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-494 à -479 : La guerre contre la Perse I

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Le temps perdu

Le temps gagné

Parodos

Acte I : Origines

Acte II : Les Doriens

Acte IV : Alexandre

Acte V : Le christianisme

Acte III : Sophocle

La Perse avant -494

Athènes avant -494

La révolte ionienne

Marathon

Salamine

Platée et Mycale

Après Platée et Mycale

La bataille de Marathon


Revenons à Athènes. Les chefs démocrates ont réussi à se débarrasser d’Isagoras qui a voulu pactiser avec Sparte, puis de Clisthène le jeune qui a voulu s’allier à la Perse contre Sparte. Au moment où Aristagoras le tyran de Milet vient les voir pour leur réclamer de l’aide, les Athéniens ne sont donc ni alliés de Sparte ni alliés des Perses. Dans notre alinéa précédent, nous avons confronté Hérodote et Plutarque, pour conclure qu’Athènes a participé activement au raid de -494 contre Sardes, capitale perse de Lydie, et que c’est même à cause de cette participation au raid contre Sardes qu’elle s’attire la colère des Perses, qui aboutira au débarquement de ces derniers à Marathon en -490. Mais nous devons relativiser cette implication athénienne aux côtés des révoltés ioniens : certes les Athéniens bataillent contre les Perses au moment de cette expédition en Lydie, mais par la suite ils restent chez eux pendant que les Ioniens subissent défaites sur défaites contre ces mêmes Perses. Faut-il en déduire qu’ils demeurent antiperses mais que, conscients de leur infériorité militaire, ils préfèrent garder leurs forces pour plus tard ? ou au contraire qu’ils ont inversé leur diplomatie, qu’ils sont à nouveau préoccupés par Sparte et ont décidé de mettre la menace perse entre parenthèses ? La vérité est que la toute jeune démocratie athénienne est alors divisée entre deux tendances. Une partie des Athéniens aspire à l’émergence d’une démocratie au mérite, c’est-à-dire une tyrannie déguisée : les meilleurs doivent accéder au sommet de l’Etat, et les autres doivent rester dans l’ombre. Ceux-ci considèrent que la Perse est l’ennemi parce qu’elle est une monarchie ("monarc…a", littéralement "régime qui donne le pouvoir/¢rc» à un seul/mÒnoj") concurrente momentanément plus dangereuse que la diarchie de Sparte. Face à eux, l’autre partie des Athéniens aspire à l’émergence d’une démocratie radicale : l’individu qui manifeste la moindre velléité de se mettre au-dessus des autres doit être systématiquement cassé, même si on lui reconnaît une compétence supérieure, car en tant que membre d’un groupe il doit offrir cette compétence à son groupe et non pas s’en servir pour s’élever au-dessus de ce groupe. Ceux-là considèrent que Sparte est l’ennemi parce qu’elle maintient un régime diarchique qui favorise les inégalités sociales à seulement deux cents kilomètres d’Athènes, contrairement à la Perse qui obéit également à un régime inégalitaire mais qui est beaucoup plus loin géographiquement. Cette division idéologique animera la vie politique athénienne durant tout le Vème siècle av. J.-C., et, après une domination des premiers derrière Miltiade et son fils Cimon puis une domination des seconds après la mort de Cléon en -422, causera l’effondrement du régime démocratique et l’instauration de la dictature des Trente en -404.


Vers -495, cette opposition se cristalise autour de la question éginienne. Egine est une île du golfe Saronique, au sud d’Athènes et de l’île proche de Salamine. Un différend oppose Athéniens et Eginètes sur un point longuement raconté par Hérodote, qui semble un prétexte invoqué par Athènes pour déclencher une guerre destinée à affaiblir Egine et contrôler la totalité du golfe Saronique. A l’occasion d’un raid contre Epidaure, les Eginètes ont volé deux statues ("Les Eginètes ravageaient le pays [d’Epidaure] grâce à leur supériorité maritime, ils s’emparèrent notamment des statues de Damia et d’Auxèsia [peut-être des surnoms de "Déméter/Dhm»thr", qui est voisin phonétiquement de "Damia/Dam…a", et de Perséphone, fille de Déméter et déesse de la fertilité qu’on peut associer à "Auxèsia/AÙxhs…a", littéralement "Celle qui fait croître"], les emportèrent chez eux et les installèrent au milieu de leur pays, à Oié, à environ vingts stades de leur capitale", Hérodote, Histoire V.83) que les Epidauriens ont fabriquées dans un bois acheté à crédit à Athènes : les Athéniens ont cédé ce bois aux Epidauriens contre leur promesse d’apporter annuellement des offrandes à Athènes ("Le pays d’Epidaure ne portait plus de fruits. Dans ce malheur, les Epidauriens consultèrent la Pythie de Delphes, qui leur enjoignit d’élever des statues à Damia et Auxèsia pour améliorer leur sort. Les Epidauriens lui ayant demandé s’ils devaient réaliser ces statues en bronze ou en marbre, la Pythie leur défendit l’un et l’autre : il fallait le bois d’un olivier sacré. Les Epidauriens sollicitèrent alors des Athéniens l’autorisation de couper un de leurs oliviers qui étaient, pensaient-ils, particulièrement sacrés […]. Les Athéniens y consentirent à la seule condition que les Epidauriens apportent tous les ans des offrandes à Athéna Polias ["Poli£j/Protectrice de la cité/pÒlij"] et à Erechthée", Hérodote, Histoire V.82). Dépouillés de ces deux statues, les Epidauriens ont naturellement cessé de rembourser leur crédit à Athènes, c’est-à-dire qu’ils ont cessé d’y envoyer des offrandes, en orientant les Athéniens vers les Eginètes désormais propriétaires desdites statues ("Quand ils n’eurent plus leurs statues, les Epidauriens cessèrent d’envoyer aux Athéniens le tribut convenu. Les Athéniens leur envoyèrent un message pour leur signifier leur colère : les Epidauriens leur répondirent qu’ils n’étaient nullement coupables puisqu’aussi longtemps qu’ils avaient eu les statues sur leur territoire ils avaient respecté la convention, et que puisque les Eginètes les leur avait prises ils n’avaient plus à payer, c’était désormais aux Eginètes, les nouveaux possesseurs, de verser le tribut", Hérodote, Histoire VI.84). Les Athéniens se sont donc tournés vers les Eginètes, qui les ont éjectés sans ménagement ("Les Athéniens réclamèrent donc les statues aux Eginètes : ceux-ci leur répondirent de ne pas se mêler de leurs affaires", Hérodote, Histoire V.84). Hérodote rapporte ensuite les deux versions des événements qui ont suivi, la version athénienne et la version éginienne. Selon la première version, les Athéniens ont envoyé un navire pour tenter de reprendre les statues, mais ils en ont été empêchés par un tremblement de terre ou par la foudre qui a mis fin à leur expédition ("Les Athéniens disent qu’ils firent partir une trière avec certains de leurs concitoyens qui, au nom de la cité, se rendirent à Egine et tentèrent d’enlever de leurs socles les deux statues pour les ramener chez eux, puisque le bois dont elles étaient faites leur appartenait. Ils ne purent en venir à bout de cette façon. Ils voulurent alors les abattre à l’aide de cordes passées autour d’elles, mais au moment où ils les ébranlèrent le tonnerre retentit et la terre trembla : les membres de l’expédition qui tiraient sur les cordes en perdirent la raison et, dans leur fureur, s’entretuèrent en croyant frapper des ennemis", Hérodote, Histoire V.85). Selon la seconde version, les Athéniens ne sont pas intervenus avec un unique navire, mais avec toute une flotte d’invasion ("Selon les Eginètes, les Athéniens ne se présentèrent pas avec un seul navire, car si ces derniers étaient venus sur un seul navire, ou sur quelques uns, les Eginètes n’auraient eu aucun mal à se défendre, même sans flotte. Leur pays fut attaqué par une escadre nombreuse, disent-ils, et ils cédèrent sans livrer de combat naval", Hérodote, Histoire V.86), et ils ont été stoppés dans leur entreprise par un contingent de la cité d’Argos demandé en renfort par les Eginètes ("Prévenus de l’attaque athénienne, [les Eginètes] se ménagèrent le concours des Argiens. En débarquant sur l’île d’Egine, les Athéniens y trouvèrent les Argiens venus au secours des Eginètes et passés, à leur insu, d’Epidaure dans l’île. Surpris, les Athéniens furent coupés de leurs navires, et au même instant tonnerre et tremblement de terre survinrent pour les épouvanter", Hérodote, Histoire V.86). Pour notre part, nous pensons que la version des Eginètes est la vraie, car la version athénienne peut être mise en parallèle avec la censure que les Athéniens ont imposée à la tragédie de Phrynichos sur la chute de Milet : la version éginienne met clairement en lumière l’incapacité militaire athénienne (la flotte athénienne en grand nombre s’avère impuissante à s’emparer de la petite île d’Egine, et les hoplites athéniens qu’elle emporte sont décimés au premier contact de l’ennemi, moins à cause de cet ennemi que de leur propre manque d’organisation et de leur propre émotivité), on comprend par conséquent que les Athéniens aient ressenti le besoin d’inventer une autre version dans laquelle leur défaite paraît un peu moins humiliante (car il est effectivement moins humiliant de perdre quand on a attaqué avec un seul navire que quand on a attaqué avec toute une flotte, et de perdre vingt ou trente hommes contre les éléments déchaînés que perdre toute une armée d’invasion contre une petite troupe d’Argiens et d’Eginètes qui ont fait simplement : "Bouh !"). La réaction outrancière des Athéniennes en apprenant le sort funeste de cette expédition éginienne peut être également mise en parallèle avec celle des spectateurs athéniens quand Phrynichos dans sa tragédie leur rappelle leur inefficacité à Milet : ne supportant pas que l’ennemi ait vaincu, les Athéniennes s’acharnent sur l’unique rescapé de l’expédition et le tuent collectivement avec les agrafes de leurs vêtements pour le punir de ne pas avoir été tué avec leurs maris, avec une sauvagerie telle que les Athéniens par la suite obligeront leurs femmes à porter des vêtements sans agrafes pour empêcher qu’une telle tuerie collective se reproduise ("Les Athéniens sont d’accord avec les Eginètes sur un point : un seul homme parvint à regagner l’Attique. […] Cependant cet unique rescapé ne survécut pas lui non plus, car il trouva la mort dans les circonstances que voici. Il rejoignit Athènes où il annonça le désastre : à cette nouvelle, les femmes des combattants envoyés contre Egine, indignées qu’il se fût sauvé seul, l’encerclèrent et le déchirèrent avec leurs agrafes [qui retiennent leur péplos, consistant en un rectangle d’étoffe de laine retenu sur les épaules et fermé sur le côté par des agrafes], en lui demandant où se trouvaient leurs maris. Tel fut le sort du malheureux. L’acte de ces femmes parut aux Athéniens plus terrible encore que leur revers : ils leur infligèrent le port du costume ionien en châtiment, le chiton de lin, pour leur ôter l’usage des agrafes, alors qu’auparavant les femmes athéniennes portaient le même vêtement dorien que les Corinthiennes", Hérodote, Histoire V.87).


Quatre personnages émergent, incarnant cette division entre Athéniens : Miltiade, Xanthippos, Thémistocle, Aristide, qui gravitent autour de l’incontournable famille des Alcméonides.


Miltiade, d’abord. Nous sommes sûrs qu’il a été archonte d’Athènes de juillet -524 à juin -523, grâce à Denys d’Halicarnasse ("En la soixante-quatrième olympiade [c’est-à-dire -524], Miltiade était archonte à Athènes", Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, VII, 2.1) et à une liste d’archontes consignée sous la référence 1031 dans le volume I/3 du répertoire des Inscriptions grecques, sur laquelle le nom de Miltiade apparaît presque intégralement (seul le M initial manque, la pierre étant cassée à cet endroit) pour l’année -524/-523 (rappelons pour l’anecdote que cet artefact, que nous avons déjà mentionné dans notre paragraphe introductif, indique que l’archonte précédent, de juillet -525 à juin -524, a été Clisthène le jeune, qui à cette époque n’était qu’un prétendant ordinaire à la tyrannie, n’ayant pas encore "fait entrer le peuple dans son hétairie"), cela suppose qu’à cette date son frère Stésagoras est encore vivant et gouverne encore comme tyran de Chersonèse. Nous ne savons pas exactement quand ce Stésagoras meurt, nous savons seulement que Miltiade hérite de sa tyrannie en Chersonèse avec la bénédiction d’Hippias le nouveau tyran d’Athènes, donc après -527, année de l’accession d’Hippias à cette tyrannie athénienne suite à la mort de son père Pisistrate ("Miltiade, fils de Cimon [l’ancien] et frère du défunt [Stésagoras], débarqua en Chersonèse pour y prendre le pouvoir, envoyé par les Pisistratides qui dans Athènes lui témoignaient déjà de la plus grande bienveillance, comme s’ils n’étaient pour rien dans le meurtre de son père Cimon l’ancien", Hérodote, Histoire VI.39) : on comprend facilement qu’Hippias est très content de voir partir au loin ce Miltiade qui est très influent, donc rival politique, et qui aura éventuellement la bonne idée de s’y faire tuer. Selon Cornélius Népos, Miltiade ne part pas seul, beaucoup de compagnons l’entourent ("Comme le nombre des colons était considérable, et que beaucoup d’Athéniens demandaient à faire partie de l’expédition, des députés pris parmi eux furent envoyés à Delphes pour consulter Apollon sur le choix d’un chef, car les Thraces occupaient alors ces contrées et il fallait les leur disputer les armes à la main. La Pythie enjoignit expressément à ceux qui l’interrogeaient de prendre Miltiade pour chef, ajoutant que, s’ils suivaient ce conseil, ils réussiraient dans leur entreprise. Sur cette réponse de l’oracle, Miltiade s’embarqua pour la Chersonèse à la tête d’une troupe d’élite", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines I.1), ce qui confirme son influence politique. A peine débarqué en Chersonèse, il se montre sans pitié : il attire les notables locaux autour de lui sous prétexte de mener le deuil de son frère, et quand ils arrivent il les capture tous. Puis il s’entoure d’une garde rapprochée de cinq cents hommes. Et il épouse Hégésipylé, fille d’un roi thrace local nommé "Oloros" ("Arrivé en Chersonèse, Miltiade se tint enfermé dans sa demeure pour mener, prétendit-il, le deuil de son frère Stésagoras. Informés de son attitude, les principaux personnages de la Chersonèse quittèrent leurs cités et vinrent en personne prendre part à son deuil. Miltiade les fit tous emprisonner. Ainsi maître de la Chersonèse, il s’entoura d’une garde de cinq cents mercenaires et épousa Hégésipylé, fille du roi thrace Oloros", Hérodote, Histoire VI.39), pour renforcer son emprise sur le pays (de cette union naîtront Cimon le futur adversaire politique de Périclès, et Elpinice future femme du richissime Callias II : " Cimon était fils de Miltiade et d’Hégésipylé, d’origine thrace et fille du roi Oloros : c’est ce qu’on lit dans les poèmes qu’Archélaos et Mélanthios ont écrits en l’honneur de Cimon", Plutarque, Vie de Cimon 4). Nous avons vu dans notre premier alinéa que Miltiade est parmi les tyrans grecs que Darius Ier emmène avec lui dans sa campagne contre les Scythes en Europe vers -510. Nous avons vu que Miltiade incite les autres tyrans à se rebeller contre Darius Ier quand il apprend que celui-ci est en difficulté du côté de l’actuel fleuve Don, mais qu’il en est empêché par Histiée le tyran de Milet qui leur montre que Darius Ier est leur dernier défenseur contre la vague démocratique qui grossit dans tout le monde grec, et que s’ils veulent conserver leur place à la tête de leurs cités ils doivent donc rester fidèles au Grand Roi. Nous avons vu que selon le paragraphe 3 livre I des Vies des grands capitaines de Cornélius Népos, Miltiade quitte prudemment la Chersonèse et part se réfugier à Athènes quand Darius Ier revient de cette campagne contre les Scythes, craignant que celui-ci lui fasse payer cher sa tentative de trahison. Or en -496, selon un passage obscur d’Hérodote, on retrouve Miltiade en Chersonèse, contraint de fuir momentanément face à une invasion de Scythes dont on ignore la cause ("Trois ans avant les événements dont nous parlons [la soumission des derniers Ioniens révoltés en -493], Miltiade fils de Cimon [l’ancien] dut fuir devant les Scythes, ceux dont l’expédition de Darius Ier avait éveillé la colère. S’étant rassemblés, ils avancèrent jusqu’en Chersonèse. Miltiade ne les attendit pas et quitta le pays, jusqu’au jour où les Scythes se retirèrent et les Dolonces [tribu thrace alliée de Miltiade] l’y ramenèrent", Hérodote, Histoire VI.40). Et nous avons vu dans notre précédent alinéa que Miltiade est encore en Chersonèse quand Aristagoras le nouveau tyran de Milet décide de se révolter contre les Perses, puisqu’à une date inconnue entre -499 (année du début du soulèvement) et -493 (année où les derniers révoltés sont écrasés) il organise depuis la Chersonèse un débarquement sur l’île de Lemnos, alors protectorat perse. Dans quelles circonstances Miltiade est-il donc revenu en Chersonèse après avoir trouvé refuge à Athènes au tournant des VIème et Vème siècle av. J.-C. ? L’affairiste Andocide nous donne peut-être la réponse. Au début du IVème av. J.-C., quand Athènes ruinée par la guerre et par la dictature des Trente récemment renversée tente malgré tout de recouvrer une partie de son influence en fomentant des nouveaux coups contre Sparte, cet homme compromettant compose un discours parvenu jusqu’à nous, Sur la paix avec les Spartiates, dans lequel il montre tous les avantages que ses compatriotes auraient à se réconcilier enfin avec les Spartiates. Pour appuyer ses dires, il évoque plusieurs époques passées durant lesquelles les Athéniens ont profité de la paix avec Sparte, entre autres celle de la guerre contre la Perse qui est l’objet de notre présente étude. Andocide affirme que cette paix entre Athènes et Sparte, achevée par la victoire totale des Grecs contre la Perse de Xerxès Ier, est due à Miltiade, "rappelé de Chersonèse où il purgeait une peine d’ostracisme". Quelle pourrait être la cause de cet ostracisme qui, rappelons-le, est une peine de dix ans ? Miltiade lors de son retour a-t-il incité les Athéniens à engager ouvertement les hostilités contre Darius Ier, proposition qui ne leur aurait pas plu au point qu’ils l’auraient ostracisé avant -496 (puisqu’en -496 Militade est en Chersonèse où il doit lutter contre une invasion scythe, selon Hérodote), avant de se ranger finalement à son avis en -494 (année où Athènes envoie une escadre de vingt navires vers l’Ionie pour soutenir les révoltés et participe au raid contre Sardes) et de l’accueillir à nouveau en -493 en annulant sa peine (nous avons vu effectivement qu’en -493, suite à la bataille de Ladè, Miltiade se replie sur l’île d’Imbros avant de retourner à Athènes, réussissant à échapper aux Phéniciens envoyés par les Perses qui n’ont naturellement pas digéré sa captation temporaire de l’île de Lemnos, et qui, du fait de son origine athénienne et de son attitude trouble de naguère lors de l’expédition de Darius Ier contre les Scythes, le voient peut-être avec raison comme un complice sinon comme le cerveau de l’expédition contre Sardes) ? Cette hypothèse n’est pas incompatible avec les dates puisque, nous y viendrons bientôt, la paix entre Athènes et Sparte est entérinée en -491 par l’intervention de Cléomène Ier contre Egine à l’appel des Athéniens ("A l’époque de la guerre contre l’Eubée, Mégare, Pèga et Trézène, nous avons désiré la paix et nous avons rappelé Miltiade fils de Cimon [l’ancien], qui purgeait sa peine d’ostracisme en Chersonèse et qui était proxène des Spartiates, dans l’intention de l’envoyer à Sparte y négocier une trêve. Nous avons fait alors la paix pour cinquante ans avec les Spartiates, et les deux peuples l’ont observée pendant treize ans [erreur d’Andocide ou du copiste, puisque la paix entre Athènes et Sparte commence en -491 comme nous venons de le dire, et qu’elle durera avec des hauts et des bas jusqu’en -460, année du déclenchement de la première guerre du Péloponnèse, comme nous le verrons dans notre prochain paragraphe : Andocide ou le copiste a certainement voulu écrire non pas "treize/triaka…deka" mais "trente-trois/tri£nta tr…a" ou "trois décennies/tr…a dekaet…a" graphiquement proches]. Examinons donc, ô Athéniens, cette première expérience. Durant cette paix, la démocratie athénienne a-t-elle été renversée ? Personne ne saurait le démontrer. Au contraire, elle a apporté tous les avantages que je vais vous rappeler. D’abord c’est précisément à cette époque que nous avons bâti les fortifications du Pirée [durant l’hiver -480/-479, grâce au stratagème de Thémistocle que nous raconterons dans notre dernier alinéa], puis le Long Mur nord [entre le port du Pirée et la ville d’Athènes, pour mettre les paraliens sous la dépendance des pédiens qui dominent la vie politique depuis que leur chef Cimon a remporté la victoire sur l’Eurymédon en -471 : nous raconterons cela dans notre prochain paragraphe]. Ensuite, nous qui n’avions plus que des vieilles trières incapables de tenir la mer, celles qui nous avaient servi à vaincre sur mer le Grand Roi et les barbares et à délivrer la Grèce [en -480 à Salamine], nous avons remplacé ces bâtiments en construisant cent nouvelles trières. Enfin nous avons institué un corps de trois cents cavaliers et avons recruté trois cents archers scythes. Tels sont les avantages que la cité a recueillis de la paix avec Sparte, ainsi s’accrurent les forces du peuple athénien", Andocide, Sur la paix avec les Spartiates 3-5). Elle est aussi compatible avec les faits puisque Hérodote, à l’appui d’Andocide, dit qu’effectivement Miltiade dès son retour sur le sol athénien en -493 est conduit devant le tribunal où, après des débats houleux menés par les démocrates les plus radicaux qui ne l’aiment pas et l’accusent de tyrannie, il est acquitté (ce qui suppose qu’il a été condamné précédemment, peut-être à l’ostracisme comme l’affirme Andocide), et est même élu stratège d’une des dix tribus ("De retour chez lui après avoir échappé [à la flotte phénicienne aux ordres des Perses], Miltiade se croyait en sécurité, mais ses ennemis l’attendaient et le traînèrent devant les tribunaux en l’accusant de s’être conduit en Chersonèse comme un tyran. Il se tira de cette affaire, et le peuple l’élut même stratège", Hérodote, Histoire VI.104). Notons que ce procès d’acquittement houleux renseigne beaucoup sur le déchirement de la société athénienne à ce moment en deux partis d’influence égale, avec d’un côté les démocrates radicaux qui honnissent tous les tyrans effectifs ou potentiels et ont suffisamment de poids pour les accuser publiquement, et de l’autre côté les démocrates au mérite, autrement dit les nostalgiques de la tyrannie, qui ont suffisamment de poids pour acquitter leurs pairs et les élire aux plus hautes fonctions. On peut supposer que Miltiade est plus préoccupé par les relations entre Athènes et la Perse que par la question éginienne, car sa tête est mise à prix en Perse depuis sa rébellion au côté d’Aristagoras. On peut même supposer qu’il craint que les démocrates radicaux imposent la signature d’une trêve avec la Perse, et le livre en gage de leur bonne foi, pour avoir les mains libres contre Egine et surtout contre Sparte. Avançons une hypothèse. Ayant constaté que la supériorité maritime des Perses leur a permis non seulement de vaincre à la bataille de Ladè mais encore de reprendre possession de toutes les îles rebelles (dont celle de Lemnos qu’il a soumise pendant un temps) et des territoires côtiers de l’Hellespont (dont sa tyrannie de Chersonèse), Miltiade rêve peut-être à partir de ce moment à la création d’une flotte athénienne équivalente, rêve partagé par ses adversaires, les démocrates radicaux, qui de leur côté se disent qu’une flotte leur permettrait d’abord de punir les Eginètes et ensuite de vaincre Sparte en lui imposant un blocus maritime, ce qui expliquerait la rapide libération de Miltiade et son accession au titre de stratège : par une ironie des circonstances, l’ex-tyran Miltiade et le démocrate radical Thémistocle ont temporairement le même projet, celui de transformer les Athéniens en un peuple de marins, mais pour deux buts totalement opposés, la renaissance de la tyrannie de Chersonèse contre les Perses pour l’un, le développement du régime démocratique en Grèce contre Sparte pour l’autre.


