre aux Perses il détruirait un grand empire", Hérodote, Histoire I.53) et que "quand un mulet deviendra roi des Mèdes il ne devra pas rougir d'être lâche" ("Après avoir apporté aux Delphiens ces présents, Crésus consulta l'oracle une troisième fois […]. Il demanda si sa monarchie durerait longtemps. La Pythie lui répondit : “Quand un mulet deviendra roi des Mèdes, Lydien aux pieds fragiles au bord du fleuve Hermos [aujourd'hui le fleuve Gediz], fuis, ne résiste pas, ne rougis pas d'être lâche”", Hérodote, Histoire I.55). Crésus interprète ces deux oracles comme un encouragement à déclencher la guerre : selon lui, le "grand empire" désigne le grand royaume perso-mède de Cyrus II, et l'ex-royaume mède n'étant pas gouverné par un mulet il n'a aucune raison de craindre une défaite. Les promesses de soutien qu'il reçoit du pharaon Amasis ("Il avait effectivement conclu un traité d'alliance avec le pharaon d'Egypte Amasis avant de s'adresser aux Spartiates", Hérodote, Histoire I.77) et du roi de Babylone ("Les Babyloniens étaient aussi ses alliés, qui avaient pour roi Labynétos [hellénisation de Nabonide, comme nous l'avons vu plus haut]", Hérodote, Histoire I.77) achèvent de le convaincre de passer à l'offensive, et l'amènent même à rêver accroitre son royaume ("Crésus marcha contre la Cappadoce autant poussé par le désir d'annexer une province nouvelle à ses Etats, que parce qu'il avait confiance dans l'oracle et voulait venger Astyage sur Cyrus II, Astyage fils de Cyaxare étant son beau-frère [rappelons ici ce que nous avons dit plus haut : Astyage a été marié à Aryénis, fille d'Alyatte le père de Crésus, à la suite de la bataille entre Lydiens et Mèdes interrompue par l'éclipse de soleil du 28 mai -585] et, en tant que roi des Mèdes, prisonnier de Cyrus II fils de Cambyse Ier qui l'avait détrôné", Hérodote, Histoire I.73). Avec l'aide du savant Thalès qui l'accompagne, Crésus traverse le fleuve Halys ("On dit habituellement qu'il franchit [le fleuve Halys] grâce à Thalès de Milet. Les ponts n'existaient pas encore, et Crésus ne savait pas comment faire passer son armée. Thalès qui était dans son camp détourna le fleuve de façon que, coulant sur la gauche de l'armée, il coulât également sur sa droite. Voici comment : il fit creuser une tranchée profonde en forme de croissant, qui partait en amont du camp, le contournait et amenait les eaux du fleuve ainsi détournées en un point situé au-delà du camp, où elles retrouvaient leur lit naturel. Ainsi divisé en deux bras, le fleuve devint guéable", Hérodote, Histoire I.75) et il entre en Cappadoce ("L'Halys passé, Crésus arriva dans la province de Cappadoce qu'on appelle “Ptérie”", Hérodote, Histoire I.76). Ne perdant pas une minute, Cyrus II se précipite au-devant de lui (Crésus le nargue, selon Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète : "Cyrus II le roi des Perses parvint au passage de Cappadoce avec toute son armée. Il envoya des messagers à Crésus pour tester sa puissance : il l'informa qu'il était prêt à oublier ses erreurs passées et à le nommer satrape de Lydie à condition qu'il se présentât à sa Cour comme son nouveau sujet. Crésus répondit aux messagers que Cyrus II et les Perses devaient plutôt se résigner à devenir les sujets de Crésus, car dans le passé ils avaient été les sujets des Mèdes alors que lui-même n'avait jamais été aux ordres de quiconque", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 62), et une bataille s'engage, sans résultat décisif ("Cyrus II réunit ses troupes et marcha contre Crésus, en levant en route tous les renforts qu'il pouvait. […] Quand il eut rejoint Crésus et installé son camp en face du sien, ils mesurèrent aussitôt leurs forces sur place, en Ptérie. Le combat fut violent et beaucoup d'hommes tombèrent de part et d'autre. La nuit sépara finalement les combattants sans vainqueur", Hérodote, Histoire I.76). Crésus rebrousse chemin, calculant que, au lieu de risquer une nouvelle bataille stérile, l'hiver qui approche lui permettra de rassembler une nouvelle armée plus nombreuse, gonflée par les contingents qu'il réclame à ses alliés égyptien et babylonien ("Crésus, mécontent de son infériorité numérique par rapport à l'armée de Cyrus II, décida dès le lendemain, constatant que Cyrus II ne lançait pas une autre attaque, de revenir à Sardes. Il avait l'intention d'appeler à son aide les Egyptiens en vertu du serment qui les liait - il avait effectivement conclu un traité d'alliance avec le pharaon d'Egypte Amasis avant de s'adresser aux Spartiates - et de mander aussi les Babyloniens - les Babyloniens étaient aussi ses alliés, qui avaient pour roi Labynétos [hellénisation de Nabonide] - et les Spartiates à le rejoindre à une date fixée. Il comptait réunir ses alliés, rassembler ses propres forces et attendre la fin de l'hiver pour marcher contre les Perses sitôt le printemps venu", Hérodote, Histoire I.77). Certain que Cyrus II ne l'attaquera pas pendant l'hiver, et exagérément confiant dans la justesse de son plan, il commet l'erreur de licencier les troupes qu'il a mobilisées dans son expédition vers la Cappadoce, et leur donne rendez-vous pour le printemps suivant ("Ce plan arrêté, dès son retour à Sardes, il demanda à ses alliés de se rassembler dans cette cité quatre mois plus tard. Il congédia toutes les troupes alors à sa disposition et qui avaient combattu contre les Perses, n'imaginant pas un instant qu'après un combat aussi douteux Cyrus II marcherait avec son armée sur Sardes", Hérodote, Histoire I.77). Hélas pour lui, Cyrus II, apprenant par ses espions que Sardes est sans défense, décide de profiter de l'occasion : il envahit la Lydie, et arrive devant les murs de Sardes en moins de temps qu'il ne faut pour le dire ("Cyrus II apprit que [Crésus] licenciait son armée, et réfléchit que son intérêt était d'avancer le plus vite possible sur Sardes avant tout regroupement des forces lydiennes. Il mit aussitôt son plan à exécution, fit entrer son armée en Lydie, et Crésus apprit qu'il arrivait en le voyant devant Sardes", Hérodote, Histoire I.79). Après seulement quatorze jours de siège, Sardes tombe, Crésus est capturé, le royaume lydien devient à son tour une dépendance du royaume perse ("Au quatorzième jour du siège, Cyrus II envoya des cavaliers promettre à tous les soldats une récompense pour le premier d'entre eux qui monterait sur le rempart. L'armée donna un premier assaut qui n'eut pas de succès, et tous avaient abandonné leurs tentatives, quand un soldat marde nommé “Hyroiadès” gravit un côté de l'acropole qui n'était pas gardé car, la colline étant abrupte et inexpugnable, on pensait qu'un assaut par des ennemis n'y était pas possible. […] Cet Hyroiadès avait vu la veille un Lydien descendre et remonter par ce côté pour récupérer un casque tombé du haut de l'acropole, il avait alors pensé à escalader la pente à son tour. D'autres Perses le suivirent. Quand ils furent nombreux en haut, Sardes fut prise, et la cité entière fut livrée au pillage", Hérodote, Histoire I.84). Crésus comprend alors le sens des deux oracles rendus par la Pythie : le "grand empire" menacé d'anéantissement était le sien et non pas celui de Cyrus II, et la mule annonciatrice de sa fin était une image de Cyrus II, fils supposé d'une princesse mède de haut rang et d'un obscur petit seigneur perse ("Loxias ["Lox…aj", littéralement "l'Oblique", surnom du dieu Apollon, en référence à l'ambiguïté des oracles qu'il confie à sa Pythie] l'a averti qu'en marchant contre la Perse il détruirait un grand empire : il devait, pour décider sagement, demander au dieu si ce grand empire était le sien ou celui de Cyrus II. S'il n'a pas compris l'oracle, s'il n'a pas demandé d'explications, il doit s'en prendre à lui-même. A sa dernière consultation, Loxias lui a parlé d'un mulet, et il n'a pas davantage compris cette réponse : le mulet était Cyrus II, né de deux parents d'origine inégale, sa mère étant d'un rang supérieur à celui de son père, celle-ci fille du roi des Mèdes Astyage, celui-là sujet perse des Mèdes et époux de la fille de son maître", Hérodote, Histoire I.91 ; Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète dit la même chose : "Crésus s'apprêtait à mener une expédition au-delà des frontières contre Cyrus II roi des Perses. Il consulta l'oracle, qui lui répondit : “Si Crésus passe l'Halys, il abattra un pouvoir puissant”. Mais il donna à la réponse ambiguë de l'oracle une interprétation qui lui était favorable et fut vaincu", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 59 ; "[Crésus] interrogea l'oracle pour savoir s'il règnerait longtemps. L'oracle lui répondit par ces vers : “Quand un mulet sera roi des Mèdes, Lydiens aux pieds délicats, fuis le long de l'Hermos caillouteux, ne t'arrête pas, n'aie pas honte d'être lâche”. Le “mulet” désignait Cyrus II, dont la mère était Mède et le père Perse", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 60-61). Le vainqueur épargne le vaincu, et l'installe en résidence surveillée à Barène près d'Ecbatane en Médie (cité non localisée exactement : "[Cyrus II] assigna Crésus à résidence à Barène, grande cité près d'Ecbatane qui avait une garnison de cinq mille cavaliers et dix mille peltastes armés d'arcs et de javelots", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 4 ; l'historien romain Justin dit la même chose : "Les cités autrefois tributaires des Mèdes, croyant leur condition changée avec l'effondrement de l'empire, se révoltèrent contre Cyrus II qui, par cette défection, fut entraîné dans une longue suite de guerres. Il avait enfin soumis la plupart des rebelles et marchait contre Babylone, lorsque Crésus, le roi de Lydie, célèbre alors par sa puissance et ses richesses, vint au secours de cette cité. Il fut défait, trembla pour lui-même et se réfugia sur ses terres. Cyrus II ne se contenta pas de l'avoir vaincu : maître de Babylone [on constate que Justin affirme ici que la conquête de la Lydie suit la conquête de la Babylonie, et non la précède comme le dit Hérodote, il est néanmoins d'accord avec ce dernier pour lier l'expédition contre la Lydie à celle contre la Babylonie, ces deux expéditions ayant pour origine commune le pacte d'alliance conclu entre Crésus et Nabonide contre les Perses], il porta la guerre en Lydie et dissipa aisément l'armée de Crésus, découragée par un premier revers, Crésus lui-même fut fait prisonnier. Mais la victoire fut aussi généreuse qu'elle avait été facile : Crésus reçut du vainqueur, avec la vie, une partie de son patrimoine et la cité de Barène pour y vivre, sinon en roi, du moins dans l'éclat d'une brillante fortune", Hérodote, Histoire I.7 ; selon Hérodote, Crésus sera souvent aux côtés de Cyrus II dans les moments de crise, et sera encore aux côtés de Cambyse II le fils de Cyrus II dans son expédition contre l'Egypte). Crésus de son côté manifeste beaucoup d'amertume contre les Grecs qui ne sont pas venus à son secours malgré tous les cadeaux qu'il leur a envoyés avant la guerre, et surtout contre leur dieu Apollon qui l'a induit en erreur par ses oracles ambigus ("“Crésus [c'est Cyrus II qui parle], qui donc t'a conseillé d'envahir mon pays et de devenir mon ennemi plutôt que mon ami ?” “Seigneur, répondit Crésus, je suis victime de ton bonheur et responsable de mon malheur, à cause du dieu des Grecs qui m'a poussé à marcher contre toi”", Hérodote, Histoire I.87 ; "“Crésus [c'est encore Cyrus II qui parle], puisque tu t'appliques par tes actes et par tes paroles à te conduire en roi, demande-moi la faveur que tu souhaites obtenir à l'instant.” “Maître, répondit Crésus, le plus grand plaisir que tu puisses me faire, c'est me permettre d'envoyer au dieu des Grecs, que j'ai honoré entre tous, les fers que voici, et de lui demander pourquoi il trompe ses bienfaiteurs”", Hérodote, Histoire I.90).


Les Grecs d'Ionie, qui entretenaient des bons rapports avec Crésus mais qui sont restés neutres dans la guerre entre Lydiens et Perses, envoient une ambassade pour connaître les dispositions de leur nouveau voisin : pour toute réponse, Cyrus II, peut-être influencé par Crésus, leur récite la fable du Pêcheur joueur de flûte d'Esope, pour leur signifier que, n'ayant pas réussi à les attirer à lui par la musique (c'est-à-dire par la douceur) pendant la guerre, il désire désormais les soumettre à lui par le filet (c'est-à-dire par la force : "Ioniens et Eoliens, sitôt la Lydie soumise aux Perses, députèrent auprès de Cyrus II à Sardes pour lui offrir leur soumission aux conditions que Crésus leur avait accordées autrefois. Cyrus II les écouta, et répondit à leur offre par une fable : il leur raconta qu'un flûtiste vit un jour des poissons dans la mer et essaya vainement de les attirer sur le rivage en leur jouant de la flûte ; désappointé, il prit finalement un filet pour les capturer, et en les voyant frétiller sur le sol il leur dit : “Vous ne danserez plus désormais, c'est tout à l'heure qu'il fallait vous trémousser au son de ma flûte”. Si le roi répondit par cet apologue aux Ioniens et aux Eoliens, c'est parce que les Ioniens n'avaient pas répondu quand ses envoyés les avaient sollicités contre Crésus, et parce qu'ils ne consentaient maintenant à l'écouter que parce qu'il avait triomphé", Hérodote, Histoire I.141). La vérité est que le face-à-face entre Grecs et Perses est alors, pour utiliser deux termes modernes appréciés par les historiens des civilisations, un choc entre marchands et chevaliers. La Grèce en effet est à cette époque en pleine ère archaïque, animée par une bourgeoisie conquérante qui a définitivement détrôné les basileus des ères mycénienne et des Ages obscurs, pour les remplacer par des régimes politiques dans lesquels s'affrontent trois acteurs principaux qui s'équilibrent mutuellement (nous renvoyons ici à notre paragraphe introductif) : le tyran (qui est un chef élu par ses administrés, contrairement au basileus qui était un chef par la naissance : le terme "tyran/tÚrannoj" au VIème siècle av. J.-C. n'a pas la connotation négative qu'il aura plus tard, à partir du Vème siècle av. J.-C. jusqu'à aujourd'hui), les prétendants (qui sont des riches rêvant de devenir tyrans à la place du tyran), le peuple (qui accroît son pouvoir en jouant sur la fragilité du tyran et sur les ambitions des prétendants, en soutenant tantôt celui-ci contre ceux-là, tantôt ceux-là contre celui-ci, et qui finira par imposer la démocratie d'abord à Athènes en -508 puis dans presque toute la Grèce au Vème siècle av. J.-C.). Les Grecs ne respectent plus leurs dirigeants comme par le passé, auxquels ils préfèrent leurs Ekklesias ("Ekklhs…a/Assemblée") où chacun a droit de s'exprimer, et leurs agoras ("¢gor£/place publique, de réunion, de jugement, de marché") où les fortunes se discutent, se font et se défont. S'ils ont entretenu des bonnes relations avec Crésus, c'est parce que ce dernier a eu l'intelligence de ne pas toucher à ces Ekklesias et ces agoras, et parce qu'il ne s'est jamais présenté à eux comme un roi tout-puissant semblable aux basileus de jadis. Cyrus II, originaire d'une lointaine région de Perse qui à cette époque est encore au stade de la préhistoire comme l'Europe non méditerranéenne, ne raisonne pas de façon si subtile : aux Grecs qui lui parlent d'Ekklesias et d'agoras, de chefs élus, de peuples souverains et délibérants, d'intérêt social ou d'intérêt commercial, il oppose une conception généalogique et guerrière de la légitimité, que les Grecs considèrent totalement arriérée. Entre les deux parts, l'incompréhension est complète : quand un ambassadeur de Sparte, à laquelle les Ioniens ont réclamé de l'aide, demande à Cyrus II de respecter les institutions grecques, les lois grecques, la vie politique grecque, ce dernier répond qu'il ne comprend pas comment une communauté peut vivre durablement en ayant le bavardage pour seule règle et seul guide ("[Cyrus II] répondit au héraut de Sparte : “Je ne redoute pas des gens qui ont, au milieu de leur cité, un endroit pour se réunir et se tromper mutuellement par des serments. Ces gens-là, si je reste en vie, auront bientôt l'occasion de bavarder non plus sur les malheurs des Ioniens mais sur les leurs”. C'est toute la Grèce qu'il insultait par ces mots, car tous les Grecs ont des agoras où ils achètent et vendent, les Perses n'ont jamais eu d'agoras ni d'équivalents", Hérodote, Histoire I.153 ; selon Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète, Cyrus II n'est pas plus tendre avec la double monarchie spartiate et les cités de Carie : "Informés du péril des cités grecques d'Asie, les Spartiates députèrent vers Cyrus II pour lui défendre de réduire à l'esclavage les Grecs d'Asie auxquels ils étaient apparentés [les cités côtières de Carie, au sud de l'Ionie, ont la même origine dorienne que les Spartiates]. Stupéfait de ce propos, Cyrus II répliqua qu'il jugerait bientôt leur valeur en envoyant un de ses esclaves soumettre la Grèce", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 68). La guerre semble inévitable. Mais, nous dit Hérodote, Cyrus II ne mettra jamais les pieds en Ionie : les Babyloniens se sont déclarés contre lui, suivis par les Bactriens et les Saces (une tribu scythe), et il choisit de mâter d'abord ces nouveaux ennemis qui menacent ses arrières avant de s'occuper de l'Ionie. Il confie la gestion de la Lydie à un Perse nommé "Tabalos", ordonne à un Lydien nommé "Pactyès" de transférer les richesses de Lydie vers la Perse, et se précipite vers Babylone ("Après avoir remis le gouvernement de Sardes à un Perse, Tabalos, et chargé le Lydien Pactyès de transporter en Perse l'or de Crésus et des autres Lydiens, Cyrus II revint à Ecbatane en compagnie de Crésus et se désintéressa aussitôt des Ioniens car, Babylone se dressant contre lui ainsi que les Bactriens, les Saces et les Egyptiens, il projeta de marcher contre eux en personne", Hérodote, Histoire I.153).


Jusqu'à maintenant, nous avons pris grand soin d'indiquer que notre résumé de la vie de Cyrus II s'appuie sur l'Histoire du Grec Hérodote. Reconnaissons ici notre impuissance : en dehors de ce livre, nos sources sont très maigres, et souvent très décevantes car elles ne sont souvent que des redites de l'Histoire d'Hérodote ou des pures inventions. La Cyropédie ("KÚrou paide…a", littéralement "jeunesse, éducation/paide…a de Cyrus/Kàroj") de Xénophon entre dans cette dernière catégorie. Ce livre qui prétend raconter la vie de Cyrus II, écrit dans la première moitié du IVème siècle av. J.-C., n'est en réalité qu'une dissertation philosophico-politico-littéraire que Xénophon a conçue comme une antithèse à la République de Platon. Xénophon et Platon, tous deux anciens élèves de Socrate, partant d'une hostilité égale au régime démocratique qui en -399 a condamné à mort leur ancien maître (nous reviendrons dans notre paragraphe conclusif sur Socrate et son rôle dans la démocratie athénienne), ont évolué dans deux directions opposées : tandis que Platon rêve d'un Etat ramassé sur lui-même dominé par des philosophes imposant une dictature égalitariste jusqu'à temps que les citoyens, conditionnés par l'éducation de masse imposée par ces philosophes, comprennent d'eux-mêmes que leur salut est dans la collectivisation généralisée, Xénophon rêve d'un Etat pyramidal gouverné par un chef charismatique unissant la communauté par une justice impitoyable qui honorera les plus vertueux d'entre eux. Platon développe sa pensée communiste dans La République, Xénophon lui répond dans sa Cyropédie, présentant Cyrus II comme le modèle du chef charismatique auquel il rêve, n'hésitant à trafiquer la réalité historique pour l'accorder à ses desseins. Ainsi, dans la Cyropédie, Cyrus II est divinisé comme un fils de Zeus via Persée ("Le père de Cyrus II était Cambyse Ier, roi des Perses, qui était de la famille des Perséides, lesquels doivent leur nom à Persée", Xénophon, Cyropédie, I, 2.1) parce qu'un chef charismatique ne peut pas être un vulgaire cul-terreux du très reculé et peu accueillant territoire perse, il hérite de la couronne mède par alliance (en se mariant avec la fille d'un prince mède, Cyaxare II, ignoré par Hérodote : "Chez les Mèdes, Astyage mourut. Son fils Cyaxare II, frère de la mère de Cyrus II, devint roi des Mèdes", Xénophon, Cyropédie, I, 5.2 ; "Quand la princesse mit la couronne sur la tête de Cyrus II, Cyaxare II dit : “Voici ma fille, Cyrus, je te la donne pour être ta femme. Ton père lui-même avait épousé la fille de mon père, à laquelle tu dois la naissance. C'est l'enfant que tu caressais souvent lorsque, jeune garçon, tu séjournais parmi nous et, quand on lui demandait avec qui elle se marierait, qui répondait : « Avec Cyrus ! ». Je lui donne pour dot la Médie tout entière, car je n'ai pas d'enfant mâle légitime”", Xénophon, Cyropédie, VIII, 5.19) parce qu'un chef charismatique ne peut pas accéder au pouvoir suprême en trahissant son roi (et même pire : en trahissant son grand-père !), et il meurt paisiblement à Pasargades en discourant sur l'au-delà au milieu de sa Cour comme Socrate au milieu de ses élèves (le long paragraphe 7 du livre VIII de la Cyropédie, qui raconte les derniers instants de la vie de Cyrus II, mérite d'être comparé avec le dialogue Phédon de Platon, qui raconte les derniers instants de Socrate) parce qu'un chef charismatique ne peut pas mourir cruellement au terme d'une campagne militaire lamentablement ratée contre une tribu scythe comme nous le verrons plus loin. Dès l'Antiquité, certains intellectuels, tel le Romain Cicéron, n'ont pas été dupes des artifices de Xénophon ("Dans sa Cyropédie, qui est moins un morceau d'Histoire qu'un traité de bon gouvernement, l'auteur Xénophon a soin de montrer dans son héros la douceur unie à la force. C'est à bon droit que notre grand Scipion avait toujours ce livre à la main, car on y trouve tous les exemples de vigilance et de modération imposées à ceux qui gouvernent", Cicéron, Lettres à Quintus, I, 1.8) : convenons donc avec eux que la Cyropédie ne peut pas nous servir de contrepoint à Hérodote, même si ponctuellement elle peut comporter des indications authentiques relevées par l'auteur lors de son expédition en Perse avec les Dix Mille (comme par exemple les passages sur la modernisation de la cavalerie perse par Cyrus II que nous avons cités précédemment, Xénophon étant lui-même un cavalier et un passionné des chevaux, auteur de deux traités consacrés exclusivement au cheval, Le commandement de cavalerie/IpparcikÒj et Sur les principes de l'équitation/Per… ƒppikÁj kef£laion, et naturellement enclin à se documenter sur le sujet dans ses conversations avec les Perses). L'Histoire de la Perse par Ctésias, médecin grec au service du Grand Roi Artaxerxès II à la fin du Vème siècle av. J.-C., ayant eu directement accès aux sources perses, est un document plus crédible. Conservée à l'état fragmentaire par la notice 72 de la Bibliothèque de Photios, l'Histoire de la Perse de Ctésias parle de la soumission de la Bactriane juste après la conquête d'Ecbatane par Cyrus II, les Bactriens reconnaissant en celui-ci l'héritier légitime d'Astyage ("Ctésias dit que Cyrus II fit la guerre aux Bactriens et leur livra des combats où les succès furent égaux de part et d'autre, mais que quand les Bactriens apprirent qu'Astyage s'était reconnu le parent de Cyrus II, qui de son côté avait estimé Amytis [fille d'Astyage] comme sa mère et ensuite l'avait épousée, ils se rendirent d'eux-mêmes à Amytis et à Cyrus II", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 2). Ctésias parle ensuite d'une campagne de Cyrus II contre la tribu scythe des Saces qui, après une bataille indécise, se conclut par une alliance imposée par la reine sace Sparéthra qui accepte de libérer Cyrus II, capturé par les Saces pendant les combats, contre la libération de son mari le roi Amorgès, capturé par les Perses durant les mêmes combats ("Cyrus II fit ensuite la guerre aux Saces, et fit prisonnier Amorgès leur roi, époux de Sparéthra qui, ayant appris la captivité de son mari, leva une armée de trois cent mille hommes et de deux cent mille femmes pour les mener au combat : elle battit Cyrus II et le fit prisonnier avec beaucoup d'autres, parmi lesquels Parmisès frère d'Amytis, avec ses trois fils. Il se fit ensuite un échange des prisonniers, et lorsqu'on les eut rendus, Amorgès fut remis en liberté", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 3 ; notons que dans sa Géographie, Strabon évoque aussi une victoire emportée par Cyrus II contre la tribu scythe des Saces grâce au stratagème préconisé par Crésus contre la tribu scythe des Massagètes et raconté par Hérodote au paragraphe 207 livre I de son Histoire - nous reviendrons plus loin sur ce point -, une victoire éclatante au point que le roi perse instaurera la fête des Sacées en souvenir : "Certains auteurs racontent qu'ayant entrepris une expédition contre les Saces, Cyrus II fut vaincu dans un premier combat et réduit à fuir, qu'il se replia sur une position où il avait laissé des magasins pleins de provisions de toutes sortes et surtout de vin, qu'il y fit reposer un peu son armée avant de décamper le soir sans permettre qu'on pliât les tentes et qu'on emportât quelque chose. Quand il estima s'être assez éloigné pour la réussite de son projet, il s'arrêta. Les Saces qui le poursuivaient, trouvant ce camp abandonné et plein de bonne chère, se laissèrent aller sans mesure à leur gourmandise. Ainsi, quand Cyrus II revint sur ses pas et rentra dans le camp, il les trouva tous ivres et abrutis : les uns furent frappés en plein engourdissement, en plein sommeil, les autres surpris au milieu de leurs danses et de leurs bacchanales furent enveloppés sans pouvoir se défendre et presque tous massacrés par des bataillons armés. Selon la tradition, Cyrus II se serait persuadé que cet événement ne pouvait être qu'une faveur divine : pour remercier la grande déesse des Perses, en souvenir de cette heureuse journée, il aurait en conséquence instauré la fête connue sous le nom de “Sacées”. Partout où il se trouve un temple d'Anaïtis, l'usage veut qu'on célèbre aussi les Sacées, sorte d'orgie qui dure un jour et une nuit, pendant laquelle les hommes et les femmes, tous vêtus à la mode des Scythes, se réunissent et boivent à l'envi, les hommes se provoquant entre eux par des paroles mordantes et excitant les femmes à imiter leurs exploits bachiques", Strabon, Géographie, XI, 8.5). C'est seulement après ces deux expéditions contre les Bactriens et les Saces, terminées pareillement par la soumission de la population attaquée bactrienne et sace, que Ctésias parle de la campagne de Cyrus II contre le royaume lydien de Crésus. Faut-il donc comprendre la présence des Bactriens et des Saces aux côtés des Babyloniens après la reddition de Crésus, mentionnée par Hérodote au livre I paragraphe 153 de son Histoire, comme une déclaration d'indépendance après une période de soumission aux Perses ou d'alliance avec les Perses mal acceptée ? Mystère.


Le déroulement de la prise de Babylone en revanche est bien établi (même si un doute subsiste sur la responsabilité du déclenchement de cette guerre : est-ce Cyrus II qui a attaqué Nabonide ? ou est-ce Nabonide qui a attaqué Cyrus II ? Xénophon pour sa part penche plutôt pour la seconde hypothèse, suggérant que, même s'il n'a pas déclaré directement la guerre à Cyrus II, Nabonide a tout fait pour inciter les rois des territoires voisins du royaume perso-mède à guerroyer contre lui, ne supportant pas l'existence d'un royaume puissant concurrent à côté du sien : "[Le roi de Babylone] envoya des ambassadeurs à tous les peuples qui lui étaient soumis, ainsi qu'à Crésus le roi de Lydie, au roi de Cappadoce, aux deux Phrygies, aux Paphlagoniens, aux Indiens, aux Cariens et aux Ciliciens pour dénigrer les Mèdes et les Perses, les présentant comme des nations puissantes et fortes, étroitement unies et liées par des mariages réciproques, capables, si on ne les prévenait et ne les affaiblissait, de soumettre les autres peuples en les attaquant l'un après l'autre. Ces peuples firent alliance avec lui, les uns entraînés par ces considérations, les autres séduits par des cadeaux et de l'argent", Xénophon, Cyropédie, I, 5.3) grâce aux chronologies babyloniennes découvertes aux XIXème et XXème siècles par l'archéologie. Autant chez les Grecs la mesure du temps est longtemps restée problématique, ceux-ci ayant davantage une mémoire des faits qu'une mémoire des dates (les historiens grecs eux-mêmes, quand ils veulent situer un événement qu'ils estiment important, ne disent pas : "Telle bataille ou telle déclaration a eu lieu tel jour de tel mois de telle année", mais : "Telle bataille ou telle déclaration a eu lieu quand Untel était archonte à Athènes et Untel était éphore à Sparte", car l'archonte éponyme athénien ou l'éphore éponyme spartiate, qui donnent leur nom à l'année en cours jusqu'au printemps suivant, sont finalement les seuls points de repère temporel à peu près fiables ; nous verrons dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse que cette imprécision du calendrier grec peut avoir des conséquences dramatiques, ainsi en -424 les Athéniens perdront la bataille de Délion parce que le débarquement simultané prévu par Démosthénès à Siphes et Hippocratès à Délion n'aura pas été correctement synchronisé ; on peut citer aussi ce passage de Plutarque, qui confie son désarroi face à la difficulté de situer précisément la date de la bataille de Platées en -479 sur les différents calendriers grecs à sa disposition : "Cette bataille [de Platées] fut donnée le 4 du mois de boedromion selon la manière de compter des Athéniens, le 20 du mois de panemos selon celle des Béotiens, jour auquel se tient encore à présent une assemblée générale de la Grèce, dans la cité de Platées, qui fait un sacrifice à Zeus Eleutherios ["Eleuqšrioj/Libérateur"] pour lui rendre grâces de cette victoire. Au reste, il ne faut pas être surpris de cette inégalité de jours dans les mois grecs, puisque aujourd'hui encore, alors que l'astronomie est portée à un bien plus grand degré d'exactitude, les divers peuples commencent et finissent leurs mois à des jours différents", Plutarque, Vie d'Aristide 33), autant chez les Babyloniens la mesure du temps a effectivement toujours été l'objet de grands soins, au point que le calendrier babylonien sert aujourd'hui aux spécialistes à dater avec certitude non seulement les événements de l'Histoire de Babylone, mais encore ceux des peuples voisins par recoupements. Les Babyloniens ont notamment été obsédés par les phénomènes célestes (cycles lunaires, éclipses, évolutions des planètes et étoiles) jusqu'à les consigner minutieusement dans des tablettes que nous n'étudierons pas ici car cela déborderait du cadre de notre sujet, mais dont nous pouvons simplement dire que, traduites par des linguistes, et leurs données vérifiées mathématiquement par les astronomes modernes, elles ont permis de créer des passerelles solides entre le calendrier babylonien et notre moderne calendrier chrétien. Des biographies de rois babyloniens rapportent année par année, et même mois par mois pour certaines périodes, leurs actes. Enfin, d'autres documents babyloniens de nature politique nous permettent d'entrevoir la personnalité de Cyrus II mieux que les livres d'Hérodote, Ctésias et Xénophon, écrits plusieurs décennies après les faits, ne le font. Le premier document que nous retiendrons est un cylindre découvert sur le site de l'antique cité de Sippar, traditionnellement appelé "Cylindre de Nabonide de Sippar", que nous avons très rapidement mentionné quand nous avons évoqué la chute d'Ecbatane et du royaume de Médie, actuellement conservé par le British Museum de Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM ME91109, comportant un texte de propagande étalé sur trois colonnes à la gloire de Nabonide, personnage politique babylonien de haut rang (c'est soit lui, soit son père porteur du même nom ["Cyrus II guerroya contre le fils de cette femme, qui portait le nom de son père “Labynétos” [hellénisation de Nabonide] et régnait sur la Babylonie", Hérodote, Histoire I.188], qui a été témoin de la signature de paix entre le Lydien Crésus et le Mède Alyatte juste après l'éclipse de soleil du 28 mai -585 ["[Crésus et Alyatte eurent pour médiateurs Syennésis de Cilicie et Labynétos [Nabonide] de Babylone", Hérodote, Histoire I.74]), devenu roi de Babylonie après un putsch contre le roi en place Labashi-Marduk en -556 ("Bérose dit dans le livre III [de son Histoire de la Chaldée] : “Nabuchodonosor II, après avoir commencé la muraille dont j'ai parlé, tomba malade et mourut après avoir régné quarante-trois ans. Le pouvoir royal revint à son fils Amel-Marduk qui, gouvernant de façon arbitraire et violente, fut victime d'un complot fomenté par son beau-frère Nériglissar et assassiné après deux ans de règne. Nériglissar, le meurtrier, hérita du pouvoir et régna quatre ans. Son fils Labashi-Marduk, un enfant, détint la puissance royale neuf mois, mais un complot fut ourdi contre lui parce qu'il manifestait une grande méchanceté : il périt sous le bâton par la main de ses familiers. Après sa mort, ses meurtriers se concertèrent et s'accordèrent pour donner le trône à Nabonide, un Babylonien qui avait fait partie de la même conjuration”", Flavius Josèphe, Contre Apion 146-149). Nabonide en personne commence par y décliner tous ses titres ("Moi, Nabonide, le grand roi, roi puissant, roi de l'univers, roi des quatre terres, protecteur de l'Esagil [sanctuaire de Marduk, dieu suprême du panthéon babylonien depuis Nabuchodonosor Ier au XIIème siècle av. J.-C., à Babylone] et de l'Ezida [sanctuaire de Nabu, dieu du savoir, fils du dieu Marduk, à Borsippa près de Babylone], dont Sin [dieu de la Lune] et Ningal [déesse épouse de Sin] ont décidé du destin royal dans le ventre de sa mère, fils de Nabu-balassi-iqbi, prince sage, adorateur des grands dieux", Cylindre de Nabonide de Sippar, colonne 1 lignes 1-7), avant de s'enorgueillir d'avoir reçu l'ordre du dieu Marduk de reconstruire le sanctuaire du dieu Sin à Harran, ou "Ehulhul", détruit par les Mèdes ("L'Ehulhul est le sanctuaire de Sin à Harran où depuis longtemps Sin le grand seigneur a établi sa résidence préférée. Son grand cœur étant fâché contre cette cité et son temple, il a réveillé le Mède, qui a détruit le temple et l'a transformé en ruine. Dans mon règne légitime, Bel [autre nom du dieu Marduk] et le grand seigneur [Sin], par amour pour ma royauté, se sont réconciliés avec cette cité et ce temple, et ont montré leur compassion. Au commencement de mon règne mémorable, ils m'ont envoyé un rêve. Marduk le grand dieu et Sin, astres du ciel et du néant, ont été solidaires. Marduk s'est adressé à moi : “Nabonide, roi de Babylone, porte des briques sur la selle de ton cheval, et reconstruis l'Ehulhul pour permettre à Sin de revenir y habiter”", Cylindre de Nabonide de Sippar, colonne 1 lignes 8-15). L'Ehulhul à Harran n'a pas encore été découvert, mais on suppose fortement qu'il se trouvait sur l'actuel site archéologique de tell Sultantepe (à une vingtaine de kilomètres au nord de Harran et à une dizaine de kilomètres au sud de Sanlıurfa en Turquie) parce qu'en 1956 l'historien des Arts David Storm Rice a découvert trois blocs installés respectivement aux entrées nord, est et ouest de l'actuelle mosquée du village de Sultantepe Köyü, au pied du tell antique, comportant chacun sur leur partie inférieure, face contre terre, un fragment de texte rédigé par Adda-Guppi la mère de Nabonide et gardienne de l'Ehulhul ("Je suis dame Adda-Guppi, mère de Nabonide roi de Babylone, prêtresse des dieux Sin, Ningal, Nusku et Sadamunna", stèle d'Adda-Guppi, bloc H1B, colonne 1, lignes 1-3). Ce texte, outre qu'il prouve l'existence de ce sanctuaire de Sin même si son emplacement reste incertain, donne des indices indirects précieux sur le règne de Nabonide, notamment sur la réfection de l'Ehulhul ("Nabonide mon fils unique, né de mon ventre, a rétabli les rites oubliés de Sin, Ningal, Nusku et Sadamunna, il a reconstruit et consolidé l'Ehulhul et redonné à Harran son ancienne grandeur", stèle d'Adda-Guppi, bloc H1B, colonne 2, lignes 13-17). Le Cylindre de Nabonide de Sippar explique comment le dieu Marduk lui a promis de punir les Mèdes de leur acte sacrilège : "l'an 3" de son règne, donc en -553, Nabonide dit que les hostilités ont commencé entre Mèdes et Perses, et qu'Astyage le roi des Mèdes a finalement été vaincu ("Respectueusement, j'ai dit à Marduk l'Enlil des dieux [formule consacrant la supériorité de Marduk sur tous les autres dieux, dont Enlil l'ancien dieu suprême des Sumériens] : “Ce temple que tu m'ordonnes de reconstruire, le Mède l'entoure et sa force est considérable”. Mais Marduk m'a répondu : “Le Mède que tu désignes, son pays et les rois qui marchent à ses côtés ne seront plus considérables”. Au début de l'an 3 [de mon règne], ils ont réveillé Cyrus II le roi d'Anshan, second dans le rang [formule signifiant que Cyrus II est le serviteur des dieux Marduk et Sin]. Il a dispersé les énormes hordes mèdes avec sa petite armée. Il a capturé Astyage le roi des Mèdes et l'a arraché à son pays comme captif. Telle a été la parole du grand seigneur Marduk et de Sin, astres du ciel et du néant, dont l'ordre n'a pas été révoqué", Cylindre de Nabonide de Sippar, colonne 1 lignes 16-21). Nous devons mettre ce Cylindre de Sippar en parallèle avec un autre document que nous avons aussi brièvement mentionné dans notre récit de la chute d'Ecbatane, également conservé par le British Museum de Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM ME35382, une tablette traditionnellement appelée "Chronique de Nabonide" dont le texte étalé sur quatre colonnes évoque la vie de Nabonide année après année, constituant le document n°7 des Assyrian and babylonian chronicles d'Albert Kirk Grayson. La première colonne, qui relate les premières années de règne - dont celle de -553 qui marque le début de la guerre entre Mèdes et Perses selon le Cylindre de Sippar -, est malheureusement en mauvais état, et son texte est illisible. La deuxième colonne au contraire est lisible partiellement, et nous apprend que la conquête d'Ecbatane et la capture d'Astyage par Cyrus II après la mutinerie de l'armée mède ont eu lieu la sixième année du règne de Nabonide, donc en -550 ("Astyage mobilisa et marcha contre Cyrus II, pour conquérir [texte manque]. L'armée se rebella et Astyage fut capturé [texte manque]. Cyrus II marcha vers Ecbatane la cité royale. L'argent, l'or, les marchandises, les biens [texte manque] d'Ecbatane furent emportés comme butin vers Anshan. Les marchandises et les biens de l'armée [texte manque]", Chronique de Nabonide, colonne 2 lignes 1-4) : ce texte, immédiatement postérieur aux événements, et écrit par un témoin direct, confirme donc que le conflit entre Astyage et son petit-fils Cyrus II a donné lieu à plusieurs batailles (qui se sont étalées sur trois ans puisque le Cylindre de Sippar dit que la guerre a commencé trois ans après l'arrivée de Nabonide sur le trône, donc en -553, et la Chronique de Nabonide dit qu'elle s'est achevée par la capture d'Astyage la sixième année du règne de Nabonide, donc en -550) comme l'affirme Polyen, il confirme aussi que l'armée mède s'est révoltée contre son roi comme le dit Hérodote, qu'Astyage en personne a ensuite commandé personnellement les troupes mèdes comme le dit Justin, et enfin que Cyrus II a accédé au trône de Médie par la force et non pas de façon pacifique comme le dit Xénophon dans sa Cyropédie - ou plus exactement, même si un mariage a été conclu entre Cyrus II et une fille d'Astyage, il n'a été qu'une tentative de légitimation par Cyrus II de son accession au trône de Médie par la force. Un cylindre similaire à celui de Sippar, découvert sur le site de l'antique cité d'Ur et pour cette raison appelé traditionnellement "Cylindre de Nabonide d'Ur" - pour éviter la confusion avec celui de Sippar -, aussi conservé par le British Museum de Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM ME91125, contient un autre texte de propagande à la gloire de Nabonide, écrit à la première personne du singulier et s'étalant sur trois colonnes, dans lequel, après une même introduction déclinant ses titres ("Moi, Nabonide, roi de Babylone, protecteur de l'Esagil et de l'Ezida, adorateur des grands dieux", Cylindre de Nabonide d'Ur, colonne 1 lignes 1-4), le roi babylonien s'enorgueillit d'avoir rénové la ziggurat du dieu Sin à Ur qui tombait en ruine ("La ziggurat d'Egisnugal est à Ur : Ur-Nammu, un des rois qui me précéda, l'édifia mais ne l'acheva pas, cela fut l'œuvre de son fils Shulgi. Respectant les instructions d'Ur-Nammu et de son fils Shulgi, le premier ayant édifié la ziggourat sans l'achever tandis que le second termina le travail, la ziggurat étant devenu vieille sur ses fondations édifiées par Ur-Nammu et son fils Shulgi, j'ai réparé ses parties endommagées avec du bitume et des briques cuites comme autrefois. Pour Sin, le seigneur des dieux du ciel et du néant, le roi des dieux, le dieu des dieux qui demeure dans le grand ciel, le seigneur de l'Egisnugal qui est à Ur, mon seigneur, j'ai bâti de nouveau", Cylindre de Nabonide d'Ur, colonne 1 ligne 5 à colonne 2 ligne 2), avant de réclamer la protection de ce dieu Sin pour lui-même et pour son fils Belshazzar ("O Sin, mon seigneur, roi des dieu du ciel et du néant, dieu des dieux qui demeure dans le grand ciel, entre heureux dans ce sanctuaire, et sois reconnaissant pour l'Esagil et l'Ezida. Que l'Egisnugal, le sanctuaire de ta grande divinité, répande sur les lèvres le respect dû à ta grande divinité, et détourne les cœurs de pécher contre ta grande divinité. Que ses fondations soient aussi fermes que le ciel, qu'elles me préservent, moi Nabonide, roi de Babylone, de pécher contre ta grande divinité et m'accordent une longue vie, qu'elles répandent dans le cœur de mon fils aîné Belshazzar le respect dû à ta grande divinité, qu'elles le retiennent de commettre la moindre faute de culte et comblent sa vie pleinement", Cylindre de Nabonide d'Ur, colonne 3 ligne 3-31). Ce "Belshazzar" (littéralement "Bel-sarri-usur", ou "le dieu/baal sauve le roi") n'est autre que le célèbre "Balthasar" qui apparaît au chapitre 5 du livre de Daniel, racontant l'ultime fête babylonienne avant l'invasion de Cyrus II. Pour une raison qu'on ignore, Nabonide a confié la gouvernance de la Babylonie à son fils Belshazzar/Balthasar pendant que lui-même est parti en opérations au loin, dans le sud-ouest du Croissant Fertile, jusqu'à Tayma, aujourd'hui dans province Tabuk en Arabie saoudite, attestée archéologiquement depuis au moins la fin de l'ère mycénienne, alias "Téma" dans le Tanakh, alias "Qa‹ma" chez Claude Ptolémée (Géographie, VI, 7.29) : ces opérations ont duré plusieurs années, au moins entre l'an 7 et l'an 11 de son règne, comme le prouvent les passages malheureusement corrompus de la Chronique de Nabonide intruits par la formule : "Le roi Nabonide à Tayma, le prince, les chefs et son armée à Akkad", elles sont également attestées par les lignes 4-6 colonne 3 bloc H2 de la stèle d'Adda-Guppi hélas aussi corrompues mais où on lit néanmoins : "L'année accomplie, au temps venu [texte manque] de Teyma [texte manque] à Babylone, siège de mon pouvoir [texte manque]". Le détail de l'invasion perse est donné par les lignes 5 à 24 de la troisième colonne de la Chronique de Nabonide, consacrées à l'an 17 du règne de Nabonide, c'est-à-dire -539, qui sont conservées intactes. Cyrus II pénètre en Babylonie par la province de Gutium, gouvernée selon Xénophon par un certain "Gobryas/GwbrÚaj". Ce Gobryas s'empresse de se soumettre à lui pour se venger de Nabonide qui a tué son fils ("Gobryas, homme âgé, arriva avec sa suite de cavaliers qui portaient tous des armes. [Les Perses] chargés de recueillir les armes leur ordonnèrent de jeter leurs javelines pour les brûler comme les autres, mais Gobryas demanda d'abord à parler à Cyrus II, ils arrêtèrent donc les cavaliers et conduisirent Gobryas devant Cyrus II. Dès qu'il vit Cyrus II, Gobryas lui dit : “O despote, je suis Assyrien de naissance, je possède une place forte et gouverne une vaste contrée, je dispose d'environ mille cavaliers que je fournissais au roi des Assyriens qui avait pour moi la plus grande amitié. Mais maintenant que cet excellent homme est mort sous vos coups et que son empire est aux mains de son fils [cette généalogie avancée par Xénophon est farfelue : Nabonide n'est ni le fils du dernier roi d'Assyrie déchu de tout pouvoir après la prise de Ninive en -612 par les troupes coalisées babyloniennes et mèdes, ni le fils du jeune Labashi-Marduk le précédent roi de Babylone dont il s'est emparé du pouvoir en -556 par un putsch] qui est mon ennemi mortel, je viens à toi et tombe suppliant à tes genoux, je me donne comme esclave et allié, et je te demande en retour d'être mon vengeur. Je veux te considérer comme mon fils autant qu'il m'est possible, car je n'ai plus d'enfant mâle. J'avais un fils unique, beau et bon, qui m'aimait et m'honorait autant qu'un fils peut honorer et rendre heureux son père. Le roi qui régnait alors, père du roi actuel, l'appela pour lui donner sa fille en mariage : je l'envoyai fièrement, pensant que j'allais voir mon fils marié à la fille du roi. Mais le roi d'aujourd'hui l'invita à la chasse en lui permettant de déployer tous ses talents, croyant lui être bien supérieur comme cavalier. Mon fils crut chasser avec un ami. Un ours parut. Ils le poursuivirent tous les deux. Le roi actuel lança son javelot et manqua son coup, ce qu'il n'aurait jamais dû faire ; mon fils lança le sien à son tour, et abattit l'ours, ce qu'il n'aurait pareillement jamais dû faire. Mortifié, le prince dissimula sa jalousie. Un lion se présenta ensuite : il le manqua encore, accident qui n'a rien d'extraordinaire, mais mon fils toucha à nouveau la cible et s'écria : « J'ai lancé deux javelots de suite et chaque fois j'ai abattu la bête ! ». Alors le scélérat ne contint plus sa jalousie : saisissant la pique d'un de ses gens, il frappa à la poitrine mon fils unique et bien-aimé, et lui ôta la vie. Infortuné, je ramenai un cadavre au lieu d'un jeune époux, et j'ensevelis un fils excellent, un fils chéri au menton à peine barbu. Le meurtrier, comme s'il avait tué un ennemi, ne témoigna jamais de repentir et ne daigna jamais, en expiation de son crime, honorer celui qui est sous terre, au contraire de son père qui me témoigna de la pitié et se montra sensible à mon malheur”", Xénophon, Cyropédie, IV, 6.1-5). Un autre texte immédiatement postérieur aux faits, le Cylindre de Cyrus II, sur lequel nous reviendrons bientôt, évoque lui aussi cette soumission du gouverneur de Gutium à l'envahisseur perse ("[Cyrus II] traversa le pays de Gutium et tous les Mèdes déposèrent leur soumission à ses pieds", Cylindre de Cyrus II, ligne 13). Accompagné de Gobryas, Cyrus II descend la rivière Gyndès (aujourd'hui le Diyala, affluent de la rive gauche du fleuve Tigre) puis le fleuve Tigre, qu'il tente de traverser près de la cité d'Opis ("Cyrus II atteignit la rivière Gyndès qui prend sa source dans les monts de Matiènes, traverse le pays des Dardanes et se jette dans un fleuve, le Tigre, qui passe près de la cité d'Opis et se jette dans la mer Erythrée [aujourd'hui le golfe arabo-persique]", Hérodote, Histoire I.189). Mais le Tigre est infranchissable, Cyrus II décide alors de creuser des canaux pour le rendre guéable : Hérodote précise que ces travaux durent tout l'été -539 ("Cyrus II essayait de passer ce fleuve, qu'on ne peut franchir qu'en bateau, lorsqu'un des chevaux blancs sacrés s'emporta, se jeta dans le fleuve et tenta de le traverser à la nage : il disparut dans les eaux et le courant l'emporta. Cyrus II, furieux de cet outrage du fleuve, jura de le rendre si faible qu'à l'avenir même les femmes le franchiraient aisément sans mouiller leurs genoux. Pour exécuter sa menace il suspendit sa marche vers Babylone et divisa son armée en deux groupes : après avoir fait tracer sur chaque rive du Gyndès cent quatre-vingts tranchées qui s'en écartaient en rayons, il répartit ses soldats le long de ces lignes et leur fit creuser le sol. Avec un si grand nombre d'ouvriers, il vint à bout de son entreprise, mais l'été tout entier dut être consacré à ce travail", Histoire I.189). Pendant ce temps, Nabonide met les statues des dieux babyloniens et les objets de culte à l'abri à l'intérieur des murs de Babylone ("La fête d'Akitu [en l'honneur du dieu suprême Marduk] eut lieu comme en temps normal. Au mois de [texte manque : probablement le mois d'abu, correspondant au mois d'août] les dieux de Marad, Zababa et les dieux de Kish, Ninlil, et les dieux de Hursag-kalama entrèrent dans Babylone. A la fin du mois d'ululu [septembre] les dieux d'Akkad vinrent de partout dans Babylone", Chronique de Nabonide, colonne 3 lignes 8-11). Il amasse également des vivres dans l'hypothèse d'un siège ("[Les Babyloniens] savaient depuis longtemps que Cyrus II n'avait pas un caractère pacifique et le voyaient s'attaquer indifféremment à tous les peuples. Ils amassèrent donc des vivres pour des années", Hérodote, Histoire I.190). Le début des hostilités date du mois de tasritu, c'est-à-dire octobre, moment de l'année où le cours du Tigre et de l'Euphrate est le plus bas, ce qui signifie que Cyrus II, qui vient d'achever la canalisation du Tigre près d'Opis, peut enfin traverser le fleuve et reprendre sa marche ("Quand il eut, pour le punir, divisé la rivière Gyndès en trois cent soixante canaux […], il reprit sa marche vers Babylone", Hérodote, Histoire I.190). Ayant laissé à son fils Belshazzar/Balthasar le soin de gouverner Babylone pendant son absence, Nabonide se dirige avec une armée babylonienne contre Cyrus II. Une bataille a lieu à Opis, Nabonide est battu : Cyrus II continue à avancer et s'empare de la cité de Sippar le quatorzième jour du mois de tasritu, Nabonide se replie vers Babylone ("Au mois de tasritu [octobre], Cyrus II ayant vaincu à Opis sur les bords du Tigre contre l'armée akkadienne, les troupes d'Akkad se replièrent […]. Le quatorzième jour, Sippar fut conquise sans bataille, Nabonide s'étant enfui", Chronique de Nabonide, colonne 3 ligne 12-15). La Chronique de Nabonide dit que Cyrus II envoie alors un certain "Ugbaru" vers Babylone, pour qu'il y fasse entrer ses hommes avant que Nabonide n'ait le temps d'y reconstituer une armée : "Ugbaru" n'est autre que le nom originel du "Gobryas" mentionné par Xénophon, le gouverneur de la haute vallée du Tigre qui s'est soumis à Cyrus II dès le début de la guerre. Selon la Chronique de Nabonide, Ugbaru/Gobryas entre dans Babylone seulement deux jours après la prise de Sippar, le seize du mois de tasritu, sans combat ("Le seizième jour, Ugbaru le gouverneur de Gutium et les troupes de Cyrus II entrèrent sans combat dans Babylone", Chronique de Nabonide, colonne 3 ligne 15-16). On peut s'étonner que la prise de cette grande cité ait été aussi rapide. Mais force est de constater que tous les autres textes antiques disent la même chose, et les archéologues jusqu'à maintenant n'ont pas mis en évidence des traces de lutte datant de cette époque. Plusieurs raisons peuvent expliquer cela. D'abord, la configuration de la cité. Babylone s'étale de part et d'autre du fleuve Euphrate : si le niveau de l'Euphrate baisse, comme c'est le cas en automne, il est facile de pénétrer à l'intérieur de la cité à l'endroit où le fleuve y entre ou à l'endroit où il en ressort. Or c'est précisément de cette manière que, selon Hérodote, les troupes d'Ugbaru/Gobryas envoyées par Cyrus II ont pénétré dans la cité ("Il disposa ses soldats à l'endroit où le fleuve entre dans la cité et à l'endroit où il la quitte, et leur ordonna de pénétrer dans Babylone par le lit du fleuve dès qu'il serait guéable. Les soldats étant à leurs postes et les ordres donnés, il partit avec le reste de son armée. […] Par un canal, il détourna l'Euphrate dans le lac [artificiel, creusé en amont de Babylone par Nitocris, ancienne reine de Babylone, selon Hérodote, Histoire I.185] qui n'était plus alors qu'un marécage, et rendit guéable le cours du fleuve, qui fut abandonné par les eaux. Les soldats postés au bord du fleuve profitèrent du fait que l'eau baissait, au point qu'elle ne leur arrivait plus qu'à mi-cuisse, pour pénétrer dans Babylone", Hérodote, Histoire I.191). Notons que, selon Hérodote et Polyen, les Babyloniens ont vu arriver le contingent d'Ugbaru/Gobryas, et ses manœuvres pour rendre l'Euphrate guéable, mais ils n'ont pas réagi ("Si les Babyloniens avaient compris à l'avance le stratagème de Cyrus II, ils auraient laissé les Perses entrer dans leur cité et les auraient anéantis : après avoir fermé toutes les poternes qui ouvraient sur le fleuve, ils auraient pu monter sur les murs qui le bordaient et les prendre dans une nasse. Mais ils se laissèrent surprendre par l'ennemi", Hérodote, Histoire I.191 ; "Cyrus II, assiégeant Babylone, creusa des fossés pour détourner le cours de l'Euphrate qui traversait la cité. Quand tout fut achevé, il retira son armée. Les Babyloniens crurent qu'il avait renoncé à son entreprise, et relâchèrent leur garde. Mais Cyrus II ayant détourné le cours du fleuve, ramena ses troupes, et les ayant fait entrer brusquement par l'ancien canal demeuré à sec il se rendit maître de Babylone", Polyen, Stratagèmes, VII, 6.5). Le Cylindre de Cyrus II que nous avons déjà mentionné, immédiatement postérieur à la chute de Babylone, semble confirmer cela : ce texte dit en effet que juste après la guerre Cyrus II ordonne le réaménagement du lit fluvial et du mur du côté de la porte d'Enlil, qui commande l'accès au quartier nord-ouest, sur la rive droite, juste à côté de l'endroit où l'Euphrate entre dans la cité, ce qui suggère que c'est par cette porte qu'Ugbaru/Gobryas est entré et qu'elle a été endommagée à cette occasion (et que Cyrus II n'a pas envie qu'un nouvel envahisseur profite à nouveau de ce chemin : "[texte manque] Dur-Imgur-Enlil, le grand mur défensif de Babylone, j'ai consolidé [texte manque] le quai de briques qu'un ancien roi avait bâti sans l'achever", Cylindre de Cyrus II 38-39). La seconde raison est l'excessive confiance des Babyloniens en eux-mêmes. Les réserves amassées par Nabonide durant l'été leur semblent suffisantes pour survivre pendant des années, et les murs qui les entourent leur paraissent inexpugnables. Belshazzar/Balthasar lui-même, à qui son père Nabonide a confié la tâche de préparer les Babyloniens au siège, est plus occupé à chanter des louanges et à boire à la gloire des dieux mésopotamiens, dont les statues ont été amenées de toute la Babylonie par son père durant l'été pour garder leurs faveurs et attirer leur bonne grâce, qu'à organiser une résistance militaire efficace contre l'envahisseur. Le chapitre 5 du livre de Daniel rapporte que la nuit où Ugbaru/Gobryas pénètre dans la cité - peut-être par la porte d'Enlil sur la rive droite -, Belshazzar/Balthasar - peut-être sur la rive gauche, du côté de l'Esagil -, sans doute pour plaire à ces dieux mésopotamiens, leur offre les objets précieux pris dans le Temple de Yahvé lors de la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor II en -587 ("Le roi Balthasar [le titre de "roi" n'est pas exact : Balthasar n'est que prince, le roi est toujours Nabonide, qui vient d'être battu à Opis mais n'y est pas mort] offrit un grand banquet à ses mille hauts fonctionnaires, et but du vin en leur présence. Etant ivre, il ordonna qu'on apporte les coupes d'or et d'argent que son père Nabuchodonosor II [généalogie aberrante : Balthasar est le fils de Nabonide et non pas le fils de Nabuchodonosor II] avait prises au Temple de Jérusalem. Il voulait s'en servir pour boire en compagnie de ses hauts fonctionnaires, de ses femmes et de ses épouses de second rang. On apporta donc les coupes d'or qui provenaient du Temple de Jérusalem, la maison de Yahvé, et le roi les utilisa pour boire en compagnie de tous ses invités. Après avoir bien bu, ils commencèrent à chanter des louanges aux dieux d'or et d'argent, de bronze et de fer, de bois et de pierre", Daniel 5.1-4). Probablement sous l'influence de la boisson, il voit des signes apparaître sur un mur blanc du palais royal : "Mené, tekel, parsin". Un prédicateur juif, Daniel, lui donne la signification de ces signes, en concluant qu'ils annoncent sa fin imminente ("Tu as défié le Dieu du ciel quand tu as fait apporter les coupes sacrées de son Temple [c'est Daniel qui parle], et quand vous vous en êtes servis pour boire du vin, toi, tes hauts fonctionnaires, tes femmes et tes épouses de second rang. De plus tu as chanté les louanges des dieux d'argent et d'or, de bronze et de fer, de bois et de pierre, des dieux qui ne voient rien, n'entendent rien et ne savent rien, et tu as refusé de rendre gloire au Dieu qui tient dans sa main ta vie présente et ta destinée. Alors Yahvé a envoyé une main tracer cette inscription. Voici ce qui est écrit : “Mené, tekel, parsin”. Et en voici le sens : “mené” signifie “compté” : Yahvé a fait les comptes de ton règne et il y met fin ; “tekel” signifie “pesé” : il t'a pesé sur une balance et a jugé que tu n'as aucun poids ; “perès” signifie “divisé” : ton royaume sera divisé pour être donné aux Mèdes et aux Perses", Daniel 5.23-28). Les hommes d'Ugbaru/Gobryas se répandent dans tous les quartiers et finissent par mettre la main sur Belshazzar/Balthasar, qu'ils tuent. Quand le jour se lève, Babylone est aux mains des Perses, les dernières troupes babyloniennes se rendent en concluant d'elles-mêmes qu'aucune résistance n'est désormais possible ("Cyrus II, ayant appris que dans Babylone avait lieu une fête pendant laquelle tous les Babyloniens passaient la nuit entière à boire et à festoyer, attendit que vint l'obscurité et, prenant un grand nombre d'hommes, il fit ouvrir les fossés du côté du fleuve. L'ouverture faite, l'eau s'écoula par les fossés durant la nuit, et le chemin du fleuve à travers la cité devint praticable aux hommes. Quand tout fut prêt du côté du fleuve, Cyrus II commanda aux chiliarques perses de l'infanterie et de la cavalerie de venir le joindre, chacun avec ses mille hommes sur deux files, et aux alliés de les suivre en queue dans l'ordre accoutumé. Quand ils furent arrivés, Cyrus II fit descendre gardes, fantassins et cavaliers dans le lit du fleuve mis à sec, pour examiner s'il était praticable. Quand il fut rassuré sur ce point, il convoqua les chefs de l'infanterie et de la cavalerie et leur parla ainsi : “Amis, le fleuve nous a cédé le chemin de la cité. Entrons à l'intérieur avec assurance et sans crainte. Songeons que ceux contre qui nous allons marcher sont les mêmes que nous avons déjà vaincus, alors qu'ils avaient des alliés avec eux, qu'ils étaient tous éveillés et à jeun, qu'ils étaient puissamment armés et rangés en bataille. Aujourd'hui nous allons les attaquer en un moment où beaucoup d'entre eux sont endormis, où beaucoup sont ivres et tous sont débandés. Quand en outre ils s'apercevront que nous sommes dans leurs murs, l'effroi les rendra beaucoup plus impuissants encore. Vous, Gadatas [eunuque babylonien ayant pris parti pour Cyrus II] et Gobryas, ajouta-t-il, montrez-nous la route, vous la connaissez. Quand nous serons à l'intérieur, menez-nous tout droit au palais royal”. “En vérité, dit Gobryas, il n'y aurait rien d'étonnant que les portes ne fussent pas fermées, car la cité entière semble être en liesse cette nuit.” Les gens de Gadatas constatèrent que les portes étaient ouvertes, ils s'y précipitèrent. Ils virent ceux qui voulaient sortir rebrousser chemin et se sauver à l'intérieur : ils les talonnèrent et les frappèrent. Ils arrivèrent ainsi jusqu'au roi, qu'ils trouvèrent debout, le cimeterre dégainé. Les gens de Gadatas et de Gobryas le tuèrent. Ceux qui étaient avec lui périrent, les uns en se retranchant derrière un abri, les autres en fuyant ou en se défendant avec ce qu'ils trouvaient. Quand le jour vint, les garnisons des citadelles, instruites de la prise de la cités et de la mort du roi, les livrèrent aussi", Xénophon, Cyropédie, VII, 5.15-33 ; "La cité est si grande que, selon les autochtones, les Perses étaient déjà maîtres de la périphérie que les gens du centre ne se rendaient nullement compte de leur situation : c'était jour de fête et ils dansaient et se divertissaient, jusqu'au moment où ils apprirent clairement la vérité", Hérodote, Histoire I.191 ; "Au cours de la nuit suivante, Balthasar roi de Babylone fut tué", Daniel 5.30). Certains textes cités ici affirment que Cyrus II en personne a participé à l'attaque. Mais même s'il y a effectivement participé, la Chronique de Nabonide certifie que son entrée officielle et son accession au titre de roi de Babylonie a lieu trois semaines plus tard, le troisième jour du mois de samna (novembre). La première raison en est que Nabonide n'est pas encore mort : il ne sera capturé qu'après l'invasion de la cité par les troupes perses ("Ensuite, après sa retraite [depuis Opis et Sippar où il a été battu], Nabonide fut capturé à Babylone", Chronique de Nabonide, colonne 3 ligne 16 ; selon le livre III de l'Histoire de la Chaldée de Bérose cité par Flavius Josèphe dans Contre Apion, Nabonide après sa défaite se réfugie à Borsippa près de Babylone, où se trouve l'Ezida, sanctuaire du dieu Nabu le fils du dieu Marduk, il y est assiégé par Cyrus II, se rend rapidement à lui, et finit ses jours en exil dans un coin perdu de Carmanie [aujourd'hui la province de Kerman en Iran] : "A la nouvelle de la marche [de Cyrus II en direction de Babylone], Nabonide s'avança à sa rencontre avec son armée et lui livra bataille. Défait, il s'enfuit avec une faible escorte et s'enferma dans la cité de Borsippa. Cyrus II prit Babylone, fit abattre les murs extérieurs de la cité qui lui paraissait trop forte et difficile à prendre, et leva le camp pour aller à Borsippa assiéger Nabonide. Sans attendre l'investissement, celui-ci se rendit, Cyrus II le traita humainement, lui donna comme résidence la Carmanie et lui fit quitter la Babylonie. Nabonide demeura en Carmanie le reste de sa vie et y mourut", Flavius Josèphe, Contre Apion 151-153). La seconde raison est que Cyrus II désire ménager les autorités babyloniennes pour les retourner à son profit, conscient qu'il ne pourra pas longtemps mener une guerre sur deux fronts, contre Babylone et contre les Grecs d'Ionie ou contre les Egyptiens qui refusent son autorité. Pour ce faire, il veille à pérenniser le bon déroulement des cultes babyloniens ("Jusqu'à la fin du mois [de tasritu/octobre], les porte-boucliers de Gutium sécurisèrent le pont de l'Esagil. Il n'y eut aucune interruption des cérémonies de l'Esagil et des autres temples, et aucun culte ne fut oublié. Le troisième jour du mois de samna [novembre], Cyrus II entra dans Babylone. Les vases haru [vases sacrés] furent emplis devant lui. Il y eut la paix dans la cité après que Cyrus II eut salué Babylone. Son allié Ugbaru nomma des officiers de quartiers dans Babylone. Du mois de kislimu [décembre] au mois d'addaru [mars], les dieux d'Akkad que Nabonide avait apportés dans Babylone retournèrent à leurs places", Chronique de Nabonide, colonne 3 lignes 16-22 ; selon Polyen, la soumission des autorités babyloniennes à Cyrus II a été obtenue par un donnant-donnant, Cyrus II acceptant de laisser à nouveau l'Euphrate couler dans son lit pour ne pas que les Babyloniens meurent de soif, à condition que ces derniers reconnaissent son autorité : "Cyrus II assiégeait Babylone. Les assiégés avaient des vivres pour plusieurs années et se moquaient de l'entreprise. Cyrus II, par le moyen d'une tranchée, détourna dans un lac voisin le cours de l'Euphrate qui traversait la cité. Les Babyloniens n'ayant plus d'eau à boire, se livrèrent à lui", Stratagèmes, VII, 6.8). Or, parmi tous les cultes alors pratiqués à Babylone, il y a le culte juif à Yahvé.


