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-494 à -479 : La guerre contre la Perse I

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

La Perse avant -494

Athènes avant -494

La révolte ionienne

Marathon

Salamine

Platée et Mycale

Après Platée et Mycale

La situation des Athéniens est paradoxale : leur ville est en ruines ("Il ne subsistait que peu de chose de l’enceinte, et les maisons dans leur majorité étaient en ruines. Quelques-unes seulement étaient encore debout : c’étaient celles où avaient logé les dignitaires perses", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.89), mais leur flotte intacte et victorieuse leur confère un prestige et une influence politique inédits dans tout le monde grec. Thémistocle, qui à cause de sa mésentente avec les Athéniens durant l’hiver -480/-479 est resté en Attique durant toute la belle saison -479, pendant qu’Aristide était à Platées et que Xanthippos était à Mycale, trouve l’occasion idéale pour réaliser enfin son projet de transformer les Athéniens en un peuple de marins : au lieu de reconstruire Athènes, il veut achever la nouvelle ville du Pirée, dème en bordure de mer plus propice que Phalère à accueillir cette flotte victorieuse et ses marins conquérants, qu’il a commencé à bâtir durant son archontat en -493/-492 ("Thémistocle persuada aussi les Athéniens de terminer les fortifications du Pirée, qu’on avait commencé à élever l’année de son archontat. Il trouvait que le site du Pirée offrait bien des avantages avec ses trois ports naturels, et pensait qu’à ses concitoyens devenus un peuple de marins il rendrait les plus grands services pour l’accroissement de leur puissance. […] Il voulait que la muraille fût assez élevée et assez épaisse pour défier n’importe quel assaut ennemi et il pensait qu’un petit nombre d’hommes, choisis parmi les moins valides, suffirait pour en assurer la défense pendant que les autres s’embarqueraient sur la flotte. Car c’est à la flotte qu’il consacrait ses soins les plus attentifs, parce qu’il s’était rendu compte que la mer offrait une voie d’accès plus facile que la terre aux forces du Grand Roi de Perse. Par sa situation, pensait-il, Le Pirée présentait plus d’avantages que la ville, et on l’entendit souvent donner aux Athéniens le conseil de s’y retirer si un ennemi les débordait sur terre, pour tenir tête à l’ensemble des forces adverses avec leur flotte", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.93 ; "Les Athéniens n’ayant que le port de Phalère, qui n’était ni spacieux ni sûr, [Thémistocle] les persuada de construire le triple port du Pirée : on l’entoura de murailles, et Le Pirée, égalant la ville en magnificence, la surpassa en utilité réelle", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines III.4). Ce projet a autant un but militaire que politique : de même qu’en -483 il a prétexté vouloir mettre fin à la guerre contre Egine pour décider ses compatriotes à construire une flotte de deux cents trières, Thémistocle en cette fin d’été -479 prétexte un éventuel retour des Perses pour décider ses compatriotes à abandonner la pédie et l’astu et à fortifier ce dème paralien du Pirée où ils s’installeront, espérant ainsi abaisser le pouvoir des nobles, en particulier des membres de l’Aréopage dont nous avons rappelé à la fin de notre paragraphe introductif qu’il est exclusivement composé de gens riches et le restera jusqu’à la nomination du zeugite Mnésitheidès en -457, Aréopage dont Thémistocle fait pourtant parti en tant qu’ancien archonte éponyme, et auquel il a même redonné du pouvoir de mauvaise grâce juste avant l’entrée des troupes perses en Attique en -480 en le chargeant de distribuer de l’argent aux Athéniens pour les pousser à abandonner leurs maisons et à monter sur leurs navires ("Thémistocle aménagea Le Pirée parce qu’il avait repéré l’excellente qualité de ses ports et qu’il voulait orienter l’astu vers la mer […]. Contrairement à ce que dit le comédien Aristophane, Thémistocle n’a pas “pétri le Pirée” avec la ville [allusion au vers 815 des Cavaliers d’Aristophane] : il a attaché la ville au Pirée, et la terre à la mer, renforçant ainsi le peuple contre les nobles et, quand le pouvoir tomba au pouvoir des marins, emplissant d’audace les commandants de la chiourme et les pilotes", Plutarque, Vie de Thémistocle 19).