Sur le deuxième personnage, Xanthippos, nous ignorons tout avant -489, date à laquelle il réussira à faire condamner son rival politique Miltiade. Sa femme est Agaristé, fille d’Hippocratès le frère de Clisthène le jeune. Nous ignorons encore quand a eu lieu le mariage. Est-ce un mariage d’amour, ou un mariage politique ? Faut-il en déduire que Xanthippos est un proche de la famille des Alcméonides, et de Clisthène le jeune récemment ostracisé ? Nous verrons que Xanthippos est un démocrate, mais ce lien avec la famille des Alcméonides suggère-t-il qu’il est, comme Clisthène le jeune, un démocrate par dépit, n’utilisant le discours démocratique que dans l’espoir d’être un jour la tête d’Athènes, comme nouveau tyran ou comme président fort ? Nous savons seulement que de ce mariage est né un fils nommé "Périclès" vers -495 ("[Mégaclès II] eut ensuite Hippocratès. D’Hippocratès naquit un autre Mégaclès [IV] et une autre Agaristé, ainsi nommée en souvenir d’Agaristé la fille de Clisthène [de Sicyone]. Elle épousa Xanthippos, fils d’Ariphron. Tandis qu’elle était enceinte, elle crut en songe qu’elle enfantait un lion, et quelques jours après elle accoucha de Périclès", Hérodote, Histoire VI.131).


Thémistocle, que nous venons de nommer, est un bâtard. Selon plusieurs auteurs, il est Thrace par sa mère, et son père issu du peuple est originaire de Phréarre, un dème de paralie ("paral…a/côte", où vit le bas peuple qui favorise l'essor du régime démocratique le plus radical, par opposition à la pédie, "pedi£/plaine", où vit la noblesse qui aspire à une démocratie au mérite à défaut d'un retour au régime tyrannique) dans la pointe sud-est de l'Attique ("Thémistocle, qui défit les barbares dans un combat naval, et qui seul comprit la volonté des dieux dictée par les oracles, était fils de la Thrace Abrotone", Elien, Histoires diverses XII.43 ; "Thémistocle lui-même ne fut-il pas enfanté par une courtisane nommée “Abrotone” ? Dans son livre Sur les hommes illustres, Amphicratès [rhéteur athénien du Ier siècle av. J.-C.] ne dit pas autre chose : “Abrotone, femme de Thrace, mais ayant engendré le grand Thémistocle pour la gloire de la Grèce”", Athénée de Naucratis, Déipnosophistes XIII.37 ; "La famille de Thémistocle était trop obscure pour qu'il s'en vantît. Son père, Néoclès, homme de condition médiocre, était un Athénien de Phréarre, dème de la tribu Léontide, et, du côté de sa mère, Thémistocle n'était qu'un bâtard dans la cité, comme en témoignent ces vers : “Abrotone, femme de Thrace, mais ayant engendré le grand Thémistocle pour la gloire de la Grèce”. Phainias [d'Erèse, philosophe du IVème siècle av. J.-C., proche d'Aristote] rapporte toutefois que la mère de Thémistocle n'était pas Thrace mais Carienne, et il la nomme “Euterpe” au lieu d'“Abrotone”. Néanthès [de Cyzique, historien du IVème siècle av. J.-C.] ajoute qu'elle était d'Halicarnasse en Carie", Plutarque, Vie de Thémistocle 1). La tradition veut que Thémistocle et Aristide ont le même âge ("L'Athénien Aristide, fils de Lysimachos, était à peu près du même âge que Thémistocle", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines III.1). Elien dit que les deux hommes ont été élevés ensemble ("Thémistocle et Aristide le fils de Lysimachos, eurent les mêmes tuteurs, furent élevés ensemble, et instruits par le même maître. Néanmoins, dès leur enfance on ne les vit jamais d'accord, et cette disposition à la mésentente les accompagna depuis l'âge le plus tendre jusqu'à la plus extrême vieillesse", Elien, Histoires diverses XIII.44). Le même Elien rapporte que Thémistocle enfant a interpelé un jour Pisistrate l'ancien tyran d'Athènes mort en -527 ("Thémistocle encore enfant, revenant un jour de l'école, rencontra par hasard Pisistrate qui venait à lui par le même chemin. Le conducteur de l'enfant lui dit de s'écarter un peu pour laisser passer le tyran. Thémistocle répondit fièrement : “La rue n'est-elle pas assez large ?”. Cette réponse laissait déjà entrevoir la noblesse et l'élévation de l'âme de Thémistocle", Elien, Histoires diverses III.21) : en admettant que cette rencontre a eu lieu dans les dernières années de Pisistrate et les premières années de Thémistocle, cela signifie que ce dernier avait au moins quatre ou cinq ans en -427 (âge où la marche et le langage sont acquis, et où l'enfant commence à s'affirmer à travers ses questions et ses comportements), donc environ vingt-cinq ans en -508 quand Clisthène le jeune a instauré le régime démocratique dans Athènes. Le principal maître de Thémistocle est un mystérieux "Mnésiphilos", originaire du même dème que lui, Phréarre ("Certains disent que Thémistocle fut disciple de Mnésiphilos de Phréarre, lequel n'était ni un rhéteur ni un philosophe physicien, mais professait la sagesse ["sof…a/habileté, savoir pratique"] d'alors, c'est-à-dire l'adresse politique et l'intelligence active, que Mnésiphilos sauvegardait comme doctrine héritée de Solon", Plutarque, Vie de Thémistocle 2) : ce Mnésiphilos qui n'apparaît nulle part dans les livres consacrés aux grands penseurs du passé, notamment dans l'exhaustif Vies et doctrines des philosophes illustres du doxographe Diogène Laërce, restera toujours proche puisque, selon Hérodote, il interviendra au moment de la prise d'Athènes par Xerxès Ier en -480 pour pousser son ancien élève Thémistocle à retenir les Grecs à Salamine et à s'y battre (nous verrons cela dans notre alinéa sur la bataille de Salamine). Dès son plus jeune âge, Thémistocle a manifesté une plus grande attirance pour le Logos ("LÒgoj", terme intraduisible désignant tout ce qui sert à convaincre autrui qu'une chose est vraie et fondée) que pour les arts d'agréments ("Thémistocle passa pour un homme mal élevé parce qu'étant invité un jour à prendre une lyre dans un banquet, il avoua qu'il ne savait pas en jouer", Cicéron, Tusculanes I.2 ; "Dans les temps de pause et de loisir à l'issue des leçons, [Thémistocle] ne jouait ni ne paressait comme la plupart des enfants, on le trouvait s'exerçant à des discours qu'il composait pour lui-même. Ces discours consistaient à présenter l'accusation ou bien la défense de l'un des enfants. […] Certaines études visent à former le caractère ou concourent au plaisir ou à un agrément libéral : à celles-là, Thémistocle s'appliquait timidement et sans goût. En revanche, les études destinées à stimuler l'intelligence ou l'action, il les aimait d'une passion au-dessus de son âge, suivant en cela sa nature. Aussi fut-il par la suite raillé au cours d'entretiens qualifiés de “libéraux et cultivés” par des gens apparemment bien élevés, et contraint de se défendre rudement en disant qu'il “ne savait certes pas accorder une lyre ni manier une cithare mais que, s'il prenait en charge une petite cité sans renom, il saurait la rendre grande et célèbre”", Plutarque, Vie de Thémistocle 2), tout en ayant conscience de l'influence des mondanités sur la politique ("Encore jeune et obscur, il fit pression sur Epiclès, un cithariste d'Hermioné réputé à Athènes, pour qu'il vienne s'exercer chez lui, ambitionnant de voir quantité de gens rechercher sa maison et fréquenter chez lui", Plutarque, Vie de Thémistocle 5). Il a toujours été incontrôlable et impulsif, comme il le reconnaîtra lui-même devenu adulte ("Dans les premiers élans de sa jeunesse, [Thémistocle] était inconstant et instable, se contentant de suivre la nature en soi, ce qui, sans raisonnement ni éducation, provoque à double sens de grands revirements de conduite et dégénère souvent vers le pire. Il en convint lui-même plus tard, en affirmant que les poulains les plus emportés deviennent les meilleurs chevaux une fois qu'ils ont reçu l'éducation et le dressage convenables", Plutarque, Vie de Thémistocle 2), ce qui explique ses relations très difficiles avec son père, qui a fini par ne plus le supporter et le renier ("A partir de ces traits de caractère [incontrôlable et impulsif], certains brodent des légendes, disent que Thémistocle fut renié par son père, que sa mère devint folle de chagrin à cause du déshonneur de son fils : tout cela semble mensonger. D'autres au contraire disent que, pour le détourner des affaires publiques, son père lui montra au bord de mer les vieilles trières rejetées et regardées avec dédain, en lui expliquant que la masse considère pareillement les chefs populaires devenus inutiles", Plutarque, Vie de Thémistocle 2 ; "Thémistocle, se voyant déshérité par son père, quitta la vie dissolue qu'il avait menée jusqu'alors, et commença à penser plus sensément, il cessa surtout de fréquenter les courtisanes. L'ambition d'entrer dans le gouvernement d'Athènes remplaça ses anciennes passions. Comme il briguait ardemment la première place parmi les hautes charges, on rapporte qu'il dit un jour à ses amis : “Quel emploi pourriez-vous me donner, à moi qui n'ai pas encore mérité d'avoir des envieux ?”", Elien, Histoires diverses II.12 ; "Il m'en coûte de parler de la jeunesse de Thémistocle. Puis-je songer sans peine à son père qui le déshérita honteusement, ou à sa mère que l'opprobre de sa conduite réduisit à se pendre ? Et cependant il devint par la suite le plus illustre de tous les grands hommes de la Grèce, et il fut tour à tour l'espérance ou le désespoir de l'Europe et de l'Asie, l'une dut son salut à sa protection et l'autre se l'attacha comme un garant de la victoire", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VI.9, Exemples étrangers 2). Thémistocle enfant s'est également distingué par une volonté d'abolir les barrières entre bâtards et citoyens de haut rang en attirant la jeunesse dorée d'Athènes vers le gymnase d'Héraclès, à l'extérieur de l'astu ("¥stu/ville, ensemble urbain [par opposition à la campagne]", c'est-à-dire la ville même d'Athènes et ses faubourgs immédiats, où depuis l'époque de Solon le peuple de la paralie tente de s'imposer face aux nobles de la pédie), et en l'incitant à se mélanger à la jeunesse non noble dont il fait parti ("Les bâtards se regroupaient au Cynosarge, un gymnase hors ville dédié à Héraclès, qui n'était pas un dieu de naissance pure mais un bâtard né d'une mère mortelle. Thémistocle tâchait de convaincre certains jeunes gens bien nés de descendre s'entraîner avec lui au Cynosarge : il y parvint, supprimant ainsi malignement la démarcation entre bâtards et gens bien nés", Plutarque, Vie de Thémistocle 1). Aristide a-t-il fait parti de ces adolescents de bonne naissance que Thémistocle a attirés vers le gymnase d'Héraclès ? Plutarque laisse sous-entendre que oui ("On dit qu'élevés ensemble dès leur enfance, [Aristide et Thémistocle] furent toujours divisés de sentiment dans les affaires sérieuses comme dans leurs jeux, et que cette division continuelle fit bientôt connaître le caractère de l'un et de l'autre", Plutarque, Vie d'Aristide 3). Thémistocle et Aristide ont vécu dans l'entourage de Clisthène le jeune, Aristide comme un ami ("Aristide fut l'ami particulier de Clisthène, qui après l'expulsion des tyrans rétablit le gouvernement d'Athènes", Plutarque, Vie d'Aristide 3 ; "La seconde manière [de s'élever en politique], plus lente et plus sûre, a été adoptée par plusieurs personnages célèbres dont Aristide, Phocion, le Thébain Pammenès, Lucullus et Caton [l'Ancien] à Rome, Agésilas II à Sparte : chacun d'eux, à l'instar du lierre qui s'enlace autour d'un arbre plus fort que lui pour s'élever par son appui, s'attacha dans sa première jeunesse à un vieillard illustre, et s'enracina dans les affaires en croissant peu à peu à l'ombre de son autorité. Ainsi Aristide fut formé par Clisthène", Plutarque, Préceptes politiques), Thémistocle comme un partisan du régime démocratique. Sur ce sujet comme sur tous les autres, les deux hommes n'ont sans doute jamais eu les mêmes buts : Aristide a vu dans Clisthène ce qu'il était réellement, un noble utilisant le régime démocratique pour maîtriser le peuple, tandis que Thémistocle a vu en ce régime un moyen pour les bâtards comme lui d'échapper à leur condition et de jouer enfin un rôle politique. Cette volonté rassembleuse de Thémistocle s'accompagne d'un don du contact facile, qui lui permettra juste avant Salamine de réconcilier tous les Grecs pour les amener à combattre ensemble contre l'envahisseur perse (six siècles plus tard, Plutarque rendra hommage à ce sens élevé du dialogue, qui apporte finalement la victoire aux Grecs : "Le plus grand de tous les mérites [de Thémistocle] est d'avoir mis un terme aux guerres entre Grecs et d'avoir réconcilié les cités entre elles en les convainquant de reporter à plus tard leurs différends, en raison de la guerre", Plutarque, Vie de Thémistocle 6), et d'un attachement à ses principes, qui se manifestera par exemple le jour où le poète Simonide tentera de lui soutirer un quelconque privilège : Thémistocle le repoussera en dénonçant sa cupidité et son absence de morale ("[Thémistocle] s'accordait avec la plupart des gens, à la fois parce qu'il avait en mémoire le nom de chaque citoyen, et aussi parce qu'il se montrait juge intègre en matière de contrats. Ainsi dit-il un jour à Simonide de Kéos qui requérait de lui, alors qu'il était stratège, un acte illégal : “Tu ne serais pas un bon poète si tu chantais contre la mesure, ni moi un bon magistrat si j'accordais une faveur contre la loi”", Plutarque, Vie de Thémistocle 5 ; "[Thémistocle] dit à Simonide qui lui demandait quelque chose d'injuste : “Tu ne serais pas un bon poète si tu chantais contre la mesure, ni moi un bon magistrat si j'accordais une faveur contre la loi”", Plutarque, Préceptes politiques). Il est important de s'arrêter sur ce point car, dernier trait de caractère, il est indéniable que Thémistocle est par ailleurs très attiré par l'argent. Selon Critias, l'un des futurs chefs du régime des Trente en -404, Thémistocle aura toute sa vie détourné des fonds pour lui-même ("Selon Critias, le patrimoine de Thémistocle fils de Néoclès, quand il commença d'avoir part à l'administration de l'Etat, ne montait qu'à trois talents, mais quand après avoir été à la tête des affaires il fut envoyé en exil, ses biens furent confisqués, et on découvrit qu'il était riche de plus de cent talents", Elien, Histoires diverses X.17) : nous devons nous méfier de ce témoignage de Critias qui, précisément parce qu'il est l'un des futurs membres actifs du régime des Trente, un adversaire acharné de la démocratie parlementaire, cherche dans ses livres à montrer que tous les promotteurs de celle-ci sont des pourris (il dit par exemple la même chose de Cléon, qui prendra la tête du parti démocratique après la mort de Périclès en -429 : "Critias en dit autant de Cléon : quand Cléon entra dans le maniement des affaires publiques il était accablé de dettes, cependant il laissa une fortune de cinquante talents", Elien, Histoires diverses X.17). Néanmoins, sur la question financière, il est possible que Critias dise la vérité, car Théopompe et Théophraste affirment la même chose ("Une grande partie de sa fortune, cachée par ses amis, voguait aussi vers l'Asie [au moment de sa condamnation et sa fuite vers la Perse en -476], en revanche ce qui était au grand jour fut convoyé vers le trésor, soit cent talents d'après Théopompe, ou quatre-vingts talents d'après Théophraste, à comparer avec les trois maigres talents que Thémistocle détenait avant de s'attacher à la carrière politique", Plutarque, Vie de Thémistocle 25). A l'appui de ces trois auteurs, on peut citer une célèbre réplique d'Aristide, reprochant à Thémistocle d'être un bon général aux mains impures ("Thémistocle disait un jour qu'il considérait que la plus grande qualité d'un stratège est de savoir pressentir et anticiper les desseins des ennemis. Aristide lui répondit : “Cette qualité est certes nécessaire à un stratège, mais il en existe une autre plus belle et plus digne : il doit toujours avoir les mains pures [c'est-à-dire non salies par l'argent récolté à droite et à gauche]", Plutarque, Vie d'Aristide 40). On peut mentionner aussi l'affaire d'Arthmios de Zéléia, au dénouement ambigu : accusé d'avoir introduit de l'or perse à Athènes, un certain "Arthmios" a été condamné par Thémistocle à une date inconnue ("Citons aussi son rôle dans l'affaire d'Arthmios de Zéléia : à la demande de Thémistocle, les Athéniens inscrivirent cet homme, avec ses enfants et sa descendance, sur les listes de citoyens dégradés, parce qu'il avait introduit chez les Grecs l'or des Perses", Plutarque, Vie de Thémistocle 6), or on ne sait pas si par cette condamnation Thémistocle a voulu prouver son patriotisme, ou si plus prosaïquement il voulu s'approprier l'or perse introduit à Athènes par cet homme (pour notre part, nous pensons que ces deux hypothèses, qui ne sont pas incompatibles, sont fondées). Cela étant dit, il est aussi important de préciser que cette attirance pour l'argent aura toujours chez Thémistocle une finalité politique. Thémistocle ne veut pas vivre pour l'argent, il veut de l'argent pour vivre, et comme il veut vivre intensément il a besoin de beaucoup d'argent ("Certains prétendent que Thémistocle était un homme serré en affaires par libéralité, parce qu'il avait besoin d'immenses ressources, aimant offrir des sacrifices et assumant brillamment les dépenses pour ses hôtes. D'autres au contraire lui reprochent sa grande mesquinerie et sa parcimonie : par exemple, il serait allé jusqu'à vendre les vivres qu'on lui envoyait", Plutarque, Vie de Thémistocle 5). Ainsi avant la bataille de Salamine, nous verrons que cet argent lui servira à corrompre le transparent Epicydès pour qu'il renonce au titre de généralissime des troupes athéniennes, puis le Spartiate Eurybiade pour l'empêcher de fuir à la vue des premiers navires perses, puis Architélès capitaine du navire sacré pour l'empêcher de fuir avec la solde des marins, puis probablement les prêtres du temple d'Athéna pour qu'ils incitent la population athénienne à s'embarquer sur les navires en laissant la cité d'Athènes ouverte à l'envahisseur, et ses pairs de l'Aréopage pour qu'ils acceptent de prendre en charge la rémunération des hommes s'embarquant sur les navires vers Salamine. L'argent ne sert qu'à la gloire, celle de sa cité et la sienne propre : après la bataille de Salamine en -480, ayant accédé à cette gloire qu'il rêvait, il se détournera de l'argent, estimant que sa personne est devenue plus précieuse que tout l'or du monde ("Observant les morts échoués au bord de la mer [juste après la bataille navale de Salamine], il en vit qui portaient des bracelets d'or et des anneaux : continuant son chemin, il les montra à un ami qui le suivait en lui disant : “Prends cela, car toi tu n'es pas Thémistocle”", Plutarque, Vie de Thémistocle 18 ; "Thémistocle, après la bataille, voyant des morts portant des bracelets d'or et des anneaux, continua son chemin en se tournant vers un de ses amis pour lui dire : “Prends cela, car toi tu n'es pas Thémistocle”", Plutarque, Préceptes politiques). Toutes ces qualités seront louées deux générations après sa mort par l'historien Thucydide (pourtant adversaire politique, Thucydide étant apparenté à Miltiade et à son fils Cimon, chefs du parti noble) dans un célèbre passage de sa Guerre du Péloponnèse ("[Thémistocle] était une personnalité remarquable. Grâce à sa perspicacité, qu'il ne devait à aucune formation préalable et à laquelle l'étude ne put rien ajouter, il était capable devant une question urgente de discerner avec une promptitude extrême la meilleure solution, capable aussi de former les conjectures les plus clairvoyantes au sujet de l'avenir le plus lointain. Quand il s'occupait d'une affaire il savait aussi en exposer toutes les données, et sur celles mêmes qui ne lui étaient pas familières il ne manquait pas de porter des jugements valables. Placé devant une situation encore confuse il excellait à en percevoir par avance les éléments favorables et les inconvénients. Bref, par la rapidité avec laquelle il se mettait au fait, il était sans égal pour improviser les mesures nécessaires", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.138). Selon le philosophe du IVème siècle av. J.-C. Ariston de Chio cité par Plutarque, la rupture entre Thémistocle et son alter ego Aristide a été consommée suite à une rivalité amoureuse ("La haine de Thémistocle contre Aristide débuta, paraît-il, de façon très puérile : tous deux étaient épris du beau Stésiléos originaire de Kéos, comme le relate Ariston le philosophe. Ils ne cessèrent dès lors d'afficher leur dissension jusque dans les affaires publiques", Plutarque, Vie de Thémistocle 3 ; "Ariston de Chio dit que leur inimitié prit sa source dans l'amour, et qu'elle devint irréconciliable. Epris tous deux du jeune Stésiléos de Kéos, dont la grâce et la beauté effaçaient par leur éclat tous les jeunes gens de son âge, ils furent extrêmes dans leur passion, et après même que la beauté de Stésiléos fut passée leur jalousie subsista toujours : elle parut n'avoir été qu'un essai de leur rivalité en administration politique, dans laquelle ils se jetèrent, tout échauffés encore de leurs disputes précédentes", Plutarque, Vie d'Aristide 3). De juillet -493 à juin -492, Thémistocle est archonte éponyme ("La deux cent soixantième année après la fondation de Rome, Thémistocle étant archonte à Athènes, la première année de la soixante-douzième olympiade, où Tisicratès de Crotone remporta pour la seconde fois le prix de la course, on fit consuls Aulus Virginius Celimontanus et Titus Veturius Geminus", Denys d'Halicarnasse, Antiquités romaines, VI, 4.1). Comment, malgré sa bâtardise, a-t-il pu devenir archonte ? La seule réponse possible est qu'il est déjà très riche, puisqu'à cette date l'élection à l'archontat est encore réservée aux citoyens les plus riches (ce n'est qu'en -457 que Périclès imposera l'accès à l'archontat aux citoyens de condition modeste : "Mais cinq ans après la mort d'Ephialtès [c'est-à-dire en -457] une loi permit aux zeugites ["zeug…thj", classe sociale capable d'acheter un "zeàgoj/attelage de deux animaux", équivalent à deux cents médimnes de céréales] d'accéder par tirage au sort, après une élection préalable, à la charge d'archonte. Le premier zeugite qui fut archonte fut Mnésitheidès. Jusqu'alors tous les archontes étaient choisis parmi les pentacosiomédimnes ["pentakosiomšdimnoj", nobles possédant des revenus équivalents au moins à "cinq cents médimnes" de céréales] et les hippeus ["hippeus/ƒppeÚj", classe sociale capable d'acheter un "cheval/†ppoj", équivalent à trois cents médimnes de céréales], les zeugites ne remplissaient que les charges inférieures", Aristote, Constitution d'Athènes 26). Quelle est alors la politique de Thémistocle ? Avançons une hypothèse. Tous les auteurs anciens sont d'accord pour dire que Thémistocle, après la bataille de Marathon en -490 et jusqu'à son ostracisme en -476, n'aura pour seule obsession que transformer le soldat athénien en marin, estimant que les Athéniens seront toujours qualitativement inférieurs aux armées terrestres ennemies existantes, en particulier aux Spartiates qui ont la meilleure infanterie de Grèce. Cette obsession est peut-être antérieure à -490, née de l'échec ridicule de l'expédition contre Egine que nous avons relaté plus haut, et de la peu glorieuse intervention en -494 des vingt navires athéniens dans la révolte d'Ionie que nous avons évoquée dans notre précédent alinéa, qui ont montré l'urgence de constituer une flotte, seul moyen pour Athènes d'éviter des nouveaux désastres similaires. Par ailleurs, ce programme consistant à valoriser les marins au détriment des terriens, c'est-à-dire la paralie au détriment de la pédie, coïncide parfaitement avec l'enclin naturel de Thémistocle à abolir les frontières entre bâtards et bien nés ("Thémistocle poussa peu à peu la cité à descendre vers la mer : “Comme infanterie, disait-il, vous n'êtes même pas à égalité avec vos voisins, mais avec une force navale vous pourrez repousser les barbares et être maîtres de la Grèce”. Ainsi Thémistocle transforma des solides hoplites en matelots et en gens de mer, comme dit Platon [référence au dialogue Les lois 706a-707b, dans lequel Platon, qui est un pédien bobo à prétentions sociales, trahit sa méfiance à l'égard des marins qui, comme ceux qui servirent Minos, sont des gens insensibles aux valeurs nobles de gloire et de courage, et, comme ceux qui accompagnèrent Agamemnon à Troie, prompts à fuir dès qu'un combat tourne mal, souvent de basse condition, et satisfaits de noyer leur responsabilité individuelle dans celle du groupe constituant l'équipage du navire], s'attirant du coup ce reproche : “Parce qu'il a enlevé à ses concitoyens la lance et le bouclier, Thémistocle a expédié le peuple athénien au banc et à la rame”", Plutarque, Vie de Thémistocle 4) : c'est dans ce but qu'il profite de sa nomination à l'archontat éponyme en -493/-492 pour développer une seconde astu autour du dème paralien du Pirée ("Thémistocle, quand il fut archonte, trouva que Le Pirée était bien plus commode pour les navigateurs, et offrait par ailleurs trois ports au lieu d'un seul comme à Phalère, il y fit les constructions nécessaires pour le rendre praticable, et les loges destinées à recevoir les navires qui y relâchent encore aujourd'hui", Pausanias, Description de la Grèce, I, 1.2), pour concurrencer l'astu d'Athènes dominée alors par les nobles de la pédie (ce développement du Pirée ne sera achevé qu'après les batailles gagnées contre les Perses en -480 et -479 : "[Après la bataille de Platées,] Thémistocle persuada aussi les Athéniens de terminer les fortifications du Pirée, qu'on avait commencé à élever l'année de son archontat", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.93). Dans notre alinéa précédent, nous avons rappelé les réactions très négatives que la tragédie de Phrynichos sur la reprise en mains de Milet par les Perses, présentée juste après cet événement, ont provoquées, en montrant directement ou indirectement aux spectateurs athéniens à quel point leur force maritime était faible et avait conduit à un désastre en Ionie, un sujet qui va complètement dans le sens de la politique de Thémistocle. Or, nous savons grâce à Plutarque que Thémistocle en -476 financera la mise en scène d'une tragédie de Phrynichos comme chorège ("Étant chorège, [Thémistocle] fut vainqueur au concours tragique, concours qui suscitait déjà à l'époque beaucoup de brigue et d'ambition, et fit ériger une plaque de victoire avec une inscription : “Thémistocle de Phréarre était chorège ; Phrynichos, auteur de la pièce ; Adeimantos, archonte [de juillet -477 à juin -476]", Plutarque, Vie de Thémistocle 5). Peut-être que Thémistocle a financé d'autres tragédies de Phrynichos avant -476, notamment celle sur la chute de Milet, à l'occasion des Dionysies du printemps -492, justement au moment de son archontat : peut-être même que cette tragédie est une commande personnelle de Thémistocle à Phrynichos, le second l'ayant écrite à la hâte, juste après les ultimes nettoyages des poches de résistance ionienne par les troupes perses, pour appuyer le programme politique du premier, les deux hommes appartenant au parti démocratique et ayant beaucoup d'idées en commun (même si on peut douter que la motivation de Phrynichos rejoignait exactement celle de Thémistocle : Phrynichos est plus occupé par les questions sociales que par les questions de relations internationales, sa tragédie sur la chute de Milet visait moins à la création d'une flotte athénienne, comme le voulait Thémistocle, qu'à une réorientation des priorités de la politique athénienne, sur le mode : "Au lieu de nous embarquer dans des aventures lointaines contre des Perses qui ne nous ont rien fait, des aventures qui provoquent finalement le malheur des gens que nous prétendons défendre à Milet, nous ferions mieux de nous occuper des contre-révolutionnaires qui, tout près de chez nous à Egine et à Sparte, menacent notre démocratie"). Si telle est la vérité historique, la condamnation de la pièce signifie l'échec temporaire de Thémistocle. Heureusement pour lui, l'année suivante, en -491, un nouvel échec athénien contre Egine, que nous allons raconter bientôt, le replace au premier plan, en prouvant par l'absurde aux Athéniens qu'ils sont effectivement nuls en matière maritime, et que la création d'une flotte devient une nécessité pour lutter non seulement contre les Perses, mais encore contre quiconque contrarie leurs intérêts (ce qui signifie, comme nous l'avons dit dans notre présentation de Miltiade, qu'à ce moment de l'Histoire athénienne les plus extrêmes dans les deux partis en lice pour le pouvoir, Miltiade d'un côté et Thémistocle de l'autre côté, se rejoignent paradoxalement sur ce point, même si leurs intérêts sont opposés).


