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-494 à -479 : La guerre contre la Perse I

© Christian Carat Autoédition

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

La Perse avant -494

Athènes avant -494

La révolte ionienne

Marathon

Salamine

Platée et Mycale

Après Platée et Mycale

Sur le fleuve Istros/Danube, les tyrans grecs d’Ionie ont manifesté leur inquiétude face à la vague démocratique qui s’amplifie dans toutes les cités grecques, exceptée Sparte, depuis la fin des Ages obscurs et le début de l’ère archaïque. Cette vague démocratique résulte de la lutte triangulaire entre tyran, prétendants et peuple, ce dernier finissant par s’imposer peu à peu comme le seul gagnant contre les deux autres partis. Les tyrans sont toujours des anciens prétendants ayant renversé le tyran en place, et les prétendants sont souvent issus du peuple : ils savent donc l’inefficacité de se confronter au peuple, et la nécessité de composer avec lui. Ainsi tyrans et prétendants revoient progressivement leurs ambitions dominatrices à la baisse, ce qui au cours du temps renforce le système de pouvoir par assemblées.


Echec démocratique à Samos


Effectuons un petit retour dans le passé, jusqu’à l’époque de Polycrate le tyran grec de l’île de Samos. Polycrate est un ancien protégé d’Amasis le pharaon d’Egypte, qui s’est servi de lui pour essayer de contrer l’hégémonie perse grandissante. La conquête de l’Egypte par Cambyse II et le flou politique qui a suivi le triple échec de ce dernier contre Carthage, contre l’oasis de Siwah et contre l’Ethiopie, ont affaibli Polycrate, qui est finalement assassiné par Oroitès l’ambitieux gouverneur perse de Lydie. Darius Ier, le nouveau souverain perse, fait exécuter Oroitès pour reprendre le contrôle de la Lydie. Le sort de l’île de Samos reste ouvert : l’ancien domaine de Polycrate restera-t-il en dehors du domaine perse, ou y sera-t-il intégré ? La décision viendra du peuple samien. L’assassinat de Polycrate par Oroitès, suivi peu après par l’exécution d’Oroitès, provoque effectivement une révolution dans l’île. Comme à Athènes, on retrouve les trois partis caractéristiques de l’ère archaïque : Syloson le frère du tyran assassiné qui rêve de prendre sa succession, un prétendant nommé "Maiandrios", et le peuple conduit par un certain "Télésarque".


Syloson, d’abord. La relation entre ce personnage et son frère Polycrate a apparemment été conflictuelle, puisque qu’au moment où Cambyse II a envahi l’Egypte Syloson s’y trouvait, ayant été banni de Samos, donc banni par son frère ("Du temps de l’expédition de Cambyse II fils de Cyrus II contre l’Egypte, de nombreux Grecs se trouvaient dans ce pays, les uns pour le commerce, les autres comme hommes de troupes, d’autres encore comme touristes, et parmi ces derniers Syloson fils d’Aiacès, frère de Polycrate banni de Samos", Hérodote, Histoire III.139). On peut même imaginer davantage. Hérodote rapporte que lors de ce bannissement en Egypte Syloson s’est lié avec un jeune porte-lance perse qui n’était autre que le futur Grand Roi de Perse, Darius Ier ("[Syloson] se promenait un jour sur la place de Memphis drapé dans un manteau de pourpre éclatante, lorsque Darius, simple porte-lance de Cambyse II et alors personnage sans importance, l’aperçut, eut envie de ce manteau, et l’accosta pour le lui acheter. Quand Syloson vit le grand désir qu’il en avait, il lui dit, sans doute inspiré par un dieu : “Je ne vendrai mon manteau à aucun prix, mais je te le donne pour rien s’il faut absolument que tu l’aies”. Darius admira beaucoup son geste et prit le manteau", Hérodote, Histoire III.139) : faut-il voir dans cette démarche vers les Perses une première tentative de Syloson pour contrebalancer le soutien dont son frère jouissait auprès de l’Egyptien Amasis, autrement dit Syloson à cette époque rêvait-il de renverser son frère avec la complicité des Perses pour devenir tyran de Samos à sa place ? Quand Darius accède au trône perse, Syloson naturellement lui rappelle leurs bons rapports du temps de Cambyse II, et réclame son aide pour prendre le pouvoir à Samos, en mettant entre parenthèses cette relation conflictuelle avec ce frère qui l’a banni et qui était l’ami d’Amasis l’ennemi des Perses ("“O le plus noble des hommes, lui dit Darius Ier, c’est donc toi qui, au temps où je n’était rien encore, m’a fait ce modeste présent, ainsi je te suis autant obligé qu’à l’homme qui m’offrirait aujourd’hui un cadeau somptueux. En récompense, je t’accorde tout l’or et tout l’argent que tu voudras, afin que tu n’aies jamais à regretter d’avoir obligé Darius fils d’Hystaspès.” “Non, Seigneur, répondit Syloson, ne me donne ni or ni argent : reconquiers-moi seulement ma patrie, Samos, qui depuis la mort de mon frère Polycrate, tué par Oroitès, est aux mains d’un de nos esclaves, et donne-la moi sans que personne y trouve la mort ou l’esclavage”", Hérodote, Histoire III.140).


Maiandrios, ensuite. C’est un ancien membre de l’entourage de Polycrate, que celui-ci semblait préférer à son frère Syloson puisqu’il n’hésitait pas à lui confier des responsabilités ("Samos avait alors pour maître Maiandrios fils de Maiandrios, à qui Polycrate avait confié le pouvoir en son absence", Hérodote, Histoire III.142). Polycrate étant mort et Oroitès aussi, Maiandrios aspire évidemment à devenir tyran. Mais comme Clisthène le jeune à Athènes et comme bientôt Aristagoras à Milet, il est bien conscient que le peuple est fatigué du régime tyrannique et aspire désormais à se gouverner lui-même. Comme Clisthène le jeune, il choisit donc de "faire entrer le peuple dans son hétairie", pour reprendre la célèbre formule du paragraphe 66 livre V de l’Histoire d’Hérodote, c’est-à-dire faire ami-ami avec le peuple dans l’espoir de mieux le contrôler : il annonce sa volonté d’abolir le régime tyrannique et de le remplacer par un régime démocratique, à condition que la Constitution de ce nouveau régime lui accorde une rente perpétuelle pour lui-même et toute sa descendance (en prétextant que cette rente servira à entretenir un sanctuaire dédié à Zeus qu’il vient de bâtir dans Samos : "A l’annonce de la mort de Polycrate, voici quelle fut la conduite [de Maiandrios]. Il commença par élever à Zeus Eleutherios ["Eleuqšrioj/Libérateur"] un autel qu’il entoura d’un enclos sacré, celui qui existe encore aujourd’hui dans le faubourg. Puis il convoqua tous les citoyens en une assemblée et leur dit : “Vous savez qu’en mes mains reposent le sceptre et la puissance tout entière de Polycrate, il ne tient qu’à moi de régner sur vous aujourd’hui. Mais ce que je blâme chez autrui, je veux de toutes mes forces l’éviter moi-même. Or, je n’approuvais pas Polycrate de régner en despote sur ses égaux, et je n’approuve pas davantage cette conduite chez qui que ce soit. Polycrate a vécu, et moi je remets mes pouvoirs à la communauté, je vous proclame tous égaux en droits. Voici cependant le seul avantage que je revendique pour moi-même : qu’on me donne six talents pris sur la fortune de Polycrate, et que moi et ma descendance ayons à perpétuité le sacerdoce de Zeus Eleutherios en l’honneur de qui j’ai personnellement élevé un sanctuaire et vous donne aujourd’hui votre liberté”", Hérodote, Histoire III.142).