Il est possible qu'au moment de l'entrée d'Ugbaru/Gobryas dans la cité, les juifs, privés de pays et de Temple depuis -587 à cause des Babyloniens et désireux depuis cette date de s'en venger et de recouvrer leur liberté, aient guidé les troupes perses vers les endroits stratégiques pour hâter la ruine de leurs dominateurs babyloniens, suite à un marchandage proposé par Ugbaru/Gobryas du genre : "Vous m'aidez à prendre le contrôle de la cité, et en échange j'interfère auprès de Cyrus II pour qu'il vous aide à rentrer à Jérusalem et à reconstruire votre Temple". La tradition héritée des juifs puis des chrétiens, autant que les faits historiques, s'accordent pour dire que Cyrus II finalement maître de la Babylonie a effectivement autorisé la communauté juive à rentrer à Jérusalem et à reconstruire le Temple de Yahvé. De ces faits historiques indéniables mélangés à cette tradition, l'opinion commune conclut aujourd'hui, en l'an 2000, que Cyrus II est un souverain généreux, un promoteur de la liberté individuelle et de la liberté des peuples, l'ONU en 1971 a même été jusqu'à commander une traduction officielle dans toutes les langues de ses membres du Cylindre de Cyrus II précité, considérant que les déclarations de Cyrus II qu'il contient sont, avec le Code d'Hammourabi, le traité entre Hattusili III et Ramsès II et les Tables de Moïse, les ancêtres des Droits de l'Homme. Mais cette vision du chef perse antique est fausse. Ce Cylindre de Cyrus II découvert à Babylone en 1879 et aujourd'hui conservé par le British Museum de Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM ME92394 n'est nullement un document à vocation humaniste, mais un document de propagande copié sur les deux Cylindres de Nabonide étudiés plus haut. Son texte de quarante-cinq lignes suit la même trame que les textes des deux Cylindres de Nabonide : le conquérant, qui s'exprime à la première personne du singulier comme naguère Nabonide, y décline ses titres qu'il a ravis à Nabonide ("("Je suis Cyrus [II], roi du monde, grand roi, puissant roi, roi de Babylone, roi de Sumer et d'Akkad, roi des quatre terres, fils de Cambyse [Ier] roi d'Anshan, et petit-fils de Cyrus [Ier] grand roi d'Anshan, descendant de Teispès grand roi d'Anshan, issu d'une éternelle lignée royale, dont l'autorité est chérie par Bel [autre nom du dieu Marduk] et Nabu [dieu du savoir, fils du dieu Marduk], dont le règne réjouit leurs cœurs", Cylindre de Cyrus II 20-22), il se déclare protégé du dieu Marduk comme naguère Nabonide ("Marduk, l'exalté, le seigneur des dieux, tourné vers tous les temples abandonnés et tous les peuples de Sumer et d'Akkad devenus des cadavres, s'est réconcilié avec eux et les a pris en pitié. Il a parcouru tous les pays, il a cherché partout et finalement il a pris par la main un roi juste, son favori, dont il a prononcé le nom : Cyrus [II] le roi d'Anshan. Il a clamé son nom pour qu'il devienne le roi de la terre entière, pour que le pays de Gutium et l'Umman-Manda [c'est-à-dire la Médie] se soumettent à ses pieds. [Cyrus II] a guidé avec justice et droiture ses troupes à tête noire, il a emporté la victoire que [Marduk] lui avait promis. Marduk, le grand roi, gardien de son peuple, a regardé avec joie ses bonnes actions et son cœur droit. Il lui a ordonné d'aller vers sa cité de Babylone. Il l'a mis sur la route de Babylone, il a marché à son côté comme un compagnon et un ami, il a marché fortement armé aux côtés de son énorme armée dont le nombre est aussi impossible à mesurer que l'eau de la rivière. Il l'a fait entrer dans sa cité de Babylone sans feu ni combat. Il a sauvé Babylone des privations, il a pris dans ses mains Nabonide, le roi qui ne l'avait pas révéré. Tout le peuple de Babylone, toute la terre de Sumer et d'Akkad, les princes et les gouverneurs, l'ont salué et embrassé ses pieds, ils se sont réjouis de sa royauté et leurs visages se sont éclairés", Cylindre de Cyrus II 10-18 ; "Marduk, le grand seigneur, dont le cœur magnanime a établi mon destin, est à l'origine de l'attachement des Babyloniens à ma personne, et je lui en ai quotidiennement rendu grâce. Mon énorme armée a marché vers Babylone en paix, je n'ai permis à personne de froisser les gens de Sumer et d'Akkad. J'ai cherché le bien-être de la cité de Babylone, et protégé ses nombreux lieux sacrés. Les corvées qu'il [c'est-à-dire Nabonide] a imposées aux habitants de Babylone, qui contrevenaient aux désirs des dieux, je les ai supprimées. Je les ai soulagés de leur fatigue, et les ai libérés pour leurs services. Marduk, le grand dieu, s'est réjoui de mes bonnes actions", Cylindre de Cyrus II 23-26), il demande à ce dieu de protéger son fils Cambyse II comme naguère Nabonide a demandé la protection de son fils Belshazzar/Balthasar ("Marduk, le grand dieu, s'est réjoui de mes bonnes actions, il a descendu sa gracieuse bénédiction sur moi, Cyrus [II] le roi qui l'adore, et sur Cambyse [II], la chair de ma chair, et sur toute mon armée", Cylindre de Cyrus II 26-27 ; "Que chacun des dieux dont j'ai restauré les lieux de culte intercède quotidiennement auprès de Bel et Nabu pour qu'ils prolongent mes jours, que Marduk mon seigneur puisse dire : “Que Cyrus [II], le roi révérencieux, et son fils Cambyse [II] [texte manque]”", Cylindre de Cyrus II 34-36), il se présente comme un souverain bâtisseur comme encore Nabonide ("A Assur, Suse, Agade, Eshnuna, Zamban, Meturnu, Der, et jusqu'au pays de Gutium, lieux sacrés sur les rives du fleuve Tigre dont les sanctuaires étaient abandonnés depuis longtemps, j'ai rendu les images des dieux qui résidaient ici [dans Babylone], je les ai remises à leur place dans leurs demeures éternelles. J'ai rassemblé tous les habitants et relevé leurs maisons", Cylindre de Cyrus II 30-32 ; "[texte manque] des portes magnifiques de cèdre avec un revêtement de bronze, j'ai restauré les entrées et les embrasures dépouillées de leur cuivre", Cylindre de Cyrus II 42), il accuse l'impiété de son prédécésseur Nabonide de la même façon que Nabonide avait lui-même accusé l'impiété de ses prédécesseurs babyloniens ("Un homme incompétent [c'est-à-dire Nabonide] a été installé pour exercer son autorité sur le pays. [texte manque] il leur a imposé. Il a réalisé une contrefaçon de l'Esagil [texte manque]. A Ur et dans les autres centres de culte, il accomplissait un rituel incorrect pour eux, il récitait quotidiennement et sans crainte des louanges impies. Irrévérencieusement, il a mis fin aux offrandes traditionnelles et est intervenu dans les centres de culte pour y établir ses propres rites. Il a supprimé le culte à Marduk, le roi des dieux. Il a fait continuellement du mal à la cité de Marduk. Quotidiennement, sans interruption, il a imposé une implacable corvée à ses habitants, les ruinant tous. En entendant leurs cris, le seigneur des dieux a été empli par une colère furieuse et débordante. Les dieux qui vivaient parmi eux ont abandonné leurs demeures, fâchés qu'il [c'est-à-dire Nabonide] les ait déplacées dans Babylone", Cylindre de Cyrus II 3-10). Bref, Cyrus II s'affirme moins comme un conquérant que comme un continuateur, parce qu'il a absolument besoin que l'ordre règne dans Babylone quand il bataillera au loin contre les Grecs ioniens ou contre l'Egypte d'Amasis, et que seul le respect des traditions locales peut lui garantir le maintien de l'ordre. Ne nous méprenons pas davantage sur les intentions de Cyrus II vis-à-vis des juifs. Après leur déportation à Jérusalem en -587, les responsables sacerdotaux du Temple, idéalement incarnés dans le prophète Ezékiel, ont réfléchi au moyen d'éviter qu'une catastrophe de même nature ne se reproduise : "Rien ne sert de retourner à Jérusalem si nous conservons nos anciens comportements qui nous ont conduits à la ruine car, les mêmes causes produisant les mêmes effets, en conservant ces mêmes comportements nous nous condamnons à subir les assauts d'un nouveau Nabuchodonosor II qui détruira tôt ou tard notre nouveau Temple". Ezékiel appartient à une famille de prêtres juifs ("Le Seigneur s'adressa à moi, Ezékiel, fils du prêtre Bouzi", Ezékiel 1.3). Il écrit en exil un livre qui rassemble toutes les réflexions des élites juives sur le fonctionnement de l'Etat d'Israël et du nouveau Temple de Jérusalem quand ils seront ressuscités. Le constat est simple. Jérusalem et les terres qui l'entourent sont situées juste au milieu de populations antagonistes. En conséquence, quand les juifs acceptent d'obéir à l'une de ces populations, ils déplaisent aux autres, qui rêvent à leur tour de soumettre les juifs selon le principe : "Pourquoi elle et pas moi ?" ("J'ai constaté que, de tous côtés, on s'est acharné sur les montagnes d'Israël, on les a convoitées, elles sont tombées au pouvoir des nations étrangères qui en ont fait un sujet de moqueries et d'insultes", Ezékiel 36.3). Concrètement, quand les juifs font alliance par exemple avec un roi mésopotamien, adorent des dieux mésopotamiens, s'habillent à la mode mésopotamienne, cela déplaît naturellement aux Egyptiens qui veulent leur imposer les dieux égyptiens et la culture égyptienne, et vice versa. Le calcul des élites juives est le suivant : si à Jérusalem et sur les terres environnantes aucun dieu n'est toléré sinon le Dieu unique Yahvé qui s'incarne dans le code éthique des dix commandements hérités de Moïse, et non plus dans des quelconques statues de bois ou de pierre rappelant les dieux mésopotamiens ou égyptiens, les autorités mésopotamiennes ou égyptiennes n'auront plus aucune raison de soupçonner les juifs de jouer le jeu de l'adversaire, et donc de les envahir. C'est ce programme qu'Ezékiel consigne en détail dans son livre ("Vous ne vous souillerez plus en adorant des sales idoles, en commettant des actions abominables et en me désobéissant de toutes les manières. Je vous délivrerai de toutes les infidélités dont vous vous êtes rendus coupables envers moi. Je vous purifierai, vous serez mon peuple et je serai votre Dieu. Mon serviteur David sera votre roi, il sera pour vous le seul berger. Vous obéirez à mes lois, vous observerez et pratiquerez les règles que je vous ai prescrites", Ezékiel 37.23-24). Ezékiel milite pour un retour à Jérusalem comme tous ses compatriotes, mais à condition que ce retour s'accompagne d'une politique radicalement opposée à celle de compromis à laquelle se livraient les anciens rois et les anciens prêtres d'Israël, qui a conduit à la ruine en -587 : sur la terre du nouvel Etat d'Israël et dans le nouveau Temple de Jérusalem, aucun homme ne sera accepté s'il refuse de déposer ses dieux à la frontière, seul Yahvé y sera célébré ("J'en ai assez des actions abominables que vous avez commises, vous les Israélites. Au moment où vous m'offriez ma part de nourriture, la graisse et le sang des sacrifices, vous introduisiez dans mon Temple des étrangers incirconcis qui ne m'obéissent pas, ainsi vous souillez mon Temple. Par toutes vos actions abominables vous avez violé l'alliance qui vous lie à moi. Vous ne vous êtes pas occupés vous-mêmes de me servir dans mon Temple, vous avez chargé ces étrangers de le faire à votre place. Je le déclare, moi le Seigneur Dieu, aucun étranger incirconcis ne devra entrer dans mon Temple désormais, même s'il vit au milieu des Israélites", Ezékiel 44.6-9). Ezékiel délimite avec une grande précision le périmètre qui sera consacré exclusivement à Yahvé autour du nouveau Temple, un peu plus grand que les anciens royaumes juifs de Judée et de Samarie et un peu plus petit que l'actuel Etat d'Israël ("La frontière nord partira de la mer Méditerranée, suivra la route qui passe par Hetlon, Lebo-Hamath, Sedad, puis par les cités de Berota et Sidraïm situées entre le territoire de Damas et celui de Hamath, et celle de Hasser-Tikon proche de la frontière de Hauran. Ainsi cette frontière s'étendra de la mer Méditerranée jusqu'à la localité d'Hassar-Enan à l'est. Elle sera bordée au nord par les royaumes de Damas et de Hamath. Voilà pour le nord. La frontière orientale partira d'un endroit situé entre Damas et Hauran, elle suivra la vallée du Jourdain entre la région de Galaad et le pays d'Israël, et elle ira jusqu'à Tamar sur la mer Morte. Voilà pour l'est. Au sud, la frontière s'étendra de Tamar à l'oasis de Meriba de Cadès, elle longera le torrent d'Egypte [l'actuel el-Arich, autour duquel s'est développée la ville du même nom, capitale de la province égyptienne du Nord Sinaï] jusqu'à la mer Méditerranée. Voilà pour le sud. A l'ouest, la mer Méditerranée servira de frontière depuis le sud jusqu'à Lebo-Hamath au nord. Voilà pour l'ouest", Ezékiel 47.15-20). Le livre d'Esdras, qui raconte l'Histoire de la communauté juive après la prise de Babylone par Cyrus II, présente ce dernier comme un homme particulièrement intéressé par Yahvé, qu'il semble placer au-dessus des autres dieux comme les juifs qu'il libère, au point d'ordonner aux autres peuples d'aider financièrement et matériellement les juifs dans leur retour vers Jérusalem et dans la reconstruction de leur Temple ("La première année du règne de Cyrus II, roi de Perse, le Seigneur décida de réaliser ce qu'il avait annoncé dans la bouche du prophète Jérémie [allusion à deux passages du livre de Jérémie :"Tout ce pays [de Jérusalem] deviendra un champ de ruines, et pendant soixante-dix ans toutes ces nations seront soumises au roi de Babylone. Quand ces soixante-dix ans seront achevés, je m'occuperai des crimes du roi de Babylone et de son peuple, déclare le Seigneur, j'interviendrai contre leur pays et j'en ferai un désert sinistre pour toujours", Jérémie 25.11-12 ; "Voici encore ce que le Seigneur déclare : “Quand le royaume de Babylone aura duré soixante-dix ans, alors j'interviendrai pour vous et je réaliserai ce que j'ai promis : je vous ferai revenir ici, à Jérusalem”", Jérémie 29.10 ; en réalité, il ne s'est pas passé soixante-dix ans entre la chute de Babylone en -587 et la prise de Babylone par Cyrus II en -539, mais quarante-huit ans]. Il fit naître dans l'esprit de Cyrus II l'idée de publier dans tout son empire, de vive voix et par écrit, le texte suivant : “Voici ce que proclame Cyrus II, roi de Perse. Le Seigneur, le Dieu du ciel, a soumis à mon autorité tous les royaumes de la terre. Il m'a chargé de lui reconstruire un Temple à Jérusalem, dans le pays de Juda [notons que ces deux premiers versets d'Esdras reprennent littéralement les deux derniers versets du Second livre des chroniques pour bien signifier la continuité entre les deux livres, ce qui amène certains exégètes à donner au livre d'Esdras le sous-titre de Troisième livre des chroniques]. Tous ceux d'entre vous qui appartiennent à son peuple sont invités à regagner Jérusalem en Juda, et à y reconstruire le Temple du Seigneur, le Dieu d'Israël, le Dieu qu'on adore à Jérusalem. Que leur Dieu soit avec eux ! Partout où résident des Israélites, les autochtones doivent leur apporter de l'aide par des dons en argent et en or, leur fournir d'autres biens et du bétail, et leur remettre des offrandes volontaires pour le Temple de Yahvé à Jérusalem”", Esdras 1.1-4). Une lecture haute de ce texte incite à croire que Cyrus II au contact des juifs est devenu un quasi monothéiste, voyant dans Yahvé le meilleur moyen de réaliser son programme de paix universelle que lui supposent la tradition juive et chrétienne ultérieure jusqu'à l'ONU. Une lecture basse, que pour notre part nous privilégions, incite au contraire à penser que la décision de Cyrus II autant que la présentation qu'en ont faite les juifs puis les chrétiens découlent de motivations politiques et théologiques assez simples à comprendre. Plaçons-nous du point de vue de Cyrus II. On se souvient qu'après avoir conquis le royaume lydien de Crésus, Cyrus II s'apprêtait à marcher contre les Grecs d'Ionie qui refusaient de reconnaître son autorité, mais qu'il en a été empêché par le soulèvement des Babyloniens sur ses arrières et, ce qui nous intéresse ici, de l'Egypte d'Amasis (selon le paragraphe 153 précité livre I de l'Histoire d'Hérodote) . Laissant au Perse Tabalos le soin de soumettre les Grecs d'Ionie, Cyrus II a choisi de commander en personne la guerre contre la Babylonie, qui s'est soldée par la conquête de Babylone en octobre -539. Il est possible qu'après sa victoire en Babylonie, le conquérant perse ait projeté de diriger ses troupes contre l'Egypte (car le Mède Harpage, après avoir remplacé Tabalos à la tête des Perses en Lydie, a réussi à soumettre les Grecs d'Ionie : nous raconterons cette guerre en Ionie plus loin), et que les juifs aient été associés à ce projet, qui ne pouvait que contenter les deux parts. Autoriser les juifs à rentrer à Jérusalem et les aider à reconstruire leur Temple, c'était pour Cyrus II éloigner les risques de désordre dans Babylone, les prêtres des dieux babyloniens ne pouvant pas accepter longtemps la présence parmi eux d'une communauté juive à nouveau libre affirmant que Yahvé est le seul Dieu et que les dieux babyloniens ne sont que du vent (autrement dit, si les juifs n'avaient pas voulu rentrer à Jérusalem de gré, Cyrus II aurait dû les y contraindre de force, ne pouvant pas prendre le risque qu'un conflit intercommunautaire de nature religieuse se déclenche dans Babylone, au cœur de ses conquêtes, alors que les Grecs, les Egyptiens et les Scythes menaçaient en permanence aux frontières), c'était aussi un moyen de les endetter pour en faire sinon des alliés dans sa campagne contre les Egyptiens, du moins une base arrière neutre quand il serait en Egypte. Quant aux juifs, la proposition de Cyrus II leur permettait de reconstruire leur Temple plus vite qu'ils ne l'avaient espéré depuis le début de leur exil, et éventuellement de régler leurs comptes avec les Egyptiens (rappelons que seulement deux décennies avant la chute de Jérusalem, vers -612, les Egyptiens du pharaon Néchao II ont laminé l'armée juive de Josias le roi de Juda, blessé mortellement à cette occasion). On peut même envisager que, pour appuyer sa proposition, Cyrus II a promis aux juifs que s'ils acceptaient de s'engager dans la guerre contre l'Egypte à ses côtés, il leur cèderait des terres du pays conquis (c'est ce que suggèrent deux versets du prophète juif Isaïe II, contemporain des événements : "Je donne l'Egypte pour payer ta libération, l'Ethiopie et Saba en échange de toi", Isaïe II 43.3 ; "Israël, le Seigneur te déclare : “Le fruit du travail des Egyptiens, le gain des Ethiopiens et des gens de Saba, si hauts de taille, tout cela passera chez toi, tout cela sera pour toi. Ces gens te suivront enchaînés, ils s'inclineront devant toi et te diront comme une prière : « Il n'y a de Dieu que chez toi, et nulle part ailleurs »”", Isaïe II 45.14). Le verset 8 chapitre 1 d'Esdras a fait couler beaucoup d'encre, et continue aujourd'hui d'en faire couler beaucoup, car il utilise un mot qui, traduit d'une certaine manière, ne provoque aucune polémique, mais qui, traduit d'une autre manière, établit tacitement que la soi-disant libération des juifs et la reconstruction du Temple s'est effectuée sous contrôle perse, ceux-ci acceptant que l'Etat d'Israël reconstitué ne soit qu'une province ordinaire de l'Empire perse, sous l'autorité d'un gouverneur perse. Le livre d'Esdras assure que le retour des Juifs à Jérusalem a été réalisé par une double autorité religieuse et politique. L'autorité religieuse est celle des prêtres désignés au verset 2 chapitre 2 ("[Les juifs] revinrent sous la conduite de Zorobabel, Yéchoua, Nehémia, Seraya, Rélaya, Mordokaï, Bilechan, Mispar, Bigvaï, Rehoum et Baana", Esdras 2.2), qui portent tous des noms juifs et partagent le programme religieux exposé par Ezékiel dans son livre. L'autorité politique est plus problématique : dans ce verset 8 chapitre 1, elle est personnifiée en un homme unique nommé "Sheshbazzar", qui porte le titre mystérieux de "tirshata" ("Le roi Cyrus II fit rassembler les objets précieux que Nabuchodonosor II avait pris dans le Temple du Seigneur à Jérusalem pour les déposer dans le temple de ses propres dieux. Sur l'ordre du roi, le trésorier Mithridate confia ces objets à Sheshbazzar, tirshata de Juda", Esdras 1.7-8). On constate d'abord que ce nom "Sheshbazzar" a une consonance mésopotamienne davantage que juive. Ensuite, les éditions actuelles juives et chrétiennes d'Esdras traduisent "tirshata" par le terme neutre "prince", mais c'est une traduction tendancieuse que rien ne justifie, les linguistes n'étant pas d'accord entre eux sur l'origine et la signification exacte du mot : "tirshata" est peut-être un titre administratif perse, et Sheshbazzar a peut-être pour le pays de Juda la même fonction que Tabalos pour le territoire de Lydie, celle d'un proto-satrape. Dans ce cas, les traducteurs modernes qui transforment : "Cyrus II confia la gestion du territoire jérusalémite à Sheshbazzar, tirshata de Juda" en : "Cyrus II confia la gestion du territoire jérusalémite au prince judéen Sheshbazzar" sont semblables à des traducteurs qui transformeraient : "Napoléon confia le gouvernement de l'Allemagne à son protégé Jean Maurice, administrateur de la Saxe" en : "Napoléon confia le gouvernement de l'Allemagne au Saxon Jean Maurice", ou encore : "Hitler confia le gouvernement de la France à son protégé Hermann Klaus, obersturmbanführer de Picardie" en : "Hitler confia le gouvernement de la France au Picard Hermann Klaus". Autrement dit, Cyrus II n'aurait accepté que les juifs reconstruisent leur Temple et pratiquent leur religion hostile à toutes les autres, qu'à condition que ceux-ci, sur un plan politique, acceptent que le territoire de Jérusalem ne soit qu'une proto-satrapie de même rang que les proto-satrapies de Médie, de Lydie ou de Mésopotamie, gérée directement par le roi de Perse via un fonctionnaire mésopotamien affidé. Une telle hypothèse remet profondément en cause la soi-disant générosité gratuite et altruiste de Cyrus II vantée par les juifs, les chrétiens et l'ONU : Cyrus II n'a pas participé à la reconstruction du Temple juif de Jérusalem par bonté d'âme, mais parce que les juifs ont accepté de devenir des collabos de l'occupant perse pour se dresser contre un ennemi commun : l'Egypte. Et effectivement, selon la Lettre d'Aristée, document de l'époque hellénistique servant d'introduction à la Septante, on verra bientôt des juifs aux côtés de Cambyse II lors de son invasion de l'Egypte ("Beaucoup [de juifs] vinrent avec le Perse", Lettre d'Aristée 13), et archéologues et papyrologues supposent que ce sont ces mêmes juifs qu'on retrouvera plus tard à Elephantine comme gardiens de la frontière sud-ouest de l'Empire perse. Notons aussi en passant que juste à côté du nouveau Temple est construit à la même époque la Baryah (la plus ancienne mention de la Baryah se trouve en Néhémie 2.8 et 7.2, livre écrit par Néhémie qui seconde Esdras dans le retour des juifs à Jérusalem et supervise la reconstruction du Temple), forteresse que les Grecs après Alexandre le Grand helléniseront en "Baris/B©rij" ou désigneront simplement comme l'"Akra" ("Akra/la Forteresse"), puis qui sera agrandie et rebaptisée "Antonia" par Hérode, juste après son accession au trône d'Israël en -37, en l'honneur de Marc-Antoine : ce nom "Baryah" est certainement une hébraïsation du vieux-perse "baru" signifiant "fort, citadelle", il trahit la très probable présence à Jérusalem, à deux pas du Temple, de fonctionnaires perses permanents représentant l'autorité de Cyrus II. Plaçons-nous maintenant du point de vue des juifs. La proposition de Cyrus II, et la personnalité même de Cyrus II, pose un double problème théologique parfaitement résumé par Isaïe II dans son livre. Primo, pourquoi pour libérer son peuple Yahvé a-t-il utilisé un païen, et même un barbare parmi les barbares, un cul-terreux issu du bout du monde, de la lointaine Perse, et non pas un juif, comme jadis Moïse qui a libéré les hébreux de l'oppression égyptienne ? Secundo, accepter la proposition de Cyrus II, la liberté religieuse contre la soumission politique à l'autorité perse (incarnée par le tirshata Sheshbazzar), n'est-ce pas trahir l'idéal d'indépendance rêvé depuis -587 ? Isaïe II répond à ce double problème en posant que Yahvé veut redéfinir son alliance avec son peuple. En choisissant un Perse plutôt qu'un juif pour détruire toutes les puissances qui dominaient jusqu'alors le Croissant Fertile, Yahvé a voulu adresser un signe et une menace aux juifs : il a voulu signifier que désormais il soutiendra ceux qui unissent les peuples, et non plus ceux qui se contentent de défendre un petit territoire autour de Jérusalem en restant indifférents à la misère des peuples qui les entourent, et il a voulu menacer de choisir les Perses ou n'importe quel autre peuple à la place des juifs, menacer de ne plus considérer ces derniers comme son peuple élu s'ils refusent d'obéir à la nouvelle alliance qu'il leur signifie. L'expression "peuple élu" n'aura plus désormais le sens nationaliste de "peuple d'un territoire physique où tous les autres peuples peuvent se retrouver autour du Temple du Dieu unique", mais le sens internationaliste de "peuple missionnaire parcourant la terre entière pour annoncer à tous les peuples du monde la “bonne nouvelle” (ce terme apparaît dans plusieurs versets, il sera traduit en "euanggelia/eÙaggel…a" en grec, qui donnera "évangile" en français) de l'existence d'un Dieu universel, seul capable de les rassembler" ("Peuple de Jérusalem, monte sur une haute montagne, peuple de Sion, crie de toutes tes forces : tu es chargé d'une bonne nouvelle, n'aie pas peur de la faire entendre", Isaïe II 40.9 ; "Qu'il est beau de voir venir, franchissant les montagnes, un porteur de bonne nouvelle ! Il annonce la paix, le bonheur et le salut, et il te dit, Jérusalem : “Ton Dieu est roi !”", Isaïe II 52.7 ; "Gens du bout du monde, tournez-vous vers moi et vous serez sauvés, car Dieu c'est moi et personne d'autre. Aussi vrai que je suis Dieu, j'annonce solennellement et loyalement que je ne changerai rien : tous les humains, à genoux, me jureront finalement fidélité et diront de moi : “C'est auprès du Seigneur seul qu'on trouve force et loyauté”, tous ceux qui m'auront combattu viendront à moi la tête basse, ainsi tous les descendants d'Israël obtiendront justice auprès de moi et s'en féliciteront", Isaïe II 45.22-25 ; "Ecoutez-moi [c'est Cyrus II qui parle], populations lointaines, peuples éloignés soyez attentifs. Dès avant ma naissance le Seigneur m'a appelé, j'étais encore dans le ventre de ma mère quand il a prononcé mon nom. Il a fait de ma parole une épée tranchante et il me cache à l'abri de sa main. Il a fait de mon message une flèche pointue, dissimulée dans son carquois. Il m'a dit : “C'est toi qui est mon serviteur, l'Israël dont je me sers pour manifester ma gloire”. Je pensais m'être donné du mal pour rien, avoir usé mes forces sans résultat, pour du vent, mais le Seigneur garantit mon droit, mon Dieu détient ma récompense. Aujourd'hui le Seigneur déclare qu'il m'a formé quand j'étais dans le ventre de ma mère pour que je sois son serviteur [on note que cette formule deux fois répétée affirmant que Cyrus II était divinement prédestiné "dans le ventre de sa mère" se retrouve mot pour mot dans l'introduction du Cylindre de Nabonide de Sippar, appliquée à Nabonide ; il est aussi intéressant de mettre en parallèle ce passage d'Isaïe II avec le passage de Cylindre de Cyrus II que nous avons cité plus haut dans lequel le conquérant affirme être le serviteur du dieu mésopotamien Marduk, et énumère les cités mésopotamiennes qu'il a sauvées : Isaïe II s'est manifestement inspiré de ces textes de propagande pour écrire son livre]. Il veut que je ramène à lui les descendants de Jacob, que je rassemble près de lui le peuple d'Israël. Le Seigneur reconnaît la valeur de mon service, mon Dieu est ma force. Il m'a dit : “Cela ne suffit pas que tu sois à mon service pour relever les tribus de Jacob et ramener les survivants d'Israël : je fais de toi la lumière des nations, pour que mon salut s'étende jusqu'au bout du monde”", Isaïe II 49.1-6). Cyrus II est un intermédiaire utilisé par Yahvé pour annoncer cette nouvelle alliance, il est, pour utiliser la terminologie juive, le nouveau "Mashiah" en hébreu ou "Messie" en français (littéralement l'"Oint" de Yahvé, celui que Yahvé a choisi en répandant sur son front l'huile sacré) : en lui obéissant, en retournant d'abord à Jérusalem comme il les y invite sous la conduite de son gouverneur Sheshbazzar, en l'accompagnant ensuite dans son expédition vers l'Egypte, en le suivant dans toutes ses expéditions ultérieures vers la Grèce d'Europe, vers la Scythie ou vers l'Inde, les juifs ne feront qu'obéir à Yahvé, et continueront d'être son peuple élu ("Qui a mis en route l'homme venant de l'est que la victoire vient saluer à chacun de ses pas ? Il fait capituler les nations devant lui, il piétine les rois. Son épée les réduit en poussière, ses flèches les éparpillent comme la paille au vent. Il les poursuit et traverse leurs rangs sain et sauf sans mettre pied à terre. Qui est l'auteur de ces événements ? C'est celui qui annonce à l'avance ce qui doit arriver, c'est moi, le Seigneur", Isaïe II 41.2-4 ; "Descendant par le nord, j'ai mis en route un homme, et le voilà qui vient. Originaire de là-bas où le soleil se lève, il piétine en mon nom les gouverneurs comme on piétine de la boue, ou comme un potier foule aux pieds son argile", Isaïe II 41.25 ; "Moi, le Seigneur, j'annonce à Sion : “Le voici !” et l'envoie porter à Jérusalem un porteur de la bonne nouvelle", Isaïe II 41.27 ; "De là-bas où le soleil se lève, je convoque un oiseau de proie : c'est lui qui accomplira mes plans. Je l'appelle d'un pays éloigné, aussitôt dit aussitôt fait : le projet est conçu, il se réalise", Isaïe II 46.11 ; "Voici mon serviteur, dit le Seigneur, je le tiens par la main, j'ai plaisir à l'avoir choisi. J'ai mis mon Esprit sur lui pour qu'il apporte aux nations le droit que j'instaure", Isaïe II 42.1 ; "Voici ce que le Seigneur déclare à Cyrus II son Mashiah/Messie : “Je te donne mon appui pour te soumettre les nations, pour ôter aux rois leurs pouvoirs et ouvrir devant toi les portes verrouillées des cités. Je marche devant toi pour aplanir les obstacles, fracasser les portes de bronze et briser les verrous de fer”", Isaïe II 45.1-2 ; "Par fidélité à moi-même j'ai mis en route cet homme que vous savez. Je faciliterai tout ce qu'il entreprendra. C'est lui qui rebâtira ma cité, Jérusalem, et laissera repartir les déportés qui m'appartiennent", Isaïe II 45.13 ; "Je dis de Cyrus II : “C'est le berger que j'ai désigné, il fera réussir tout ce que je veux, il donnera des ordres et Jérusalem sera rebâtie et le Temple reconstruit”", Isaïe II 44.28). Comme on le voit, cette interprétation d'Isaïe II s'oppose complètement au programme nationaliste d'Ezékiel et des prêtres qui s'apprêtent à reconstruire le Temple et qui en deviendront bientôt les gérants : elle annonce le mouvement pharisien qui, apparaissant spontanément dans des knessets/synagogues aux quatre coins de l'Empire perse puis de l'Empire grec d'Alexandre le Grand à partir de la fin du IVème siècle av. J.-C., se montrera au fil des ans de plus en plus attaché au texte de la Torah plutôt qu'aux directives de l'élite sacerdotale du Temple, elle annonce surtout le mouvement chrétien, ouvertement missionnaire et internationaliste comme le préconise Isaïe II dont le Nouveau testament reprendra de longs passages (le qualificatif de "Messie/Mashiah" appliqué à Cyrus II dans Isaïe II sera traduit par "Christos/CristÒj" en grec, que les hellénophones d'Antioche reprendront à leur tour pour qualifier Jésus de Nazareth cinq siècles plus tard : ainsi on peut dire qu'étymologiquement Cyrus II est une anticipation de Jésus, apparaissant avant ce dernier comme le "Christ/Mashiah" libérateur attendu par les juifs de son temps), qui ira jusqu'à se revendiquer seul peuple élu et seul vrai Israël. Quand en l'an 70, au terme de la guerre des juifs entamée quatre ans plus tôt, les Romains détruiront le nouveau Temple de Jérusalem, ruinant du même coup le programme nationaliste d'Ezékiel, les pharisiens, seuls juifs survivants de cette guerre, et les chrétiens imposeront définitivement cette image messianique de Cyrus II bien éloignée de la réalité historique, qui perdurera jusqu'au XXème siècle dans la conscience collective onusienne héritée de vingt siècles pharisiano-chrétiens.