Aristide, enfin. Ce quatrième personnage de la vie athénienne du début du Vème siècle av. J.-C. se caractérise par son détachement et sa vertu ("Thémistocle, Cimon et Périclès remplirent Athènes de portiques, de richesses, et de mille superfluités, mais Aristide l'avait ornée par ses vertus, qui furent toujours la règle de son administration", Plutarque, Vie d'Aristide 42). Nous ne savons rien sur ses origines, sinon que son père s'appelait "Lysimachos", et qu'il est né à Alopekè, dème d'astu ("Aristide, fils de Lysimachos, était de la tribu Antiochide et du dème d'Alopekè", Plutarque, Vie d'Aristide 1). Aristote relate la condamnation d'un homme également nommé "Lysimachos", à une date qu'il ne précise pas, qui aurait échappé à sa condamnation à mort par l'intervention d'un tiers originaire d'Alopekè, cette affaire aurait permis au pouvoir judiciaire d'acquérir un début d'indépendance dans l'Etat athénien, comme nous l'avons dit dans notre paragraphe introductif ("La Boulè avait autrefois le droit souverain d'infliger l'amende, l'emprisonnement et la mort. Mais un jour qu'elle avait livré au bourreau un nommé “Lysimachos” et que celui-ci était déjà assis pour être exécuté, Eumélidès d'Alopékè l'arracha au supplice, déclarant qu'aucun citoyen ne pouvait être condamné à mort sans la décision d'un tribunal. L'affaire ayant été jugée devant un tribunal, Lysimachos fut acquitté et cela lui valut le surnom d'“Echappé du supplice”. Le peuple retira à la Boulè le droit de condamner à mort, d'emprisonner et d'amender, et établit par une loi que toutes condamnations ou amendes prononcées par la Boulè seraient portées par les thesmothètes devant un tribunal, et que la décision votée par les juges serait seule souveraine", Aristote, Constitution d'Athènes 45) : s'agit-il du père d'Aristide, sauvé par un compatriote d'Alopekè ? Aristide, répétons-le, est l'alter ego inversé de Thémistocle. Il est totalement insensible à l'argent, contrairement à ce dernier ("On dit qu'Aristide vécut toujours dans une extrême pauvreté, et qu'après sa mort il laissa deux filles que leur indigence empêcha longtemps de se marier", Plutarque, Vie d'Aristide 1). Il est aussi calme et réfléchi, que Thémistocle est bouillant et impulsif ("Aristide était naturellement doux et de caractère parfait, ne faisant pas de politique pour l'agrément ni pour la gloire, mais en partant du point de vue le meilleur, avec sûreté et équité. Il était souvent contraint de s'opposer à Thémistocle et de freiner l'ambition de celui-ci, qui remuait le peuple pour quantité de projets et proposait de grandes nouveautés", Plutarque, Vie de Thémistocle 3 ; "Thémistocle était prompt, hardi, rusé, et se portait à tout ce qu'il voulait faire avec la plus grande activité. Aristide, ferme et constant dans ses mœurs, inébranlable dans ses principes de justice, ne se permettait jamais, même en jouant, ni mensonge, ni flatterie, ni déguisement", Plutarque, Vie d'Aristide 3). Mais leur relation est ambiguë, car si Aristide condamne souvent Thémistocle en public, c'est davantage pour le ramener à la mesure que par hostilité à ses propositions, dont il reconnaît en privé qu'elles sont généralement justes, utiles et fondées ("Comme Thémistocle faisait souvent des entreprises téméraires, qu'il s'opposait à tous les projets d'Aristide et rompait toutes ses mesures, celui-ci se crut obligé de contrarier aussi les vues de Thémistocle, soit pour sa propre défense, soit pour rabattre une autorité que la faveur du peuple accroissait de jour en jour, estimant qu'il valait mieux sacrifier parfois des projets utiles au peuple que faciliter à son adversaire l'acquisition d'un pouvoir excessif en laissant toujours prévaloir ses premiers avis. Un jour, Thémistocle ayant proposé un projet avantageux, Aristide s'y opposa et le fit échouer, mais en quittant l'Ekklesia il ne put s'empêcher de dire qu'il n'y aurait de salut pour Athènes qu'en faisant jeter Thémistocle et lui au fond d'un gouffre", Plutarque, Vie d'Aristide 4). Répétons aussi que la tradition veut que les deux hommes ont le même âge, qu'ils ont grandi ensemble, peut-être joué ensemble dans le parc d'Héraclès, ressenti le même émoi pour un adolescent (qui serait une des raisons intimes de leur brouille selon Ariston de Chio), et tracé leur parcours politique dans le sillage de Clisthène le jeune, même si c'est avec des motivations opposées (Thémistocle avec l'espoir d'accroître le pouvoir du peuple d'où il est issu, Aristide avec l'espoir de manipuler le peuple pour réinstaurer un régime tyrannique derrière son déguisement démocratique, ou du moins pour éviter à la noblesse détrônée de disparaître complètement sous les revendications démocratiques les plus radicales). Au fond, Aristide et Thémistocle défendent deux conceptions gouvernementales qui sont complémentaires. Thémistocle veut aider ceux qui partagent les mêmes risques que lui, estimant que si on ne les récompense pas à la mesure de leur engagement ils seront naturellement tentés de passer à l'ennemi : il est un réaliste ("Thémistocle s'attacha d'abord à se faire beaucoup d'amis, qui furent un rempart pour sa sûreté personnelle, et qui lui servirent à acquérir une grande autorité. A quelqu'un qui lui dit un jour que le moyen de bien gouverner les Athéniens était de conserver l'égalité et d'être impartial pour tout le monde, il répondit : “Je ne voudrais jamais m'asseoir sur un tribunal où mes amis ne trouveraient pas auprès de moi plus de faveur que les étrangers”", Plutarque, Vie d'Aristide 4). Aristide au contraire, grand lecteur du législateur spartiate Lycurgue dont il admire la droiture morale ("[Aristide] avait une estime et une admiration particulières pour Lycurgue, le législateur de Sparte, qu'il mettait au-dessus de tous les autres politiques. Aussi, le prenant pour modèle, il favorisa l'aristocratie avec tout son pouvoir", Plutarque, Vie d'Aristide 3), ne s'attache qu'aux principes, n'hésitant pas à condamner ses proches si ceux-ci cessent d'agir convenablement ("Aristide, au contraire [de Thémistocle], ne suivit dans le gouvernement que ses propres principes, et s'y fraya une route particulière. En premier lieu, il ne voulait ni commettre des injustices pour complaire à ses amis, ni les désobliger en ne leur accordant jamais rien. En second lieu, il voyait un grand nombre d'administrateurs que le crédit de leurs amis enhardissait à l'injustice : afin de se roidir contre ce penchant, il eut toujours pour règle de conduite qu'un bon citoyen ne doit avoir d'autre appui que l'habitude de dire et de faire ce qui est juste et honnête", Plutarque, Vie d'Aristide 4 ; "Il montrait une fermeté admirable au milieu des événements divers et toujours inévitables de l'administration publique, ne s'enflant jamais des honneurs qu'on lui décernait et supportant avec autant de douceur que d'égalité les refus qu'on lui faisait essuyer, persuadé qu'on doit se livrer tout entier à sa patrie et la servir gratuitement, sans aucune vue d'intérêt et même sans aucun désir de gloire", Plutarque, Vie d'Aristide 5), et à accorder un droit de défense à quiconque, même à ses pires ennemis ("On raconte qu'un jour qu'il poursuivait en justice un de ses ennemis, après qu'il eut proposé ses chefs d'accusation, les juges ne voulurent pas même entendre l'accusé : avant qu'ils ne le condamnent tout d'une voix, Aristide se leva promptement et alla se jeter avec lui aux pieds des juges pour les supplier de l'écouter et de le laisser jouir du privilège des lois", Plutarque, Vie d'Aristide 5) : il est un idéaliste.


L'expédition punitive perse contre Athènes et Erétrie est organisée par voie de terre, à partir de l'Hellespont, selon Hérodote, "au retour du printemps" qui suit la répression de la révolte d'Ionie en -493, c'est-à-dire au printemps -492. Elle est confiée à Mardonios ("Au retour du printemps, le Grand Roi renvoya ses généraux [d'Ionie], sauf Mardonios fils de Gobryas qui se rendit sur la côte avec une immense armée de terre et d'immenses forces navales", Hérodote, Histoire VI.43), fils de Gaubaruva/Gobryas l'un des sept putschistes de -522 et neveu de Darius Ier comme nous l'avons dit plus haut ("Mais un homme se trouvait au côté [de Xerxès Ier] qui avait sur lui la plus grande influence, son cousin Mardonios fils de Gobryas, fils d'une sœur de Darius Ier", Hérodote, Histoire VII.5). Notons que, pour renforcer son lien avec Darius Ier, Mardonios a récemment épousé une des filles de Darius Ier, devenant aussi son gendre ("Ce Mardonios était jeune et venait d'épouser Artozostra, une des filles de Darius Ier", Hérodote, Histoire VI.43). Mais des incertitudes demeurent. Derrière le but officiel, celui de punir les deux cités grecques européennes qui ont aidé les Ioniens contre les Perses ("[Mardonios] se rendit en hâte sur l'Hellespont. Après avoir concentré là des forces immenses, navales et terrestres, les Perses franchirent l'Hellespont sur leurs navires et commencèrent leur marche à travers l'Europe, en direction d'Erétrie et d'Athènes", Hérodote, Histoire VI.43), Darius Ier et Mardonios semblent avoir deux autres ambitions cachées. Le second, dévoré par un désir de gloire qui le conduira au désastre de Platées en -479, veut profiter de ce débarquement en Europe pour conquérir toute la Grèce ("Ces cités [Athènes et Erétrie] étaient le prétexte de l'expédition des Perses, mais en réalité ils avaient l'intention de soumettre le plus garnd nombre possible de cités grecques", Hérodote, Histoire VI.44). Le premier, de son côté, beaucoup plus pragmatique, veut d'abord réaffirmer son autorité sur tout le territoire thrace conquis quelques années plus tôt par Mégabaze. Nous avons vu dans notre premier alinéa que cette région qui s'étend de l'Hellespont à la Macédoine est théoriquement contrôlée par deux contingents perses installés à Doriscos (à l'est, à l'embouchure du fleuve Hèbre) et à Eion (à l'ouest, à l'embouchure du fleuve Strymon) : on peut deviner que les populations locales ont profité de la révolte d'Ionie pour recouvrer une part de leur liberté, notamment en cessant de payer l'impôt au Grand Roi, puisque c'est contre elles que les troupes perses conduites par Mardonios se dirigent en premier. Les premiers visés sont les Grecs de Thassos, qui possèdent des mines d'or et d'argent : la flotte perse encercle leur île et les soumet à nouveau sous le joug perse. Ensuite vient le tour de la Macédoine, qui cesse d'être un protectorat pour devenir une province ordinaire de l'Empire perse ("Tandis que la flotte perse s'empara de Thassos qui n'esquissa pas la moindre résistance, les forces terrestres ajoutèrent les Macédoniens au nombre de leurs esclaves, les peuples en deça de la Macédoine [c'est-à-dire les Thraces] leur étant déjà tous asservis", Hérodote, Histoire VI.44), une punition sous-entendant que les Macédoniens n'ont pas témoigné d'un franc soutien aux Perses durant la révolte d'Ionie. La Thrace et la Macédoine étant apparemment rentrées dans le rang, Mardonios peut se tourner vers Erétrie et Athènes. Mais son entreprise est brutalement stoppée sur mer par une tempête, qui disperse sa flotte au moment où elle tente de dépasser la péninsule du mont Athos ("La flotte continua son voyage en longeant le continent jusqu'à la cité d'Acanthos, et d'Acanthos les Perses tentèrent de doubler le mont Athos. A ce moment, le vent du nord se mit à souffler en tempête irrésistible et bouscula leur flotte, jetant beaucoup de navires contre la montagne. Près de trois cents navires furent perdus, et plus de vingt mille hommes, les uns servant de pâture aux monstres marins [les requins] dont la mer est infestée dans ces parages, les autres jetés sur les écueils périssant de ne pas savoir nager ou mourant de froid", Hérodote, Histoire VI.44). Profitant de l'occasion, la tribu thrace des Bryges l'attaque sur ses arrières ("Mardonios et son armée, campés en Macédoine, furent nuitamment attaqués par les Bryges de Thrace qui lui tuèrent beaucoup d'hommes et le blessèrent lui-même. Les Bryges n'échappèrent pas à l'esclavage, Mardinios ne quittant pas la région avant de les avoir soumis, mais après les avoir subjugués il dut battre en retraite en raison de ses pertes subies contre les Bryges et du désastre de sa flotte près de l'Athos. L'expédition reprit donc sans gloire le chemin de l'Asie", Hérodote, Histoire VI.45). Mardonios est contraint de se replier. Darius Ier le relève de son commandement ("Comme Mardonios avait eu peu de succès dans son expédition, [Darius Ier] lui ôta son commandement", Hérodote, Histoire VI.94). A première vue, cette expédition est donc un échec, puisque ni Erétrie ni Athènes n'ont été atteintes. Mais si elle visait d'abord à réaffirmer l'autorité perse, elle est au contraire un succès, car après cette intervention de Mardonios la région paie à nouveau le tribut au Grand Roi, et l'influence perse s'est élargie à la Macédoine ("Tout le pays jusqu'à la Thessalie avait été asservi et payait tribut au Grand Roi, Mégabaze l'ayant soumis et Mardonios après lui", Hérodote, Histoire VII.108). Le repli et la destitution de Mardonios ne semble qu'une pause pendant laquelle Darius Ier reconstitue ses forces, qui n'ont été que partiellement touchées par le désastre du mont Athos.