Télésarque, enfin. Nous ne savons rien sur ce chef démocratique, sinon qu’il comprend immédiatement le but politique de Maiandrios, qu’il accuse de vouloir tromper le peuple samien en conditionnant financièrement son renoncement à la tyrannie, en plus d’avoir détourné de l’argent à son profit durant la tyrannie de Polycrate ("Mais un des Samiens se leva et dit : “Tu ne mérites pas de nous commander, vil maraud, scélérat que tu es ! Rends-nous plutôt compte de l’argent qui a passé par tes mains !”. L’auteur de cette apostrophe était un citoyen considéré nommé “Télésarque”", Hérodote, Histoire III.142-143). Démasqué, Maiandrios emprisonne Télésarque, perpétuant ainsi le régime tyrannique qu’il prétendait abolir ("Maiandrios se rendit compte que, s’il abandonnait le pouvoir, un autre le prendrait à sa place. Il renonça donc à son projet et, sitôt retiré dans l’acropole, convoqua l’un après l’autre les principaux citoyens sous prétexte de leur rendre ses compte, les fit saisir et emprisonner", Hérodote, Histoire III.143).


Telle est la situation à Samos, quand Darius Ier décide de soutenir Syloson, espérant sans doute jouer auprès de Syloson le même rôle qu’Amasis naguère a joué auprès de Polycrate, apparaître aux yeux des Samiens aussi philhellène que ce dernier, et montrer aux autres tyrans grecs qu’il peut les aider à maintenir l’ordre et conforter leur pouvoir dans leurs tyrannies. Mais ce calcul est mauvais, Darius Ier n’a pas encore compris que la majorité des Grecs ne veulent plus de tyrans. Il envoie son complice Utana/Otanès, un des sept putchistes de -522, vers Samos ("Répondant à la requête [de Syloson], Darius Ier fit partir une armée commandée par Otanès, un des sept, avec ordre de faire en faveur de Syloson tout ce qu’il demandait. Otanès rejoignit la côte et rassembla ses troupes", Hérodote, Histoire III.141). Utana/Otanès débarque sur l’île. Dans un premier temps, la population ne réagit pas. Mais sous la pression de son frère Charilaos ("Lâche que tu es, lui dit [Charilaos], moi ton propre frère, moi qui n’ai rien fait pour mériter la prison, tu as eu le front de m’enchaîner et de me jeter au cachot, mais quand les Perses veulent te chasser de ton pays et de ta maison, tu n’oses pas te venger alors qu’il est si facile de les vaincre ? Eh bien ! Si tu en as peur, donne-moi tes gardes et je saurai bien, moi, les punir d’être venus chez nous !", Hérodote, Histoire III.145), Maiandrios pousse les Samiens à résister au Perse : sans doute espère-t-il ainsi légitimer sa prise de pouvoir, et leur faire oublier l’emprisonnement de Télésarque en les mettant de son côté. Tandis que Charilaos conduit la lutte sur l’île, Maiandrios part vers Sparte pour demander de l’aide ("[Maiandrios] s’embarqua et quitta Samos tandis que Charilaos arma les gardes, fit ouvrir les portes de la citadelle et lança ses hommes contre les Perses qui, loin de s’attendre à une telle attaque, croyaient la situation définitivement réglée. Les gardes se jetèrent contre les Perses les plus considérables, ceux qui avaient le droit d’être suivis d’un diphrophoros ["difrofÒroj", littéralement le "porteur/foreÚj de siège, tabouret/d…froj", terme qui  désigne l’homme chargé du marchepied servant aux dignitaires perses pour monter ou descendre des chars], et les massacrèrent", Hérodote, Histoire III.146). Mais Cléomène Ier le roi agiade de Sparte repousse Maiandrios car celui-ci a tenté de le corrompre pour le décider : Cléomène Ier ne supporte pas ses manières, Maiandrios est finalement expulsé de Sparte ("Maiandrios s’étant échappé de Samos cingla vers Sparte. Arrivé là, il fit porter dans la cité tous ses bagages, et voici quelle fut sa conduite. Il étala chez lui des coupes d’argent et d’or et, tandis que ses serviteurs les nettoyaient, il entra en conversation avec Cléomène Ier fils d’Anaxandride, roi de Sparte, et l’amena jusque chez lui. En voyant les coupes, Cléomène Ier fut transporté d’admiration. Maiandrios l’invita alors à prendre tout ce qu’il voulait à deux ou trois reprises. Mais Cléomène Ier se montra parfaitement honnête en jugeant inconvenable d’accepter ces présents. Il comprit aussi qu’en offrant les mêmes présents à d’autres citoyens, Maiandrios trouverait des vengeurs. Il alla donc trouver les éphores et leur dit qu’il valait mieux, dans l’intérêt de Sparte, expulser du Péloponnèse cet étranger de Samos, de peur que lui-même ou n’importe quel autre Spartiate se laissât corrompre. Les éphores partagèrent son opinion et, par la voix du héraut, signifièrent à Maiandrios qu’il devait quitter le pays", Hérodote, Histoire III.148 ; "Maiandrios, tyran de Samos, effrayé par l’irruption des Perses dans la Grèce, se réfugia à Sparte, et montra à Cléomène Ier les trésors qu’il avait apportés en lui laissant la liberté de prendre tout ce qu’il voudrait. Mais Cléomène Ier n’accepta rien et, craignant qu’il fit à d’autres les mêmes offres, dit aux éphores qu’il croyait nécessaire au bien de Sparte de faire sortir son hôte du Péloponnèse, de peur qu’il corrompît des Spartiates. Les éphores suivirent son conseil, et firent signifier à Maiandrios de se retirer le jour même", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates). La résistance samienne s’effondre. Utana/Otanès massacre la population ("[Otanès] donna l’ordre à ses troupes de massacrer tout ce qui leur tomberait sous la main, les enfants comme les adultes, indistinctement. Une partie de l’armée fit alors le siège de la citadelle, le reste massacra tout ce qui se trouvait sur son chemin, dans les lieux consacrés comme ailleurs", Hérodote, Histoire III.147), et donne l’île à Syloson comme prévu, qui devient fantoche des Perses ("Les Perses prirent au filet [technique proche de celle que nos modernes policiers et gendarmes appellent "ratissage", expliquée par Hérodote : "Lorsqu’ils s’emparaient d’une île, les barbares en prenaient la population au filet. Voici comment la chose se passe. Les hommes se prennent par la main pour former une chaîne déployée de la rive nord à la rive sud de l’île, puis ils avancent en rabattant devant eux les habitants du pays", Hérodote, Histoire VI.31] toute la population de Samos et ne remirent à Syloson qu’une île dépeuplée", Hérodote, Histoire III.149).


Hérodote précise que ces événements sont contemporains du début du siège de Babylone, qui durera vingt mois et s’achèvera grâce au stratagème de Zopyre que nous avons raconté plus haut ("Au temps où cette expédition [conduite par Otanès] partit pour Samos, les Babyloniens se soulevèrent", Hérodote, Histoire III.150), c’est-à-dire après l’expédition contre les Scythes en Asie et avant l’expédition contre les Scythes en Europe.