Les principaux opposants à ce projet sont naturellement les Spartiates, qui sentent bien que les Perses ne sont plus une menace, que l’après-guerre a donc commencé, et ne veulent surtout pas voir les Athéniens se renforcer et contester leur hégémonie sur la Grèce. Thémistocle doit ruser ("Après ces hauts faits, [Thémistocle] se mit tout de suite à reconstruire et à fortifier la ville. Théopompe dit qu’il acheta les éphores pour ne pas être contré par eux, mais la très grande majorité des historiens disent qu’il les dupa", Plutarque, Vie de Thémistocle 19). Il obtient un soutien de poids en Aristide, son adversaire politique qui vient de se couvrir de gloire à la bataille de Platées, et aussi en Xanthippos, autre rival politique qui vient de conquérir Sestos et d’apporter à Athènes les vestiges des deux ponts de Xerxès Ier ("Le port appelé “Le Pirée” n’existait pas encore en ce temps-là : pour mettre leurs navires à l’abri, les Athéniens ne disposaient que de la rade de Phalère beaucoup trop étroite. Thémistocle conçut le dessein de faire du Pirée, à peu de frais, le port le plus beau et le plus grand de toute la Grèce, se flattant par ce moyen de procurer aux Athéniens l’empire de la mer, qui avaient alors un très grand nombre de trières et dont l’expérience maritime consommée et le mérite étaient partout connus. Il espérait en outre gagner les Ioniens déjà unis aux Athéniens par les liens du sang, comptant qu’avec leur secours il parviendrait à délivrer les Grecs de l’Asie, qui par reconnaissance s’attacheraient aux Athéniens, et que tous les insulaires tenus en respect par une force maritime si imposante se rangeraient promptement du côté de ceux capables de faire à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal. Il savait que les Spartiates avaient des troupes de terre imposantes, mais une marine faible : en méditant sur cela, il comprit clairement qu’il devait tenir son projet secret, jugeant bien que les Spartiates en empêcheraient l’exécution. Thémistocle annonça donc devant l’Ekklesia qu’il avait à proposer et à conseiller des choses aussi grandes qu’utiles, mais que l’exécution n’en pouvant être confiée qu’à un petit nombre d’hommes il ne pouvait pas s’expliquer sur ce sujet publiquement, aussi pria-t-il l’Ekklesia de lui désigner deux hommes de confiance auxquels il pourrait confier cette affaire. Le peuple consentit à cette proposition et désigna Aristide et Xanthippos, deux hommes à la vertu éprouvée, qui rivalisaient en mérite et en réputation avec Thémistocle et qui, pour cette raison, ne l’aimaient pas. Après avoir pris connaissance du plan de Thémistocle, ils vinrent déclarer au peuple que les choses que celui-ci leur avait exposées étaient grandes, utiles et réalisables", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XI.46-47 ; notons au passage que Diodore de Sicile, au paragraphe 46 livre XI de sa Bibliothèque historique, situe cette affaire sous l’archontat d’Adeimantos entre juillet -477 et juin -476, mais pour notre part nous la situons un an plus tôt, au cours de l’année -478, sous l’archontat de Xanthippos en -479/-478 ou sous celui de Théagénidès en -478/-477 : nous aurons plusieurs fois l’occasion, dans notre prochain paragraphe, de contester et d’expliquer la raison de la très discutable méthode chronologique de Diodore de Sicile). Son plan est très simple, et les Spartiates, qui ont pourtant bien remarqué que les Athéniens s’affairent du côté du Pirée et qui s’en inquiètent ("Athènes inspirait des inquiétudes à cause de cette flotte considérable