En dehors de cette conquête de la Lydie racontée longuement par Hérodote et ses continuateurs grecs, et de cette conquête de la Babylonie que les archéologues ont pu reconstituer grâce à leurs fouilles et aux textes qu'ils ont mis à jour, dont nous avons vu que l'ordre reste sujet à débat (Cyrus II a-t-il vaincu le Lydien Crésus avant de se tourner contre le Babylonien Nabonide comme le dit Hérodote, ou a-t-il d'abord bataillé contre Nabonide avant de se tourner contre Crésus comme le dit Ctésias ?), de même que la durée (ces conquêtes ont-elles été le fruit d'une unique campagne, ou ont-elles été précédées d'autres tentatives militaires plus ou moins ratées, comme antérieurement la conquête d'Ecbatane ?), nous devons franchement reconnaître que nous ne sommes sûrs de rien. Cyrus II a-t-il réussi à imposer sa domination sur tout le plateau iranien avant sa mort ? Cela paraît certain, mais nous ignorons à partir de quand, dans quel ordre, jusqu'où géographiquement, et jusqu'à quelle profondeur cette domination s'est exercée. Nos seuls indices datent de deux siècles plus tard, au moment de la conquête d'Alexandre le Grand, quand les chroniqueurs grecs évalueront la supériorité du conquérant de Pella par rapport au conquérant d'Anshan. Mégasthène cité par Strabon dit que Cyrus II n'a jamais franchi la frontière de l'Inde, il l'a seulement frôlée à l'occasion d'une expédition contre les Scythes massagètes ("Mégasthène dit que les Perses, qui faisaient venir les Hydraques de l'Inde pour les employer comme mercenaires dans leurs armées, n'ont jamais envahi le territoire indien et n'ont fait qu'en approcher lors de l'expédition de Cyrus II contre les Massagètes", Strabon, Géographie XV, 1.6). Néarque cité par le même Strabon et par Arrien précise que Cyrus II a bien tenté d'envahir l'Inde, mais qu'étant passé par le difficile désert de Gédrosie (correspondant approximativement à la province du Baloutchistan dans l'actuel Pakistan) il n'a pas pu mener son projet à terme par manque de soldats, morts de faim, de soif et de la chaleur ("Néarque affirme que, si Alexandre ramena son armée par la Gédrosie, ce fut par émulation et pour avoir entendu raconter comment Sémiramis et Cyrus II, après avoir attaqué l'Inde, avaient dû battre en retraite aussitôt et s'enfuir, Sémiramis avec vingt compagnons en tout, et Cyrus II avec sept : il trouvait glorieux, là où ces deux puissants monarques avaient éprouvé un tel revers, d'avoir su garder son armée intacte et de l'avoir ramenée triomphante à travers les mêmes peuples et les mêmes contrées", Strabon, Géographie, XV, 1.5 ; "Ce n'est pas par ignorance des difficultés de l'itinéraire qu'[Alexandre] s'est engagé dans cette voie mais, selon Néarque, parce qu'il avait entendu dire que tous ceux qui avaient emprunté cette route avec leur armée n'en étaient pas sortis vivants, sauf Sémiramis dont les autochtones racontaient qu'elle avait fui les Indiens avec seulement vingt compagnons, et Cyrus II fils de Cambyse Ier avec sept hommes en plus de lui-même. Cyrus II était venu dans cette région dans l'intention d'envahir l'Inde, mais avant de l'atteindre il avait perdu la quasi-totalité de son armée, victime du désert et des obstacles insurmontables de la route. Ces faits rapportés à Alexandre piquèrent son émulation : c'est pour dépasser Cyrus II et Sémiramis, et aussi pour rester près de sa flotte et pouvoir lui fournir le nécessaire, que selon Néarque il aurait choisi cet itinéraire", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 24.2-3) : une expédition contre l'Inde est effectivement possible si on se souvient que, selon Xénophon, les Indiens ont été contactés par Nabonide pour entrer dans la coalition contre les Perses ("[Nabonide] envoya des ambassadeurs à tous les peuples qui lui étaient soumis, ainsi qu'à Crésus le roi de Lydie, au roi de Cappadoce, aux deux Phrygies, aux Paphlagoniens, aux Indiens, aux Cariens et aux Ciliciens pour dénigrer les Mèdes et les Perses, les présentant comme des nations puissantes et fortes, étroitement unies et liées par des mariages réciproques, capables, si on ne les prévenait et ne les affaiblissait, de soumettre les autres peuples en les attaquant l'un après l'autre. Ces peuples firent alliance avec lui, les uns entraînés par ces considérations, les autres séduits par des cadeaux et de l'argent", Xénophon, Cyropédie, I, 5.3). C'est peut-être au retour de cette expédition indienne ratée que, remontant vers le nord pour éviter de retraverser le désert gédrosien avec ce qui reste de son armée, il passe par la province de Kapissa (aujourd'hui en Afghanistan) dont il massacre les habitants ("Les peuples voisins de l'Indus vivent dans des régions montagneuses : la Kapissène, où fut la cité de Kapissa détruite par Cyrus II […]", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 25.1), et qu'il bénéficie du secours de la mystérieuse communauté des "Arimaspes" ("[Les Arimaspes] étaient surnommés “Evergètes” ["Bienfaiteurs"] depuis qu'ils avaient secouru l'armée de Cyrus II quand elle souffrait du froid et de la faim et lui avaient offert un abri et des vivres", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 3.1) qui, quand Alexandre le Grand la rencontrera en hiver -330/-329 sera installée en Drangiane, dans la région où sera fondée Alexandrie-Prophthasia (aujourd'hui Farâh, capitale de la province du même nom en Afghanistan) : ces "Arimaspes", dont Hérodote au paragraphe 27 livre IV de son Histoire affirme qu'ils sont une tribu scythe, et au paragraphe 116 livre III de la même œuvre qu'ils sont des anciens mineurs d'or originaires d'une vaste région entre le nord de l'Europe et les montagnes de l'Oural (Hérodote dit qu'il ne croit pas qu'"Arimaspe" soit un nom scythe signifiant "qui n'a qu'un/arima œil/spou" ["Je me refuse à croire qu'il existe des hommes n'ayant qu'un seul œil, tout en étant pour le reste semblables à tous les autres"], les linguistes modernes l'approuvent en rapprochant ce nom de l'iranien "aryama/désert" et "aspa/cheval", "Arimaspe" signifierait donc "Cavalier du désert"), se sont-ils sédentarisés dans cette région de Drangiane après l'avoir reçue en récompense de leur aide à Cyrus II ?


La mort même de Cyrus II reste l'objet de toutes les hypothèses. Nous sommes certains que le conquérant meurt à l'occasion d'une campagne contre les Scythes, mais nous sommes bien incapables de détailler davantage (au Ier siècle, le géographe Strabon dénonce le flou des récits anciens sur le sujet, dont l'Histoire d'Hérodote : "Les historiens grecs ont longtemps désigné tous les peuples du nord sous la dénomination générale de “Scythes” [c'est-à-dire les Scythes d'Asie] et de “Celto-scythes” [c'est-à-dire les Scythes d'Europe orientale, assimilés par erreur aux Celtes de l'Europe centrale et occidentale]. Anciennement on distinguait par les noms d'“Hyperboréens”, de “Sauromates” et d'“Arimaspes” les peuples habitant au-dessus du Pont-Euxin [aujourd'hui la mer Noire], de l'Istros [aujourd'hui le fleuve Danube] et de l'Adriatique, et par le double nom de “Saces” et de “Massagètes” ceux d'au-delà de la mer Caspienne, sans avoir toutefois rien de positif à dire sur ces derniers peuples : si toutes les Histoires font mention d'une guerre de Cyrus II contre les Massagètes, aucune d'elles ne donne effectivement de cet événement une relation exacte. Plus généralement, il faut bien convenir que les Histoires anciennes de la Perse, de la Médie et de la Syrie n'offrent guère plus de certitude, vu l'extrême crédulité de ces premiers historiens et leur grand amour du merveilleux. Frappés du succès des mythographes professionnels, ils se figuraient que, pour rendre leurs propres compositions aussi agréables, ils devaient, en conservant la forme historique, raconter des choses qu'ils n'avaient ni vues ni entendues ni recueillies de la bouche de personnes les ayant vues et entendues elles-mêmes, et que leur seul but devait être l'agrément du style et le merveilleux du récit, au point qu'on a parfois moins de difficulté à croire les fictions d'Hésiode et d'Homère sur les exploits des héros, ou les fictions des poètes tragiques, que les récits soi-disant historiques de Ctésias, d'Hérodote, d'Hellanicos et autres", Strabon, Géographie, XI, 6.2-3). Pour quelle raison Cyrus II lance-t-il une campagne contre les Scythes ? On ne sait pas. Quel itinéraire suit-il ? On ne sait pas derechef. Et contre quelle tribu scythe Cyrus II trouve-t-il la mort ? On ne sait toujours pas. Dans son récit de l'épopée alexandrine, le Romain Quinte-Curce dit que la tribu scythe des Abiens est libre "depuis la mort de Cyrus II" ("Une délégation de Scythes abiens arriva. Libres depuis la mort de Cyrus II, ils étaient prêts à obéir [à Alexandre]. Ils avaient la réputation d'être les plus justes parmi les barbares [allusion au vers 6 chant XIII de l'Iliade qui définit les Abiens comme "les plus justes parmi les hommes"], et de ne prendre les armes que si on les attaquait, ils faisaient un usage modéré et équitable de la démocratie en accordant les mêmes droits aux dirigeants et aux classes populaires", Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 6.11) : on en déduit que Cyrus II l'a conquise. Est-ce à l'occasion de cette conquête qu'il installe sur le fleuve Iaxarte (aujourd'hui le fleuve Syr Daria), à l'entrée de la vallée de Ferghana, afin de contrôler tous les mouvements de populations en provenance ou à destination de la Chine (qui à cette époque existe seulement sous la forme de petits royaumes rivaux au-delà du bassin du Tarim), une garnison portant son nom - pratique qu'Alexandre renouvellera au IVème siècle av. J.-C. avec ses Alexandries -, que les auteurs grecs helléniseront en "Cyropolis" (littéralement la "cité/pÒlij de Cyrus/Kàroj"), marquant la limite septentrionale de ses conquêtes (on ignore l'emplacement exacte de cette cité-garnison de Cyropolis puisqu'Alexandre la détruira, on subodore néanmoins qu'elle se situe à proximité d'Alexandrie Eschatè, aujourd'hui Khodjent au Tadjikistan : "Alexandre marcha sur Cyropolis, fondée par Cyrus II, dont les murs étaient plus élevés et plus solides que ceux des autres cités", Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 3.1 ; "On dit qu'Alexandre fonda huit cités nouvelles en Sogdiane et en Bactriane, mais il en aurait aussi détruit quelques-unes des anciennes, notamment […] Cyropolis, la dernière des cités fondées par Cyrus II et qui marquait sur l'Iaxarte la limite extrême de la domination perse", Strabon, Géographie XI, 11.4) ? On ne sait pas encore. La lecture comparée d'Hérodote, de Ctésias et de Diodore de Sicile montre toute l'étendue des difficultés pour établir une version cohérente et plausible. Hérodote, d'abord. Selon cet historien, la campagne de Cyrus II contre les Scythes suit immédiatement la conquête de Babylone, et la tribu scythe visée est celle des Massagètes ("Quand Cyrus II eut soumis les Babyloniens, il voulut imposer aussi sa domination sur les Massagètes", Hérodote, Histoire I.201), qui habite près du fleuve Araxe servant aujourd'hui de frontière entre la Turquie, l'Arménie, l'Azerbaïdjan et l'Iran ("Le peuple massagète habite du côté du levant, au-delà du fleuve Araxe et en face des Issédones, autre peuple scythe", Hérodote, Histoire I.201). Dans un premier temps, Cyrus II tente un rapprochement par mariage, qui échoue, il se résigne donc à un affrontement par les armes ("Cyrus II envoya une ambassade pour demander la main de Tomyris, devenue reine des Massagètes à la mort de son mari. Mais Tomyris comprit très bien qu'il convoitait moins sa personne que son royaume, et refusa ses avances. Cyrus II, voyant sa ruse échouer, marcha vers l'Araxe et prépara ouvertement une expédition contre les Massagètes, il fit jeter des ponts de bateaux sur le fleuve pour le passage de ses troupes et construire des défenses sur ces bateaux", Hérodote, Histoire I.205). Hérodote affirme ensuite que, les Perses étant prêts à franchir la frontière, Crésus l'ex-roi de Lydie propose à Cyrus II de ruser en organisant un gigantesque festin qui rassasiera tellement l'ennemi qu'il en perdra toutes ses forces et sera ainsi plus facile à vaincre ("Je propose [c'est Crésus qui parle] que nous passions le fleuve pour avancer aussi loin que reculeront les Massagètes, puis d'en triompher par le moyen suivant. Les Massagètes semblent ignorer les douceurs de la vie des Perses, et n'ont jamais connu l'abondance et le luxe : abattons donc du bétail à profusion et accommodons-le pour servir à ces hommes simples un banquet dans notre camp, avec des cratères de vin pur à profusion et les mets les plus variés, puis laissons dans le camp les plus faibles de nos hommes et ramenons le reste des troupes sur le fleuve. Si je ne me trompe, les Massagètes en voyant tant de bonnes choses se jetteront sur elles, à nous alors de montrer notre valeur", Hérodote, Histoire I.207). Cyrus II se range à l'avis de Crésus. Il proclame son fils Cambyse II comme son successeur au cas où il trouverait la mort, puis traverse le fleuve et s'engage dans le pays des Massagètes ("Cyrus II remit Crésus aux mains de son fils Cambyse II qu'il désigna pour lui succéder, en lui recommandant de l'honorer et de bien le traiter si son expédition chez les Massagètes échouait. Après ces recommandations, il les renvoya en Perse et franchit le fleuve avec son armée", Hérodote, Histoire I.208) : arrivé à l'intérieur des terres, il organise un festin comme le lui a suggéré Crésus, puis il se replie en laissant ses troupes les plus faibles, les Massagètes s'avancent alors, découvrent le festin laissé par l'envahisseur, s'enivrent, et quand ils sont ivres Cyrus II les attaque, ainsi périt un tiers de l'armée massagète ("Arrivé à une journée de marche de l'Araxe, Cyrus II suivit les conseils de Crésus. Puis il ramena sur l'Araxe toutes ses bonnes troupes en ne laissant derrière lui que celles qui ne valaient rien. Les Massagètes attaquèrent avec le tiers de leurs forces, massacrèrent les hommes que Cyrus II avait laissés dans le camp et qui tentaient de se défendre, et quand ils virent le festin tout prêt ils s'attablèrent et festoyèrent aussitôt écrasée toute résistance. Quand ils furent lourds de nourriture et de vin, ils s'endormirent, les Perses attaquèrent alors, en massacrèrent beaucoup et en prirent vivants encore bien plus", Hérodote, Histoire I.211). Hélas pour les Perses, Thomyris la reine des Massagètes est restée en arrière avec le reste de l'armée massagète, elle fond sur Cyrus II, le blesse mortellement et défait son armée ("Tomyris réunit contre Cyrus II toutes ses forces et le combat s'engagea. Ce fut, de toutes batailles qui mirent aux prises des barbares, la plus acharnée. Voici, m'a-t-on raconté, comment elle se déroula. Les adversaires se tinrent d'abord à distance et se lancèrent des flèches, puis, quand ils eurent épuisé tous leurs traits, ils combattirent corps à corps avec leurs lances et leurs dagues. Ils restèrent longtemps aux prises sans qu'aucun des deux partis songeât à fuir. Enfin les Massagètes l'emportèrent. La plus grande partie de l'armée perse périt là, ainsi que Cyrus II, qui mourut après vingt ans de règne", Hérodote, Histoire I.214). Hérodote achève son récit en disant qu'après la bataille, la reine Tomyris retrouve la dépouille de Cyrus II que les Perses ont abandonnée dans leur fuite, et la plonge dans une outre de sang ("Tomyris fit remplir une outre de sang humain et rechercher le corps du roi parmi les cadavres des Perses. Quand on l'eût trouvé, elle fit plonger sa tête dans l'outre, et en outrageant son corps elle dit : “Ainsi […] je vais te rassasier de sang comme je t'en avais menacé”", Hérodote, Histoire I.214 ; le Romain Valère Maxime puise à la même source : "Tomyris fit couper la tête à Cyrus II et la plongea dans une outre remplie de sang humain en reprochant à ce roi sa cruauté insatiable, vengeant ainsi la mort de son fils tombé sous les coups de Cyrus II", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables IX.10, Exemples étrangers 1). Ensuite, Ctésias. Cet auteur grec plus tardif, médecin à la Cour d'Artaxerxès II à la fin du Vème siècle av. J.-C., qui a donc eu accès directement aux sources perses contrairement à Hérodote, affirme pareillement que Cyrus II est mort contre une tribu scythe, mais chez lui cette tribu scythe est celle des Derbices, dont le Romain Pline l'Ancien précise qu'elle vit sur les bords du fleuve Ochos (aujourd'hui le fleuve Amou-Daria : "Le fleuve Ochos, né dans le lac Ochos, traverse le pays [des Derbices] par le milieu", Pline l'Ancien, Histoire naturelle, VI, 18.3), donc à l'est de la mer Caspienne et non pas au sud-ouest comme le prétend Hérodote ("Cyrus II marcha ensuite contre les Derbices", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 6). Ctésias dit que ces Scythes derbices ont à leur côté des Indiens, qui leur ont apporté des éléphants, ce qui appuierait la thèse de Mégasthène et de Néarque cités plus haut qui assurent que cette campagne contre les Scythes a été précédée par un passage en Inde : les Indiens veulent-ils se venger de ce passage musclé de Cyrus II sur leur territoire ? ou veulent-ils dissuader Cyrus II de tenter une conquête de l'Inde ? Mystère. Selon Ctésias, les Indiens surgissent avec leurs éléphants contre les cavaliers perses, dont les chevaux effrayés les renversent, permettant aux Derbices de les tuer facilement quand ils sont au sol, la bataille se solde par une défaite des Perses, Cyrus II est mortellement blessé ("Les Derbices placèrent des éléphants en embuscade. Au moment voulu, ils les firent sortir contre la cavalerie [perse] qui, par ce moyen, fut mise en déroute. Cyrus II étant tombé de cheval, un Indien qui le poursuivait le frappa aussitôt d'un coup de dard à la cuisse, au-dessous de la jointure, car les Indiens alliés des Derbices se trouvaient effectivement à cette bataille et ce furent eux qui leur fournirent des éléphants. Cyrus II mourut peu de temps après de cette blessure. Les siens le relevèrent tandis qu'il respirait encore, et se retirèrent avec lui dans leur camp. Beaucoup de Perses périrent dans ce combat, et la perte des Derbices ne fut pas moins considérable, puisqu'elle coûta dix mille hommes aux uns et aux autres", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 6). Heureusement pour les Perses, une autre tribu scythe, celle des Saces, alliée à Cyrus II, intervient et bouscule les Derbices, les Perses sortent ainsi vainqueurs in extremis de cette campagne, Cyrus II y a trouvé la mort mais ses conquêtes sont sauvées et restent dans le giron perse ("Amorgès le roi des Saces, ayant appris ce qui était arrivé à Cyrus II, se mit promptement en marche à la tête de vingt mille Saces à cheval. Le combat recommença entre les Perses et les Derbices. Les premiers, renforcés par les Saces, se battirent avec tant de résolution qu'ils remportèrent une victoire complète. Amoraios le roi des Derbices fut tué dans cette bataille avec ses deux fils, et avec trente mille de ses sujets. Les Perses n'y perdirent que neuf mille hommes. C'est ainsi que Cyrus II se rendit maître des terres de ses ennemis", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 7). Enfin, Diodore de Sicile. Cet historien grec du Ier siècle av. J.-C. est l'auteur d'une monumentale Bibliothèque historique en quarante livres, dont une grande partie n'a pas survécu jusqu'à nous, notamment celle évoquant la naissance de l'Empire perse. Néanmoins, dans son livre II qui nous est parvenu, Diodore de Sicile présente brièvement les peuples d'Asie, dont les Scythes, et un très court passage raconte la mort de Cyrus II. Diodore de Sicile n'y précise pas le nom de la tribu scythe que combat le conquérant perse, il dit simplement comme Hérodote que Cyrus II est vaincu par une femme. Mais contrairement à Hérodote, et contrairement aussi à Ctésias, Diodore de Sicile assure que Cyrus II ne meurt pas d'une blessure au cours de la bataille : il est capturé par cette reine scythe, qui le crucifie ("[Chez les Scythes], les femmes s'habituent aux fatigues de la guerre, comme les hommes, avec lesquels elles rivalisent en valeur. Aussi beaucoup de ces femmes se sont-elles illustrées par leurs exploits, non seulement chez les Scythes, mais encore dans les contrées limitrophes. Cyrus II, roi des Perses, plus puissant qu'aucun autre roi de son temps, ayant dirigé une armée formidable contre la Scythie, fut battu, fait prisonnier et mis en croix par la reine de ce pays", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique II.44).


Puisque nos interrogations demeureront en suspens tant que l'archéologie ou la traduction de textes anciens nouvellement découverts n'apporteront pas d'autres éléments de réponses, recentrons-nous donc sur notre sujet de départ, les rapports entre les Grecs et leurs puissants voisins d'Anatolie.


Tandis que Cyrus II était en Babylonie contre Nabonide, puis en Scythie, peut-être après avoir soumis les tribus perses du plateau iranien et testé la résistance des Indiens, tout en préparant une expédition contre l'Egypte du pharaon Amasis, la situation en Ionie a beaucoup évolué. Nous avons suivi Cyrus II dans sa conquête de Babylone en laissant le Perse Tabalos et le Lydien Pactyès à Sardes, le premier incarnant l'autorité du roi et le second étant chargé de transporter les richesses de Lydie vers la Perse : ce pouvoir double et inégal n'a pas duré longtemps. Dès que Cyrus II s'est éloigné de Sardes, Pactyès, espérant devenir le nouveau roi de Lydie, a excité ses compatriotes lydiens contre Tabalos ("Sitôt Cyrus II loin de Sardes, Pactyès souleva les Lydiens contre Tabalos et contre le roi. Il descendit jusqu'à la mer et, grâce à l'or de Sardes dont il disposait, prit à sa solde des mercenaires et décida les gens du littoral à marcher avec lui. Puis il se dirigea sur Sardes et assiégea Tabalos bloqué sur l'acropole", Hérodote, Histoire I.154). Informé, Cyrus II a d'abord voulu anéantir les Lydiens révoltés, mais l'ex-roi lydien Crésus l'en a dissuadé en lui proposant d'appliquer la politique panem et circonces que lui-même a appliquée sur ses ex-sujets et sur les Grecs ("Pour éviter toute révolte et toute inquiétude de leur part, prends ces mesures : défends-leur de posséder des armes de guerre, ordonne-leur de porter des tuniques sous leurs chitons et de chausser des cothurnes, prescris-leur d'apprendre à leurs fils à jouer de la cithare et des autres instruments à cordes, à faire du commerce. Tu les verras bientôt, seigneur, d'hommes devenus femmes, et tu n'auras plus à craindre de révolte", Hérodote, Histoire I.155). Finalement rangé à l'avis de Crésus, Cyrus II a décidé de ne punir que les meneurs, dont Pactyès, et de laisser la vie sauve au peuple lydien, en le gavant de cadeaux pour le rendre docile : il a confié cette tâche à un Mède nommé Mazarès ("Le conseil [de Crésus] plut à Cyrus II qui oublia sa colère et déclara l'accepter. Il appela le Mède Mazarès et lui enjoignit d'imposer aux Lydiens les mesures suggérées par Crésus, et en même temps de vendre comme esclaves tous ceux qui s'étaient joints aux Lydiens pour attaquer Sardes et de lui amener à tout prix Pactyès vivant", Histoire I.156). Le Perse Tabalos a-t-il été tué lors de l'assaut de Sardes par Pactyès et ses compagnons de révolte ? C'est probable, puisque son nom n'apparaît plus dans le récit d'Hérodote à partir du moment où Mazarès reçoit sa charge. Face aux puissantes forces amenées par Mazarès, Pactyès a compris qu'il n'avait aucune chance : il s'est enfui vers la cité de Kymé ("Quand Pactyès sut proche l'armée envoyée contre lui, il eut peur et s'enfuit à Kymé", Hérodote, Histoire I.157) dont les habitants, ne sachant pas quoi en faire, et redoutant sans doute la répression des Perses, ont marchandé sa capture avec Mazarès, avant de le lui livrer ("[Les Kyméens] emmenèrent Pactyès à Chio. Là, il fut arraché du temple d'Athéna Poliouchos ["Polioàcoj/Gardienne de la cité/pÒlij"] et livré aux Perses, les gens de Chio ayant obtenu en échange le territoire d'Atarnée, une région de Mysie face à Lesbos", Hérodote, Histoire I.160 ; selon Plutarque, qui s'appuie sur le logographe du début du Vème siècle av. J.-C. Charon de Lampsaque, les Grecs de Kymé et de Chio n'ont pas livré Pactyès, celui-ci a été capturé directement par les Perses sans l'intervention de tiers : "[Hérodote] raconte par ailleurs que les habitants de Kymé et de Mitylène, contre une somme d'argent, ont livré à Cyrus II Pactyès qui s'était révolté contre lui, mais il ne dit pas à combien s'élevait cette somme parce qu'il n'en est pas sûr : pourquoi affliger ces cités grecques d'une telle infamie, s'il n'est pas certain du fait ? Il ajoute que les gens de Chio arrachèrent Pactyès au temple d'Athéna Poliouchos et que, l'ayant livré aux Perses, ils reçurent de Cyrus II le territoire d'Atarnée. Cependant Charon de Lampsaque, un ancien grand historien, en parlant de la révolte de Pactyès, n'impute ce sacrilège ni aux habitants de Chio ni à ceux de Mitylène, il dit textuellement : “Pactyès, informé de l'approche de l'armée perse, s'enfuit d'abord à Mitylène puis à Chio, et tomba finalement entre les mains de Cyrus II”", Plutarque, Sur la malignité d'Hérodote). Mazarès s'est ensuite tourné contre les alliés de Pactyès, dont il a ravagé les terres, avant de mourir de mort naturelle ("Mazarès marcha contre ceux qui avaient aidé Pactyès à assiéger Tabalos. Il vendit comme esclaves les habitants de Priène, et envoya son armée ravager toute la plaine du Méandre, ainsi que Magnésie. Peu de temps après, il mourut de maladie", Hérodote, Histoire I.161). Il a été immédiatement remplacé par le Mède Harpage, qui n'est autre que l'ancien second d'Astyage l'ex-roi d'Assyrie, dont nous avons raconté l'histoire plus haut : Harpage a continué l'entreprise de soumission de l'Ionie initiée par Mazarès ("Après la mort [de Mazarès], Harpage vint prendre le commandement de son armée", Hérodote, Histoire I.162 ; un passage d'un livre perdu de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile mais conservé en partie par Constantin VII Porphyrogenete affirme que les Ioniens ont tenté de négocier avec Harpage, mais que celui-ci a refusé de répondre à leurs avances : "Harpage fut nommé stratège des côtes par le Perse Cyrus II. Quand les Grecs d'Asie envoyèrent une ambassade à Cyrus II pour établir un traité d'amitié avec lui, Harpage leur reprocha leur conduite en évoquant un fait passé : “Naguère j'ai voulu épouser une fille, dont j'ai demandé la main à son père. Celui-ci dans un premier temps ne m'a pas jugé digne de sa fille, et l'a fiancée à un homme plus puissant. Puis, informé que j'étais estimé du roi, il m'a finalement offert la main de sa fille. Je lui ai répondu que je pouvais plus la prendre comme épouse, mais que je consentais à la prendre comme concubine”. Par cette réponse, Harpage rappela aux Grecs que quand Cyrus II naguère les avaient jugés dignes de devenir amis des Perses ils avaient refusé, et leur signifia que, maintenant que les mêmes Grecs après un bouleversement désiraient conclure un traité d'amitié, Cyrus II ne les considérait plus d'égal à égal, mais comme des inférieurs contraints de se soumettre aux Perses", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 67). Il s'est dirigé vers la cité de Phocée, a offert un délai de réflexion aux habitants pour leur laisser la possibilité de choisir entre se soumettre sans combat ou se soumettre après un combat : les Phocéens ont décidé de quitter leurs maisons en catimini, Harpage est donc entré dans Phocée déserte ("Pendant qu'Harpage tenait ses troupes éloignées de leurs murs, les Phocéens mirent à la mer leurs navires à cinquante rames et embarquèrent leurs femmes, leurs enfants et tous leurs biens mobiliers, avec les statues des temples et les autres offrandes à l'exception des bronzes, marbres et peintures, tout le reste fut chargé sur les navires, puis ils s'embarquèrent eux-mêmes et s'en allèrent vers Chio, et les Perses prirent Phocée déserte", Hérodote, Histoire I.164). Pour l'anecdote, les Phocéens ont essayé de se tirer d'affaire en proposant d'acheter les cinq îles des Oinousses (entre le nord d'île de Chio et la côte ionienne) aux gens de Chio pour s'y installer, mais ces derniers ont refusé, craignant que les Phocéens qui sont d'excellents commerçants y créent un marché concurrentiel au leur ("Les Phocéens voulurent acheter les îles qu'on appelle “Oinousses” aux gens de Chio, qui refusèrent de les leur vendre, craignant qu'ils en fissent un marché qui détournerait tout le trafic de leur cité", Hérodote, Histoire I.165). En conséquence, une moitié des Phocéens se sont embarqués vers leurs lointaines colonies de Massalia (aujourd'hui Marseille en France : "Les gens de Massalia sont des Phocéens à l'origine : ils descendent de ceux qui, établis dans l'Ionie, abandonnèrent jadis Phocée quand le Mède Harpage vint l'attaquer", Pausanias, Description de la Grèce, XIV, 8.6) et d'Alalia (aujourd'hui Aléria, sur l'île de Corse), tandis que l'autre moitié, ne pouvant se résigner à abandonner Phocée, a accepté de se soumettre à l'envahisseur perse ("Les Phocéens décidèrent donc d'aller à Cyrnos [nom grec de la Corse] où, vingt ans auparavant, sur l'ordre d'un oracle, ils avaient acquis une cité appelée “Alalia” […] Mais au moment de partir vers Cyrnos, plus de la moitié des citoyens, saisis de douleur et de regrets à la pensée de quitter leur cité et le paysage familier de leur patrie, se parjurèrent et revinrent à Phocée. Les autres, fidèles à leur serment, quittèrent les îles Oinousses et prirent le large", Hérodote, Histoire I.165). Harpage a ensuite attaqué la cité de Téos, dont les habitants se sont enfuis vers Abdère ("Quand Harpage par ses terrassements se rendit maître de leurs remparts, les gens de Téos montèrent tous sur leurs navires et partirent pour la Thrace où ils s'établirent dans la cité d'Abdère", Hérodote, Histoire I.168). Hérodote ne donne pas le détail des conquêtes suivantes, il dit simplement que les cités se sont soumises l'une après l'autre ("Les autres peuples résolurent de résister à Harpage et luttèrent avec courage pour leurs patries respectives mais, vaincus et tombés aux mains des Perses, ils restèrent dans leur pays et se soumirent aux ordres de leurs vainqueurs", Hérodote, Histoire I.169). Sur sa lancée, Harpage s'est ensuite dirigé contre la Carie, au sud-ouest de l'actuelle Turquie. Il a soumis les Grecs doriens de la cité de Cnide, qui ont vainement tenté de se retrancher dans leurs murs en transformant leur presqu'île en île ("[Le territoire de Cnide] serait entièrement entouré d'eau par le golfe Céramique au nord et la mer de Symé et de Rhodes au sud si n'existait pas l'isthme très étroit, dont la largeur est d'environ cinq stades, qu'à l'époque où Harpage soumettait l'Ionie les Cnidiens voulurent percer pour faire de leur pays une île. Leurs possessions s'arrêtaient justement au canal qu'ils voulaient creuser, puisque l'isthme marque la frontière entre le territoire de Cnide et le continent. Ils mirent à cet ouvrage un très grand nombre de bras, mais la fréquence des accidents, dus aux éclats de roc qui atteignaient les ouvriers en différents points du corps et surtout aux yeux, parut anormale et d'origine divine : on interrogea donc à Delphes la Pythie pour savoir ce qui faisait obstacle à leur projet, les Cnidiens affirment que celle-ci leur répondit en mètre iambique : “Ne fortifiez pas l'isthme et ne le percez pas, Zeus en eût fait une île s'il l'eût voulu”. Après cet oracle, les Cnidiens arrêtèrent leurs travaux et, quand Harpage et ses troupes arrivèrent, ils se soumirent à lui sans combattre", Hérodote, Histoire I.174), puis la cité de Pedasa ("Les Pédasiens habitent l'arrière-pays d'Halicarnasse […]. Ils furent les seuls en Carie à résister un temps à Harpage, et lui donnèrent de l'embarras en se retranchant sur le mont Lidé, avant d'être finalement réduits" Histoire I.175-176). Il est ensuite entré en Lycie voisine, soumettant la cité de Xanthos, sur le fleuve du même nom ("Les Lyciens marchèrent contre Harpage dès qu'il entra avec ses troupes dans la plaine de Xanthos. Malgré leur infériorité numérique, ils firent des prodiges de valeur, mais vaincus et enfermés dans leur cité ils réunirent dans l'acropole femmes, enfants, trésors et esclaves et allumèrent l'incendie qui réduisit le tout en cendres. Ensuite ils se lièrent par des serments terribles et, dans une dernière sortie, tous les hommes de Xanthos tombèrent en combattant", Hérodote, Histoire I.176 : notons que des fouilles archéologiques menées à Xanthos dans les années 1950 ont révélé une couche de cendres correspondant peut-être à cet événement), puis à la cité de Caunos ("Harpage prit Caunos presque de la même manière [que les gens de Xanthos], car les Cauniens suivirent en tout ou presque leur exemple", Hérodote, Histoire I.177). Ainsi, quand Cyrus II meurt en Scythie, tous les Grecs de la côte est anatolienne sont devenus les sujets des Perses. Probablement parce qu'Harpage meurt, un Perse nommé Oroitès le remplace à la tête de la Lydie ("Cyrus II avait nommé hyparque de Sardes un Perse nommé “Oroitès”", Hérodote, Histoire III.120), sur lequel nous reviendrons.


De Cyrus II à Darius Ier


Selon Ctésias, Cyrus II juste avant de mourir a divisé ses conquêtes en trois : il a légué les territoires de l'ouest (c'est-à-dire le Croissant Fertile et la partie occidentale de la Perse) à son fils aîné Cambyse II, les territoires de l'est (c'est-à-dire le plateau iranien jusqu'à la frontière de l'Inde) à son fils cadet nommé "Tanyoxarcès", et les territoires du nord (c'est-à-dire l'Asie centrale) à un trio d'alliés constitué des Mèdes Spitacès et Mégabernès et d'Amorgès le roi de la tribu scythe des Saces ("Cyrus II voyant approcher l'heure de sa mort, nomma pour son successeur à la couronne Cambyse II, l'aîné de ses fils. Quant à Tanyoxarcès le cadet, il l'établit despote des Bactriens, des Choramniens ["Coramn…wn", alias les "Chorasmiens/Corasm…wn" du temps d'Alexandre, mentionnés par Arrien, Anabase d'Alexandre, IV, 15.4, et par Quinte-Curce, Histoire d'Alexandre le Grand, VII, 4.6 et VIII, 1.8, qui ont donné leur nom à l'actuelle province de "Khorezm" en Ouzbékistan], des Parthes et des Carmaniens, et ordonna qu'il gouvernerait toutes ces provinces sans payer au roi aucune redevance. Il donna à Spitacès fils de Spitamas la satrapie des Derbices, et à Mégabernès l'autre fils de Spitamas [ce Spitamas est selon Ctésias le gendre d'Astyage l'ex-roi de Médie] celle des Barcaniens, et leur recommanda en même temps d'obéir en toutes choses à leur mère, de se lier entre eux et avec Amorgès de la plus étroite amitié, et les obligea à se donner mutuellement la main comme un gage de cette amitié. Il souhaita toutes sortes de prospérités à ceux qui la garderaient inviolablement, et maudit ceux qui la violeraient les premiers par une entreprise injuste. Ayant achevé ces paroles, il mourut le troisième jour de sa blessure, après un règne de trente ans. C'est ainsi que finit le livre XI de Ctésias de Cnide", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 8). Un tel découpage est plausible : le gros des conquêtes est partagé entre les deux frères, tandis que les régions septentrionales qui acceptent difficilement l'autorité des Perses - au point que Cyrus II y trouve la mort - sont cédées à des alliés qui seront faciles à renverser si les populations de ces régions menacent exagérément les intérêts perses. De plus, Ctésias ne contredit pas Hérodote qui pour sa part affirme que Cyrus II lègue ses conquêtes à son fils Cambyse II ("Cyrus II remit Crésus aux mains de son fils Cambyse II qu'il désigna pour lui succéder, en lui recommandant de l'honorer et de bien le traiter si son expédition chez les Massagètes échouait", Hérodote, Histoire I.208) en même temps qu'il révèle l'existence d'un frère nommé "Smerdis" que Cambyse II considérera comme un concurrent et qu'il tuera finalement ("Cambyse II en dormant eut une vision : il lui sembla qu'un messager venu de Perse lui annonçait que son frère Smerdis était assis sur le trône royal et que sa tête atteignait le ciel. De crainte que son frère le tuât pour s'emparer du trône, il fit alors partir pour la Perse l'homme dont il était le plus sûr, Préxaspès, pour l'exécuter. Préxaspès se rendit à Suse et tua Smerdis, les uns disent au cours d'une chasse, les autres disent en le précipitant d'une côte de la mer Erythrée", Hérodote, Histoire III.30). Enfin, l'inscription de Béhistun que nous avons déjà mentionné au début de cet alinéa et sur laquelle nous reviendrons bientôt, confirme l'existence d'un frère "de même père et de même mère" que Cambyse II, que ce dernier tuera avant de lancer sa campagne militaire contre l'Egypte, un frère nommé "Bardiya" ("Fils de Cyrus II, le roi Cambyse II avait un frère nommé “Bardiya”, né du même père et de la même mère. Cambyse II tua Bardiya, sans que ce meurtre fût connu du peuple. Puis Cambyse II partit pour l'Egypte", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 10). L'existence de ce frère cadet semble ainsi moins sujet à controverse que son nom, puisque les trois sources citées en référence le désignent de trois façons différentes. Cependant, on peut résoudre une partie du problème en admettant que "Bardiya" et "Smerdis" ne désigne en réalité qu'un seul individu dont le nom est prononcé respectivement avec l'accent perse et avec l'accent grec, les traducteurs Grecs comme Hérodote (ou comme Eschyle, qui dans sa tragédie Les Perses appelle "Mardis" le frère de Cambyse II : "Mardis prit le pouvoir le cinquième, opprobre de sa patrie et de ce trône antique, jusqu'au jour où le brave Artaphernès le tua par ruse dans son palais, aidé d'amis unis pour cette tâche", Les Perses 774-777) ayant remplacé la bilabiale voisée [b] originale perse par une bilabiale nasale [m] (le même phénomène s'observe aussi dans l'hellénisation de la capitale de Médie, qui d'"Hagmatana" en vieux-perse devient "Ecbatane/Ekb£tana" en grec, ou dans l'hellénisation de "Bagabuxsha", compagnon d'armes de Darius Ier, qui apparaît sous cette forme en vieux-perse dans l'inscription de Béhistun colonne 4 ligne 68, pour devenir "Mégabyse/Meg£buzoj" en grec). Quant à "Tanyoxarcès" dans le texte de Ctésias (qui apparaît légèrement modifié en "Tanaoxarès" chez Xénophon, dans le long discours que Cyrus II mourant adresse à ses deux fils, alinéas 6 à 28 du paragraphe 7 du livre VIII de la Cyropédie), il s'agit peut-être simplement d'un surnom en grec formé de "tanÚw/tendre, déployer, allonger" et d'"¢rc»/prééminence, autorité, pouvoir", autrement dit "celui qui étend son pouvoir", synonyme d'"ambitieux" ou d'"usurpateur".