Succès démocratique à Athènes puis à Naxos


Revenons à présent sur ce que nous avons dit d'Athènes à la fin de notre paragraphe introductif. Au milieu du VIème siècle av. J.-C., Athènes est dominé par un tyran : Pisistrate. Autour de ce tyran gravitent des prétendants : Isagoras et Mégaclès II, bientôt remplacé par son fils Clisthène le jeune. Pisistrate gouverne intelligemment en favorisant le peuple, ce qui réduit les prétendants au silence. Quand Pisistrate meurt, son fils Hippias qui hérite du pouvoir gouverne toujours aussi intelligemment. Mais suite à l'attentat contre Hipparque, frère d'Hippias, fomenté par les deux amants Harmodios et Aristogiton en -514, Hippias instaure une politique plus répressive, qui met fin à la bonne entente régnant jusqu'alors entre le peuple et la famille pisistratide, et redonne de l'audience aux prétendants. Clisthène le jeune et Isagoras ne sont absolument pas des gens du peuple, ils sont des héritiers de familles anciennes très riches, Clisthène le jeune notamment est issu de la famille très respectable des Alcméonides, il a hérité de la fortune que son grand-père Alcméon a obtenue de Crésus le roi de Lydie, comme nous l'avons dit au tout début du présent paragraphe. Isagoras est soutenu par une majorité des familles athéniennes les plus riches. Clisthène le jeune se retrouve donc sans partisans (sans doute parce qu'il est le fils d'une étrangère de Sicyone, Agaristé la fille de Clisthène le tyran de Sicyone, et pas un Athénien du sol) : de mauvais gré, il se tourne alors vers la seule force politique qui reste, le peuple, qu'il fait "entrer dans son hétairie" ("Les deux hommes se disputèrent le pouvoir, et Clisthène vainquit en faisant entrer le peuple dans son hétairie ["prosetair…zomai/prendre pour compagnon", de "prÒj/à côté de" et "˜taire…a/association, corporation, parti d'hétaires/compagnons", nous venons de dire que cette formule, dans le cas de Maiandrios à Samos comme dans le cas de Clisthène le jeune à Athènes ou, plus tard, d'Aristagoras à Milet, signifie familièrement "faire ami-ami avec le peuple"]", Hérodote, Histoire V.66), espérant ainsi répéter la manœuvre réussie par Pisistrate quelques décennies auparavant, accéder à la tyrannie athénienne en s'appuyant sur le peuple contre les prétendants nobles (manœuvre qui sera reprise avec succès au siècle suivant par Périclès, petit-neveu de Clisthène le jeune, dont l'historien Thucydide dit dans sa Guerre du Péloponnèse II.65 qu'en son temps il gouvernera seul la cité face au peuple privé d'une réelle souveraité). Les livres de vulgarisation actuels ne s'attardent pas sur ce point, aussi sentons-nous la nécessité d'y revenir encore et d'insister lourdement : Clisthène le jeune n'est pas un homme du peuple, un homme pauvre, un homme sans instruction, tout au contraire c'est un noble riche et cultivé, mais politiquement seul, qui se rapproche du peuple par dépit. Et naturellement, ce rapprochement entre Clisthène le jeune et le peuple n'est pas à sens unique : le peuple accepte de le soutenir à condition qu'il apporte des garanties, en l'occurrence la promesse que, dès qu'il aura conquis le pouvoir, il instaurera une Constitution favorable au peuple abaissant définitivement les ambitions de tous les prétendants à la tyrannie. En résumé le peuple accepte de soutenir Clisthène à condition que Clisthène renonce à devenir tyran. En -511, Clisthène et Isagoras, celui-ci soutenu par le peuple et celui-là soutenu par les Athéniens les plus riches, renversent ensemble le tyran Hippias, qui part en exil vers la Perse, d'abord à Sigée (aujourd'hui Giaour-keui, près de Kumkalé en Turquie, face à la pointe sud de la presqu'île de Gallipoli) gouvernée par son demi-frère Hégésistrate (qui a reçu Sigée de son père Pisistrate : "Pisistrate enleva [Sigée] par l'épée aux Mytiléniens, et y établit comme tyran son fils Hégésistrate, un bâtard qu'il avait eu d'une femme d'Argos", Hérodote, Histoire V.94 ; "[Hippias et les siens] se rendirent alors à Sigée, sur le fleuve Scamandre, après avoir gouverné Athènes pendant trente-six ans", Hérodote, Histoire V.65), puis auprès de son gendre Aientidès le tyran de Lampsaque (aujourd'hui Lapseki en Turquie, face à Gallipoli : "[Hippias] tourna ses regards vers l'extérieur dans l'espoir d'y trouver un refuge en cas de révolution. C'est ainsi qu'il donna, lui un Athénien, sa fille Archédikè à Aientidès, le fils d'Hippoclos le tyran de Lampsaque, parce qu'il savait que cette famille jouissait d'un grand crédit auprès du Grand Roi Darius Ier", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.59 ; "[Hippias] s'en alla, sous sauf-conduit, à Sigée, puis à Lampsaque auprès d'Aientidès", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.59), puis auprès d'Artaphernès satrape de Lydie et frère de Darius Ier ("[Hippias] ne négligea rien pour calomnier les Athéniens auprès d'Artaphernès et tout mettre en œuvre pour faire tomber Athènes en son pouvoir et au pouvoir de Darius Ier", Hérodote, Histoire V.96). Aussitôt les deux prétendants s'opposent ("Aussitôt après le renversement de la tyrannie, éclata la rivalité entre Isagoras, fils de Tisandros et ami des tyrans, et de Clisthène, de la famille des Alcméonides", Aristote, Constitution d'Athènes 20), Isagoras rêvant de devenir tyran à la place du tyran, contre Clisthène le jeune qui, tenu par son pacte avec le peuple, est contraint de promouvoir l'instauration d'un nouveau régime, le régime démocratique ("dhmokrat…a", littéralement "pouvoir, domination, souveraineté/kr£toj du dème"). Isagoras trouve un soutien dans Cléomène Ier roi de Sparte qui, après avoir aidé à renverser Hippias, craint l'instauration d'un régime démocratique qui risquerait de faire domino dans toute la Grèce, dont Sparte ("Isagoras prépara sa riposte : il fit appel au Spartiate Cléomène Ier, son hôte depuis qu'ils avaient ensemble assiégé les Pisistratides. On raconte par ailleurs que Cléomène Ier eut une liaison avec la femme d'Isagoras", Hérodote, Histoire V.70). Clisthène fuit Athènes avant arrivée d'Isagoras qui, avec l'aide de Cléomène Ier, tente de renverser la Boulè, en vain, puis de s'emparer de l'Acropole, sans davantage de succès. Cléomène Ier est finalement expulsé par le peuple athénien ("Clisthène quitta la ville en secret, ce qui ne retint pas Cléomène Ier de se présenter devant Athènes et d'en chasser sept cents familles athéniennes [quelles sont ces sept cents familles athéniennes expulsées ? celles qui ont soutenu Pisistrate naguère, dont Aristote au paragraphe 13 de sa Constitution d'Athènes dit que "leurs dettes les avaient conduits à la misère" et que "leur naissance n'était pas pure" ?], celles qu'Isagoras lui désignait. Il voulut ensuite dissoudre la Boulè et remettre tous les pouvoirs aux mains de trois cents partisans d'Isagoras, mais la Boulè s'y opposa et refusa de lui obéir. Cléomène Ier, avec Isagoras et ses amis, s'empara de l'Acropole : les autres Athéniens tous d'accord les assiégèrent pendant deux jours, le troisième jour les assiégés capitulèrent et ceux d'entre eux qui étaient Spartiates durent quitter aussitôt le pays", Hérodote, Histoire V.72 ; "Clisthène s'enfuit avec un petit nombre d'hommes. Cléomène Ier exila sept cents familles athéniennes. Il essaya de dissoudre la Boulè et de donner le pouvoir à Isagoras et à trois cents de ses amis. Mais la Boulè résista, le peuple rassembla ses forces, et Cléomène Ier, Isagoras et leurs partisans durent se réfugier dans l'Acropole. Le peuple l'investit et l'assiégea deux jours durant. Le troisième il laissa sortir, en vertu d'une trêve, Cléomène Ier et tous ses partisans", Aristote, Constitution d'Athènes 20 ; "[Les Alcméonides] furent banni par Cléomène Ier de Sparte qui agissait de concert avec une des factions qui divisaient Athènes. Les vivants [parmi la famille des Alcméonides] furent chassés, tandis que les ossements des morts furent jetés hors du pays. Mais les exilés purent rentrer à Athènes par la suite, où leurs descendants vivent encore", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.126). Isagoras quitte Athènes avec Cléomène Ier, qui s'empresse de mobiliser des nouvelles troupes ("Cléomène Ier, obsédé par l'outrage que lui avaient infligé les Athéniens en paroles et en actes, leva des troupes dans tout le Péloponnèse en taisant ses intentions, désireux de se venger du peuple athénien en donnant la tyrannie à Isagoras qu'il avait fait sortir avec lui de l'Acropole", Hérodote, Histoire V.74). Clisthène le jeune peut revenir ("Ensuite les Athéniens rappelèrent Clisthène et les sept cents familles qu'avaient bannies Cléomène Ier", Hérodote, Histoire V.73 ; "Le peuple rappela Clisthène et les proscrits, et se laissa diriger par celui-ci, digne chef du parti populaire : en effet, c'était surtout aux Alcméonides qu'on devait l'expulsion des tyrans, car ils avaient constamment entretenu les troubles", Aristote, Constitution d'Athènes 20), mais sa victoire - et la victoire du peuple - n'est pas encore acquise. Cléomène Ier a obtenu l'alliance de Corinthe, de Thèbes et de Chalcis. Une triple offensive est lancée contre Athènes, sous la direction conjointe des deux rois de Sparte Cléomène Ier l'Agiade et Démarate l'Eurypontide. Ne pouvant se diviser en trois, les Athéniens décident de marcher d'abord contre les troupes spartiates ("[Cléomène Ier] envahit le territoire d'Eleusis avec des forces importantes. Au même moment, les Béotiens en accord avec lui prirent les dèmes d'Hysies et d'Oinoé, à la frontière de l'Attique, tandis que les Chalcéens de l'autre côté vinrent ravager les campagnes. Menacés de toutes parts, les Athéniens renoncèrent dans un premier temps à s'occuper des Béotiens et des Chalcéens et tournèrent leurs armes contre les Péloponnésiens qui occupaient Eleusis", Hérodote, Histoire V.74). S'ensuit un face-à-face à la Valmy entre les deux adversaires. On se souvient que la bataille de Valmy en 1792 fut en réalité un duel des nerfs davantage qu'un duel militaire, entre d'un côté des républicains français n'ayant rien à perdre et de l'autre côté des mercenaires n'ayant rien à gagner au service des rois étrangers, les premiers criant leur foi républicaine dans l'inconscience du danger, les seconds délibérant entre eux sur le bien-fondé et les risques d'engager le combat, finissant par se replier d'eux-mêmes en laissant les premiers se glorifier d'avoir offert à la République française sa première victoire. Le même phénomène se produit à Eleusis : tandis que les démocrates athéniens s'avancent en criant leur foi dans la démocratie, les Spartiates et leurs alliés délibèrent, et finalement les Corinthiens décident d'eux-mêmes de se replier, approuvés par le roi spartiate Démarate, ce qui oblige Cléomène Ier à abandonner le terrain et à laisser les démocrates athéniens se glorifier d'avoir remporté une première victoire ("Le combat allait commencer lorsque les Corinthiens, les premiers, estimèrent que leur conduite n'était pas juste et, changeant d'avis, s'en allèrent. Puis Démarate fils d'Ariston, roi de Sparte qui avait partagé la conduite des opérations avec Cléomène Ier en parfait accord avec lui jusque là, les imita. […] Quand les autres alliés virent les rois de Sparte divisés et les Corinthiens quitter les rangs, ils s'en allèrent à leur tour", Hérodote, Histoire V.75). Ensuite, les Athéniens se précipitent sur les Thébains avant qu'ils n'aient effectué leur jonction avec les Chalcéens. Les Thébains et leurs alliés béotiens sont vaincus par les Athéniens ("L'expédition de Cléomène Ier se disloqua donc sans gloire et les Athéniens, qui tenaient à se venger, marchèrent d'abord contre les Chalcéens. Les Béotiens se portèrent sur l'Euripe au secours des Chalcéens mais, à la vue de ce renfort, les Athéniens résolurent d'attaquer les Béotiens avant les Chalcéens : ils engagèrent la bataille et leur victoire fut totale, ils tuèrent beaucoup de monde et firent sept cents prisonniers", Hérodote, Histoire V.77), qui prolongent leur victoire en débarquant sur l'île d'Eubée et en soumettant les Chalcéens. A cette occasion un groupe d'Athéniens s'intalle sur la terre du vaincu, sur les riches terres de Chalcis, désignés par le terme "clérouque" ("klhroàcoj", littéralement "qui a obtenu une terre après avoir été tiré au sort par un klÁroj/petit caillou ou petit morceau de bois") : c'est la plus ancienne occurrence connue de ce mot ("Le même jour ils passèrent en Eubée, rencontrèrent les Chalcéens à leur tour et, vainqueurs encore une fois, installèrent quatre mille clérouques sur les terres des hippobotes ["ƒppobÒthj/éleveurs de chevaux"], les gens riches de Chalcis", Hérodote, Histoire V.77 ; "Quand les Athéniens eurent subjugué les habitants de Chalcis, ils partagèrent la contrée des hippobotes en deux mille parts, qu'ils distribuèrent au sort à des clérouques. Ils consacrèrent à Athéna plusieurs parties de la plaine Lélantine. Le reste du pays fut affermé à prix d'argent, et pour conserver le souvenir du prix auquel chaque ferme était donnée on le grava sur des colonnes qui bordaient le portique royal. Les prisonniers furent mis aux fers, et cette vengeance rigoureuse ne suffit pas pour désarmer la fureur des Athéniens contre les Chalcéens", Elien, Histoires diverses VI.1 ; notons au passage qu'en se partageant entre eux les terres de Chalcis, les Athéniens ne font que se réapproprier ce qui leur appartenait jadis, puisque selon Strabon la cité eubéenne de Chalcis a été fondée par des Athéniens à l'époque mycénienne, avant la seconde guerre de Troie : "Chalcis et Erétrie furent fondées l'une et l'autre par des colons de l'Attique dès avant la guerre de Troie. Mais leurs vrais fondateurs furent Aiclos et Cothos, qui ne quittèrent Athènes qu'après la prise de Troie. Aiclos fonda Erétrie, et Cothos fonda Chalcis", Strabon, Géographie, X, 1.8). Un monument constitué d'une stèle avec un célèbre quadristique et une statue de bronze est dressé à Athènes en souvenir de cette victoire, qui sera incendié par le général perse Mardonios en -479, puis reconstruit et installé à l'entrée de l'Acropole, sous les Propylées ("[Les Athéniens] retinrent les prisonniers Chalcéens et Béotiens dans les fer. Par la suite, ils les remirent en liberté contre une rançon de deux mines par tête. Ils suspendirent sur l'Acropole les chaînes portées par les captifs : on les voit encore aujourd'hui, suspendues aux murs noircis par l'incendie allumé par les Mèdes [en réalité les Perses], en face du temple qui regarde vers l'ouest. Et ils consacrèrent un quadrige de bronze à la déesse [Athéna] avec la dîme de la rançon, qui se trouve à gauche sous les Propylées en entrant dans l'Acropole, portant cette inscription : “Ayant soumis les Béotiens et les Chalcéens, par les armes les fils d'Athènes ont vaincu, ils ont éteint leur arrogance par les fers et un sombre cachot, ils