"L'année d'après", selon Hérodote, c'est-à-dire en -491, les Thassiens sont soupçonnés de comploter contre les Perses. Darius Ier doit concentrer ses efforts contre eux ("L'année d'après, Darius Ier dut d'abord s'occuper des Thassiens, accusés par leurs voisins de préparer une révolte : il leur ordonna d'abattre leurs remparts et de transférer leurs navires à Abdère", Hérodote, Histoire VI.46), qui se soumettent aussitôt ("Sur l'ordre du Grand Roi, les Thassiens rasèrent leurs murs et transférèrent tous leurs navires à Abdère", Hérodote, Histoire VI.48), ce qui suggère que la présence perse est devenue forte et que le seul fait de montrer les muscles est désormais suffisant pour calmer toute velléité de révolte, autrement dit l'expédition de Mardonios l'année précédente n'a pas été un ratage complet. Dans le même temps, Darius Ier reconstitue les régiments décimés en Thrace et près du mont Athos à l'occasion de cette expédition ("[Darius Ier] envoya des hérauts vers les cités du littoral qui lui payaient tribut pour leur enjoindre de construire des navires de guerre et des transports pour sa cavalerie", Hérodote, Histoire VI.48). Pour mesurer la volonté de résistance des Grecs, il envoie des hérauts vers toutes les cités de Grèce leur ordonnant de lui donner "la terre et l'eau" (ultimatum traditionnel des Perses, déjà utilisé contre Amyntas Ier pour soumettre la Macédoine comme nous l'avons vu plus haut : "Darius Ier voulut pénétrer les intentions des Grecs et découvrir s'ils allaient lui résister ou lui céder. Il dépêcha dans toute la Grèce des hérauts chargés de réclamer en son nom la terre et l'eau", Hérodote, Histoire VI.48). Beaucoup de cités des îles égéennes se soumettent, par calcul politique, ou impressionnées par l'écrasante victoire récente de la flotte perse sur les révoltés des côtes et des îles ioniennes ("Les hérauts parvenus en Grèce obtinrent d'un grand nombre des Grecs du continent ce que le Perse revendiquait par leur voix, et ils l'obtinrent de tous les insulaires auxquels ils se présentèrent", Hérodote, Histoire VI.49). Egine fait parti de ces îles qui se soumettent ("Ainsi les insulaires cédèrent tous à Darius Ier la terre et l'eau, parmi eux les Eginètes", Hérodote, Histoire VI.49), ce qui renforce naturellement la position de Miltiade. Maintenant, celui-ci peut dire en effet que la lutte contre la Perse est devenue une priorité, et les démocrates radicaux sont contraints d'admettre qu'il a raison, que la menace militaire perse est devenue plus grande que la menace politique spartiate puisque les Perses ont maintenant un allié dans le golfe Saronique, juste aux portes d'Athènes. Enfin unis dans cette inquiétude commune face aux entreprises perses et dans leur exécration commune des Eginètes, les Athéniens vont même jusqu'à envoyer une ambassade vers les Spartiates pour leur proposer un rapprochement, contre Egine d'abord, contre les Perses ensuite ("Les Athéniens virent aussitôt dans la soumission des Eginètes un geste d'hostilité à leur égard et les soupçonnèrent de vouloir marcher contre eux avec le Perse. Ils saisirent avec joie ce prétexte pour aller à Sparte accuser Egine d'avoir par cette action trahi la Grèce", Hérodote, Histoire VI.49). Cette ambassade athénienne est bien accueillie, car le roi spartiate agiade Cléomène Ier cherche de son côté à apaiser les relations compliquées qu'il entretient avec les Athéniens depuis son intervention au côté d'Isagoras et de Clisthène le jeune contre le tyran Hippias en -511. Cette alliance nouvelle, circonstancielle et politiquement aberrante entre la démocratie athénienne et la diarchie spartiate, est finalement nouée par la maladresse de Darius Ier qui, désireux de sonder la volonté de résistance d'Athènes et de Sparte après celle des cités des îles égéennes, leur a envoyé son ultimatum traditionnel réclamant la terre et l'eau. Quand les hérauts perses porteurs de cet ultimatum arrivent à destination, les Athéniens et les Spartiates y répondent pareillement en les massacrant ("[Athéniens et Spartiates] précipitèrent les hérauts dans le Barathre [gouffre dans lequel sont jetés les condamnés] à Athènes, dans un puits à Sparte, en leur disant d'aller y chercher la terre et l'eau qu'ils devaient apporter au Grand Roi", Hérodote, Histoire VII.133). A Athènes, Thémistocle va même jusqu'à faire condamner à mort l'interprète qui accompagne ces hérauts sous prétexte qu'un hellénophone qui demande aux Grecs de se soumettre est un homme indigne ("On vante encore l'intervention de Thémistocle à propos du traducteur adjoint aux délégués du Grand Roi envoyés pour demander la terre et l'eau. Il fit appréhender et décréter la mort de cet interprète parce qu'il avait osé prêter la langue grecque aux injonctions des barbares", Plutarque, Vie de Thémistocle 6). Cléomène Ier s'empresse donc de débarquer sur l'île d'Egine pour capturer les responsables du pacte entre Egine et la Perse ("Cléomène Ier fils d'Anaxandride II, roi de Sparte, se rendit à Egine pour arrêter les principaux coupables", Hérodote, Histoire VI.50). Mais les Eginètes ont trouvé un allié grec de poids en Démarate, le roi eurypontide de Sparte qui, comme à Eleusis vers -510 au moment de l'expédition spartiate contre la toute nouvelle démocratie athénienne (nous avons évoqué plus haut cet épisode), conteste à Cléomène Ier son hégémonie sur la vie politique de Sparte ("A Sparte pendant ce temps, Démarate fils d'Ariston, qui n'avait pas quitté la cité, se répandit en calomnies contre Cléomène Ier", Hérodote, Histoire VI.51). Démarate incite les Eginètes à résister à Cléomène Ier, ce qu'ils font ("Les Eginètes s'opposèrent à lui, surtout un certain Crios fils de Polycritos qui, conseillé par une lettre de Démarate sur le langage à tenir, lui déclara qu'il ne toucherait pas impunément les Eginètes puisque son acte était dicté non pas par l'Etat spartiate mais par l'argent des Athéniens", Hérodote, Histoire VI.50 ; "[Cléomène Ier] alla aussi à Egine, où il fit arrêter ceux des principaux habitants qui avaient embrassé le parti des Perses, et engagé leurs concitoyens à donner la terre et l'eau à Darius Ier, fils d'Hystaspès. Tandis qu'il était occupé à Egine, Démarate le roi de l'autre branche chercha à le perdre dans l'esprit du peuple spartiate", Pausanias, Description de la Grèce III.4). Cléomène Ier est contraint de retourner bredouille à Sparte, décidé à se débarrasser de Démarate ("A son retour d'Egine, Cléomène Ier décida de faire déposer [Démarate]", Hérodote, Histoire VI.61). S'ensuit une lutte entre les deux rois sur laquelle nous ne nous étendrons pas ici, aboutissant au renversement de Démarate par Cléomène Ier, qui a réussi à mettre de son côté Leothychidès II membre de la famille des Eurypontides ("Brûlant de se venger, Cléomène Ier s'entendit avec Leotychidès II fils de Ménarès, lui-même fils d'Agis, qui était de la maison de Démarate, à la condition qu'il marcherait avec lui contre les Eginètes s'il l'aidait à obtenir la royauté à la place de Démarate", Hérodote, Histoire VI.65 ; "Cléomène Ier, à son retour d'Egine, entreprit de détrôner Démarate. A cet effet, il séduisit à prix d'argent la Pythie de Delphes et lui dicta ce qu'il fallait qu'elle répondît aux Spartiates. Ensuite il excita Léotychidès II, de sang royal et de la même branche que Démarate, à disputer la couronne à celui-ci", Pausanias, Description de la Grèce III.4 ; Leothychidès II est l'arrière-petit-fils de l'ancien roi eurypontide Hippocratidès : "Leotychidès II remontait à Héraclès par Ménarès, Agésilès [roi de Sparte au début du VIème siècle av. J.-C., père d'Arsiton], Hippocratidès", Hérodote, Histoire VIII.131). Démarate s'enfuit vers la Perse où Darius Ier, fidèle à sa politique qui gave de cadeaux ses opposants potentiels et les incite à vivre dans son entourage pour mieux les réduire à l'impuissance - comme il a fait avec Histiée le tyran de Milet -, le reçoit avec beaucoup d'égards ("Démarate se prépara pour un voyage et se rendit en Elide sous prétexte d'aller consulter l'oracle de Delphes. Les Spartiates le soupçonnèrent de vouloir quitter le pays, et se lancèrent à sa poursuite. Il réussit à les devancer, et d'Elis il gagna l'île de Zakynthos. Les Spartiates qui l'y suivirent voulurent s'emparer de lui et lui enlevèrent ses gens. Les Zakynthéens refusant de le livrer, Démarate se rendit en Asie auprès du Grand Roi Darius Ier, qui le reçut magnifiquement et lui donna des terres et des cités", Hérodote, Histoire VI.70). Leotychidès II devient roi eurypontide à sa place ("Leotychidès II fils de Ménarès reçut la royauté, après la déposition de Démarate", Hérodote, Histoire VI.71). Cléomène Ier peut alors se retourner contre les Eginètes, épaulé par Léotychidès II qu'il a contribué à introniser et qui lui est donc dévoué ("Dès que ses intrigues contre Démarate eurent réussi, Cléomène Ier prit Leotychidès II avec lui et marcha contre Egine, ayant sur le cœur l'outrage qu'il y avait subi", Hérodote, Histoire VI.73). Les Eginètes attaqués par les Spartiates désormais unis ne résistent pas longtemps. Cléomène Ier capture dix Eginètes influents, qu'il offre à Athènes comme otages au cas où leurs compatriotes restés sur l'île seraient tentés d'accueillir les Perses ("Les Eginètes, attaqués par les deux rois ensemble, renoncèrent à résister plus longtemps. Les rois choisirent dix Eginètes éminents par leur fortune et leur naissance pour les emmener avec eux, entre autres Krios fils de Polycritos et Kasambos fils d'Aristocratès, qui étaient alors les principaux personnages de l'île. Ils les emmenèrent en Attique et les donnèrent à garder aux Athéniens, les pires ennemis d'Egine", Hérodote, Histoire VI.73). Cette mesure n'aura aucun effet dissuasif : les Eginètes capturent des citoyens athéniens importants en route pour la fête en l'honneur de Poséidon au cap Sounion ("Les Athéniens célébraient à Sounion une fête quadriennale : les Eginètes s'emparèrent dans une embuscade du navire qui portait les théores ["qewrÒj", littéralement "Ceux qui consultent, observent, examinent/qewršw" les oracles du dieu], il était chargé des principaux citoyens d'Athènes qui furent capturés et emprisonnés", Hérodote, Histoire VI.87). En riposte, les Athéniens préparent une nouvelle attaque contre l'île avec soixante-dix navires, ils remportent une première bataille ("Aux Athéniens qui se présentèrent, les Eginètes livrèrent bataille sur mer avec soixante-dix navires. Etant vaincus, ils firent appel, comme auparavant, à l'aide des Argiens", Hérodote, Histoire VI.91), mais les Eginètes obtiennent l'aide d'un contingent de volontaires argiens qui les aident à résister aux Athéniens ("Un millier de volontaires [de la cité d'Argos] vinrent au secours [des Eginètes] sous le commandement d'Eurybatès, un spécialiste du pentathlon. La plupart d'entre eux ne revinrent pas chez eux, car ils tombèrent dans Egine sous les coups des Athéniens. Leur chef lui-même, Eurybatès, qui cherchait le corps à corps, tua trois ennemis en combat singulier avant de succomber devant un quatrième, Sophanès de Décélie", Hérodote, Histoire VI.92). Finalement les Eginètes sortent vainqueurs d'une nouvelle bataille navale contre les Athéniens ("Les Eginètes surprirent la flotte athénienne en désordre, remportèrent la victoire et s'emparèrent de quatre navires avec leurs équipages", Hérodote, Histoire VI.94).


C'est pendant cette guerre entre Eginètes et Athéniens (les premiers renforcés par des Argiens, les seconds aidés par les Spartiates) que Darius Ier, en -490 ("Les Athéniens furent vainqueurs à Marathon sous l'archontat de Phainippos [archonte entre juillet -490 et juin -489]", Aristote, Constitution d'Athènes 22), ayant achevé ses préparatifs, relance l'expédition punitive contre Erétrie et Athènes interrompue deux ans plus tôt par la tempête désastreuse au large de l'Athos et les coups de la tribu thrace des Bryges ("Tandis que les Athéniens étaient ainsi en guerre contre Egine, le Perse ne perdait pas de vue son projet, d'autant plus qu'un de ses serviteurs lui répétait sans cesse : “Maître, souviens-toi des Athéniens !” et que les Pisistratides [Hippias particulièrement] étaient toujours à ses côtés pour dire du mal d'Athènes", Hérodote, Histoire VI.94). Il confie le commandement de cette expédition au fils de son frère Artaphernès le satrape de Lydie, qui porte également le nom "Artaphernès", et à un Mède nommé "Datis" ("Comme Mardonios avait eu peu de succès dans son expédition, [Darius Ier] lui ôta son commandement et désigna d'autres chefs, le Mède Datis et son propre neveu Artaphernès le jeune fils d'Artaphernès, pour marcher contre Erétrie et Athènes et amener en sa présence leurs peuples réduits à l'état d'esclave", Hérodote, Histoire VI.94). Comme les cités des îles égéennes se sont soumises à lui, il décide d'emprunter un chemin direct : au lieu de passer par l'Hellespont et la Thrace comme en -492, les troupes perses passeront par voie de mer pour atteindre directement Erétrie et Athènes via Naxos, qui a résisté vers -500 à l'attaque conjointe d'Aristagoras le tyran de Milet et de Mégabatès le fils de Mégabaze (dont nous avons dit à la fin de notre premier alinéa qu'il est probablement le satrape de Phrygie hellespontique : "Les généraux désignés se mirent en route et parvinrent en Cilicie, dans la plaine d'Aléion, suivis d'une armée nombreuse et bien équipée. […] Les chevaux furent chargés sur les navires, les troupes de terre s'embarquèrent et, sur six cents trières, l'expédition fit voile vers l'Ionie. Ils ne longèrent pas la côte pour aller vers l'Hellespont et la Thrace, mais, de Samos, ils prirent la direction de la mer Icarienne et des îles, à mon avis sûrement pour ne pas contourner à nouveau l'Athos où ils avaient connu un grand désastre précédemment et aussi pour passer par l'île de Naxos qui leur résistait toujours", Hérodote, Histoire VI.95). Le vieux Hippias, dernier tyran d'Athènes renversé en -511, participe à l'aventure ("Vingt ans après [son renversement en -511] et déjà vieux, [Hippias] accompagna les Perses et combattit avec eux à Marathon", Thucydide, Guerre du Péloponnèse VI.59).


Les Perses débarquent donc à Naxos. Selon Hérodote, les Naxiens, en voyant l'immensité de la flotte d'invasion perse, décident de ne plus résister. Les troupes perses investissent et saccagent la cité de Naxos désertée par ses habitants, qui sont partis se réfugier sur les hauteurs de l'île ("[Les Perses] se dirigèrent vers Naxos, le but premier de leur expédition, où ils débarquèrent. Les Naxiens, qui n'avaient pas oublié leur passage précédent [vers -500], se réfugièrent dans les montagnes sans tenter de résistance. Les Perses réduisirent en esclavage tous ceux dont ils s'emparèrent et ils incendièrent les temples et la cité. Puis ils se remirent en route pour attaquer les autres îles", Hérodote, Histoire VI.96). Mais selon Plutarque, les Naxiens ne restent pas sans réagir : ils attaquent les envahisseurs et les refoulent à la mer ("Les historiens de Naxos rapportent que les Naxiens repoussèrent Mégabatès, venu aborder sur leur île avec deux cents navires [vers -500], et ensuite Datis, qui mit le feu à leur cité [en -490]", Plutarque, Sur la malignité d'Hérodote).


Les Perses atteignent ensuite un des deux buts de leur expédition. Ils débarquent sur l'île d'Eubée, près de la cité de Carystos, qu'ils ravagent car les habitants refusent de les aider à attaquer leurs voisins d'Erétrie et d'Athènes ("Ils débarquèrent à Carystos. Comme les Carystiens ne leur livrèrent pas d'otages et refusèrent de marcher contre leurs voisins érétriens et athéniens, ils les assiégèrent et dévastèrent le pays, jusqu'au jour où les Carystiens se soumirent", Hérodote, Histoire VI.99). Ils se tournent ensuite vers Erétrie, qu'ils assiègent et qu'ils ravagent après avoir réduit la population à l'état d'esclaves, en prétextant ainsi venger l'incendie de Sardes quatre ans auparavant ("Les Perses abordèrent sur le territoire d'Erétrie du côté de Téménos, Choiréas et Aigleia. Arrivés là, ils débarquèrent aussitôt leurs chevaux et se préparèrent à attaquer. Les Erétriens n'avaient pas l'intention de faire une sortie et d'engager le combat, leur seule préoccupation était de défendre de leur mieux leurs murailles, puisque le parti de ne pas abandonner leur cité avait triomphé. Les Perses menèrent l'assaut avec vigueur, et pendant six jours les hommes tombèrent nombreux des deux côtés. Le septième jour, deux des premiers citoyens, Euphorbe fils d'Alkimachos et Philagros fils de Kynéas, livrèrent la cité aux Perses. Entrés dans la cité, ceux-ci pillèrent les temples et les incendièrent pour venger les temples brûlés à Sardes, et ils réduisirent en esclavage toute la population selon les ordres de Darius Ier", Hérodote, Histoire VI.101 : cet aveu d'Hérodote sur l'existence d'un lien de cause à effet entre l'incendie de Sardes en -494 et le sac d'Erétrie en -490, confirme son absence d'objectivité sur l'implication d'Athènes et Erétrie dans la révolte ionienne en -494, absence d'objectivité dénoncée par Plutarque dans son livre Sur la malignité d'Hérodote comme nous l'avons expliqué dans notre précédent alinéa). On note qu'à cette occasion Athènes a demandé à ses clérouques d'Eubée de soutenir l'effort militaire des Erétriens ("Quand les Erétriens apprirent que la flotte perse faisait voile contre eux, ils demandèrent aux Athéniens de les secourir. Les Athéniens leur apportèrent de l'aide en leur donnant pour renfort les quatre mille clérouques installés sur les terres des hippobotes de Chalcis", Hérodote, Histoire VI.100), mais les Erétriens ont décliné leur aide en leur conseillant de fuir avant l'arrivée des Perses, ce qu'ils ont fait en partant s'installer sur le continent à Oropos ("Eschine fils de Nothon, un des principaux personnages d'Erétrie, […] conjura les Athéniens de retourner dans leur pays pour ne pas périr avec eux. Les Athéniens suivirent son conseil. Ils allèrent se mettre en sûreté à Oropos, de l'autre côté du détroit [de l'Euripe]", Hérodote, Histoire VI.100-101). Ce déplacement forcé des clérouques athéniens d'Eubée, qui sont naturellement proches du parti démocratique athénien puisque c'est à l'occasion de la campagne militaire des démocrates athéniens contre Chalcis quelques années plus tôt qu'ils ont obtenu ces terres en Eubée, ne fait que renforcer l'hostilité de ce parti démocratique athénien contre les Perses. Ainsi, on peut dire qu'en la circonstance, les meilleurs alliés de Miltiade contre les Perses sont les Perses eux-mêmes, qui en attaquant les intérêts des démocrates athéniens installés en Eubée, ont jeté ces derniers dans les bras de Miltiade. Pour l'anecdote, c'est à cette occasion de l'invasion de l'Eubée par les Perses qu'Hipponicos I, le fils du riche Callias I, grossit encore la fortune familiale en s'appropriant les fonds abandonnés par le commandant de l'armée érétrienne vaincue. Evoquant cet épisode, Héraclide du Pont souligne le décalage entre Hipponicos I et son arrière-petit-fils Callias III, qui dilapidera toute la fortune des Calliatides dans les frivolités et mourra fauché ("Héraclide du Pont, dans son livre Sur le plaisir, nous apporte quelques faits édifiants sur Callias III, que je rapporte ici depuis le début : “Du temps où les Perses déferlèrent sur l'Eubée pour la première fois [en-490], le stratège d'Erétrie avait installé son camp sur le domaine de son trésorier nommé « Diomnestos », et avait caché sa fortune dans une des pièces de la maison. Quand tout le monde eut périt, Diomnestos se retrouva seul détenteur de cet or, sans que personne ne fut au courant. Quand le Grand Roi des Perses leva une nouvelle armée dans le but de raser intégralement Erétrie, les habitants les plus riches mirent leur argent en sécurité. Diomnestos et les survivants de son entourage expédièrent leurs biens à Athènes, et les remirent entre les mains d'Hipponicos I, surnommé « Ammon », fils de Callias I. Quand les Perses eurent dispersé toute la population érétrienne, Hipponicos I demanda aux Athéniens un emplacement sur l'Acropole pour y construire un entrepôt et y déposer la fabuleuse fortune confiée par Diomnestos, en disant qu'une si grosse somme n'était pas en sécurité dans une demeure privée. Les Athéniens lui en donnèrent la permission. Mais, ses amis l'ayant mis en garde, il changea d'avis. C'est de cette fortune qu'a hérité Callias III [arrière-petit-fils d'Hipponicos I], qui lui a permis de s'offrir tous les plaisirs. Des foules de parasites et de flatteurs s'agglutinaient autour de lui, et il n'hésitait pas à jeter par les fenêtres des sommes folles pour étancher sa soif de luxe. Finalement, ses dépenses extravagantes aboutirent à un retournement de situation tel qu'il se retrouva seul et pauvre aux côtés d'une vielle pocharde, et qu'il mourut dans le plus grand dénuement”", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes XII.52).


Les Perses débarquent ensuite sur le continent, guidés par Hippias, près du dème de Marathon : Hippias a assuré à ses protecteurs que la plaine de dix kilomètres sur cinq dans laquelle se trouve ce dème est idéale pour les manœuvres de la cavalerie perse, et qu'elle n'est éloignée d'Athènes que d'une quarantaine de kilomètres ("Maîtres d'Erétrie, les Perses s'y arrêtèrent quelques jours avant de reprendre la mer pour gagner l'Attique, pleins d'ardeur et persuadés qu'ils vaincraient Athènes de la même façon qu'Erétrie. Marathon étant en Attique le point le plus propre aux manœuvres de la cavalerie et aussi le plus proche d'Erétrie, c'est là qu'Hippias fils de Pisistrate conduisit les Perses", Hérodote, Histoires VI.102 ; "[Hippias] dirigeait l'expédition perse. Après avoir fait déposer les Erétriens captifs dans l'île d'Aigleia qui appartient à la cité de Styra, il amena les navires devant Marathon où il leur fit jeter l'ancre. Puis les barbares débarquèrent et il leur assigna leurs postes. Au milieu de ces préparatifs, il se prit à éternuer et à tousser plus fort qu'à l'ordinaire, or il était déjà vieux et ses dents étaient majoritairement branlantes : il toussa si fort qu'il en cracha une. Il tenta de la retrouver dans le sable où elle était tombée, mais elle demeura invisible. Alors en soupirant il dit à ceux qui l'entouraient : “Ce sol n'est pas à nous, nous ne pourrons pas nous en rendre maîtres : ma dent a pris toute la part qui m'en revenait”", Hérodote, Histoire VI.107). Datis, l'un des deux commandants en chef, envoie un messager proposant aux Athéniens de se soumettre : ceux-ci, par la voix de Miltiade, repoussent sa proposition ("Datis, commandant des Perses et d'origine mède, pensait comme la tradition héritée de ses ancêtres que Médos, le fondateur de l'empire mède, était d'origine athénienne. Il envoya donc dire aux Athéniens qu'il était là avec une armée pour réclamer le royaume de ses pères, et il ajouta que son ancêtre Médos, ayant été chassé de son royaume par les Athéniens, était parti en Asie fonder l'empire de la Médie : si les Athéniens lui rendaient le trône il pardonnerait leur premier tort et leur expédition contre Sardes, mais s'ils refusaient il les traiterait avec plus de rigueur que les Erétriens. Miltiade, sur l'avis des stratèges, répondit que, d'après ce discours des envoyés, Datis devait réclamer plutôt la souveraineté de la Médie que de la cité d'Athènes, puisque c'était un Athénien qui avait fondé la monarchie des Mèdes et qu'Athènes n'avait jamais appartenu à aucun Mède. Sur cette réponse Datis se prépara au combat", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 111). Les Athéniens envoient en urgence un coureur professionnel nommé "Philippidès" vers Sparte pour réclamer de l'aide ("Avant de quitter la cité, les stratèges dépêchèrent à Sparte un héraut, le champion de course athénien Philippidès", Hérodote, Histoire VI.105) : celui-ci arrive à Sparte le lendemain de son départ, après avoir couvert les deux cents kilomètres séparant les deux cités ("[Philippidès] fut à Sparte le jour qui suivit son départ d'Athènes. Quand il fut en présence des magistrats, il leur dit : “Spartiates, les Athéniens vous prient de les secourir et de ne pas tolérer que la plus ancienne cité de la Grèce tombe sous le joug du barbare”", Hérodote, Histoire VI.106). Selon Hérodote, les Spartiates décident de répondre à l'appel d'Athènes dès que leur fête des Karneia qui a lieu alors ("K£rneia", fête spartiate célébrée à la fin de l'été en l'honneur d'Apollon "Karneios/Karne‹oj", surnom à la signification obscure) sera achevée ("Les Spartiates résolurent de secourir Athènes, mais il leur leur était impossible de partir sur-le-champ parce qu'ils ne voulaient pas violer la loi leur défendant de se mettre en marche avant la pleine lune, et on n'était alors qu'au neuvième jour du mois, ils attendirent donc que la lune fût pleine", Hérodote, Histoire VI.106). Plutarque est d'accord avec Hérodote sur ce point, situant la bataille de Marathon au début du mois de boedromion, équivalant à la seconde moitié du mois de septembre -490 dans le calendrier chrétien ("Les Perses ont été battus à Marathon le 6 du mois de boedromion [de mi-septembre à mi-octobre dans le calendrier chrétien]", Plutarque, Vie de Camille 19), mais il s'empresse d'ajouter que cette précision sur la fête de Karneia vise surtout à flatter une fois de plus les Athéniens en rappelant qu'ils n'auront finalement pas eu besoin de l'aide spartiate pour vaincre, autant qu'à justifier la lenteur des Spartiates à s'engager, lenteur qu'on pourrait assimiler à un refus de se battre : Plutarque rappelle que le retard des Spartiates est en réalité très relatif puisque ceux-ci manqueront de peu la bataille, et arriveront à Marathon quand les corps des combattants morts seront encore chauds ("[Hérodote] a encore condamné les Spartiates en affirmant qu'ils vinrent trop tard à Marathon au secours des Athéniens, du fait de leur refus de se mettre en marche avant le jour de la pleine lune. Non seulement ils sont entrés cent fois en campagne et ont livré des combats les premiers jours du mois, sans attendre la pleine lune, mais à cette bataille même, qui se donna le 6 du mois de boedromion, leur retard fut si peu considérable qu'ils virent encore les morts étendus sur le champ de bataille. Voici ce que dit Hérodote sur le sujet : “Il leur était impossible de partir sur-le-champ parce qu'ils ne voulaient pas violer la loi leur défendant de se mettre en marche avant la pleine lune, et on n'était alors qu'au neuvième jour du mois, ils attendirent donc que la lune fût pleine”. Eh quoi ! Hérodote, tu transportes la pleine lune au commencement du mois, où cet astre est dans son premier quartier, et tu intervertis l'ordre du ciel et des jours, et le cours entier de l'univers ! Tu prétends écrire l'Histoire de la Grèce, en réalité tu témoignes surtout du plus grand zèle pour les Athéniens, et tu ne dis pas un mot de la procession solennelle qu'ils firent à Agra pour remercier Hécate de cette victoire. Il est vrai que ce silence détruit la rumeur le concernant, qui prétend qu'il a reçu beaucoup d'argent des Athéniens pour les flatter dans son Histoire […]. Il reste certain cependant que l'Athénien Diyllos, historien digne de foi, dit qu'Hérodote reçut des Athéniens, sur la proposition d'Anytos, la somme de dix talents", Plutarque, Sur la malignité d'Hérodote), suggérant que la cause de ce retard est moins la fête des Karneia que la lourdeur de l'armée spartiate qui, comme toutes les armées importantes de l'Histoire, tels des rouleaux compresseurs, ont besoin d'un temps d'élan pour se mettre en mouvement et avancer par leur propre inertie. Les seuls alliés sur lesquels les Athéniens pourront compter sont leurs voisins béotiens de la cité de Platées, qui arrivent juste avant début de l'affrontement ("Les Athéniens prirent position sur le terrain consacré à Héraclès. Les Platéens vinrent les y rejoindre avec la totalité de leurs forces", Hérodote, Histoire VI.108).