Nous avons plusieurs fois insisté sur le fait qu'avant de trouver brutalement la mort en Scythie, Cyrus II préparait activement une campagne contre l'Egypte du pharaon Amasis, en nous appuyant notamment sur le témoignage d'Hérodote (qui au paragraphe 153 précité livre I de son Histoire dit très clairement que le roi perse a décidé de marcher en personne contre les Babyloniens "et les Egyptiens") et sur l'alliance conclue avec les juifs, qui en revenant s'installer à Jérusalem lui assuraient une solide base arrière à la frontière de l'Egypte. L'archéologie semble renforcer cette hypothèse. Selon Ctésias en effet, Cambyse II envoie la dépouille de son père en Perse en ordonnant qu'on lui rende tous les honneurs funèbres ("Ce prince [Cambyse II] étant parvenu à la couronne, envoya le corps de son père en Perse par l'eunuque Bagapatos, avec ordre de lui rendre tous les honneurs funèbres", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 9), ce qui suggère qu'au moment de la mort du conquérant son tombeau à Pasargades est achevé, ou sur le point d'être achevé. Strabon en tous cas (selon l'alinéa 8 précité paragraphe 3 livre XV de sa Géographie) assure que les plans de Pasargades, quel que soit l'état d'avancement des travaux au moment de la mort de Cyrus II, ont été tracés par celui-ci, en souvenir de sa bataille victorieuse contre Astyage le roi de Médie. Or, sur la porte R de ce tombeau, un personnage est sculpté de profil, doté de quatre ailes, vêtu d'une robe élamite et couvert d'un hemhem. Une inscription aujourd'hui disparue mais relevée par Arrien, historien romain d'origine grecque du IIème siècle, se trouvait à proximité de cette sculpture, mentionnant le propriétaire du tombeau ("On y lisait cette inscription en caractères persans : “Mortel, je suis Cyrus fils de Cambyse, j'ai fondé l'Empire des Perses et commandé à l'Asie, ne m'envie pas ce tombeau”", Arrien, Anabase d'Alexandre, VI, 29.8). Faut-il en déduire que ce personnage ailé représente Cyrus II ? Les historiens des religions, qui débattent encore sur la date de naissance du zoroastrisme, se demandent s'il ne s'agit pas d'une des toutes premières représentations d'Ahura-Mazda, le dieu du Bien aux yeux du prophète perse Zarathoustra dont nous ignorons quand il a vécu ("Zarathoustra" sera hellénisé en "Zoroastre/Zwro£sthj" ; "Ahura-Mazda" sera apocopé en "Ormuz" en français : c'est sous cette forme que nous désignons le détroit qui contrôle l'actuel golfe arabo-persique, auquel le dieu zoroastrien a donné son nom ; "Ahura-Mainyu" le dieu du Mal selon Zarathoustra sera quant à lui pareillement apocopé en "Ahriman" en français), car ultérieurement, notamment au-dessus de l'inscription de Béhistun que nous avons plusieurs fois mentionnée, Ahura-Mazda sera représenté également de profil et avec les mêmes attributs. Pour notre part, nous pensons plutôt qu'il s'agit d'une représentation symbolique de Cyrus II, qui y manifeste sa volonté d'unification universelle en mélangeant sa légitimité à la tête des peuples du plateau iranien (la robe élamite), sa légitimité à la tête des Mésopotamiens (les quatre ailes, qui semblent copiées sur les quatre ailes de Ninurta le dieu positif mésopotamien, tel qu'on le voit par exemple luttant contre Tiamat la déesse du Chaos sur le célèbre bas-relief du palais d'Assurnazirpal II à Nimrud conservé aujourd'hui par le British Museum à Londres en Grande-Bretagne sous la référence BM EM124571), et surtout, ce qui nous intéresse ici, sa légitimité à la tête de l'Egypte (le hemhem, attribut divin, supérieur au pschent des pharaons). Autrement dit, si Zarathoustra est postérieur à Cyrus II, il n'a fait qu'élever dans le domaine religieux un "principe de Bien/Ahura-Mazda" qui originellement n'était autre que le programme politique de domination universelle de Cyrus II, une domination universelle qu'avant sa mort et avant même d'y avoir conduit ses troupes le conquérant étendait à l'Egypte. Cela signifierait que Cyrus II est aussi indirectement à l'origine du zoroastrisme qu'il l'est du judaïsme pharisien et du christianisme : les spécialistes du sujet semblent incliner dans ce sens, puisqu'ils tendent à ne considérer le zoroastrisme que comme une branche particulière du mazdéisme, autrement dit les premiers zoroastriens auraient considéré Cyrus II comme l'incarnation de Mazda (dieu suprême du panthéon mazdéen, porteur du Bien, peut-être simple déformation phonétique de "Mithra" le dieu solaire indoeuropéen ; dès l'Antiquité, Plutarque soulignait déjà cette proximité entre Mithra le dieu solaire et Ahura-Mazda vanté par Zoroastre : "Le Mage Zoroastre […] opposait Oromasès ["Wrom£zhj", c'est-à-dire Ahura-Mazda] à Areimanios ["Areim£nioj", c'est-à-dire Ahriman], ajoutant que parmi les choses sensibles c'est à la lumière que le premier ressemble le plus alors que le second incarne les ténèbres et l'ignorance, et que Mithrès ["M…qrhj", c'est-à-dire Mithra] se trouve au milieu de ces deux principes, ce qui explique pourquoi les Perses lui donnent le nom de médiateur. Zoroastre établit en l'honneur d'Oromasès des prières et des actions de grâce, et pour Areimanios des sacrifices lugubres, afin de détourner les maux qu'on doit en craindre", Plutarque, Sur Isis et Osiris 46), et que le nom d'"Ahura-Mazda", étymologiquement "le seul, le vrai dieu suprême Mazda", ne serait originellement qu'un surnom de Cyrus II visant à diviniser ses conquêtes militaires. On comprend mieux dans ses conditions pourquoi Cambyse II, dès qu'il succède à son père, s'engage dans une campagne militaire contre l'Egypte : il ne fait que concrétiser le projet de son père, qui avant de mourir considéraient déjà les Egyptiens comme ses sujets au point de commander à ses sculpteurs une représentation de lui-même coiffé d'un hemhem pour son tombeau de Pasargades. Cela étant dit, il faut reconnaître que Cyrus II puis son fils Cambyse II ont des bonnes raisons de tourner leurs armes contre l'Egypte. Le pharaon Amasis en effet menace directement toutes les conquêtes perses occidentales. Via le comptoir de Naucratis (aujourd'hui el-Jyaif, à soixante-dix kilomètres au sud-est d'Alexandrie en Egypte) fondé par les Milésiens à l'époque de Psammétique Ier, il attire à lui les commerçants grecs qui inondent le pays de produits grecs en même temps qu'ils emplissent le trésor égyptien par les droits de douane (ce donnant-donnant amène les Grecs à donner à Amasis le titre de "philhellène/ami de la Grèce" : "Amasis fut un grand ami de la Grèce. Entre autres avantages accordés aux Grecs, il donna Naucratis à ceux qui venaient en Egypte, comme cité où s'établir. A ceux qui venaient en Egypte sans vouloir s'y fixer, il accorda des emplacements où élever des autels et des sanctuaires à leurs dieux. Le plus grand, le plus célèbre et le plus fréquenté de leurs sanctuaires, appelé “Hellénion” [littéralement le "sanctuaire/-ion de tous les Grecs/Ellhn"], est fondation commune des cités suivantes : Chio, Téos, Phocée et Clazomènes pour l'Ionie, Rhodes, Cnide, Halicarnasse et Phasélis pour la Doride, et Mytilène pour l'Eolide. Le sanctuaire appartient à ces cités, et ce sont elles aussi qui fournissent les protecteurs du marché ["prost£taj toà ™mpor…ou", probablement chargés de protéger les intérêts des Grecs et de contrôler les prix] ; toute autre cité qui prétend s'y associer s'arroge un droit qu'elle n'a pas. De leur côté les Eginètes y ont fondé un sanctuaire de Zeus qui leur est particulier, les Samiens un sanctuaire d'Héra, et les Milésiens un sanctuaire d'Apollon", Hérodote, Histoire II.178). Il entretient d'excellents rapports avec les Grecs d'Europe, dont il finance la reconstruction du temple d'Apollon à Delphes ("Quand les Amphyctions décidèrent la construction du temple actuel de Delphes au prix de trois cents talents, l'ancien temple ayant été détruit par un incendie accidentel, les Delphiens fournirent le quart de cette somme puis allèrent quêter le reste de cité en cité : Amasis d'Egypte leur donna mille talents d'alun, et les Grecs établis là-bas vingt mines", Hérodote, Histoire II.180), et aussi avec les Grecs de Libye dont il a épousé une princesse de Cyrène ("Amasis conclut aussi avec Cyrène un pacte d'alliance et d'amitié. Il jugea même à propos d'épouser une femme de chez eux, soit parce qu'il eût envie d'avoir une épouse grecque, soit pour manifester son amitié aux Cyrénéens. Il épousa donc Ladicé, selon les uns fille de Battos [III] fils d'Arcésilas [II], selon les autres fille de Critoboulos, un des grands personnages du pays", Hérodote, Histoire II.181). Il embauche des Grecs comme gardes du corps ("Le pharaon Amasis fit venir ces Ioniens et ces Cariens à Memphis plus tard, quand il les prit comme gardes du corps de préférence aux Egyptiens", Hérodote, Histoire II.154). L'effondrement du royaume lydien et la soumission des Grecs d'Ionie par Harpage, ont renforcé encore les liens entre lui et les Grecs. Hérodote, évoquant la relation étroite nouée entre Amasis et Polycrate le tyran grec de l'île de Samos ("A Samos, [Amasis] offrit les deux statues de bois le représentant qui se dressent aujourd'hui dans le temple d'Héra, derrière la porte. Il envoya ces offrandes à Samos en raison de ses relations d'hospitalité avec Polycrate fils d'Aiacès", Hérodote, Histoire II.182), insiste bien sur le rapport entre cette relation étroite entretenue par les deux hommes et l'accroissement du pouvoir de Polycrate face aux Perses qui occupent désormais le continent, en particulier grâce à la flotte de cent navires à cinquante rames qu'il se construit ("Polycrate noua des relations d'hospitalité avec le pharaon d'Egypte Amasis, en échangeant avec lui des présents. Sa puissance s'accrut en peu de temps et fit parler d'elle en Ionie et dans le reste de la Grèce, car la fortune lui souriait partout où il portait ses armes. Il avait cent navires à cinquante rames et mille archers", Hérodote, Histoire III.39) : une telle flotte coûte beaucoup trop cher pour une cité grecque même très riche du VIème siècle av. J.-C., on en déduit qu'elle est financée par Amasis. Or l'ambition de Polycrate devient peu à peu claire : il veut dominer tout l'est méditerranéen, projet qui sera repris par Athènes au siècle suivant au détriment de la Perse ("Polycrate fut, à notre connaissance, le premier des Grecs qui rêva d'être maître de la mer, […] le premier du moins du temps de mon enquête, espérant bien régner un jour sur l'Ionie et sur les îles", Hérodote, Histoire III.122). Les capacités maritimes d'Amasis quant à elles sont prouvées par sa conquête de l'île de Chypre ("Le premier, Amasis s'empara de Chypre, et lui imposa le versement d'un tribut", Hérodote, Histoire II.182). En résumé, la politique d'Amasis constitue un obstacle, et même une menace pour les Perses : depuis l'Egypte Amasis menace les terres du Croissant Fertile, depuis Chypre qu'il a envahie il menace les côtes du Levant et en particulier le commerce maritime phénicien, et son soutien politique, financier et militaire aux Grecs menace la stabilité de la Lydie de feu Crésus.


Amasis ne connaîtra pas la défaite : il meurt avant l'invasion de Cambyse II, en -526 selon Diodore de Sicile ("Après un règne de cinquante-cinq ans, [Amasis] mourut à l'époque où le roi des Perses Cambyse II projetait son expédition vers l'Egypte, la troisième année de la soixante-troisième olympiade, Parménide de Camarine étant vainqueur à la course du stade", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.68). Son fils Psammétique III, qui lui succède, est parfaitement conscient des ambitions perses. Il stationne à Péluse, cité-garnison frontalière à l'est de l'Egypte, avec son armée ("Psammétique III, le fils d'Amasis, campait à l'embouchure pélusienne du Nil en attendant Cambyse II. En effet Amasis était mort quand Cambyse II décida d'attaquer l'Egypte : il était décédé après un règne de quarante-quatre ans sans événements exceptionnels", Hérodote, Histoire III.10) qui compte autant d'Egyptiens que de Grecs, ceux-ci étant conscients que leurs intérêts sont liés à la victoire de ceux-là ("Du temps de l'expédition de Cambyse II fils de Cyrus II contre l'Egypte, de nombreux Grecs se trouvaient dans ce pays, les uns pour le commerce, les autres comme hommes de troupes, d'autres encore comme touristes", Hérodote, Histoire III.139). De l'autre côté du Sinaï, face aux Egypto-grecs, Cambyse II, qui a dû batailler pour s'assurer le contrôle de Gaza ("Lors de l'invasion perse, alors qu'ailleurs on était terrifié par la puissance de l'adversaire, que tous s'offraient corps et biens aux Perses, [les gens de Gaza] affrontèrent seuls et solidairement le danger et soutinrent un siège", Polybe, Histoire, XVI, fragment 22a.4), bénéficie du soutien des Phéniciens et des Chypriotes, les premiers ne supportant pas la politique maritime égyptienne qui est un obstacle à leur propre hégémonie et à leur commerce maritime en Méditerranée, et les seconds n'ayant pas digéré l'invasion de leur île par Amasis ("Cambyse II jugea qu'il ne fallait pas user de violence pour se faire obéir des Phéniciens, qui s'étaient librement rangés du côté des Perses et qui constituaient le gros de ses forces navales, ni contre les Chypriotes qui participaient à la campagne d'Egypte après s'être rangés eux aussi du côté des Perses", Hérodote, Histoire III.19). Le face-à-face aurait pu s'éterniser, si un traître grec nommé Phanès n'avait pas conseillé Cambyse II de faire alliance avec les Arabes nabatéens pour qu'ils l'aident à traverser la péninsule du Sinaï par le désert, et non pas par la côte où sont stationnés les Egypto-grecs ("Parmi les mercenaires d'Amasis se trouvait un certain Phanès, originaire d'Halicarnasse, un homme de bon conseil et valeureux au combat. Ce Phanès, animé d'un ressentiment contre Amasis, s'enfuit d'Egypte par mer dans l'intention d'offrir ses services à Cambyse II. […] Cambyse II, prêt à marcher contre l'Egypte, se demandait comment faire passer le désert à son armée lorsque Phanès survint pour le renseigner sur la situation d'Amasis, et en particulier pour lui indiquer la route à prendre : il lui conseilla de prier le roi des Arabes de lui assurer un passage sans encombre sur ses terres", Hérodote, Histoire III.4). Cambyse II a suivi ce conseil ("Cambyse II, sur le conseil de son hôte d'Halicarnasse, envoya des messagers prier le roi d'Arabie d'assurer son passage sur ses terres, ce qu'il obtint sous la garantie de serments mutuels", Hérodote, Histoire III.7). Les Arabes nabatéens ont accepté de le laisser passer par leurs terres, c'est ainsi que Cambyse II parvient à Péluse, prêt à affronter Psammétique III (pour l'anecdote, les Grecs de l'armée de Psammétique III se vengent de leur compatriote Phanès qui les a trahis, en massacrant ses fils sous ses yeux avant les premiers combats : "Les mercenaires grecs et cariens de Psammétique III, qui ne pardonnaient pas à Phanès d'avoir introduit l'étranger en Egypte, imaginèrent cette vengeance atroce : ils amenèrent dans le camp les fils de Phanès demeurés en Egypte, les avancèrent bien en vue de leur père et placèrent un cratère entre les deux armées, puis ils égorgèrent les enfants l'un après l'autre au-dessus du cratère. Quand ils les eurent tous tués, ils versèrent de l'eau et du vin dans le vase et vinrent tous boire de ce sang. Ensuite ils marchèrent au combat", Hérodote, Histoire III.11). La bataille s'engage, les Perses sont vainqueurs ("Les Perses, après avoir traversé le désert, s'établirent à proximité des Egyptiens pour leur livrer bataille […]. Le choc fut rude et les morts nombreux de part et d'autre, mais à la fin les Egyptiens durent céder le terrain", Hérodote, Histoire III.11). Cambyse II entame le siège de Péluse, qui tombe ("Cambyse II assiégeait Péluse. Les Egyptiens lui résistaient vigoureusement, lui fermant les entrées de l'Egypte, et lui opposaient des catapultes et d'autres machines au moyen desquelles ils lançaient sur ses troupes des traits, des pierres et du feu. Cambyse II prit des animaux adorés par les Egyptiens, chiens, brebis, chats, ibis, et les plaça devant ses troupes : les Egyptiens cessèrent de tirer, de peur de blesser l'un de ces animaux sacrés. C'est ainsi que Cambyse II prit Péluse, et pu pénétrer dans le centre de l'Egypte", Polyen, Stratagèmes VII.9). Il peut donc se diriger vers la capitale Memphis, où se sont réfugiés les survivants, qu'il assiège et capture finalement ("[Les Egyptiens] se replièrent dans Memphis, et Cambyse II leur envoya un navire de Mytilène qui remonta le fleuve, avec à son bord un héraut perse pour leur proposer un accord. Quand ils virent le navire approcher de Memphis, ils accoururent massivement des remparts pour mettre en pièces l'embarcation et faire une boucherie de son équipage, dont ils ramenèrent triomphalement les lambeaux de chair dans la citadelle. Ils furent assiégés et capitulèrent finalement", Hérodote, Histoire III.13). Les Libyens autochtones, craignant de subir le même sort que leurs voisins égyptiens, présentent d'eux-mêmes leur soumission à l'envahisseur ("Les Libyens voisins, effrayés par le sort de l'Egypte, se soumirent sans combattre. Ils s'imposèrent eux-mêmes un tribut et envoyèrent des présents à Cambyse II", Hérodote, Histoire III.13). Les Grecs de Cyrénaïque se retrouvent ainsi seuls sur le continent africain face à Cambyse II : raisonnablement, ils décident à leur tour de se soumettre, en envoyant un cadeau au vainqueur perse comme l'ont fait les autochtones libyens, mais il s'agit d'une soumission de façade, et ce cadeau qu'ils envoient est le moins cher qu'ils ont trouvé, ce qui irrite fortement Cambyse II ("Autant inquiets que les Libyens, les gens de Cyrène [aujourd'hui Shahat en Libye] et de Barki [site archéologique dans la banlieue est de l'actuelle El-Marj, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Benghazi en Libye] les imitèrent. Cambyse II reçut avec bienveillance les dons des Libyens, mais fut mécontent du présent de Cyrène qu'il estima trop modique, ceux-ci ne lui ayant envoyé que cinq cents mines d'argent, aussi jeta-t-il lui-même cette somme par poignées à ses soldats", Hérodote, Histoire III.13). Cambyse II épargne Psammétique III, comme naguère Cyrus II avait épargné Crésus, jusqu'au jour où, surpris en train de comploter contre Cambyse II, l'ex-pharaon est contraint au suicide ("Si [Psammétique III] était resté tranquille, il aurait recouvré l'Egypte comme gouverneur, car les Perses ont toujours des égards pour les fils des rois, et ils restituent même le pouvoir au fils si le père s'est révolté contre eux. […] Mais Psammétique III reçut le salaire de ses intrigues : Cambyse II l'ayant surpris en train de soulever les Egyptiens, il but du sang de taureau et mourut immédiatement. Ainsi finit-il", Hérodote, Histoire III.15). Cambyse II le remplace par un gouverneur perse nommé "Aryandès" ("Aryandès fut l'homme choisi par Cambyse II pour gouverner l'Egypte", Hérodote, Histoire IV.166).


Enhardi par la conclusion favorable de cette campagne militaire contre l'Egypte, Cambyse II se lance alors dans un projet mégalomane, une triple offensive qui dépasse ses moyens matériels, vers le sud en direction de l'Ethiopie, vers le sud-ouest en direction de l'oasis de Siwah ("A l'époque où il préparait sa campagne contre les Ethiopiens, Cambyse envoya une partie de ses forces contre les Amoniens, ordonnant à ses capitaines de piller l'oracle [d'Amon à Siwah], d'incendier le lieu sacré et de réduire en esclavage tous ceux qui vivaient autour", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 75), et vers l'ouest en direction de Carthage. L'offensive vers Carthage reste une idée sur le papier : elle est immédiatement abandonnée, car le seul moyen de conquérir Carthage est de bloquer son accès à la mer, or les seuls marins dont dispose Cambyse II sont les Phéniciens, qui sont les ancêtres des Carthaginois (c'est comme si Hitler en 1940 avait ordonné à la flotte française de Vichy d'aller envahir et massacrer les Québécois). Les Phéniciens refusent d'obéir, Cambyse II est contraint de céder car il ne peut pas risquer de voir les Phéniciens devenir des ennemis ("[Cambyse II] donna l'ordre à sa flotte d'aller attaquer Carthage. Mais les Phéniciens s'y refusèrent, étant liés à Carthage par des serments solennels, et ne voulant pas commettre une impiété en allant combattre leurs propres enfants. Les Phéniciens refusant leur concours, le reste de la flotte n'avait plus la force nécessaire pour cette expédition. Les Carthaginois échappèrent ainsi au joug des Perses, car Cambyse II jugea qu'il ne fallait pas user de violence pour se faire obéir des Phéniciens, qui s'étaient librement rangés du côté des Perses et qui constituaient le gros de ses forces navales, ni contre les Chypriotes qui participaient à la campagne d'Egypte après s'être rangés eux aussi du côté des Perses", Hérodote, Histoire III.19). L'offensive vers l'oasis de Siwah se perd dans le désert : après avoir parcouru une partie de la distance à partir de Ta-Opet/Thèbes ("Il est sûr que les troupes envoyées contre les Amoniens [c'est-à-dire les serviteurs du temple d'Amon de l'oasis de Siwah], parties de Thèbes avec des guides, atteignirent la cité d'Oasis [méprise d'Hérodote : "oasis" n'est pas un nom propre désignant une cité particulière, mais un nom commun dérivé de l'égyptien "ouhat" désignant un récipient pouvant recevoir un liquide, qui a finit par désigner aussi un lieu dans le désert possédant une réserve d'eau ; l'oasis désigné par Hérodote est peut-être celui de Kharga, qui, avec ceux de Dakhla et Farafra, se trouve sur la route entre Ta-Opet/Thèbes et l'oasis de Siwah], où habitent des Grecs de l'île de Samos appartenant à la tribu d'Aishrion. De Thèbes à cette cité d'Oasis, on compte sept jours de marche à travers les sables, l'endroit s'appelle en notre langue “Makaron Nèsos” ["Mak£rwn NÁsoj/Ile des Bienheureux"]", Hérodote, Histoire III.26), les Perses sont engloutis par une tempête de sable avant d'avoir atteint leur but ("Voici ce que racontent les Amoniens : partis de la cité d'Oasis pour marcher contre eux, les soldats de Cambyse II s'engagèrent dans le désert, et ils avaient parcouru à peu près la moitié du chemin quand, au moment où ils déjeunaient, le vent du sud se mit subitement à souffler avec violence et les ensevelit sous les tourbillons de sable qu'il soulevait", Hérodote, Histoire III.26). Enfin l'offensive vers l'Ethiopie s'achève en fiasco. Cambyse II envoie une ambassade pour inciter le roi d'Ethiopie à se soumettre, celui-ci la renvoie avec mépris ("L'Ethiopien comprit qu'ils n'étaient que des espions, et leur répondit : “Le roi des Perses ne vous a pas envoyés, vous et vos présents, parce qu'il souhaite devenir mon hôte, vous-mêmes ne dites pas la vérité car vous êtes venus espionner mon royaume, et lui n'est pas un homme juste sinon il ne convoiterait pas un pays qui ne lui appartient pas et ne chercherait pas à réduire en esclavage des hommes qui ne lui ont fait aucun tort. Eh bien remettez-lui cet arc et dites-lui ceci : « Le roi d'Ethiopie donne ce conseil au roi de Perse : le jour où les Perses banderont aisément un arc de cette taille comme je le fais, qu'il attaque les Ethiopiens Macrobioi ["MakrÒbioi/Longues-Vies"] avec des forces supérieures aux leurs. En attendant ce jour, qu'il remercie les dieux qui ne mettent pas au cœur des fils de l'Ethiopie le désir d'accroître leurs terres par des conquêtes »”", Hérodote, Histoire III.21). Il dirige donc en personne ses troupes vers l'actuel Soudan en direction de l'Ethiopie, troupes qui au milieu des immenses terres désertiques sont rapidement démunies et perdent tout repère moral au point de se livrer au cannibalisme, Cambyse II est obligé de revenir sur ses pas et de rentrer en Egypte ("Avant même que l'armée eût parcouru le cinquième du chemin, tous les vivres qu'ils emportèrent furent épuisés, puis les bêtes de somme, qu'ils mangèrent jusqu'à la dernière. Si Cambyse II avait alors ouvert les yeux, s'il avait renoncé à ses projets et fait reculer ses troupes, il aurait après sa faute initiale fait preuve de raison, mais sans tenir compte de la situation il continua d'avancer. Tant que la terre porta végétation, les soldats vécurent en mangeant de l'herbe, mais quand ils arrivèrent au sable du désert certains firent une chose horrible : ils tirèrent au sort un homme sur dix et le mangèrent. Instruit de ce forfait, Cambyse II craignit de voir ses soldats s'entre-dévorer. Il abandonna ses projets contre l'Ethiopie, retourna sur ses pas et revint à Thèbes, après avoir perdu beaucoup d'hommes", Hérodote, Histoire III.25 ; "Cambyse II, qui avait tenté une expédition en Ethiopie, y perdit toute son armée, et courut lui-même le plus grand danger", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique III.3). Pour l'anecdote, selon Strabon, c'est lors de cette retraite piteuse que Méroé, épouse ou sœur de Cambyse II qui l'a accompagné vers l'Ethiopie, meurt, et est enterré sur le lieu auquel elle laisse son nom (à une dizaine de kilomètres de l'actuelle ville de Kabushiya en aval de Shendi au Soudan : "Cambyse II, une fois maître de l'Egypte, s'avança avec une armée composée d'Egyptiens jusqu'à Méroé. On raconte que c'est lui qui appela ainsi l'île et la cité, en hommage à Méroé morte en ce lieu, dont les uns disent qu'elle fut sa sœur et les autres sa femme, et dont il a voulu honorer la mémoire en perpétuant son nom", Strabon, Géographie, XVII, 1.6 ; selon Diodore de Sicile, Méroé était la mère de Cambyse II, mais le doute reste entier puisque souvent dans l'Antiquité les filles portaient le nom de leur mère ou de leur grand-mère : "Le Nil circonscrit plusieurs îles, surtout du côté de l'Ethiopie. Parmi ces îles, l'une est remarquable par sa grandeur, elle s'appelle Meroé et renferme une cité homonyme, fondée par Cambyse II, qui lui a donné le nom de sa mère", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.33). C'est à la suite de cette retraite que, toujours pour l'anecdote, certains spécialistes datent l'installation à Eléphantine des juifs qui ont accompagné les Perses, dont nous avons parlé plus haut, en qualité de gardiens de la frontière sud de l'Egypte.


Est-ce ce triple échec qui provoque le basculement de Cambyse II dans la folie ? Selon Hérodote, l'héritier du trône perse n'a jamais été totalement maître de lui-même, étant atteint d'épilepsie ("On raconte que Cambyse II était atteint de naissance d'une grave maladie, que certains nomment “iera nosos” ["ƒer£ nÒsoj", littéralement "maladie/nÒsoj sacrée/ƒer£", expression qui désigne traditionnellement l'épilepsie dans la littérature grecque]. Il n'est donc pas impossible que dans un corps gravement malade, l'esprit n'ait pu lui-même demeurer sain", Hérodote, Histoire III.33 ; Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète dit la même chose : "Cambyse II était naturellement fou. L'étendue de sa puissance le rendit encore plus cruel et arrogant", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 73). En tous cas, durant la période qui suit la conquête de l'Egypte, et plus encore durant celle qui suit la retraite lamentable d'Ethiopie, on le voit sujet à des crises de déraison spectaculaires : il profane la dépouille de l'ancien pharaon Amasis ("Sitôt arrivé dans le palais d'Amasis à Saïs, il ordonna de retirer du tombeau le corps du pharaon. Quand on lui eut obéi, il prescrivit de fustiger le cadavre, de lui arracher les cheveux, de le percer à coups d'aiguillon, de lui faire subir tous les outrages possibles. Quand ses gens furent à bout de force, car le cadavre momifié résistait et ils n'arrivaient pas à le mettre en pièces, Cambyse II donna l'ordre de le brûler, ce qui est sacrilège car le feu est en Perse une divinité. Brûler les morts ne se pratique effectivement ni en Perse ni en Egypte : les Perses s'y refusent pour la raison que j'ai dite, estimant qu'il est inconvenant d'offrir à un dieu la dépouille d'un homme, et les Egyptiens, qui considèrent que le feu est une bête qui dévore tout ce qu'elle touche et meurt rassasiée avec sa proie, et désireux de ne pas abandonner leurs morts aux bêtes, embaument les cadavres pour cette raison, afin qu'ils ne soient pas dévorés par les vers dans leur tombe. Ainsi la volonté de Cambyse II alla à l'encontre des lois des deux peuples", Hérodote, Histoire III.16 ; "Après avoir pris Péluse et Memphis, le Perse Cambyse II, incapable de gérer son succès avec mesure, fit dégager la tombe d'Amasis l'ancien pharaon d'Egypte, exhuma sa momie, maltraita sa dépouille en lui infligeant toutes sortes de sévices, puis ordonna qu'on la brûlât", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 74), il multiplie les provocations gratuites à l'encontre de la religion égyptienne, notamment en violant le temple de Ptah à Memphis ("Pendant son séjour à Memphis, il fit ouvrir des sépultures anciennes et examiner les corps qu'elles contenaient, il pénétra aussi dans le temple d'Héphaïstos [c'est-à-dire le temple de Ptah, dieu métallurgiste égyptien, assimilé par les Grecs à leur dieu forgeron Héphaïstos] et se moqua de la statue du dieu, qui rappelle beaucoup les patèques que les Phéniciens promènent sur les mers à la proue de leur navires et ressemblent, pour ceux qui n'en ont jamais vu, à des pygmées", Hérodote, Histoire III.37) et en tournant en dérision la fête de l'Apis qu'il finit même par interdire ("Cambyse II ordonna aux prêtres de lui apporter l'Apis. Ils s'en allèrent le chercher. Cet Apis est un taureau né d'une vache qui ne peut plus par la suite avoir d'autre veau. […] Lorsque les prêtres lui amenèrent l'Apis, Cambyse II dans un geste de défi digne d'un demi-fou tira son poignard et voulut le frapper au ventre. Il l'atteignit à la cuisse et dit aux prêtres en riant : “Eh bien, têtes folles, existe-t-il des dieux ainsi faits, de chair et de sang, qu'on blesse comme on veut ? Voilà un dieu bien digne des Egyptiens ! Mais vous, vous ne vous moquerez pas de moi impunément !”. Sur ces mots, il ordonna qu'on fouette les prêtres et qu'on mette à mort tout Egyptien surpris à célébrer cette fête. Les festivités s'arrêtèrent aussitôt dans toute l'Egypte, les prêtres subirent leur peine, et l'Apis blessé à la cuisse dépérit lentement, gisant dans son temple. Il mourut de sa blessure et les prêtres l'ensevelirent en cachette de Cambyse II", Hérodote, Histoire III.28-29), il brûle des temples ("Ces édifices [de Thèbes] ont subsisté jusqu'à une époque assez récente. L'argent, l'or et les objets richement travaillés en ivoire et en pierreries qu'ils renfermaient, furent pillés par les Perses à l'époque où Cambyse II incendia les temples de l'Egypte", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.46, "On peut se figurer aujourd'hui encore quelle était anciennement l'étendue de cette cité [de Thèbes] car une partie de ses monuments subsiste et couvre une étendue de terrain qui ne mesure pas moins de quatre-vingts stades en longueur. Ces monuments étaient pour la plupart des édifices sacrés, mais presque tous ont été mutilés par Cambyse II", Strabon, Géographie, XVII, 1.46 ; "Aujourd'hui, la cité tout entière [d'Héliopolis, aujourd'hui le site archéologique d'Aîn-ech-Chams dans la banlieue nord-est du Caire en Egypte] n'est plus qu'un désert, mais son ancien temple, bâti dans le pur style égyptien, est encore debout : il porte en beaucoup d'endroits la trace de cette fureur sacrilège qui poussa Cambyse II à gâter par le fer et par le feu tous les temples et les obélisques, qu'il a laissés derrière lui mutilés ou brûlés", Strabon, Géographie, XVII, 1.27), il a des comportements absurdes et criminels, par exemple avec le fils de son messager Préxaspe qu'il tue avec désinvolture ("On raconte qu'un jour, s'adressant à Préxaspe qui avait sa faveur et la charge de lui présenter les messages tandis que son fils était échanson, deux honneurs considérables, Cambyse II lui demanda : “Préxaspe, que pense-t-on de moi en Perse, et qu'y dit-on sur moi ?”. “Maître, répondit l'autre, on te comble en tout de louanges, mais on dit que tu aimes un peu trop le vin.” Tels étaient selon lui les propos des Perses, et le roi s'en courrouça : “Donc les Perses prétendent que mon goût pour le vin égare mon esprit et m'enlève tout bon sens ? […] Constate donc par toi-même si les Perses disent vrai, ou si ce sont eux qui déraisonnent. Ton fils est là, debout devant la porte. Je vais tirer sur lui : si je l'atteins en plein cœur, ce sera la preuve que les Perses ne savent pas ce qu'ils disent, si je manque mon coup tu pourras dire qu'ils ont raison et que j'ai effectivement perdu la tête”. Sur ces mots, il tendit son arc, et sa flèche frappa le jeune homme qui s'affaissa. Cambyse II fit ouvrir le corps pour vérifier le coup : la flèche était fichée en plein cœur. Au comble de la joie, il dit en riant au père du jeune homme : “Je ne suis pas fou, Préxaspe, et ce sont les Perses qui déraisonnent, tu le vois bien ! Allons, dis-moi, as-tu jamais vu un fou atteindre aussi bien son but ?”", Hérodote, Histoire III.34-35). Nous assistons à une tendance révisionniste bizarre depuis quelques décennies, au sein de cénacles pourtant composés de réels spécialistes de l'Histoire de la Perse, tendant à opposer aux nombreux témoignages d'auteurs anciens - comme ceux que nous reproduisons ici - qui affirment que Cambyse II est un malade mental (et parmi ces auteurs anciens on trouve même les Perses contemporains de Cambyse II, comme Otanès qui aidera bientôt Darius à monter sur le trône ["Vous avez vu [c'est Otanès qui parle] les excès où Cambyse II s'est porté dans son fol orgueil", Hérodote, Histoire III.80], qui assurent que la fin de son règne est marquée par une brutalité gratuite, par une impiété insensée, par des actes sanguinaires injustifiés, qui jugent leur roi comme un "despote" devenu "dur et insensible" ["Cette réglementation de l'impôt [par Darius Ier] et d'autres mesures analogues amenèrent les Perses à qualifier Darius Ier de marchand, tandis qu'ils voyaient un despote dans Cambyse II et un père dans Cyrus II, car Darius Ier tirait de l'argent de tout, Cambyse II était dur et insensible, et Cyrus II humain et désireux avant tout du bien de ses sujets", Hérodote, Histoire III.89]), la conclusion que Cambyse II est un incompris, ou un simple maladroit, ou un homme qui n'a pas eu de chance, et que derrière cette incompréhension, cette maladresse ou cette malchance se cache un esprit subtil et clairvoyant. Pour donner un semblant d'assise à leurs déclarations, ces cénacles avancent des arguments dont seulement deux ont une apparence de sérieux. Le premier de ces arguments repose sur deux textes découverts dans le Sérapion de Memphis : le premier texte, inscrit sur un bas-relief conservé au musée du Louvre à Paris en France sous la référence 354, raconte l'embaumement d'un Apis (taureau présentant certaines caractéristiques permettant aux Egyptiens de le vénérer comme un héraut du dieu Ptah) en -524, donc après la victoire de Cambyse II sur Psammétique III, en précisant que le nouveau pharaon, c'est-à-dire Cambyse II, s'y montre respectueux des traditions ("La sixième année, le troisième mois de la saison shemou, le dixième jour, sous la majesté du pharaon de la Haute et de la Basse Egypte […], doté de la vie éternelle le dieu a été conduit en paix vers l'ouest, et il repose à la place que lui a faite sa majesté, après toutes les cérémonies dans la salle d'embaumement" ; ce texte est inscrit sous une représentation de Cambyse II habillé à la manière égyptienne et agenouillé devant l'Apis ; on note que ce bas-relief 354 du Louvre est une copie conforme, texte et illustration, d'un autre bas-relief également conservé au musée du Louvre à Paris en France sous la référence 192 qui montre Amasis célébrant pareillement un Apis), ce qui semble contredire le témoignage d'Hérodote qui, aux paragraphes 28-29 du livre III de son Histoire que nous venons de citer, dit au contraire que Cambyse II s'est comporté de façon sacrilège lors d'une fête de l'Apis ; le second texte se trouve sur le sarcophage même de Cambyse II déposé postérieurement dans le sanctuaire du Sérapeion, il insiste une nouvelle fois sur le respect du nouveau pharaon, c'est-à-dire Cambyse II, pour l'Apis ("Le pharaon de la Haute et de la Basse Egypte a fait du monument à son père Apis-Osiris un grand sarcophage en granit"). Le second argument s'appuie sur un autre texte à la première personne du singulier, déchiffré sur une statuette du temple d'Osiris à Saïs conservée aujourd'hui au musée grégorien du Vatican sous la référence 22690, représentant un nommé "Udjahorresnet", qui cherche par ce moyen imagé et littéraire à rappeler ses actions méritoires, notamment l'aide qu'il a apportée à la restauration du temple de Neith à Saïs grâce à la bienveillance des souverains successifs d'Egypte, dont Cambyse II, ce qui suggère que ce dernier, contrairement à ce que disent Strabon et Diodore de Sicile dans les passages que nous venons également de citer, n'est pas un destructeur de temples mais au contraire un restaurateur et un bâtisseur de temples. Pour notre part, nous estimons que ces deux arguments ne sont pas suffisants. Nous rejetons d'emblée le second de ces prétendus arguments, la statuette de Saïs, qui à nos yeux n'est pas un document pertinent pour établir un commencement de début d'hypothèse de jugement objectif sur l'Egypte du temps de Cambyse II, car le dénommé Udjahorresnet qui en est à l'origine n'est manifestement qu'une carpette qui ne dit et ne fait que ce que le puissant du moment veut entendre, n'hésitant pas à tourner sa veste pour Cambyse II après avoir servi Amasis et son fils Psamétique III, et à retourner encore sa veste pour Darius Ier après avoir servi Cambyse II ("J'ai été très honoré par tous mes maîtres […]. Ils m'ont donné des parures en or et m'ont fait beaucoup de choses utiles") : ce Udjahorresnet fait parti de cette catégorie d'individus qui sont les plaies de toutes les sociétés, de ces sangsues qui, sans le moindre principe, sans le moindre sentiment fraternel vis-à-vis de leurs compatriotes et uniquement préoccupés de leur petit confort matériel, se faufilent au milieu des malheurs qui les entourent, et meurent paisiblement dans leur lit, souvent très riches, très puissants et très vieux, vides de religion, de parti, de conviction, sinon celle de la dérobade permanente qu'ils habillent eux-mêmes du qualificatif soft de "politique de transition" ou de "politique de continuité". D'ailleurs, même ce laudateur des puissants ne cache pas que l'arrivée des Perses conduits par Cambyse II a causé un "grand trouble" dans tout le pays ("J'ai sauvé les habitants de Saïs du très grand trouble qui survint dans tout le pays et qui fut sans précédent dans ce pays"), autrement dit l'autorité de Cambyse II sur l'Egypte n'a nullement été reconnue par les Egyptiens comme le prétendent les deux textes du Sérapion de Memphis. Ensuite, ces deux textes du Sérapion de Memphis sur l'Apis sont des documents officiels qui datent de Cambyse II ou d'après Cambyse II, donc sous occupation perse, or dans quel pays et à quelle époque a-t-on déjà vu un texte officiel rédigé par un peuple occupé déclarant que l'occupant est un monstre qui ne respecte pas les traditions locales ? Sur le sarcophage de l'Aiglon restitué à la France par Hitler le 15 décembre 1940, on pouvait lire aussi, comme sur le sarcophage de l'Apis de Memphis : "L'occupant est très sympa", mais cela correspondait-il au sentiment général de la population, et surtout peut-on imaginer qu'un autre commentaire du genre : "Le chef des armées qui nous occupent est un fou" aurait pu y être inscrit ? Ceux qui avancent ces deux textes de Memphis sur l'Apis du temps de Cambyse II pour conclure que les historiens de l'Antiquité, à commencer par Hérodote, disent n'importe quoi, sont comme des prétendus historiens qui s'appuieraient sur un quelconque dépliant ou une quelconque affiche sortis des imprimeries du régime de Vichy vantant la Légion des Volontaires Français ou le Service du Travail Obligatoire pour conclure que tout ce que les historiens ont dit sur le régime de Vichy à partir de 1944 ne reflète pas la réalité, et qu'entre 1940 et 1944 la majorité des Français désiraient s'enrôler dans la Légion des Volontaires Français et obéir au Service du Travail Obligatoire pour satisfaire l'occupant dont ils admiraient la bonté et la discipline. En résumé, nous considérons que la méthode utilisée par ces cénacles récents d'historiens de la Perse, méthode parfaitement socratique consistant à remettre systématiquement en question toute affirmation dans l'espoir que cela permettra de mieux cerner la réalité, ne peut que conduire à des aberrations sur le plan historique, et à des monstruosités sur le plan politique - nous reviendrons longuement sur cette méthode dans notre paragraphe conclusif pour dire à quel point nous la considérons désastreuse quand elle oublie de s'imposer des limites - : parce qu'ils ont le nez collé sur leur sujet, ils n'ont plus de recul au point de perdre le plus élémentaire bon sens, et d'incliner vers une persophilie aussi contestable que l'indinophilie qui sévit aujourd'hui dans le western depuis Danse avec les loups : après avoir systématiquement montré les Indiens/Perses comme des méchants et les cow-boys/Grecs comme des gentils pendant des décennies/siècles, la mode ou le regret ont passé, et aujourd'hui il est devenu obligatoire de dire que les Indiens sont tous infiniment bons et purs, et le réalisateur qui ose dire que la bonté et la méchanceté ne dépendent pas de la tenue vestimentaire ni de la langue ni de la culture, est immédiatement qualifié de raciste anti-Indien et condamné au tribunal. Nous concluons donc vigoureusement que Cambyse II a bien fini de la façon que les auteurs antiques nous ont décrite : on peut lui trouver toutes les circonstances atténuantes (par exemple sa profanation de la dépouille d'Amasis est explicable et excusable politiquement si on admet qu'en agissant ainsi il ne visait qu'à réhabiliter indirectement le pharaon précédent, Apriès, qui était moins hellénophile qu'Amasis et dont Amasis s'était emparé de la couronne à la suite d'un putsch), on peut tenter de relativiser sa folie par de nouveaux textes qui ne manqueront pas d'être révélés par l'archéologie, cela ne change rien au fait que, même si on admet volontiers que son début de règne a été raisonnable (car nous avons vu que sa campagne contre l'Egypte a été autant contrainte que désirée, la politique du pharaon Amasis menaçant directement les intérêts perses dans tout l'est méditerranéen, en Ionie, en Lydie, à Chypre, en Phénicie, et nous avons vu aussi que, vainqueur de l'Egypte, Cambyse II a suivi la politique conciliante de son père Cyrus II en grâciant le pharaon vaincu Psammétique III comme Cyrus II avait gracié le roi lydien vaincu Crésus, et que c'est seulement parce que Psammétique III a été surpris en flagrant délit de complot contre les Perses que Cambyse II a résolu de l'exécuter et de le remplacer par un gouverneur perse), il a réellement basculé dans la folie à un moment qu'on ignore (peut-être lors de son retour de sa campagne désastreuse vers l'Ethiopie : Hérodote affirme en effet qu'un lien existe entre sa profanation de l'Apis et son retour en Egypte suite à cet échec contre l'Ethiopie, Cambyse II naturellement aigri et tourmenté par son échec pensant que la joie dont témoignaient les Egyptiens partout dans le pays à l'occasion de la fête de l'Apis était au fond dirigée contre lui, que les Egyptiens se réjouissaient de sa défaite contre l'Ethiopie : "Cambyse II étant de retour à Memphis [suite à sa campagne ratée vers l'Ethiopie], le dieu Apis, que les Grecs appellent “Epaphos”, se manifesta en Egypte, incitant les Egyptiens, dès qu'il apparut, à prendre leurs habits de fête et à faire de grandes réjouissances. Témoin de leur conduite, Cambyse II, persuadé qu'ils manifestaient ainsi la joie de ses revers, convoqua les magistrats de la cité. Quand ils furent devant lui, le roi leur demanda pourquoi les Egyptiens, qui ne s'étaient pas comportés pareillement lors de son premier passage à Memphis, se livraient à ces manifestations au moment où il y revenait après avoir subi de lourdes pertes. Ils lui expliquèrent qu'un dieu s'était manifesté, que ce dieu avait coutume ne n'apparaître qu'à de longs intervalles, et qu'à chacune de ses apparitions l'Egypte entière se réjouissait et fêtait sa venue. A ces mots, Cambyse II leur déclara qu'ils mentaient, et il les condamna tous à mort pour lui avoir menti", Hérodote, Histoire III.27).


Néanmoins, pour la période qui commence, celle de l'après Cambyse II, les mêmes modernes historiens de la Perse avancent une autre thèse qui mérite d'être étudiée, car elle offre une cohérence éclairant avantageusement les événements troubles qui vont se succéder. Nous disposons, sur ces événements, de plusieurs versions. Prenons le temps de les découvrir l'une après l'autre en détails.


La première version est celle de l'inscription de Béhistun, qui temporellement et géographiquement est la plus proche des faits. Cette inscription de Béhistun est un texte de propagande à la gloire d'un des putschistes qui s'empareront de la couronne perse en -522, en l'occurrence Darius. Elle dit que Cambyse II a un frère nommé "Bardiya" (nous avons cité ce passage plus haut, en l'accompagnant d'un extrait de l'Histoire de la Perse de Ctésias cité par Photios et d'un extrait du paragraphe 30 livre III de l'Histoire d'Hérodote affirmant que ce frère, hellénisé en "Smerdis" chez Hérodote et surnommé "Tanyoxarcès/Celui qui étend son pouvoir" chez Ctésias, a hérité des conquêtes orientales de son père Cyrus II et est donc apparu comme un rival aux yeux de Cambyse II), qu'il finit par assassiner secrètement sans indiquer la raison. Cambyse II part en Egypte, tandis que dans son dos les peuples conquis par son père se soulèvent ("Fils de Cyrus II, le roi Cambyse II avait un frère nommé “Bardiya”, né du même père et de la même mère. Cambyse II tua Bardiya, sans que ce meurtre fût connu du peuple. Puis Cambyse II partit pour l'Egypte. Quand il fut en Egypte, le peuple se rebella, le Mensonge grandit en Perse, en Médie et dans les autres provinces", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 10). L'inscription de Béhistun dit ensuite qu'un Mage, c'est-à-dire un Mède ("Les tribus mèdes sont : les Bouses, les Parétacènes, les Strouchates, les Arizantes, les Boudiens, les Mages", Hérodote, Histoire I.101) d'une tribu privilégiée puisqu'elle possède le monopole sacerdotal autant sur les Mèdes que sur les Perses ("Voici comment les Perses sacrifient aux dieux indiqués précédemment. Ils n'élèvent pas d'autels et n'allument pas de feu pour leurs sacrifices, ils n'emploient ni libations, ni flûte, ni bandelettes, ni grains d'orge. Celui qui veut sacrifier à l'un de ces dieux conduit la victime dans un lieu pur et invoque le dieu, après avoir posé sur sa tiare une couronne généralement faite de myrte. […] Quand il a découpé la victime et fait cuire les chairs, il prépare un lit d'herbe tendre, généralement du trèfle, sur lequel il dépose toutes les viandes, il les étale soigneusement, puis un Mage debout près de lui chante une théogonie (tel est, disent-ils, le sens de leur chant) : sans Mage, ils n'ont pas le droit de faire de sacrifices", Hérodote, Histoire I.132), nommé "Gaumata" usurpe en mars -522 la place laissée vacante par la mort de Bardiya, en se faisant passer pour Bardiya dont personne (sauf Gaumata !) ne sait qu'il est mort puisque Cambyse II l'a assassiné secrètement. Ce Gaumata reçoit le soutien du peuple contre Cambyse II qui est de plus en plus détesté. Cambyse II meurt, de mort naturelle ("Un Mage du nom de Gaumata surgit de Paisiyauvada [nom d'une région de Médie], près de la montagne d'Arakadri, le quatorzième jour du mois de viyaxna [mars], pour dire au peuple : “Je suis Bardiya, le fils de Cyrus II, le frère de Cambyse II”. Tout le peuple conjura contre Cambyse II, et il rallia la Perse, la Médie et les autres pays. Il s'empara de la royauté le neuvième jour du mois de garmapada [juillet]. Puis Cambyse II mourut de mort naturelle", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 11). Gaumata exécute tous ceux qui ont fréquenté Bardiya et qui pourraient donc le démasquer, avant d'être tué à son tour en septembre -522 en Médie à l'occasion du putsch fomenté par le futur Darius Ier, commanditaire de l'Inscription de Behistun, et ses compagnons ("Aucun homme, Perse, Mède, ou de notre lignée, ne reprit le royaume à Gaumata qui était très craint par tous. Il assassina ceux qui avaient connu le vrai Bardiya en disant : “De cette façon, personne ne saura que je ne suis pas Bardiya le fils de Cyrus II”. Personne n'osa agir contre le Mage Gaumata jusqu'à moi. Je priai Ahura-Mazda, qui m'apporta son aide. Le dixième jour du mois de bagayadi [septembre], avec quelques hommes, je tuai le Mage Gaumata et ceux qui le soutenaient au fort de Sikayauvati, dans le district de Nisaya en Médie, je le dépossédai du royaume. Par la grâce d'Ahura-Mazda je devins le roi", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 13).