ont consacré à Pallas ce char comme dîme”", Hérodote, Histoire V.77 ; Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète dit la même chose : "Les Athéniens profitèrent habilement de leur victoire sur les Béotiens et les Chalcéens vaincus. Ils accaparèrent Chalcis aussitôt après la bataille. Et ils prélevèrent le dixième du butin pris aux Béotiens pour en consacrer sur l'Acropole un char de bronze marqué de ces vers élégiaques : “Ayant soumis les Béotiens et les Chalcéens, par les armes les fils d'Athènes ont vaincu, ils ont éteint leur arrogance par les fers et un sombre cachot, ils ont consacré à Pallas ce char comme dîme”", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 105 ; la même dédicace est citée dans l'Anthologie grecque VI.343 ; la stèle avec le quadristique servant de socle à la statue a été retrouvée par les archéologues, elle a servi de socle à la statue reconstituée après -480, le quadristique y a été réécri avec une inversion des vers 1 et 3, consigné aujourd'hui sous les références 501A [pour la version d'avant -480] et 501B [pour la version d'après -480, qui est celle rapportée par Hérodote, Diodore de Sicile et l'Anthologie grecque]° dans le volume I/3 des Inscritpions grecques). Sans doute à ce moment-là, Isagoras en réfléchissant finit par entrevoir l'avantage à tirer de la Constitution que propose Clisthène : en acceptant momentanément cette Constitution et le régime démocratique qu'elle instaure, il pense qu'il lui sera facile de mener une campagne médiatique visant à nuire à l'image de Clisthène - en disant qu'il cache une maîtresse, ou qu'il a détourné de l'argent, etc. - pour mettre le peuple de son côté, et ensuite modifier cette Constitution avec l'appui du peuple pour renforcer son pouvoir personnel, et ainsi rétablir un régime qui ne s'appellera pas "tyrannie" mais qui en sera une en réalité. Les deux hommes semblent faire la paix puisqu'en -508, Isagoras revenu à Athènes est archonte éponyme ("Les premiers consuls désignés [à Rome] ont commencé leur magistrature la première année de la soixante-huitième olympiade [c'est-à-dire -508], la même année que l'archontat d'Isagoras à Athènes", Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 74.6 ; "La monarchie dura chez les Romains deux cent quarante-quatre ans depuis la fondation de Rome. Elle dégénéra en tyrannie sous le dernier roi, et fut enfin abolie pour la raison et par les personnes que nous avons évoquées. Ce changement arriva au commencement de la soixante-huitième olympiade [c'est-à-dire -508], en laquelle Ischomaque de Crotone remporta le prix de la course, Isagoras étant archonte annuel à Athènes", Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, V, 1.1) et sous son archontat Clisthène le jeune présente et instaure la nouvelle Constitution et le régime démocratique dans Athènes ("Fort de l'appui du peuple, Clisthène imposa ses réformes sous l'archontat d'Isagoras, trois ans après le renversement des tyrans", Aristote, Constitution d'Athènes 21). Mais pour les deux hommes rien ne se déroule comme prévu. Le nom d'Isagoras disparaît complètement des textes anciens, ce qui suggère que son calcul politicien a échoué. Non seulement la Constitution n'évolue pas dans le sens d'un retour vers la tyrannie, mais encore, sans doute sous la pression de Clisthène qui veut barrer la route à son rival Isagoras, elle se développe dans le sens d'une abhorration de la tyrannie (c'est à partir de cette époque que le mot "tyran/tÚrannoj" acquiert sa connotation négative, qui lui reste encore aujourd'hui), par l'adoption de la loi de l'ostracisme (qui est tourné contre des prétendants effectifs et potentiels autant que contre la famille des Pisistratides déchue : "Clisthène établit des nouvelles lois où il se montra préoccupé de gagner la foule, parmi elles était la loi sur l'ostracisme", Aristote, Constitution d'Athènes 22 ; "L'ostracisme n'était pas un châtiment, mais plutôt un encouragement et un apaisement accordé à l'envie d'abaisser les hommes trop éminents et de leur infliger méchamment une marque d'indignité", Plutarque, Vie de Thémistocle 22 ; "Les ambitieux veulent naturellement jouer un rôle toujours plus grand et ne pas mettre de frein à leurs désirs. C'est pour cette raison que les Athéniens exilèrent leurs citoyens les plus illustres par la loi de l'ostracisme : leur but était de châtier des fautes avant qu'elles ne fussent commises, de priver ceux qui pouvaient violer la loi de la possibilité de le faire. Ils s'appuyaient sur une maxime de Solon qu'ils considéraient comme un oracle : celui-ci, pressentant la tyrannie de Pisistrate, avait composé ce distique élégiaque : “Les grands hommes détruisent la cité, les tyrans soumettent le peuple irréfléchi”", Diodore de Sicile, Bibliothèque historique XIX.1 ; selon Aristote, Clisthène a instauré on-ne-sait-quand la loi de l'ostracisme contre le Pisistratide Hipparque fils de Charmos, qui en sera victime seulement en -488 : "Les Athéniens furent vainqueurs à Marathon sous l'archontat de Phainippos. Le peuple que cette victoire enhardit laissa pourtant passer deux années encore avant de recourir à la loi sur l'ostracisme, conçue pour défier les chefs de parti trop puissants, tel Pisistrate dont on se souvenait que c'était en prenant la tête du peuple et de l'armée qu'il avait établi sa tyrannie. C'est un de ses parents qui fut le premier frappé, Hipparque fils de Charmos, de Collytos, que Clisthène avait justement visé en instituant cette loi. Les Athéniens en effet, avec la douceur de leur caractère, avaient laissé les amis des tyrans vivre tranquillement dans la cité, ceux du moins qui lors des troubles n'avaient pas participé à leurs excès, et qui avaient à leur tête cet Hipparque", Aristote, Constitution d'Athènes 22). Quant à Clisthène le jeune, le silence des auteurs anciens laisse entendre qu'il finit aussi mal qu'Isagoras. Clisthène est coincé entre son aspiration au pouvoir et sa conscience que son sort est lié au régime démocratique qu'il a instauré et qui lui interdit d'acquérir trop de pouvoir : probablement joue-t-il au jeu dangereux du grand écart entre se présenter en public comme le champion et le défenseur du régime démocratique (ce qui signifie un discours violemment hostile à Sparte et à son roi qui menace à tout moment de relancer une campagne contre Athènes) et chercher en privé aux moyens d'acquérir des pouvoirs sans que cela soit visible. Ce grand écart se termine de la façon suivante. Naguère Crésus le roi de Lydie a apporté argent et soutien politique à Alcméon : Clisthène le jeune se dit que Darius Ier le nouveau maître de la Lydie lui prodiguera des largesses identiques, peut-être aussi espère-t-il secrètement que le Grand Roi fera pour lui ce qu'il a fait pour Syloson à Samos, qu'il l'aidera à devenir tyran d'Athènes. Il envoie une délégation vers Artaphernès le satrape de Sardes pour lui demander de l'aide contre Cléomène Ier : Artaphernès accepte à condition qu'il lui cède la terre et l'eau, c'est-à-dire qu'Athènes devienne une dépendance de l'Empire perse. Les délégués répondent oui ("Les Athéniens firent partir pour Sardes une délégation chargée de solliciter l'alliance des Perses, car ils se rendaient bien compte qu'ils étaient désormais en guerre contre Sparte et Cléomène Ier. Arrivés à Sardes, les députés présentèrent leur demande. Le satrape de Sardes, Artaphernès fils d'Hystaspès, leur demanda qui ils étaient et en quelle région ils habitaient, eux qui voulaient s'allier aux Perses. Les députés le lui dirent. Il répondit alors que si les Athéniens donnaient au Grand Roi Darius Ier la terre et l'eau de leur pays, il leur accorderait son alliance, sinon il leur enjoignait de se retirer. Désireux d'obtenir l'alliance perse, les députés prirent sur eux d'accepter ces conditions", Hérodote, Histoire V.73). A leur retour, le peuple athénien les condamne ("Désireux d'obtenir l'alliance perse, les députés prirent sur eux d'accepter ces conditions, mais à leur retour ils en furent sévèrement blâmés", Hérodote, Histoire V.73). Le nom de Clisthène n'apparaît plus dans l'Histoire d'Hérodote à partir de cet événement. Elien nous explique pourquoi : Clisthène est finalement victime de la loi qu'il a lui-même instaurée, celle qui permet au peuple de condamner quiconque manifeste une trop grande ambition contraire à l'intérêt général, il est ostracisé ("L'Athénien Clisthène avait le premier introduit l'usage de l'ostracisme, il en fut la première victime", Elien, Histoires diverses XIII.25). Nous ignorons la date et le lieu de sa mort, probablement durant son ostracisme. Les Athéniens ont goûté à la démocratie, ils ne veulent plus la lâcher. Tous ceux qui, à la suite de Clisthène le jeune, manifesteront désormais la moindre velléité de pouvoir personnel, seront systématiquement ostracisés. Ainsi en juillet -496, les partisans d'un retour au regime tyrannique réussiront à nommer Hipparque, membre de la famille pisistratide, à l'archontat éponyme (à cette date en effet, l'accès à cet archontat procède encore d'une élection nominative, ce n'est que sous archontat de Télésinos en -487/-486 que cette élection nominative sera remplacée par un tirage au sort, comme nous le verrons plus loin, le fait que cet Hipparque devienne archonte signifie donc qu'il possède une majorité de partisans dans l'Ekklesia : "L'année suivante, où Aulus Sempronius Atratinus et Marcus Minucius furent consuls, fut celle de la soixante-et-onzième olympiade où Tisicrate de Crotone remporta le prix de la course, Hipparque fut archonte à Athènes", Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, VI, 1.1), mais ils ne seront néanmoins jamais assez nombreux et puissants pour soutenir l'abolition du régime démocratique, ni même pour aider Hipparque à permettre à son parent Hippias de revenir à Athènes comme simple citoyen (au contraire, la même Ekklesia ayant élu Hipparque à l'archontat en -496/-495 le condamnera finalement à l'ostracisme à son tour seulement huit ans plus tard, sous l'archontat d'Anchise en -488/-487, comme nous le verrons aussi plus loin). Après l'éviction de Clisthène le jeune, pour bien faire comprendre à Artaphernès que les délégués athéniens qu'il a reçus ne représentaient nullement les volontés de la jeune démocratie athénienne, les Athéniens lui envoient une nouvelle délégation pour lui signifier qu'il doit abandonner tout espoir de posséder un jour la terre et l'eau athéniennes promises, et qu'il doit cesser d'écouter Hippias qui l'incite à entreprendre une expédition contre Athènes pour recouvrer son titre de tyran : Artaphernès les repousse, les relations diplomatiques entre la Perse et Athènes sont donc rompues ("Hippias ne négligea rien pour calomnier les Athéniens auprès d'Artaphernès et tout mettre en œuvre pour faire tomber Athènes en son pouvoir et au pouvoir de Darius Ier. Les Athéniens apprirent ses manigances, et envoyèrent à Sardres des représentants pour dissuader les Perses d'écouter leurs bannis. Mais Artaphernès leur ordonna de reprendre Hippias s'ils voulaient échapper à la mort. Les Athéniens n'acceptèrent pas les conditions qu'on leur rapportait, or en ne les acceptant pas ils se déclaraient ouvertement en guerre contre la Perse", Hérodote, Histoire V.96). Notons cependant que même si Clisthène le jeune est ostracisé, la famille des Alcméonides à laquelle il appartient demeure la première famille d'Athènes, élevant encore sa réputation - fausse mais habilement fabriquée et entretenue - de garante de la démocratie (dans l'imaginaire de cette famille, Clisthène le jeune luttant contre le tyran Hippias puis contre le prétendant à la tyrannie Isagoras rejoint très vite, après un court purgatoire, son père Mégaclès II luttant contre le tyran Pisistrate, son grand-père Alcméon luttant pour la protodémocratie aux côtés de Solon, et son arrière-grand-père Mégaclès I luttant contre le prétendant à la tyrannie Cylon). Quant aux liens qui relient précisément entre eux ces événements athéniens entre -508 (date de l'instauration de la Constitution de Clisthène le jeune) et -493 (date d'arrivée de Miltiade à Athènes), disons franchement que le manque de documents sur le sujet et l'extrême diversité du peu d'éléments à notre disposition ne nous permet pas de trancher. De quelle année date la délégation envoyée par Clisthène le jeune vers Artaphernès ? De quand date la seconde ? A quel moment Clisthène le jeune est-il ostracisé ? Pour quelle raison une majorité de l'opinion bascule-t-elle en faveur du Pisistratide Hipparque en -496 ? Pour quelle raison cette même majorité ne décide-t-elle pas d'un retour au régime tyrannique ? Pour notre part, dans ces quinze premières années de vie de la démocratie athénienne, nous sommes tentés de conclure que les Athéniens n'ont pour seule préoccupation, pour seul principe et seul but, que faire et défaire les hommes politiques au moyen du nouveau régime qu'ils ont créé comme des enfants curieux s'amusent à tourner et retourner un nouveau jouet qui les fascine, comme nous nous amusons aujourd'hui à fabriquer et détruire des stars via nos modernes médias jusqu'à temps qu'une crise grave nous rappelle que ces médias peuvent avoir une autre utilité. Le fonctionnement même de cette démocratie naissante est encore très balbutiant, comme en témoigne le plus vieux décret athénien conservé, consigné sous la référence 1 dans le volume I/3 des Inscriptions grecques, dont la formulation initiale très succincte : "Il a plu au peuple" ("Edocsen to‹ dšmoi") trahit autant l'ancienneté du document par rapport aux décrets athéniens ultérieurs (qui mentionneront le nom de chaque inspirateur des lois, et la façon dont elles seront préparées, adoptées et enregistrées) que l'absence de procédures formalisées au moment où il a été rédigé (ce décret à l'état fragmentaire, adopté à une date inconnue et dans des circonstances floues, reconnaît aux colons de l'île de Salamine, qui a été conquise par Athènes contre Mégare à la fin du VIIème siècle av. J.-C., les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres citoyens athéniens ["Il a plu au peuple : que les colons vivent à Salamine [texte manque], qu'ils paient leurs impôts à Athènes et y accomplissent leurs obligations militaires, qu'ils ne donnent pas leurs terres de Salamine en location [texte manque] ou, s'ils le font, que le locataire et le loueur paient chacun une taxe [texte manque], que l'archonte soit chargé du recouvrement ou, s'il ne le fait pas, qu'il soit traduit en justice, que soient fournies des armes [texte manque] pour une valeur de trente drachmes, que l'archonte [texte manque] la Boulè [texte manque]"] : peut-être s'agit-il d'une faveur accordée à certains Athéniens en récompense de leur participation active au face-à-face d'Eleusis et aux combats contre Thèbes et Chalcis que nous venons d'évoquer ?).