dont elle ne disposait pas auparavant et de cette audace dont elle avait fait preuve au cours de la guerre contre le Perse. Les Spartiates demandèrent donc aux Athéniens de renoncer à se fortifier et de se joindre plutôt à eux pour faire abattre les enceintes qui étaient encore debout hors du Péloponnèse. Dissimulant aux Athéniens les intentions et les soupçons qui leur inspiraient cette démarche, ils se prétendirent animés par le souci d’éviter, en cas de retour offensif du barbare, que celui-ci disposât d’une position sûre qui, comme Thèbes hier, pût servir de base d’opérations. Le Péloponnèse, disaient-ils, suffisait pour offrir à tous les Grecs un refuge ainsi qu’une base pour l’offensive", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.90), sont assez naïfs pour s’y laisser prendre : pour les rassurer, fort de l’accueil qu’il a reçu de leur part après la bataille de Salamine, Thémistocle se rend à Sparte et promet qu’aucun aménagement du Pirée ne sera entrepris tant que Spartiates et Athéniens via des délégués envoyés à Sparte n’auront pas discuté du sujet ; pendant que ces délégués athéniens envoyés vers Sparte marcheront le plus lentement possible pour arriver à destination l’un après l’autre, les Athéniens restés au Pirée s’activeront pour terminer les travaux ; en échange de cette venue à Sparte de délégués athéniens, Thémistocle pousse à l’envoi vers Athènes de délégués spartiates qui officiellement garantiront de la bonne foi réciproque des deux cités, mais officieusement serviront d’otages si Sparte décide d’intervenir militairement pour tirer la situation au clair ou de se venger d’avoir été dupée en menaçant la vie des délégués athéniens présents dans ses murs ("Comme les Spartiates reprochaient aux Athéniens de fortifier leur ville, Polyarchos fut dépêché exprès d’Egine pour en accuser Thémistocle. Celui-ci nia et invita les Spartiates à envoyer à Athènes leurs observateurs, espérant ainsi tirer parti de ce contretemps pour à la fois gagner du temps pour la construction des remparts et mettre aux mains des Athéniens les délégués spartiates en contrepartie de sa propre personne. C’est effectivement ce qui arriva", Plutarque, Vie de Thémistocle 19 ; "Suivant les conseils de Thémistocle, les Athéniens répondirent rapidement aux ambassadeurs [spartiates] que des représentants d’Athènes se rendraient à Sparte pour discuter de la question. Thémistocle proposa qu’on l’envoyât lui-même, en désignant avec lui d’autres ambassadeurs qui ne partiraient pas tout de suite : on les retiendrait tant que la muraille n’aurait pas atteint la hauteur nécessaire pour soutenir un assaut. Toute la population de la cité, hommes, femmes et enfants devaient se mettre au travail", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.90). Thémistocle se rend à Sparte et, comme prévu, refuse de discuter tant que tous les délégués délégués athéniens ne seront pas arrivés ("Une fois arrivé à Sparte, au lieu de se présenter aux autorités spartiates, [Thémistocle] laissa passer du temps en invoquant le même prétexte : quand un magistrat lui demandait pourquoi il ne se mettait pas en rapport avec le gouvernement, il répondait qu’il attendait ses collègues demeurés en arrière pour une quelconque affaire, qu’il comptait les voir arriver bientôt et qu’il s’étonnait qu’ils ne fussent pas encore là", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.91). Les Spartiates doutent ("Quand arrivait des gens qui dénonçaient de façon formelle les travaux en cours [à Athènes] et affirmaient que les remparts