Passons aux versions grecques.


La plus ancienne est celle d'Eschyle qui, dans sa tragédie Les Perses présentée en -472 sous l'archontat de Ménon, raconte qu'un homme appelé "Mardis", dont nous avons dit plus haut qu'il s'agit d'une hellénisation de "Bardiya" via une substitution de la bilabiale voisée [b] originale perse par une bilabiale nasale [m], a succédé à Cambyse II de façon illégitime, avant d'être tué par un putschiste nommé "Artaphernès" ("Le troisième, Cyrus [II], héros favorisé par le sort, prit le pouvoir, il établit la paix entre les peuples frères, puis conquit la Lydie, la Phrygie et dompta par la force l'Ionie entière. Les dieux ne lui furent pas hostiles car il était sage. Le fils de Cyrus [II] [c'est-à-dire Cambyse II] fut le quatrième chef de l'armée. Mardis prit le pouvoir le cinquième, opprobre de sa patrie et de ce trône antique, jusqu'au jour où le brave Artaphernès le tua par ruse dans son palais, aidé d'amis unis pour cette tâche", Eschyle, Les Perses 768-777).


La deuxième version, celle d'Hérodote, est la plus développée. Celui-ci raconte que Cambyse II a un frère nommé "Smerdis" (autre hellénisation de "Bardiya" via une substitution de la bilabiale voisée [b] originale perse par une bilabiale nasale [m]), qu'il fait tuer secrètement depuis l'Egypte où il se trouve, voyant en lui un rival ("Cambyse II en dormant eut une vision : il lui sembla qu'un messager venu de Perse lui annonçait que son frère Smerdis était assis sur le trône royal et que sa tête atteignait le ciel. De crainte que son frère ne le tuât pour s'emparer du trône, il fit alors partir pour la Perse l'homme dont il était le plus sûr, Préxaspe, pour l'exécuter. Préxaspe se rendit à Suse et tua Smerdis, selon les uns au cours d'une chasse, selon les autres en le précipitant d'une côte de la mer Erythrée", Hérodote, Histoire III.30). Il est intéressant de rappeler ici que dans l'inscription de Béhistun Cambyse II assassine son frère sans motif et qu'après cet assassinat les populations se soulèvent : la version d'Hérodote inverse cet ordre, on peut déduire que si Cambyse II assassine son frère sous prétexte qu'il voit en lui un rival, comme l'assure Hérodote, c'est parce que les populations soutiennent peu ou prou Bardiya/Smerdis contre Cambyse II, autrement dit Cambyse II a une bonne raison d'assassiner son frère. Un Mage nommé "Patizéithès" (équivalent du Mage Gautama mentionné dans l'inscription de Béhistun : aucun rapport phonétique n'étant possible entre "Gautama" et "Patizéithès", le second nom est-il un qualificatif appliqué au premier ?) découvre que Bardiya/Smerdis est mort, il découvre aussi qu'il est l'un des rares à le savoir, et décide de profiter de l'occasion pour s'emparer du pouvoir : il installe sur le trône un de ses frères qui ressemble beaucoup à Bardiya/Smerdis, et le présente non seulement comme le vrai Bardiya/Smerdis mais encore comme le seul fils héritier légitime de Cyrus II auquel les peuples conquis doivent obéir ("Deux Mages se révoltèrent contre Cambyse II, deux frères dont l'un avait été chargé par Cambyse II d'administrer ses biens. La révolte vint de cet homme lorsqu'il eut constaté que la mort de Smerdis n'était connue que d'un petit nombre de Perses et que le peuple le croyait toujours vivant. Il en conçut un plan pour s'emparer du trône : son frère que je viens d'évoquer ressemblait étonnamment à Smerdis fils de Cyrus II, que Cambyse II avait fait tuer bien qu'il fût son propre frère, et en plus de cette ressemblance il s'appelait aussi “Smerdis”. Voilà l'homme que le Mage Patizéithès, en lui promettant le triomphe par ses soins, fit asseoir sur le trône royal. Ceci fait, il dépêcha des hérauts de tous les côtés, et en particulier vers l'Egypte, pour annoncer à l'armée qu'elle devait désormais obéir à Smerdis fils de Cyrus II, et non plus à Cambyse II", Hérodote, Histoire III.61 ; l'historien romain Justin, reprenant le récit d'Hérodote, dit que ce frère du Mage Gaumata/Patizéithès s'appelle "Orospastès" : "A Smerdis, légitime héritier de Cambyse II, [le Mage] substitua son propre frère Orospastès. Leur taille et leurs traits étant semblables, nul ne soupçonna l'artifice, et Orospastès régna sous le nom de “Smerdis”. Le secret fut d'autant mieux gardé que, chez les Perses, la majesté des rois veut qu'ils soient soustraits aux regards de leurs peuples", Justin, Histoire I.9). Cambyse II décide de partir vers Suse pour confondre les deux imposteurs, mais il meurt en chemin, plus précisément il se blesse accidentellement à la cuisse en montant sur son cheval ("Il sauta sur son cheval dans le dessein de gagner Suse et de marcher contre le Mage. En sautant en selle, il fit tomber la virole du fourreau qui abritait son épée, et le fer nu lui fit une blessure à la cuisse", Hérodote, Histoire III.64), et sa blessure s'infecte et se transforme en gangrène ("L'os se caria, la gangrène gagna bientôt toute la cuisse, et le mal emporta Cambyse II fils de Cyrus II au bout de sept ans et cinq mois de règne. Il ne laissait pas d'enfants, ni garçon ni fille", Hérodote, Histoire III.66). Cette fin accidentelle de Cambyse II version Hérodote s'accorde bien avec celle de l'inscription de Béhistun qui, rappelons-le, dit que la mort de Cambyse II a été naturelle et sans lien direct avec le meurtre de son frère. Les peuples se rangent spontanément sous l'autorité de celui qu'ils croient être Bardiya/Smerdis, qu'ils ont toujours soutenu contre Cambyse II. Hérodote est encore d'accord avec l'inscription de Béhistun pour dire que l'usurpation du Mage Gautama/Patizéithès dure pendant sept mois après la mort de Cambyse II, de mars à septembre -522 selon l'inscription de Béhistun. Mais Hérodote ajoute ce point très important : le renversement du Mage Gautama/Patizéithès, qui pour asseoir son pouvoir a utilisé l'impopularité de Cambyse II en offrant des cadeaux aux non-Perses sans que cela choque apparemment les Perses, devient l'objet de détestation des Perses après la mort de Cambyse II, et même l'homme à abattre le jour où il manifeste sa volonté de supprimer le service militaire et les impôts bénéficiant aux Perses ("Après la mort de Cambyse II, le Mage régna tranquillement en se faisant passer pour son homonyme Smerdis fils de Cyrus II pendant les sept mois qui auraient complété la huitième année du règne de Cambyse II. Durant cette période il se montra très généreux pour tous ses sujets, aussi sa mort fut-elle regrettée dans l'Asie entière, la Perse exceptée : le Mage avait envoyé effectivement des messagers annoncer aux peuples de son empire la suspension pour trois ans du service militaire et des impôts", Hérodote, Histoire III.67). Commence alors un long épisode croustillant et romanesque tel qu'Hérodote les affectionne - dont l'exactitude historique est selon nous douteuse -, évoquant comment un Perse nommé "Otanès" démasque l'imposteur mède en demandant à sa fille Phaidymé de coucher avec lui pour vérifier, quand ce prétendu Bardiya/Smerdis dormira, si ses oreilles sont coupées ou non, une réponse négative signifiant qu'il est bien le fils de Cyrus II, une réponse positive signifiant au contraire qu'il est un ancien condamné usurpant le trône ("“Voici ce que tu vas faire. Lorsque tu partageras son lit et sentiras qu'il dort profondément, tâte ses oreilles : s'il en a, ton époux est bien Smerdis le fils de Cyrus II, s'il n'en a pas, il s'agit de Smerdis le Mage.” Phaidymé […] s'engagea à faire ce que son père lui demandait. Sous le règne de Cyrus II fils de Cambyse Ier, le Mage Smerdis avait eu effectivement les oreilles coupées pour une faute d'importance. Phaidymé fille d'Otanès tint sa promesse à son père : lorsque vint son tour d'être introduite auprès du Mage […], couchée près de lui elle profita de son sommeil profond pour lui tâter les oreilles : elle n'eut aucune peine à constater que l'homme n'en avait pas, et au lever du jour elle fit part de sa découverte à son père", Hérodote, Histoire III.69). La jeune fille ayant découvert que l'homme a bien les oreilles coupés, qu'il est donc un usurpateur, Otanès organise un complot pour le renverser, complot auquel participent deux proches nommés "Aspathinès" et "Gobryas", qui sont aidés par trois hommes de confiance nommés "Intaphernès", "Mégabyze" et "Hydarnès", bientôt rejoints par un septième homme nommé "Darius". La scène se passe à Suse ("Otanès prit avec lui Aspathinès et Gobryas, deux Perses du plus haut rang qui avaient toute sa confiance, et leur exposa l'affaire. Ils soupçonnaient eux aussi la chose et les révélations d'Otanès ne les étonnèrent pas. Ils décidèrent alors de s'adjoindre chacun le Perse qu'il jugerait le plus sûr : Otanès choisit Intaphernès, Gobryas choisit Mégabyze, et Aspathinès choisit Hydarnès. Ils étaient donc six. Mais arriva à Suse Darius fils d'Hystaspès, en provenance de Perse, dont le père était hyparque. Quand il fut là, les six conjurés décidèrent de se l'associer", Hérodote, Histoire III.70). Hérodote n'indique pas le lieu où le Mage Gautama/Patizéithès et son frère déguisé en Bardiya/Smerdis sont tués par ces sept comploteurs, il dit simplement que l'action a lieu dans un palais : rien n'interdit donc de penser que, si la décision du putsch a bien été prise à Suse, l'exécution du Mage et de son frère a eu lieu en Médie comme l'assure l'inscription de Béhistun (à la colonne 1 ligne 13 précitée), d'où sont originaires le Mage et son frère. On constate que, lorsqu'ils entrent dans le palais pour y exécuter leur projet, les gardes ne bougent pas : parce qu'ils sont Perses, et favorables aux comploteurs ? Mystère ("Quand ils furent aux portes du palais, ce que Darius avait prévu arriva : pleins de respect pour leur haut rang et ne soupçonnant pas chez eux des mauvais desseins, les gardes les laissèrent passer et personne ne leur demanda rien, comme si un dieu les conduisait", Hérodote, Histoire III.77). Seuls les eunuques porteurs de messages, dignité très élevée, qui ont tout à perdre si le prétendu roi est touché, tentent vainement de s'interposer ("Arrivés dans la cour, [les sept] rencontrèrent les eunuques porteurs des messages royaux : ceux-ci leur demandèrent ce qu'ils voulaient, et en les questionnant ils menacèrent les gardes qui les avaient laissé passer, et tentèrent de leur barrer le chemin. Alors les sept s'entendirent d'un mot, tirèrent leurs poignards, massacrèrent sur place les gêneurs et coururent à l'appartement des hommes", Hérodote, Histoire III.77). Les têtes coupées de Gautama/Patizéithès et de son frère sont exposées publiquement par les sept, qui sortent du palais pour massacrer tous les Mages qu'ils croisent ("Les Mages tués, ils leur coupèrent la tête et […] coururent hors du palais à grands cris et grand fracas, appelant les autres Perses et disant leur exploit en exhibant les têtes coupées, tout en massacrant tous les Mages qu'ils trouvaient sur leur chemin", Hérodote, Histoire III.79). Ils sont bientôt imités par les Perses présents sur place - dont les gardes qui les ont laissé entrer dans le palais ? -, un massacre général des Mages commence ("Quand les Perses apprirent l'acte des sept et la supercherie des Mages, ils jugèrent légitime d'en faire autant de leur côté : ils tirèrent leurs couteaux et frappèrent tous les Mages qu'ils trouvèrent. La tombée de la nuit les arrêta, autrement ils n'en auraient pas laissé vivre un seul", Hérodote, Histoire III.79). Ce jour sanglant deviendra un jour de fête officiel dans le calendrier perse ("Aujourd'hui encore, toute la Perse commémore cette journée à l'occasion d'une grande fête appelée “Magophonie” ["MagofÒnia", littéralement "le Massacre/Fon» des Mages"] : ce jour-là pas un Mage n'a le droit de se montrer en public, ils restent tous enfermés chez eux", Hérodote, Histoire III.79).


Penchons-nous enfin sur la version de Ctésias. Ce dernier raconte qu'un Mage commé "Sphendadatès", équivalent du Mage Gaumata/Patizéithès dans l'inscription de Béhistun et dans l'Histoire d'Hérodote (aucun rapport phonétique n'est possible entre les trois noms : "Sphendadatès" est-il un autre surnom de Gaumata ?), s'amuse à dresser l'un contre l'autre les deux frères Cambyse II et Bardiya/Smerdis/Tanyoxarcès. La mère des deux hommes tente de mettre en garde son fils Cambyse II contre les manigances de ce Mage, mais celui-ci finit par se laisser convaincre que Bardiya/Smerdis/Tanyoxarcès menace réellement son pouvoir, et le fait exécuter secrètement avec la complicité du Mage, qui prend la place du prince assassiné ("Un Mage nommé “Sphendadatès” ayant commis une faute, Tanyoxarcès le condamna au fouet. Le Mage vint trouver Cambyse II. Dès qu'il arriva il accusa Tanyoxarcès le frère du roi de comploter, et pour preuve qu'il préparait une révolte il ajouta que si on le mandait en Cour il n'y viendrait pas. Sur cette accusation, Cambyse II manda son frère. Tanyoxarcès, retenu dans son gouvernement par des affaires importantes, différa sa venue auprès du Roi. Ce délai rendit le Mage plus hardi à l'accuser. Amytis, mère du roi et de Tanyoxarcès, soupçonnant les menées secrètes du Mage, avertit son fils Cambyse II de ne pas ajouter foi à ses propos : Cambyse II lui répondit qu'il ne le croyait pas, et cependant il en était fortement persuadé. Ce n'est qu'à la troisième convocation que son frère Tanyoxarcès se rendit enfin à ses ordres. Le roi l'embrassa, bien résolu à le faire mourir à l'insu d'Amytis. Ce projet fut exécuté, et voici de quelle manière il s'y prit par les conseils du Mage. Sphendadatès ressemblait parfaitement à Tanyoxarcès. Il conseilla à Cambyse II de le condamner publiquement à avoir la tête tranchée pour avoir accusé faussement le frère du roi, tout en exécutant secrètement Tanyxoarcès et en revêtant le Mage des habits de ce prince afin qu'on le prît à la vue de ces ornements pour Tanyoxarcès. Ce pernicieux conseil s'exécuta. On fit boire à Tanyozarcès du sang de taureau, il en mourut. Le Mage se revêtit des habits de ce prince : on le prit pour Tanyoxarcès. La méprise dura longtemps, personne n'en eut connaissance, excepté Artasyras, Bagapatès et Ixabates, les seuls à qui le roi avait confié ce secret", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 10) : comme dans le récit d'Hérodote, Cambyse II a une bonne raison de tuer son frère, étant manipulé par le Mage. Et encore comme dans le récit d'Hérodote, Cambyse II meurt accidentellement en se blessant à la cuisse ("A Babylone, tandis qu'il s'amusait pour passer le temps à doler un morceau de bois avec un couteau, [Cambyse II] se blessa le muscle de la cuisse. Il en mourut le onzième jour", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 12). Le Mage est ensuite tué par les conjurés, qui sont sept comme chez Hérodote (mais la plupart portent des noms différents : "Sept seigneurs des plus illustres d'entre les Perses, Onophas, Idernès, Norondabatès, Mardonios, Barissès, Artaphernès et Darius fils d'Hystaspès, conspirèrent contre le Mage. […] Ils trouvèrent le Mage couché avec une courtisane de Babylone. Dès qu'il les aperçut, il sauta à bas du lit, et ne trouvant pas d'armes sous ses mains parce que Bagapatès [eunuque complice des conjurés] avait eu la précaution de toutes les enlever secrètement dans les appartements, il brisa un siège d'or, en prit un pied, avec lequel il se défendit. Sa résistance ne fut pas longue. Les sept conjurés le percèrent de plusieurs coups, sous lesquels il expira, après un règne de sept mois", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 14). Et ce jour de l'exécution du Mage devient une fête officielle perse, comme le dit Hérodote ("Les Perses fêtent encore aujourd'hui la Magophonie, le même jour que le Mage Sphendadatès fut tué", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 15).


On observe que ces quatre versions rapportent globalement la même chose : avant, pendant ou après sa campagne militaire contre l'Egypte, Cambyse II a fait tuer son frère Bardiya/Smerdis dont il estimait qu'il menaçait son pouvoir, un Mède mage a pris la place de ce frère et a gouverné pendant sept mois entre mars et septembre -522 sans que quiconque s'interroge sur son identité, Cambyse II est mort à une date inconnue accidentellement, avant que le Mage soit finalement assassiné par sept Perses dont l'un, Darius, s'emparera de la couronne royale. Or, chaque point dans cette histoire pose question. Quelles raisons ont amené Cambyse II, qu'il ait été manipulé ou non par le Mage, à croire possible que son frère menaçait son pouvoir ? Comment un Mède mage, autrement dit quelqu'un appartenant à un peuple soumis aux Perses depuis la défaite d'Astyage face à Cyrus II, a-t-il pu donner des ordres durant les sept longs mois qu'il a passés au pouvoir et y rester en vie, sinon en supposant que ces ordres bénéficiaient aux Perses ? Pourquoi, dès que Cambyse II meurt, ce Mède mage devient-il encombrant au point que des Perses le tuent ? Et d'où sortent ces sept Perses qui s'emparent du pouvoir ? Les historiens de la Perse que nous avons mentionnés précédemment répondent à toutes ces questions par une thèse astucieuse. Ils commencent par rappeler que tous les auteurs grecs, qu'il s'agisse d'Eschyle, d'Hérodote, de Ctésias et d'autres plus tardifs, racontant les événements antérieurs à Darius Ier, s'appuient sur une documentation perse remontant à Darius Ier qui, nous le verrons bientôt, est un expert en propagande - l'inscription de Béhistun en témoigne - et qui a bien pris soin de léguer à la postérité une version de son arrivée au pouvoir qui lui soit favorable : pour rétablir la vérité historique, il faut donc essayer de lire entre les lignes et ne pas se contenter du récit brut rapporté par les auteurs grecs tous inspirés par la propagande héritée de Darius Ier. Ensuite, les mêmes historiens rappellent que, selon Hérodote, l'expédition militaire de Cambyse II contre l'Egypte a coûté très cher en hommes et en armes, qui ont été prélevés dans tous les pays conquis par Cyrus II ("Pour l'expédition qu'il préparait contre l'Egypte, [Cambyse II] leva des troupes dans tout son empire", Hérodote, Histoire II.1) : ceci explique pourquoi, tant chez les peuples soumis qui sont contraints de partir risquer leur vie vers la lointaine Egypte et écrasés d'impôts, que chez les cadres perses qui voient les effectifs de leurs régiments diminuer sur leurs domaines et leurs revenus baisser, le mécontentement grandit contre Cambyse II ("Quand [Cambyse II] fut en Egypte, le peuple se rebella, le Mensonge grandit en Perse, en Médie et dans les autres provinces", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 10). Le triple échec de Cambyse II contre Carthage, contre l'oasis de Siwah, et surtout contre l'Ethiopie, ajouté à son incapacité à gouverner efficacement l'Egypte (et à se gouverner lui-même !), n'ont fait que renforcer le mécontentement général, dont celui des cadres perses qui, comme plus tard en -326 les cadres macédoniens sur le fleuve Hyphase refusant de suivre leur roi Alexandre dans une nouvelle aventure vers l'Inde parce qu'ils estimeront que leur base de Pella est décidément très loin, n'ont probablement pas voulu suivre leur roi dans une nouvelle aventure vers le cœur du continent africain parce qu'ils estimaient que leur base d'Anshan était décidément très loin, et que cette nouvelle aventure projetée s'annonçait excessivement onéreuse. On peut dès lors imaginer que Bardiya/Smerdis ait représenté, pour tous ces mécontents perses et non-perses, un espoir d'alternative à l'hégémonie de Cambyse II, et qu'il ait rassemblé autour de sa personne des Mèdes comme le Mage Gaumata espérant profiter de la situation pour recouvrer une autorité politique perdue depuis la défaite d'Astyage, et des Perses comme Otanès, Darius et les autres futurs comploteurs, issus de la noblesse perse et donc directement touchés par les prélèvements humains et financiers ordonnés par Cambyse II : ceci expliquerait pourquoi Cambyse II a jugé que la menace représentée par son frère contre son propre pouvoir était tangible, et même tellement pressante qu'il devait se débarrasser de lui au plus vite, ceci expliquerait aussi pourquoi Cambyse II n'étant plus soutenu par personne a basculé dans le despotisme radical, dans une colère furieuse perpétuelle, et finalement dans la folie. En d'autres termes, le Mage Gaumata et les sept Perses futurs comploteurs ont eu un intérêt commun dans l'accroissement de l'influence de Bardiya/Smerdis, et son assassinat par Cambyse II a été pour eux une catastrophe au point qu'ils se seraient entendus pour cacher sa disparition et mettre le Mage Gaumata (ou le frère de ce Mage selon Hérodote) à sa place : ceci expliquerait pourquoi Gaumata a pu durer si longtemps (sept mois) au pouvoir, il était soutenu, encouragé, instrumentalisé par ses futurs assassins perses, qui momentanément partageaient avec lui le même intérêt anti-Cambyse II. La mort accidentelle de Cambyse II, pour Otanès, Darius et les autres nobles perses, a été un soulagement : Cambyse II mort, cela signifiait le retour des troupes sur leurs domaines et une remontée de leurs revenus financiers, ils n'avaient plus besoin d'attiser le mécontentement des peuples soumis, au contraire il fallait utiliser ces troupes sur le chemin du retour contre les peuples soumis pour les remettre dans le rang. C'est alors que le Mage Gaumata, qui jusqu'à la mort de Cambyse II avait pris des décisions favorables aux peuples soumis pour les dresser contre Cambyse II avec la complicité des nobles perses, et que, Cambyse II étant maintenant mort, ces mêmes nobles perses cherchaient à renverser parce qu'il n'en avaient plus besoin, exprime sa volonté de licencier ces troupes sur le chemin du retour et d'abolir les impôts ("Durant cette période il se montra de la plus grande générosité pour tous ses sujets, aussi sa mort fut-elle regrettée dans l'Asie entière, la Perse exceptée : le Mage avait envoyé effectivement des messagers annoncer aux peuples de son empire la suspension pour trois ans du service militaire et des impôts", Hérodote, Histoire III.67) : l'occasion est trop belle pour Otanès, Darius et leurs complices, ils pénètrent dans le palais où s'est réfugié le Mage grâce aux gardes perses qui leur ouvrent les portes, et le tuent en le présentant comme un usurpateur et un régicide, puis ils massacrent tous les autres Mages qu'ils rencontrent pour bien faire comprendre aux Mèdes et aux autres peuples soumis que la récréation est terminée. En résumé, les modernes historiens de la Perse pensent que derrière le Mage Gaumata se trouve en fait la noblesse perse, Otanès, Darius et les autres futurs putschistes. L'inscription de Béhistun, réalisée à la demande de Darius devenu le nouveau roi de Perse, s'attache pour la postérité à distinguer nettement les gentils sept Perses qui ont vengé post-mortem les manigances contre Cambyse II et l'assassinat de Bardiya d'un côté, et le méchant Mage Gaumata de l'autre côté, mais en réalité ces sept Perses ont utilisé le Mage Gaumata et Bardiya contre Cambyse II pour préserver la main d'œuvre et les revenus de leurs domaines dont Cambyse II les avaient privés : tel est sans doute le sens caché qu'il faut deviner dans la conclusion de cette inscription, qui assure que Darius Ier "n'est pas un despote" ("Ahura-Mazda m'apporte son aide et celle de tous les autres dieux parce que je ne suis pas mauvais, que je ne suis pas un menteur, que je ne suis pas un despote, ni moi ni quiconque de ma famille. Ni au faible ni au puissant je ne fais du mal. Qui aide ma maison je le favorise, qui lui est hostile je le détruis", Inscription de Béhistun, colonne 4 ligne 63), comme une condamnation tacite de Cambyse II dont Hérodote, dans le paragraphe 89 du livre III de son Histoire que nous avons cité plus haut, rappelle que les Perses en général le considéraient précisément comme un despote.


Synthétisons tout ce que nous avons dit jusqu'à présent. Nous avons vu que Cyrus II est un conquérant, mais un conquérant malgré lui : il a été pris dans une escalade impériale due à ses victoires, qui ont inquiété ses voisins, qui lui ont déclaré la guerre, qu'il a gagnée et qui a renforcé sa puissance, qui a inquiété ses nouveaux voisins, qui lui ont déclaré la guerre, qu'il a gagnée et qui a renforcé sa puissance, et ainsi de suite. Le point de départ est la conquête d'Ecbatane, favorisée par le neutralisme silencieux de Nabonide à Babylone et de Crésus à Sardes, ravis de voir s'effondrer leur puissant voisin mède, et qui espèrent profiter de la chute de ce royaume mède pour accaparer une partie de ses territoires. Dès qu'Ecbatane tombe, Crésus passe la frontière sur le fleuve Halys autant pour agrandir son royaume en annexant la Cappadoce que pour réduire les forces des Perses qui contrôlent désormais la Médie. Cyrus II est contraint de se défendre. Il y réussit tellement bien que Crésus doit appeler à l'aide les Grecs, les Babyloniens et les Egyptiens. Crésus est vaincu. Cyrus II estime que parmi ses nouveaux ennemis le plus dangereux est Babylone, il laisse donc un de ses subordonnés (Tabalos, qui sera remplacé par Mazarès, puis par Harpage) contenir les prétentions des Grecs, tandis que lui-même dirigera en personne le gros de ses troupes contre Nabonide le roi de Babylone. Nabonide est vaincu à son tour. Cyrus II prépare une nouvelle campagne militaire contre les Egyptiens du pharaon Amasis, qui a repris à Crésus et à Nabonide le flambeau de la lutte anti-perse en armant les Grecs (en particulier Polycrate le tyran de Samos) et en débarquant à Chypre : à nouveau Cyrus II est entrainé dans une guerre qu'il n'a pas voulue. Il meurt dans un mystérieux combat contre les Scythes : s'il a ainsi abandonné son projet égyptien pour se lancer dans une guerre contre les Scythes, c'est nécessairement parce que ces derniers ont eu un comportement encore plus menaçant qu'Amasis, autrement dit cette guerre contre les Scythes n'a pas été davantage voulue que les précédentes. Cyrus II apparaît comme un personnage toujours en mouvement, qui n'a pas le temps de structurer ses conquêtes parce qu'il est pris dans une succession interminable de guerres qu'il a certes déclenchée délibérément en soulevant la seigneurie d'Anshan contre Astyage le roi de Médie à qui elle était soumise, mais dont l'ampleur et les conséquences n'étaient absolument prévisibles. Cambyse II au début de son règne suit la lignée de son père : la menace égyptienne étant désormais réelle et pressante, il concrétise la guerre contre l'Egypte que son père avait projetée. C'est un succès. Désormais les Perses n'ont plus d'ennemi à leur taille. Cambyse II a les mains libres pour enfin organiser en un tout cohérent les immenses territoires légués par son père Cyrus II auxquels il vient d'ajouter l'Egypte. Mais cette tâche ne l'intéresse pas. Souffre-t-il d'un complexe d'infériorité face à ce legs immense de son père ? Il engage des nouvelles guerres qui, pour la première fois depuis le soulèvement de Cyrus II à Anshan contre Astyage, ne sont plus défensives et subies, mais des agressions pures, contre Carthage, contre l'oasis de Siwah, contre l'Ethiopie. Non seulement ces entreprises n'aboutissent pas, parce que les troupes qui les conduisent n'ont plus le sentiment d'agir pour leur survie comme précédemment et ne sont donc plus aussi motivées, mais encore, ce qui est plus grave, elles provoquent du mécontentement chez tous les peuples soumis et dans l'entourage même de Cambyse II, qui finissent par se rebeller ensemble contre lui. Quand Cambyse II meurt, les conquêtes de son père ne sont pas plus structurées qu'au jour où il les a reçues en héritage, et en supplément elles sont la proie d'un chaos généralisé, politique, administratif et financier. Plus que jamais, un homme devient nécessaire pour mettre fin à cette longue suite de conquêtes plus ou moins involontaires (Cyrus II) et d'agressions désastreuses et onéreuses (Cambyse II) : cet homme sera Darius Ier.


Darius Ier


Le nouveau roi de Perse se distingue de ses deux prédécesseurs par sa volonté non plus de conquérir, mais d'ordonner le domaine légué par Cyrus II et Cambyse II que ni l'un ni l'autre n'ont eu le temps, la volonté ou la capacité d'ordonner en leur temps. Pour pasticher la formule des Perses eux-mêmes sur Darius Ier, on pourrait dire que celui-ci est avant tout un comptable qui veut que sa maison soit bien gérée, que ses registres soient bien tenus, et que ses bilans soient à jour ("Cette réglementation de l'impôt [par Darius Ier] et d'autres mesures analogues amenèrent les Perses à qualifier Darius Ier de marchand ["k£peloj", littéralement "vendeur de détail", d'où "brocanteur, petit commerçant, boutiquier, trafiquant"], tandis qu'ils voyaient un despote dans Cambyse II et un père dans Cyrus II, car Darius Ier tirait de l'argent de tout, Cambyse II était dur et insensible, et Cyrus II humain et désireux avant tout du bien de ses sujets", Hérodote, Histoire III.89 ; Diodore de Sicile dit pareillement que Darius Ier est un excellent administrateur davantage qu'un grand conquérant, en particulier en Egypte : "Horrifié par la conduite de son prédécesseur Cambyse II, qui avait profané les temples d'Egypte, [Darius Ier] eut soin de montrer de la douceur et du respect pour la religion. Il eut des relations suivies avec les prêtres égyptiens, qui lui enseignèrent la théologie et l'Histoire consignée dans les annales sacrées", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique I.95). La tragédie Les Perses d'Eschyle est entièrement fondée sur l'opposition entre ce caractère modérateur et bon gestionnaire de Darius Ier, et l'orgueil démesuré que manifestera son fils Xerxès Ier en voulant envahir la Grèce (un orgueil démesuré qu'on peut rapprocher de celui de Cambyse II voulant envahir Carthage, Siwah et l'Ethiopie) : nous allons voir dans la suite de ce paragraphe que cette présentation de Darius Ier n'est pas qu'une opposition théâtrale.


Darius Ier entre sur la scène politique par sa participation au putsch de septembre -522 que nous venons d'évoquer. Qui sont ces hommes qui prennent le pouvoir ? Ils sont sept. Hérodote donne leurs noms : Otanès, Aspathinès, Gabryas, Intaphernès, Mégabyze, Hydarnès et Darius ("Otanès prit avec lui Aspathinès et Gobryas, deux Perses du plus haut rang qui avaient toute sa confiance, et leur exposa l'affaire. Ils soupçonnaient eux aussi la chose et les révélations d'Otanès ne les étonnèrent pas. Ils décidèrent alors de s'adjoindre chacun le Perse qu'il jugerait le plus sûr : Otanès choisit Intaphernès, Gobryas Mégabyze, et Aspathinès Hydarnès. Ils étaient donc six. Mais arriva à Suse Darius fils d'Hystaspès, en provenance de Perse, dont son père était hyparque. Quand il fut là, les six conjurés décidèrent de se l'associer", Hérodote, Histoire III.70). A une exception, cette liste correspond à celle que donne Darius Ier lui-même dans l'inscription de Béhistun, qui raconte à la première personne du singulier son accession au trône et ses principales actions du début de son règne ("Voici les hommes qui furent avec moi quand je tuai le Mage Gaumata qui se renomma “Bardiya”, ceux qui m'aidèrent comme mes disciples : Vidafarna fils de Vayaspara, Utana fils de Thukra, Gaubaruva fils de Marduniya, Vidarna fils de Bagabigna, Bagabuxsha fils de Datuvahya, Ardumanis fils de Vakauka", Inscription de Béhistun, colonne 4 ligne 68) : à côté de Darius on trouve Vidafarna qu'Hérodote a hellénisé en "Intaphernès", Utana qu'Hérodote a hellénisé en "Otanès", Gaubaruva qu'Hérodote a hellénisé en "Gobryas", Vidarna qu'Hérodote a hellénisé en "Hydarnès", Bagabuxsha qu'Hérodote a hellénisé en "Mégabyze" (en remplaçant la bilabiale voisée [b] originale perse par une bilabiale nasale [m], comme nous l'avons vu plus haut à propos de "Bardiya" hellenisé en "Smerdis" par le même phénomène linguistique), enfin un nommé "Ardumanis" qui occupe la place d'Aspathinès dans la liste d'Hérodote.


Vidafarna/Intarphèrnès est le premier nommé dans l'inscription de Béhistun. Faut-il en conclure qu'il occupe un rang plus élevé parmi les six autres compagnons de Darius Ier ? Sa fin prématurée laisse penser que oui. Le fait qu'il dirige la répression de la deuxième révolte de Babylone ("J'envoyai une armée vers Babylone. Je nommai le Perse Vidafarna, mon serviteur, comme chef en lui disant : “Porte un coup violent contre ce Babylonien qui refuse de me reconnaître”. Vidafarna avança avec l'armée vers Babylone. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce Vidafarna battit les Babyloniens et retourna le peuple. Le vingt-deuxième jour du mois de markasana [novembre], Arakha fut capturé avec ses partisans. J'ai fait un décret disant : “Qu'Arakha et ses partisans soient crucifiés à Babylone”", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 50), après que Darius Ier ait dirigé celle de la première révolte (nous reviendrons un peu plus loin sur ces événements), suggère même qu'il acquiert à un moment un poids politique suffisamment important au sein de la noblesse perse pour apparaître comme un dangereux rival aux yeux de Darius Ier. En tous cas, dès que ce dernier a affermi son pouvoir, il utilise le premier prétexte pour ordonner son exécution. Ce prétexte est le suivant. Après leur putsch, les sept comploteurs ont convenu que Darius aurait la couronne à condition que les six autres aient le droit de circuler librement dans le palais, sauf si Darius est avec une femme ("[Les sept] décidèrent d'autres privilèges pour eux-mêmes : le droit pour chacun des sept d'entrer à son gré dans le palais sans avoir à se faire annoncer, à moins que le roi ne fût avec une femme, et l'obligation pour le roi de ne pas choisir une épouse ailleurs que dans la maison de l'un des conjurés", Hérodote, Histoire III.84). Or, un jour, Vidafarna/Intaphernès veut entrer dans le palais alors que le garde lui dit que Darius est avec une femme ("Des sept Perses qui s'étaient révoltés contre le Mage, l'un, Intaphernès, fut mis à mort pour son insolence juste après leur soulèvement. Il entra un jour au palais royal et voulut voir le Grand Roi pour traiter une affaire […], mais le portier et le chambellan s'y opposèrent en déclarant que le Grand Roi était avec l'une de ses femmes. Intaphernès pensa qu'ils mentaient, tira son épée et leur coupa les oreilles et le nez", Hérodote, Histoire III.118). Le roi estime que l'attitude de Vidafarna/Intaphernès constitue une violation de leurs accords passés, une trahison, une rébellion : il le condamne à mort pour cette raison ("Craignant une entente entre les six, Darius Ier les convoqua l'un après l'autre et les sonda pour savoir s'ils approuvaient la violence [d'Intaphernès contre les gardes]. Quand il fut sûr qu'Intaphernès n'avait pas agi en accord avec eux, il le fit arrêter avec ses fils et tous ses parents, les soupçonnant lui et les siens de comploter contre lui : il les fit tous saisir et jeter en prison pour y être exécutés", Hérodote, Histoire III.119). Ce récit de la mort de Vidafarna/Intaphernès rapporté par Hérodote est ambigu : Intaphernès agit-il ainsi pour tester la détermination de Darius ? ou est-ce un piège que Darius a machiné avec ses gardes pour mettre à distance Vidafarna/Intaphernès qui lui semble trop puissant ? Ces deux hypothèses disent au fond la même chose : Vidafarna/Intaphernès est un gros sujet d'inquiétude pour Darius, il doit donc disparaître.


Utana/Otanès apparaît en deuxième dans l'inscription de Béhistun, et dans la liste d'Hérodote il est nommé en premier, associé à Vidafarna/Intaphernès, et présenté comme l'organisateur du putsch : les deux textes sont donc d'accord pour dire qu'il est avec Darius et Vidafarna/Intaphernès l'un des trois hommes les plus importants parmi les sept. La généalogie que lui attribue la tradition explique peut-être pourquoi. Selon le paragraphe 68 livre III de l'Histoire d'Hérodote, Utana/Otanès est le fils d'un certain "Pharnaspès" ("Otanès était le fils de Pharnaspès, et sa naissance et sa fortune le mettaient au tout premier rang des Perses"). Selon la colonne 4 ligne 68 de l'inscription de Béhistun que nous venons de citer, il est le fils d'un certain "Thukra". "Pharnaspès" et "Thukra" désignent-ils une seule personne, l'un des deux étant le nom de naissance et l'autre un surnom dont la signification nous est inconnue ? C'est possible. Dans le livre XXXI aujourd'hui perdu de sa Bibliothèque historique, mais dont le patriarche byzantin Photios au IXème siècle a conservé quelques passages, Diodore de Sicile dit que la tante de Cyrus II était mariée avec le roi de Cappadoce (région au nord-est de l'actuelle Turquie que Crésus a convoitée après l'effondrement du royaume de Médie, et qui a causé sa perte), et que de cette union est né un fils appelé "Gallos", autrement dit Cyrus II le futur roi de Perse et Gallos l'héritier de la couronne cappadocienne étaient cousins, ce Gallos a eu un fils, puis un petit-fils, puis un arrière-petit-fils que Diodore de Sicile appelle "Anaphas" et affirme être l'un des sept comploteurs de -522 ("Les rois de Cappadoce font remonter leur origine à Cyrus II, et ils affirment aussi qu'ils descendent d'un des sept Perses qui ont fait mourir le Mage. Voici comment ils établissent leur généalogie à partir de Cyrus II : Atossa était sœur légitime de Cambyse Ier, le père de Cyrus II, elle eut de Pharnacès, roi de Cappadoce, un fils appelé “Gallos”, qui engendra Smerdis, qui fut père d'Artamnès, lequel eut un fils nommé “Anaphas”, homme courageux, entreprenant, et l'un des sept Perses. C'est ainsi qu'ils font remonter leur origine à Cyrus II et à Anaphas qui, selon eux, avait obtenu la souveraineté de Cappadoce sans payer de tribut aux Perses", Photios, Bibliothèque 244, Bibliothèque historique par Diodore de Sicile, Livre XXXI) : "Anaphas" et "Otanès" renvoient-ils donc à la même personne ? C'est encore possible. On peut imaginer que la promptitude avec laquelle Cyrus II est intervenu en Cappadoce contre Crésus quand celui-ci a franchi le fleuve Halys, était autant motivée par le désir de repousser rapidement cette menace lydienne, que par le désir de venir en aide à la reine de Cappadoce qui n'était autre que sa tante, précisément la sœur de Cambyse Ier. Par ailleurs, d'après Hérodote, on déduit qu'Otanès a une sœur nommée "Cassandane" puisque le père de cette Cassandane se nomme "Pharnaspès" comme le père d'Otanès, dont l'historien précise au passage qu'il est membre de la phratrie des Achéménides, à laquelle appartient Cyrus II, qui a épousé Cassandane et a conçu avec elle Cambyse II ("Cambyse II était fils de Cassandane la fille de Pharnaspès, un Achéménide", Hérodote, Histoire III.2 ; "Cyrus II mort, le pouvoir échut à Cambyse II fils de Cyrus II et de Cassandane fille de Pharnaspès", Hérodote, Histoire II.1) : on le voit, les liens entre la famille d'Utana/Otanès et la famille de Cyrus II sont étroits. Ils restent très étroits au temps de Cambyse II, puisque ce dernier épouse Phaidymé, la fille d'Utana/Otanès ("Cambyse II avait épousé une des filles [d'Otanès] qui s'appelait Phaidymé", Hérodote, Histoire III.68 : c'est cette Phaidymé qui, restée dans le harem royal à Suse tandis que son mari est en Egypte, aide son père à renverser le Mage qui usurpe la place de Bardiya/Smerdis, dans l'anecdote croustillante et romanesque d'Hérodote que nous avons racontée précédemment). Ces mariages entre Cyrus II et Cassandane d'abord, entre Cambyse II et Phaidymé ensuite, sont-ils des mariages politiques destinés à maintenir la Cappadoce dans le giron perse ? C'est toujours possible. Hérodote (dans le paragraphe 68 précité livre III de son Histoire) précise qu'Utana/Otanès est "au tout premier rang des Perses par sa naissance et sa fortune" : effectivement, si Utana/Otanès est bien celui que Diodore de Sicile appelle "Anaphas", il s'agit d'un individu ami (par son appartenance à la phratrie des Achéménides) et apparenté (par les mariages de Cyrus II et de Cambyse II) à la famille royale perse, et héritier de la couronne royale cappadocienne. Le putsch de -522 ayant réussi, Darius Ier ne peut pas risquer de contrarier un personnage aussi intouchable, plus intouchable en tous cas que Vidafarna/Intaphernès. Hérodote dit que Darius Ier le couvre de présents, et ne donne plus de ses nouvelles par la suite ("[Les six autres comploteurs] décidèrent d'accorder à Otanès et à toute sa descendance un privilège annuel spécial, un vêtement mède et tous les présents les plus honorables aux yeux des Perses. Ils prirent cette décision en sa faveur parce qu'il avait été l'instigateur du complot et les avait groupés autour de lui", Hérodote, Histoire III.84) : on suppose qu'Utana/Otanès/Anaphas retourne en Cappadoce succéder à son père Thukra/Pharnaspès, d'où il garantira à son ancien complice Darius une neutralité bienveillante de son pays dans toutes les affaires perses (la Cappadoce n'apparaît pas dans la liste détaillée des pays tributaires et donateurs établie par Hérodote paragraphes 90 à 94 livre III de son Histoire, que nous étudierons bientôt, et les Cappadociens n'apparaîtront pas davantage dans la liste des peuples décidés à renverser Darius Ier après -522 mentionnés dans l'inscription de Béhistun que nous étudierons également bientôt).


Le nom de Gaubaruva/Gobryas évoque irrésistiblement son homonyme Ugbaru/Gobryas ("Gaubaruva" est la traduction en vieux-perse d'"Ugbaru" en babylonien), gouverneur assyrien de Gutium qui s'est rebellé contre son maître le roi babylonien Nabonide pour aider Cyrus II à conquérir Babylone en octobre -539. La Chronique de Nabonide nous informe qu'Ugbaru/Gobryas est mort quelques jours seulement après cette prise de Babylone ("Dans la nuit du onzième jour du mois de samna [novembre -539], Ugbaru mourut", Chronique de Nabonide, colonne 3 ligne 22), il ne peut donc pas être un des sept putschistes de -522, il est envisageable en revanche que sa famille ait été récompensée par Cyrus II, et parmi elle ce Gaubaruva/Gobryas qu'on trouve en -522 parmi les sept, qui est peut-être le fils, ou le petit-fils, ou le neveu d'Ugbaru/Gobryas l'ancien gouverneur de Gutium : ceci expliquerait pourquoi Gaubaruva/Gobryas, à cause de cette origine assyrienne, donc non Perse, ne manifestera jamais des prétentions très hautes et ne sera jamais largement récompensé pour ses actions (nous le verrons conduire la répression de la révolte en Elam au nom de Darius Ier), comme Vidafarna/Intaphernès et Utana/Otanès. Darius est assurément plus attaché à Gaubaruva/Gobryas qu'à aucun autre des six. La tombe de Darius Ier sur le site de Naqsh-e Rostam, à quelques kilomètres au nord-ouest de Persépolis, dans l'actuelle province du Fars en Iran, est décorée d'un relief montrant le Grand Roi sur son trône, entouré par deux gardes : un texte contigu à ce relief précise que ces deux hommes sont Gubaruva/Gobryas et Ardumanis, deux des sept, qui portent le titre d'"arshtibara", "porte-lance" en vieux-perse. Or, au paragraphe 139 livre III de son Histoire, Hérodote dit que Darius a été "doryphoros/dorufÒroj" du temps de Cambyse II, "porte-lance" en grec. Faut-il en conclure que les deux hommes ont passé leur jeunesse ensemble, dans le même régiment, et que Gubaruva/Gobryas est devenu le porte-lance rapproché de son ancien camarade de chambrée Darius devenu Grand Roi de Perse après avoir été ensemble des porte-lances de Cambyse II ? C'est possible. Darius et Gaubaruva/Gobryas en tous cas sont beaux-frères, puisque le premier a épousé la sœur du second : de cette union est né un fils, Artobazanès, qui fera de l'ombre à son demi-frère Xerxès, né d'un second mariage de Darius devenu Grand Roi avec Atossa la fille de Cyrus II ("Darius Ier avait eu trois fils de sa première femme, fille de Gobryas, et devenu roi il en avait eu quatre d'Atossa la fille de Cyrus II. Artobazanès était l'ainé des enfants du premier lit, Xerxès celui des enfants de la seconde femme", Hérodote, Histoire VII.2) : nous sommes certains que ce premier mariage de Darius avec la sœur de Gaubaruva/Gobryas est antérieur à -522, puisque c'est justement à cause de son antériorité à -522, date du putsch qui permet à Darius de devenir Grand Roi, que Xerxès à la mort de son père en -486 pourra revendiquer la couronne pour lui-même ("Xerxès était né quand Darius Ier régnait et commandait à la Perse, tandis qu'Artobazanès était né d'un simple particulier, il était donc normal et juste que la dignité suprême lui revint", Hérodote, Histoire VII.3). De son côté, à une date que nous ignorons, Gaubaruva/Gobryas épouse une sœur de Darius, dont il aura Mardonios le futur vaincu de la bataille de Platées en -479 ("Mais un homme se trouvait au côté [de Xerxès Ier] qui avait sur lui la plus grande influence, son cousin Mardonios fils de Gobryas et d'une sœur de Darius Ier", Histoire VII.5 ; c'est peut-être aussi de cette sœur de Darius que Gaubaruva/Gobryas aura Ariomandès le futur vaincu de la bataille de l'Eurymédon en -470, que l'historien Callisthène, cité par Plutarque au paragraphe 17 de sa Vie de Cimon, présente clairement comme le frère de Mardonios), qui selon la colonne 4 ligne 68 précitée de l'inscription de Béhistun porte le nom de son grand-père (qui apparaît sous la forme "Marduniya" en vieux-perse). Dans le même texte qui présente Gaubaruva/Gobryas sur la tombe de Naqsh-e Rostam, on apprend que ce dernier est un Patishuvaris, nom d'une famille que Strabon place au même haut rang social que la phratrie des Achéménides et que la tribu mède des Mages ("Parmi les différentes phyles ["ful»/groupe, portion de population", quelle que soit la nature des liens entre les membres de ce groupe] qui demeurent en Perse, on distingue les Pateischoriens ["PateiscoreÚj", hellénisation du vieux-perse "Patishuvaris"], les Achéménides, les Mages, observateurs zélés de la morale et de la vertu", Strabon, Géographie, XV, 3.1). La proximité affective de Darius et de Gaubaruva/Gobryas est encore manifeste au moment du putsch. Avant de passer à l'action, le second soutient sans réserve la décision du premier de tuer le Mage ("Aujourd'hui je vote pour Darius : écoutons-le, et ne sortons d'ici que pour marcher droit contre le Mage", Hérodote, Histoire III.73). Et quand ils sont dans le palais, c'est Gaubaruva/Gobryas qui ceinture le Mage tandis que Darius tient le couteau, hésitant à frapper de peur de toucher son camarade, et celui-ci lui crie de ne pas s'en soucier ("Une chambre ouvrant sur l'appartement des hommes, [le Mage] s'y réfugia et voulut en fermer la porte derrière lui. Deux des sept s'y jetèrent sur ses pas, Darius et Gobryas, qui saisit le Mage à bras le corps. En raison de l'obscurité, Darius près d'eux hésita à frapper de peur d'atteindre Gobryas. L'autre, qui le vit immobile à côté d'eux, lui demanda pourquoi son bras restait inactif : “C'est à cause de toi, répondit Darius, j'ai peur de te blesser !”. “Frappe, répliqua Gobryas, même si tu dois nous transpercer tous les deux !” Darius obéit et son poignard par chance ne frappa que le Mage", Hérodote, Histoire III.79).