L'exemple d'Athènes est suivi vers -500 par l'île de Naxos. Nous ignorons le détail de cette révolution naxienne. Nous savons seulement que le peuple renverse le pouvoir tyrannique (sans doute détenu par un membre de la famille de Lygdamis, ancien ami de Pisistrate qui l'a aidé à une date incertaine à redevenir tyran d'Athènes ["Lygdamis, un Naxien, se mit volontairement au service [des Pisistratides] avec le plus grand zèle et leur amena argent et soldats", Hérodote, Histoire I.61], et que Pisistrate après sa reconquête du pouvoir athénien à aidé en retour à devenir tyran de Naxos ["[Pisistrate] prit comme otages les fils des Athéniens qui lui avaient résisté au lieu de fuir, et les établit à Naxos après avoir conquis et confié le gouvernement de cette île à Lygdamis", Hérodote, Histoire I.64 ; "[Pisistrate] tenta de recouvrer son pouvoir par la force, avec l'aide de beaucoup de gens, surtout des Thébains et de Lygdamis de Naxos, et aussi des cavaliers qui gouvernaient Erétrie. Après la victoire remportée près du temple d'Athéna Pallènis ["Pallhn…j/du dème de Pallènè"], la prise d'Athènes et le désarmement du peuple, la tyrannie lui fut désormais assurée. Il s'empara de Naxos et en donna le gouvernement à Lygdamis", Aristote, Constitution d'Athènes 15 ; notons pour l'anecdote que Lygdamis est très probablement un ancêtre de la célèbre Artémise, tyranne de la cité d'Halicarnasse, qui combattra aux côtés des Perses à la bataille de Salamine en -480 contre Ameinias le frère du tragédien Eschyle) et expulse tous les prétendants, pour installer un régime démocratique ("Certains citoyens parmi les plus riches furent bannis de Naxos par le peuple et s'en allèrent en exil à Milet", Hérodote, Histoire V.30).


