[http://www.christiancarat.fr]
[http://www.christiancaratautoedition.fr]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/impression2.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/index2.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/TG/Litterature/Web/index.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/TG/Nocturnes/Web/index.html]
[http://www.christiancaratautoedition.fr/TG/Plastiques/Web/index.html]
[./limbes01.html]
[./limbes02.html]
[./limbes03.html]
[./limbes04.html]
[./limbes05.html]
[./limbes06.html]
[./limbes07.html]
[./limbes08.html]
[./limbes09.html]
[./limbes10.html]
[./limbes11.html]
[./limbes12.html]
[./limbes01.html]
[Web Creator] [LMSOFT]
Télécharger Acrobat (pour imprimer)
© Christian Carat Autoédition
Nocturnes (pièces pour piano)
Le rêve n’est pas une seconde vie. Le rêve n’est qu’une émanation fantasmée, donc fausse, du monde quotidien. Le rêve est un phénomène mécanique associé au sommeil, qui lui-même est un processus issu de la sélection naturelle. A l’époque où la Terre n’était qu’un vaste champ de possibles, les premières cellules captaient chaque jour les photons du Soleil pour en tirer une énergie qu’elles gaspillaient chaque nuit. Certaines de ces cellules ont alors développé la capacité de stopper leur activité durant la nuit, pour emmagasiner cette énergie fabriquée le jour. L’être humain est un héritier de cette ancienne évolution : son sommeil lui permet de conserver durant la nuit une partie des énergies qu’il accumule durant le jour. Au cours des millénaires, le sommeil lui-même a évolué. A l’origine simple état de transition entre deux journées, il est devenu un moyen non seulement de conserver ce qui a été acquis, mais encore de réparer ce qui a été endommagé durant la journée. Après un temps d’endormissement, durant lequel le sujet perd progressivement contact avec son environnement, alternant des impressions soudaines de tomber dans un vide et des sensations cotonneuses, le sommeil peut se décomposer effectivement en deux phases. La première phase est celle du sommeil profond, qui dure environ une heure et demie : le sujet ne ressent plus rien et perd toute conscience du temps et de l’espace, il ne pense plus (on peut le secouer, crier dans ses oreilles : il se réveillera avec beaucoup de peine et très lentement), sa tension baisse, sa température corporelle aussi, sa circulation sanguine ralentit. La seconde phase est celle qui précède le réveil, qui dure environ un quart d’heure : la circulation sanguine reprend son cours normal, la température corporelle remonte, la tension aussi, le sujet pense à nouveau, il retrouve sa conscience et ses sensations au monde (on peut le réveiller facilement), mais il demeure endormi et ses muscles restent atones, d’où le qualificatif "paradoxal" attribué à cette phase par son découvreur le neurophysiologiste Michel Jouvet dans les années 1950. Cette seconde phase dite "paradoxale" est celle du rêve. Sa fonction est la même que la phase d’interruption de nos modernes ordinateurs. Quand nous cliquons sur le bouton "Arrêt" d’un ordinateur, celui- ci ne s’arrête pas tout de suite : il prend le temps de fermer les fichiers encore ouverts, d’effacer ou d’écraser la mémoire temporaire, de ranger les dossiers, de sélectionner les derniers documents consultés pour les mettre à disposition immédiate lors de la prochaine ouverture. Le sommeil paradoxal opère de la même façon : avant le réveil, il sélectionne les événements survenus durant la journée écoulée, il les range ou les efface, il les synthétise, il ferme les uns, il met à disposition les autres. Le programme "Arrêt" de notre ordinateur - qu’on pourrait qualifier pareillement de "paradoxal", puisqu’il oblige l’ordinateur à ne pas s’arrêter tout de suite ! - permet à l’utilisateur de retrouver un bureau propre quand il ouvre une nouvelle session : de même, le sommeil paradoxal permet au sujet de retrouver un esprit neutre, débarrassé des joies et des peines de la journée précédente, quand il se réveille. Le rêve ne recèle aucun mystère, ou plus exactement les seuls mystères qu’il recèle sont ceux du sujet qui le produit : les choses apparemment étonnantes qu’on y vit ne sont pas des révélations sur le passé ni des prédictions sur le futur, ni des messages codés envoyés par des dieux, elles sont seulement des synthèses des événements marquants que le sujet a vécus durant sa vie écoulée hier ou jadis, des déformations de ses joies, de ses hantises, de ses espoirs. Si je croise une femme rousse dans la journée, et que la nuit je rêve d’une colline recouverte d’une forêt automnale à laquelle j’accède par un torrent qui disparaît dans une grotte, c’est inutile de consulter Madame Irma pour savoir la signification cachée de cette grotte, de ce torrent, de cette forêt et de cette colline, ni de chercher sur une carte à quel lieu pourrait correspondre ce paysage rêvé : la colline et la forêt automnale ne sont que des images fabriquées par le sommeil paradoxal suggérant la femme rousse croisée dans la journée, et le torrent et la grotte ne sont que des calembours inventés aussi par le sommeil paradoxal sous-entendant que mon Surmoi veut faire des trucs sexuels avec cette femme que mon Moi refuse de s’avouer. A l’inverse, si je me sépare d’une femme qui m’a trompé dans la journée, et que la nuit je rêve de scènes ultraviolentes, c’est inutile de contacter un prêtre pour lui dire qu’un ange m’a annoncé la fin du monde prochaine : ces scènes ultraviolentes sont encore des créations du sommeil paradoxal sous-entendant simplement que je veux casser la figure de celui qui a couché avec ma femme, et renverser un grand sceau d’eau froide sur ma femme qui m’a trompée.