Miltiade propose d'attaquer le plus tôt possible, avant que les Perses aient sécurisé leurs positions. Aristide, qui est l'un des neuf autres stratèges, représentant la tribu antiochide, le soutient ("Datis, envoyé par Darius Ier officiellement pour se venger de l'incendie de la cité de Sardes brûlée par les Athéniens mais officieusement pour assujettir la Grèce entière, débarqua à Marathon avec toute son armée, et mit tout le pays à feu et à sang. Les Athéniens nommèrent pour cette guerre dix stratèges, parmi lesquels Miltiade était le premier en dignité. Aristide, le second en réputation et en crédit, s'étant rangé à l'avis de Miltiade qui voulait qu'on livrât bataille, contribua à le faire adopter", Plutarque, Vie d'Aristide 7). Il reçoit l'appui décisif de l'archonte polémarque (archonte qui anciennement était chef de l'armée, et qui ne joue plus en -490 qu'un rôle de référent moral) après l'avoir harangué ("Les stratèges athéniens étaient partagés en deux camps : les uns ne voulaient pas engager le combat, estimant que les Athéniens n'étaient pas assez nombreux pour affronter l'armée des Perses, les autres avec Miltiade le voulaient. Les avis s'opposaient, et le parti le moins bon l'emportait. Or un onzième personnage avait le droit de voter, celui désigné par le sort pour exercer les fonctions de polémarque, qui autrefois jouissait d'une voix égale à celle des stratèges. Le polémarque était alors Callimachos d'Aphidna. Miltiade alla le trouver et lui dit : “C'est à toi, Callimachos, qu'il appartient aujourd'hui d'asservir Athènes ou de la rendre libre […]”. Les arguments de Miltiade gagnèrent Callimachos, et la voix du polémarque fut décisive : on résolut d'engager la bataille", Hérodote, Histoire VI.109-110). Dans cette harangue, qu'Hérodote rapporte, Miltiade nous apprend qu'à Athènes les partisans d'une soumission à la Perse (ou du moins d'une alliance ou d'une négociation avec la Perse) sont nombreux, et que, si le temps de réflexion dure, Athènes risque de tomber sous le joug perse car ceux qui prônent cette politique mettront leur projet à exécution ("Si nous n'engageons pas le combat [c'est Miltiade qui parle à Callimachos l'archonte polémarque], je prévois que la discorde grandissante ébranlera les esprits et poussera les Athéniens dans les bras du Perse. Avant que cette gangrène n'ait fait des ravages, nous pouvons, si les dieux sont impartiaux, triompher dans cette rencontre", Hérodote, Histoire VI.109). Nous pouvons deviner que ces partisans d'un rapprochement avec la Perse sont les Athéniens les plus pauvres, ceux qui n'ont aucun intérêt dans les clérouquies d'Eubée et à qui la jeune démocratie athénienne n'a jusqu'alors rien apporté, qui pensent davantage à préserver les quelques sous restant au fond de leur porte-monnaie qu'à la lutte patriotique, et qui se laissent séduire par l'habile diplomatie de Darius Ier récompensant ceux qui le servent et punissant sévèrement ceux qui refusent son autorité : ces démocrates athéniens voient naturellement en Miltiade, qu'ils n'ont pas réussi à faire condamner au moment de son retour à Athènes, un dangereux aventurier risquant de ruiner ces quelques sous qui leur restent simplement pour reconquérir son titre de tyran de Chersonèse ou pour devenir le nouveau tyran d'Athènes. Xanthippos, qui déteste Miltiade, est-il leur porte-parole ? Le silence des auteurs anciens sur sa position durant ces jours dramatiques de -490 suggère que oui, car si Xanthippos avait été parmi les plus acharnés adversaires des Perses à ce moment ces auteurs anciens ne se seraient pas privés de le dire pour augmenter son prestige, notamment Hérodote qui commence à écrire son Histoire vers -444 à Athènes alors dominée par Périclès le fils de Xanthippos qu'il cherche précisément à flatter. En tous cas l'acceptation du plan d'attaque immédiate de Miltiade par les Athéniens qui y sont hostiles paraît davantage un calcul politicien qu'une adhésion pleine et entière à la volonté de Miltiade d'anéantir les Perses, car ces Athéniens anti-Miltiade n'acceptent de le suivre qu'à condition qu'il prenne l'entière responsabilité de la conduite des opérations, comme pour dire aux Perses : "C'est Miltiade qui commandait contre vous, nous étions soumis à sa volonté, mais au fond nous avons toujours désiré devenir vos amis !" en cas de défaite, ou pour dire aux Athéniens : "Il est intolérable que Miltiade continue de se comporter comme un tyran et jouisse de privilèges sur le dos du peuple athénien, car sa victoire contre les Perses est aussi la nôtre, il n'aurait jamais pu gagner si nous nous étions opposés à lui et si nous ne lui avions pas cédé nos commandements !" en cas de victoire ("Les stratèges cédèrent l'un après l'autre le commandement à Miltiade quand venait leur tour de l'exercer pour la journée", Hérodote, Histoire VI.110 ; selon Plutarque, c'est Aristide qui propose aux stratèges récalcitrants de se déresponsabiliser de cette façon : "Chacun de ces dix stratèges commandait un jour l'armée. Quand le tour d'Aristide fut venu, il céda le commandement à Miltiade, montrant par là à ses collègues que, loin de rougir de se soumettre aux plus sages et de leur obéir, il pensait au contraire que rien n'était plus salutaire et plus honorable. Par ce moyen, il prévint la jalousie qui aurait pu éclater entre eux, et, en les engageant à suivre avec plaisir les conseils de celui qui avait le plus d'expérience, il fortifia beaucoup Miltiade, qui eut seul le commandement de l'armée, car les autres stratèges renoncèrent au droit qu'ils avaient de commander chacun à leur tour et se soumirent tous à lui", Plutarque, Vie d'Aristide 7).


Le récit de la bataille qui s'engage tient en deux paragraphes chez Hérodote. Pourtant Hérodote dit bien que "la bataille de Marathon fut très longue" (Hérodote, Histoire VI.113). Mais il n'y a rien à en dire, car elle n'est qu'un affrontement irréfléchi entre deux blocs compacts. Les Athéniens derrière Miltiade prennent l'offensive avant que la cavalerie perse ne s'organise (comme le rapporte l'article de Suidas consacré à l'expression "Cwr…j ƒppe‹j !/Cavalerie au loin !" employée à cette occasion : "Quand Datis envahit l'Attique, on raconte que les Ioniens [enrolés de force dans l'armée perse] montèrent aux arbres tandis qu'il était en retrait, et signalèrent aux Athéniens que la cavalerie était loin. Apprenant cela, Miltiade chargea et remporta la victoire. De là vient ce proverbe, appliqué à ceux qui rompent les rangs", Suidas, Lexicographie, Cavalerie au loin ! X444), ils se précipitent en courant contre les Perses (Hérodote précise que c'est la première fois dans l'Histoire militaire grecque qu'une troupe grecque engage ainsi le combat, en fonçant bruyamment sur l'adversaire pour le tétaniser avant que les coups ne commencent à tomber : "Les Athéniens, lâchés contre les barbares, les chargèrent en courant. Huit stades au moins séparaient les deux armées. Quand les Perses les virent arriver au pas de course, ils se préparèrent à soutenir le choc. Ils les prirent pour des fous courant à leur perte, en les voyant si peu nombreux, sans cavalerie et sans archers. Telle fut leur première impression. Mais les Athéniens les assaillirent bien groupés et combattirent avec une bravoure admirable. Ils furent, à notre connaissance, les premiers des Grecs à charger l'ennemi à la course", Hérodote, Histoire VI.112). S'ensuit une mêlée générale, au cours de laquelle certains individus s'illustrent, notamment l'archonte polémarque qui a soutenu Miltiade ("Le polémarque Callimachos périt dans cette affaire où il fit preuve d'une grande vaillance", Hérodote, Histoire VI.114), le tragédien Eschyle (auquel les habitants de Géla en Sicile, ses hôtes à la fin de sa vie, rendront hommage : "Les Gélosiens qui après sa mort l'inhumèrent en grande pompe dans le carré des tombes officielles lui rendirent un grand hommage en écrivant : “Ce monument renferme l'Athénien Eschyle fils d'Euphorion, qui a péri près du lieu où il fut incinéré. Le Perse aux longues boucles, qui le connaît bien, et la plaine de Marathon pourraient conter sa noble bravoure”", Vie d'Eschyle 10), ainsi qu'Aristide et Thémistocle qui combattent côte à côte ("Dans la bataille, le centre des Athéniens étant vivement pressé par les barbares, qui soutinrent là plus longtemps l'effort des tribus Léontide et Antiochide, Thémistocle, qui était de la première, et Aristide de la seconde, placés à côté l'un de l'autre, firent à l'envi des prodiges de valeur", Plutarque, Vie d'Aristide 8). Finalement les Perses abandonnent le terrain, et leur cavalerie qui n'a pas eu la possibilité de se déployer ("Il y a à Marathon un lac très marécageux, où beaucoup de barbares se précipitèrent en fuyant, faute de connaître le pays : c'est là, dit-on, que périt la plus grande partie de cette armée. Au-dessus de ce lac se trouvent encore les mangeoires en marbre des chevaux d'Artaphernès [le jeune, qui partage le commandement de l'armée perse avec Datis], et on voit sur le rocher des vestiges de sa tente", Pausanias, Description de la Grèce, I, 32.7). Datis trouve la mort dans le combat, Artaphernès le jeune quant à lui sauve sa peau puisque qu'on le retrouvera à la tête des Lydiens et des Mysiens lors de l'invasion de la Grèce par Xerxès Ier en -480 (selon Hérodote, Histoire VII.74). Les Athéniens suivent les fuyards ("[Les Athéniens] poursuivirent les Perses en fuite et les taillèrent en pièces jusque sur le rivage, et là ils s'accrochèrent aux navires ennemis en demandant du feu pour les incendier", Hérodote, Histoire VI.113). Parmi eux se trouve Kynaigeiros, le frère d'Eschyle, dont les mains sont tranchées par l'ennemi au moment où il tente de monter sur l'un des navires en fuite ("Kynaigeiros fils d'Euphorion, qui s'accrochait à la poupe d'un navire, tomba, la main tranchée d'un coup de hache", Hérodote, Histoire VI.114). Dans un passage de son Histoire, abrégé de l'Histoire philippique aujourd'hui perdue de Trogue Pompée, l'historien romain Justin rend hommage à tous ces combattants athéniens, et affirme au passage que le vieux Hippias trouve la mort au cours de cette retraite des Perses ("Chacun des Athéniens déploya tant de valeur dans ce combat, qu'il eût été difficile d'assigner le premier rang. On distingua les brillantes actions du jeune Thémistocle, et l'on put présager la gloire qui l'attendait dans le commandement des armées. L'Histoire a consacré aussi le nom de Kynaigeiros, soldat athénien qui, après avoir versé des flots de sang ennemi, poursuivit les fuyards jusqu'à leurs navires, retint de la main droite une barque chargée de leurs soldats et ne la lâcha qu'en perdant la main, la saisit alors de la gauche, et, quand celle-ci fut aussi coupée, s'attacha au navire avec ses dents : ainsi cet intrépide guerrier, sans être rassasié d'un si long carnage, ni arrêté par la perte de ses mains, combattit encore, tout mutilé, avec l'arme qu'emploie la bête féroce dans sa rage. Cette bataille et la tempête qui la suivit coûtèrent aux Perses deux cent mille soldats. Hippias, tyran d'Athènes, coupable auteur de cette guerre, y périt lui-même, puni par les dieux vengeurs de la patrie", Justin, Histoire II.9). Selon la légende, sitôt la victoire établie, le coureur Philippidès - celui qui a été quérir l'aide de Sparte juste avant la bataille -, de retour de Sparte et présent à Marathon, est envoyé vers Athènes informer les habitants que les Perses vaincus se sont rembarqués et risquent de contourner l'Attique pour débarquer directement à Athènes tandis que les troupes athéniennes sont encore à Marathon : cette quarantaine de kilomètres qu'il parcourt entre Marathon et Athènes seront les derniers de sa vie, car, épuisé par les nombreux kilomètres qu'il a franchis depuis plusieurs jours, d'Athènes à Sparte, puis de Sparte à Marathon, puis de Marathon à Athènes, il s'écroule mort en arrivant à destination ("Le premier, dit-on, qui employa cette formule ["Chairein/Ca…rein", formule de salut qu'on pourrait traduire en français par : "Joie !", du verbe "ca…rw/se réjouir"] fut le coureur Philippidès qui, venant annoncer la victoire de Marathon, cria aux archontes assis sur leurs sièges et inquiets de l'issue du combat : “Chairete, nikomen ["Ca…rete, nikîmen/Réjouissez-vous, nous avons vaincu"] !”, et en disant le mot “Chairein” il expira", Lucien, Sur une faute commise en saluant 3 ; d'autres auteurs cités par Plutarque ne sont pas d'accord avec cette tradition, attribuant l'honneur de cette dernière course à un nommé "Euclée" : "Selon Héraclide du Pont, c'est Thersippe d'Erchieus qui apporta la nouvelle de la bataille de Marathon. Selon d'autres, qui sont les plus nombreux, ce fut Euclée : ils disent qu'il arriva à Athènes encore tout fumant du sang des ennemis, qu'il tomba de fatigue à la porte des magistrats, à qui il ne dit que ces paroles : “Réjouissez-vous, nous avons vaincu !” avant de mourir à leurs pieds", Plutarque, Sur la gloire des Athéniens). C'est en hommage à ce coureur exceptionnel que, bien plus tard, les organisateurs des modernes Jeux olympiques créeront l'épreuve de course à pied d'une quarantaine de kilomètres (quarante-deux kilomètres cent quatre-vingt-quinze exactement, depuis les Jeux olympiques de Londres de 1908) couronnant ces Jeux, qu'ils nommeront "marathon" en lexicalisant le nom de la cité d'où Philippidès a démarré sa dernière course.


Les librairies actuelles sont pleines de livres racontant les grandes batailles du passé, destinés au grand public et réalisés par des soi-disant spécialistes. Dans ces livres, la bataille de Marathon apparaît souvent comme la deuxième grande bataille de l'Histoire après celle de Qadesh entre l'Egypte de Ramsès II et l'Empire hittite de Muwattali II au XIIIème siècle av. J.-C. : on y montre le déroulement de cette bataille en plusieurs cartes, avec des rectangles de couleurs différentes représentant respectivement les Athéniens et les Perses, leurs positions au cours de la journée, leurs mouvements, comme s'il s'agissait d'une bataille d'Austerlitz avant l'heure, avec des soldats parfaitement alignés évoluant en un seul bloc au son du tambour, obéissant à une tactique suprêmement intelligente découlant d'une longue préparation ou d'un cerveau génial. Mais quand nous nous penchons sur le texte d'Hérodote, seul écrivain antique le plus proche des faits à avoir raconté la bataille en détails, nous voyons bien que ces livres ne relèvent que de la science-fiction (d'autant plus qu'Hérodote cherche à flatter les Athéniens, comme le rappelle Plutarque dans son livre Sur la malignité d'Hérodote : si la bataille avait été une merveille de tactique, nul doute qu'Hérodote se serait attardé sur des pages et des pages pour en relater toutes les péripéties, comme il le fait pour la bataille des Thermopyles et la bataille de Salamine). La vérité est que la bataille de Marathon n'a été qu'une boucherie entre combattants qui n'obéissaient à aucune tactique sinon celle de je-cogne-et-je-verrai-bien-si-la-chance-est-avec-moi. Nous devons nous représenter cette bataille comme deux masses informes face à face : l'une des masses se précipite sur l'autre, et alors les coups tombent au petit bonheur. Quand Hérodote dit que le centre faiblit momentanément pendant que les flancs se ressaisissent ("Au centre, où se trouvaient les Perses eux-mêmes et les Saces, les barbares l'emportèrent, enfonçant les lignes des Athéniens et les poursuivant loin du rivage, mais aux deux ailes Athéniens et Platéens l'emportèrent", Histoire VI.113), cela ne signifie pas "manœuvre de troupes disciplinées opérant une percée dans le dispositif ennemi pour l'envelopper par la droite et la gauche", mais simplement que les abrutis à droite et à gauche tapent momentanément plus fort que les abrutis au centre, et qu'on compte par conséquent momentanément davantage de morts et de blessés ennemis à droite et à gauche qu'au centre. Si nous voulions comparer la bataille de Marathon à une autre bataille de l'Histoire, nous pourrions la rapprocher par exemple de celle de Jemmapes, qui a opposé les troupes françaises révolutionnaires aux troupes autrichiennes le 6 novembre 1792, qui reste un degré zéro de l'art militaire. Lors de cette bataille, les soldats français, aussi passionnés et inconscients que les soldats athéniens à Marathon, n'ont nullement obéi à une tactique prédéfinie : ils se sont contentés de lancer assauts après assauts contre les troupes autrichiennes, sans se soucier des pertes. A un moment, les troupes autrichiennes constatant ce fanatisme patriotique des Français se sont demandées : "Nous perdons actuellement un Autrichien pour quatre Français, cette hécatombe du côté français ne semble pas entamer leur moral, nous devons donc supposer qu'ils continueront leurs assauts tant qu'ils auront encore des hommes pour le faire, or nous sommes beaucoup moins nombreux qu'eux, si nous restons sur place nous sommes donc condamnés à perdre par manque de combattants. D'un point de vue stratégique, la position de Jemmapes est-elle si importante pour que nous y laissions notre peau ? Si les Français prennent Jemmapes, est-ce que cela menacera l'existence du royaume autrichien ? De toute évidence, non. La solution la plus intelligente consiste donc à nous replier en laissant les Français agiter leurs drapeaux dans Jemmapes et se glorifier d'avoir emporté une grande victoire, et pendant ce temps nous nous positionnerons un peu plus loin avec davantage de moyens pour préparer une risposte". Aussitôt pensé, aussitôt fait : les Autrichiens se sont repliés, laissant les Français entrer dans Jemmapes pour y agiter leurs drapeaux, et sont allés stationner un peu plus loin pour y constituer des forces plus importantes. Et seulement cinq mois plus tard, les Autrichiens sont revenus à la charge avec davantage de forces, ont surpris les troupes françaises à Neerwinden, où ils les ont totalement écrasées le 18 mars 1793. Le raisonnement des Perses à Marathon est le même : "Les Athéniens perdent beaucoup d'hommes, mais cela ne semble pas entamer leur moral, nous devons donc supposer qu'ils continueront à lancer des assauts tant qu'ils auront des combattants pour le faire, or nos réserves sont limitées et nos bases sont loin alors que les leurs sont à leur portée puisqu'ils sont sur leurs terres, si nous restons sur place nous sommes donc condamnés à perdre par manque de ressources humaines et matérielles. D'un point de vue stratégique, la position de Marathon est-elle si importante pour que nous y laissions notre peau ? Si nous évacuons Marathon, est-ce que cela menacera l'existence de l'Empire perse ?". Ils en déduisent, comme les Autrichiens à Jemmapes, que la solution la plus intelligente consiste à abandonner la position de Marathon, laisser les Athéniens s'enorgueillir d'avoir emporté une grande victoire pendant qu'eux-mêmes constitueront des forces plus nombreuses en vue de préparer une riposte. Et c'est exactement ce que les Perses font : ils évacuent Marathon, les Athéniens chantent leur victoire, et pendant ce temps Darius Ier ordonne la constitution d'une gigantesque armée en vue d'envahir la Grèce, projet qu'il ne réalisera pas car il mourra avant mais qui sera repris par son fils Xerxès Ier en -480. On peut dire que la seule différence entre les batailles de Marathon et Jemmapes, est que la seconde se terminera par une défaite à Neerwinden tandis que la première se terminera par une victoire à Salamine. En conclusion, non seulement du point de vue de l'art militaire la bataille de Marathon n'est pas une grande bataille contrairement à ce que disent les livres actuels que nous avons précédemment mentionnés, mais encore du point de vue stratégique elle ne résoud rien, elle n'entame pas la puissance de l'Empire perse, elle ne garantit pas aux Athéniens que les Perses n'attaqueront plus, au contraire elle les aveugle sur leur soi-disant valeur militaire et leur capacité à contenir un nouvel assaut des Perses, bref, elle repousse la décision à plus tard en laissant l'assaillant libre de se reconstituer et le vainqueur se leurrer sur sa propre sécurité. Marathon n'était que la cerise sur le gâteau que convoitait Darius Ier. Si Darius Ier n'a pas obtenu la cerise, il a bien obtenu le gâteau : la mer Egée est désormais totalement sous contrôle perse, et les Erétriens capturés partent à l'état d'esclaves vers l'Asie (jusqu'en Mésopotamie, où ils seront employés à collecter le bitume, le sel et le pétrole : "Sitôt débarqués en Asie, Datis [erreur d'Hérodote ou d'un de ses copistes : Datis est mort lors de la bataille de Marathon selon tous les autres auteurs, et Hérodote lui-même à l'exception de ce passage ne parle plus de lui après la bataille de Marathon, ce qui suggère qu'il y a bien trouvé la mort] et Artaphernès [le jeune] conduisirent à Suse les Erétriens esclaves. […] Darius Ier les envoya habiter une de ses terres de Cissie appelée “Arderikka” [site inconnu] qui est à deux cent dix stades de Suse et quarante stades de ce puits qui fournit trois produits différents : le bitume, le sel et l'huile, de la façon suivante. Le liquide puisé à l'aide d'une pompe à bascule qui porte, au lieu d'un seau, la moitié d'une outre, est versé dans un bassin, puis il s'écoule en prenant les trois formes différentes du bitume, du sel, qui se solidifient aussitôt, et de l'huile que les Perses appellent “rhadinacé”, noire et d'odeur désagréable. C'est là que le Grand Roi Darius Ier installa les Erétriens. Ils y demeurent encore aujourd'hui, et ils ont gardé leur ancienne langue", Hérodote, Histoire VI.119 ; "Suivant la tradition, la Gordyène [sur les bords du haut Tigre, en Mésopotamie] aurait reçu deux colonies grecques, une première amenée par Gordys, fils de Triptolème, et une autre bien postérieure composée des Erétriens que les Perses avaient arrachés à leurs foyers", Strabon, Géographie, XVI, 1.25).