L'origine de Vidarna/Hydarnès est inconnue. Nous savons seulement que ses fils Hydarnès le jeune et Sisamnès participeront à l'expédition de Xerxès Ier contre la Grèce en -480, Sisamnès comme commandant des Ariens (selon Hérodote, Histoire VII.66), et Hydarnès le jeune comme chef du corps d'élite des Immortels. Notons qu'Hydarnès le jeune sera aussi qualifié de "stratège des peuples de la côte maritime d'Asie" ("strathgÒj de tîn paraqalass…wn ¢nqrèpwn tîn ™n As…h", Hérodote, Histoire VII.135), peut-être une autre façon de dire qu'il sera satrape d'Ionie.


Bagabuxsha/Mégabyze est autant mystérieux. Sa descendance laissera un souvenir plus durable que lui : selon Hérodote, son fils Zopyre s'automutilera pour aider à la prise de Babylone révoltée, comme nous le raconterons un peu plus loin. Et Mégabyze le jeune, fils de ce Zopyre, sera parmi les six grands chefs qui entoureront Xerxès Ier lors de l'invasion de la Grèce en -480, et il jouera un grand rôle en Egypte au début du règne d'Artaxerxès Ier comme nous le verrons dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse.


Ardumanis dans l'inscription de Béhistun, qui correspond à Aspathinès dans la liste d'Hérodote, n'est quant à lui qu'un nom. Aucun acte de ses ancêtres ni de sa descendance ne nous est parvenu, ni d'ailleurs aucun des siens sinon sa participation au putsch de -522 et sa présence à côté de Gaubaruva/Gobryas comme porte-lance sous le nom d'"Aspacana" en vieux-perse (équivalent d'"Aspathinès" en grec, ce qui confirme que les deux noms, "Ardumanis" dans l'inscription de Béhistun et "Aspathinès" chez Hérodote, renvoient bien à la même personne) sur la tombe de Darius Ier à Naqsh-e Rostam.


Reste Darius, hellénisation du vieux-perse "Darayavaush" signifiant "Maître des biens", qui dans l'inscription de Béhistun se donne une généalogie discutable. S'exprimant à la première personne du singulier, Darius Ier y affirme être descendant d'une longue lignée de rois ("Il y a eu huit rois de ma lignée dans le passé, je suis le neuvième", Inscription de Béhustun, colonne 1 ligne 4). Or au paragraphe 11 livre VII de l'Histoire d'Hérodote, le fils de Darius Ier, Xerxès Ier, décline son ascendance neuf générations en amont : si Darius Ier et son fils Xerxès Ier y apparaissent certes apparentés à la famille royale, ils ne sont en revanche pas des descendants de rois, ou du moins de rois récents et conséquents. Xerxès Ier dit qu'il est fils de Darius Ier, lui-même fils d'Hydaspès, lui-même fils d'Arsamès, lui-même fils d'Ariaramnès, lui-même fils de Teispès ("Que je ne sois plus le fils de Darius Ier, que je n'aie plus pour aïeux Hystaspès, Arsamès, Ariaramnès, Teispès, Cyrus, Cambyse, Teispès et Achéménès, si je ne me venge pas des Athéniens !"). Xerxès Ier est effectivement le fils de Darius Ier et d'Atossa la fille de Cyrus II. Darius Ier est effectivement le fils d'Hystaspès, compagnon d'armes de Cyrus II. Hérodote (Histoire I.209 et VII.224) dit que ce Hystaspès est bien fils d'un nommé "Arsamès", dont on suppose qu'il a vécu à l'époque de Cambyse Ier le supposé père de Cyrus II. L'Ariaramnès mentionné par Xerxès Ier est sans doute le père de cet Arsamès, qui aurait donc vécu à l'époque de Cyrus Ier, seigneur d'Anshan et père de Cambyse Ier. Nous avons vu plus haut, notamment sur le sceau PFS 93, que le père de Cyrus Ier se nommait "Teispès". Or Xerxès Ier dit aussi que le père de son aïeul Ariaramnès s'appelait "Teispès" : s'agit-il du même homme ? Si oui, cela signifie que ce Teispès a eu deux fils : Cyrus Ier le père de Cambyse Ier, et Ariaramnès père d'Arsamès et grand-père du futur Darius Ier, autrement dit Cyrus II et Hystaspès prétendent descendre du même ancêtre : Teispès. C'est très possible, d'autant plus que cette énumération suit parfaitement celle que Darius Ier lui-même donne sur l'inscription de Béhistun ("Le roi Darius dit : mon père est Hystaspès, le père d'Hystaspès fut Arsamès, le père d'Arsamès fut Ariaramnès, le père d'Ariaramnès fut Teispès, le père de Teispès fut Achéménès", Inscription de Behistun, colonne 1 ligne 2). Mais on voit bien aussi que quand Darius Ier dit qu'il est le "neuvième roi de sa lignée" (Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 4), il a du mot "lignée" une définition très large : il ne peut légitimement dire qu'il appartient à une famille de rois et revendiquer la couronne perse, que s'il considère que l'arrière-petit-fils (Cyrus II) de son arrière-grand-père (Teispès) appartient à cette famille, le dernier roi en ligne directe jusqu'à Darius a été ce Teispès père de Cyrus Ier qui a certainement été un tout petit seigneur davantage qu'un vrai roi (seigneur de la cité périphérique d'Anshan en Perse, soumise en son temps à la couronne mède). La vérité est que Darius n'est qu'un cousin très éloigné de la dynastie royale qu'incarnaît encore Cambyse II peu avant le putsch de septembre -522, mais qu'il a besoin de clamer son appartenance à cette dynastie royale via cet arrière-grand-père pour justifier son accession au trône. La plus ancienne apparition publique du futur Grand Roi remonte à l'époque de Cyrus II : Darius était un "pharetrophoros/faretrofÒroj", "porte-drapeau" en français, de Cyrus II ("Darius, fils d'Hystaspès, était attaché à Cyrus II en qualité de pharetrophoros", Elien, Histoires diverses XI.43). Un peu plus tard, au temps de Cambyse II, nous venons de le voir, il était "doryphoros/dorufÒroj", "porte-lance" en français, et, précise Hérodote, un "idiotès/„dièthj", c'est-à-dire un "simple particulier, homme ordinaire" ("idiotès/„dièthj" dérivera dans le sens de "sans caractère, vulgaire, ignorant, négligeable", par opposition à "professionnel, savant, expérimenté, remarquable", qui donnera "idiot" en français, synonyme de "creux, vide, inculte, sans relief, sans intérêt" : "Syloson [frère de Polycrate le tyran de Samos] eut la bonne fortune que voici. Il se promenait un jour sur la place de Memphis [en Egypte], drapé dans un manteau de pourpre éclatant, lorsque Darius, alors simple porte-lance de Cambyse II et personnage sans grande importance/idiotès, l'aperçut, eut envie de ce manteau, et l'accosta pour le lui acheter", Hérodote, Histoire III.139). Ces deux fonctions de pharetrophoros puis de doryphoros étaient plus auliques que militaires, elles ont probablement servi à Cyrus II puis à Cambyse II à calmer temporairement l'ambition de ce jeune homme qui ne supportait pas de n'être qu'un lointain cousin du roi. Selon Hérodote, lors de la dernière et fatale campagne de Cyrus II contre les Scythes massagètes, un incident est survenu entre ce dernier et Hystaspès, dont l'historien révèle au passage qu'il appartenait au clan des Achéménides : craignant que le fils aîné d'Hystaspès, c'est-à-dire Darius, complote pour devenir roi à sa place, Cyrus II a ordonné à Hystaspès de rester cantonné à l'arrière avec ce fils tant que durerait la guerre contre les Scythes massagètes ("La nuit venue, endormi sur la terre des Massagètes, Cyrus II vit en rêve l'aîné des fils d'Hystaspès doté de deux ailes dont l'une couvrait de son ombre l'Asie et l'autre l'Europe. Hystaspès fils d'Arsamès était un Achéménide, et son fils aîné Darius qui avait alors environ vingt ans était resté en Perse car il n'était pas encore en âge de porter les armes. A son réveil, Cyrus II s'interrogea sur ce rêve qui lui parut d'une importance extrême. Il convoqua Hystaspès et, en tête-à-tête, lui dit : “Hystaspès, ton fils conspire contre mon trône et ma personne. […] Retourne donc en Perse au plus vite et quand j'y reviendrai, après avoir réduit ce peuple, présente-moi ton fils, afin que je le démasque”", Hérodote, Histoire I.209), Hystaspès a obéi ("Hystaspès lui répondit : “Seigneur, fasse les dieux que jamais un Perse ne conspire contre toi […]. Si un songe te révèle que mon fils prépare une révolte contre toi, c'est moi qui te le livrerai, et tu feras de lui ce qu'il te plaira”. Ainsi Hystaspès lui répondit, puis il franchit l'Araxe et retourna en Perse, pour servir Cyrus II en surveillant son fils Darius", Hérodote, Histoire I.210). Par ailleurs, au moment de la conception du putsch de -522, Hystaspès est hyparque ("Ûparcoj/lieutenant, gouverneur", ou littéralement "Celui qui est sous/ÛpÒ l'autorité du premier/¢rcÒj") de Perse ("A Suse arriva Darius, fils d'Hystaspès hyparque de Perse", Hérodote, Histoire III.70), et quand Darius sera devenu Grand Roi et devra lutter contre tous ceux qui s'opposeront à son intronisation, Hystaspès occupera un poste militaire en Parthie-Hyrcanie ("Les Parthes et les Hyrcaniens se révoltèrent contre moi et se déclarèrent du côté de Fravartis. Mon père Hystaspès était en Parthie, le peuple l'abandonna et devint indocile. Alors Hystaspès marcha au devant d'eux avec ses troupes restées fidèles. Il batailla contre les Parthes près d'une cité parthe appelée “Vispauzati”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce son armée battit les rebelles. Le deuxième jour du mois de viyaxana [février], ils remportèrent la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 35) : à ces deux dates, on constate que le fils domine le père, le fils est un acteur essentiel de prise du pouvoir contre le Mage, et il s'impose à la tête des Perses et des peuples soumis tandis que son père reste simple soldat, ce qui suppose que le fils a réellement plus d'ambition que le père, et que l'anecdote d'Hérodote montrant Cyrus II craignant que le fils d'Hystaspès complote contre lui, même si elle est romancée, détient manifestement un fond de vérité.


Ce caractère ambitieux est peut-être la seule vraie raison de la primauté de Darius sur les sept. Car en effet, pourquoi est-ce Darius qui devient roi et pas l'un des six autres ? La raison traditionnelle est étrange : les comploteurs auraient convenu que deviendrait roi celui dont le cheval hennirait le premier ("Pour décider de la royauté, voici ce que [les comploteurs] résolurent : au lever du soleil, ils iraient se promener à cheval dans les faubourgs de la ville, et celui dont la bête hennirait la première recevrait la royauté. Darius avait pour palefrenier un homme habile nommé “Oibaras”. Le conseil terminé, Darius dit à cet homme : “Oibaras, pour décider de la royauté, voici le moyen que nous avons choisi : au lever du soleil nous monterons à cheval et celui dont la bête hennira la première recevra la royauté. Toi qui es habile, arrange-toi donc pour que cet honneur n'aille pas à un autre que nous”. […] Là-dessus, voici ce que fit Oibaras : quand vint la nuit, il emmena dans le faubourg la jument que préférait le cheval de Darius et il l'y attacha, puis il amena le cheval de Darius qu'il fit tourner autour d'elle à plusieurs reprises en la frôlant pour lui permettre enfin de la saillir. Aux premières lueurs du jour, les six se présentèrent à cheval comme convenu. En cheminant par le faubourg, ils arrivèrent à l'endroit où la jument avait été attachée la veille : le cheval de Darius y courut aussitôt et hennit", Hérodote, Histoire III.84-86 ; "Darius et les six autres satrapes de sa ligue ayant mis à mort les Mages qui dominaient en Perse, tinrent conseil pour l'élection d'un roi. Ils résolurent de monter à cheval et de sortir de la ville, et que deviendrait roi celui dont le cheval hennirait le premier. Oibaras, palefrenier de Darius, informé de la décision du conseil, prit le cheval de son maître le jour précédent et, l'ayant mené dans le lieu marqué pour le rendez-vous, il y amena une jument et la fit saillir par son cheval. Cela fait, il le ramena. Le lendemain, Darius, monté sur le même cheval, alla sur le lieu en compagnie des autres satrapes. Le cheval de Darius reconnut l'endroit où il avait rencontré la jument, fut pris d'ardeur amoureuse et se mit à hennir le premier. Les satrapes mirent aussitôt pied à terre, adorèrent Darius et l'établirent roi des Perses", Polyen, Stratagèmes VII.10). Convenons que cette explication nous laisse perplexes. Darius entretient-il un lien étroit avec chacun des sept, ce qui aurait permis de créer l'unanimité sur sa personne ? Non : nous avons vu que s'il est effectivement attaché à Gaubaruva/Gobryas, il entretient en revanche une relation conflictuelle avec Vidafarna/Intarphèrnès, et il ne s'intéresse sans doute à Utana/Otanès que pour des raisons politiques, parce que celui-ci lui apporte l'alliance de la Cappadoce. Darius est-il celui des sept qui compte le plus de partisans parmi les Perses, ce qui aurait obligé les six autres à reconnaître sa primauté ? Darius se fait-il passer pour plus imbécile qu'il n'est pour rassurer ses six compagnons, pour les inciter à l'élire roi en les laissant penser qu'ils pourront facilement le manipuler ? Aucune de ces hypothèses, qui restent possibles, ne nous satisfont aussi pleinement que celle de l'ambition. Les mariages de Darius Ier avec Atossa la fille de Cyrus II, donc sœur de Cambyse II, et avec Parmys la fille de Bardiya/Smerdis ("Darius prit des épouses dans les premières familles de la Perse : il épousa d'abord deux filles de Cyrus II, Atossa et Artystoné […], il épousa ensuite Parmys, une fille de Smerdis fils de Cyrus II", Hérodote, Histoire III.88), achèvent de nous en convaincre.


D'Atossa naitra d'abord Xerxès, hellénisation de "Kshayarsha", qui signifie "Royal" en vieux-perse, puis Ariaramnès (nom réel de celui qu'Hérodote dans son Histoire surnomme "Masistès", qui originellement est un adjectif vieux-perse, "mathishta", signifiant "second, cadet" : Ariaramnès/Masistès lors de l'invasion de la Grèce en -480 sera un des six chefs entourant Xerxès devenu Grand Roi [selon Hérodote, Histoire VII.82 et IX.107], puis satrape de Bactriane, avant d'être exécuté dans des circonstances que nous étudierons dans notre avant-dernier alinéa), puis Achéménès (qui deviendra satrape d'Egypte en -485 après l'écrasement d'une révolte, commandera une escadre égyptienne lors de la bataille de Salamine en -480, avant d'être renversé et assassiné au début d'une nouvelle révolte en Egypte à la date incertaine, sur laquelle nous reviendrons dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse) et Hystaspès le jeune (qui commandera le contingent bactrien et sace lors de la bataille de Salamine, selon Hérodote, Histoire VII.64), sans qu'on soit sûr de l'ordre de naissance des deux derniers. Notons au passage que Darius a deux frères, Artaban et Artaphernès, qui joueront un grand rôle dans la guerre contre les Grecs (selon Eschyle, cet Artaphernès a joué un rôle dans le putsch de -522 aux côtés de son frère : "Mardis prit le pouvoir le cinquième, opprobre de sa patrie et de ce trône antique, jusqu'au jour où le brave Artaphernès le tua par ruse dans son palais, aidé d'amis unis pour cette tâche", Eschyle, Les Perses 774-777).


Nous avons évoqué l'hypothèse des modernes historiens de la Perse selon laquelle Darius et ses six autres compagnons auraient provoqué ou du moins attisé les troubles ayant porté le Mage Gaumata/Patizéithès au pouvoir : si cette hypothèse est fondée, cela signifie que Darius devenu Grand Roi se trouve dans la situation du pyromane qui doit éteindre l'incendie qu'il a lui-même allumé. Car en effet le début de règne se caractérise par sa violence. Des révoltes éclatent partout chez les peuples soumis, que l'inscription de Béhistun énumère en détail. Les Elamites se soulèvent en premier ("Après que j'eus tué le Mage Gaumata, un nommé “Assina fils d'Upadarma” souleva une rébellion en Elam, disant aux Elamites : “Je suis le roi d'Elam”. Les Elamites devinrent indociles et suivirent cet Assina devenu roi d'Elam", Inscription de Béhustun, colonne 1 ligne 16) : Darius Ier les mâte sans difficulté via un contingent envoyé sur place confié à un tiers ("J'envoyai un représentant en Elam, qui m'apporta Assina enchaîné. Je le tuai", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 17). Une révolte éclate ensuite en Babylonie, conduite par un certain "Nidintu-Bel" ("Un Babylonien nommé “Nidintu-Bel fils de Kin-Zer” souleva une rébellion à Babylone, il mentit au peuple en disant : “Je suis Nebuchadnezzar, fils de Nabonide”. Alors toute le pays de Babylonie se rebella derrière Nidintu-Bel devenu roi de Babylonie", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 16) : Darius Ier intervient personnellement, ce qui suggère qu'elle est plus sérieuse que celle en Elam. Une bataille a lieu sur le fleuve Tigre ("Je marchai rapidement contre Nidintu-Bel, qui se renomma “Nebuchadnezzar”. L'armée de Nidintu-Bel était positionnée sur le Tigre, qui ne présentait aucun gué. Je fis donc traverser sur des peaux gonflées mon armée arrivée sur place par dromadaires et chevaux. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce nous traversâmes le Tigre, puis nous bousculâmes Nidintu-Bel le vingt-sixième jour du mois d'assiyadiya [décembre], nous remportâmes la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 18), puis une autre sur le fleuve Euphrate ("Ensuite je marchai contre Babylone. Mais avant d'atteindre Babylone, Nidintu-Bel qui se renomma “Nebuchadnezzar” s'avança près d'une cité appelée “Zazana”, sur l'Euphrate. Nous bataillâmes. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce je renversai Nitindu-Bel. L'ennemi s'enfuit dans l'eau, qui l'emporta. Le deuxième jour du mois d'anamaka [janvier] nous remportâmes la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 19), qui s'achèvent par la défaite de Nidintu-Bel et de ses comparses ("Nidintu-Bel s'enfuit avec quelques cavaliers vers Babylone. Alors je marchai contre Babylone. Par la grâce d'Ahura-Mazda je pris Babylone et capturai Nidintu-Bel. Je tuai Nidintu-Bel à Babylone", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 1). Pendant que Darius Ier combattait en Babylonie contre ce Nidintu-Bel, d'autres révoltes ont éclaté. L'Elam est à nouveau en rébellion ("Tandis que j'étais à Babylone, ces pays se révoltèrent contre moi : la Perse, l'Elam, la Médie, l'Assyrie, l'Egypte, la Parthie, la Margiane, la Sattagydie et la Scythie", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 22) : le chef des contestataires, un Perse nommé "Martiya" qui réclame l'indépendance de l'Elam ("Un dénommé “Martiya fils de Zinzakris”, originaire d'une cité perse appelée “Kuganaka” se révolta en Elam en disant au peuple : “Je suis Ummanis, roi d'Elam”", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 22), est rapidement réduit à impuissance car la majorité des Elamites refusent de le suivre, instruits des conséquences de leur première révolte ("A cette époque j'étais amical avec l'Elam. Des Elamites prirent peur et, saisissant leur chef Martiya, le tuèrent", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 23). La Médie s'est également soulevée, à l'instigation d'un homonyme de l'ancien roi mède Frauartis/Phraortès dont il revendique l'héritage ("Un Mède nommé “Frauartis” [nom original vieux-perse de "Phraortès"] se révolta en Médie, en disant au peuple : “Je suis Khuakhshathra [nom originel vieux-perse de l'ex-roi mède Cyaxare, fils de Frauartis/Phraortès]”. Les Mèdes qui étaient dans le palais se soulevèrent contre moi et se rangèrent derrière Frauartis, devenu roi des Mèdes", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 24). Darius envoie Vidarna/Hydarnès, l'un des sept, mâter les Mèdes, ce dernier emporte une bataille à laquelle Frauartis/Phraortès ne participe pas ("L'armée perso-mède qui était de mon côté, était petite. J'envoyai en avant un contingent que je confiai au Perse Vidarna [Hydarnès], en lui disant : “Porte un coup violent à ce Mède qui refuse de me reconnaître”. Alors Vidarna marcha rapidement avec les troupes. Arrivé en Médie, près d'une cité que les Mèdes appellent “Marus”, il batailla contre les Mèdes, dont le chef était absent à ce moment. Ahura-Mazda m'aida : par sa grâce mes troupes battirent celles du rebelle. Le vingt-septième jour du mois d'anamaka [janvier], elles remportèrent la bataille. Les troupes m'attendirent dans la région que les Mèdes appellent “Kampanda”, jusqu'à mon entrée en Médie", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 25). Darius Ier, de retour de Babylonie où il a vaincu Nidintu-Bel, vient à l'aide de Vidarna/Hydarnès, une nouvelle bataille s'engage où Frauartis/Phraortès est présent, les Perses gagnent ("Quittant Babylone, j'entrai en Médie. Sur le territoire de Médie, Frauartis [Phraortès] qui se renomma “Khuakhshathra” [Cyaxare] vint contre moi pour provoquer une bataille, qui eut lieu près d'une cité que les Mèdes appellent “Kunduru”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée renversa ce rebelle. Le vingt-cinquième jour du mois d'adukanaisa [avril], nous remportâmes la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 31), Frauartis/Phraortès s'enfuit, mais Darius Ier réussit à le capturer et le condamne à mort ("Frauartis s'enfuit avec quelques cavaliers vers une région que les Mèdes appellent “Rhagai” [aujourd'hui Ray dans la banlieue sud de Téhéran, actuelle capitale de l'Iran]. J'envoyai mon armée à sa poursuite. Frauartis fut capturé et apporté devant moi. Je coupai son nez, ses oreilles et sa langue, je lui pris un œil et le gardai enchaîné devant l'entrée de mon palais pour que le peuple le vît. Puis je le crucifiai dans Ecbatane avec ses proches, je les écorchai et accrochai leurs peaux, et les remplis de paille", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 32). Cette révolte de Médie est brièvement évoquée par Hérodote, qui ne nomme pas Frauartis/Phraortès ("Plus tard, [les Mèdes] regrettèrent leur attitude [leur soumission aux Perses de Cyrus II] et se soulevèrent contre Darius Ier, mais leur soulèvement aboutit à une défaite et ils retombèrent sous le joug", Hérodote, Histoire I.130). L'inscription de Béhistun mentionne une révolte en Arménie qui semble s'être déroulée en même temps que celle de Médie, puisque dans sa deuxième colonne elle évoque le soulèvement de Frauartis/Phraortès lignes 24 et 25, puis cette révolte en Arménie lignes 26 à 30, avant de revenir sur la Médie, sur l'intervention de Darius Ier et la fin de Frauartis/Phraortès dont nous venons de parler lignes 31 et 32. Un mystère plane sur la chronologie : les Arméniens subissent deux campagnes militaires, l'une sous le commandement d'un Arménien nommé "Dadarshi" resté fidèle aux Perses, l'autre sous le commandement d'un Perse nommé "Vaumisa", or l'inscription de Béhistun mentionne bien les jours et les mois des batailles mais pas l'année, on ne sait donc pas si ces deux campagnes ont eu lieu simultanément ou l'une après l'autre. Du côté de Dadarshi, une première bataille tourne au désastre pour les rebelles ("J'envoyai un Arménien nommé “Dadarshi”, mon serviteur, vers l'Arménie, en lui disant : “Porte un coup violent aux révoltés qui refusent de me reconnaître”. Alors Dadashi partit en avant. Quand il entra en Arménie, les rebelles s'assemblèrent et s'avancèrent contre lui pour provoquer une bataille, qui eut lieu en un endroit appelé “Zuzza”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée renversa les rebelles. Le huitième jour du mois de thuravahara [mai], elle remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 26), qui se rassemblent avant de connaître une deuxième défaite dix jours plus tard ("Les rebelles se réunirent une deuxième fois et s'avancèrent contre Dadarshi pour provoquer une bataille, qui eut lieu en un endroit appelé “Tigra”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée renversa les rebelles. Le dix-huitième jour du mois de thuravahara [mai], elle remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 27), et qui sont définitivement anéantis à l'occasion d'une troisième bataille ("Les rebelles se réunirent une troisième fois et s'avancèrent contre Dardashi pour provoquer une bataille, qui eut lieu en un endroit appelé “Uyama”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée renversa les rebelles. Le neuvième jour du mois de thaigacis [juin], elle remporta la bataille. Dadarshi m'attendit en Arménie, jusqu'à mon entrée en Arménie", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 28). Du côté de Vaumisa, une première bataille ("J'envoyai un Perse nommé “Vaumisa”, mon serviteur, vers l'Arménie, en lui disant : “Porte un coup violent aux révoltés qui refusent de me reconnaître”. Alors Dadashi partit en avant. Quand il entra en Arménie, les rebelles s'assemblèrent et s'avancèrent contre lui pour provoquer une bataille, qui eut lieu en Assyrie près d'un endroit appelé “Izala”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée renversa les rebelles. Le quinzième jour du mois d'anamaka [janvier], elle remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 29) puis une seconde ("Les rebelles se réunirent une seconde fois et s'avancèrent contre Vaumisa pour provoquer une bataille, qui eut lieu en Arménie près d'un endroit appelé Autoyara. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée renversa les rebelles. Le neuvième jour du mois de thuravahara [mai], elle remporta la bataille. Vaumisa m'attendit en Arménie, jusqu'à mon entrée en Arménie", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 30) aboutissent au même résultat. C'est ensuite au tour de la Sagartie, province située pour moitié en Médie et pour l'autre moitié en Perse (aujourd'hui le Kurdistan irako-iranien), qui se soulève à l'instigation d'un autochtone se présentant encore comme l'héritier de l'ex-roi de Médie Cyaxare. Son sort sera le même que celui de Phraortès face aux troupes mèdes restées fidèles aux Perses et conduites par un nommé "Takhmaspada" que Darius Ier dirige contre eux ("Un Sagartien nommé “Tissataxma” se rebella contre moi, disant au peuple : “Je suis roi de Sagartie, j'appartiens à la famille de Khuakhshathra [nom originel vieux-perse de l'ex-roi mède Cyaxare]”. J'envoyai en avant un contingent mède en disant au chef le Mède Takhmaspada, mon serviteur : “Porte un coup violent à ce révolté qui refuse de me reconnaître”. Takhmaspada s'avança et combattit contre Tissataxma. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mes troupes battirent ce rebelle, elles capturèrent Tissataxma et me l'amenèrent. Je coupai son nez et ses oreilles, je lui pris un œil et le gardai enchaîné devant l'entrée de mon palais pour que le peuple le vît. Puis je le crucifiai dans Arbèles", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 33). Les Parthes et les Hyrcaniens se sont également révoltés, prenant le parti de Frauartis/Phraortès : Darius Ier envoie son père Hystaspès contre eux, celui-ci remporte une première bataille ("Les Parthes et les Hyrcaniens se révoltèrent contre moi et se déclarèrent du côté de Frauartis [Phraortès]. Mon père Vishtaspa [Hystaspès] était en Parthie, le peuple l'abandonna et devint indocile. Alors Vishtaspa marcha au devant d'eux avec ses troupes restées fidèles. Il batailla contre les Parthes près d'une cité parthe appelée “Vispauzati”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce son armée battit les rebelles. Le deuxième jour du mois de viyaxana [février], il remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 2 ligne 35), puis une seconde après avoir reçu des renforts ("J'envoyai une armée perse vers Rhagai [Ray en Iran] pour aider Vishtaspa [Hystaspès]. Cette armée l'ayant rejoint, Vishtaspa marcha au devant des rebelles pour provoquer une bataille, qui eut lieu près d'une cité parthe appelée “Patigrabana”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce Vishtaspa battit les rebelles. Le premier jour du mois de garmapada [juillet], il remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 36). La révolte éclate en Margiane. Darius Ier y envoie un de ses proches nommé "Dadarshi", qu'il présente comme un Perse : s'agit-il du "Dadarshi" d'origine arménienne resté fidèle aux Perses, qui a conduit l'une des deux campagnes victorieuses contre les révoltés arméniens, que Darius Ier aurait récompensé en le naturalisant perse ? L'inscription de Béhistun précise qu'au moment de ce soulèvement de la Margiane, ce Dadarshi est satrape en Bactriane : c'est l'une des deux plus anciennes occurrences connues à ce jour du mot "satrape". Les Margiens rebelles sont rapidement écrasés ("Le pays de Margiane se souleva contre moi. Un Margien nommé “Frada” en prit la tête. J'envoyai contre lui le Perse Dadarshi, mon serviteur, qui était satrape en Bactriane, en lui disant : “Porte un coup violent à ce rebelle qui refuse de me reconnaître”. Dadarshi s'avança avec l'armée et batailla contre les Margiens. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée battit ce rebelle. Le vingt-troisième jour du mois d'assiyadiya [décembre], elle remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 38). La révolte gagne la Perse même, où un certain "Vahyazdata" prétend être le vrai Bardiya/Smerdis, comme naguère le Mage Gaumata ("Un nommé “Vahyazdata” originaire de la cité de Tarava, dans la région perse de Vautiya, provoqua un second trouble en Perse [le premier trouble étant l'usurpation du Mage Gaumata récemment tué par les sept] en disant au peuple : “Je suis Bardiya, le fils de Cyrus II”. Certains Perses du palais cessèrent de me faire allégeance, se révoltèrent contre moi et se rangèrent derrière Vahyazdata, devenu roi de Perse", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 40). Darius Ier envoie une moitié de son armée contre l'usurpateur, tandis que lui-même avec l'autre moitié prend la direction de la Médie, sans doute parce qu'il craint que les Mèdes se soulèvent à nouveau en profitant de ces troubles en Perse. Vahyazdata est battu dans une première bataille ("J'engageai les Perses et les Mèdes m'étant restés fidèles. Je donnai le Perse Artavardiya, mon serviteur, pour chef à une partie de l'armée, l'autre partie vint avec moi en Médie. Artavardiya s'avança avec l'armée en Perse, contre Vahyazdata qui se renomma “Bardiya”, pour provoquer une bataille qui eut lieu près de la cité perse de Rakha. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée battit celle de Vahyazdata. Le dixième jour du mois de thuravahara [mai], elle remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 41) puis dans une seconde ("Vahyazdata s'enfuit avec quelques cavaliers vers Pishiyauvada. Puis, quittant cette place, il avança une armée pour provoquer une seconde bataille contre Artavardiya, qui eut lieu près d'une montagne appelée “Parga”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée battit celle de Vahyazdata. Le cinquième jour du mois de garmapada [juin], elle remporta la bataille. Vahyazdata et ses partisans furent capturés", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 42), et est exécuté ("Je crucifiai Vahyazdata et ses partisans dans la cité perse d'Uvadaicaya", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 43). Dans le prolongement de cette révolte en Perse, on assiste à une autre révolte en Arachosie, contre un nommé "Vivana" qualifié de "satrape" : c'est la seconde ancienne occurrence connue à ce jour du mot "satrape". Les troupes perses qui viennent d'anéantir Vahyazdata interviennent, battent les rebelles arachosiens une première fois ("Ce Vahyazdata qui se renomma “Bardiya” avait envoyé des hommes en Arachosie contre le Perse Vivana, mon serviteur, satrape en Arachosie, en nommant l'un d'eux comme chef et en lui disant : “Porte un coup violent contre Vivana qui reconnaît l'autorité de Darius”. Ces troupes que Vahyazdata avait envoyées marchèrent contre Vivana pour provoquer une bataille, qui eut lieu près de la forteresse de Kapisa-Kani. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée battit ces rebelles. Le treizième jour du mois d'anamaka [janvier], elle remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 45) puis une seconde ("Les rebelles s'assemblèrent et s'avancèrent une seconde fois contre Vivana pour provoquer une bataille, qui eut lieu en un endroit appelé “Gandutava”. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce mon armée battit les rebelles ; Le septième jour du mois de viyaxana [février], elle remporta la bataille", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 46), avant d'être ruinés à leur tour ("Le chef de ces troupes que Vahyazdata avait envoyées contre Vivana s'enfuit avec quelques cavaliers vers la forteresse arachosienne d'Arsada. Vivana avança rapidement à leur poursuite, il les saisit et les tua", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 47). Une deuxième révolte éclate en Babylonie, sous l'action d'un Arménien nommé "Arakha", qui se prétend héritier de l'ex-roi babylonien Nabonide ("Tandis que j'étais en Perse et en Médie, les Babyloniens se révoltèrent contre moi une seconde fois. Un Arménien nommé “Arakha fils d'Haldita”, dans la région de Dubala, mentit au peuple en leur disant : “Je suis Nebuchadnezzar, le fils de Nabonide”. Les Babyloniens se soulevèrent contre moi et se rangèrent derrière Arakha, devenu roi de Babylone", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 49). Vidafarna/Intaphernès, un des sept, s'y rend et anéantit cet Arakha ("J'envoyai une armée vers Babylone. Je nommai le Perse Vidafarna [Intaphernès], mon serviteur, comme chef en lui disant : “Porte un coup violent contre ce Babylonien qui refuse de me reconnaître”. Vidafarna avança avec l'armée vers Babylone. Ahura-Mazda m'aida, et par sa grâce Vidafarna battit les Babyloniens et retourna le peuple. Le vingt-deuxième jour du mois de markasana [novembre], Arakha fut capturé avec ses partisans. J'ai fait un décret disant : “Qu'Arakha et ses partisans soient crucifiés à Babylone”", Inscription de Béhistun, colonne 3 ligne 50).


Dans l'inscription de Béhistun, Darius Ier s'enorgueillit d'avoir réprimé toutes ces révoltes en moins d'un an, donc entre septembre -522 (date du putsch) et septembre -521, et d'avoir renversé les neuf "rois" qui en étaient à l'origine ("Après être devenu roi, je remportai dix-neuf batailles en une unique année, par la grâce d'Ahura-Mazda je renversai neuf rois et les capturai", Inscription de Béhistun, colonne 4 ligne 52 ; les neuf "rois" évoqués sont Gaumata le Mède tué en septembre -522, l'Elamite Assina responsable du premier soulèvement de l'Elam, le Babylonien Nidintu-Bel responsable du premier soulèvement de Babylonie, le Perse Martiya responsable du deuxième soulèvement de l'Elam, le Mède Frauartis/Phraortès responsable du soulèvement de la Médie, le Sagartien Tissataxma, le Margien Frada, le Perse Vahyazdata, enfin l'Arménien Arakha responable du deuxième soulèvement de Babylonie). En réalité, la même inscription de Béhistun laisse penser que ces rebelles sont davantage des chefs de clans locaux que des véritables rois (d'où leur insistance à clamer leur soi-disant lignage avec les anciens dynastes déchus, pour tenter de se parer d'une légitimité qu'ils n'ont naturellement pas), et que les combats mentionnés se sont étalés sur plusieurs années. Surtout, on constate que ces combats ne sont pas motivés par des revendications nationales, mais par des revendications hiérarchiques. Au premier abord, on pourrait croire que ces troubles qui essaiment partout sont le fruit de la rivalité entre Perses et Mèdes, les seconds, anciens maîtres des premiers, n'ayant pas supporté le meurtre de leurs compatriotes mages au moment du putsch : nous avons vu que la révolte d'Arménie s'insère dans celle de la Médie, que les lointains parthes et hyrcaniens se disent "partisans de Frauartis/Phraortès" le chef de la révolte mède, que Tissaxmata le chef de la révolte en Sagartie se place dans la lignée de Khuakhshathra/Cyaxare l'ancien roi mède, et si Darius Ier se rend en Médie avec une moitié de l'armée tandis qu'il charge son lieutenant Artavardiya de mâter la révolte en Perse (à l'origine de celle en Arachosie) avec l'autre moitié de l'armée, c'est parce qu'il craint que les Mèdes profitent de ce soulèvement en Perse pour se soulever eux-mêmes à nouveau. Mais une étude plus approfondie montre qu'une telle conclusion est fausse. Car en effet c'est un Mède (Takhmaspada) qui aide Darius Ier à réprimer la révolte en Sagartie, et c'est un Arménien (Dadarshi) qui l'aide encore à réprimer la révolte en Arménie (autrement dit, il s'agit autant d'une guerre civile entre Arméniens qu'une guerre entre dominants perses et dominés arméniens). Et c'est un Perse (Martiya) qui conduit la deuxième révolte en Elam, et c'est un Arménien (Arakha) qui conduit la révolte en Perse. Les meneurs de tous ces soulèvements ne sont pas des patriotes qui s'engagent par haine de l'occupant perse, mais des gens qui ne sont pas ou qui ne veulent pas être personnellement proches du roi. Ceux qui se battent contre Darius Ier n'ont aucun privilège, aucun bien, parce que Darius Ier ne leur a rien donné, et ne leur a même pas accordé l'honneur d'être à ses côtés. Ceux qui se battent pour Darius Ier au contraire savent tout ce qu'ils perdront si Darius Ier, qui leur a donné des biens et des titres, est renversé. En résumé les révoltés refusent non pas la domination perse, mais la politique gouvernementale que Darius Ier instaure, la même que celle que Louis XIV bien des siècles plus tard appliquera à Versailles.