Gérard de Nerval, qui a vécu bien avant Michel Jouvet, et bien avant Freud, ignorait tout cela quand il a écrit Aurélia. N’ayant aucun outil à disposition sur le sujet, il croyait, comme le pharaon de Joseph jadis, que le monde du rêve est un monde à part, une porte entrebâillée vers le Paradis ou l’Enfer, vers un au-delà bien distinct du monde quotidien ici-bas, où vivent les défunts, les âmes sœurs, les anges, les dieux. Moi aussi j’ignorais tout sur le rêve à l’époque où j’ai écrit Dans les limbes. Comme Nerval, je me réfugiais adolescent dans le sommeil pour échapper au monde gris dans lequel mes parents m’avaient enfermé, et je croyais que mes rêves signifiaient un monde réel distinct de moi, parce que je ne considérais que la surface des choses que j’y vivais. En couchant par écrit mes obsessions nocturnes, j’ai voulu participer à l’"épanchement du rêve dans la réalité" entrepris par Nerval. J’ai pris modèle sur Les filles du feu du même auteur, recueil de textes aux formes et aux contenus divers, composés sur une longue période - dans lequel Aurélia aurait peut-être trouvé sa place, à l’occasion d’une édition ultérieure, si Nerval avait vécu plus longtemps -, reliés artificiellement par leurs titres aux prénoms féminins (une suite de lettres de 1850 intitulée Angélique, un journal intime de 1853 intitulé Sylvie, une nouvelle de 1843 intitulée Jemmy, un récit de voyage de 1853 intitulé Octavie, une étude archéologique de 1845 intitulée Isis, une pièce de théâtre de 1839 intitulée Corilla, une confession aux allures d’enquête policière de 1839 intitulée Emilie), et conclus par les célèbres sonnets des Chimères apportant un nouvel éclairage sur ces évocations féminines. J’ai compilé pareillement des textes aux formes et aux contenus divers, mais agencés les uns par rapport aux autres via des associations d’idées (l’histoire d’Ioanni se déroule à Biernd en Marcalance, qui introduit une étude d’un livre de Choderlos de Laclos découvert par le narrateur à la bibliothèque de Biernd, qui introduit une réflexion sur le christianisme via une photo de baptême trouvée dans ce livre emprunté à la bibliothèque de Biernd, qui introduit un récit naturaliste racontant la résurrection de Lazare/Lazlo devant sa sœur Madeleine, qui introduit le souvenir d’une jeune femme nommée également Madeleine par le narrateur d’abord à l’université puis au musée Thomas Henry de Cherbourg, qui introduit une analyse d’un tableau évoquant la bataille de Hastings conservé par ce musée de Cherbourg, qui introduit une pièce de théâtre rapportant les hésitations de Guillaume le Conquérant avant la bataille de Hastings et la conquête de l’Angleterre, qui introduit un fragment de vie de Quartilla, une femme sans but sous l’Empire romain du IIème siècle aspirant à retrouver un enthousiasme aventureux similaire à celui d’Ioanni) : en liant mes personnages de cette façon, j’ai voulu suggérer que les distances spatiales et temporelles qui les séparent ici-bas sont abolies dans l’au-delà. Et j’ai terminé mon recueil par des sonnets annonçant la fin de leurs tourments. Las… Tandis que je finalisais ce recueil, j’ai commencé à lire des articles sur le fonctionnement du cerveau, et j’ai compris rapidement que je me fourvoyais en continuant dans la voie de Nerval, en considérant le rêve comme autre chose qu’un phénomène purement mécanique. Ma certitude que la vie continue dans un au-delà n’a pas été ébranlée (au contraire elle s’est affirmée ; c’est aussi à cette époque que s’est noyé accidentellement le camarade étudiant dont j’ai parlé par ailleurs), mais ma foi dans l’accession à cet au-delà par le rêve a complètement disparu (le témoignage des expérienceurs de mort imminente décrivent même l’opposé du rêve : alors que le dormeur semble plongé dans un néant pendant le sommeil profond et ne contrôle rien pendant le sommeil paradoxal, les expérienceurs sont unanimes pour affirmer que leur conscience est bien éveillée et qu’ils sont parfaitement maîtres de leurs orientations pendant leur court voyage dans l’au-delà). J’ai donc ajouté une introduction (Je nommerai patience les chemins sombres où vous vous étendiez…) et une conclusion en deux parties encadrant les sonnets (D’un feu que les années étouffent…, Ces vagabonds n’ont pas vécu…), ainsi qu’une longue suite de quatrains calquée sur celle du Bateau ivre de Rimbaud (A Ischia) prédisant à tous mes personnages une seconde vie meilleure dans l’au-delà de la mort, que je conçois non pas comme une hallucination mécanique similaire au rêve vécue à l’instant de la mort, mais comme un monde parallèle au monde d’ici-bas, débarrassé des pesanteurs et des finitudes de l’ici-bas. En intitulant mon recueil Dans les limbes, je suggère que mes personnages, comme moi, comme tous les lecteurs, comme tous les mortels ici-bas, sommes dans la même situation intermédiaire entre l’inconscience et l’attente d’une existence plus riche, plus dense, plus haute, plus grande, comme les enfants morts trop tôt que Dante a vus attendre devant les portes de l’au-delà (la tradition occidentale place les limbes dans une région indéterminée entre l’ici-bas et les voies contrôlées menant au Paradis et à l’Enfer). Le résultat final est un long poème protéiforme, mélangeant versets élégiaques ou hagiographiques, théâtre, journal intime, analyse universitaire, etc., que je considère l’essence du genre poétique.