Les tyrans d'Ionie craignent désormais pour eux-mêmes. Aristagoras en particulier, tyran de la cité de Milet, veut étouffer dans l'œuf la révolution de Naxos, île située en plein milieu de la mer Egée qui risque de donner des mauvaises idées aux populations des îles voisines et par ricochet aux populations des cités d'Ionie. Il veut donc lancer une expédition vers Naxos pour renverser le pouvoir démocratique nouvellement instauré et remettre à la place les riches prétendants expulsés qui sont venus lui réclamer du secours ("Dès leur arrivée, les Naxiens exilés sollicitèrent d'Aristagoras des forces qui leur permettraient de se rétablir dans leur pays", Hérodote, Histoire V.30). Nous avons vu dans notre alinéa précédent que lors de la campagne de Darius Ier contre les Scythes en Europe, les tyrans d'Ionie qui l'accompagnaient ont hésité un temps à l'abandonner, avant d'y renoncer après avoir admis que Darius Ier était finalement le dernier soutien de leurs fragiles tyrannies contre la vague démocratique déferlant sur toute la Grèce : pour son expédition contre Naxos, Aristagoras, toujours conscient que les Perses sont le dernier rempart de sa tyrannie contre les révolutions démocratiques qui essaiment depuis Athènes, leur réclame naturellement un soutien militaire (en assurant qu'une expédition militaire vers Naxos sera facile et apportera beaucoup aux Perses : "Arrivé à Sardes, Aristagoras décrivit Naxos à Artaphernès comme une île de peu d'étendue mais belle, fertile, proche de l'Ionie, riche en biens et en esclaves : “Envoie donc une expédition contre ce pays, en y ramenant les citoyens qui en ont été chassés. […] Ensuite, tu donneras au Grand Roi des îles nouvelles : Naxos elle-même, et les îles qui en dépendent, Paros, Andros et d'autres qu'on appelle « Cyclades ». Elles te serviront de base pour attaquer aisément l'Eubée, une île grande et riche autant que Chypre, et très facile à prendre”", Hérodote, Histoire V.31). Le satrape de Lydie Artaphernès, frère de Darius Ier, répond favorablement à sa demande, en lui confiant une escadre de deux cents navires ("Ton projet, répondit Artaphernès, est profitable au Grand Roi, et tes conseils sont tous bons […], tu auras deux cents navires à ta disposition dès que le printemps sera revenu", Histoire V.31) dont il confie le commandandement à son cousin Mégabatès, fils de Mégabaze dont nous avons supposé à la fin de notre précédent alinéa qu'il est satrape de Phrygie hellespontique ("Dès qu'il eut l'assentiment du Grand Roi, [Artaphernès] fit préparer deux cents trières et recruter des forces considérables en Perse et dans les pays alliés. Il leur donna pour chef le Perse achéménide Mégabatès, son propre cousin et cousin du Grand Roi Darius Ier", Hérodote, Histoire V.32).