Penchons-nous sur le détail de cette nouvelle politique. Du temps de Cyrus II et de Cambyse II, le roi de Perse demeurait un roi ordinaire, en l'occurrence celui de la communauté et du territoire perses, qui ajoutait à ce titre celui de roi de chacun des pays conquis : ainsi Cyrus II était en même temps roi de Perse, roi de Médie, roi de Lydie, roi de Babylonie, etc., de même que Cambyse II qui a ajouté roi d'Egypte à cette liste. Darius Ier invente un nouveau titre, celui de "Grand Roi" avec "G" et "R" majuscules, équivalent du mot moderne "Empereur", c'est-à-dire un super-roi au-dessus des grands rois avec "g" et "r" minuscules ("Je suis Darius, le Grand Roi, roi des rois, roi de Perse, roi des pays, fils d'Hystaspès, petit-fils d'Arsamès l'Achéménide", Inscription de Behistun, colonne 1 ligne 1 ; "Je suis Darius, le Grand Roi, roi des rois, rois des pays contenant tous types d'hommes", Epithaphe du tombeau de Darius Ier à Naqsh-e Rostam, ligne 3 ; les spécialistes de l'Histoire de la Perse mettent commodément une majuscule à "Grand" et à "Roi" pour bien signifier qu'il s'agit d'un titre et non plus d'un simple qualificatif comme du temps de Cyrus II et de Cambyse II : le qualificatif "Grand" doit être compris comme synonyme de "Suprême, Ultime", c'est un titre qui deviendra l'objet de fascination et de convoitise pour tous les successeurs hégémoniques des Perses, les Grecs d'abord qui l'helléniseront en "Mégas/Mšgaj" en l'appliquant à Alexandre et à Antiochos III, les Romains ensuite qui le latiniseront en "Magnus" en l'appliquant à Pompée). Le roi de Perse devient le gérant d'une immense zone d'influence perse, ou, pour reprendre le terme que nous venons d'employer, d'un "Empire" perse, les deux termes "zone d'influence" et "empire" étant synonymiques en grec. Le mot "emporos/™mpÒroj" en grec est un dérivé de "poros/pÒroj", qui signifie "passage, voie de communication, chemin". En français, "poros" a donné le mot "pore", qui désigne les petits trous dans la peau par lesquels sort la sueur et entre l'oxygène, autrement dit les "passages" entre l'intérieur du corps et l'extérieur. Le même mot grec a aussi donné l'adjectif "poreux" en français, qui qualifie une matière ou une substance laissant passer des éléments du dedans vers le dehors et du dehors vers le dedans. Un "emporos/™mpÒroj", à l'origine, est simplement une place de commerce qui sert à écouler des marchandises depuis un lieu A vers un lieu B, ou depuis un lieu B vers un lieu A, un adjectif désignant simplement "tout lieu permettant la circulation des marchandises", ou littéralement "tout ce qui passe dans/™n un poros/pÒroj" : ce mot a donné "port" en français via le latin "portus". Progressivement, le mot perdra son sens commercial pour désigner plus généralement un lieu permettant la diffusion non seulement des marchandises, mais aussi de la langue, des mœurs, de la culture d'une communauté dominante vers une communauté dominée, en l'occurrence la culture perse vers les peuples soumis (au milieu du Vème siècle av. J.-C., Périclès reprendra pour sa cité d'Athènes cette politique impériale, transformant la Ligue de Délos en un marché global sous l'autorité politique et intellectuelle d'Athènes, comme nous le verrons dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans). Darius Ier donne à cet Empire perse une religion, celle d'Ahura-Mazda le dieu du Bien glorifié par le prophète Zarathoustra ("Par la grâce d'Ahura-Mazda je suis roi, Ahura-Mazda m'a élevé à la royauté", Inscription de Behistun, colonne 1 ligne 5 ; "Ahura-Mazda, le grand Dieu créateur de la terre et du ciel, créateur de l'homme, créateur du bonheur pour l'homme, a fait roi Darius", Epithaphe du tombeau de Darius Ier à Naqsh-e Rostam, ligne 1 ; "Ce qui a été fait, je l'ai fait par la volonté d'Ahura-Mazda. Ahura-Mazda m'a apporté son aide pour que j'accomplisse le travail. Qu'Ahura-Mazda me protège du mal, ainsi que ma maison royale et cette terre", Epithaphe du tombeau de Darius Ier à Naqsh-e Rostam, ligne 5), qui restera la religion officielle impériale jusqu'à l'invasion d'Alexandre le Grand au IVème siècle av. J.-C., dont nous avons vu précédemment qu'elle n'est peut-être qu'une spiritualisation de la politique universaliste de Cyrus II. Nous avons vu que Cyrus II sur son tombeau de Pasargades s'est représenté doté de quatre ailes, vêtu d'une robe élamite et couvert d'un hemhem : sur toutes les représentations ultérieures de Faravahar l'ange gardien du zoroastrisme, par exemple sur le frontispice de l'Inscription de Behistun, on retrouvera les mêmes quatre ailes et la même robe élamite, la tiare perse remplaçant le hemhem égyptien. L'unité de l'Empire perse est symbolisée par une capitale unique, fondée à dessein dans l'actuelle plaine de Marvdacht à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Shiraz dans la province iranienne du Fars, où se trouvent Anshan et Pasargades, baptisée "Parsa" en vieux-perse, qui sera traduit en "Persépolis/Persšpolij" en grec (littéralement la "Cité/PÒlij des Perses"). Dans les territoires de l'Empire, le titre de "roi" est remplacé par celui de "satrape", qui existait avant Darius Ier, mais qui n'avait pas alors la même définition. Le mot "satrape/satr£phj" est une hellénisation du vieux-perse "kshathrapavan" signifiant simplement "protecteur du pouvoir" : à l'origine, un satrape n'est qu'un représentant du roi, un fonctionnaire parmi d'autres qui n'est nullement attaché à un territoire. Nous avons vu que les deux plus anciennes occurrences connues de ce mot, dans l'inscription de Béhistun, se rapportent à deux hommes chargés d'une tâche militaire et non pas d'une tâche gouvernementale : Dadarshi est satrape "en" Bactriane et non pas satrape "de" Bactriane, de même Vivana est satrape "en" Arachosie et non pas satrape "d'"Arachosie, l'un et l'autre ont pour mission de réprimer la révolte en Bactriane et en Arachosie puis de revenir vers Darius Ier après avoir remis la Bactriane et l'Arachosie dans le rang, leur charge de satrape ne leur confère aucune autonomie de décision, ils appliquent la décision du roi, ils ne sont que des relais entre le roi et la population du territoire qui doit se soumettre. Darius Ier modifie cette fonction : le kshathrapavan/satrape, "protecteur du pouvoir", sera désormais attaché à un territoire sur lequel il exercera son autorité personnelle aussi librement qu'anciennement les rois vaincus par Cyrus II et Cambyse II, il aura toutes lattitudes militaires pour y maintenir l'ordre, il disposera de ses propres troupes, il gérera sa trésorerie à son gré. La seule contrepartie que Darius Ier impose à ces nouveaux satrapes, est qu'ils doivent lui envoyer chaque année un tribut à Persépolis sous peine d'être destitués ("Tous les ans, le Grand Roi passe en revue les troupes mercenaires et les mobilisés dans le lieu indiqué pour le rassemblement, seules les garnisons en sont exemptées. Le Grand Roi inspecte en personne les troupes voisines de sa résidence, et confie l'inspection de celles qui en sont éloignées à des officiers dévoués. Les commandants de places, les chiliarques, les satrapes dont les troupes sont complètes, les escadrons bien montés, les bataillons bien armés, sont comblés d'honneurs et de biens. Au contraire les gouverneurs territoriaux qui ne surveillent pas les commandants de garnisons, ou qui se rendent coupables de malversations, sont punis sévèrement, cassés et remplacés. […] S'il constate qu'une province est habitée, bien cultivée, enrichie de toutes les plantations et productions dont le sol est susceptible, il agrandit le territoire du gouverneur, il le comble de présents, il lui accorde une place d'honneur à sa Cour, si au contraire il voit un pays inculte et peu peuplé, que ce soit à cause de ses vexations ou de sa négligence, il punit sévèrement le gouverneur, le destitue et le remplace", Xénophon, Economique 4). Les spécialistes ne sont pas d'accord entre eux sur le nombre de satrapies créées par Darius Ier. Hérodote en compte vingt ("Darius Ier partagea son empire en vingt gouvernements, qu'on appelle là-bas “satrapies”. A la tête des provinces ainsi délimitées, il mit un gouverneur, puis il fixa le tribut que devait lui verser chaque nation, en rattachant à une nation donnée les populations limitrophes, ou encore sans tenir compte de la proximité, en groupant certains peuples avec d'autres plus éloignés", Hérodote, Histoire III.89), dont il détaille le montant des tributs aux paragraphes 90 à 94 livre III de son Histoire. De son côté, l'inscription de Béhistun vers -520 en compte vingt-trois ("Voici les pays qui me sont sujets, ceux dont je suis devenu roi par la grâce d'Ahura-Mazda : la Perse, l'Elam, la Babylonie, l'Assyrie, l'Arabie, l'Egypte, les pays de la mer, la Lydie, la Grèce, la Médie, l'Arménie, la Cappadoce, la Parthie, la Drangiane, l'Arie, la Chorasmie, la Bactriane, la Sogdiane, le Gandhara, la Sacie, la Sattagydie, l'Arachosie, le Makran, vingt-trois pays en tout", Inscription de Béhistun, colonne 1 ligne 6). Contradictoires sur le nombre (qui semble de toute façon moins élevé que celui des divisions territoriales du temps de Cyrus II : selon le livre de Daniel, qui évoque de façon romancée la conquête de Babylone par les Perses en octobre -539, Cyrus II a eu cent vingt provinces sous ses ordres ["Darius [erreur grossière sur le nom du conquérant : ce n'est pas Darius mais Cyrus II qui a conquis Babylone] créa cent vingt satrapies dans tout l'empire, à la tête desquelles il nomma des hommes pour représenter son autorité", Daniel 6.2] ; ce nombre de cent vingt est sans doute proverbial, il signifie simplement que ces provinces étaient très nombreuses, comme en français nous disons qu'un problème comporte trente-six solutions pour signifier simplement que ces solutions sont nombreuses mais pas précisément au nombre de trente-six), ces deux sources le sont également sur le nom des satrapies : l'inscription de Béhistun, dans le passage que nous venons de citer, désigne la Grèce et la Scythie comme des satrapies, alors que ces deux territoires n'ont jamais fait parti de l'Empire perse et n'en feront jamais parti, c'est particulièrement vrai de la Grèce dont le présent paragraphe raconte justement la relation conflictuelle avec les Perses. Hérodote quant à lui s'empresse de dire qu'à sa liste de vingt satrapies il faut ajouter les territoires d'Ethiopie, d'Arabie et de Colchide, dont les populations gardent leurs gouvernements autochtones mais qui sont contraintes d'offrir régulièrement des cadeaux au Grand Roi dont le montant est aussi élevé que les tributs imposés aux satrapies ("Les peuples suivants n'avaient pas à verser de tribut, mais présentaient des cadeaux au Grand Roi. Tout d'abord les Ethiopiens voisins de l'Egypte, soumis par Cambyse II lors de son expédition contre les Ethiopiens Longues-Vies [...]. Tous les deux ans, aujourd'hui encore, ces deux peuples envoient ensemble au Grand Roi deux chénices d'or brut, deux cents troncs d'ébène, cinq jeunes garçons et vingt défenses d'éléphants. Ensuite les Colchidiens, qui avaient eux-mêmes fixé leur contribution, ainsi que leurs voisins jusqu'au Caucase : tous les quatre ans, aujourd'hui encore, ces peuples envoient au Grand Roi les présents qu'ils lui avaient consentis, cent garçons et cent filles. Enfin, les Arabes lui envoyaient chaque année mille talents d'encens. Tels étaient, en dehors du tribut, les présents adressés par ces peuples au Grand Roi", Hérodote, Histoire III.97), en d'autres termes la distinction est aussi difficile à établir entre peuples tributaires (intégrés à des satrapies) et peuples donateurs (hors des satrapies, aux frontières de l'Empire perse) qu'elle le sera au XIXème siècle entre colonies (dont les populations devront supporter la présence de troupes coloniales britanniques ou françaises sur leur sol, gouvernés par un équivalent satrapique nommé directement par Londres ou par Paris) et protectorats (dont les populations seront en théorie indépendantes et gouvernées par un dynaste autochtone, mais fortement encouragées à suivre les conseils de Londres ou de Paris sous peine de voir les troupes britanniques ou françaises stationnées à leurs frontières les envahir). Pour notre part, nous avons du mal à penser qu'au cours des presque deux siècles d'existence de l'Empire perse, le nombre et le nom des satrapies aient pu demeurer rigoureusement le même : nous inclinons plutôt à croire qu'ils ont évolué en fonction des aléas politiques et militaires, comme évoluent depuis 1789 le nombre, le nom et les divisions cantonales des départements français. Par exemple, Hérodote au paragraphe 90 livre III de son Histoire dit bien que Darius Ier crée une satrapie d'Ionie ("Les Ioniens, les Magnètes d'Asie, les Eoliens, les Cariens, les Lyciens, les Milyens et les Pamphyliens, qui ne versaient ensemble qu'un seul tribut, envoyaient au Grand Roi quatre cents talents d'argent") et une satrapie de Lydie ("Les Mysiens, Lydiens, Lasoniens, Cabaliens, Hytennéens, versaient cinq cents talents"), et effectivement, au moment de l'invasion de la Grèce par Xerxès Ier en -480, Artaphernès le frère de Darius Ier sera clairement désigné comme le satrape de Lydie tandis qu'Hydarnès le jeune, fils de Vidarna/Hydarnès l'un des sept, sera désigné par Hérodote comme "stratège des peuples de la côte maritime d'Asie", formule que nous considérons comme une périphrase employée à la place de "satrape d'Ionie" (car si Hydarnès le jeune n'est pas satrape d'Ionie, les "peuples de la côte maritime d'Asie" doivent être naturellement sous l'autorité d'Artaphernès le satrape de Lydie). Or, après la bataille de Mycale en -479, et après les différentes batailles de libération ionienne jusqu'à la victoire de l'Eurymédon en -470, cette satrapie d'Ionie sera dissoute, la paix de Callias II imposant au Grand Roi de ne plus avancer ses troupes à moins d'une journée de cheval de la côte (nous reviendrons sur ces événements dans notre second paragraphe sur la guerre contre la Perse). A l'inverse, l'épitaphe du tombeau de Darius Ier à Naqsh-e Rostam, réalisée bien après l'inscription de Béhistun, monte le nombre de satrapies jusqu'à vingt-huit, parce qu'elle mentionne les territoires que Darius Ier a conquis entre son accession au pouvoir en -522 et sa mort en -486 ("Par la faveur d'Ahura-Mazda, les pays suivants en dehors de la Perse sont ceux que j'ai pris et sur lequel j'ai régné, ils m'ont versé un tribut, ils ont fait ce que je leur ai ordonné, ma loi les a tenus fermement : Médie, Elam, Parthie, Arie, Bactriane, Sogdiane, Chorasmie, Drangiane, Arachosie, Sattagydie, Gandhara, Sind, Amyrgie, Scythes aux chapeaux pointus, Babylonie, Assyrie, Arabie, Egypte, Arménie, Cappadoce, Sardes, Ionie, les Scythes de Skudra de l'autre côté de la mer, les Ioniens portant le petasos, Libye, Ethiopie, Makie, Carie", Epithaphe du tombeau de Darius Ier à Naqsh-e Rostam, ligne 3), notamment la satrapie européenne de Skudra créée à la suite de l'expédition contre les Scythes en Europe sur laquelle nous nous attarderons bientôt. Cette politique territoriale témoigne de l'intelligence de Darius Ier. Car paradoxalement, en accordant l'autonomie civile et militaire à ces satrapes, il les endette, les oblige, les domine : si, parmi la vingtaine de satrapes disséminés aux quatre coins de l'Empire, un ou deux manifestent une velléité d'indépendance, le Grand Roi peut dresser contre ce ou ces satrapes retors les dix-huit ou dix-neuf autres, d'autant plus aisément qu'il devient infiniment plus riche que chacun de ces vingt satrapes puisque chacun d'eux doit lui envoyer annuellement un tribut pour conserver son statut de satrape. Il s'agit vraiment, nous l'avons dit, d'une politique versaillaise : comme Louis XIV plus tard dans son palais de Versailles, Darius Ier resserre et contrôle la noblesse autour de sa personne dans son palais de Persépolis, en distribuant à sa convenance des marques de distinction qui ont l'apparence de cadeaux mais qui en réalité sont des chaînes pour qui les reçoit. Comme les soi-disant privilèges accordés par Louis XIV à ses barons, les soi-disant honneurs qu'accorde Darius Ier à ses satrapes ne leur apportent rien, sinon la satisfaction momentanée de leur vanité ("Théophraste, dans le livre Sur la royauté qu'on lui attribue (certains prétendent que ce livre est l'œuvre de Sosibios dont Callimaque a célébré la victoire dans une élégie), dit que les Grands Rois de Perse font promettre, à son de trompe, une grande somme d'argent à qui aura imaginé le moyen de leur procurer un nouveau plaisir", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes IV.25). Par exemple, Polyen nous apprend qu'au moment du putsch d'octobre -522, les sept en signe de reconnaissance se sont entendus pour porter une tiare penchée sur le devant de la tête ("Darius et les autres Perses de sa ligue, résolus à attaquer les Mages la nuit, tombèrent d'accord pour suivre Darius qui leur conseillait, afin de se reconnaître tous sept dans l'obscurité, de faire sur le front le nœud qui liait la tiare, au lieu de le faire comme d'habitude derrière la tête. Ainsi le seul toucher pourrait servir de reconnaissance au milieu des ténèbres", Polyen, Stratagèmes, VII, 11.2) : en mémoire de cette action, Darius Ier accorde aux descendants de ses six compagnons le "privilège" de porter désormais la tiare de cette façon ("Les sept Perses qui firent périr les Mages obtinrent pour eux et pour leurs descendants de porter la tiare penchée sur le devant de la tête, distinction qu'ils avaient adoptée entre eux lors de l'exécution de leur complot", Plutarque, Préceptes politiques), mais on voit bien que ce "privilège" n'apporte rien à leurs bénéficiaires sinon la satisfaction de leur petit ego, comme plus tard à Versailles le port de la perruque ou le port de la jarretière (au Vème siècle av. J.-C., Aristophane moquera ce "privilège" en disant qu'il fait ressembler les descendants des putschistes autour du Grand Roi à des vulgaires coqs de basse-cour : "“Je citerai d'abord le coq, qui était tyran et commandait aux Perses avant tous les Darius et les Mégabaze, et qu'on appelle « oiseau de Perse » en raison de cette antique souveraineté.” “C'est donc pour cela que maintenant encore, pareil au Grand Roi, il fait des grands pas et seul parmi tous les autres oiseaux porte un bonnet pointu dressé [c'est-à-dire la crête, qui évoque la tiare portée par les putschistes]", Aristophane, Les oiseaux 483-487). De même, nous avons vu que le tombeau de Naqsh-e Rostam rappelle que Gaubaruva/Gobryas et Ardumanis/Aspathinès ont le "privilège" d'être les gardes personnels de Darius Ier, mais c'est un "privilège" qui au fond ne leur apporte rien sinon, comme plus tard aux barons versaillais, de pouvoir s'enorgueillir de porter la traîne royale les jours de fêtes et de nettoyer le royal pot de chambre les jours ordinaires. Comme plus tard le château et le parc de Versailles financés par les impôts prélevés sur la baronnie française, Persépolis financée par le tribut prélevé sur les satrapes symbolise la toute-puissance du souverain sur l'univers, qu'il organise à sa guise : grâce au tribut, il peut enrichir son "pairadaida/par£deisoj" ("parc" en vieux-perse) de tous les végétaux et tous les animaux de l'Empire, bâtir des édifices somptueux (non seulement à Persépolis, mais aussi à Ecbatane, à Suse, à Babylone, comme plus tard Louis XIV à Fontainebleau, à Compiègne, à Marly-le-Roi : "Les premiers hommes dont l'Histoire célèbre la vie fastueuse furent les Perses, dont les Grands Rois passaient l'hiver à Suse, l'été à Ecbatane […], l'automne à Persépolis et le reste de l'année à Babylone", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.8) dans lesquels seront servis les mets les plus rares et les plus lointains ("Voici ce que dit Dinon dans Persika : “Sur la table du Grand Roi, on dépose habituellement devant lui toutes les délicatesses que produisent les pays sur lesquels il exerce sa domination, les premiers fruits de chacun”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XIV.18 ; selon Strabon, le raffinement de cette cuisine royale conduira les Grands Rois à devenir outrancièrement exigeants : "L'excès des richesses finit par jeter les Grands Rois de Perse dans tous les raffinements de la mollesse : on les vit par exemple ne plus consommer d'autre froment que celui d'Assos en Eolide, d'autre vin que le meilleur chalybonien de Syrie, d'autre eau que celle du fleuve Eulaios sous prétexte qu'elle est plus légère qu'aucune autre et qu'une cotyle attique remplie de cette eau pèse une drachme de moins que la même mesure remplie d'une autre eau", Strabon, Géographie, XV.3.22), entretenir une Garde royale d'apparat (les Mille, sélectionnés parmi les Immortels), et impressionner le commun des mortels par un luxe encore jamais vu dans l'Histoire ("Héraclide de Kymè, dans le livre I de ses Persiques, dit : “Trois mille femmes le côtoient. Toute la journée elles dorment, car elles doivent rester éveillées toute la nuit, au cours de laquelle elles chantent et jouent de la harpe à la lueur des torches, et œuvrent comme concubines pour le Grand Roi [texte manque] par la cour des porteurs de pommes, qui constituent sa garde du corps, dont les lances se terminent par des pommes d'or : tous originaires de Perse, ils sont mille, et recrutés au sein des dix mille Perses que l'on surnomme « lmmortels ». C'est au milieu de cette cour que le Grand Roi se déplace, après que l'on ait pris soin de jeter sur le sol des tapis de Sardes, tapis que nul homme excepté le prince n'a le droit de fouler. Une fois parvenu à la dernière cour, il se dresse sur son char ou monte à cheval. Nul ne l'a jamais vu marcher hors des limites de son palais. Quand il part chasser, son harem l'accompagne. Le trône sur lequel il siège pour diriger les affaires de son empire est en or, il est entouré de quatre colonnes également en or et incrustées de pierres précieuses, enfin une ample étoffe de pourpre brodée recouvre la totalité du trône”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.8 ; "Dans le livre V de son Histoire d'Alexandre le Grand, Charès de Mytilène écrit : “Les Grands Rois de Perse ont une propension au luxe telle que, près de la couche royale, on trouve au niveau la tête du souverain une salle du Trésor contenant cinq lits où sont entassés près de cinq milles talents de pièces d'or, et au niveau des pieds un second appartement appelé le « Marchepied du Grand Roi » enfermant trois lits et trois mille talents d'argent. Quant à la chambre à coucher elle-même, on y voit une vigne d'or sertie de pierreries, dont les enlacements s'élèvent au-dessus du lit”. Amyntas affirme dans ses Itinéraires que cette vigne étrange présentait des grappes ornées des pierres les plus précieuses qui soient. A proximité, était posé un cratère entièrement en or réalisé par Théodoros de Samos", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.8). Mais surtout, le tribut garantit la permanence de la possession de l'eau par le Grand Roi, qui s'assure par ce moyen le droit de vie et de mort sur des régions entières qu'il peut abreuver ou assécher à sa guise (pour l'anecdote, cette politique terrienne pousse les peuples à creuser des puits ou "qanats", équivalent des aqueducs dans le monde grec puis romain, qui sauveront Antiochos III contre le roi de Parthie Arsacès II-Artaban Ier lors de sa traversée du désert en bordure de l'Elbourz en -209, lors de sa longue campagne en Orient : "Arsacès II s'attendait à voir le roi [Antiochos III] avancer jusque dans cette région [des Portes caspiennes : passage non localisé précisément dans le voisinage de l'actuelle Téhéran en Iran], tout en demeurant sûr qu'il ne se risquerait pas à traverser avec une armée aussi nombreuse la zone désertique qui suit. Mais, si l'eau n'y apparaît effectivement nulle part à la surface du sol, des canalisations souterraines existent, alimentant des citernes dont l'emplacement est ignoré de ceux qui ne connaissent pas le pays. Une tradition authentique transmise par les habitants rapporte que les Perses, à l'époque où ils étaient les maîtres de l'Asie, accordaient pour cinq générations le droit de cultiver des terres arides à ceux qui parviendraient à les irriguer. Comme les eaux coulent partout en abondance sur les pentes du Taurus [erreur de Polybe, qui croit comme beaucoup d'autres auteurs antiques que les monts du Taurus et du Caucase forment une ligne continue avec l'Elbourz, l'Hindou-Kouch et l'Himalaya], les autochtones au prix de grandes dépenses et de rudes travaux amenèrent cette eau de très loin en creusant des canaux souterrains, de sorte que ceux qui utilisent encore cette eau aujourd'hui ne savent plus où commencent ces canalisations. Quand Arsacès II vit que le roi s'engageait dans cette zone désertique, il entreprit de combler ou de détruire les citernes. Informé de ceci, Antiochos III envoya vers l'avant Nicomédès avec mille cavaliers. Celui-ci constata qu'Arsacès II s'était retiré avec son armée, mais il surprit des cavaliers en train de détruire des canalisations en les perçant : il fonça sur eux, les contraignit à faire demi-tour et à prendre la fuite. Puis il rejoignit Antiochos III qui, après avoir traversé la zone désertique, atteignit Hécatompyles [site archéologique en bordure de la route reliant les actuelles villes de Semnan et Damghan en Iran]", Polybe, Histoire, X, fragment 28.1-4). Le tribut est autant une marque d'allégeance au Grand Roi, qu'un moyen pour ce dernier de signifier en permanence sa suprématie ("Il existe d'autres particularités, que relate Polyclète, qui mériteraient d'être rangées parmi les coutumes nationales de la Perse. A Suse par exemple, dans la citadelle, chaque roi se fait construire un bâtiment séparé avec trésor et magasins de dépôt, destiné à recevoir les tributs levés pendant son règne, et devant rester comme un monument de son administration. C'est en argent que se perçoivent les tributs des provinces maritimes, mais dans l'intérieur l'impôt se paie en nature avec les produits de chaque province, substances tinctoriales, drogues, crins, laine, etc., voire en têtes de bétail. Polyclète ajoute que l'organisateur de l'impôt en Perse fut Darius Ier. En général l'or et l'argent sont convertis en pièces d'orfèvrerie, et l'on n'en monnaye que la moindre partie. On juge que ces métaux précieux, artistement travaillés, ont meilleure grâce d'être offerts en cadeau ou de figurer dans les trésors et dans les dépôts royaux, qu'il est d'ailleurs inutile d'avoir en monnaies d'or et d'argent davantage que le strict nécessaire et qu'il est plus pertinent d'en faire frapper de nouvelles au fur et à mesure des dépenses", Strabon, Géographie, XV, 3.21), et indirectement de maintenir sa bonne image auprès des peuples puisque dans les satrapies ce n'est pas lui qui prélève l'impôt mais le satrape local ("Darius Ier fut le premier qui mit des impôts sur les peuples. Afin de les leur faire supporter plus patiemment, il ne les ordonnait pas lui-même, mais il les faisait régler par ses satrapes, qui en mettaient d'excessifs. Darius Ier, sous prétexte de favoriser ses sujets, réduisait ces impositions à la moitié. Les peuples recevaient la diminution comme un bienfait considérable, et payaient le reste de bon cœur", Polyen, Stratagèmes, VII, 11.3). Et comme la politique versaillaise, la politique de Darius Ier a les inconvénients de ses qualités : en réduisant à l'impuissance la noblesse française autour de sa personne, Louis XIV condamnera la France à demeurer un patchwork de régions inégales attachées à leurs patois et leurs coutumes, et jusqu'à leur régime politique séculaire (ici un duché, là une baronnie, et là un marquisat ou une commune), de même en réduisant à l'impuissance les satrapes autour de sa personne Darius Ier condamnera l'Empire perse à demeurer un patchwork de grands royaumes anciens très développés (comme la Babylonie), de cités commerçantes porteuses de richesses et bouillonnantes d'idées nouvelles (comme celles d'Ionie), de petites principautés aux frontières mouvantes (comme celles d'Anatolie), de communautés nomades illétrées (comme celles du plateau iranien), etc., qui continueront à écrire ici en cunéiforme, là en lettres alphabétiques, ailleurs en hiéroglyphes, et à parler leurs langues originelles au point que la langue franque de l'Empire ne sera jamais celle du dominant perse mais la langue araméenne puis la langue grecque diffusée par les citoyens déportés grecs, les mercenaires grecs, les commerçants grecs, les découvreurs grecs s'infiltrant peu à peu dans tous les provinces. C'est justement cette absence d'unité de l'Empire perse qui sera une des principales causes de son effondrement au IVème siècle av. J.-C., face aux Grecs enfin unis sous la brutale autorité de Philippe II de Macédoine et de son fils Alexandre le Grand.


La meilleure illustration de tout ce que nous venons de dire (importance de la révolte en Médie, absence de revendication patriotique dans cette révolte mède comme dans toutes les autres révoltes, et soumission des révoltés par les nobles perses dont Darius Ier s'assure l'obéissance grâce à sa politique versaillaise) est un soulèvement qui n'est pas mentionné dans l'inscription de Béhistun, mais qui est raconté par Hérodote, celui du Perse Oroitès, dont on se souvient qu'il a été nommé gouverneur de Sardes en Lydie par Cyrus II. Quand Cambyse II a basculé dans la folie suite à son échec en Afrique et au mécontentement général consécutif, cet Oroitès a décidé de devenir indépendant en éliminant les dirigeants les plus importants de la région, peu importe qu'ils soient Grecs ou Perses, en l'occurrence Polycrate le tyran grec de Samos ("Du temps de la maladie de Cambyse II, voici ce qui se passa. Cyrus II avait nommé hyparque de Sardes un Perse nommé "Oroitès". Cet homme conçut un projet parfaitement inique : sans avoir jamais été offensé en actes ou en paroles par le Samien Polycrate, sans même l'avoir jamais vu, il voulut le capturer et le tuer", Hérodote, Histoire III.120) et Mitrobatès le gouverneur perse de Daskyléion. Or, Hérodote précise bien que c'est à la faveur de la rébellion de la Médie voisine qu'Oroitès passe à l'acte contre son compatriote et pair Mitrobatès, estimant que l'effondrement du pouvoir perse en Médie est tel qu'aucun chef Perse, et en particulier Darius qui lui demande de l'aide, ne pourra s'y imposer à nouveau ("Après la mort de Cambyse II et l'arrivée des Mages au pouvoir, Oroitès demeuré à Sardes ne fit rien pour servir les Perses dépouillés du pouvoir par les Mèdes, au contraire il profita de cette période de troubles pour faire tuer Mitrobatès l'hyparque de Daskyléion […]. Quand un messager lui apporta de la part de Darius des instructions contraires à ses désirs, il fit tuer l'homme à son retour par des gens à lui postés sur le chemin, et fit disparaître son cadavre et son cheval", Hérodote, Histoire III.126). Grâce au chaos général, Oroitès devient très puissant ("Oroitès disposait désormais de forces importantes, d'une garde personnelle d'un millier de Perses, et il gouvernait les provinces de Phrygie, de Lydie et d'Ionie", Hérodote, Histoire III.127), mais, hélas pour lui, le nouveau Grand Roi mâte la rébellion mède. Pour remettre la Lydie dans le giron royal, ce dernier joue sur la vanité de son entourage ("[Darius Ier] convoqua les premiers des Perses et leur dit : “Lequel d'entre vous, Perses, se chargera pour mon service d'une entreprise qui demande l'adresse, et non pas le nombre et la force, qui d'entre vous m'amènera Oroitès vivant ou mort ?”", Hérodote, Histoire III.127), en lui promettant des récompenses telles que les volontaires s'avancent nombreux ("A cette proposition de Darius Ier, trente hommes répondirent, chacun prêt à se charger de l'affaire", Hérodote, Histoire III.127), convaincus par ses précédentes largesses qu'il a médiatisées à l'égard de ceux qui l'ont soutenu contre les révoltés mèdes : quand le Perse Bagaios arrive à Sardes avec un ordre de Darius Ier intimant à quiconque de tuer Oroitès, les propres gardes d'Oroitès n'hésitent plus une seconde, ils choisissent de se retourner contre leur maître dont ils estiment n'avoir plus rien à tirer et le tuent ("Bagaios remit au secrétaire [d'Oroitès] la dernière missive, qui portait ceci : “Le Grand Roi Darius Ier ordonne aux Perses qui se trouvent à Sardes de tuer Oroitès”, et les gardes tirèrent aussitôt leurs épées pour l'abattre sur place", Hérodote, Histoire III.128).


Juste après ses victoires contre tous les révoltés que nous venons d'énumérer, pour laisser aux générations futurs le souvenir embelli de ses exploits et aussi pour dissuader d'éventuels nouveaux contestataires de se soulever à leur tour contre son autorité, Darius Ier ordonne la réalisation d'un relief monumental taillé dans une paroi haute - pour le rendre inaccessible et infalsifiable - du mont Béhistun, dans la province iranienne actuelle de Kermanshah frontalière de l'Irak, en plein milieu de son Empire, le représentant en majesté face aux meneurs des révoltes enchaînés les uns aux autres, Faravahar suspendu en l'air au-dessus d'eux. Ce relief est accompagné d'une longue inscription gravée sur quatre colonnes qui raconte en vieux-perse, en élamite et en akkadien, les combats menés par le Grand Roi contre ces révoltés : c'est cette inscription que nous avons utilisée pour raconter notamment la prise pouvoir par Darius Ier. Elle sera copiée méticuleusement par l'officier britanique Henry Rawlinson lors de sa mission en Iran en 1835, qui réussira à la déchiffrer en s'aidant du syllabaire partiel établi peu de temps auparavant par le grand philologue allemand Georg Friedrich Grotefend : l'inscription de Béhistun aura ainsi servi à redécouvrir la langue vieux-perse comme la Pierre de Rosette également trilingue aura servi au Français Jean-François Champollion à la même époque à redécouvrir la langue égyptienne.


Mais cette œuvre de propagande menaçante n'est pas suffisante pour empêcher les révoltes de continuer. A côté des quatre colonnes trilingues en effet, on découvre une cinquième colonne écrite uniquement en vieux-perse parce qu'il n'y avait plus de place pour la traduction dans les deux autres langues, autrement dit cette cinquième colonne a été ajoutée après coup, tandis que le monument était déjà achevé ou en cours d'achèvement. On y apprend que vers -520 une troisième révolte éclate en Elam sous la conduite d'un autochtone nommé "Atamaita" : elle est réprimée par Gaubaruva/Gobryas, un des sept ("L'an 2 et l'an 3 de mon règne, l'Elam se souleva contre moi à l'instigation d'un Elamite nommé “Atamaita”. J'envoyai une armée vers l'Elam, en nommant chef le Perse Gaubaruva [Gobryas], mon serviteur. Gaubaruva avança avec l'armée, et batailla contre l'Elamite. Il tua beaucoup de rebelles et captura leur meneur Atamaita, qu'il m'amena et que je tuai. Ainsi le pays redevint mien", Inscription de Béhistun, colonne 5 ligne 71). L'inscription relate ensuite une mystérieuse campagne contre les Scythes, qui s'achève sans résultat décisif : Darius Ier, qui mène ses troupes en personne, se contente de capturer un chef scythe, d'en nommer un autre à sa place puis de repartir ("Je partis vers la Scythie, contre les Scythes aux coiffes pointues. Les Scythes vinrent à moi. Je parvins au fleuve, que je franchis avec toute mon armée. Je portai des coups violents aux Scythes, en capturai et en tuai beaucoup. Un chef nommé “Skunkha” fut pris et me fut amené, j'en nommai un autre selon mon désir. Ainsi le pays devint mien", Incription de Béhistun, colonne 5 ligne 74). Dans ses Stratagèmes, Polyen évoque une victoire de Darius Ier contre la tribu scythe des Saces ("Darius Ier faisait la guerre contre les Saces, divisés en trois corps. Après avoir vaincu l'un des trois, il fit prendre à ses Perses les habits, les ornements et les armes des vaincus, et les envoya ainsi déguisés vers le second corps des Saces, auxquels ils se présentèrent comme amis. Les Saces trompés par les habits et les armes reçurent ces gens avec de grandes démonstrations d'amitié. Mais les Perses, suivant l'ordre qu'ils avaient reçu, les tuèrent tous. Après cela Darius Ier marcha contre le troisième corps des Saces, qui n'étant plus soutenu des deux autres ne fit aucune résistance", Polyen, Stratagèmes, VII, 11.6) : s'agit-il de la même campagne mentionnée dans la cinquième colonne de l'inscription de Béhistun ? Peut-être. Toujours dans ses Stratagèmes, Polyen affirme que Darius Ier est abordé par un Sace nommé "Syracès" qui s'est automutilé, et qui le trompe délibérément en affirmant que ces mutilations sont l'œuvre de ses compatriotes saces, pour provoquer la compassion des Perses et les conduire plus facilement dans le désert où il espère qu'ils trouveront la mort : le projet du fourbe Syracès échoue, mais sa ruse sera réutilisée quelques temps plus tard par le Perse Zopyre pour tromper pareillement les Babyloniens à nouveau soulevés ("Lors de la guerre que Darius Ier fit contre les Saces, Sacespharès, Homargès et Thamyris, les rois des Saces, tinrent conseil dans un lieu désert pour discuter de la situation. Un palefrenier nommé “Syracès” se présenta à eux pour leur promettre de faire périr l'armée des Perses à condition qu'ils s'engageassent par serment à donner à ses enfants et à ses descendants des biens et des maisons. On le lui promit, avec toutes les assurances qu'il put souhaiter. Aussitôt, tirant sa dague, il s'en coupa le nez et les oreilles, et s'infligea d'étranges blessures sur tout le corps. Dans cet état, il passa comme transfuge dans le camp de Darius Ier, en affirmant avoir été maltraité par les rois des Saces. L'excès du mauvais traitement rendit Darius Ier facile à persuader. Syracès, prenant à témoin le feu éternel et l'eau sacrée, dit : “Je veux punir les Saces de la manière suivante. Ils doivent lever le camp cette nuit : si nous leur coupons le chemin en prenant par le plus court, nous les prendrons tous au piège. Or je suis palefrenier, ma profession est d'élever des chevaux, je connais le pays et je vous servirai de guide. Prenez seulement des vivres et de l'eau pour sept jours”. On le crut et on le suivit. Au bout de sept jours, l'armée des Perses se retrouva au milieu d'un pays aride, où il n'y avait ni eau ni vivres. Rhanosbatès, l'un des chiliarques, lui demanda : “Pourquoi as-tu trompé le Grand Roi en conduisant la multitude des Perses dans un lieu sec où nous ne voyons ni oiseau ni autre bête, et où l'on ne peut ni avancer ni reculer ?”. Syracès, frappant des mains, répondit avec un grand éclat de rire : “Pour vous vaincre : mon seul dessein était de sauver mes compatriotes saces et de faire périr les Perses de faim et de soif”. Le chiliarque coupa sur-le-champ la tête à Syracès. Darius Ier monta sur une hauteur, et ayant enfoncé son sceptre à terre, il mit dessus sa robe, sa tiare, et son diadème. Au point du jour, il pria le dieu Apollon de sauver les Perses en leur envoyant de l'eau du ciel. Le dieu l'exauça : une pluie abondante tomba, que les Perses recueillirent dans des peaux et dans des vases, ils purent ainsi se retirer sains et saufs jusqu'au fleuve de Bactres, en rendant grâce au dieu d'avoir procuré leur salut et ruiné le dessein du palefrenier. Cet homme fut par la suite imité par Zopyre qui, s'étant pareillement mutilé le visage, trompa les Babyloniens et les subjugua", Polyen, Stratagèmes VII.12). C'est peut-être au terme de cette campagne mitigée contre les Scythes que Darius Ier, pour remercier son chameau qui lui a permis de traverser sain et sauf le désert, fonde la cité de Gaugamèles, qui signifie "Maison du chameau" en vieux-perse, où se déroulera la célèbre bataille entre Alexandre le Grand et Darius III en -331, non loin d'Arbèles dans l'actuel Kurdistan irakien (site inconnu, correspondant peut-être à l'antique Resen du verset 12 chapitre 10 de la Genèse, c'est-à-dire à l'actuelle Karemlesh dont la plaine sert de confluent entre le Grand Zab à l'est et le Tigre à l'ouest : "Ce nom [de Gaugamèles] traduit en grec signifie “Maison du chameau”. C'est Darius Ier en personne, le fils d'Hystaspès, qui eut l'idée de ce nom le jour où, voulant assurer la subsistance du chameau qui avait le plus souffert au cours de l'expédition en Scythie, pour avoir porté les mêmes bagages que les autres en plus des provisions du Grand Roi dans toute l'étendue du désert, il lui attribua la propriété d'un des bourgs [de l'Aturie]", Strabon, Géographie, XVI, 1.3 ; "Gaugamèles, en langue perse, signifie “Maison du chameau”, et fut donné à ce bourg en souvenir de la joie d'un ancien Grand Roi de Perse d'avoir échappé à ses ennemis grâce à un chameau très rapide à la course, qu'il fit ensuite nourrir sur ce site en lui réservant les revenus de quelques villages alentour", Plutarque, Vie d'Alexandre 31). Dans son Histoire, Hérodote parle d'une révolte en Babylonie dont le siège dure vingt mois, soit presque deux ans, distincte semble-t-il de la première révolte conduite par Nidintu-Bel et mâtée personnellement par Darius Ier, et de la deuxième révolte conduite par Arakha et mâtée par Vidafarma/Intaphernès l'un des sept. On ne connaît pas le nom de celui qui est à l'origine de cette troisième révolte babylonienne, on sait seulement qu'elle s'achève par l'action de Zopyre, le fils de Bagabuxsha/Mégabyze l'un des sept, qui reprend la ruse du Sace Syracès, comme nous l'avons dit : Zopyre s'automutile et se présente aux assiégés babyloniens en affirmant que ces mutilations sont l'œuvre de Darius Ier, pour provoquer leur compassion et endormir leur vigilance, et cette fois le projet réussit, permettant aux Perses d'investir Babylone et de soumettre les rebelles ("Pour se rendre maître de la place, [Zopyre fils de Mégabyze] ne trouva rien de mieux que se mutiler, puis passer à l'ennemi comme transfuge. Il s'infligea donc des mutilations irrémédiables : il se coupa le nez et les oreilles, se rasa la tête ignominieusement, se déchira le dos à coups de fouet. Puis il se présenta ainsi à Darius Ier […] : “Je vais, dans l'état où je suis, passer comme transfuge dans la place et je me dirai victime de ta cruauté. Je pense que, si je les convaincs, ils me confieront un commandement. […] A moi ensuite, et aux Perses, de faire le nécessaire”. Ses recommandations faites, il marcha vers les portes de la cité, en se retournant régulièrement comme un véritable déserteur. Du haut des remparts les soldats de garde le virent approcher, ils descendirent en hâte et entrouvrirent l'un des battants de la porte pour lui demander son nom et ce qu'il voulait. Il leur dit qu'il s'appelait Zopyre et venait leur demander asile. Sur ce, les gardiens des portes le conduisirent aux autorités de la cité. Devant elles, il se mit à gémir, accusa Darius Ier de lui avoir fait subir les outrages qu'il s'était lui-même infligés, et se prétendit maltraité pour lui avoir conseillé de lever le siège […]. Quand les Babyloniens virent un Perse de si haut rang le nez et les oreilles coupés, le corps déchiré de coups de fouet et tout ensanglanté, ils crurent qu'il disait vrai et venait chez eux en allié, et ils furent tout disposé à lui accorder ce qu'il demandait. Or il demanda des troupes et, quand il les eut obtenues, il fit ce qui était convenu avec Darius Ier. […] Tandis que les Babyloniens, du haut de leurs remparts, tentaient de repousser l'armée des assaillants, Zopyre ouvrit les portes de Cissie et de Bélos, et introduisit les Perses dans la place", Hérodote, Histoire III.154-158 ; "Darius Ier assiégeait Babylone depuis longtemps sans réussir à s'en rendre maître. Zopyre, l'un de ses satrapes, se mutila le visage et passa comme transfuge du côté des Babyloniens, à qui il se plaignit amèrement de la cruauté de Darius Ier. Les Babyloniens furent persuadés par l'excès de l'outrage, et abandonnèrent à Zopyre le gouvernement de la cité. Il en ouvrit les portes la nuit, et Darius Ier s'en empara", Polyen, Stratagèmes VII.13). Cela implique que cette troisième soumission de Babylone date d'après la campagne contre les Scythes. Hérodote raconte ensuite les troubles qui naissent sur le continent africain. Une guerre civile ayant éclaté entre les Grecs de Lybie, Aryandès le gouverneur d'Egypte - nommé par Cambyse II après la découverte des manigances et le suicide de l'ex-pharaon Psammétique III, comme nous l'avons dit plus haut - en profite pour essayer d'étendre son pouvoir. Arcésilas III, le basileus de Cyrène, est tué à Barki : sa mère Phérétimé vient en Egypte demander l'intervention de l'armée perse contre les Barkéens pour les punir de leur acte, en invoquant la soumission de son fils Arcésilas III à Cambyse II au moment de sa victoire contre Psammétique III (une soumission en réalité très relative, nous avons bien insisté sur ce point, puisque les Grecs de Cyrène comme d'ailleurs ceux de Barki n'ont envoyé à Cambyse II que des cadeaux de faible valeur : "Quand Phérétimé apprit la mort de son fils [Arcésilas III] à Barki, elle alla se réfugier en Egypte, se souvenant des services qu'Arcésilas III y avait rendus à Cambyse II, fils de Cyrus II : c'était en effet Arcésilas III qui avait donné Cyrène à Cambyse II et s'était imposé un tribut. Arrivée en Egypte, Phérétimé vint en suppliante au foyer d'Aryandès et lui demanda vengeance au nom de son fils, “mort à cause de son amitié pour les Perses”, dit-elle", Hérodote, Histoire IV.165). Aryandès accède à sa demande, voyant là un moyen de soumettre enfin la Libye grecque dont l'obéissance aux Perses a toujours été élastique. Il envoie des troupes contre Barki ("Aryandès eut pitié de Phérétimé et lui donna une armée qui comprenait toutes les forces égyptiennes terrestres et navales, avec le Maraphien Amasis comme chef des forces terrestres et le Pasargade Badrès comme chef des forces navales. Avant de mettre l'armée en route, il envoya un héraut à Barki demander qui avait tué Arcésilas III : les Barkéens se déclarèrent tous responsables du meurtre, “car il leur avait fait beaucoup de mal”, dirent-ils. Au reçu de leur réponse, Aryandès fit partir l'armée avec Phérétimé. A mon avis, ce motif invoqué ne fut qu'un prétexte, car s'il envoya cette expédition ce fut en réalité pour soumettre la Libye", Hérodote, Histoire IV.167) qui, assiégée, finit par céder. Les responsables de la mort d'Arcésilas III sont empalés, la population est emmenée par les vainqueurs ("Les Barkéens les plus coupables furent livrés à Phérétimé qui les fit empaler tout autour des remparts. Quant à leurs femmes, elle ordonna de leur couper les seins qu'elle fit également suspendre à la muraille. Elle abandonna tout le reste de la population aux Perses comme butin, sauf les membres de la famille des Battiades, qui n'avaient pas trempé dans le meurtre de son fils, et à qui elle remit la cité", Hérodote, Histoire IV.202) vers la Bactriane où ils fonderont une nouvelle Barki (site inconnu : "L'expédition des Perses en Libye poussa jusqu'à Euespérides. Les Barkéens qu'ils emmenèrent en esclavage furent, d'Egypte, envoyé au Grand Roi Darius Ier, qui leur octroya une localité dans la Bactriane où s'installer : ils appelèrent “Barki” cette cité en Bactriane, qui existe toujours aujourd'hui", Hérodote, Histoire IV.204). Les Perses s'aventurent ensuite jusqu'à la cité grecque d'Euespérides (aujourd'hui Benghazi en Libye). Mais leur expédition se termine presque en désastre car les Cyrénéens, qui ont obtenu ce qu'ils voulaient - la ruine de la cité de Barki qui les concurrençait -, leur font comprendre sans les attaquer que leur présence en Libye n'est plus souhaitable ("Quand [les Perses] eurent quitté Cyrène et installé leur camp sur la colline de Zeus Lycien, ils regrettèrent de ne pas s'en être emparés. Ils tentèrent de revenir sur leurs pas, mais les Cyrénéens les en empêchèrent. Bien que nul ne les eût attaqués, les Perses paniquèrent alors, s'enfuirent et ne s'arrêtèrent qu'à soixante stades de là, où leur parvint un message d'Aryandès leur ordonnant de revenir. Ils demandèrent des vivres pour la route aux Cyrénéens, qui le leur accordèrent. Dès qu'ils les eurent reçus, ils partirent pour l'Egypte", Hérodote, Histoire IV.203). Les Perses sont ensuite harcelés par les Libyens autochtones jusqu'au moment où ils franchissent enfin la frontière de Egypte ("Mais les Libyens les harcelèrent ensuite en chemin, pour s'emparer de leurs équipements et de leurs bagages, massacrant les isolés et les traînards, jusqu'au jour où ils atteignirent enfin l'Egypte", Hérodote, Histoire IV.203). Cette campagne qui s'achève ainsi sur un bilan très moyen, cause pourtant une grande prétention chez Aryandès qui, tel naguère Oroitès le gouverneur de Lydie, commence à manifester une volonté d'indépendance, notamment en battant une monnaie dont la valeur équivaut à celle de Darius Ier. Le Grand Roi ne peut pas rester sans réagir : il condamne Aryandès à mort ("Ayant appris et constaté que Darius Ier voulait laisser en souvenir de son règne un monument que nul roi n'eût encore réalisé, [Aryandès] voulut imiter le Grand Roi, jusqu'au jour où il en reçut le salaire. Darius Ier en effet faisait frapper de la monnaie avec de l'or raffiné au plus haut degré possible : Aryandès, comme premier d'Egypte, fit la même chose avec de l'argent […]. Quand Darius Ier l'apprit, il l'accusa d'un tout autre crime, la rébellion, et le fit périr sous ce prétexte", Hérodote, Histoire IV.166 ; selon Polyen, cette prétention indépendantiste d'Aryandès coûte cher aux Egyptiens, qui finissent par se révolter et probablement le renverser, et c'est pour apaiser cette révolte populaire en prodiguant son or que Darius Ier intervient en Egypte : "Les Egyptiens, ne supportant plus la cruauté du satrape Aryandès, se révoltèrent. Darius Ier traversa le désert arabique et vint à Memphis. Il trouva les Egyptiens dans la douleur de ne pas voir paraître un Apis. Dans une déclaration il promit cent talents d'or à celui qui ramènerait un Apis. Les Egyptiens, charmés de sa piété, quittèrent le parti de la révolte, et se soumirent à lui", Polyen, Stratagèmes, VII, 11.7).


Darius Ier s'engage enfin dans une nouvelle campagne contre les Scythes, sur laquelle nous terminerons notre présent alinéa consacré à la naissance de l'Empire perse.


Cette nouvelle campagne, à l'occasion de laquelle Darius Ier et les Grecs se découvrent mutuellement, qui constitue la première tentative perse en direction du continent européen, demeure floue dans ses causes comme dans ses finalités, et sa date nous est parfaitement inconnue. Un passage de l'Histoire d'Hérodote laisse entendre que les agresseurs sont les Scythes et non pas les Perses : en effet, quand Darius Ier longera la côte ouest de la mer Noire, les Scythes chercheront des alliés parmi certains peuples locaux, qui refuseront de les aider en concluant : "Vous n'avez que ce que vous méritez, et si Darius Ier vous vainc ce sera justice !", ce qui sous-entend que l'intervention perse est une réponse à des agissements condamnables des Scythes ("Les rois des Agathyrses, des Neures et des Androphages, ainsi que ceux des Mélanchlènes et des Taures [peuples dont la nature reste discutée chez les spécialistes de l'Antiquité] répondirent [aux Scythes] : “Si vous n'aviez pas causé des torts aux Perses en premier, si vous n'aviez pas vous-mêmes déclenché la guerre, la requête que vous nous présentez aujourd'hui nous paraîtrait juste, nous l'écouterions volontiers et nous nous joindrions à vous. Mais vous avez les premiers envahi leur pays, sans nous, et vous les avez tenus sous votre joug aussi longtemps que le ciel vous l'a permis : à eux maintenant, puisque le ciel les y pousse à leur tour, de vous rendre la pareille. Nous n'avons pas fait de mal à ces gens autrefois, et aujourd'hui nous n'essaierons nullement de leur en faire les premiers. Si la Perse entre sur nos terres et nous provoque, nous lutterons, mais en attendant ce jour nous resterons chez nous, car selon nous les Perses ne marchent pas contre nous mais contre les auteurs de l'injuste agression qu'ils ont subie”", Hérodote, Histoire IV.119). Ctésias de son côté rapporte que les relations entre Perses et Scythes ont toujours été tendues, et qu'à une date non précisée Darius Ier a ordonné à ses troupes stationnées en Cappadoce d'avancer contre les Scythes du Caucase ("Ctésias rapporte que Darius Ier ordonna à Ariaramnès, satrape de Cappadoce, de pénétrer dans le pays des Scythes et d'en ramener captifs hommes et femmes. Le satrape passa en Scythie avec trente pentécontères ["penthkÒntoroj", navire à cinquante rames] et fit des prisonniers, dont Marsagétès le frère du roi des Scythes qui était enchaîné sur ordre de son frère pour un quelconque méfait. Irrité, Scytharbès le roi des Scythes envoya une lettre d'injures à Darius Ier, qui lui répondit dans le même style", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 16-17) : cette opération vers le Caucase est-elle une reconnaissance ou une diversion en rapport avec le débarquement de Darius Ier en Europe ? Notre seule certitude est que ce débarquement ne vise que les Scythes, non les Grecs : une réponse du Grand Roi à sa femme Atossa en témoigne ("J'ai résolu de jeter un pont entre ce continent et l'autre pour marcher contre les Scythes, et nous passerons sous peu à l'accomplissement de ce projet", Hérodote, Histoire III.134). Artaban, l'un des frères de Darius Ier, tente de le dissuader de passer à l'acte en lui présentant tous les dangers qui l'attendent, en vain ("Darius Ier se prépara à marcher contre les Scythes et expédia partout des messagers pour réclamer aux uns des soldats, aux autres des navires, et en chargea d'autres encore de jeter un pont sur le Bosphore de Thrace. Son frère Artaban fils d'Hystaspès chercha à le détourner de cette entreprise en lui présentant toutes les difficultés, mais ses conseils si sages qu'ils fussent restèrent sans effet et il n'insista pas. Darius Ier acheva ses préparatifs et quitta Suse avec son armée", Hérodote, Histoire IV.83).