Ioanni se déroule en Marcalance, planète lointaine dont j’ai expliqué l’invention dans mon introduction au Temps gagné. J’ai essayé d’imaginer la soudaine prise de conscience d’exister d’une hominidé, au tout début de l’humanité, et les réactions des autres hominidés encore au stade animal mais intrigués par le changement de comportement de leur congénère.

Choderlos mélange le résumé d’un séminaire sur Les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos que j’ai suivi durant mes études universitaires, et divers souvenirs de ma période étudiante : pour l’anecdote, le bouquiniste marcalançais Grappe est inspiré par le bouquiniste rouennais Joseph Trottat que je fréquentais alors très régulièrement, la forme de la bibliothèque de Biernd est inspirée par la forme du Mémorial de Caen, les documents que je découvre dans les sous-sols de la bibliothèque de Biernd sont ceux que je cherchais à l’époque, rarement édités ou introuvables (des fragments inconnus de Satyricon de Pétrone, la Comédie d’Aristote dont le seul extrait supposé est celui cité par Umberto Eco dans Le nom de la Rose, La négresse blonde de Georges Fourest dont je n’ai pu toucher un exemplaire qu’en me rendant dans un libraire de Hanoi).

Krzysztof compile mes interrogations d’adolescent sur l’origine du christianisme, ses incohérences, et même ses absurdités dans certains passages des évangiles.

Lazlo a été conçu comme un conte de Flaubert, où chaque terme a été pensé avant d’être choisi, visant à montrer la prépondérance des hommes de pensée (Lazlo, qui est un écrivain) sur les hommes d’action ("l’homme" qui rend visite à Lazlo, activiste d’on-ne-sait-quelle cause, conscient que seuls les hommes de pensée comme Lazlo peuvent garantir son audience présente et future).

Madalena, par son contenu, sa forme et son titre, est le texte le plus proche de mon modèle nervalien. C’est une élégie pure, qui puise autant dans Atala de Chateaubriand que dans les Méditations poétiques de Lamartine.

Horace a été écrit en une nuit, à l’époque où je travaillais dans une société de gardiennage. Contraint de demeurer douze heures d’affilée dans une usine de fabrication de masse de chocolat en bordure de la forêt de Rouvray au sud de Rouen, avec pour seuls compagnons les innombrables lapins du coin qui profitaient de l’obscurité pour sortir de leurs terriers, j’ai tué le temps en réalisant une analyse désopilante du tableau académique Edith retrouvant le corps de Harold après la bataille de Hastings de Horace Vernet, calquée sur l’analyse désopilante qu’un professeur d’Histoire des Arts - dont je suivais alors les cours à l’université - avait donnée d’un tableau de Greuze, et essayant d’imaginer quelle satisfaction ou quel dépit le peintre a pu ressentir en achevant un tel tableau.