Cette expédition du tyran grec Aristagoras épaulé par les Perses contre le régime démocratique de Naxos vers -500 apparaît a posteriori comme le premier événement d'une série qui à Salamine en -480 achèvera l'ère archaïque débutée trois siècles plus tôt par l'instauration des Jeux olympiques et la fondation de Pithécusses, ère des tyrans éclose du renversement des basileus de l'ère des Ages obscurs précédente. Car effectivement cette expédition commence, se déroule et s'achève en eau de boudin. D'emblée, le courant ne passe pas entre les deux hommes, pareillement orgueilleux ("Au cours d'une ronde, Mégabatès constata qu'aucun homme ne gardait un navire de Myndos, il s'en indigna et envoya son escorte à la recherche du capitaine du navire, un dénommé “Scylax”. Il le fit saisir et attacher, le corps à demi passé par un sabord du navire, la tête pendant à l'extérieur, et le laissa suspendu dans cette position. Quelqu'un annonça à Aristagoras le traitement que Mégabatès infligeait au Myndien, son hôte. Aristagoras sollicita auprès du Perse la grâce de son ami puis, comme il n'obtenait rien par ses prières, il se chargea lui-même de le délivrer. Quand il l'apprit, Mégabatès, au comble de l'indignation, s'emporta contre Aristagoras, mais celui-ci lui répondit : “De quoi te mêles-tu ? Artaphrénès ne t'a-t-il pas envoyé pour m'obéir et aller où je veux ? Pourquoi t'occuper de ce qui ne te regarde pas ?”", Hérodote, Histoire V.33). Arrivés à destination, les soldats d'Aristagoras et ceux de Mégabatès débarquent et progressent vers la cité de Naxos. Mais les Naxiens sont bien retranchés derrière leurs fortifications ("Instruits de cette menace [l'arrivée du contingent perso-milésien], les Naxiens mirent à l'abri des remparts ce qu'ils avaient dans la campagne, se munirent de vivres et de boissons en prévision d'un siège et renforcèrent leurs murs", Hérodote, Histoire V.34), et, à cette époque où ni l'aviation ni l'artillerie n'existent, les assaillants sont contraints d'entamer un siège ("Ils se présentèrent devant Naxos, mais ils trouvèrent devant eux une cité bien défendue et l'assiégèrent pendant quatre mois", Hérodote, Histoire V.34). La situation n'évolue pas pendant des mois, jusqu'au moment où Aristagoras et Mégabatès constatent qu'ils n'ont plus de ravitaillement, et qu'ils doivent donc lever le siège. Pour ne pas repartir la queue entre les jambes, les deux hommes bâtissent un fortin à l'intention des riches bannis naxiens pour tenter de signifier aux assiégés : "Nous reviendrons !", mais pour tout le monde il est clair que l'expédition est un échec total ("Quand les Perses eurent dépensé tout l'argent dont ils s'étaient munis et qu'Aristagoras en eut ajouté beaucoup de sa poche, le siège en réclamait toujours davantage. Alors les assiégeants bâtirent une forteresse pour les bannis de Naxos, puis ils regagnèrent le continent, sur cet échec", Hérodote, Histoire V.34).