Juste après la bataille, pour revenir à notre sujet, les Athéniens victorieux ont donc envoyé un messager prévenir leurs compatriotes restés à Athènes que les Perses menaçaient de contourner l'Attique avec leur flotte et de profiter de l'absence de défenseurs dans la cité pour y débarquer et la prendre d'assaut. Cette inquiétude était fondé, puisque c'est effectivement le plan que suivent les Perses ("Les barbares contournèrent le cap Sounion dans l'intention de surprendre Athènes avant le retour de ses troupes", Hérodote, Histoire VI.115). Hérodote révèle que cette manœuvre aurait été suggérée aux Perses pendant la bataille de Marathon par la famille athénienne des Alcméonides ("Les Athéniens accusent les Alcméonides de leur avoir suggéré cette manœuvre : ils auraient été d'intelligence avec les Perses et, sitôt ceux-ci remontés sur leurs navires, leur auraient fait des signaux en levant en l'air un bouclier", Hérodote, Histoire VI.115). Il refuse de croire à une telle traitrise ("Un détail m'étonne dans ce récit, et je refuse de le croire : les Alcméonides, dit-on, auraient agité en l'air un bouclier pour faire des signaux aux Perses, d'accord avec eux, pour livrer Athènes aux barbares et à Hippias, alors que les Alcméonides ont toujours été des ennemis déclarés de toute tyrannie", Hérodote, Histoire VI.121 ; "L'histoire des signaux donnés en brandissant un bouclier m'étonne fort, et je refuse d'admettre cette calomnie contre des gens qui, sous les tyrans, vécurent en exil, et dont les manœuvres parvinrent à chasser du pouvoir les Pisistratides", Hérodote, Histoire VI.123). Mais encore une fois nous devons nous souvenir qu'Hérodote trouve refuge à Athènes et écrit la première mouture de son Histoire vers -444, à une époque où Périclès l'héritier de la famille des Alméonides commence à gouverner sans partage sur la cité, et n'a donc aucun intérêt à dire que la famille des Alcméonides en -490, représentée par Mégaclès III et Hippocratès les frères de Clisthène le jeune (s'ils ne sont pas morts), ou plus sûrement par Euryptolémos (fils de Mégaclès III) et Mégaclès IV (fils d'Hippocratès), et défendue par Xanthippos le beau-frère de Mégaclès IV ("Mégaclès III eut un autre fils, Hippocratès, qui engendra un nouveau Mégaclès [IV] et une nouvelle Agaristé ainsi nommée en souvenir d'Agaristé la fille de Clisthène [de Sicyone]", Hérodote, Histoire VI.131), était prête à trahir les Athéniens pour recouvrer une partie de son influence perdue depuis l'ostracisme de Clisthène le jeune. Pour notre part, nous pensons qu'un tel comportement des Alcméonides, dont nous avons bien répété à plusieurs reprises qu'ils ne sont pas des gens du peuple mais au contraire des héritiers d'une des plus nobles et des plus riches familles athéniennes (nous avons aussi répété dans nos alinéas précédents que Clisthène le jeune n'a "fait entrer le peuple dans son hétairie" après -514 que par dépit, parce que toutes les autres familles nobles athéniennes soutenaient alors Isagoras, et nous avons bien insisté sur le fait que la politique de Clisthène le jeune jusqu'à son ostracisme n'a visé qu'à ce que Périclès réalisera plus tard, la création d'une tyrannie populaire ou, pour paraphraser la célèbre formule de Thucydide au paragraphe 65 du livre II de sa Guerre du Péloponnèse, un régime dans lequel théoriquement le peuple est souverain mais qui dans les faits demeure la propriété du premier Alcméonide de la cité), est parfaitement plausible, et qu'elle s'accorde même très bien avec l'alliance que l'Alcméonide Clisthène le jeune a proposée au Perse Darius Ier à l'extrême fin du VIème siècle av. J.-C. et qui a provoqué son ostracisme (nous renvoyons ici à notre deuxième alinéa). Malheureusement pour les Perses, Miltiade a compris le danger : tandis que le messager qu'il a envoyé arrive à destination pour demander aux Athéniens de se préparer à un possible débarquement des Perses, il se déplace lui-même avec le gros des troupes athéniennes, laissant seuls sur le site de Marathon Aristide et Callias II pour surveiller les dépouilles des combattants ("Après avoir mis en déroute les barbares et les avoir repoussés jusque dans leurs navires, les Athéniens, voyant qu'au lieu de faire voile vers les îles ils étaient emportés par les vents et par les courants de la mer dans l'intérieur de l'Attique, craignirent que, Athènes étant sans défense, ils s'en rendissent les maîtres. Neuf tribus se mirent donc en marche, avec une telle rapidité qu'ils y arrivèrent le jour même. Aristide, resté seul à Marathon avec sa tribu pour garder les prisonniers et les dépouilles, ne démentit pas l'opinion qu'on avait de lui. L'or et l'argent étaient semés partout, les tentes et les navires capturés regorgeaient d'effets de toute espèce et de meubles très précieux : Aristide n'eut pas même la pensée d'y toucher, et ne permit à personne d'y porter la main", Plutarque, Vie d'Aristide 8). Callias II profite de l'occasion, en l'absence de témoins, pour grossir encore sa fortune déjà considérable ("Quelques-uns néanmoins se servirent à l'insu [d'Aristide] et s'enrichirent, entre autres Callias II le porte-torche ["dadouchos/dadoàcoj"]. Un des barbares, qui en voyant sa longue chevelure et le bandeau qui ceignait sa tête le prit apparemment pour un roi, se jeta à ses genoux et le prit par la main en lui montrant une grande quantité d'or qu'il avait cachée dans un puits : Callias II, devenu par avarice le plus cruel et le plus injuste des hommes, emporta l'or et tua le barbare, de peur qu'il le découvrît à d'autres. C'est de là, dit-on, que les poètes comiques donnèrent aux descendants de Callias II le nom de “Lakkoploutoi” ["LakkÒploutoi/les Riches de la fosse"], en référence au lieu d'où il avait tiré cet or", Plutarque, Vie d'Aristide 9). La flotte perse arrive devant le port de Phalère, alors port principal d'Athènes, mais les troupes athéniennes emmenées par Miltiade l'ont devancée. Après un temps de face-à-face, les Perses décident de retourner vers l'Asie ("Les Perses contournèrent le cap Sounion, mais les Athéniens coururent à toutes jambes au secours de leur cité et devancèrent les barbares […]. Les barbares, arrivés avec leurs navires à la hauteur de Phalère où mouillaient alors les navires athéniens, y restèrent quelque temps à l'ancre, puis reprirent la mer et regagnèrent l'Asie", Hérodote, Histoire VI.116). C'est alors qu'arrivent les renforts spartiates, trop tard : l'ennemi perse étant parti, les Athéniens vainqueurs s'empressent de les conduire à Marathon où gisent encore les corps des adversaires vaincus, s'attirant les félicitations des Spartiates ("De Sparte, Athènes vit arriver deux mille hommes après la pleine lune, si désireux de prendre part à l'action qu'ils avaient franchi la distance entre Sparte et l'Attique en deux jours. Arrivés trop tard, ils manifestèrent le désir de voir quand même des Perses : ils allèrent à Marathon où ils en virent à loisir. Ils s'en retournèrent donc, avec des éloges pour les Athéniens et leur ouvrage", Hérodote, Histoire VI.120).


Leur rôle dans la victoire de Marathon donne momentanément à Miltiade et Aristide un grand poids dans la vie politique athénienne. Mais très vite, le danger perse leur paraissant définitivement éloigné, les Athéniens reprennent leurs habitudes de couronner et de déchoir leurs chefs de partis. La démocratie athénienne redevient le jouet qu'elle était précédemment aux mains de citoyens totalement irresponsables qui ne devront leur salut dix ans plus tard qu'à la clairvoyance et à l'habileté politique d'un de leurs anciens archontes, Thémistocle. Quant à la guerre contre les Eginètes, elle a été stoppée par l'irruption des Perses, mais la situation entre les deux communautés reste tendue et n'évite de dégénérer à nouveau en guerre ouverte que parce que les Spartiates, depuis l'intervention de Cléomène Ier, contrôlent l'île.


Aristide devient archonte l'année qui suit ("Aristide archonte [de juillet -489 à juin -488] suit immédiatement l'archonte Phainippos, sous lequel les Grecs gagnèrent la bataille de Marathon", Plutarque, Vie d'Aristide 9). Idoménée de Lampsaque cité par Plutarque rappelle que cette accession à l'archontat a été le fruit d'un vote, et non d'un tirage au sort ("Idoménée dit qu'Aristide fut nommé archonte non pas par le sort des fèves mais par le choix des Athéniens", Plutarque, Vie d'Aristide 2 ; Idoménée a raison sur ce point, puisque ce n'est qu'à partir de -487 que les archontes seront systématiquement tirés au sort, comme nous le verrons bientôt), cela renseigne sur la popularité du personnage qui, même sans être un défenseur de la démocratie, a réussi néanmoins à obtenir l'adhésion des démocrates grâce à sa mesure et à son honnêteté (dont il a fait preuve notamment en laissant en place le butin abandonné par l'ennemi dans la plaine de Marathon alors que, resté seul avec Callias II pendant que les Athéniens étaient à Phalère pour y interdire un débarquement éventuel des Perses, il aurait pu s'en approprier une partie comme Callias II n'a pas manqué de le faire).


Miltiade, l'ancien tyran de Chersonèse, est nettement moins consensuel. Auréolé par la victoire de Marathon dont il a été le principal artisan, une majorité d'Athéniens n'osent plus lui refuser quoi que ce soit, ce qui exaspère les membres du parti démocrate qui, pour tenter de rabaisser son orgueil, lui rappellent sans cesse qu'il n'aurait pas gagné s'ils ne lui avaient pas cédé leurs commandements juste avant la bataille ("Miltiade ayant demandé qu'on lui permît de porter une couronne d'olivier, Socharès du dème de Décélie se leva du milieu de l'Ekklesia, s'opposa à la demande de Miltiade, et lui dit ces mots pleins d'ingratitude mais qui furent alors très agréables au peuple : “Miltiade, quand tu auras combattu seul contre les barbares et que tu les auras vaincus, alors seulement tu pourras demander des honneurs pour toi seul !”", Plutarque, Vie de Cimon 10). Dans la foulée de cette victoire de Marathon, Miltiade réclame des troupes pour une expédition contre l'île de Paros, soi-disant parce que les Pariens ont participé à l'entreprise des Perses, en réalité parce que Miltiade a un compte personnel à régler avec les Pariens ("Miltiade demanda soixante-dix navires, des hommes et de l'argent, sans dire quel pays il comptait attaquer, simplement en affirmant aux Athéniens qu'ils deviendraient riches s'ils le suivaient car il les mènerait contre un pays d'où ils revindraient chargés d'un or acquis sans peine. Voilà comment il demanda des navires. Les Athéniens enthousiasmés les lui accordèrent. Miltiade mena son expédition contre Paros, soi-disant parce que les Pariens avaient les premiers attaqué Athènes en envoyant une trière vers Marathon au côté de la flotte perse, mais en réalité parce qu'il les détestait depuis que le Parien Lysagoras fils de Tisias avait médit de lui auprès d'Hydarnès [Hydarnès l'un des sept putschistes de -522 ? ou son fils homonyme qui est "stratège des peuples de la côte maritime"/satrape d'Ionie ?]", Hérodote, Histoire VI.132-133). Miltiade débarque sur l'île avec les hommes qui l'accompagnent, et commence le siège de la cité de Paros ("Arrivé dans l'île, Miltiade fit assiéger par ses troupes les Pariens enfermés dans leurs murs", Hérodote, Histoire VI.133). Ce siège s'éternise, sans que la situation n'évolue favorablement ("[Miltiade] envoya un héraut demander cent talents aux assiégés, faute de quoi il ne se retirerait pas avant de les avoir anéantis. Mais les Pariens n'envisagèrent pas un instant de lui verser la moindre somme et ne pensèrent qu'au moyen de sauver leur cité. Entre autres inventions, ils fortifiaient la nuit les points faibles de leurs murailles en doublant leur hauteur", Hérodote, Histoire VI.133). Près d'un mois après son débarquement, pour tenter de débloquer les choses, Miltiade s'infiltre dans la cité en escaladant l'enceinte du sanctuaire de Déméter : il parvient à y entrer mais, peut-être surpris par des voix de Pariens effectuant une ronde qui s'approchent, il se replie précipitamment, et se blesse à la jambe en tombant. Sa blessure l'oblige à renoncer à continuer le siège, et à rentrer à Athènes sans gloire avec ses hommes ("Miltiade gagna la hauteur devant la cité et l'escalada, n'ayant pas réussi à en ouvrir la porte, pour pénétrer dans l'enceinte consacrée à Déméter Thesmophore ["QesmofÒrh/Législatrice"]. Il s'avança dans le sanctuaire dans un dessein particulier, peut-être pour s'emparer des objets sacrés, ou pour autre chose. Mais tandis qu'il était encore au seuil du sanctuaire, il fut prit soudain de panique et voulut se replier par le même chemin : il sauta par-dessus les clôtures de pierrailles, et se démit la cuisse selon les uns, ou s'abîma le genou selon les autres. Cet accident le contraignit à battre en retraite, sans argent pour les Athéniens, sans avoir pris Paros, bien qu'il l'eût assiégée pendant vingt-six jours et eût ravagé l'île", Hérodote, Histoire VI.134-135 ; selon Cornélius Népos, Miltiade s'est enfui de peur de l'arrivée imminente de renforts perses, prévenus par un signal des Pariens : "[Miltiade] débarqua ses troupes, enferma la cité dans des lignes d'attaque et lui coupa toute communication. Puis, faisant avancer les mantelets et les tortues, il s'approcha des remparts. Il était sur le point de se rendre maître de la place, lorsqu'un bois sacré sur le continent, visible de loin, prit feu pendant la nuit, j'ignore par quel accident. Quand les assiégés et les assiégeants aperçurent les flammes, ils crurent également que c'était un signal donné par la flotte du Grand Roi. Il en résulta que les habitants de Paros ne songèrent plus à se rendre, et que Miltiade, craignant de voir arriver la flotte perse, brûla ses ouvrages et revint à Athènes avec le même nombre de navires qu'il avait en partant, au grand mécontentement de ses concitoyens", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines I.7). L'occasion est trop belle pour les démocrates, et surtout pour Xanthippos qui semble à leur tête : ils accusent Miltiade de traîtrise, de leur avoir promis la richesse et de ne leur avoir apporté qu'une défaite honteuse ("Dans Athènes, au retour de Miltiade, toutes les langues se déchaînèrent contre lui et son ennemi le plus acharné, Xanthippos fils d'Ariphron, demanda au peuple de le condamner à mort pour avoir trompé les Athéniens", Hérodote, Histoire VI.136). Miltiade n'est pas en état de se défendre, car sa blessure contractée à Paros est en train de s'infecter et de se transformer en gangrène : ses partisans l'amènent au tribunal sur un brancard, et sont obligés de le défendre à sa place ("Miltiade se présenta devant le tribunal mais ne plaida pas lui-même sa cause, car sa blessure à la cuisse qui s'infectait l'en rendit incapable. Il comparut porté sur un brancard, tandis que ses amis le défendirent en évoquant longuement la bataille de Marathon et sa prise de Lemnos, en rappelant qu'il avait châtié les Pélasges et pris cette île pour la donner aux Athéniens", Hérodote, Histoire VI.136 ; "Il fut accusé de trahison, sous prétexte que, lorsqu'il pouvait prendre Paros, il s'était laissé corrompre par le Grand Roi et s'était retiré sans achever son entreprise. A ce moment, il était malade des suites de blessures reçues pendant le siège, et, comme il ne pouvait plaider lui-même sa cause, il fut défendu par son frère Tisagoras", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines I.7). Finalement, Miltiade est condamné à une grosse amende (grâce à l'intervention du premier prytane, selon Socrate cité par Platon : "Les Athéniens condamnèrent Miltiade, le vainqueur de Marathon, à être précipité dans la fosse, et sans le premier prytane il y eût été jeté", Gorgias 516e). Mais il meurt de sa blessure, et ne paiera donc jamais cette amende qu'il laisse comme seul héritage à ses enfants Cimon et Elpinice ("Le peuple renonça à lui infliger la peine capitale, mais il le frappa d'une amende de cinquante talents pour sa faute. Puis Miltiade mourut, emporté par la gangrène qui avait rongé sa cuisse, et Cimon reçut la charge de payer les cinquante talents", Hérodote, Histoire VI.136 ; "L'affaire ayant été instruite, on lui fit grâce de la vie, mais on le condamna à une amende de cinquante talents, somme qui représentait les dépenses faites pour l'équipement de la flotte. Il ne pouvait payer comptant, on le jeta en prison, et il y mourut", Cornélius Népos, Vies des grands capitaines I.7 ; selon Valère Maxime, Miltiade sera même privé de sépulture tant que ses enfants n'auront pas payé l'amende : "Miltiade aurait été plus heureux si les Athéniens, après la défaite des trois cent mille Perses à Marathon, l'avaient sur-le-champ exilé. Au lieu de cela, ils le jetèrent dans les fers, et le forcèrent à mourir dans une prison. Et ils trouvèrent insuffisante leur rigueur contre un généreux citoyen qui leur avait rendu les plus grands services, ils allèrent plus loin : après l'avoir réduit à expirer de la sorte, ils ne voulurent pas donner une sépulture à son corps tant que Cimon, son fils, ne serait pas venu se charger des mêmes chaînes. Telle fut la succession laissée par un père, par un grand stratège, à un fils qui devait lui-même devenir un jour le plus grand capitaine de son siècle. Celui-ci put se glorifier de n'avoir reçu, pour tout héritage, que des fers et une prison", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.3, Exemples étrangers 3 ; "Je n'oublierai pas non plus, illustre Cimon, ta tendresse pour ton père, toi qui n'hésitas pas à lui acheter la sépulture au prix d'un emprisonnement volontaire. A quelque grandeur que tu sois parvenu par la suite, comme citoyen et comme stratège, tu t'es fait plus d'honneur dans la prison que dans les dignités car, si les autres vertus méritent l'admiration, la piété filiale quant à elle mérite tout notre amour", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables V.4, Exemples étrangers 2 ; Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète dit la même chose : "Miltiade mourut en prison publique sans avoir pu payer l'amende. Son fils Cimon, héritant de l'amende, se livra pour être emprisonné, prendre le corps de son père et lui donner une sépulture", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les vertus et les vices 82). Cette amende ne sera payée que quand le richissime Callias II (qui a encore grossi sa fortume en dépouillant les cadavres de Marathon quand les Athéniens étaient à Phalère, comme nous l'avons évoqué précédemment), tombera amoureux d'Elpinice et se mariera avec elle en lui apportant ses ressources financières, à une date que nous ignorons. Selon Diodore de Sicile cité par Constantin VII Porphyrogénète, ce mariage entre Callias II et Elpinice est parallèle à un autre mariage, entre Cimon et l'Alcméonide Isodicé, fille d'Euryptolémos fils de Mégaclès III (selon Plutarque, Vie de Cimon 22) : inspiré par Thémistocle, et certainement favorisé par Xanthippos qui met ainsi l'héritier de la famille des Miltiatides sous la dépendance de la famille des Alcméonides, Euryptolémos paie une partie de l'amende de Cimon contre la promesse de ce mariage, qui a lieu on-ne-sait-quand (on ignore l'âge d'Isodicé en -489, on suppose qu'elle est très jeune comme Elpinice : "Un individu riche en quête d'un gendre riche se présenta à Thémistocle fils de Néoclès. Ce dernier lui conseilla de chercher non pas la richesse dans un homme mais plutôt un homme sans richesse. L'individu approuva cette remarque, Thémistocle lui conseilla alors de donner sa fille en mariage à Cimon. C'est ainsi que Cimon, quand il fut emprisonné, fut relâché grâce à sa richesse, traduisit en justice les archontes qui l'avaient emprisonné, et les fit condamner", Constantin VII Porphyrogénète, Extraits, Sur les opinions 112). Avant ce double mariage, Cimon et Elpinice (qui n'est encore qu'une préadolescente en -489 : "Miltiade, condamné à une amende de cinquante talents, fut mis en prison, et n'ayant pu la payer il y mourut, laissant son fils dans sa première jeunesse avec sa sœur Elpinice qui n'était pas encore nubile”, Plutarque, Vie de Cimon 4) se contentent de vivre une existence dissolue et incestueuse ("Dans sa jeunesse, [Cimon] fut accusé d'un commerce criminel avec sa sœur Elpinice, qui n'avait pas d'ailleurs une conduite trop réglée, et qui passait pour avoir vécu avec le peintre Polygnote", Plutarque, Vie de Cimon 5 ; "Quelques auteurs disent que la liaison d'Elpinice avec Cimon n'était ni criminelle ni secrète, mais qu'elle l'avait épousé publiquement, parce que sa pauvreté l'empêchait de faire un mariage digne de sa naissance", Plutarque, Vie de Cimon 5). Dans cette affaire, le pamphlétaire Stésimbrotos de Thassos cité par Plutarque nous apprend que Thémistocle est du côté de Xanthippos : il participe à la condamnation de Miltiade ("Voilà ce que [Thémistocle] réalisa une fois qu'il eût maîtrisé Miltiade, son contradicteur, ainsi que le relate Stésimbrotos", Plutarque, Vie de Thémistocle 4). Mais les auteurs anciens sont d'accord pour dire que l'attitude de Thémistocle dans ce procès cache mal sa jalousie, son admiration face à l'exceptionnelle biographie de Miltiade, surtout au rôle essentiel qu'il a joué à Marathon contre les Perses, et qu'il cherchera dès lors obstinément à lui ressembler ("Thémistocle était singulièrement porté vers la gloire et, par ambition, épris de grandes actions. Aussi, encore jeune, après la bataille de Marathon contre les barbares et l'exploit tant célébré de Miltiade, on le voyait couramment replié dans ses pensées, voué la nuit à l'insomnie, se dérobant aux habituels repas arrosés, et disant aux questionneurs surpris de son changement de vie que le trophée de Miltiade ne le laissait pas dormir", Plutarque, Vie de Thémistocle 3 ; "Thémistocle avait passé les premiers temps de sa jeunesse dans les plaisirs et la débauche. Mais après la victoire de Miltiade contre les barbares à Marathon, il se transforma tellement qu'on n'eut plus rien à reprendre dans sa conduite. Lorsque ses concitoyens lui témoignaient leur surprise de ce changement, il leur disait : “La victoire de Miltiade ne me laisse pas un instant de repos”", Plutarque, Apophtegmes des rois et des stratèges ; "Thémistocle, qui disait que la victoire de Miltiade l'empêchait de dormir et l'éveillait en sursaut pendant la nuit, montrait bien qu'en l'admirant il brûlait du désir de les imiter", Plutarque, Sur les moyens de connaître ses progrès dans la vertu ; "On dit que le désir d'égaler les plus hauts mérites animait ce jeune homme [Thémistocle] jusqu'à lui ôter le repos pendant la nuit, et qu'il répondait à ceux qui lui demandaient le pourquoi de sa présence dans les rues aux heures les plus matinales : “C'est parce que les trophées de Miltiade m'empêchent de dormir”", Valère Maxime, Actes et paroles mémorables VIII.14, Exemples étrangers 1).