atteignaient déjà une certaine hauteur, les Spartiates ne pouvaient pas douter de leurs assertions", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.91), ils envoient une délégation pour aller vérifier sur place ce qui se passe au Pirée comme Thémistocle le souhaitait secrètement ("Les Spartiates envoyèrent donc une mission, mais Thémistocle demanda en sous-main aux Athéniens de la retenir le plus discrètement possible et de ne la laisser repartir que lorsqu’il serait lui-même de retour avec ses collègues", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.91). Trop tard : le dernier délégué athénien, qui n’est autre qu’Aristide, arrive à Sparte pour informer son alter ego Thémistocle que la ruse a parfaitement fonctionné et que les Athéniens ont désormais une nouvelle astu au Pirée protégée par une puissante muraille. Thémistocle peut jeter le masque : il déclare à ses hôtes spartiates qu’Athènes est à nouveau capable de décider seule de son avenir ("Enfin les deux ambassadeurs athéniens Habronichos fils de Lysiclès et Aristide fils de Lysimachos le rejoignirent pour lui apprendre que la muraille était maintenant suffisamment haute. […] Thémistocle se présenta alors devant les autorités de Sparte et leur déclara tout net qu’Athènes était désormais suffisamment fortifiée pour assurer la sécurité de ses habitants et que, si les Spartiates ou leurs alliés voulaient s’adresser à elle, ils devraient désormais savoir qu’ils auraient affaire à des gens capables de juger par eux-mêmes de leurs intérêts et de ceux de la Grèce", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.91 ; "Les Athéniens élevaient des murs autour de leur ville, les Spartiates s’opposaient à ce dessein par jalousie. Thémistocle trouva moyen de les distraire et de les tromper. Il se rendit à Sparte comme ambassadeur, et nia fortement que les Athéniens fortifiaient leur ville, en ajoutant : “Si vous ne me croyez pas, envoyez vos notables voir ce qui se passe, et retenez-moi jusqu’à leur retour”. On le crut, et on envoya des inspecteurs. Thémistocle écrivit secrètement aux Athéniens de retenir ces inspecteurs jusqu’à ce que les murs fussent achevés, et de pas les délivrer tant que les Spartiates n’auraient pas commencé les premiers par le mettre en liberté. Ainsi la muraille fut achevée, Thémistocle fut renvoyé, les inspecteurs furent rendus, et la ville se trouva fortifiée en dépit des Spartiates", Polyen, Stratagèmes, I, 30.4). Les Spartiates sont piégés : ils ne peuvent pas riposter sans risquer de nuire à leurs compatriotes qu’ils ont envoyés à Athènes et qui y sont retenus par les Athéniens. Ils renvoient donc Thémistocle, mais entre eux et lui le courant ne passe plus ("Le discours [de Thémistocle] ne provoqua chez les Spartiates aucune colère apparente contre les Athéniens. De fait, l’ambassade qu’ils avaient envoyée n’avait pas eu pour mission de s’opposer aux projets d’Athènes mais d’adresser seulement une recommandation à la cité. En outre, ils étaient très bien disposés pour les Athéniens qui s’étaient battus avec tant d’ardeur contre le Perse. Et pourtant, ils éprouvèrent un secret dépit de cet échec", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.92 ; "Quand ils découvrirent la vérité, les Spartiates ne lui infligèrent aucun dommage, mais intérieurement furieux ils le renvoyèrent", Plutarque, Vie de Thémistocle 19) : nous verrons dans notre prochain paragraphe qu’ils essaieront de se venger en -476 en l’accusant publiquement d’avoir pactisé avec Pausanias pour livrer la Grèce aux Perses.