Guillaume trahit mon goût pour les longues tirades cornéliennes, et mon intérêt pour Guillaume duc de Normandie devenu roi d’Angleterre, et plus généralement pour les bâtards contraints de conquérir leur légitimité par la lance.

Quartilla mélange des bribes de mes humanités latines, soit Satyricon de Pétrone objet d’un séminaire que j’ai suivi à l’université, dont j’ai découvert en été 1993 l’adaptation cinématographique par Fellini, la Phèdre de Sénèque qu’à la même époque j’ai étudié solitairement en regard de la Phèdre de Racine, L’âne d’or d’Apulée que j’ai étudié pareillement seul, ma fascination pour les reconstitutions imagées de l’Antiquité par Jacques Martin dans sa série Les voyages d’Orion, mon attirance d’alors pour les découvertes à Pompéi, et pour les péplums de Cinecittà (eux- mêmes s’appuyant sur des romans du XIXème siècle). Quartilla décrit un monde non pas décadent mais au contraire tellement opulent qu’il ne croit plus en rien, et son désir de retrouver l’enthousiasme brut des origines, de se consumer dans une nouvelle espérance.

A dix-sept ans, je n’avais qu’un but, qu’une envie, qu’une obsession : être publié. J’aspirais à cela non pas pour devenir célèbre, mais pour avoir la fierté, la satisfaction égoïste d’entrer dans une librairie et demander : "Avez-vous mon livre ?" et constater sa présence aux côtés de ceux de Mauriac. Cette aspiration ne s’est jamais concrétisée. Déconnecté de mon temps, je n’avais pas conscience que le monde de l’édition n’obéissait plus en 1990 aux règles du temps de Mauriac. Toutes mes tentatives auprès des grands éditeurs, des moyens éditeurs, des petits éditeurs, se sont soldées par des échecs. Avec le recul, j’en comprends la raison, et je l’accepte. Cette raison est simplement le changement de nature du domaine éditorial. En 1900, écrivains et éditeurs jouaient dans la même cour : ceux-ci et ceux-là ne visaient qu’à diffuser des idées, peu importe les moyens. Les impressions s’opéraient dans les arrière-boutiques, avec des outils plus ou moins artisanaux, en nombre limité, pour une diffusion choisie, et un bénéfice financier souvent nul. Et les auteurs, ignorant la concurrence de la radio et de la télévision qui n’existaient pas encore, exerçaient souvent une activité annexe pour leurs besoins élémentaires (journaliste, postier, avocat, aviateur…), réservant l’écriture pour leur temps libre, et ne cherchant la reconnaissance que pour appuyer leurs jugements, leurs goûts, leurs sentiments. En 1990, ceux-ci et ceux-là vivaient toujours dans la même cour, mais ils ne jouaient plus. Car les petites maisons d’édition de 1900 se sont transformées au cours du XXème siècle en monstrueuses machines industrielles, elles sont devenues des entreprises ordinaires avec salariés, loyers, charges de toutes sortes à assumer mensuellement, d’où leur impératif besoin de gagner de l’argent pour compenser ces coûts. Or, quel meilleur moyen de gagner de l’argent, qu’offrir au public ce qu’il réclame ? Les écrivains, concurrencés de plus en plus par la radio puis par la télévision, ont dû accepter les compromis, lisser leurs opinions pour les conformer à la demande, se transformer en bêtes médiatiques pour justifier le prix de leurs livres devant les lecteurs. Comme ces activités de communication réclamaient beaucoup de déplacements et beaucoup d’investissement personnel, et que par ailleurs le gavage du public s’avérait très lucratif - le public étant anesthésié par ce gavage qu’il réclamait de plus en plus systématiquement de lui-même pour lui-même -, les écrivains ont fini par renoncer à toute activité annexe, et se consacrer à temps plein à cette production alimentaire, tarissant progressivement leur intelligence, leur sensibilité, leur courage, leur foi. En 1990, quatre-vingt-quinze pour cent de la production littéraire n’étaient pas de la Littérature, mais du rata facile à vendre, du papier gâché par des auteurs déjà oubliés une génération plus tard (dont je tairai les noms pour ne pas les sortir du néant où ils sont tombés ; je peux assurer simplement que dès l’an 2000, j’ai vu beaucoup d’adhérents de la bibliothèque où je travaillais y déposer sans remords les livres de ces auteurs des années 1990, pour débarrasser leurs placards, et que ces livres ont fini publiquement comme cales sous les étagères ou comme combustible dans la chaudière municipale sans que quiconque crie à l’autodafé). Quant aux cinq pour cent restants, ils étaient consacrés à la publication d’auteurs réellement novateurs, mais en sursis, car évidemment pour intégrer ces cinq pour cent ces jeunes auteurs devaient connaître des mentors, qui les affadissaient rapidement : telles sous l’Ancien Régime les ravissantes pucelles amenées de leur province à Versailles par les barons et les marquis en quête de viande fraîche, pleines de prétentions naïves, qui vieillissaient de vingt ans en quelques mois en appliquant du mercure sur leur peau pour la faire briller et ruinaient leurs rêves en servant à l’abattage de la Cour, devenant à leur tour des laides et perverses baronnes et marquises prêtes à tout pour séduire des puceaux de province, ces jeunes auteurs noyaient vigueur et talent dans les cénacles, sur les plateaux de télévision, dans les forums des grandes librairies. Ce constat s’observait aussi dans le domaine musical, soumis à la même logique de satisfaction immédiate du public pour assurer une rentabilité financière, et le paiement des salariés des grandes maisons de production, des studios d’enregistrement, des locaux de toutes sortes, des charges de toutes natures : quatre-vingt-quinze pour cent des disques et cassettes proposés en 1990 étaient réservés à des chanteurs dont les siècles oublieront les noms, ou aux scies de la musique dite "sérieuse", les cinq pour cents restants étant consacrés à des puceaux et à des pucelles vite comblés financièrement et ruinés moralement et intellectuellement. Non disposé à m’avilir ainsi, j’ai résolu en 2003 d’abandonner ma recherche d’un éditeur, et de tenter l’autoédition. Je me suis trouvé un pseudonyme rappelant par consonance le nom de Gérard de Nerval, et ses ascendances allemandes : "Werner Van Grevald". Et j’ai ajouté une note introductive assurant que Dans les limbes a été édité en Allemagne à la fin des années 1950, décennie que j’assimile à tous les possibles. Mon échec auprès des libraires a été total, les uns m’avouant honnêtement leurs doutes sur la pertinence commerciale de mon livre refusé par tous les éditeurs, les autres prétextant le besoin de transmettre ma demande à leurs supérieurs que je n’ai jamais vus, voire le caractère illégal de la vente de mon livre non estampillé d’un ISBN et diffusé directement d’auteur à libraire sans passer par le circuit ordinaire des grossistes. La vérité est que le monde des libraires était alors dans le même état que celui des éditeurs : obsédés par la paie mensuelle de leurs salariés, par le remboursement de leurs crédits immobiliers, par le versement de leurs charges professionnelles, les libraires ne concevaient plus leur métier autrement que comme une nécessaire machine à profit, ignorant les auteurs comme moi qui cherchais non pas la richesse financière mais seulement une "large diffusion" - pour reprendre les termes de ma note introductive de 2003 -, quitte à renoncer à ma part sur la vente, ou même à vendre à perte en offrant mes propres deniers.