Le choix d'Aristagoras


Nous devons nous méfier de la présentation d'Aristagoras par l'historien Hérodote, car ce dernier, expulsé d'Ionie vers le milieu du Vème siècle av. J.-C. pour ses agissements hostiles à Lygdamis II le tyran d'Halicarnasse (petit-fils d'Artémise, elle-même apparentée à Lygdamis de Naxos au VIème siècle av. J.-C. dont nous venons de parler), a conservé contre tous les tyrans grecs anatoliens une rancœur qui l'empêche de rester objectif. Ainsi, dans son Histoire, il ne cesse de dénigrer Aristagoras, disant ici qu'il s'engage dans une guerre contre la Perse alors qu'il sait qu'il n'y a aucun espoir de réussite (du coup son action ressemble à une tentative d'entrainer toute la Grèce dans un suicide collectif), le montrant là comme un lâche qui ne participe pas lui-même au raid contre Sardes, et qui finalement s'enfuit "sans courage" quand la révolte est perdue ("En voyant [les Perses] s'emparer de toutes les cités, Aristagoras de Milet, manifestant son absence de courage après avoir soulevé l'Ionie et causé de si grands troubles, ne songea plus qu'à fuir", Histoire, Histoire V.124). La vérité est qu'Aristagoras est un fin politicien qui, au moment de son retour de son expédition ratée contre Naxos, a compris que la déferlante démocratique est inexorable, et que les Perses n'apporteront jamais leur aide qu'en fonction de leurs propres intérêts perses et non pas en fonction des intérêts des tyrans grecs ioniens. Autrement dit, la tyrannie de Milet est en sursis ("Aristagoras était en même temps dans l'incapacité de tenir sa promesse à Artaphernès et écrasé par le remboursement des frais de l'expédition, il redoutait les conséquences pour lui de ce revers et les calomnies de Mégabatès, et il s'attendait à perdre sa souveraineté sur Milet. Ses craintes l'amenèrent à prendre la décision de se révolter", Hérodote, Histoire V.35). La question n'est plus de savoir si une révolution démocratique éclatera en Ionie comme à Athènes et à Naxos - et probablement comme dans d'autres cités même si Hérodote n'en parle pas parce que ce n'est pas son sujet -, mais quand elle éclatera, et de quels moyens les tyrans ioniens disposent encore pour sauver leur peau. Naturellement, Aristagoras aboutit à la même conclusion que Clisthène le jeune quelques années plus tôt à Athènes : en l'absence d'allié, le seul moyen pour lui d'espérer continuer à jouer un rôle politique est de "faire entrer le peuple dans son hétairie", c'est-à-dire inverser sa politique en faisant ami-ami avec le peuple milésien contre tous les prétendants rêvant de devenir tyran à sa place, et surtout contre les Perses pour faire oublier son expédition contre la démocratie naxienne aux côtés de Mégabatès. Il proclame l'isonomie ("„sonom…a", littéralement l'"égalité/Šsoj des règles/nomÒj", synonyme technique de "démocratie", désignant un régime où les privilèges sont abolis) en renonçant à son titre de tyran, et déclare vouloir étendre la mesure à toute l'Ionie : les populations ioniennes se ruent sur les palais et renversent leurs tyrans, aidées par Aristagoras à la tête des mêmes navires qui ont participé à l'expédition contre la démocratie naxienne ("Tout d'abord, [Aristagoras] renonça en parole à la tyrannie et établit à Milet l'isonomie, pour se ménager le soutien des Milésiens. Puis il étendit cette mesure au reste de l'Ionie en chassant quelques tyrans, et ceux qu'il avait capturés à bord des navires regroupés pour attaquer Naxos avec lui, pour gagner l'amitié des cités auxquelles ils commandaient", Hérodote, Histoire V.37). Quand a lieu ce soulèvement ? Hérodote, en disant que la prise de Milet a lieu "cinq ans après le début de la révolte" ("Après la défaite de la flotte ionienne [à la bataille de Ladè en -494], les Perses assiégèrent Milet par terre et par mer. Ils minèrent les remparts, employèrent toutes sortes de machines de guerre, et finalement la prirent d'assaut, cinq ans après la révolte d'Aristagoras", Hérodote, Histoire VI.18), et en relatant les événements postérieurs à cette prise de Milet année après année jusqu'à la bataille de Marathon en -490, nous permet de le placer en -499.


Reste une question : comment Aristagoras réussit-il à convaincre la majorité des Ioniens, classe moyenne et classe pauvre confondues, à le suivre ? La réponse réside sans doute dans la politique versaillaise instaurée par Darius Ier. Nous avons dit dans notre premier alinéa que cette politique place le Grand Roi tout en haut de la hiérarchie, en laissant aux dirigeants locaux - les satrapes - la liberté totale de gérer leur province de la façon qu'ils souhaitent à condition de payer un impot annuel, ainsi aux yeux des populations ce n'est pas le Grand Roi qui les impose mais ces dirigeants locaux. Dans le cas de l'Ionie, nous avons vu à plusieurs reprises que le satrape local (Otanès fils de Sisamnès, puis Hydarnès le jeune) porte un nom particulier, celui de "stratège des peuples de la côte maritime" : on peut supposer que ce titre signifie l'existence d'un pouvoir à deux niveaux, constitué en bas des tyrans grecs qui dans chaque cité lèvent l'impôt sur leurs populations, et en haut du représentant perse qui se contente de recueillir cet impôt. Autrement dit le satrape d'Ionie, contrairement par exemple aux satrapes voisins de Lydie ou de Phrygie hellespontique, ne gouverne pas directement sur la population, mais à travers les tyrans locaux, qui pour se maintenir au pouvoir doivent donc en même temps répondre aux exigences perses d'un côté et de l'autre côté supporter le mécontentement de leurs populations qui ne les voient que comme des percepteurs. Le satrape d'Ionie joue le même rôle qu'aujourd'hui un actionnaire de la Bourse, tandis que chaque tyran ionien joue le rôle d'un PDG d'entreprise : peu importe comment le tyran/PDG projette d'accroître le rendement de sa cité/entreprise, peu importe les conséquences sociales à l'intérieur de cette cité/entreprise, la seule chose qui intéresse le satrape/actionnaire est de collecter ses dix pour cent en fin d'année (ce qui le dispense de vivre en permanence dans l'entreprise/cité, puisque ce n'est pas lui qui la dirige personnellement, et lui permet de passer la majeure partie de son temps en vacances dans les jardins fleuris et les harems de Sardes ou d'ailleurs). D'un côté le tyran/PDG sait que s'il n'apporte pas cette part de bénéfices annuels obligatoires au satrape/actionnaire, celui-ci le destituera comme une simple marionnette, de l'autre côté il doit supporter la menace permanente d'une révolte/grève de ses administrés/salariés qui le considèrent comme la seule cause de leurs malheurs fiscaux parce qu'ils ignorent ou feignent d'ignorer la responsabilité du satrape/actionnaire perse. Si Aristagoras est finalement suivi par les Ioniens, c'est parce qu'il a l'intelligence politique de leur dire : "Vous vous plaignez de payer trop d'impôts à cause de moi, mais vous vous trompez de cible : si je vous oblige à payer des impôts, c'est parce que moi-même je suis obligé de payer un gros impôt aux Perses qui nous occupent, et par conséquent de me tourner vers vous pour répondre à leur demande. Ne croyez pas qu'en vous débarrassant de moi vous serez plus heureux : si vous me renversez, mon remplaçant sera obligé comme moi de vous faire payer les mêmes impôts sous peine de voir l'Ionie ravagée en représailles par les troupes perses. Et si vous refusez de payer les impôts que je vous demande, ce sont les Perses qui me renverseront pour mettre à ma place un autre tyran plus autoritaire qui vous contraindra à payer ces impôts. Mon sort est le même que le vôtre : vous et moi n'avons qu'une solution, nous devons nous rebeller contre les Perses et contre tous ceux qui veulent les servir". Avec un tel discours, non seulement il se débarrasse de tous les prétendants qui rêvent de le renverser et de tous les tyrans des cités voisines qui continuent de collaborer avec les Perses, mais encore il conserve son pouvoir et même le renforce en apparaissant comme le porte-parole de toute la population ionienne dont il s'attire désormais la sympathie contre le satrape local.



  

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