Dans cette affaire, Thémistocle a reçu le soutien de son adversaire Aristide. Cette entente entre les deux hommes ne dure pas. Thémistocle et Aristide veulent pousser plus loin la domination athénienne sur toute la Grèce, mais ils diffèrent sur la méthode. Aristide veut employer la ruse, Thémistocle propose au contraire s’user de la force : il veut profiter de la supériorité maritime athénienne pour détruire toutes les autres flottes grecques et s’assurer ainsi la suprématie sur toute la mer Egée. Aristide l’en empêche ("Thémistocle, s’adressant aux citoyens athéniens, affirma qu’il nourrissait un projet utile et salutaire pour eux, mais qu’il ne pouvait pas le divulguer à la masse. Les Athéniens le prièrent de l’exposer au seul Aristide et, si celui-ci était d’accord, de faire aboutir l’affaire. Thémistocle exposa alors à Aristide son projet d’incendier l’arsenal grec. Aristide, allant au-devant du peuple, dit que le projet de Thémistocle était en même temps le plus utile et le plus inique qui fût. Les Athéniens ordonnèrent alors à celui-ci d’y renoncer", Plutarque, Vie de Thémistocle 20 ; "Thémistocle dit un jour à l’Ekklesia qu’il avait un projet utile et salutaire pour la Grèce, mais dont l’exécution demandait le plus grand secret. Le peuple lui ordonna d’en faire part à Aristide seul, et d’en délibérer avec lui. Thémistocle ayant déclaré à Aristide qu’il voulait brûler tous les navires des Grecs afin de donner ainsi aux Athéniens une très grande puissance et de les rendre maîtres de la Grèce, Aristide rentra dans l’Ekklesia et dit que le projet de Thémistocle était en même temps le plus utile et le plus injuste qui fût. Sur ce rapport, les Athéniens ordonnèrent à Thémistocle d’abandonner son projet", Plutarque, Vie d’Aristide 37 ; "Je dois maintenant rappeler l’habileté d’un grand homme pour mieux souligner la justice d’un autre. Thémistocle, par un conseil très salutaire, avait forcé les Athéniens à se réfugier sur leur flotte. Après avoir chassé de la Grèce le Grand Roi Xerxès Ier et ses armées, il travailla à remettre sa patrie ruinée en son premier état, et il prépara par des entreprises secrètes les moyens de lui assurer l’hégémonie sur la Grèce. Il déclara dans l’Ekklesia qu’après mûr examen il avait conçu un dessein qui, si la fortune en permettait l’accomplissement, permettrait au peuple athénien de devenir plus grand et plus puissant, mais que ce moyen ne devait pas être divulgué. Il demanda donc qu’on lui désignât quelqu’un à qui il pût le communiquer en secret. On lui montra Aristide. Quand celui-ci eut appris que l’intention de Thémistocle était d’incendier la flotte des Spartiates, alors tout entière sur le rivage près de Gythion, pour donner aux Athéniens l’empire de la mer, il se présenta devant l’Ekklesia et déclara que le dessein de Thémistocle était utile mais qu’il n’était pas juste. Aussitôt l’Ekklesia s’écria à l’unanimité qu’injustice vaut inutilité, et sur-le-champ elle commanda à Thémistocle d’abandonner son projet", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VI.5, Exemples étrangers 2) mais, nous le verrons aussi dans notre prochain paragraphe, il reprendra à son compte ce projet dominateur de Thémistocle : via son protégé Cimon, il détruira les capacités militaires des îles égéennes l’une après l’autre, et neutralisera les puissantes flottes de Samos, de Chio et de Lesbos en les intégrant dans la Ligue de Délos. Plus tard, Périclès associera intelligemment cette domination navale athénienne voulue par Thémistocle à un phoros hérité de la Ligue de Délos et à l’empire obtenu grâce à cette domination navale et à ce phoros, pour faire d’Athènes l’Etat le plus puissant encore jamais vu en Méditerranée orientale.