L'entreprise est donc engagée. Les troupes perses sont épaulées par des Grecs mobilisés dans les cités ioniennes et commandées par leurs tyrans dont deux auront une grande importance dans les futures relations entre Grecs et Perses : Histiée le tyran de Milet et Miltiade le tyran athénien de Chersonèse ("Voici les hommes qui se rangèrent à cet avis et que le Grand Roi tenait en grande estime : d'abord les tyrans des Hellespontins, Daphnis d'Abydos, Hippoclos de Lampsaque, Hérophantos de Parion, Métrodoros de Proconnèse, Aristagoras de Cyzique, Ariston de Byzance, ensuite ceux d'Ionie, Strattis de Chio, Aiacès de Samos, Laodamas de Phocée, ainsi qu'Histiée de Milet auteur de la proposition contraire à celle de Miltiade, enfin le seul Eolien présent, Aristagoras de Kymé", Hérodote, Histoire IV.137-138). Darius Ier commence par s'emparer de la cité de Chalcédoine, sur la côte asiatique du détroit du Bosphore (aujourd'hui Kadıköy, face à Istanbul), face à la cité de Byzance qui se trouve sur la côte européenne ("Darius Ier assiégea Chalcédoine. Les murs étaient si forts et la cité si bien garnie de vivres, que les habitants ne craignaient pas le siège. Darius Ier n'approcha pas ses troupes des murs, et ne causa aucun dégât dans le pays. Il se tint en repos comme s'il eût attendu un renfort considérable de troupes auxiliaires. Mais pendant que ceux de Chalcédoine gardaient leurs murs, il fit creuser par les Perses sous le mont d'Aphase, éloigné de la cité de quinze stades, une mine souterraine jusque sous l'agora. Les Perses surent qu'ils étaient juste sous cette agora quand ils virent les racines des oliviers qui étaient en surface. Alors ils ouvrirent leur mine, et, montant par cet endroit, ils prirent d'assaut la cité, pendant que les assiégés étaient encore occupés à garder des murs", Polyen, Stratagèmes, VII, 11.5). Il charge un Grec de Samos nommé "Mandroclès" de lancer un pont de bateaux sur le Bosphore : le résultat le satisfait tellement qu'il érige une stèle à la gloire de ce Mandroclès ("Le pont était l'œuvre de Mandroclès de Samos. Darius Ier contempla longtemps le Bosphore, et fit dresser sur le rivage deux stèles de marbre blanc où figurait, en caractères assyriens sur l'une et grecs sur l'autre, la liste des peuples qui le suivaient", Hérodote, Histoire IV.87 ; "Darius Ier fut très satisfait de ce pont de bateaux et récompensa richement son architecte Mandoclès de Samos. Mandroclès préleva sur ces présents de quoi faire exécuter un tableau représentant le pont jeté sur le Bosphore, avec le Grand Roi Darius Ier siégeant au premier plan et son armée en train de franchir le détroit. Il consacra ce tableau à Samos, dans le temple d'Héra, avec cette inscription : “En souvenir du pont qu'il jeta sur le Bosphore poissonneux, Mandroclès à Héra consacre ce tableau. Lui a gagné une couronne et Samos a gagné la gloire en exécutant ce qu'a voulu le Grand Roi Darius Ier”. Voilà l'ouvrage par lequel l'architecte du pont a voulu commémorer son œuvre", Hérodote, Histoire IV.88). Les régiments traversent le Bosphore et longent la côte vers le fleuve Istros (aujourd'hui le fleuve Danube), en soumettant quelques tribus thraces locales dont celle des Gètes ("Avant d'arriver sur l'Istros, Darius Ier dut soumettre d'abord les Gètes, qui se disent immortels. Les Thraces qui habitent Salmydessos [aujourd'hui Midia en Turquie] et la région située au-dessus des cités d'Apollonia [aujourd'hui Sozopol en Bulgarie] et de Mesembria [aujourd'hui Nesebar en Bulgarie], qu'on appelle les “Scyrmiades” et les “Nipséens”, se soumirent en effet sans combattre, tandis que les Gètes s'obstinèrent dans une résistance imprudente. Ils furent finalement asservis", Hérodote, Histoire IV.93). Parvenu au fleuve Istros, Darius Ier ordonne la construction d'un autre pont de bateaux. Il confie aux Grecs qui l'accompagnent la mission de garder ce pont tandis que lui-même et les troupes perses avanceront à la rencontre des Scythes ("Après avoir récompensé Mandroclès, Darius Ier franchit le pont et passa en Europe, en ordonnant aux Ioniens de conduire leurs navires dans le Pont-Euxin [aujourd'hui la mer Noire] et d'aller jusqu'au fleuve Istros [aujourd'hui le fleuve Danube]. Là-bas, Ioniens, Eoliens et Hellespontins qui étaient à la tête de sa flotte devaient jeter un pont sur le fleuve. L'escadre militaire passa donc les Cyanées [littéralement les "Bleues/Ku£neai", nom désignant les roches qui bordent le détroit du Bosphore] et se dirigea tout droit vers l'Istros, puis remonta le fleuve pendant deux jours et construisit un pont au cou du fleuve, en amont du point où il se divise en plusieurs embouchures. De son côté, Darius Ier franchit le pont sur le Bosphore et fit route à travers la Thrace jusqu'aux sources du Téaros [cours d'eau non identifié : s'agit-il de l'actuel fleuve Sazlıdere, dont les sources apparaissent à proximité du moderne aéroport d'Istanbul en Turquie, qui traverse toute la péninsule de Byzance/Istanbul du nord au sud pour aller se jeter dans le lac de Küçükçekmece, avant de se déverser dans la mer de Marmara ? ou s'agit-il d'un des nombreux affluents de la rivière Agrianès/Agr…anhj, aujourd'hui la rivière Ergene, ou de la rivière Toundja plus au nord, qui se jettent pareillement dans le fleuve Hèbre, alias le "Maritsa" en bulgare et le "Meriç" en turc, servant aujourd'hui de frontière entre la Grèce à l'ouest et la Turquie à l'est ?], où il campa trois jours", Hérodote, Histoire IV.89 ; "“Gardez ce pont et mettez votre zèle à le conserver en bon état. Vous me rendrez un grand service en vous acquittant de cette tâche.” Ceci dit, Darius Ier se hâta de reprendre sa marche", Hérodote, Histoire IV.98). Mais les Scythes pratiquent la tactique de terre brulée ("Les Scythes décidèrent de ne pas livrer bataille en rase campagne […] : ils reculeraient et se déroberaient à l'ennemi et, sur leur passage, combleraient les puits et les sources et détruiraient toute végétation", Hérodote, Histoire IV.120), en entrainant les Perses toujours plus loin dans leurs terres ("Campés à une journée de marche des Perses, [les Scythes] détruisirent tout ce qui poussait dans le pays. Quand les Perses virent la cavalerie scythe, ils se jetèrent sur les traces de cet ennemi qui se dérobait toujours, et par suite […] ils se trouvèrent entraînés vers le levant en direction du Tanaïs [aujourd'hui le fleuve Don]. Les Scythes franchirent le fleuve, les Perses les suivirent", Hérodote, Histoire IV.122), jusqu'aux plaines désertes du nord de l'actuelle mer d'Azov ("Au cours de leur marche à travers la Scythie et le pays des Sauromates, les Perses n'avaient rien trouvé à ravager, puisque la région était inculte. […] Continuant leur poursuite, ils traversèrent tout le pays et finalement atteignirent la région désertique qui s'étend au-delà du pays des Boudines, sur sept jours de marche. Plus loin, c'est le pays des Thyssagètes, d'où viennent les quatre grands cours d'eau qui traversent le pays des Méotes et vont se jeter dans le lac Méotide [aujourd'hui la mer d'Azov], dont les noms sont le “Lycos” [aujourd'hui la rivière Khoper, affluent du Don], l'“Oaros” [aujourd'hui la rivière Oskol, affluent du Donetz], le “Tanaïs” [aujourd'hui le fleuve Don] et le “Syrgis” [aujourd'hui la rivière Donetz, affluent du Don]", Hérodote, Histoire IV.123). Déconcertés par cet adversaire qui refuse le combat, les chefs perses s'interrogent sur l'opportunité de continuer leur avance. Darius Ier stoppe son mouvement, il occupe son armée à construire des forts sur la rive occidentale de la rivière Oaros/Oskol en attendant de prendre une décision ("Lorsqu'il atteignit cette région désertique [au nord de la mer d'Azov], Darius Ier suspendit sa marche et arrêta ses armées sur l'Oaros. Il entreprit de faire construire huit grand forts éloignés les uns des autres d'environ soixante stades. Leurs ruines existent encore aujourd'hui", Hérodote, Histoire IV.124). Très récemment, en 2016, une mission archéologique russe sur le site de l'antique Phanagoria (site archéologique sur l'actuelle route côtière entre Primorskiy et Sennoy, dans la péninsule de Taman en Russie) a exhumé une stèle comportant un fragment de texte en écriture cunéiforme, en langue perse, difficilement déchiffrable à l'exception du nom de la cité de Milet qui y paraît. On sait que Phanagoria est une colonie de Milet, fondée par des Milésiens fuyant la répression perse suite à leur rébellion vers -493 dont nous parlerons dans un prochain alinéa. Les historiens avancent deux hypothèses pour expliquer la présence de cette stèle perse sur le site de Panticapée, très loin de Milet et très loin de la Perse. Première hypothèse : cette stèle a été emportée par les colons milésiens vers -493, comme trophée, ou comme vulgaire pierre de construction. Seconde hypothèse : cette stèle a été dressée sur la rivière Oaros/Oskol par Darius Ier à la fin du VIème siècle av. J.-C., lors de son expédition contre les Scythes, comme borne frontière, pour marquer le point ultime atteint avec son armée perse avec l'aide des Grecs ioniens, dont les gens de Milet avant qu'ils se rebellent contre lui ; les colons Milésiens après la fondation de Phanagoria auraient réutilisé cette borne frontière (achetée ou reçue en cadeau des Scythes voisins, devenus des partenaires commerciaux) comme vulgaire pierre de construction pour se venger symboliquement des Perses les ayant écrasés en -493. Le sujet reste ouvert. Les Scythes effectuent alors un crochet par le nord, pour prendre les Perses à revers. Mais Darius Ier voit leur manœuvre et la comprend : il commande de rebrousser chemin pour ne pas se laisser surprendre ("Pendant que Darius Ier se consacrait à cette tâche [la construction des forts en bordure de l'Oaros/Oskol, au nord de la mer d'Azov], les Scythes qu'il poursuivait firent un crochet par le nord et regagnèrent la Scythie [c'est-à-dire les territoires actuels d'Ukraine et de Roumanie d'où ils sont partis]. Constatant la disparition totale des ennemis qui ne se montraient plus, Darius Ier abandonna ses forts à moitié construits et rebroussa chemin à son tour pour marcher vers le couchant, pensant tomber sur les Scythes en marche dans cette direction", Hérodote, Histoire IV.124). La poursuite reprend dans l'autre sens, en direction du fleuve Istros/Danube, les Scythes cherchant à déborder les Perses, et les Perses cherchant à ne pas se laisser déborder par les Scythes ("A marche forcée, Darius Ier revint en Scythie [c'est-à-dire vers les territoires actuels d'Ukraine et de Roumanie] et trouva devant lui les deux groupes scythes réunis. Il se lança aussitôt à leur poursuite, tandis qu'ils reculaient en maintenant toujours entre eux un intervalle d'une journée de marche", Hérodote, Histoire IV.125). Ces déplacements continuels et stériles finissent par agacer Darius Ier, qui envoie un messager vers les Scythes pour leur demander de combattre plutôt que fuir continuellement comme des lâches ("La poursuite se prolongeait et menaçait de ne jamais finir. Darius Ier envoya donc un cavalier porter à Idanthyrsos le roi des Scythes ce message : “Pauvre sot, pourquoi fuis-tu sans relâche quand tu pourrais choisir entre deux autres partis ? Si tu te crois capable de résister à mes forces, arrête-toi, renonce à ce vagabondage et combats. Si tu reconnais ton infériorité, renonce encore à courir ici et là, viens trouver ton maître pour lui offrir la terre et l'eau”", Hérodote, Histoire IV.126). Pour toute réponse, les Scythes entament une nouvelle tactique de harcèlement sur la ligne de ravitaillement qui s'étire le long de la côte maritime entre le gros des troupes perses encore au nord et le pont sur le fleuve Istros/Danube au sud ("[Les Scythes] décidèrent de se jeter sur les Perses chaque fois qu'ils s'occuperaient de leur ravitaillement : ils guettaient le moment où les hommes de Darius Ier s'alimentaient pour appliquer leur nouvelle tactique, la cavalerie scythe mettait en déroute celle des Perses, qui se repliaient en désordre sur leur infanterie, celle-ci venait à leur secours, mais les Scythes tournaient bride dès qu'ils avaient culbuté la cavalerie car ils craignaient l'infanterie perse", Hérodote, Histoire IV.129), et ils chargent des émissaires de convaincre les Grecs qui gardent ce pont à se retourner contre les Perses ("[Les Scythes] envoyèrent le groupe commandé par Scopasis […] inviter les Ioniens, qui gardaient le pont sur l'Istros, à s'entendre avec eux", Hérodote, Histoire IV.128). Ils s'amusent aussi à déstabiliser et à démoraliser les Perses par des comportements déroutants et vexatoires. Par exemple, ils envoient à Darius Ier un oiseau, un rat, une grenouille et cinq flèches en le laissant libre d'en trouver la signification : Gaubaruva/Gobryas, un des sept, en déduit qu'il vaut mieux renoncer à abattre les Scythes et rentrer en Perse ("Darius Ier se trouva dans une situation très critique. Les rois scythes s'en aperçurent et lui dépêchèrent un héraut qui lui présenta un oiseau, un rat, une grenouille et cinq flèches. Les Perses demandèrent au messager ce que signifiaient ces présents, mais l'homme répondit qu'il avait pour seule mission de les remettre et de s'en aller aussitôt, en laissant la sagacité des Perses deviner la signification de ces présents. Les Perses se mirent donc à délibérer. […] Selon Gobryas, l'un des sept conjurés qui avaient tué le Mage, l'interprétation était la suivante : “A moins, Perses, que vous ne deveniez des oiseaux pour vous envoler dans les cieux, ou des rats pour vous cacher sous la terre, ou des grenouilles pour plonger dans les marais, vous ne reverrez jamais votre pays, car les flèches vous transperceront”", Hérodote, Histoire IV.131-132 ; selon le philosophe Phérécydès, contemporain des faits, ce n'est pas Gaubaruva/Gobryas qui conclut ainsi, mais un nommé Xiphodrès : "L'histoire atteste, comme le rapporte Phérécydès de Syrie, qu'ldanthouros le roi des Scythes, en apprenant le franchissement de l'Istros par Darius Ier, envoya à ce dernier une menace symbolique de guerre au lieu d'un message écrit, consistant en un rat, une grenouille, un oiseau, une flèche et un soc de charrue. Face à cet étrange présent, tous se demandèrent quelle en était la signification. Le chiliarque Orontopagas se lèva : “Grand Roi, dit-il, les Scythes te cèdent leur empire : par le rat ils te cèdent les maisons, par la grenouille l'eau, par l'oiseau l'air, par la flèche leurs armes, et par le soc de la charrue le pays qu'ils occupent”. Mais Xiphodrès interpréta l'envoi dans un sens tout opposé : “A moins de nous envoler comme les oiseaux, dit-il, de nous cacher sous terre comme les rats, ou sous les eaux comme les grenouilles, il nous sera impossible d'échapper aux flèches des Scythes, car nous ne sommes pas maîtres du pays”", Clément d'Alexandrie, Stromates V.8). Une autre fois, feignant d'accepter enfin le combat, ils passent sciemment devant lui en courant après un lièvre, pour lui signifier que la menace que représente l'armée perse mérite moins d'attention que la promesse d'un bon civet ("Ensuite les Scythes se rangèrent en face des Perses avec leur infanterie et leur cavalerie dans le but apparent de leur livrer bataille. Etant tous à leurs postes, un lièvre passa entre les deux armées : en l'apercevant, les Scythes se lancèrent à sa poursuite. Désordre et clameurs furent tels que Darius Ier demanda ce qui provoquait un pareil tumulte dans les rangs ennemis. Quand il sut qu'ils pourchassaient le lièvre, il dit à ses confidents habituels : “Ces hommes nous tiennent en grand mépris et je crois maintenant que Gobryas a raison au sujet de leurs présents. Je suis désormais de son avis”", Hérodote, Histoire IV.134 ; "Tandis que Darius Ier était campé face aux Scythes, un lièvre se mit à courir devant la ligne des Scythes, qui aussitôt le poursuivirent. Darius Ier conclut : “Je crois raisonnable de fuir les Scythes, puisqu'ils méprisent assez les Perses pour s'amuser en leur présence à courir après un lièvre”, puis il fit sonner la retraite et pensa au retour", Polyen, Stratagèmes, VII, 11.1). Darius Ier se résigne au retour. Il parque toutes ses bêtes les plus lentes et allume des feux pour faire croire aux Scythes proches qu'il veut conserver sa position, ceux-ci ne se méfient pas : la nuit venue, il peut ainsi replier le gros de son armée ("Darius Ier abandonna sur place, dans le camp, les soldats fourbus et ceux qu'il pouvait sacrifier sans regret, ainsi que tous les ânes […], puis il fit allumer les feux et partit au plus vite vers l'Istros. Dans le camp désert les ânes se mirent à braire plus fort que jamais, et les Scythes en les entendant s'imaginèrent que les Perses étaient encore là. Au lever du jour, les hommes laissés dans le camp découvrirent que Darius Ier les avait abandonnés à l'ennemi. Ils tendirent alors vers les Scythes leurs bras suppliants et leur révélèrent la situation", Hérodote, Histoire IV.135-136 ; "Darius Ier, dans une expédition contre les Scythes, ne put avoir aucun avantage sur eux et manqua de vivres. Il fut donc obligé de songer à la retraite, mais pour la cacher aux Scythes il laissa son camp tel qu'il était, avec un grand nombre de blessés, d'ânes, de mulets et de chiens, et ordonna qu'on allumât la nuit quantité de feux. Les Scythes voyant tout cela, et les tentes sur pied, et entendant le bruit de cette multitude d'animaux, crurent que les Perses étaient encore sur place. Mais ils étaient bien loin. Les Scythes apprirent leur fuite trop tard. Ils voulurent leur courir après, mais il ne leur fut plus possible de les atteindre", Polyen, Stratagèmes, VII, 11.4). Au matin, les Scythes en découvrant le camp désert comprennent qu'ils ont été joués, ils se précipitent alors vers le fleuve Istros pour essayer de couper la route de Darius Ier et de presser les Grecs de prendre enfin parti pour eux contre les Perses ("Comme l'armée perse était composée principalement d'hommes à pieds et ne connaissait pas le chemin dans ce pays dépourvu de routes, tandis que les Scythes étaient à cheval et connaissaient les raccourcis, les deux armées se croisèrent et les Scythes parvinrent au pont avant les Perses. Quand ils virent que les Perses n'étaient pas encore là, ils s'adressèrent aux Ioniens sur leurs navires : “Ioniens, dirent-ils, le temps qui vous était prescrit est écoulé, vous n'avez plus de raison de rester ici ! La crainte jusqu'à présent vous retenait : maintenant détruisez ce pont et partez au plus vite, libres et joyeux, en remerciant les dieux et les Scythes !”", Hérodote, Histoire IV.136).


Sur le fleuve Istros, le débat est vif entre Grecs. Le tyran de Chersonèse, l'Athénien Miltiade, incite ses pairs à abandonner les Perses à leur sort et à profiter de l'occasion pour soulever l'Ionie contre les maigres troupes perses qui sont restées en arrière pour l'occuper. Mais Histiée le tyran de Milet n'est pas d'accord : apparemment plus fin politicien que Miltiade, il rappelle que ces troupes perses aident beaucoup à maintenir le peuple ionien en respect, et donc assurent l'autorité des tyrans, et que si les troupes perses quittent l'Ionie le peuple ionien renversera les tyrans pour établir des démocraties comme à Athènes (en -511 en effet, le tyran Hippias a été renversé par le peuple conduit par Clisthène le jeune, qui a réussi à se concilier son adversaire Isagoras pour instaurer une Constitution démocratique en -508, Hippias a fui vers l'Hellespont avant de trouver refuge auprès des Perses dans l'espoir qu'ils l'aident à recouvrer son titre de tyran, Clisthène le jeune et Isagoras quant à eux ne parviendront jamais à devenir les nouveaux tyrans d'Athènes car les Athéniens resteront attachés au régime démocratique instauré en -508 : faut-il en déduire que ces discussions entre tyrans grecs sur l'Istros, et plus généralement la campagne de Darius Ier contre les Scythes en Europe, sont contemporaines de cette révolution démocratique athénienne entre -511 et -508 ?). Tous les chefs grecs présents, attachés dans un premier temps au parti de Miltiade, se rangent finalement derrière Histiée, estimant qu'il a raison, que Darius Ier est vraiment le dernier garant de leur pérennité à la tête de leurs cités ("Les Ioniens tinrent conseil. L'Athénien Miltiade, chef et tyran des habitants de la Chersonèse hellespontique, proposa d'écouter les Scythes et de libérer l'Ionie, mais Histiée de Milet soutint l'avis contraire, rappelant que chacun d'eux exerçait la tyrannie grâce à Darius Ier et que, si la puissance de Darius Ier disparaissait, ni lui à Milet ni aucun autre ailleurs ne pourraient conserver leurs pouvoirs car dans chaque cité le peuple aspirait à la démocratie et ne voulait plus obéir aux tyrans. L'avis d'Histiée rallia vite tous les suffrages, face à l'opinion de Miltiade qui avait d'abord prévalu. Voici les hommes qui se rangèrent à cet avis et que le Grand Roi tenait en grande estime : d'abord les tyrans des Hellespontins, Daphnis d'Abydos, Hippoclos de Lampsaque, Hérophantos de Parion, Métrodoros de Proconnèse, Aristagoras de Cyzique, Ariston de Byzance, ensuite ceux d'Ionie, Strattis de Chio, Aiacès de Samos, Laodamas de Phocée, ainsi qu'Histiée de Milet auteur de la proposition contraire à celle de Miltiade, enfin le seul Eolien présent, Aristagoras de Kymè", Hérodote, Histoire IV.137-138). Miltiade, craignant que son incitation à la rébellion parvienne aux oreilles de Darius Ier, choisit sagement de quitter les lieux et de s'éloigner pendant un temps de sa tyrannie de Chersonèse (selon Cornélius Népos, il se réfugie à Athènes : si les événements ont lieu entre -511 et -508, c'est-à-dire en pleine effervescence démocratique, cela signifie que Miltiade, comme Clisthène le jeune avant lui et comme Aristagoras de Milet après lui, choisit de "faire entrer le peuple dans son hétairie", pour reprendre la célèbre formule du paragraphe 66 livre V de l'Histoire d'Hérodote, il choisit le parti du démos contre les Perses au lieu de continuer à quémander la protection des Perses contre le démos : "Les messages arrivant l'un après l'autre pour annoncer que Darius Ier n'était pas heureux dans son entreprise et que les Scythes le serraient de près, Miltiade exhorta les gardiens du pont à ne pas laisser échapper cette occasion que leur offrait la fortune de délivrer la Grèce : “Si Darius Ier périt avec les troupes qu'il a emmenées, dit-il, non seulement l'Europe sera à l'abri du danger, mais encore les peuples d'origine grecque qui habitent en Asie seront affranchis de la domination et de la crainte des Perses. Or rien n'est plus facile : le pont une fois coupé, le Grand Roi succombera en peu de jours par le fer des ennemis ou par le manque de vivres”. La plupart se rangèrent à cet avis. Mais Histiée de Milet en empêcha l'exécution, disant que les intérêts de ceux qui possédaient l'autorité suprême n'étaient pas les mêmes que ceux de la foule puisque leur puissance était fondée sur celle de Darius Ier, et que si Darius Ier mourait ils seraient renversés et punis par leurs concitoyens. Loin d'approuver le sentiment des autres, il estimait nécessaire pour eux d'affermir le trône de Perse. La majorité se rangea derrière cette opinion, et Miltiade, ne doutant pas que sa position connue par tant de monde ne parvînt aux oreilles du Grand Roi, quitta la Chersonèse et revint à Athènes", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines I.3). Les tyrans grecs restés sur place décident de brûler une partie du pont pour faire croire aux Scythes qu'ils veulent lâcher les Perses, en réalité pour empêcher les Scythes de s'emparer de la partie demeurée intacte ("[Les Grecs] décidèrent de détruire leur pont du côté des Scythes sur la longueur d'une portée de flèche, pour faire croire qu'ils agissait tout en ne faisant rien et parer à toute tentative des Scythes de franchir l'Istros sur ce pont, et de proclamer qu'en détruisant ce côté du pont ils entendaient donner aux Scythes toute satisfaction", Hérodote, Histoire IV.139). Darius Ier pendant ce temps hâte sa marche. Il emprunte intelligemment le chemin de l'aller dévasté par les Scythes, ce qui d'une part lui garantit qu'il est bien dans la bonne direction - il ne veut pas risquer de se perdre en s'engageant dans l'intérieur des terres, qu'il ne connaît pas, où les Scythes pourraient le surprendre et le détruire avec la complicité de populations autochtones -, et d'autre part pousse ses troupes perses à concentrer toutes leurs dernières forces et tous leurs espoirs vers le pont de l'Istros, et donc à marcher plus vite ("La mesure que [les Scythes] avait paru la plus avantageuse [la tactique de la terre brûlée] amena leur échec, car ils se mirent en quête de l'ennemi dans les régions de leur pays où on trouvait encore du fourrage pour les chevaux et de l'eau, persuadés qu'il les cherchait lui aussi dans la retraite, mais les Perses suivirent les traces qu'ils avaient laissées à leur premier passage et retrouvèrent ainsi, après beaucoup de peine, l'endroit où traverser le fleuve", Hérodote, Histoire IV.140). Quand il arrive en vue du fleuve, les tyrans grecs avancent leurs bateaux pour reconstituer la partie détruite du pont. Ainsi les Perses peuvent rejoindre l'autre rive ("[Les Perses] arrivèrent au fleuve de nuit et furent terrifiés en voyant le pont détruit. Ils pensèrent que les Ioniens les avaient abandonnés. Mais Darius Ier, ayant auprès de lui un Egyptien doté de la voix la plus puissante du monde, envoya cet homme au bord de l'Istros appeler Histiée de Milet. L'Egyptien obéit et Histiée au premier appel envoya tous les navires reconstituer le pont pour faire passer les troupes", Hérodote, Histoire IV.140-141). Darius Ier peut rentrer en Asie, les tyrans grecs sont ainsi assurés de garder sa confiance pendant quelques temps, et par conséquent leurs trônes.


Les Perses sortent donc de l'épreuve sans dommages, mais ils ne remettront plus jamais les pieds sur la rive gauche de l'Istros, qu'ils considèreront désormais comme la frontière naturelle du nord-ouest de l'Empire ("Dinon [historien du IVème siècle av. J.-C.] rapporte que les Grands Rois de Perse faisaient venir de l'eau du Nil et de l'Istros, qu'ils déposaient à Gaza avec leurs autres trésors pour montrer que l'étendue de leur Empire embrassait presque toute la terre", Plutarque, Vie d'Alexandre le Grand 36). Darius Ier laisse un contingent sur le continent européen, dont il confie le commandement à un nommé “Mégabaze” ("Darius Ier traversa la Thrace et gagna Sestos en Chersonèse, où il s'embarqua pour regagner l'Asie, laissant en Europe à la tête de ses troupes un Perse, Mégabaze", Hérodote, Histoire IV.143). Il prend ensuite la direction de Sardes en Lydie. Il passe par Chalcédoine, dont il punit les habitants qui, tandis qu'il était en Scythie, ont tenté de détruire le pont sur le Bosphore ("Darius Ier, ayant repassé le Bosphore, fit brûler les maisons et les temples des Chalcédoniens, parce qu'ils avaient tenté de rompre la partie du pont qui était de leur côté, et parce qu'ils avaient renversé l'autel qu'il avait fait élever à Zeus Diabatérios ["Diabathr…oj/Qui aide à traverser"] pendant qu'il était en route", Photios, Bibliothèque 72, Histoire de la Perse par Ctésias 17). Pour remercier Histiée, le tyran de Milet qui lui est resté fidèle sur l'Istros, il lui promet ce qu'il demande : une parcelle de terre à l'embouchure du fleuve Strymon, en Thrace, plus précisément une petite cité appelée "Myrcinos" à une dizaine de kilomètres au nord de l'actuelle Amphipolis, surnommé "Neuf-Routes/Ennša Odo…" en raison des multiples affluents qui s'y jettent dans le Strymon avant de gagner la mer Egée ("Dès son retour à Sardes, Darius Ier se souvint du service que lui avait rendu Histiée de Milet […]. Il le fit venir à Sardes et lui demanda de choisir sa récompense. Histiée, qui était le tyran de Milet, ne souhaita pas étendre son pouvoir et demanda seulement Myrcinos, sur le territoire des Edones [tribu thrace], pour y fonder une cité", Hérodote, Histoire V.11). Cette demande d'Histiée est ambiguë : elle n'est modeste qu'en apparence, en réalité elle vise à acquérir davantage d'indépendance face aux Perses, car par ce site de Myrcinos/Neuf-Routes juste en amont de l'embouchure du Strymon passe le bois en provenance des Balkans servant à la construction des navires, celui qui contrôle ce site contrôle donc le fleuve Strymon et garantit son indépendance maritime. Histiée est décidément un bon politicien qui ne veut pas se retrouver dans la situation de Polycrate l'ancien tyran de Samos, qui était totalement dépendant des approvisionnements financiers en provenance du pharaon philhellène Amasis d'Egypte : en contrôlant ce site thrace sur le Strymon, il calcule qu'il peut devenir aussi puissant que Polycrate, mais sans plus dépendre de personne, et même en devenant un intermédaire obligé pour tous ceux qui rêveront après lui de créer une flotte en recourant au bois de construction maritime des Balkans (plus tard, juste après leur victoire à Salamine, les Athéniens seront aussi lucides qu'Histiée sur l'intérêt stratégique de ce site en tentant de se l'approprier et de fonder la cité d'Amphipolis, comme nous le verrons dans notre prochain paragraphe ; la tentative échouera mais, nous le verrons dans notre paragraphe sur la paix de Trente Ans, elle sera suivie d'une nouvelle tentative en -436 qui réussira et assurera la suprématie maritime à Athènes ; nous verrons enfin dans notre paragraphe sur la deuxième guerre du Péloponnèse, quand nous raconterons sa conquête par le Spartiate Brasidas, le grand rôle joué par ce site dans l'hégémonie athénienne en Méditerranée orientale). Notons que les Scythes, après avoir été trompés par les tyrans grecs ioniens sur l'Istros, se tournent vers Sparte : ils proposent aux Spartiates d'attaquer les Perses à partir de l'Anatolie tandis qu'eux-mêmes les attaqueront à partir du Caucase ("Les Scythes nomades, qui après l'invasion de leur pays voulaient se venger de Darius Ier, envoyèrent des délégués à Sparte et négocièrent une alliance : ils proposaient de tenter eux-même d'envahir la Médie par la vallée du Phase [aujourd'hui le fleuve Rion, qui traverse l'actuelle Géorgie], et demandaient aux Spartiates de partir d'Ephèse et de s'enfoncer dans le pays, pour opérer là-bas leur jonction avec leurs forces", Hérodote, Histoire VI.84), mais le projet n'aboutira pas.


Nous ne connaissons pas la généalogie de ce Mégabaze auquel Darius Ier confie ses troupes restées en Europe. Nous pouvons seulement deviner qu'il est satrape de Phrygie hellespontique, puisque trois de ses quatre fils semblent très liés à cette satrapie. Le premier fils, Boubarès, sera donné en mariage à la fille d'Amyntas Ier le roi de Macédoine comme nous allons le voir bientôt (plus tard, ce Boubarès sera l'un des deux maîtres d'œuvre du canal de l'Athos commandé par Xerxès Ier, réalisé en prévision de l'invasion de la Grèce de -480 : "Boubarès fils de Mégabaze et Artachaiès fils d'Artaios dirigèrent les travaux", Hérodote, Histoire VII.22) : ce mariage aura toutes les apparences d'un arrangement politique destiné à contraindre pacifiquement un dominé à se soumettre à un dominant, comme plus tard le mariage entre le dominant Napoléon Ier et Marie-Louise la fille du dominé roi d'Autriche, cela sous-entend que Mégabaze est un homme puissant politiquement, et conforte l'hypothèse qu'il est bien satrape de la Phrygie hellespontique voisine de la Thrace et de la Macédoine. Le deuxième fils, Oibaras, sera gouverneur de la cité de Daskyléion, capitale de la Phrygie hellepontique, au moment de la révolte d'Ionie entre -499 et -493 ("Les gens de Cyzique se soumirent au Grand Roi en signant un accord avec le gouverneur de Daskyléion, Oibaras fils de Mégabaze", Hérodote, Histoire VI.33). Le troisième fils, Mégabatès, qui codirigera avec Aristagoras le tyran de Milet une expédition contre l'île de Naxos vers -500, sera à son tour gouverneur de Daskyléion quand le régent spartiate Pausanias débarquera à la tête d'un contingent panhellénique à Byzance en -478, comme nous le verrons dans notre paragraphe suivant ; ce Mégabatès a lui-même un fils qui porte le nom de son grand-père, Mégabaze le jeune, qui commandera une partie de la flotte perse lors de l'invasion de la Grèce en -480. Enfin le quatrième fils, Phérendatès, sera chef des Sarangéens (peuple non localisé du plateau iranien) lors de cette même invasion de la Grèce par Xerxès Ier en -480, selon le paragraphe 67 livre VII de l'Histoire d'Hérodote. On note que le deuxième fils, "Oibaras", satrape de Phrygie hellespontique au début du Vème siècle av. J.-C., porte le même nom que le palefrenier ayant aidé Darius Ier à prendre le pouvoir en -522, et le même nom que le louche personnage ayant aidé Cyrus II à renverser Astyage dans la première moitié du VIème siècle av. J.-C. : doit-on en conclure que les trois hommes appartiennent à la même famille, selon l'usage paponymique antique, et que Mégabaze est le fils de l'ancien palefrenier de Darius Ier, que celui-ci a récompensé en retour de l'aide apportée lors du putsch de -522 ?


Mégabaze installe son camp à Doriscos, à l'embouchure du fleuve Hèbre ("Doriscos est une vaste plaine de la Thrace, en bordure de la mer, traversée par un grand fleuve, l'Hèbre. Une forteresse du Grand Roi s'y élevait, occupée par une garnison perse établie là par Darius Ier du temps de son expédition contre les Scythes", Hérodote, Histoires VII.59). Il commence par conquérir Périnthe, dernière cité en bordure de la Propontide (aujourd'hui la mer de Marmara) qui résistait encore à la domination perse ("Les Perses que Darius Ier avait laissés en Europe avec Mégabaze soumirent d'abord dans l'Hellespont les Périnthiens qui refusaient de subir le joug du Grand Roi", Hérodote, Histoire V.1). Il se tourne ensuite vers la côte nord de la mer Egée ("Après avoir réduit Périnthe, Mégabaze parcourut la Thrace en pliant au joug du Grand Roi toutes les cités et tous les peuples de ce pays, selon l'ordre de Darius Ier", Hérodote, Histoire V.2), jusqu'au fleuve Strymon dont la vallée est alors habitée par des Péoniens, lointains descendants de colons troyens ("Les Péoniens descendent de colons teucriens [de Teucros, roi d'origine obscure installé dans le territoire auquel il a donné son nom, la "Troade", au tout début de l'ère mycénienne], originaires de Troie", Hérodote, Histoire V.13). Les Péoniens se regroupent sur la côte, mais Mégabaze les attaque à revers, les vainc puis en déporte une partie vers Sardes ("Apprenant la nouvelle de l'agression des Perses, les Péoniens réunirent leurs forces et allèrent prendre position sur le littoral par où, pensaient-ils, viendrait l'invasion perse. Les Péoniens étaient prêts à repousser l'envahisseur, mais les Perses apprirent qu'ils avaient groupé leurs forces et tenaient la route du littoral. Comme ils avaient des guides, ils passèrent par l'intérieur du pays et se jetèrent à l'improviste sur les cités privées de leurs défenseurs, et ces cités sans défense tombèrent aisément entre leurs mains. Quand les Péoniens surent leurs cités au pouvoir de l'ennemi, ils se dispersèrent aussitôt, chacun de son côté, et se livrèrent aux Perses. Parmi eux, les Siriopéoniens [qui ont donné leur nom à l'actuelle ville de "Serrès", à une quarantaine de kilomètres au nord-ouest d'Amphipolis], les Plaioples [communauté inconnue] et ceux vivaient près du lac Prasias [aujourd'hui le lac Kerkini] furent arrachés de leur pays et déportés en Asie", Hérodote, Histoire V.15) dans un convoi qu'il conduit en personne ("Mégabaze arriva sur l'Hellespont avec le convoi des Péoniens, franchit le détroit et parvint à Sardes", Hérodote, Histoire V.23). Mégabaze a chargé ses commandants de s'assurer de la soumission de Macédoine. Ceux-ci présentent l'ultimatum perse traditionnel, la cessation de la terre et de l'eau, à Amyntas Ier roi de Macédoine ("Mégabaze envoya en Macédoine une délégation de sept Perses, les plus hauts personnages de l'armée après lui, réclamer la terre et l'eau à Amyntas Ier au nom de Darius Ier le Grand Roi de Perse", Hérodote, Histoire V.17) : celui-ci se soumet ("Arrivés chez Amyntas Ier, les envoyés perses admis en sa présence lui réclamèrent au nom de Darius Ier “la terre et l'eau”. Amyntas Ier leur accorda ce qu'ils demandaient et les pria même d'accepter son hospitalité. Il fit préparer en leur honneur un festin somptueux et leur réserva l'accueil le plus courtois", Hérodote, Histoire V.18), mais les ambassadeurs perses porteurs de l'ultimatun sont finalement massacrés. Un mariage est alors organisé entre Gygée, fille d'Amyntas Ier, et Boubarès, fils de Mégabaze venu enquêter sur la disparition de cette ambassade, pour essayer de calmer la colère des Perses ("Les Perses procédèrent à une grande enquête sur le sort de l'ambassade, mais Alexandre [futur Alexandre Ier Philhellène, fils d'Amyntas Ier] s'arrangea pour arrêter les recherches par une grosse somme d'argent, et par sa sœur Gygée. Il donna l'une et l'autre, pour étouffer l'affaire, au Perse Boubarès qui dirigeait la commission chargée d'enquêter sur les disparus", Hérodote, Histoire V.21). Pendant ce temps, arrivé à Sardes, Mégabaze apprend que son Grand Roi - resté à Sardes durant toute la campagne en Thrace et en Macédoine - a cédé l'embouchure du fleuve Strymon à Histiée qui la lui avait demandée : Mégabaze, qui arrive précisément de cette région, comprend parfaitement le calcul d'Histiée, qui vise à s'assurer une indépendance en bois de construction militaire, il avertit donc Darius Ier ("Histiée de Milet fortifiait déjà la place de Myrcinos au bord du Strymon que Darius Ier lui avait accordée sur sa demande, pour le récompenser d'avoir gardé le pont sur l'Istros. Mégabaze fut informé de ses activités et, dès qu'il fut à Sardes avec les Péoniens, il avertit Darius Ier : “Seigneur, qu'as-tu fait en permettant à un Grec habile et prudent de fonder une cité en Thrace, en un lieu qui possède du bois en abondance pour les navires et les rames, des mines d'argent, et une nombreuse population grecque et barbare installée aux alentours qui, si elle trouve un chef, le suivra docilement jour et nuit ! Ne laisse pas cet homme achever ses travaux, use de la douceur pour le faire venir à toi et, quand tu le tiendras, arrange-toi pour qu'il ne retourne plus jamais chez les Grecs”", Hérodote, Histoire V.23). Darius Ier comprend qu'il a été manipulé par Histiée et décide de suivre le conseil de Mégabaze ("Darius Ier se rangea sans peine à l'avis de Mégabaze dont les prévisions lui parurent fort justes", Hérodote, Histoire V.24) : à nouveau il pratique sa politique versaillaise, en jouant sur la vanité d'Histiée, en lui promettant richesses et honneurs s'il renonce à la vallée du Strymon ("Darius Ier fit partir un courrier vers Myrcinos avec ce message : “Histiée, voici ce message du Grand Roi Darius Ier. Plus je réfléchis et plus je constate qu'aucun homme n'est plus dévoué que toi à ma personne et à mes affaires. Des actes, et non des paroles, me l'ont prouvé. Je forme à présent de grands projets : viens sans retard, je veux te les communiquer”. Histiée ne se méfia pas de ces paroles, au contraire il était très fier de devenir le conseiller du Grand Roi. Il se rendit donc à Sardes et sitôt arrivé Darius Ier lui dit : “Histiée, voici pourquoi je t'ai fait venir. Depuis que je suis rentré de Scythie et que je ne t'ai plus eu devant mes yeux, mon premier et mon plus vif désir a été de te voir et de m'entretenir avec toi, car j'ai compris que le bien le plus précieux est un ami prudent et dévoué. Or tu possèdes ces deux qualités, je l'ai constaté dans mes propres affaires et puis en témoigner. Ainsi je te sais gré d'être venu et j'ai une proposition à te faire : laisse Milet et ta nouvelle cité de Thrace, viens à Suse avec moi, mes biens seront les tiens, tu partageras ma table et seras mon conseiller”", Hérodote, Histoire V.24). Histiée se laisse séduire, et part avec lui vers le palais doré de Suse ("Darius Ier partit pour Suse en compagnie d'Histiée", Hérodote, Histoire V.25), en confiant sa tyrannie de Milet à son gendre Aristagoras ("La cité [de Milet] avait alors pour gouverneur Aristagoras fils de Molpagoras, gendre et cousin d'Histiée fils de Lysagoras que Darius Ier gardait près de lui à Suse", Hérodote, Histoire V.30). La vallée du Strymon passe dans le giron perse, grâce à la fondation d'un camp militaire à Eion, qui avec le camp de Doriscos sécurise les deux extrémités du territoire thrace côtier conquis, en même temps qu'il contrôle les bonnes intentions des Grecs macédoniens voisins. Ce nouveau territoire reste-t-il attaché à la satrapie de Phygie hellespontique, ou en est-il séparé pour devenir cette énigmatique satrapie de Skudra (peut-être simple déformation vieux-perse de "Skuq…a/Scythie" en grec, à rapprocher d'"Ashguda" en assyrien et "Ashkenaz" en hébreu biblique qui semblent aussi désigner la Scythie ?) mentionnée dans la ligne 3 de l'épitaphe du tombeau de Darius Ier à Naqsh-e Rostam, Mégabaze demeurant satrape de celle-là tandis que son fils Boubarès devient satrape de celle-ci ? Nous l'ignorons.


Darius Ier, face à ces succès qui compensent ses médiocres résultats en Scythie, quitte Sardes, après avoir confié à son frère Artaphernès la charge de satrape de Lydie, et à un certain Otanès fils de Sisamnès la charge de "stratège des peuples de la côte maritime" ("strathgÕn eŒnai tîn paraqalass…wn ¢ndrîn") dont nous avons dit plus haut qu'il s'agit probablement d'une périphrase employée à la place de "satrape d'Ionie" ("[Darius Ier] nomma son frère consanguin Artaphernès satrape de Sardes, et remit la stratégie des peuples de la côte maritime à Otanès, dont le père Sisamnès avait été un des juges royaux sous Cambyse II", Hérodote, Histoire V.25 ; il ne faut pas confondre cet Otanès fils de Sisamnès avec Otanès fils de Thukra/Pharnaspès, l'un des sept auteurs du putsch de -522, même si un lien familial entre les deux hommes n'est pas exclu, il ne faut pas confondre davantage Sisamnès le père de cet Otanès avec Sisamnès le fils de Vidarna/Hydarnès, autre putschiste de -522, car ce second Sisamnès sera encore vivant en -480 et commandera le régiment des Ariens lors de la bataille de Salamine, tandis qu'Hérodote raconte longuement au paragraphe 25 livre V de son Histoire comment le premier Sisamnès a été condamné et exécuté par Cambyse II avant -522, même si là aussi un lien familial entre les deux hommes n'est pas exclu, et même très probable puisque le frère de ce Sisamnès fils de Vidarna/Hydarnès, Hydarnès le jeune, héritera plus tard de cette charge de "stratège des peuples de la côte maritime"). Cet Otanès fils de Sisamnès renforce la domination perse sur l'Ionie en s'emparant par la force des dernières cités récalcitrantes et des îles de Lemnos et Imbros ("[Otanès] triompha des Byzantins et des Chalcédoniens, il prit Antandros en Troade, il prit Lamponion et, avec les navires que les Lesbiens lui avaient fournis, il prit Lemnos et Imbros", Hérodote, Histoire V.26). Le Grand Roi lance deux missions de reconnaissance vers les deux frontières opposées de son Empire : la première commandée par le Grec Scylax, originaire de Caryanda en Carie, explore le fleuve Indus puis effectue une circumnavigation autour de la péninsule arabique (ce Scylax écrit un compte-rendu de son aventure, qu'Hérodote aura entre les mains dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C. pour compléter certains passages de son Histoire : "Nous devons à Darius Ier la plupart de nos connaissances sur l'Asie. Pour savoir où se termine l'Indus, un des deux fleuves où on trouve des crocodiles [l'autre fleuve est le Nil en Egypte], il confia des navires à des hommes dont la véracité méritait sa confiance, dont Scylax de Caryanda. Les explorateurs partirent de la cité de Kaspatyros ["KaspatÚroj" ; ce nom semble renvoyer à une région davantage qu'à une cité, ses habitants vivent "du côté de la Grande Ourse et des vents septentrionaux pour les Indiens" selon Hérodote, Histoire III.103, on peut le rapprocher de la "Kaspeiria/Kaspeir…a" mentionnée par Claude Ptolémée, Géographie VII.42, ancien nom du "Cachemire", province partagée aujourd'hui par le Pakistan et l'Inde] au pays des Paktyikes ["PaktuikÁj", probable nom antique des actuels "Pachtounes" répartis aujourd'hui entre le Pakistan et l'Afghanistan] et descendirent le cours du fleuve en direction du levant jusqu'à la mer [l'océan Indien]. Ils naviguèrent ensuite vers le couchant et au trentième mois de leur voyage atteignirent l'Egypte […]. Ce périple achevé, Darius Ier soumit les Indiens et ouvrit leur mer à ses navires", Hérodote, Histoire IV.44 ; ce compte-rendu sera la base d'un livre intitulé commodément Périple par les hellénistes, écrit au IVème siècle av. J.-C. par un ou plusieurs auteurs anonymes, attribué à pseudo-Scylax), la seconde commandée par des Perses et guidée par le Grec Démocèdès, originaire de Crotone en Italie, part de Phénicie pour aller explorer les côtes de Grèce et celles de la péninsule italienne ("Ils se rendirent à Sidon en Phénicie, et firent armer aussitôt deux trières ainsi qu'un chaland chargé d'objets précieux. Quand tout fut prêt, ils s'embarquèrent pour la Grèce. Ils en longèrent les côtes et inspectèrent les régions du littoral dont ils prirent les relevés, puis, après avoir étudié la plus grande partie du pays et ses endroits les plus célèbres, ils aboutirent à Tarente en Italie", Hérodote, Histoire III.136). Après avoir stabilisé son immense domaine, Darius Ier envisage-t-il de l'agrandir ?