Peut-être la même année, en -489, le riche Callias II est conduit devant le tribunal. Plutarque, qui évoque rapidement ce procès, n'en dit pas la raison : on suppose que le comportement cupide de Callias II à Marathon pendant que les Athéniens étaient à Phalère n'y est pas étranger, on suppose aussi que l'appropriation des fonds militaires érétriens par Hipponicos I le père de Callias II (nous avons parlé de cette spoliation plus haut, consécutive au sac d'Erétrie par les Perses : peut-être que Callias II est le principal inspirateur de cette spoliation réalisée par son père) est un fait aggravant. L'accusé, dont Plutarque assure au passage qu'il est apparenté à Aristide, sort acquitté et garde ses richesses, mais devient l'objet d'une honte générale ("Callias II, le porte-torche, était apparenté à la famille ["gšnei pros»kwn"] d'Aristide. Ses ennemis, qui le poursuivaient en justice pour un crime capital, après avoir exposé assez faiblement leur chef d'accusation, dévièrent sur un sujet étranger au procès. “Vous connaissez, dirent-ils aux juges, Aristide fils de Lysimachos, que sa vertu fait admirer dans toute la Grèce. Comment croyez-vous qu'il vive dans sa maison, lorsque vous le voyez venir à vos assemblées avec un vêtement tout usé ? Ne peut-on pas deviner, en le voyant geler de froid en public, qu'il meurt de faim chez lui, et qu'il manque des premiers besoins de la vie ? Eh bien, c'est cet homme que Callias II, son cousin ["¢neyiÒj"], le plus riche des Athéniens, voit avec indifférence dans ce dénuement de toutes choses, lui, sa femme et ses enfants, alors même qu'il a reçu d'Aristide de grands services et a tiré des avantages considérables du crédit de celui-ci auprès de vous !” Callias II, constatant que cette attaque frappait davantage les juges et les animait beaucoup plus contre lui que l'accusation elle-même, appella Aristide, et le conjura d'attester devant le tribunal qu'il lui avait souvent offert des sommes considérables, et l'avait même pressé de les accepter, mais qu'il les avait toujours refusées, en lui disant : “Il convient beaucoup plus à Aristide de s'honorer de sa pauvreté, qu'à Callias II de ses richesses. Beaucoup de gens usent de leur fortune tant bien que mal, mais on en voit peu qui supportent avec courage la pauvreté, dont on rougit quand elle est involontaire”. Aristide attesta la vérité de ce que disait Callias II. Et de tous ceux qui l'entendirent, il n'y en eut pas un seul qui, en sortant du tribunal, n'eût préféré la pauvreté d'Aristide aux richesses de Callias II. Voilà ce qu'a écrit Eschine le disciple de Socrate", Plutarque, Vie d'Aristide 42). Pour se racheter, il offre un présent au sanctuaire d'Apollon à Delphes. Cet acte est rapporté par le géographe Pausanias, qui accole le nom de Callias II à un mystérieux "Lysimachidos/Lusimac…doj" ("Le cheval qui est après la statue de Sardos [à Delphes] est un don de l'Athénien Callias II Lysimachidos/Lusimac…doj, qui l'offrit après s'être enrichi personnellement lors de la guerre contre les Perses", Pausanias, Description de la Grèce, X, 18.1). On ne peut pas traduire ce "Lusimac…doj" en "fils de Lysimachidos", puisque Callias II est le fils d'Hipponicos I, lui-même fils de Callias I, lui-même fils d'un nommé "Phainippos". La bonne traduction est donc "Callias II le Lysimachide", c'est-à-dire "descendant de Lysimachos" comme "Périclès l'Alcméonide" est "descendant d'Alcméon". Or Lysimachos, on s'en souvient, est aussi le nom du père d'Aristide. Faut-il en conclure que la mère de Callias II, épouse d'Hipponicos I, est une fille de Lysimachos (autrement dit la mère de Callias II serait la sœur d'Aristide, qui serait en conséquence l'oncle de Callias II) ? C'est possible.


Sous Anchise, archonte entre juillet -488 et -487, Hipparque l'ancien archonte en -496/-495 et membre de la famille des Pisistratides, ancien adversaire de Clisthène le jeune à la tête de l'Etat athénien, est ostracisé ("Les Athéniens furent vainqueurs à Marathon sous l'archontat de Phainippos. Le peuple que cette victoire enhardit laissa pourtant passer deux années encore avant d'appliquer pour la première fois la loi sur l'ostracisme, conçue pour défier les chefs de parti trop puissants, tel Pisistrate dont on se souvenait que c'était en prenant la tête du peuple et de l'armée qu'il avait établi sa tyrannie. C'est un de ses parents qui fut le premier frappé, Hipparque fils de Charmos, de Kollytos, que Clisthène avait justement visé en instituant cette loi. Les Athéniens en effet, avec la douceur de leur caractère, avaient laissé les amis des tyrans vivre tranquillement dans la cité, ceux du moins qui lors des troubles n'avaient pas participé à leurs excès, et qui avaient à leur tête cet Hipparque. L'année qui suivit immédiatement, sous l'archontat de Télésinos, fut instauré le tirage au sort pour nommer les neuf archontes", Aristote, Constitution d'Athènes 22). C'est un message envoyé aux derniers Pisistratides encore en vie dans l'entourage de Darius Ier : "Nous ne voulons plus de vous !". Mais une ambiguïté demeure sur ses causes. Car dans cette affaire, il est très possible qu'Hipparque ait créé l'unanimité contre lui, les démocrates le voyant comme un obstacle naturel à l'essor du régime démocratique, et les partisans d'un retour au régime tyrannique le voyant comme un adversaire naturel à leur accession au titre de tyran. Si tel est le cas, cela signifie qu'Hipparque est une victime de calculs bassement politiciens comme en -418 le sera Hipperbolos : sa condamnation relève moins de l'homme Hipparque ou de ce qu'il représente, que des démocrates et des tyrannocrates autour de lui qui, conscients de leur influence alors équivalente dans l'opinion publique, ont momentanément décidé de ne pas s'affronter pour ménager l'opinion politique adverse, comme plus tard la condamnation d'Hipperbolos relèvera moins de lui-même ou de ce qu'il représentera, que de la volonté de Nicias et l'Alcibiade détenant alors chacun les faveurs d'une moitié de la population athénienne et désireux de ménager la moitié adverse dans l'espoir de la conquérir (nous parlerons de cela dans notre paragraphe sur la paix de Nicias).


Sous Télésinos, archonte entre juillet -487 et juin -486, l'accès à l'archontat devient l'objet d'un tirage au sort, et non plus d'une élection nominative ("Sous l'archontat de Télésinos [de juillet -487 à juin -486], fut instauré le tirage au sort pour nommer les neuf archontes, par tribu, parmi les citoyens de la classe des pentacosiomédimnes que le peuple avait préalablement désignés. C'était la première fois depuis la tyrannie, jusque-là tous les archontes étaient élus", Constitution d'Athènes 22). Cela signifie indirectement qu'avant cette date les archontes avaient une forte influence politique (ce que nous avons encore constaté juste avant la bataille de Marathon, quand Miltiade a été obligé d'haranguer l'archonte polémarque Callimachos pour attirer vers les Perses tous les Athéniens suspendus à sa décision, et après la bataille de Marathon, quand les Athéniens ont élu Aristide à l'archontat éponyme pour le remercier de son rôle essentiel lors de la bataille), et qu'un risque existait de voir un de ces archontes à forte influence profiter de sa situation pour rétablir le régime tyrannique, ou pour transformer la démocratie en une tyrannie déguisée. Le tirage au sort réduit considérablement la fonction, puisque désormais les archontes ne seront plus élus par leur compétence ou leur influence dans la population, mais simplement par le hasard. Les vrais détenteurs du pouvoir à partir de cette date seront les stratèges, qui continueront pour leur part à être désignés par un vote nominatif et non pas par un tirage au sort. Cette évolution électorale prouve indirectement que le parti démocratique dans Athènes compte de plus en plus d'adhérents, ce que confirme l'ostracisme d'un membre de la famille des Alcméonides la même année, Mégaclès IV ("Sous l'archontat de Télésinos […] on frappa d'ostracisme Mégaclès IV le fils d'Hippocratès, du dème d'Alopékè", Aristote, Constitution d'Athènes 22), dont nous avons répété à plusieurs reprises qu'elle est une famille noble aspirant à gouverner seule derrière son apparence démocratique (et dont nous avons vu qu'elle a probablement adressé des signaux aux Perses lors de la bataille de Marathon pour leur indiquer comment se rendre à Phalère et investir la cité d'Athènes en profitant que les Athéniens étaient toujours à Marathon).


Sous Philocratès, archonte entre juillet -485 et juin -484, Xanthippos après son beau-frère Mégaclès IV est ostracisé à son tour. Aristote présente Xanthippos comme un champion de la démocratie ("Le premier frappé de l'ostracisme parmi ceux qui étaient hostiles à la tyrannie fut Xanthippos fils d'Ariphron. Deux ans après, sous l'archontat de Nicodémos, furent découvertes les mines de Maronée", Aristote, Constitution d'Athènes 22), mais nous avons insisté plusieurs fois sur le fait que le soutien de ce dernier au régime démocratique cache mal son ambition personnelle de devenir le premier homme de la cité. Sa condamnation n'est donc pas le signe d'un affaiblissement du parti démocratique, mais d'une prise de conscience par celui-ci que Xanthippos menace ses propres intérêts, qu'il n'est qu'un tyran potentiel derrière ses discours en faveur du dème. Thémistocle a peut-être encouragé cette condamnation.


Puis vient le tour d'Aristide, dont Plutarque dit bien qu'il est ostracisé sous l'influence directe de Thémistocle ("Thémistocle ne cessait de répandre parmi le peuple qu'Aristide, en terminant seul toutes les affaires comme juge ou comme arbitre, avait réellement aboli tous les tribunaux et s'était formé par là, sans qu'on s'en aperçût, une tyrannie qui n'avait pas besoin de satellites pour se soutenir. Le peuple, fier de sa dernière victoire [celle de Marathon contre les Perses en -490], et qui se croyait digne des plus grands honneurs, souffrait impatiemment ceux des citoyens dont la réputation et la gloire effaçaient celles des autres. Tous les habitants des dèmes s'étant donc assemblés dans l'astu, et cachant sous une crainte affectée de la tyrannie l'envie qu'ils portaient à sa gloire, le condamnèrent au ban de l'ostracisme. Ce ban n'était pas une punition infligée à des coupables : pour utiliser un terme précis, on pourrait l'appeler un affaiblissement, une diminution d'une puissance et d'une grandeur susceptibles de devenir dangereuses. Ce n'était au fond qu'une satisfaction modérée qu'on accordait à l'envie qui, au lieu d'exercer sur ceux qui lui déplaisaient une vengeance irréparable, exhalait sa malveillance dans un exil de dix ans", Plutarque, Vie d'Aristide 11 ; "Pour accroître son pouvoir tout en plaisant au peuple, Thémistocle abattit finalement l'opposition et éloigna Aristide en le faisant ostraciser", Plutarque, Vie de Thémistocle 5). Le même Plutarque date cet événement "trois ans" avant l'invasion perse de Xerxès Ier en -480, donc en -484 (en comptant de façon exclusive) ou en -483 (en comptant de façon inclusive : "Trois ans après, au moment où Xerxès Ier traversait la Thessalie et la Béotie pour entrer dans l'Attique, les Athéniens révoquèrent la loi d'exil portée contre Aristide, et firent un décret qui rappelait tous les bannis : ils craignaient surtout qu'Aristide, se joignant à leurs ennemis, corrompît un grand nombre de citoyens et les fît passer dans le parti des barbares", Plutarque, Vie d'Aristide 13). Désormais Thémistocle reste le seul homme influent à pouvoir empêcher le peuple de régner seul dans Athènes.


Sous Nicodémos, archonte entre juillet -483 et juin -482, des mines d'argent sont découvertes dans le sud de l'Attique, sur les flancs du mont Laurion. Les Athéniens, ceux de la classe moyenne comme ceux du bas de l'échelle sociale, espèrent pouvoir en tirer profit. Mais Thémistocle à cette occasion prouve l'étendue de son savoir-faire politicien, de son don d'anticipation, et de son sens élevé de l'Etat. Car en effet rien ne lui serait plus facile, maintenant que ses rivaux Xanthippos et Aristide sont ostracisés, que d'asseoir sa popularité en distribuant largement au peuple cet argent du Laurion. Mais Thémistocle défend une proposition totalement impopulaire, étant convaincu, contrairement à la majorité de ses compatriotes, que la bataille de Marathon n'a pas conclu le différend avec la Perse et que Darius Ier prépare sa revanche ("Les Athéniens en général pensaient que la défaite des barbares à Marathon signifiait la fin de la guerre. Thémistocle pour sa part croyait que c'était le début de luttes plus importantes, pour lesquelles, en prévision de l'avenir, il ne cessait de s'entraîner lui-même et d'exercer la cité dans l'intérêt de la Grèce entière", Plutarque, Vie de Thémistocle 3), et toujours obsédé par le désir de rassembler toutes les classes athéniennes en une seule qui dominerait sur toute la Grèce et peut-être même au-delà via une supériorité maritime : non seulement il ne veut pas donner cet argent au peuple, mais il veut l'utiliser pour construire une flotte dont le peuple ne voit pas l'utilité. Pour que sa proposition soit acceptée, il la présente habilement comme un moyen de vaincre enfin les Eginètes, et par la suite d'étendre le régime démocratique à toute la Grèce ("Les mines du Laurion avaient apporté d'énormes sommes d'argent au trésor d'Athènes. Thémistocle convainquit les Athéniens de ne pas distribuer cet argent et de s'en servir pour se doter de deux cents navires dans le cadre de la guerre contre Egine. Cette lutte entre les deux cités sauva ainsi indirectement la Grèce, car elle obligea les Athéniens à devenir des marins, qui n'utilisèrent pas leurs navires selon leur destination première mais les mirent à disposition de la Grèce quand celle-ci en eut besoin", Hérodote, Histoire VII.144 ; "Ce ne fut que tardivement, quand Athènes se trouvait en guerre contre Egine et s'attendait à l'offensive du barbare, que Thémistocle décida ses concitoyens à mettre en chantier les navires avec lesquels ils devaient livrer bataille", Thucydide, Guerre du Péloponnèse I.14 ; "Les Athéniens avaient coutume de se partager le revenu des mines d'argent du Laurion. Thémistocle osa seul se présenter devant le peuple pour dire qu'il fallait arrêter ce partage et, avec ces sommes, équiper des trières en vue de la guerre contre les Eginètes, qui atteignait alors son point culminant et penchait en faveur des insulaires possesseurs d'une importante flotte. C'est ainsi que Thémistocle parvint à convaincre aisément ses concitoyens, non pas en avançant le nom de Darius Ier ou des Perses dont l'éloignement et la perspective de leur retour ne suscitait qu'une crainte vague, mais en jouant opportunément sur la colère et l'envie qu'ils nourrissaient envers les Eginètes. Avec le revenu des mines furent équipées cent trières, dont les Athéniens disposèrent également pour la guerre navale contre Xerxès Ier", Plutarque, Vie de Thémistocle 4). Son stratagème est simple. L'Etat athénien prête un talent d'argent à chacun de ses cent plus riches concitoyens, qui devront présenter un projet de dépense soumis au vote de l'Ekklesia : si le projet est accepté par la majorité des votants, son promoteur sera honoré par les Athéniens, dans le cas contraire il devra rendre le talent à l'Etat athénien. Naturellement désireux de ne pas se ruiner à rembourser cet argent prêté, chaque bénéficiaire avance un projet qui doit apporter satisfaction à l'Ekklesia, qui donne du travail, donc de la richesse, aux Athéniens, en l'occurrence celui de construire la trière la plus rapide et la plus solide. C'est ainsi, en jouant autant sur la rapacité que sur l'orgueil des plus riches, que Thémistocle favorise la fabrication d'une flotte de deux cents trières qui jouera un rôle de toute première importance dans la victoire de Salamine deux ans plus tard ("Sous l'archontat de Nicodémos, furent découvertes les mines de Maronée [lieu-dit du mont Laurion, près du dème de Bèsa], l'Etat tira de l'exploitation un bénéfice de cent talents. Certains conseillèrent de distribuer l'argent au peuple, mais Thémistocle s'y opposa. Sans dire à quoi servirait l'argent, il conseilla de prêter un talent à chacun des cent plus riches Athéniens, puis, si l'emploi était jugé pertinent, de porter la dépense au compte de la cité, et dans le cas contraire de recouvrer l'argent sur ceux qui l'auraient emprunté. Ayant reçu l'argent à cette condition, il put faire construire cent trières en incitant chacun des cent à en réaliser une. Ce fut avec elles que les Athéniens combattirent à Salamine contre les barbares", Aristote, Constitution d'Athènes 22 ; "Tandis que les Athéniens guerroyaient contre le peuple d'Egine, le revenu que l'Etat tirait des mines d'argent monta jusqu'à cent talents, et on se demanda s'il fallait les distribuer au peuple. Thémistocle, après avoir discuté sur ce sujet avec cent des plus riches citoyens d'Athènes, proposa à l'Ekklesia de donner un talent à chacun de ces cent hommes, à condition que l'emploi qu'ils en feraient fût approuvé, et au contraire qu'ils rendissent le talent si l'usage qu'ils en feraient n'obtenait pas l'approbation du peuple. La proposition fut retenue. Chacun de ces cent hommes ayant reçu son talent, l'employa à la construction et à l'armement d'une trière, et tous à remise disputèrent l'avantage d'avoir la plus belle et la plus légère à la course. Les Athéniens eurent ainsi la satisfaction d'être maîtres d'une flotte nouvelle, dont ils se servirent non seulement contre Egine, mais encore contre les Perses", Polyen, Stratagèmes, I, 30.5 ; tous les auteurs que nous citons ici sont unanimes pour dire que ce sont les Eginètes qui sont visés par cette mesure, seul le biographe romain Cornélius Népos affirme que Thémistocle vise les Corcyréens, affirmation qui pour notre part nous laisse sceptiques puisque les Corcyréens, anciens colons de Corinthe désireux de s'affranchir de l'autorité de leur métropole, n'ont jamais manifesté une quelconque hostilité envers Athènes, au contraire ils ont toujours trouvé en elle une allié naturelle contre Corinthe, de sorte que nous sommes tentés de conclure simplement que Cornélius Népos se trompe en confondant l'île d'Egine et l'île de Corcyre : "Le premier poste que confia sa patrie [à Thémistocle] fut dans la guerre de Corcyre : élu stratège par le peuple pour conduire cette guerre, il rendit la démocratie plus confiante en ses forces, non seulement pour le présent mais encore pour l'avenir. Les revenus publics tirés des mines se dissipaient tous les ans par les largesses des magistrats : il persuada le peuple d'employer cet argent à équiper une flotte de cent navires. Cet armement ayant été bientôt réalisé, il dompta d'abord les Corcyréens ; puis, poursuivant les pirates, il rendit aux mers la sécurité", Cornélius Népos, Vies des grand capitaines II.2). Ce point extrêmement important dans le fonctionnement de la démocratie athénienne, mérite qu'on s'y attarde. Car effectivement les intellectuels tardifs qui réfléchiront sur le régime démocratique, comme Platon (nous reviendrons sur ce sujet dans notre paragraphe conclusif), auront tendance à l'insérer dans un scénario figé, stipulant qu'une démocratie naît toujours dans un élan liturgique général et se noie toujours dans l'égoïsme et l'immobilité de ses fonctionnaires désireux de conserver coûte que coûte leurs avantages acquis. Le mot "leitourgia/leitourg…a", d'origine inconnue, qui deviendra "liturgie" en français, désigne traditionnellement un service public accompli par la foi en quelque chose. On distingue la leitourgia ordinaire, à dates fixes, et la leitourgia extraordinaire. Ainsi la chorégie ("corhg…a"), financement des fêtes en l'honneur de Dionysos, et plus particulièrement du chœur ("corÒj") de chant et de danse ainsi que de la mise en scène des tragédies et comédies présentées à cette occasion, est une leitourgia ordinaire. La gymnasiarchie ("gumnasiarc…a"), financement de l'entretien des gymnases et rémunération des maîtres d'exercices et des gens de service lors des Jeux gymniques, est une autre leitourgia ordinaire, de même que l'estiasis ("˜st…asij"), organisation de repas collectifs gratuits pour les citoyens les plus pauvres, et l'archithéorie ("¢rciqewr…a"), conduite et rémunération des théores ("qewrÒj", littéralement "ceux qui consultent, observent, examinent/qewršw" les oracles divins) lors des fêtes en l'honneur des dieux de la cité (notamment Athéna et Poséidon à Athènes). La trièrarchie ("trihrarc…a"), entrainement et commandement des marins d'une trière, et la proeisphorie ("proeisfor£"), paiement anticipé d'impôt pour le compte de l'Etat (ce que nous appelons aujourd'hui l'emprunt public), sont des leitourgia extraordinaires, auxquelles les citoyens recourent en temps de crise économique ou de guerre. Nous verrons dans nos derniers paragraphes que tous ces services publics seront de plus en plus soumis au diktat de l'argent au cours du Vème siècle av. J.-C. : les Athéniens chargés d'une leitourgia n'accompliront plus leur tâche par foi dans Athènes, mais par la basse promesse d'un salaire en fin de mois, s'attachant à cette promesse de salaire comme à un nouveau dieu, au point de perdre progressivement le sens des réalités de la guerre contre Sparte et de l'effondrement de l'empire athénien, de traiter de "pisistratides" les citoyens ordinaires leur demandant de revenir à davantage d'objectivité collective, et ainsi de les pousser à préférer finalement la dictature des Quatre-Cents puis la dictature des Trente. En reprenant ce mot "leitourgia/leitourg…a" pour désigner leur service à Dieu, les chrétiens plus tard signifieront leur vœu de préserver leur foi de tout intérêt matériel et financier, de redonner au service public un contenu spirituel similaire à celui supposé au commencement de la démocratie athénienne. Mais cette vision de la litourgia/liturgie démocratique athénienne à sa naissance est fausse. La manœuvre politicienne à laquelle Thémistocle a été obligé de recourir le montre bien : les Athéniens les plus riches ne fabriquent pas des trières par foi dans Athènes, mais parce que l'Ekklesia leur promet de ne pas toucher à leur fortune personnelle s'ils en fabriquent. Autrement dit, la majorité des premiers fonctionnaires athéniens, dès le début de la démocratie athénienne, a toujours été motivée par l'appât du gain beaucoup plus que par un quelconque élan spirituel, philosophique, intellectuel, idéologique. Dans le cas d'Athènes au début du Vème siècle av. J.-C, la litourgia/liturgie au sens chrétien, service public accompli par le seul désir d'une transcendance, s'apparente à une chimère davantage qu'à une réalité historique.