Internet a tout changé. Ce nouveau média, en phase de large démocratisation à l’époque précise où je me lançais dans l’autoédition, propose des services gratuits, et dispense d’engager le moindre frais en papier, en encre, en transport matériel, en locaux commerciaux, en salariés dédiés, et surtout en communicants : l’œuvre étant désormais gratuite, le lecteur n’est pas lésé si elle ne lui plaît pas, l’auteur n’est plus contraint de réserver la moitié de son temps à légitimer le prix de son livre sur les plateaux de télévision ou de radio, dans la presse, dans les forums, il peut se contenter de répondre : "Si je t’intéresse tant mieux, si je ne t’intéresse pas zappe-moi, je ne t’aurai spolié que le temps d’un clic". Internet a satisfait mon rêve de dix-sept ans. Mon œuvre vit désormais sur des serveurs aux côtés de celles de Mauriac et de Nerval, qui ne sont plus éditées sur papier car pas assez rentables financièrement pour les libraires et les éditeurs d’antan - qui déposent le bilan tour à tour, avec les scribouillards qui les suivent encore -, et j’ai plaisir à contrôler totalement sa forme et son contenu sans avoir à obéir à la moindre contrainte commerciale. Et tandis que je garde mon anonymat pour la masse, évitant de devenir le prostitué de tous qui console, je touche cinq ou dix internautes à travers le monde avec lesquels je peux échanger, devenant l’ami de quelques-uns qui intrigue, qui aiguillonne, qui stimule.
  
Dans les limbes (Werner Van Grevald)


Analyse