Au printemps -478, les Spartiates, qui veulent obstinément continuer la guerre contre la Perse pour maintenir les Athéniens au loin, envoient leur régent Pausanias s’emparer de Byzance, dernière cité de l’Hellespont encore occupée par les Perses. Pausanias reste commandant suprême des contingents grecs qui l’accompagnent. Le contingent athénien, fort de trente navires, est confié au jeune Cimon qu’Aristide a pris sous son aile ("Pausanias fils de Cléombrote fut envoyé de Sparte avec vingt navires péloponnésiens pour prendre le commandement suprême des forces grecques. Une flotte de trente navires athéniens se joignit à lui ainsi que des troupes envoyées par les autres alliés. L’expédition se dirigea d’abord vers Chypre et conquit la plus grande partie de l’île. Puis, toujours sous le même commandement, elle fit voile vers Byzance, place tenue par les Perses, qui fut assiégée et prise", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.94 ; "Après que les Perses eurent été chassés de la Grèce, [Cimon] fut nommé stratège de la flotte des Athéniens qui, n’ayant pas encore la prééminence sur la Grèce, recevaient les ordres de Pausanias et des Spartiates", Plutarque, Vie de Cimon 7). L’opération s’achève par un succès. Les derniers perses présents sur le continent européen se retranchent dans leurs forts de Doriscos et d’Eion. L’année suivante, en -477, Cimon se chargera de conquérir Eion. Mais au fond la Perse n’est plus qu’un outil dans la nouvelle guerre en germe, celle du régime démocratique défendu par Athènes contre le régime oligarchique défendu par Sparte. Au moment où Hérodote écrira son Histoire, au milieu du Vème siècle av. J.-C., le fort de Doriscos sera toujours occupé par des soldats perses, réduits à effectuer des tours de garde et à astiquer leurs armures, et cela n’indisposera plus les Grecs ("Avant l’expédition de Xerxès Ier, des gouverneurs avaient été installés en Thrace et partout dans l’Hellespont. Après cette expédition, ils furent tous expulsés par les Grecs, sauf celui de Doriscos. Aujourd’hui encore, malgré tous leurs efforts, les Grecs n’ont toujours pas réussi à le déloger. C’est pour cela que tous les Grands Rois de Perse continuent à lui envoyer des présents", Hérodote, Histoire VII.106) désormais préoccupés seulement par leur longue guerre civile, qui ne s’achèvera qu’en -338 par la bataille de Chéronée et la réunification brutale des Grecs sous la couronne macédonienne de Philippe II.