Avant de passer à l'alinéa suivant, notons que, du côté spartiate, l'instabilité politique règne, en partie à cause de la personnalité du roi agiade Cléomène Ier, qui ne jouit pas longtemps de son succès contre Egine. L'esprit de celui-ci s'égare peu à peu (il frappe tous les Spartiates qu'il croise : "Lui dont la raison était déjà chancelante, il fut atteint de folie furieuse, frappant au visage avec son bâton tous les Spartiates qu'il rencontrait sur sa route", Hérodote, Histoire VI.75) au point que ses compatriotes sont finalement contraints de lui imposer la camisole, et il mourra dans un excès de folie ("Tenu captif, Cléomène Ier demanda un jour un poignard à son gardien demeuré seul à ses côtés. L'homme le lui refusa d'abord, mais Cléomène Ier le menaça de sa colère quand il serait délivré de ses entraves, et le gardien, un hilote, intimidé, finit par lui en remettre un. Dès qu'il eut ce fer en main, Cléomène Ier s'en laboura le corps, en commençant par les jambes : il se lacéra la chair en remontant des jambes aux cuisses, des cuisses aux hanches et aux flancs, puis il parvint au ventre et périt en se hachant littéralement les entrailles", Hérodote, Histoire VI.75) à une date que nous ignorons, peut-être vers -485 car Hérodote précise qu'il conduit encore l'armée spartiate dans une expédition contre Argos, dont il sort victorieux au point qu'Argos renoncera par la suite à l'hégémonie sur le Péloponnèse et réclamera la signature d'une paix pour trente ans, qui ne sera toujours pas signée quand les Athéniens viendront à une date inconnue entre -485 et -481 réclamer du renfort aux Argiens contre l'invasion des Perses ("[Les Argiens] avaient récemment perdu six mille hommes en combattant les Spartiates conduits par Cléomène Ier fils d'Anaxandride II. […] Quand les envoyés des Grecs vinrent dans Argos, ils furent admis à présenter leur requête devant la Boulè, qui leur répondit que les Argiens étaient prêts à leur accorder une aide à condition qu'une trêve de trente ans fût signée avec Sparte. […]. [Les Argiens] souhaitaient vivement conclure une trêve de trente ans pour donner à leurs fils le temps d'arriver à l'âge d'homme, craignant sans cette trêve de tomber pour toujours au pouvoir des Spartiates en cas de défaite des Perses", Hérodote, Histoire VII.148-149). Notons pour l'anecdote que le détail de cette campagne de Cléomène Ier contre Argos reste sujet à débat. Selon Hérodote, elle se termine par un désastre total pour Argos : Cléomène Ier massacre la majorité des Argiens en les refoulant vers le bois sacré d'Argos, auquel il met finalement le feu ("Cléomène Ier, ayant remarqué que les Argiens se réglaient sur le héraut de Sparte, ordonna à ses troupes de prendre les armes quand le héraut leur donnerait le signal du repos, et d'aller droit contre eux. Les Spartiates exécutèrent cet ordre, et fondirent sur les Argiens tandis qu'ils se reposaient, suivant le signal du héraut. Beaucoup furent tués, le plus grand nombre se réfugia dans le bois consacré à Argos, où ils furent aussitôt investis. Voici de quelle manière Cléomène Ier se conduisit après cela. Ayant appris par des transfuges les noms de ceux qui étaient enfermés dans ce lieu sacré, il envoya un héraut qui les appela chacun par son nom, et leur dit qu'il avait leur rançon, fixée par les Péloponnésiens à dix mines par prisonnier. Environ cinquante Argiens sortirent à la voix du héraut, et Cléomène Ier les fit massacrer. L'épaisseur du bois ne permettant pas de voir ce qui se passait au dehors, ces meurtres échappèrent à la connaissance de ceux qui s'y étaient retirés, mais l'un d'entre eux, monté sur un arbre, s'aperçut de la manière dont on les avait traités. A partir de ce moment on eut beau les appeler, ils ne voulurent plus sortir. Alors Cléomène Ier ordonna à tous les hilotes d'entasser des matières combustibles autour du bois sacré, et dès qu'ils eurent obéi il l'incendia", Hérodote, Histoire VI.78-80 ; ce passage d'Hérodote sera repris en partie par Pausanias : "Cléomène Ier rassembla une armée de Spartiates et des peuples alliés, et envahit l'Argolide. Les Argiens s'armèrent aussi, vinrent à sa rencontre, et furent défaits. Environ cinq mille d'entre eux se réfugièrent après cette défaite dans le bois consacré à Argos, fils de Niobé, près du champ de bataille. Cléomène Ier, qui se laissait souvent entraîner hors des bornes de la raison, ordonna aux hilotes de mettre le feu à ce bois qui brûla en entier, incendie dont furent victimes les suppliants qu'il venait de vaincre", Pausanias, Description de la Grèce, III, 4.1 ; il sera aussi repris en partie par Polyen : "Cléomène Ier, campé devant les Argiens, remarqua que ces derniers l'observaient avec une attention singulière, effectuant leurs mouvements en fonction des ordres donnés par ses propres hérauts : s'il s'armait les ennemis s'armaient, s'il marchait ils marchaient, s'il se reposait ils se reposaient. Constatant cela, Cléomène Ier ordonna secrètement qu'on s'arma quand il ferait crier le dîner. Le cri fut lancé, et les Argiens se mirent à dîner. Cléomène Ier profita de leur erreur, il fondit sur eux et, les trouvant sans armes, les défit entièrement", Polyen, Stratagèmes I.14), il revient ensuite à Sparte sans avoir pris la cité ("Cléomène Ier permit ensuite à la plus grande partie de ses troupes de retourner à Sparte, ne gardant avec lui que mille hommes parmi les plus braves pour aller à l'Héraion faire un sacrifice", Hérodote, Histoire VI.80) qui ne présente plus aucun intérêt puisqu'elle n'est plus peuplée que par des femmes, leurs enfants et leurs esclaves, ces derniers profitant de l'occasion pour prendre le pouvoir ("La cité d'Argos fut tellement dépeuplée par cette défaite, que les esclaves ["doàloj"] prirent en main les rênes de l'Etat et remplirent les différentes magistratures", Hérodote, Histoire VI.83) qu'ils ne cèderont plus tard qu'après une guerre civile et une fuite vers Tirynthe ("Les enfants de ceux qui avaient perdu la vie, étant parvenus à l'âge de puberté, reprirent la cité et chassèrent les esclaves. Ceux-ci s'emparèrent de Tirynthe après une bataille. La concorde fut un temps rétablie entre eux et leurs maîtres, mais un devin nommé “Kleandros”, originaire de Phigaleia en Arcadie, les persuada d'attaquer leurs maîtres. Cela occasionna une guerre très longue, qui se termina par les avantages que les Argiens remportèrent avec beaucoup de peine", Hérodote, Histoire VI.83). Hérodote dit bien que des hommes qui prennent le pouvoir dans Argos après le départ de Cléomène Ier sont des "esclaves/doàloj", alors qu'Aristote dans un passage de sa Politique qui y fait allusion dit que ce sont des "périèques/per…oikoj" ("Argos, après la bataille où le Spartiate Cléomène Ier détruisit l'armée argienne, fut forcée de céder le pouvoir à des périèques", Aristote, Politique 1303a), c'est-à-dire des citoyens de second rang mais pas des esclaves. Sans doute doit-on considérer qu'Aristote est dans le vrai, tandis qu'Hérodote, qui écrit son Histoire vers le milieu du Vème siècle av. J.-C. dans le but de flatter les Athéniens et les Spartiates, cherche encore une fois à grossir la gloire de ces derniers en disant que la défaite des Argiens face aux troupes spartiates a été absolue au point de réduire l'Argolide à n'être plus qu'un pays d'esclaves. Mais cela ne remet pas en cause le récit dans son ensemble, qui est probablement authentique : l'absence d'intervention argienne dans les affaires grecques au cours des décennies suivantes laissent penser qu'effectivement, comme le dit Hérodote, les citoyens d'Argos ont été décimés à l'occasion de cette guerre contre Cléomène Ier. Or cela ne plaît pas à Plutarque, qui n'aime pas Hérodote. Nous disposons donc d'une autre version de cette guerre par Plutarque, qui dans son petit livre Apophtegmes des Spartiates admet avec Hérodote que Cléomène Ier a massacré une grande partie des Argiens ("[Cléomène Ier] avait fait avec les Argiens une trêve de quelques jours. Mais la troisième nuit, ayant su qu'ils dormaient paisiblement sur la foi de la trêve, il les attaqua, en tua un grand nombre, et fit prisonniers les autres. Quand ensuite on lui reprocha d'avoir violé son serment, il répondit qu'il n'avait compris dans la trêve que les jours et non pas les nuits, et que par ailleurs tout le mal qu'on pouvait faire à ses ennemis était toujours juste aux yeux des dieux et des hommes", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates) et a témoigné durant toute cette campagne d'un grand désordre mental (Cléomène Ier lui-même avoue avoir connaissance de la rumeur sur sa propre folie qui court dans la population spartiate, et il ne la dément pas face aux devins qu'il consulte ["Tourmenté par une longue maladie, [Cléomène Ier] eut recours aux devins et aux enchanteurs, en qui jusqu'alors il avait eu très peu de confiance, et dit à ceux qui lui en témoignaient leur surprise : “De quoi vous étonnez-vous ? Je ne suis plus le même qu'auparavant, et ce changement amène celui de mes pensées !”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates], il balaie les reproches des Argiens survivants avec condescendance ["Il répondit aux Argiens, qui lui reprochaient son parjure et son impiété : “Vous avez le pouvoir de me dire du mal, et moi celui de vous en faire”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates ;"Les Argiens dirent qu'ils répareraient leur défaite. Cléomène Ier répondit : “Quoi ! l'addition de deux syllabes [c'est-à-dire l'ajout du préfixe "¢n£/en haut, qui remonte, à nouveau" au verbe "m£comai/combattre", pour former "¢nam£comai/combattre de nouveau"] vous rendrait-elle plus braves que vous n'avez été ?”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates], il espère que leurs enfants se dresseront à nouveau contre Sparte en disant cyniquement que cela permettra aux jeunes Spartiates de se former à l'exercice militaire ["On demanda [à Cléomène Ier] pourquoi les Spartiates ne détruisaient pas les Argiens, qui malgré leurs multiples défaites recommençaient toujours la guerre. Il répondit : "Nous nous en garderons bien : ils servent d'exercice à nos jeunes gens”", Plutarque, Apophtegmes des Spartiates]), mais qui dans son autre livre Sur le courage des femmes assure que le retour de Cléomène Ier à Sparte a été beaucoup moins glorieux que le dit Hérodote. Selon Plutarque, le roi spartiate n'a pas quitté immédiatement l'Argolide après le massacre des Argiens dans le bois sacré d'Argos, il a tenté de prendre d'assaut la cité où demeuraient les femmes, alors sous l'influence d'une poétesse locale nommé "Télésilla". Ce n'est qu'après un long siège infructeux face à cette Télésilla que Cléomène Ier serait reparti penaud vers Sparte ("De tous les exemples publics de courage donnés par des femmes, il n'en est pas de plus glorieux que le combat soutenu par celles d'Argos contre le roi Cléomène Ier pour la défense de leur patrie, sous la conduite de Télésilla. Cette femme, semble-t-il issue d'une famille illustre et d'une nature faible, consulta les dieux sur les moyens de fortifier son tempérament. Ils lui conseillèrent de cultiver les Muses. Docile à cet avis, elle s'appliqua tout entière à la musique et à la poésie. Bientôt délivrée de ses infirmités, elle attira par ses talents poétiques l'admiration de ses concitoyennes. Cléomène Ier le roi de Sparte, après avoir tué dans un combat un grand nombre d'Argiens (quelques-uns le monte à sept mille sept cent soixante-dix-sept, ce qui paraît une fable), conduisait contre Argos ses troupes victorieuses : les femmes qui étaient dans la vigueur de l'âge, saisies tout à coup d'une espèce de fureur divine, projetèrent hardiment de repousser les ennemis. Elles prirent les armes et, conduites par Télésilla, montèrent sur les remparts, où elles se rangèrent en position de défense, au grand étonnement des Spartiates. Elles forcèrent Cléomène Ier à se retirer après avoir perdu plusieurs des siens, et chassèrent son pair Démarate qui, selon Socratès [auteur mystérieux sur lequel se fonde Plutarque], avait déja pénétré dans le quartier de Pamphyliakon [cette précision sur Démarate pose question : faut-il en conclure que la guerre entre Sparte et Argos a lieu avant -491, date à laquelle Démarate est déposé par Cléomène Ier et remplacé par Léotychidès II comme nous l'avons vu plus haut ? ou faut-il en conclure plus simplement que Socratès, l'auteur sur qui Plutarque s'appuie, s'est trompé dans sa chronologie, et invente des faits qui n'ont pas de fondement historique ?]. En reconnaissance de ce service, celles qui avaient péri dans le combat furent ensevelies honorablement dans la voie Argienne, les autres en récompense de leur valeur eurent le privilége d'élever une statue à Enyalios ["Enu£lioj/le Belliqueux", surnom du dieu de la guerre Arès]. Certains fixent la date de cette action mémorable au septième jour, d'autres à la nouvelle lune du quatrième mois qui chez les Argiens portait autrefois le nom d'Hermès. C'est en tous cas à cette date qu'on célèbre encore à Argos les sacrifices appelés “Hybristika” ["Ubristik£/les Insolences, les Injures, les Violences"], pendant lesquels les femmes portent des habits d'homme et les hommes sont habillés en femmes", Plutarque, Sur le courage des femmes, Les Argiennes ; cette version de Plutarque sera reprise par Pausanias : "Au-dessus du théâtre [de Corinthe] se trouve un temple d'Aphrodite, et devant ce temple un cippe sur lequel on a représenté Télésilla, femme célèbre par ses poésies lyriques : ses livres sont épars à ses pieds, et elle tient à la main un casque qu'elle regarde comme pour le mettre sur sa tête. Télésilla jouissait d'une grande considération parmi les femmes d'Argos, surtout par ses poésies, lorsque se passa l'événement que rappelle cette sculpture. Les Argiens avaient été malheureux au-delà de toute expression dans leur guerre contre les Spartiates commandés par Cléomène Ier fils d'Anaxandride II : les uns avaient péri dans le combat, et ceux qui s'étaient réfugiés dans le bois d'Argos y avaient aussi perdu la vie, car on avait massacré ceux qui en étaient sortis les premiers par capitulation, et les autres s'étant aperçu qu'on les trompait ne voulurent plus sortir et furent tous brûlés avec la forêt. Argos se trouvant ainsi sans défenseurs, Cléomène Ier y conduisit les Spartiates, mais Télésilla, ayant rassemblé les esclaves et tous ceux que leur jeunesse ou leur âge avancé rendaient incapables de porter les armes, les fit monter sur les murs. Ayant ensuite ramassé tout ce qui restait d'armes dans les maisons et celles que renfermaient les temples, elle les distribua aux femmes dans la force de l'âge, et rangea celles-ci en ordre de bataille à l'endroit où elle savait que les ennemis devaient arriver. Les Spartiates s'étant présentés, elles ne s'effrayèrent pas de leur cri de guerre, et soutinrent le choc avec la plus grande vaillance. Alors les Spartiates, considérant qu'une victoire remportée sur des femmes serait peu honorable pour eux et qu'une défaite les couvrirait de honte, prirent le parti de se retirer", Pausanias, Description de la Grèce, II, 20.8-9 ; elle sera aussi reprise par Polyen : "Après que Cléomène Ier eut fait périr dans un combat sept mille sept cent soixante-dix-sept Argiens, il marcha contre Argos dans le dessein de s'en rendre maître. La musicienne Télésilla arma toutes les femmes d'Argos et les mena au combat. Elles se présentèrent sur les murs et les défendirent contre Cléomène Ier. Elles le repoussèrent, chassèrent l'autre roi Démarate qui s'était glissé dans la cité, et sauvèrent la place qui était sur le point d'être prise. Cette belle action des femmes est encore célébrée jusqu'à ce jour par les Argiens, à la nouvelle lune du quatrième mois, celui consacré à Hermès, et le jour de la fête les hommes s'habillent en femmes et les femmes prennent des habits d'homme", Polyen, Stratagèmes VIII.33). Laquelle de ces deux versions est la bonne ? Pour notre part, nous inclinons à penser qu'en la circonstance l'hostilité de Plutarque à l'encontre d'Hérodote le conduit à dire des bêtises, à trafiquer les dates et les faits historiques, autrement dit Hérodote sur ce sujet a raison contre Plutarque. Le récit de l'hypothétique résistance glorieuse des femmes argiennes par Plutarque s'accorde effectivement mal avec le fait, répétons-le, que la cité d'Argos ne joue plus aucun rôle dans l'Histoire de la Grèce pendant des décennies à partir de cette intervention de Cléomène Ier en Argolide, ce qui sous-entend que même si une résistance par des femmes argiennes a bien eu lieu elle a été de toute façon dérisoire par rapport aux pertes infligées par les Spartiates. Ensuite la façon de magnifier cette Télésilla, qui sous la plume de Plutarque ressemble à une proto-sainte Geneviève ou une proto-Jeanne d'Arc, a toutes les apparences d'une basse propagande, elle vise à attirer l'attention sur un comportement périphérique qui est peut-être fondé mais de toute façon très modeste dans son ampleur, pour tenter de minimiser la conclusion générale, en l'occurrence que les Argiens ont été totalement battus, écrasés, ruinés, annihilés par les Spartiates (de la même façon qu'on magnifiera plus tard une Parisienne courageuse pour tenter de faire oublier le ravage de la Gaule par les troupes d'Attila, ou qu'on magnifiera une bergère de Domrémy pour tenter de faire oublier l'occupation de la moitié de la France par les Anglais). Enfin il semble que ce soit justement Plutarque qui donne à cette Télésilla sa gloire posthume. Avant Plutarque, le nom de Télésilla n'apparaît que ponctuellement, pour désigner une poétesse dont les œuvres n'ont pas marqué les esprits (il faut attendre la seconde moitié du Ier siècle av. J.-C. pour qu'un compilateur, l'épigrammatiste Antipatros de Thessalonique, la cite pour la première fois comme une poétesse d'importance ["L'Hélicon et la montagne de Piérie en Macédoine ont nourri d'hymnes et de chants ces femmes aux voix divines : Praxilla, Myro, l'éloquente Anyté, Sappho l'Homère féminine ayant glorifié et orné Lesbos aux belles femmes, Erinna, la glorieuse Télésilla, Corinna qui a chanté le bouclier de la belliqueuse Athéna, Nossis aux accents efféminés, Myrtis dont les chants sont si doux, toutes ayant composé des pages immortelles. Le ciel a les neuf Muses, mais la terre a produit ces neuf femmes pour les éternels délices des mortels", Anthologie grecque IX.26], mais aucun de ses poèmes n'est parvenu jusqu'à nous à l'exception de quelques fragments au contenu anodin cités par Athénée de Naucratis ["L'Argienne Télésilla appelle aussi “dinos” l'aire d'une grange", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes, XI.32 ; "Apollon était chanté par des philèlias ["filhli£j", littéralement "amitié/f…loj au Soleil/Hlioj"], selon Télésilla", Athénée de Naucratis, Deipnosophistes, XIV.3], par pseudo-Apollodore ["De tous les garçons et de toutes les filles d'Amphion, seule survécut Chloris, aînée de toutes, que Nélée épousa. Selon Télésilla, Amycla et Mélibée furent épargnées", pseudo-Apollodore, Bibliothèque, III, 5.6], et par Pausanias ["On voit sur le sommet du mont Coryphos [marquant la frontière entre le territoire d'Epidaure et le territoire d'Argos] le temple d'Artémis dont Télésilla parle dans ses vers", Pausanias, Description de la Grèce, II, 28.2 ; "Télésilla dit que les Argiens furent les premiers que visita Apollon enfant, appelé alors “Pythaeus”", Pausanias, Description de la Grèce, II, 35.2]), dont la date même n'est pas sûre (dans sa Chronique, inspirée par la Chronique aujourd'hui perdue d'Eusèbe de Césarée, saint Jérôme accole la date de la deuxième année de la quatre-vingt-deuxième olympiade, c'est-à-dire -451 de l'ère chrétienne, à l'indication suivante : "Cratès le comique, et Télésilla et Bacchylide les lyriques, sont célébrés", or les dates de Cratès et de Bacchylide sont bonnes puisque Bacchylide s'attire un grand succès avec ses deux odes en l'honneur de Lachon de Kéos vainqueur de la course à pied lors des quatre-vingt-deuxièmes Jeux olympiques de -452, et le nom de Cratès apparaît dans la troisième partie, réservée aux auteurs de comédies, de l'inscription 2325 dans le volume II/2 des Inscriptions grecques qui énumère les vainqueurs aux Dionysies [colonne 1 ligne 52], parmi d'autres noms d'auteurs comiques que nous savons avoir vécu dans la seconde moitié du Vème siècle av. J.-C., nous n'avons donc aucune raison de remettre en cause la date de Télésilla avancée par saint Jérôme, mais cela implique que Télésilla aurait vécu bien après la guerre de Cléomène Ier contre Argos, ou qu'elle aurait été extrêmement jeune au moment de son prétendu acte de résistance, ou qu'elle serait morte extrêmement vieille ; l'unique source sur laquelle paraît se fonder Plutarque est un livre intitulé Sur les choses sacrées/Perˆ Ðs…wn d'un mystérieux Socratès ayant vécu à une époque que nous ignorons [Plutarque donne ce titre et ce nom dans le paragraphe 35 de son Sur Isis et Osiris, il en cite encore nommément d'autres passages succincts aux paragraphes 26 et 52 de ses Questions romaines et au paragraphe 25 de ses Questions grecques] qui essaie de retrouver à travers les légendes l'origine des pratiques rituelles d'Argolide et d'ailleurs, autrement dit cette source de Plutarque n'est pas une œuvre d'historien mais une compilation d'un mythologue qui suppose à tort ou à raison les causes des rites de son temps, dont celui des Hybristika pratiqués à Argos ; notons enfin que la phrase : "A la même époque on mettait les Argiens au premier rang en musique" qui conclut le paragraphe 131 livre III de l'Histoire d'Hérodote ne renforce nullement la version de Plutarque, car elle est tellement déplacée dans le contexte [ce paragraphe 131 livre III traite de la renommée du médecin Démocèdès de Crotone, dont nous avons dit dans notre premier alinéa qu'il conduit une expédition de reconnaissance en Méditerranée pour le compte de Darius Ier au tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C., cette référence aux musiciens d'Argos est donc totalement hors sujet] qu'il s'agit manifestement d'un insert postérieur à Hérodote [peut-d'être d'un copiste médiéval qui a justement voulu appuyer la version de Plutarque en suggérant maladroitement qu'au tournant des VIème et Vème siècles av. J.-C., juste avant la guerre contre Cléomène Ier, la cité d'Argos comptait en son sein des musiciens illustres dont Télésilla]). Disons donc simplement, pour revenir à notre point de départ, que quand Xerxès Ier débarquera en -480 sur le continent européen, les Spartiates auront à leur tête deux rois récents, l'Agiade Léonidas Ier fils d'Anaxandride II et demi-frère de Cléomène Ier, et l'Eurypontide Léotychidès II arrivé sur le trône après le renversement du roi légitime Démarate par les agissements de Cléomène Ier que nous avons racontés plus haut, deux rois n'ayant encore accompli aucun exploit et dont le poids politique sera par conséquent très faible.


  

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