Nous avons dit à la fin de notre précédent paragraphe que Sophocle a vu le jour dans un contexte historique, celui des débuts d’un régime politique encore inédit dans l’Histoire du monde, le régime démocratique. C’est dans le contexte aussi historique de la guerre contre la Perse, dont nous avons raconté les péripéties successives et expliqué l’importance dans le présent paragraphe, que Sophocle grandit. L’auteur anonyme de la Vie de Sophocle dit que son enfance a été confortable ("Il reçut une bonne éducation et fut élevé dans l’aisance", Vie de Sophocle 1), et qu’il a étudié la musique auprès de Lampros ("Il s’exerça dans son enfance à la palestre et à la musique, ce qui lui valut d’être couronné dans ces deux domaines, comme le dit Istros [historien de Bibliothèque d’Alexandrie au IIIème siècle av. J.-C., disciple de Callimaque]. Il apprit la musique auprès de Lampros", Vie de Sophocle 3 ; Athénée de Naucratis dit la même chose : "Sophocle, qui avait une belle apparence, joignit à cet avantage celui de la musique et de la danse, qu’il apprit de Lampros dans sa tendre jeunesse", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.37) et la tragédie auprès d’Eschyle ("C’est auprès d’Eschyle qu’il apprit la tragédie", Vie de Sophocle 4). Nous ignorons tout de ce Lampros. Nous savons seulement, grâce à Socrate qui le loue dans le dialogue Ménéxène de Platon, qu’il est capable par son art d’amener n’importe quel public à ses vues ("Tout homme dont l’éducation aurait été bâclée mais qui aurait appris la musique auprès de Lampros et la rhétorique auprès d’Antiphon de Rhamnonte, serait autant que moi capable de gagner les suffrages des auditeurs en louant les Athéniens dans Athènes", Platon, Ménexène 236a), Athénée de Naucratis dit quant à lui qu’il peut tout chanter ("Le musicien Lampros fut un autre buveur d’eau. Phrynichos [l’auteur de comédies de la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C., et non pas le célèbre tragédien homonyme contemporain d’Eschyle] dit à son sujet : “Lampros le buveur d’eau étant mort parmi les mouettes, elles le pleurèrent. C’était un admirable fausset, le squelette des Muses, la fièvre des rossignols, le chantre du Tartare”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes II.21). Le tragédien Eschyle en revanche est parfaitement connu. Dans notre précédent paragraphe, nous avons raconté sa vie jusqu’au tout début du Vème siècle av. J.-C. Nous venons de le voir participer à la bataille de Marathon en -490 aux côtés de son frère Kynaigeiros, puis à celles de l’Artémision (selon Pausanias) et de Salamine (selon Ion de Chio, selon Pausanias, et selon l’auteur anonyme de la Vie d’Eschyle) en -480 aux côtés de son autre frère Ameinias. Un passage d’Athénée de Naucratis révèle qu’Eschyle et Sophocle laisseront deux tragédies trahissant un fort penchant pour la pédérastie ("Des grands poètes comme Eschyle et Sophocle ont illustré leurs tragédies de thèmes érotiques : le premier décrivit l’amour d’Achille et de Patrocle, et le second dans Niobé parla des amours garçonnières à tel point que cette œuvre est appelée aussi Pédérastria", Deipnosophistes XIII.75) : on en déduit que Sophocle n’est pas seulement l’élève d’Eschyle, il est aussi son giton. La postérité gardera le souvenir de la jalousie de Sophocle à l’égard de son maître, ce dernier ayant une disposition naturelle pour l’écriture que Sophocle n’a pas ("Chaméléon [d’Héraclée, élève d’Aristote au IIIème siècle av. J.-C.] dit qu’Eschyle avait toujours une pointe de vin quand il travaillait à ses pièces, et que Sophocle lui reprochait, pour cette raison, de “faire bien sans le savoir”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.40 ; "Je dirai ici qu’Eschyle mérite de justes reproches, pour avoir produit sur la scène, dans la tragédie, des personnages ivres. Car ce n’est pas Euripide qui a le premier commis cette faute, comme quelques-uns le prétendent. En effet, Jason et ses compagnons paraissent ivres dans Les Cabires d’Eschyle. Le poète donnait là ses inclinations à ses héros. Eschyle avait toujours une pointe de vin lorsqu’il composait ses tragédies, si on en croit Chaméléon, au point que Sophocle lui fit un jour ce reproche : “Eschyle, tu fais bien, mais sans le savoir”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes X.33). Seulement sept tragédies de Sophocle parviendront jusqu’à nous, toutes tardives : Plutarque, qui a eu entre ses mains des exemplaires des premières tragédies de Sophocle, dit qu’elles n’étaient que des pâles imitations de celles d’Eschyle, et que Sophocle a mis du temps avant de trouver son style ("Sophocle disait avoir voulu d’abord imiter la manière fastueuse et gigantesque d’Eschyle, ensuite sa marche laborieuse et forcée, mais que finalement il avait adopté un genre de composition plus propre à former les mœurs et pour cela infiniment plus estimable. Ainsi les jeunes gens, à mesure qu’ils font des progrès dans la sagesse, se dégoûtent de ce style recherché qui sent trop l’art et le travail, et préfèrent une écriture plus sage, faite pour calmer les passions et pour inspirer l’amour de la vertu", Plutarque, Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu). Selon la tradition, Sophocle âgé d’une quinzaine d’années chante et danse à l’occasion de la fête en l’honneur de la victoire de Salamine en -480 ("Après la victoire de Salamine, [Sophocle] dansa avec une lyre auprès du trophée élevé par les vainqueurs. Les uns disent qu’il était tout nu et oint d’huile, les autres qu’il dansa habillé", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes I.37). L’auteur anonyme de la Vie de Sophocle laisse sous-entendre que Sophocle à cette occasion est non pas un simple figurant mais le coryphée, celui qui conduit les autres jeunes chanteurs et danseurs ("Après la bataille navale de Salamine, alors que les Athéniens étaient rassemblés autour du trophée, [Sophocle] préluda, le corps nu, oint d’huile, en s’accompagnant de sa lyre, au chœur qui chanta le péan de la victoire", Vie de Sophocle 3). Sans doute est-il apparu alors à ses compatriotes comme l’image parfaite de leur régime démocratique récemment couronné par la défaite du monarque perse : jeune, beau, attirant les convoitises les plus opposées, porteur de rêves de gloires et de conquêtes dépassant les héritages de l’ère archaïque.


  

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